Aux weirdos, aux sorcières, à mon autre hémisphère.

 

PROLOGUE

 

– L’autre

Quand Isaak dormait, il l’aimait.

Il aimait particulièrement le contenu de ses rêves. L’esprit de cet homme-là était un terreau incroyablement fertile : il suffisait d’une étincelle pour qu’en jaillissent des monstruosités dantesques aux mains griffues, des corps décharnés, des gueules béantes, rugissantes, avides de chair. Il adorait la créativité onirique du Tzigane, alors il espionnait ses songes. Quand Isaak n’était encore qu’un avorton vagissant, ce n’était qu’une fois de temps en temps, pour savourer. Ils avaient bien pu dissimuler l’enfant dans une galerie sous le plancher de la cabane, il atteignait ses pensées, lui murmurait à travers la terre et les racines. Il s’installait dans un coin de son esprit et observait ses cauchemars, bouche close, immobile, sage. Il ne dérangeait rien.

Et puis il l’avait fait de plus en plus souvent, il y avait pris goût, il était devenu vorace. Il a-do-rait ses cauchemars. Plus il les hantait, plus les cauchemars faisaient gémir Isaak. Il prit goût à cela aussi. Lorsque l’homme, sous l’assaut d’une terreur nocturne, se réveillait en hurlant, cela le faisait sourire jusqu’aux oreilles. C’était intense, il aimait cela. Avant Isaak, il en avait aimé beaucoup d’autres, mais Isaak était particulièrement intense. Alors il l’aimait particulièrement.

Quand Isaak chassait, il l’aimait.

Il était habile de ses mains, discret, méthodique. Il ramenait des lapins et des oiseaux pour sa grand-mère, sa Nouna. En hiver, quand les proies se faisaient rares, il rabattait vers Isaak un chevreuil ou un sanglier, et les flèches du Tzigane volaient, précises, meurtrières. Son couteau dépeçait la bête comme lui éventrait ses rêves. Ils se nourrissaient l’un l’autre. Isaak rapportait son trophée à sa grand-mère et ils mangeaient tous les deux, l’homme aux cauchemars et la vieille à la bible. Isolés du reste du monde, loin des villes peuplées d’immortels, loin des rares camps d’humains rescapés de l’esclavage, qui osaient encore se dénommer libres. Ils avaient l’air heureux.

Elle l’appelait son prince, et mour lio[1], le berçait de légendes, de vieilles croyances, de vieilles valeurs. Elle lui parlait des chemins lumineux et de ceux bordés de ténèbres, et ses doigts fripés caressaient le crucifix d’argent à son col, son autre main lissant les boucles de son petit-fils. Elle lui disait qu’il avait hérité de ses dons. Qu’il voyait. Qu’il savait. Qu’il pouvait repousser le mal qui ronge le cœur et la chair. Ils taisaient leurs différends – la grand-mère n’aimait ni les livres, ni l’art, ni les camps de rescapés.

Oh, Isaak voyait et savait. Que sa Nouna n’était plus qu’articulations calcifiées, tordues, douleurs grinçantes. Que la taie laiteuse qui couvrait ses prunelles usées aurait bientôt l’opacité de la mort. Et lui savait que le corps de la vieille serait alors une part de son domaine. Elle se décomposerait sous la mousse et la terre, les racines mêlées à ses doigts décharnés comme elle mêlait les siens à ceux d’Isaak pour le tirer de ses cauchemars. Alors Isaak serait à lui, uniquement. Entièrement.

Quand Isaak souffrait, il l’aimait.

Le Tzigane pouvait bien ériger les livres vermoulus hérités de sa mère contre les croyances de son aïeule. Mais quand il se blessait en dépeçant une proie, il donnait son sang à la terre, à lui, pour le remercier de veiller sur eux. Il se réjouissait de ces offrandes secrètes, le sang, la sueur, les larmes, le sperme. La honte des premiers désirs adolescents pour un éclaireur que Nouna avait chassé en les trouvant langues et membres entremêlés, au bord de la rivière. L’angoisse qui le faisait plonger dans l’eau glacée pour y noyer ses pulsions, depuis. Il se délectait de toutes ces sensations déchiquetées, brûlantes.

Quand Isaak sculptait, il l’aimait.

Il fallait bien avouer que l’homme n’était pas sans talent, pour ce qui était de retranscrire dans l’argile les monstruosités qui peuplaient son esprit. Ses œuvres étaient une harmonie de silhouettes émaciées et difformes, de crânes couverts d’yeux, de dents aussi longues qu’acérées. Il mettait en ordre le chaos qui gangrénait ses nuits, disciplinait les aberrations, sublimait l’épouvante. Et d’autres hommes que lui, d’autres femmes aussi, s’étaient épris de cet art dérangeant. Une femme, en particulier.

Quand Isaak forniquait, il l’aimait.

La femme s’appelait Sofia. Une grande blonde à la tête d’un camp d’hommes libres. Isaak s’y était aventuré en ne voyant pas l’éclaireur revenir. Il aurait pu l’en empêcher, mais il était avide des nouvelles images, des nouvelles expériences qui alimenteraient ses rêves. Sofia avait aimé Markus, comme Isaak. Leurs chairs jointes avaient scellé leur deuil commun. Cela faisait maintenant longtemps qu’elle avait jeté son dévolu sur le Tzigane. Et cela faisait longtemps qu’elle s’y cassait à demi les dents – lui, ça le faisait ricaner. Les histoires à sens unique le faisaient toujours ricaner.

Lorsqu’ils s’ébattaient, elle avait la main sur son corps, sur ses œuvres et sur une partie de son cœur. Mais Isaak avait l’âme trop sauvage pour la tendresse immuable de la femme et la vie en communauté qu’elle lui proposait. Lui, il savait ce qui le faisait vibrer. Ce n’était pas des choses acceptables. Ce n’était pas des choses que l’on trouvait dans la bible de sa Nouna. Au fond de cette âme agitée, au fond de cet esprit persuadé d’être comblé, il y avait la curiosité. Vive, vorace, dangereuse.

C’était peut-être cela qu’il préférait. Il n’en avait jamais eu d’aussi curieux.

Quand Isaak fut capturé, il fut furieux. Furieux !

La faute à cette sorcière, cette Sofia qui avait pensé attacher Isaak à elle en lui offrant l’accès à la ville, à ces images mouvantes qu’il dévorait, assis dans le noir, à ces musiques différentes de celles que la forêt chantait pour lui. Sa volonté avait protégé Isaak en détournant l’attention des prédateurs grouillant dans la cité, comme il commandait aux bêtes dans les bois. Il avait tremblé de le perdre, mais l’appétit insatiable d’Isaak lui avait brûlé l’esprit comme il consumait celui du chasseur. Ses visions s’alimentaient de celles de l’humain, leurs pensées s’enflammaient de concert.

Et là, dans cette grande boîte lumineuse pleine de croûtes peintes par d’autres, de sculptures aux formes molles et disciplinées, fades, si fades comparées aux fantasmagories d’Isaak, il s’était fait prendre. Et il n’avait rien pu faire ! Ils étaient trop nombreux pour qu’il rende Isaak invisible à leurs yeux maintenant qu’ils étaient tous fixés sur lui. Lui et sa langue acérée de sauvageon éduqué, sa fierté de prince dont le palais était un trou dans la terre surmonté d’une masure, et le seul sujet une vieille folle.

Les miliciens lui fouilleraient la cervelle. Ils réduiraient ce trésor de singularité en bouillie pour le vendre comme esclave docile. Ou ils le laisseraient ainsi, sauvage, et l’enverraient chez des « amateurs » – les pires : ceux-là brisaient les esprits et les corps. Sinon, ils l’assommeraient de sédatifs et l’enverraient dans une banque de sang – Isaak finirait ses jours attaché à un lit, des tubes plein les veines pour nourrir la populace. Peut-être même qu’ils en feraient un étalon, un reproducteur pour lignées rustiques.

Il ne savait pas laquelle de ces options l’horrifiait le plus. S’il perdait Isaak, maintenant… il perdait tout.

Il ne pouvait pas laisser cela se produire.

Alors il eut une idée…

***

– Aldéric

Le 4 octobre, manoir des Melfort, près de Paris.

— Grand-père, qu’est-ce que ça fait d’avoir plus de six cents ans ?

J’abaissai mon journal sur mes genoux pour observer mon jeune descendant. Francis venait de fêter ses dix ans et semblait soudain aussi curieux que préoccupé par l’immense écart temporel qui nous séparait. Il me fixait, l’œil et le sourire pétillants, comme le font les enfants désireux d’obtenir réponse à leurs questions à grand renfort de charmes.

— Cela me donne de très bons yeux ainsi que des oreilles affûtées et un nez assez fin pour savoir que tu as encore soudoyé Sambre ce matin. Tu sens le caramel et tu en as encore un peu sur la bouche, le taquinai-je.

Francis s’empourpra – sa peau blanche était propice aux colorations vives. Il se pinça les lèvres pour réprimer un sourire mi-fripon, mi-gêné.

— Alors tu m’as entendu lui demander ? Depuis l’autre bout du manoir ?

— Tout à fait.

— Mais tu l’as laissé m’en donner, souligna-t-il très justement, la flamme d’une petite victoire illuminant son regard bleu.

Je la lui concédai d’un sourire sobre, avant de redresser mon journal pour reprendre ma lecture. C’était compter sans l’obstination de Francis, qui posa ses mains sur mes genoux et se dandina pour s’y hisser. Il s’y pelotonna comme un chat de salon : confortablement lové et sans se soucier d’y être invité. Bientôt, l’âge le ferait renoncer à ces élans tactiles.

— Comment était-ce, de vivre avant le grand soulèvement… ? Pour les vampires ? Est-ce que les gens les brûlaient, comme les sorcières ? Sambre m’a dit que, quand il était jeune vampire, il a failli se désintégrer au soleil parce qu’un tronc d’arbre lui est tombé sur les jambes ! C’est Clément qui l’a sorti de là ! Tu le savais ?

Tout en abandonnant mon journal sur le guéridon, je l’écoutai babiller. Son évocation des sorcières condamnées à périr par le feu – des faibles d’esprit et des veuves ayant eu le malheur d’être trop versées en botanique, pour la plupart – avait ravivé une autre flamme. Celle du souvenir lointain d’une main enfantine rougie par le froid, glacée au creux de la mienne encore ardente d’une vie mortelle. D’un regard clair sous des mèches blond terne, qui cherchait le mien dans la nuit illuminée par un bûcher funéraire crépitant. Et sa voix faible dans le grondement de la fournaise attisée par la bise.

— Moi aussi, je vais brûler jusqu’aux étoiles, comme maman ?

D’un naturel aussi bavard que son père, Francis était capable de monologuer pendant de longues minutes. Lorsqu’il eut fini de détailler toutes les anecdotes qu’il avait récoltées auprès de mes domestiques, il se redressa et réitéra :

— Alors ? Comment était-ce ?

Je consentis à lui raconter un peu de ce qu’avait été ma vie, ne doutant pas qu’ainsi, il s’endormirait vite. Je lui fis part de la difficulté de vivre de nuit dans un monde gouverné par les êtres diurnes, et de celle, plus ardue encore, d’échapper aux accusations superstitieuses. De nombreux jeunes vampires se perdaient, abandonnés à leur nature par des créateurs inconscients. D’autres, écrasés par la solitude, affamés faute de pouvoir se nourrir aisément sans attirer sur eux l’attention, devenaient fous et se présentaient d’eux-mêmes aux rayons du soleil.

Notre population avait pourtant augmenté, peu à peu, la naissance de confréries y aidant. Et, lorsqu’au crépuscule de la Seconde Guerre mondiale, la population mortelle s’était vue affaiblie et désorganisée… le monde s’était inversé.

Depuis des décennies, les immortels régnaient sur une humanité asservie. De rares groupuscules d’hommes subsistaient encore en marge, dans les forêts et les montagnes, condamnés à vivre pauvrement pour conserver un simulacre d’indépendance. Bientôt, la dernière génération à avoir connu l’âge de l’homme libre disparaîtrait, et les seuls à s’en souvenir ne seraient plus humains. Pour notre peuple habitué à la prudence, la vie était devenue incroyablement aisée. Certaines de nos pratiques s’en retrouvaient compromises – le meurtre non régulé d’êtres humains était officiellement proscrit : il fallait, après tout, soigner notre source de jouvence –, mais, pour qui savait jouer de ses relations avec habileté, les lois se révélaient flexibles.

J’avais contribué à remodeler ce monde chaotique, saccagé par la vision à court terme inconsciente et destructrice des mortels. La fin de leur suprématie avait fait place à une ère plus sécurisée, civilisée, aux ressources maîtrisées. La criminalité se trouvait écrasée par la Milice, et aucun méfait ne pouvait demeurer secret lorsque vos aveux étaient extirpés directement de vos pensées.

Francis était né sous les meilleurs auspices, dans un contexte qui me permettait de l’élever dans la sécurité et le confort. Rares étaient les enfants à grandir en dehors des centres d’élevage, à jouir d’une éducation et d’un cadre de vie aisé et à pouvoir former leur âme hors du carcan de l’esclavage. Mais il était un Melfort, et à ce titre, il jouirait de l’empire érigé par ma main, avec le concours de mes autres héritiers.

J’avais assuré notre hégémonie génération après génération, bien avant l’avènement des immortels. Et j’avais su adapter nos intérêts aux besoins de chaque époque en misant toujours sur deux valeurs sûres : le plaisir, et la mort. Les Melfort faisaient commerce des deux. Et les bénéfices que nous en tirions n’étaient pas que pécuniaires.

La chair ne se monnayait plus en individus prélevés dans leur environnement et alimentant une économie de l’ombre, mais en produits créés et calibrés dans des centres spécialisés, selon qu’ils étaient destinés à la compagnie, au combat ou à la consommation – ce qui revenait parfois au même. La recherche d’exotisme et de performances toujours plus extraordinaires avait lié étroitement la science au processus d’élevage, et nous nous assurions de demeurer à la pointe de l’innovation génétique.

Malgré la paix globale instaurée par des dirigeants ayant vécu bien assez de guerres pour préférer s’en éviter le tracas, les armes sous toutes leurs formes demeuraient également un marché fructueux. Je pouvais me montrer reconnaissant en cela envers les groupuscules d’humains libres qui s’entêtaient encore à vouloir renverser le système en place, mais également envers les tyrans locaux de quelques régions éloignées qui rechignaient à se plier à l’ordre établi et à suivre la réglementation en matière de création d’immortels. Ils pillaient sans vergogne le bétail des pays voisins après avoir décimé ou laissé fuir leurs cheptels d’humains, faute d’une gestion appropriée et d’un référencement adéquat.

C’était là une leçon édifiante quant à la nécessité d’un contrôle parfait de ses ressources, et de ne pas laisser la convoitise ou d’autres émotions frivoles nuire à ses intérêts. Un précepte que je m’efforçais d’inculquer à chacun de mes héritiers. Mon vingtième descendant écoutait d’une oreille distraite, sa tête pesant de plus en plus lourdement contre mon torse. Le sommeil au bord des lèvres, il marmonna :

— C’est vrai que notre famille est l’une des plus vieilles lignées de vampires ?

— Oui. Les autres n’ont pas réussi à conserver le lien avec leurs descendants mortels au travers des siècles. Ce n’était pas une priorité, à l’époque.

— Hum. Et… c’est vrai que ton fils a disparu ?

— Qui te l’a dit ?

— C’est… Serge. Il m’a expliqué qu’il manquait un Melfort, dans le tableau du rez-de-chaussée, quand je lui ai demandé pourquoi il y avait toujours un siège vide à table à Noël.

— …

— C’est vrai, alors ?

— Oui. Thomas a disparu il y a très longtemps.

Et, malgré les siècles rendant ce désir de plus en plus naïf, j’espérais encore qu’il réapparaisse un jour.

***

– Isaak

Le 3 novembre, centre de rétention de Fresnes

Assis en tailleur sur la couchette, j’observais le défilé intermittent des non-morts qui passaient devant ma cellule. À chaque garde, à chaque employé à la fonction moins identifiable, je redoutais le ralentissement de la foulée, le coup d’œil trop inquisiteur. Mais je ne pouvais pas détourner mon attention de la ronde des prédateurs. Si je me laissais aller à la léthargie, ou pire, si je m’endormais… quels monstres devrais-je le plus redouter ?

J’avais dû m’assoupir, pourtant, drainé par la peur, les coups, les questions. Quand je rouvris les yeux, un de ces monstres était là, et aucun grincement métallique de grille ne l’avait annoncé. Malgré son sourire bénin et toutes ses couches de vernis de civilisation, je flairai le danger. Je dépliai mes jambes engourdies en m’appuyant sur le bord de la couchette, prêt à me dresser d’une détente.

Pas de blouse médicale annonçant de nouveaux examens. On m’avait déjà pris mon sang. Rien de personnel. Une procédure stérile et professionnelle. À l’exception de la morsure que j’avais infligée à l’employé chargé du prélèvement, dès que celui-ci avait relâché l’emprise mentale qui m’immobilisait. Trop de créatures cauchemardesques se disputaient déjà mon esprit pour que j’accepte sans me défendre d’en laisser une nouvelle contrôler mon corps. Le côté gauche de ma mâchoire m’élançait, séquelle du coup revanchard que m’avait décoché le grouillot. Le visiteur n’était pas familier des lieux. Je le sus à la façon dont il observait les alentours et l’intérieur de la cellule. Je le scrutai par en dessous. Chevelure châtaine parfaitement disciplinée, costume ajusté, mains manucurées, chaussures au cuir brun surpiqué impeccablement cirées. Je cherchai les failles et n’en trouvai pas. Hormis son sourire figé, aussi naturel qu’une rose bleue.

Je contrastais, dans mes vêtements usagers empruntés au camp. Mes habits d’homme des bois auraient trop détonné pour mon incursion en ville. Ma chevelure était une masse de boucles brunes désordonnées, trop longues – Nouna avait parlé de me les couper, quand je rentrerais – et une barbe de plusieurs jours me mangeait la mâchoire, râpeuse sous mes doigts.

Pourtant, je contemplais le non-mort comme un égal. Pire. Comme un nuisible. Le regard intransigeant, fixe, je ne cherchai pas à dissimuler mon animosité froide. J’étais habitué à regarder les démons en face.

— Voilà ce qui arrive quand un petit rat des champs s’aventure en ville. Et tout ça pour quoi ?

Question rhétorique du non-mort, entre amusement contenu et incrédulité diluée, qui récolta une réponse détachée.

— Egon Schiele.

Le rire du visiteur fusa, comme une explosion dans l’espace restreint de la cellule. Je grimaçai, plus accoutumé à la quiétude de la forêt.

— Tu t’es fait prendre à cause d’un tableau ! Aaah, vaine créature…

Un croquis de Schiele, organique, chair offerte, décadente, teintes maladives.

— Une carcasse abandonnée, avait dit un non-mort arrêté devant l’œuvre représentant un corps lascif féminin, son épaule frôlant la mienne.

J’avais gardé le silence, j’étais resté immobile malgré la double provocation. Envers l’œuvre, et envers moi. Mais il avait dû lire le besoin de confrontation qu’il recherchait dans mon attitude. Nouna disait que les fenêtres de mon âme étaient trop larges et laissaient échapper ce que mes lèvres réprimaient. Nous dialoguions souvent d’un regard.

Le moulo[2] se rapprocha encore, et je me levai. Si l’heure de la curée était venue, je ne resterais pas à terre en laissant la mort s’abattre sur moi. Pas sans un dernier combat. Mais le non-mort s’arrêta à quelques pas.

— Je suis venu te proposer un marché. Tu as beaucoup à y gagner, et au final… pas plus à perdre que ce qui t’attend de toute façon.

Le manque de sommeil ne me rendait pas moins méfiant. Ma nature farouche, distante, ne m’avait jamais disposé à la conciliation. Je toisai le visiteur avec une hostilité calculatrice. Le moulo attendit une question qui ne vint pas.

Alors il pénétra mon esprit, y fit éclater des images, tourbillon de couleurs et de formes mouvantes, et j’ancrai mes phalanges sur le rebord métallique de la couchette jusqu’à ce qu’une scène se définisse. Au cours des derniers jours, j’avais appris qu’il était inutile de lutter contre leurs attaques psychiques.

Une foule dépenaillée, s’activant près de tentes et d’assemblages de fortune. Des libres. La crainte referma son étreinte sur mon cœur quand certains hommes me parurent familiers. Ils appartenaient au camp de Sofia. Le sang quitta mon visage dans un fourmillement glacé quand je reconnus Nouna. Engoncée dans ses fourrures, désorientée aux côtés d’une femme qui lui prêtait son bras pour la soutenir. Nouna, hors de la forêt. Comment…

Et je compris. Elle était partie à ma recherche, avait forcé son corps usé à travers la forêt, à travers le froid. Parce que je n’étais pas revenu.

Une satisfaction narquoise s’infiltra dans le sourire du visiteur. Il savourait la panique qui avait balayé la menace latente que je lui avais opposée jusque-là. Il laissa le silence s’étirer, la peur et les interrogations ronger mes défenses. Plusieurs instincts me submergèrent. Cris, menaces, suppliques. Me jeter sur lui pour le frapper. Mais je contins la violence à laquelle mes mots et mon corps aspiraient, et mon regard rencontra le sien. J’y surpris la convoitise que la retenue visible de mes instincts avait allumée dans ses yeux. Il saisit ma crispation de dégoût et recomposa son attitude faussement courtoise.

— Survis, et je protégerai les tiens. Le moment venu, tu frapperas notre ennemi au cœur.

Ensuite vinrent les questions. Pourquoi moi ? Comment rester en vie et remplir cet objectif ? Le visiteur les éluda, ne m’offrant que des affirmations énigmatiques. Il m’assura que je survivrais. Que je recevrais des consignes le moment venu. Que j’étais tout désigné pour atteindre ce but. Qu’il allait me soulager de ma principale faiblesse. Sa certitude me parut relever de la folie.

***

Il n’avait pas menti, lorsqu’il m’avait parlé de l’aphantasie. Il n’y avait plus rien, sur l’écran de mes paupières closes. Plus d’images. Rien que le spectre rosé de la lumière filtrant à travers la chair. Je vivais dans une cécité intérieure permanente qui m’avait dépouillé de toute représentation mentale réconfortante, de toute capacité à imaginer autre chose que les murs gris et les barreaux qui m’encerclaient. Mais qui avait aussi mis fin à mes cauchemars. Je dormais d’un sommeil sans rêves quand le vrombissement électrique du déverrouillage des grilles m’avertit d’une intrusion. Je me redressai d’un sursaut. Ma tête était lourde, mon crâne comme lesté de sable.

Si l’uniforme noir de la Milice ne l’avait pas trahi, son teint pâle, sa démarche fluide, l’éclat de prédateur supérieur dans ses prunelles délavées annonçaient clairement le statut de l’intrus. L’instinct me fit me lever sans hâte excessive. Sa stature modeste et sa silhouette filiforme ne me trompaient pas. Je pouvais sentir la mort sur lui. Dans la fixité de son regard. Dans l’élargissement de la fente reptilienne qui lui servait de bouche, quand il vit mon mouvement de défiance.

Il abaissa le nez sur la mince liasse de feuilles qu’il tenait. Sa coupe militaire, rasée sur les tempes, laissa échapper sur son front quelques mèches d’un gris de cendres. Il me contempla de nouveau, un sourcil haussé. Il cherchait quelque chose. Quelque chose qui puisse le convaincre. Je relevai le menton pour le toiser. Je n’étais pourtant pas beaucoup plus grand que lui, mais la provocation suffit à étirer davantage son rictus et j’en ressentis plus d’angoisse que de satisfaction. Il fallait qu’il me choisisse. Il fallait…

Il avait bougé. Je ne le compris qu’à l’impact qui me plia en deux, mon champ de vision soudain envahi par la noirceur de son uniforme. Une boule de douleur explosa dans mes tripes. Un deuxième coup me faucha la jambe et mes genoux percutèrent le sol cimenté. Aucun cri n’avait encore pu franchir mes lèvres. Mon souffle était coupé, mon cœur bloqué dans ma gorge. Je fus tenté de me prostrer, me replier sur la souffrance. Pourquoi cette violence inutile, alors qu’il aurait pu me terrasser sans un geste, d’une attaque mentale, comme ses congénères l’avaient fait pour me maîtriser ?

Parce qu’il avait besoin de ce contact. De cette proximité avec le mal qu’il infligeait. Parce qu’il cherchait encore. Et m’incliner n’était pas la réponse qu’il attendait. J’agrippai son bras osseux et forçai mes muscles à se décrisper pour relever la tête, me redresser à moitié malgré les spasmes raidissant mon ventre.

Le contentement s’épanouissait sur ses traits blafards. Ses phalanges s’insinuèrent dans mes cheveux, comme une caresse de gratification. Puis se refermèrent et tirèrent, me forcèrent à me relever sous la force de la traction qui menaçait de m’arracher le cuir chevelu. Je dus me suspendre à son poignet pour contrer la douleur de sa prise.

Comme s’il n’avait pas à déployer le moindre effort pour me hisser d’une main, il était serein, songeur. Il m’observa pendant ce qui sembla une éternité alors que je grognais, les doigts enfoncés dans ses tendons. La résolution anima enfin ses traits.

— J’aime tes yeux. Je lui demanderai de me les laisser. Ou peut-être qu’il ne voudra pas de toi ?

Son sourire appelait le désespoir.

 

[1] Mon cœur.

[2] Mort.

 

Partie I – La marque du chasseur

 

Chapitre 1

 

À la lueur des torches

– Isaak

Le 5 novembre, campagne parisienne

Le vent poussait des nappes de crachin glacé à l’intérieur de ma cage. Des rires égrillards et des cris perçaient la nuit. Un choc sourd retentit quand une des proies se jeta sur les barreaux de sa prison pour répondre à la provocation de son tortionnaire, ou peut-être tenter d’y échapper. Je m’étais assis sur la plaque d’acier constituant le fond de l’abri mobile. Le froid mordait mes pieds nus, remontait le long de mes reins. Je conservais autant de chaleur que possible en enserrant mes genoux contre mon torse. Du pouce, je passais et repassais sur le léger renflement près de la saignée de mon bras gauche, là où se nichait l’implant qui me répertoriait comme du bétail.

Visage dissimulé derrière la barrière de mes bras, j’attendais. À travers le rideau humide des boucles retombant sur mon front, j’observais, silencieux, immobile, tassé sur moi-même. Les prédateurs formaient une ronde létale autour des cages, comme une parade à la lueur des torches plantées dans l’herbe mouillée à l’orée des bois.

J’enviais la chaleur des flammes qui grésillaient sous la bruine verglaçante. J’enviais les vestes épaisses, les écharpes moelleuses, les gants de cuir et les bottes hautes des chasseurs. Surtout, j’enviais leurs fusils et leurs couteaux de chasse. Je désirais retourner une de ces armes contre eux. Sentir la protubérance de la détente sous mon index, y exercer la pression qui expulserait leurs cervelles déviantes de leurs crânes. Ma main droite reproduisait le geste que mon cerveau ne pouvait plus évoquer.

Depuis le centre de rétention, mon imagination était aveugle. Si mes souvenirs étaient intacts, mes idées ne s’exprimaient plus qu’en monologue intérieur : évoquer Nouna revenait à lister mentalement les détails de son apparence, son parfum, la rugosité de sa paume sur ma joue. Ma forêt natale n’était plus que mots. Vert. Arbres. Vent. Ruisseau. La roche chaude sous la plante de mes pieds, en été. L’odeur animale d’une peau fraîchement tannée. Plus aucune image pour revivre l’éblouissement du soleil sur la neige.

J’ignorai le moulo qui frappa sur les barreaux de ma cage pour me faire réagir. Il ne fallait pas provoquer inutilement une bête en soutenant son regard. Et ce n’était pas lui que je devais attirer.

Il apparut après que mon absence de réaction eut découragé son congénère. La vie mortelle avait eu le temps de laisser ses marques dans sa chevelure châtaine striée d’argent à la coupe disciplinée, et sur ses traits aristocratiques, en travers de son front haut, au coin de ses yeux étroits, enfoncés. Deux lignes d’expression encadraient sa bouche large.

Au sein de la meute d’une douzaine de prédateurs qui s’échauffait le corps et l’esprit avant le début de la traque, je sus que c’était lui, sans l’ombre d’un doute. À la façon dont les autres étaient davantage conscients de sa présence que de la leur. À la manière dont lui-même semblait détaché de leurs actions. Il paraissait contrôler chaque geste, chaque silence et chaque syllabe, jusqu’aux molécules d’air nécessaires à les prononcer. Les prédateurs s’écartèrent machinalement lorsqu’il s’avança pour étudier chacune des six proies rassemblées pour cette nuit de chasse. Le vernis policé du demi-sourire qu’il adressait parfois à l’un de ses compagnons ne parvenait pas à dissimuler son attitude d’Alpha. Un péché d’orgueil que j’espérais retourner contre lui.

***

– Aldéric

— Tournez à droite au prochain croisement, Ivan, prononçai-je d’une voix courtoise.

Ivan était un vampire transformé sur le tard. La profondeur de sa servilité rivalisait avec celle des rides qui creusaient son visage défraîchi par une pilosité blanche et hirsute. Un vieil homme détenteur d’une indéfectible loyauté et d’une absence totale d’ambition, deux atouts très appréciés chez un employé de maison. Sa réponse, formelle et dépassionnée, me fut portée par sa voix éraillée par l’âge. La voiture s’engagea sans secousses sur le chemin de terre menant au pavillon de chasse qui était le mien depuis des siècles.

Au travers des vitres teintées, je pus admirer les couleurs rougeoyantes dont l’automne tardif peignait les arbres bordant ma propriété. Cette dernière, avec ses façades de brique et l’ardoise de sa toiture, s’intégrait à merveille au camaïeu saisonnier. Au pied de la bâtisse, d’architecture sobre et de taille respectable, se trouvait déjà garée la voiture d’Iazov.

Vampire de deux siècles mon cadet, Yegor Iazov était ce que les hommes ordinaires se plaisent à appeler un « ami de longue date ». Un concept dont la naïveté s’était effritée depuis bien longtemps. Nous étions conscients que notre sympathie réciproque était mâtinée d’une certaine capacité de nuisance, lorsque l’exigeaient nos caractères joueurs ou nos intérêts divergents.

Ivan gara la voiture en face de l’entrée, et n’eut pas le temps de quitter son fauteuil conducteur que déjà Iazov paraissait sur le perron. Il avait sa mine des bons jours : l’œil pétillant d’excitation, la bouche étirée de son éternel rictus moqueur, ses cheveux gris disciplinés en arrière. Il était vêtu de l’un de ses vieux uniformes de service, noir et si ajusté à sa silhouette aiguë qu’il lui conférait une allure de croquemitaine.

La portière de la berline s’ouvrit et Iazov me présenta une main amicale pour appuyer ma sortie. Son soutien m’était aussi peu nécessaire que l’oxygène à l’organisme des gens de mon espèce, mais je la saisis toutefois. Le bref contact de nos paumes, couplé à un échange de regards, fit office de cordiales salutations. Je n’étais pas homme à effusions, et Iazov n’était pas homme à courbettes.

— Tu as l’air remis de tes petites aventures avec les résistants, remarquai-je en ne voyant plus aucune trace de brûlure sur son visage.

— De justesse. Quelques dizaines de secondes de plus au soleil et… tas de cendres ! L’excitation m’a fait oublier la douleur et la prudence. Enfin… nous les avons tous attrapés. J’en ai d’ailleurs ramené un pour la chasse.

Milicien haut gradé, Iazov aimait jouer avec sa vie autant qu’avec celle des mortels qu’il traquait. Quelques semaines plus tôt, des rebelles avaient tenté de faire exploser les fenêtres anti-UV du centre de détention qu’il régissait. Leur réussite avait été partielle : quelques dégâts matériels et un milicien mort, là où tous les résistants avaient été mis sous verrous. Iazov avait dû prendre un congé pour guérir de ses blessures et, comme après chaque période de repos forcé, il lui fallait trouver une façon de compenser son inaction. La chasse tombait à merveille. Je ne doutais pas qu’il se montre particulièrement vorace.

Nous gravîmes côte à côte les marches blanches du perron encadré de colonnades. Sur nos talons, Ivan et sa carcasse grinçante s’affairaient à s’occuper de mon bagage : une grosse valise qui ne contenait rien d’autre que quelques litres de sang fraîchement mis en bouteille. Mes compagnons de chasse étaient dotés d’un appétit augmentant proportionnellement avec l’excitation de la traque. Aussi, pour préserver le bon déroulement de la partie, je veillais au préalable à leur offrir de quoi étancher leur soif.

Au bout d’un couloir à la décoration rustique se trouvait le salon. Vaste salle haute de plafond chauffée par deux larges cheminées, il accueillait déjà deux autres des participants à cette chasse à l’homme. Seuls les partenaires ayant démontré leur discrétion étaient conviés à ces soirées aussi privées que prohibées. Les défenseurs des droits de l’humain rendaient tout honnête divertissement de plus en plus ardu. Les récentes attaques terroristes leur feraient peut-être reconsidérer leurs positions bienveillantes à l’égard des mortels.

Une première bouteille fut ouverte tandis que nous échangions quelques paroles convenues, quelques compliments sur le bon goût de nos tenues et les performances de nos armes. Malgré l’aimable camaraderie qui flottait dans le salon et l’ambiance s’allégeant au fur et à mesure que d’autres participants nous rejoignaient, il demeurait un fossé entre le binôme que nous formions avec Iazov, et les autres. Faille sociale creusée par les différences d’âge et d’influences, elle forçait chez nos suivants une subtile déférence dans leur posture et leur discours qu’un homme attentif aux détails ne pouvait point manquer. Le manque d’aisance que mes pairs ressentaient à mon contact m’était aussi familier que l’obscurité l’était à la nuit. Les choses étaient, ainsi, à leur juste place.

L’horloge comtoise affichait vingt et une heures lorsque nous fûmes au complet : douze chasseurs lassés depuis bien longtemps de traquer le gibier commun. Iazov nous invita à nous rendre dans le parc encerclant la demeure pour nous présenter les proies qu’il s’était procurées. Son mince sourire et ses mains largement écartées exprimaient sans retenue toute l’étendue de la fierté qu’il tirait de ses acquisitions.

Les cages, exposées près de la lisière du bois à l’arrière du pavillon de chasse, hébergeaient six spécimens sauvages séparés les uns des autres. Ivan m’apporta mon fusil, un Remington à canon simple, calibre 20, acquis à la fin du XIXe siècle.

— Un canon simple, et si vieux ?! s’enquit mon voisin de droite dans une exclamation aiguë.

— Le plaisir m’est gâché si mon butin est réduit en charpie avant que je n’aie posé les mains sur lui, expliquai-je en me détournant de lui, estimant qu’il n’y avait là nulle matière à débattre ou argumenter.

Je m’approchai de la dernière cage, le canon de mon arme incliné vers le sol. Mon regard se posa sur l’homme qui y était recroquevillé. Ses guenilles humides lui collaient à la peau. Loin de l’agitation fébrile qui animait ses semblables, il demeurait stoïque, sans pour autant paraître absent.

Iazov me lista à l’oreille l’infinité du plaisir que j’aurais à jeter mon dévolu sur cette bête et la hâte qu’il avait de me disputer le butin. Je ne l’écoutais que distraitement, mon attention se dirigeant tout entière sur l’homme dans la cage.

Ce dernier mimait un acte de mort qui ne lui était guère accessible, son index tirant contre une gâchette imaginaire. Sous une épaisse chevelure aussi noire que bouclée, ses yeux bleu profond scrutaient les miens.

Ce sauvage affichait une attitude que je n’avais pas le souvenir d’avoir pu observer chez une bête maintenue en captivité. Pourvu d’un flegme attentif, observateur, il avait l’intelligence – à l’inverse de ses congénères – d’user d’un calme stratégique. Il économisait ses forces et, malgré son faciès impassible, aucun de nos gestes, aucune des paroles passant nos lèvres ne semblait lui échapper.

***

– Isaak

Je chassai d’un revers du poignet les gouttes perlant au bout de mes mèches alourdies, menaçant de passer la frontière de mes sourcils, et me figeai à nouveau dans mon immobilité attentive. Ma chemise imprégnée de crachin me collait au dos en une étreinte désagréable qui m’arrachait parfois un frisson incontrôlable. Celui qui se comportait en maître des lieux approcha enfin. L’officier qui m’avait sorti du camp de rétention était à ses côtés et échangeait avec lui d’un ton cordial. Son aîné l’écoutait tout en me détaillant. Les torches allumèrent des éclats d’ambre dans ses iris. Un regard de rapace, fixe sous les paupières lourdes à demi baissées. Je dus combattre l’impulsion irrésistible de détourner les yeux. M’échapper, mais où ? Il n’y avait nul refuge dans l’espace exigu de la cage.

« Il ne faut jamais regarder une bête sauvage trop longtemps dans les yeux, disait Nouna. Elle risque de te voler une partie de ton âme, et de laisser à la place une part de la sienne. » Et elle ne manquait jamais d’illustrer son propos en me rappelant l’histoire de l’arrière-grand-oncle Costa qui se prenait pour un ours et se frottait le dos aux arbres. Il était mort de multiples piqûres d’abeilles en éventrant une ruche.

Mon regard glissa des yeux aux reflets fauves vers les prunelles à la froideur reptilienne de son compagnon. Tout était torve en lui. Sa silhouette sinueuse, sa posture alanguie contre la cage, son sourire pointu, et jusqu’à ses propos alors qu’il s’enorgueillissait d’avoir détourné une poignée d’humains et d’hybrides condamnés à mort.

— … les autres se laisseront probablement séduire par les statures exceptionnelles ou l’esthétique plaisante des proies classiques. Des rejetons de produits de laboratoire, des évadés… Mais celui-ci ! C’est un produit original, garanti sans OGM. Aucune ascendance domestique listée dans son analyse. Tu peux presque sentir sur lui les effluves de la nature dans laquelle il a grandi. Regarde comme il s’économise. Il n’attend que ça. Retourner dans les bois. Et je suis prêt à parier l’organisation de la prochaine chasse à mes frais que…

Sa dernière syllabe traîna mollement, comme son regard sur mon corps tassé. Il se pencha un peu plus, son front blafard touchant presque les barreaux.

— Dis-moi… qu’est-ce que tu as l’habitude de monter ? Mâles ou femelles ?

Son sourire de serpent s’étira, comme s’il allait lui cisailler le visage d’une oreille à l’autre. Je ne détournai pas les yeux, ne cherchai pas à dissimuler la pulsion de confrontation qui me fit serrer les poings. J’aurais voulu l’attraper et écraser sa face narquoise contre les barreaux. Son rire grinça alors qu’il se redressait.

— Quoi qu’il y ait à planter en toi pour la première fois, je m’assurerai d’avoir ce privilège.

Sa remarque m’était autant adressée que destinée à provoquer son compagnon. Il lui coula un regard en coin, guetta sa réaction avec une anticipation malsaine. La désinvolture de ce dernier souda mes mâchoires de rage impuissante. Mes muscles étaient raidis par le froid, pourtant la chaleur me monta aux joues.

Sa menace fut chassée par celle du canon de fusil que l’aîné pointa sur moi entre les barreaux de la cage. Je contins mon instinct de fuite dans un raidissement, ravalai ma panique, et me dépliai lentement pour redresser la tête. Il n’allait pas me tirer comme ça, comme du vulgaire gibier en boîte. Il n’était pas là pour ça. Il ne se refuserait pas l’adrénaline de la traque, même par caprice. Même pour infliger une leçon à son acolyte. Non, c’était un autre message qu’il désirait transmettre. Une manière tout sauf détournée de me signifier ses intentions obscènes. La bouche de l’arme appuya contre mes doigts, et le cylindre de métal m’obligea à les desserrer pour s’insinuer dans le renfoncement de ma paume. Le métal froid vola la tiédeur que j’étais parvenu à y retenir.

La tentation d’agripper l’arme à deux mains pour essayer de la lui arracher était dévorante. Mais je n’aurais aucune chance de leur offrir une chasse intéressante avec une balle dans le genou. Ils m’achèveraient sur place, sans gâcher une munition supplémentaire. Je laissai le canon humide glisser au creux de ma main jusqu’à buter contre ma jambe, le cœur au fond de la gorge.

— S’il se trouve un homme sous le sauvage, quel est son nom ?

Je le toisai un instant, laissai ma cage thoracique se décrisper, mes poumons s’emplir d’air froid pour affermir ma voix. Nouna disait que nommer un animal à abattre portait malheur. Alors… qu’il sache.

— Isaak.

Ma réponse réchauffa son sourire d’appétits carnassiers. Il semblait apprécier le contrôle que je m’imposais. Je refermai les doigts sur le métal glissant, sans fermeté excessive et j’élevai lentement la gueule de l’arme jusqu’à mon torse. Puis je la repoussai sur le côté, la relâchant. Une provocation qui me laissa la tête légère et le cœur en cavale.

— Isaak. Puissiez-vous avoir d’autres atouts que vos jambes de coureur des forêts, car la vélocité seule ne pourra vous offrir aucune forme de salut.

Son arme repassa la frontière des barreaux. Je m’efforçai de dissimuler mon soulagement en soutenant son regard.

— Les proies se reposent sur leur vitesse. Je préfère compter sur le lever du soleil.

Son retrait n’était pas une reddition. Il avait accepté mon défi, certain de sa victoire. Alors qu’il se détournait, l’arme posée sur le bras, je dissimulai le tremblement nerveux de ma main contre mon ventre. Son compagnon resta un bref instant appuyé contre la cage à m’observer, pupilles étrécies. Sa langue darda entre ses lèvres, laissant une traînée brillante sur la fente étirée.

— À tout à l’heure, Isaak, chantonna-t-il en s’éloignant à son tour.

Les portes des cages s’ouvrirent. La lune était encore trop haute dans le ciel pour que j’espère voir le jour se lever.

Chapitre 2

 

La traque

– Isaak

Une demi-lune laiteuse perçait parfois entre les couches de nuages noirs. Sa lueur pâle s’infiltrait sous le couvert des arbres et soulignait le contour des obstacles. Je sortais rarement la nuit dans les bois, mais j’étais habitué à la pénombre du tunnel et chaque forêt était mon jardin. Descendre, toujours. Suivre les pentes naturelles du terrain, dès que je le pouvais. Tendre l’oreille pour saisir le murmure d’un cours d’eau.

Une détonation déchirait parfois le calme trompeur et affolait mes battements cardiaques. Loin. Je n’en étais pas la cible.

Aux aguets, je m’adossai à un tronc assez large pour me dissimuler. Avec mes mains, mes dents, je déchirai ma chemise blanche trempée, inutile, et surtout trop voyante. Je savais pourtant la précaution futile. Nouna disait que les moulos étaient des bêtes dans des corps d’hommes. Qu’ils pouvaient relever le fumet de leurs proies dans le vent comme des loups, et percevoir le moindre mouvement dans la nuit comme des chouettes. Mais j’avais besoin de ce répit pour nettoyer les plaies de mes pieds nus écorchés avec les restes de la chemise et me faire des protections de fortune avec les manches. J’accrochai le vêtement taché de sang sur une branche basse, au vent, et repartis.

J’ouvris une voie dans la végétation jusqu’à une clairière, avant de revenir sur mes pas pour couper transversalement, sans laisser de traces. Des stratagèmes que je devais aux enseignements de Markus, le seul homme à s’être aventuré jusqu’à notre cabane au fond des bois, quand j’étais adolescent. J’espérais que l’appât olfactif et la fausse piste me feraient gagner un temps précieux. Pas jusqu’au lever du soleil, mais au moins jusqu’à ce que d’autres ressources me permettent de décrocher de mon sillage les chasseurs les moins affûtés. Lui ne se laisserait pas tromper si facilement. J’avais lu sa détermination calme, la promesse silencieuse qu’il m’avait faite.

Mais je redoutais que son compagnon le prenne de court. La rivalité pointant sous son sourire tordu n’augurait rien de bon pour ma survie, s’il me trouvait avant son aîné. Il pourrait aller à l’encontre des convenances hiérarchiques, et préférer me tuer que renoncer à sa prise.

La terre était plus meuble ici, sur l’arpent où mes pas s’enfonçaient en larges enjambées, et j’en saisis quelques poignées pour m’en frotter le torse et le dos, les bras, le visage, dissimuler l’éclat de ma peau sous la lune et masquer au mieux mon odeur. Je l’entendais à présent, plus bas : le chant d’un ruisseau gonflé par les pluies récentes. De quoi couvrir le bruit de ma respiration, assourdir les battements de mon cœur. Descendre le courant, vers la civilisation, ou le remonter, vers le cœur des bois ? Peu importait. Les villes n’étaient plus un havre depuis longtemps, pour les humains, et je n’étais pas à la recherche d’un refuge.

L’eau glacée réveilla les multiples écorchures à mes jambes, avant de les engourdir dans la gangue du pantalon alourdi d’eau. Le fond était mou, vaseux, préférable à un lit pierreux sur lequel j’aurais pu glisser et me briser les chevilles. Ma progression était plus lente, mais plus sûre.

Les coups de feu s’étaient fait moins espacés alors que la plupart des traqueurs avaient rejoint leurs proies, sonnant l’hallali et la fin proche de cette nuit de chasse. Des cris, de victoire comme de douleur, retentissaient dans les bois et réduisaient au silence la faune naturelle.

Nouna disait que la forêt veillait sur ma lignée. Et si cette présence pouvait me rendre invisible ? Si je parvenais vraiment à semer mes poursuivants ? Si l’aube se levait sur mon corps frigorifié, épuisé, mais vivant et libre ? L’éventualité m’en avait paru si improbable que je n’avais même pas envisagé cette conclusion, et j’en restai confus. Mais qu’arriverait-il à Nouna si je m’enfuyais sans avoir honoré mon engagement ? L’évidence de la réponse écrasa l’espoir de liberté, et je m’arrachai à la succion vaseuse du ruisseau pour remonter sur la berge opposée.

— Je vous conseille de faire demi-tour, Isaak. À moins que vous ne souhaitiez laisser votre pucelage et votre vie entre les mains d’Iazov. Il vous attend de l’autre côté.

Sa voix froide, détachée, s’éleva dans mon esprit et paralysa mes pensées. Le cœur au bord de l’explosion, je me jetai à terre dans un réflexe animal de camouflage.

Les fins cheveux sur ma nuque se hérissèrent. Derrière moi. Il était quelque part derrière moi. Sa voix mentale était à son image, contrôlée, trop lisse et détachée pour inspirer confiance. Mon instinct me hurlait de m’élancer ventre à terre, de me propulser en haut de cette côte pour retrouver le couvert végétal, disparaître de sa vue. Ma volonté luttait contre l’impératif de survie et me clouait sur place. Il pouvait me mentir. Être simplement las de courir dans les bois humides et boueux. Une bourrasque coula le long de la berge jusqu’à moi et m’apporta la confirmation de ses propos sous forme d’une fragrance synthétique musquée. Je relevai lentement la tête, les vertèbres soudées par l’appréhension qui me tordait les tripes. La lune dévoila l’éclat pâle des prunelles étrécies de son compagnon, son sourire de cisailles dévoilant les crocs aigus. Plus bas, un double canon reposait négligemment sur son bras, comme un accessoire inutile. Sa main libre se tendit vers moi, paume vers le haut, en une invitation à le rejoindre.

« Viens. Rentrons te réchauffer. »

Sa voix sifflait d’impatience sous le nappage mielleux, et ses yeux avaient la fixité de la mort. Mes poings impuissants agrippèrent l’humus à pleines poignées, avant de lâcher prise. Je ne le quittai pas des yeux, et me redressai avec la lenteur du regret. Celui de ne pas pouvoir faire disparaître sa grimace tordue sous plusieurs décharges de fusil. J’eus au moins la satisfaction de voir son sourire s’inverser et sombrer sous une marée montante de rage froide quand il comprit, à mon regard lui crachant à la face le mépris haineux bloqué dans ma gorge, que sa main tendue resterait vide. Ses doigts se recroquevillèrent comme une araignée agonisante.

Le dos raidi par la tension, j’amorçai un premier pas incertain en arrière, sur la pente glissante. La lune se dissimula à nouveau derrière les nuages chassés par le vent froid, soufflant la lueur avide dans les yeux du Serpent, le faisant retourner à l’obscurité ambiante. Un éclair illumina soudainement les troncs nus, la berge escarpée, sa silhouette filiforme dans le costume de chasse ajusté, en formes noires et blanches, contrastées. Suivit immédiatement l’explosion. Sonore, d’abord, puis sensorielle, la souffrance écarlate mordant et ravageant mon épaule droite jusqu’à mon torse alors que le paysage nocturne basculait.

***

– Aldéric

Iazov avait un penchant non dissimulé pour la boucherie, et ses esclaves lui survivaient très peu de temps. Ses proies quittaient rarement la forêt vivantes. Il aimait à tester différents types de munitions lors des chasses. Certaines capables d’arracher un membre ou de transpercer de part en part en déchiquetant tout sur leur passage, d’autres à fragmentation. Je ne me souvenais pas l’avoir jamais vu ramener un mortel sans blessures vicieuses. Si ces pratiques ne m’offusquaient en rien, elles en devenaient toutefois des plus irritantes lorsqu’elles étaient dirigées vers un individu sur lequel j’avais publiquement jeté mon dévolu.

Je devinai la chute d’Isaak, en périphérie de mon champ de vision, mais restai particulièrement attentif au canon qu’Iazov maintenait pointé sur sa proie.

La situation n’était pas exceptionnelle : maintes fois déjà, Iazov m’avait disputé une prise. Je la lui cédais de bonne grâce lorsque le butin m’intéressait peu, ou lorsqu’il avait fait bonne traque. Mais l’homme des bois avait démontré assez de panache pour s’attirer mon désir et il demeurait toujours entre nous, sans qu’aucune propriété n’ait été revendiquée.

Je savais, au regard qu’Iazov dardait sur moi et à son fusil pointé vers le crâne d’Isaak, qu’il s’était ce soir-là mis en tête de ne pas me laisser l’emporter. Une intention puérile à laquelle il s’accrochait avec obstination et, le voyant crocheter son doigt une seconde fois contre la gâchette, je lui envoyai un avertissement cordial. Je lui fis la grâce de formuler mes mots oralement, et non par un trait d’esprit planté dans son crâne comme un pieu glacé.

— Assez, Yegor ! tonnai-je pour supplanter le clapotis de la rivière et le rugissement du vent.

Il aurait été présomptueux de penser me faire obéir de lui en de telles circonstances, même en utilisant son prénom pour lui démontrer mon sérieux, et ce fut sans surprise que je le vis presser la détente.

La balle jaillit.

De l’écorce vola d’un tronc dans un craquement sec, et si je crus l’espace d’un court instant à un élan inespéré de bonne volonté de la part de mon compagnon, sa mine aussi surprise que contrariée contredit cette hypothèse improbable. Il avait manqué sa cible de deux bons mètres, fait aussi singulier que déconcertant. Je profitai de son ahurissement pour rejoindre le cours du ruisseau.

L’instant suivant, ma main gauche se refermait sur le biceps intact du traqué et le relevait au beau milieu de la rivière avec la ferme intention de clamer ma possession sur lui. Comme n’importe quel homme venant de passer si près d’une mort expéditive, il était dépossédé d’une part de sa vivacité. Mon regard glissa sur la pierre dont il avait cependant eu le réflexe de s’armer avant d’être arraché au lit de la rivière. Ses phalanges se crispaient autour : il hésitait à me l’envoyer au visage. Il délia finalement ses doigts et la pierre tomba à l’eau. L’éclaboussure qu’elle produisit sonna la reddition de l’homme des bois.

Un mince rictus satisfait me tira le coin des lèvres juste avant qu’elles ne se posent sur celles d’Isaak. Je mêlai ma salive à la sienne ; sa bouche était froide, portait un goût terreux. Fusil dans une main, l’autre se décrocha de son bras pour partir lui creuser les reins, et je forçai l’étreinte. Plus qu’un baiser, ce fut un acte froid, mécanique et rapide, brutal et intrusif, qui n’avait d’autre visée que celle d’apposer ma marque sur lui.

L’imbécile jugea bon de me mordre la langue. Il m’en sectionna même l’extrémité, avant de la recracher avec les fluides que je lui avais mis dans la bouche. N’eût été la grande réduction des douleurs liée à mon statut, Isaak aurait écopé d’une sanction immédiate et violente. Mais, bien qu’ayant un infime bout de la langue tranchée, je n’en souffrais que modérément, aussi me contentai-je de l’observer se débattre, se vider de son énergie.

— Oh, un détail que j’avais omis : il a mordu l’un de ses gardes, en détention. Tu es certain de ne pas vouloir le laisser ? Il est abîmé. Je pourrais en faire amener un autre, intact, dans les heures qui viennent… grinça mon acolyte, trouvant dans la rébellion du gibier quelque réconfort à son échec à se l’attribuer.

Mon regard pesait sur Isaak comme celui d’un bourreau se repaissant, impassible et froid, des derniers soubresauts de sa victime. Il me faut avouer subir parfois les assauts de pulsions peu élégantes, et seule la présence d’Iazov me retint de m’y laisser aller au beau milieu du ruisseau ou contre la boue de la berge. La bestialité de mon confrère exsudait par tous les pores de sa peau, narines frémissantes, pupilles dilatées, crocs apparents sous sa lèvre relevée. Lorsqu’Isaak détourna le regard, ses muscles étaient redevenus mous comme du chiffon ; il glissait peu à peu vers l’inconscience. Je consentis enfin à répondre à la pique narquoise de mon compagnon de chasse.

— Tu sous-estimes ta capacité à sélectionner d’excellents spécimens, Iazov, mon ami. Bien qu’abîmé, il reste un tribut de choix. J’en suis pleinement satisfait.

Je levai ma main libre vers le visage du concerné, la plaquai sur sa joue, sous son menton, pour le lui relever. Mon pouce lui écrasa les lèvres, le bout de mon ongle crissant contre ses dents. L’ombre de mon sourire avait disparu depuis qu’il avait planté ses incisives dans ma langue, et ce fut avec le plus grand des stoïcismes que je continuai.

— Cependant, et bien que l’idée me désole… s’il persiste à mordre, il perdra ses dents.

Je chargeai Isaak sur mon épaule tandis qu’Iazov laissait échapper un profond soupir, sifflé entre ses dents. Cette vieille fripouille, malgré toutes les actions vicelardes dont il était capable une fois lancé en chasse, avait la grande qualité d’admettre rapidement sa défaite et de ne point en garder rancune. L’histoire n’était pas nouvelle, et se répéterait encore de nombreuses fois. Nous sortîmes du ruisseau, Isaak assommé par une emprise mentale l’intimant au calme. Son corps s’arrondit un peu plus contre mon épaule, ses membres pesant contre mon dos et mon torse. Demeuré derrière moi pour profiter du spectacle, Iazov railla :

— Il est épuisé. Il se tiendra tranquille, à table.

— Cela reste à voir, répondis-je simplement en empruntant le chemin du retour à grandes enjambées.

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