L’amour est fait de hasard et de chance.

Yasmina Khadra

Prologue

 

Quand vous prenez la sortie est de la ville de Scarlett, empruntez la première à droite sur Ashtonlane, puis tournez à la première intersection, direction Green Alley. Comptez dix bonnes minutes par la route. Tenez… Vous voyez au bout de l’allée, ce petit quartier résidentiel typiquement américain, avec ses petits pavillons qui pointent le bout de leurs toits ? Nous y sommes presque… Maintenant, tournez à gauche.

Cela vous mènera vers un premier îlot de cinq maisons formant un demi-arc de cercle. Vous noterez que toutes sont conçues de la même manière : deux étages, un carré de verdure à l’avant, un petit jardin clôturé à l’arrière. La différence réside dans le choix de la couleur – parfois peu judicieux, il faut bien l’admettre – des façades. Au moins le vert pomme de la maison des Grawford, à défaut d’être de bon goût, a le mérite de pouvoir servir de point de repère aux voyageurs égarés.

Nous sommes samedi. Il est 9 heures. Sur les pelouses tondues ont été abandonnés vélos, trottinettes et autres skateboards au pied des garages aux portes closes. Il faut dire que dans ce quartier paisible de la classe moyenne, les vols sont aussi rares que les agressions. Pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas grand-chose à y dérober, si ce n’est quelques portables ou télévisions et, occasionnellement, un break familial, de ceux qui n’ont pas encore vécu trois guerres.

La maison qui nous intéresse est la première à droite. Celle avec la façade couleur paille, dont les rideaux du premier étage sont toujours tirés. Sur le carré de verdure, nul vélo, mais deux nains de jardin trônant de part et d’autre du chemin menant à la boîte aux lettres. Boîte aux lettres en forme de niche sur laquelle repose un Snoopy en carton plastifié veillant fidèlement sur le drapeau de signal.

Une fois la porte poussée, on tombe sur un petit hall avec son portemanteau et son rangement à chaussures où traînent deux parapluies et un sac de courses coincé entre deux étagères. Le tout donne sur la salle à manger-salon qui elle-même donne sur une cuisine ouverte d’où une porte coulissante en verre s’ouvre sur le jardin arrière. Du fait de l’exposition plein sud, la lumière naturelle éclaire tout le rez-de-chaussée, offrant au lieu une atmosphère chaleureuse.

On accède au premier par un escalier en bois traité. Deux chambres, une salle de bains et une pièce qui ne cesse d’osciller entre bureau et plaine de jeux, le tout dans un joyeux bordel organisé. Dans l’une de ses chambres dort encore le propriétaire des lieux, Todd Wade, et ses tout juste trente-sept ans.

Dans la cuisine se tient debout sur une chaise, devant la plaque à induction, Aponi Lewis, sept ans, la mine à la fois renfrognée et perplexe. Elle en est à sa troisième tentative de « mission crêpe » pour autant d’échecs.

« J’ai pourtant fait comme Poppy », chouine-t-elle en s’adressant à un élan en peluche posé sur le plan de travail à sa gauche.

Dans un saladier, de la pâte à l’aspect grumeleux et une louche qui en est tartinée jusqu’au bout du manche. Aponi se lèche les doigts et frotte ensuite sa main sur son pantalon pyjama, avant de se concentrer une nouvelle fois sur l’écran intégré et rallumer le brûleur à sa portée. Elle pose la poêle, attend quelques secondes et remplit sa louche quand elle sent soudain son pied nu glisser sur un résidu de pâte.

Un énorme fracas s’ensuit…

Todd se réveille en sursaut. Encore à moitié endormi, il est à deux doigts de se vautrer et de se fracasser le crâne sur le miroir de son dressing alors qu’il s’emmêle les pieds dans son édredon.

« APONI ?! », paniqué.

Il jure entre ses dents tout en se débarrassant de sa couette.

Cheveux hirsutes, il dévale les escaliers vêtu de son seul pantalon pyjama et déboule dans la cuisine.

Fesses au sol, Aponi est au bord des larmes au milieu d’un vrai champ de bataille… Poêle, louche, pâte, saladier, assiette et carton de lait se battent avec les coquilles d’œuf et le paquet de Dancing Deer éventré.

« Mais… », lâche un Poppy dépité.

Il ne le sait pas encore, mais ce champ de bataille n’est que le premier de bien d’autres…

À l’autre bout de la ville, un homme d’une quarantaine d’années, costume trois-pièces noir, sort d’une LC convertible. Il desserre le nœud de sa cravate bleu pétrole d’une main tout en tenant de l’autre un porte-documents en cuir. Il quitte le parking privé situé à l’arrière d’un immeuble résidentiel et se dirige vers l’entrée principale. Le concierge présent dans le hall s’empresse de venir lui ouvrir en le saluant d’un hochement de tête.

« Bonjour, monsieur Cantrell », en lui tenant la porte.

« Bonjour, Ernest », en lui rendant son salut appuyé d’un bref sourire.

Il prend l’ascenseur et profite du court voyage pour ôter sa cravate et déboutonner sa chemise. Adossé à la paroi, il lutte pour ne pas s’endormir. Une nuit pour parachever l’un des plus gros contrats de sa carrière, une dernière signature après plus d’une année de tractations et de maigres concessions.

Il sourit, satisfait, alors que les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur le hall de son duplex. Il dépose sa serviette sur une commode, retire ses chaussures du bout des pieds et jette un coup d’œil sur son reflet dans le miroir. Warren Cantrell, vice-président exécutif de Revolux, note, désabusé, les pattes-d’oie sur le contour de ses yeux.

« Tu vieillis, mon grand », en s’adressant à son double.

Il abandonne son miroir pour descendre les trois marches qui mènent au salon et sa grande baie vitrée donnant sur la ville qui s’éveille. Il trace droit vers un meuble-bar à roulettes, y retourne un verre, attrape une bouteille de Sortilège et s’en verse un demi-doigt.

Il retire sa veste et la balance sur le dossier de son canapé en angle. Tout en savourant son whisky au sirop d’érable, il profite de la vue. Après une rapide douche, il allume la télévision murale de sa chambre et s’installe sur son lit avec un plateau-repas. Il n’aura pas le temps d’y toucher, rattrapé qu’il est par le sommeil, et s’endort devant le tutoriel d’un cosplayer.

Sur la table du salon, des croquis d’ailes articulées, une boîte de crayons et son verre de whisky vide.

CHAPITRE I

 

« Qu’est-ce que je t’ai déjà dit ? », fulmine Todd en passant Aponi en petite culotte sous le jet de la douche.

« Mais je voulais te faire plaisir », couine-t-elle alors qu’il lui rince les cheveux avec un peu trop de vigueur.

Il s’arrête, la prend par les épaules et l’oblige à se tourner vers lui.

« Tu aurais pu te faire très, très mal, tu sais ça ! », en glissant une de ses mains sur sa joue.

« Mais j’ai eu mal, Poppy », clame-t-elle, les yeux qui se noient tout en lui montrant sa fesse.

« Hum », en vérifiant ses propos. « Tu en seras quitte pour un joli bleu », d’une voix plus douce.

« T’es fâché ? » lui demande-t-elle du bout des lèvres.

Il lui passe un essuie de bain sur les épaules et se met à la frictionner.

« Poppy ? », en cherchant son regard.

« N’essaye même pas », faisant tout pour éviter ses grands yeux noisette. « Tu ne m’auras pas cette fois », en la soulevant pour la sortir de la douche.

Il ne l’a pas posée au sol qu’elle se jette à son cou.

« Pardon, Poppy… Promis… La prochaine fois, Sven et moi, on fera les pancakes avec toi », en serrant plus fort sa peluche contre elle.

Et, comme toujours, Todd cède. Il s’accroupit et l’étreint à son tour.

« Viens… On va mettre de la crème sur ta blessure de guerre », l’écartant doucement après quelques secondes. « Après quoi, tu m’aideras à nettoyer le chantier que tu as laissé dans la cuisine. »

« Mais on va manger quand ? », en écarquillant les yeux.

« Tu devras te contenter d’un verre de lait pour ce matin, jeune fille », en se relevant. « Étant donné que notre petit-déjeuner redécore le carrelage de la cuisine… », en ouvrant la pharmacie.

« Mais je vais mourir de faim ! », horrifiée, en repoussant une mèche de ses longs cheveux noirs.

« Tu peux toujours lécher le saladier si tu as si faim, hum ? », sourire goguenard en ouvrant le tube de crème. « Votre fesse, gente damoiselle », en l’incitant à lever l’essuie à hauteur de sa cuisse.

« T’es pas gentil », en obéissant, boudeuse.

À son tour, il plante ses yeux dans les siens, affichant une tristesse théâtrale, les lèvres tremblantes et les paupières papillonnantes. Il lui faut moins de deux secondes pour voir Aponi craquer.

« Tu triches, Poppy », en riant alors qu’il étale délicatement la crème sur son œdème.

Après avoir enfilé une salopette et un T-shirt, elle rejoint Todd qui l’attend avec un rouleau de papier essuie-tout dans une main et un spray nettoyant dans l’autre. Il a délaissé son pantalon pyjama pour un jean et un T-shirt et son sourire pour un air bien plus sévère.

« Je m’occupe du plan de travail et toi de la nouvelle déco’ », en lui tendant le tout. « Après quoi, tu feras tes devoirs. »

Elle s’apprête à contester quand il croise les bras. Elle sait à cet instant qu’elle a atteint la limite à ne pas franchir.

Une demi-heure plus tard, verre de lait à la main, Aponi monte à l’étage. Elle s’assied à son bureau installé juste devant la fenêtre. Devoir du jour : être et avoir au présent.

Tout en faisant jouer sa langue dans l’interstice laissé par la récente chute de son incisive, elle s’applique à compléter les phrases données avec les bons verbes. Avant d’entamer l’exercice deux, elle vide la moitié de son verre.

Todd frappe sur le chambranle de la porte ouverte de sa chambre pour l’alerter de sa présence.

« J’ai presque fini », répond-elle en se tournant sur sa chaise.

« Parfait », en entrant. « Quand tu en auras terminé avec tes devoirs, on pourra déjeuner et parler de ton déguisement pour la fête du printemps de l’école », en tendant la main pour écarter une mèche de cheveux qui lui tombe sur le visage. « Il ne reste plus que deux semaines », appuyé d’un doux sourire.

« Tu sais, la maman de Timothy veut bien le faire si tu sais pas », avec une pointe d’appréhension.

« Ça veut dire quoi, ça ? », piqué au vif.

« L’institutrice a dit qu’on devait le fabriquer et pas l’acheter… et… », en baissant les yeux.

« Aponi ? », appuyant sur son prénom.

« Celui d’Halloween était… », en tordant une mèche de cheveux entre ses doigts.

« Je vois », abattu.

Il doit bien admettre qu’elle n’a pas tort sur ce dernier point. Son costume de diablesse ressemblait à tout sauf à ce qu’il était censé être. Habillé en ange avec ses parfaites ailes blanches, Timothy a eu du mal à retenir le fou-rire qui le démangeait. Il n’aurait pas été le meilleur ami de sa fille, il aurait craqué, Todd n’en avait aucun doute. La mine de pitié affichée par Marjorie, sa mère, rajoutant une couche de drama au tableau déjà bien sombre.

Il est vrai que les ailes fabriquées avec des sacs poubelle en plastique ne payaient pas de mine en plus de la queue faite de bouts de tissus collés à un rouleau de papier cadeau qui n’avait eu de cesse de tomber. Furieuse et dépitée, Aponi avait fini par la jeter dans la première poubelle venue en jurant que, la prochaine fois, ce serait la maman de Timothy qui ferait son costume. Todd n’a pas su cacher sa déception et sa peine. Il avait passé tellement de temps à fabriquer… cette… horreur.

Devant son visage défait, Aponi s’était immédiatement excusée tout en lui sautant au cou. À tous ceux qui lui avaient demandé par la suite en quoi elle était déguisée, elle avait répondu d’un air des plus sérieux : « Je suis une diablesse sauvée de l’enfer par un ange », en tenant fermement la main de Timothy dans la sienne.

À peine rentrée de sa journée, elle avait balancé le tout dans la grande benne à ordures et les illusions de Todd par la même occasion. Les enfants n’offrent, définitivement, pas que des instants magiques à leurs parents.

Et là, il se retrouve dans le même cas de figure, la maîtresse de sa fille exigeant toujours que l’enfant s’implique dans tous les travaux d’école, costumes compris. Au grand désespoir de la moitié des parents de sa classe.

« Je te propose un deal. »

Elle plante son regard suspicieux dans le sien.

« On va jusqu’au magasin de bricolage, on achète le matériel pour fabriquer tes ailes de papillon. Et si jamais ça te plaît pas, alors on demandera de l’aide à la maman de Timothy », ne pouvant cacher la pointe d’irritation derrière ces derniers mots (fichu orgueil mal placé).

« Promis ? », d’une voix timorée.

Todd lui tend son petit doigt.

« Promis, juré. »

Elle lève le sien et vient le croiser avec son auriculaire. Elle lui secoue la main, tout sourire.

« D’accord. »

« Bon… Je vais préparer le déjeuner. En attendant… »

Il pointe son cahier de devoirs.

« J’ai presque tout fini… C’est facile », en redressant le menton avec fierté.

« Oui, bah on verra ça quand ta maîtresse aura corrigé ton cahier, hum ! », en s’apprêtant à quitter la pièce.

Aponi est une bonne élève. Une très bonne même, aux dires de Mme Salvary, son institutrice.

Cela n’empêche pas Todd de faire en sorte que la petite ne prenne pas trop la grosse tête. Il la félicite, certes, mais n’en fait pas tout un fromage pour autant (même si, intérieurement, il se pavane tel un paon). Il a déjà bien assez à faire avec le fait que cette même petite tête soit têtue comme un mulet. Si en plus, elle se prend pour la réincarnation d’Einstein, il risque de ne plus savoir quel chemin tenir avec elle.

Il la laisse à sa conjugaison et rejoint la cuisine. Il entrouvre la porte coulissante pour laisser entrer un peu d’air frais. Même si le pull-over est toujours de rigueur, les premiers rayons de soleil se prêtent à laisser entrer le printemps.

Il se tient devant le frigo et, tout en tapotant la porte de celui-ci, cherche quoi préparer. Il en vient à ne plus savoir quoi faire. C’est un peu comme le repassage et ce joli T-shirt Disney qu’il a fini par détester à force de le voir défiler devant lui jour après jour, entre machine à laver et fer à repasser.

Pâtes, frites et autres omelettes du genre ont fini par tuer ses envies de cuisiner. En désespoir de cause, il finit par opter pour des croque-monsieur : vite fait, bien fait.

« APONI », hurle-t-il au pied de l’escalier. « Tu viens manger, ma puce ? »

« J’arrive, Poppy », hurle-t-elle en retour.

Une minute plus tard, il l’entend dévaler les marches.

« Je t’ai déjà dit de pas courir dans les escaliers surtout en chaussettes », en indiquant ses pieds arborant fièrement des socquettes bicolores.

« J’ai mis celles qui collent par terre », en soulevant la jambe pour lui indiquer la semelle antidérapante.

« Assieds-toi », en soupirant.

Aponi a presque toujours réponse à tout. Il préfère s’en amuser plutôt que de s’en irriter. Ça fait partie du package, comme aime à dire DeeDee.

DeeDee, c’est la granny d’Aponi, occasionnellement aussi sa mère à lui quand elle pense à autre chose qu’à sa petite-fille qui ne l’est pas vraiment. Mais ça, tout le monde s’en fiche. Aponi en premier.

« Oh ! des croque-monsieur ! », en prenant place. « Trop bien », en glissant sa serviette sur ses cuisses.

« Lait ou jus d’orange ? », en se servant un café, debout près du percolateur.

« Jus d’orange. »

« Jus d’orange et… », répète-t-il.

« S’il te plaît, Poppy », en attrapant son croque des deux mains.

« Bon appétit », en dodelinant de la tête.

« Merchiiii », bouche pleine.

Il pose tasse et verre sur la table et s’assied à son tour. Aponi babille à propos de ses devoirs entre deux bouchées et deux chants d’oiseaux parvenant du jardin. Todd l’écoute attentivement. Il est loin le temps où il prenait ses repas dans le silence, Aponi s’avère être une vraie pipelette depuis qu’elle est capable d’aligner plus de trois mots.

En soi, cela ne le gêne pas, il adore leurs moments de complicité.

« Bon ! », alors que les assiettes sont vides. « Si on veut avoir le temps de faire les courses à notre aise, il va falloir penser y aller », en s’essuyant la bouche avec sa serviette.

« Je peux y aller comme ça ? », en pointant sa salopette.

« Tant que tu mets ton manteau et tes bottes », en se levant de table.

Elle se lève à son tour et l’aide à débarrasser avant de remonter dans sa chambre changer de chaussettes.

Todd enfile sa veste en cuir et ses boots, vérifie que tout soit bien fermé, porte coulissante comme réchaud, avant de se saisir de ses clés de voiture qui traînent sur l’étagère du portemanteau. Il tâte sa poche pour s’assurer de ne pas avoir oublié son portable (qu’il passe sa vie à perdre et à chercher).

Aponi le rejoint en lui tendant un chouchou. D’un geste mille fois répété, il lui fait sa queue de cheval puis l’aide à mettre son manteau et ses bottes.

« En route, Papillon », en lui tapotant le bout du nez tout en lui tendant les clés.

Elle rit et bondit à l’extérieur une fois la porte ouverte. Elle court jusqu’au garage et pointe les clés vers celui-ci. Le bruit du rail se fait entendre pour laisser apparaître, quelques secondes plus tard, la vieille Ford familiale.

« Bonjour, Titine », la salue Aponi.

Direction : Scarlett et son magasin de bricolage Do-it yourself.

C’est le bruit d’une explosion qui sort brusquement Warren du sommeil. Il grimace en jetant un regard endormi à l’écran plat. Son plateau-repas n’a, miraculeusement, pas basculé durant sa courte sieste. Un coup d’œil sur le réveil de sa table de chevet lui indique qu’il est bientôt 14 heures. Il se frotte vigoureusement le visage avant d’écarter le café et les toasts qu’il n’a pas touchés et de sortir du lit. Il s’étire, attrape son téléphone et vérifie ses mails. Rien d’urgent. Pour la plupart, ce sont des messages de félicitations. Pour le reste, cela pourra attendre son retour au bureau lundi matin.

Il est de notoriété publique que Warren Cantrell n’est là pour personne durant le week-end, excepté en cas d’extrême urgence qui se résume en une phrase : « Danger de faillite », ce qui ne risque pas de se produire, Revolux tenant le haut du pavé dans le domaine de l’acquisition stratégique et de la gestion des baux dans la télécommunication.

Cette exigence de pause hebdomadaire fait partie du contrat qui le lie à son entreprise et patron : Yoan Earling. Il tient à ce qu’elle soit respectée. Aucun de ses collaborateurs n’a jamais vraiment cherché à savoir ce qu’il faisait de ses deux jours de repos. Quand bien même certains non-initiés ont tenté de le lui demander, Warren a eu tôt fait de les remettre gentiment, mais fermement, à leur place : ça ne les regarde pas.

D’un pas las, il se dirige vers sa double penderie. Une pour le travail. Une pour le plaisir. Celle de droite ne contient que des costumes ou des tenues pour soirées mondaines, de celles qu’il déteste, mais auxquelles il ne peut échapper. L’autre contient des vêtements légers, jeans et autres sweats et T-shirts, dont certains aux effigies de héros Marvel, DC and Cie. Ceux-là, il ne les sort qu’à de très rares occasions (ils sont, pour la plupart, des cadeaux).

Warren Cantrell fabrique des tenues pour cosplayeurs, mais participe rarement aux conventions durant lesquelles elles sont portées. Non pas qu’il déteste ça, mais il ne peut faire deux choses à la fois. Fabriquer ou profiter, le choix est vite fait. Ce qu’il aime, c’est créer et voir le regard brillant des clients qui font appel à lui s’éclairer. En général, Warren se penche sur la « mécanique » des costumes, la majorité des cosplayeurs s’en sortant très bien tout seuls quand il s’agit du côté purement vestimentaire.

Une douche froide, un bol de céréales et un café plus tard, Warren se penche sur la table basse de son salon pour y saisir croquis et verre. Ce week-end sera consacré à la création de chèvre-pieds pour un satyre. Il a pris les empreintes de jambes de son client, son poids et sa taille. Il faut que le matériel résiste à 80 kilos de muscles. De son côté, ledit satyre lui a fourni la fourrure nécessaire aux bas de jambes, histoire de s’assurer de l’uniformité du costume, ainsi qu’une paire de vieilles baskets. Le reste du costume étant l’affaire du cosplayeur, Warren n’a été chargé de sa conception que jusqu’à hauteur de genoux. Vu le budget du jeune homme, les pieds seront supportés par un système en bois recouvert d’un grillage souple.

Il lui faut se fournir en colle à papier peint pour le papier mâché qui lui servira à façonner les sabots. Il lui reste de la peinture et des pressions pour fixer la fourrure autour du mollet. En temps normal, Warren utilise des moulages et de la résine, mais le budget s’élève vite à plus de 100 dollars, voire 150, et l’étudiant passionné de conventions qui a fait appel à lui n’en a pas les moyens. Tout son costume sera fait de matériaux de récupération. Le jeune homme a bien tenté de fabriquer les sabots par lui-même, mais après une heure à se tenir sur le bout des orteils, la douleur était devenue insupportable. C’est l’un de ses amis du Web qui l’a dirigé vers le philanthrope Cantrell.

En effet, ce dernier ne demande pas à être rémunéré pour ses heures de travail, ne faisant payer que le matériel. Ses clients le remercient souvent en lui offrant tickets d’entrée, cadeaux divers et matériels non usités. C’est de bonne guerre.

Après avoir enfilé une veste légère, il prend la direction de son parking. Comme chaque week-end, il délaisse sa Lexus au profit de sa Chevrolet Equinox.

Direction : la zone commerciale et son magasin de bricolage Do-it yourself.

Les premiers jours de printemps semblent avoir attiré la moitié de la ville. Todd ne cesse de pester entre ses dents tout en tournant autour du parking dans l’espoir de voir une place se libérer. Comme à chaque fois, Aponi s’amuse à repérer la moindre voiture prête à quitter les lieux.

« Là-bas, Poppy… Regarde, la grosse madame va partir. »

« Aponi », la sermonne-t-il tout en prenant la direction indiquée.

« Pardon », contrite, tout en ne quittant pas la dame du regard.

La Mondeo parquée, ils prennent main dans la main la direction du magasin de bricolage. Il y a là une dizaine de commerces formant un énorme U avec, en son centre, le plus grand de tous : Kroger. Todd n’y vient jamais le week-end. Hors de question de se retrouver coincé entre la famille Bidule et leur marmaille qui braille à tout-va. Les étudiants à son boulot et sa fille à la maison lui suffisent amplement… merci bien.

Il profite toujours de sa journée de travail du jeudi (où il saute sa pause de midi pour finir plus tôt) pour faire les courses avant d’aller chercher Aponi à l’école, faisant d’une pierre deux coups.

Les portes automatiques s’ouvrent sur un mélange assourdissant de musique d’ambiance et de voix qui s’entrecroisent, le tout ponctué d’appels micro. Todd hésite à faire demi-tour. Aponi, elle, a déjà les mains tendues vers le chariot.

« Je pousse », clame-t-elle alors qu’il fouille ses poches pour retrouver son jeton.

« Je supervise », en se plaçant derrière elle.

Todd lève la tête et lit les différents panneaux suspendus. D’après le tutoriel qu’il a regardé sur YouTube, il lui faut 6 mètres de câble électrique de 2,5 millimètres, une bonbonne de colle, une autre de peinture acrylique argentée et du papier irisé type fleuriste ainsi qu’un petit bout de tuyau souple (genre 20 centimètres). Pour le reste du costume, il s’est déjà fourni à son travail. Pas besoin d’aller dépenser chez la concurrence surtout que son patron, rien qu’à l’évocation du prénom d’Aponi, lui a offert les six papiers carton bristol et les packs de super glu dont il a besoin.

« Par là », indique-t-il en pointant un panneau « Électricité & domotique », tout en prenant garde à ce qu’Aponi ne fasse pas de strike avec les jambes des clients qui les devancent.

Il reste un long moment dubitatif à parcourir le rayon de long en large, suivi comme son ombre par Aponi.

« T’as trouvé, Poppy ? », s’impatiente-t-elle.

« Je pense que ça fera l’affaire », en s’emparant d’une bobine de fil électrique du bon gabarit.

Il teste la résistance et sourit, satisfait.

« Ça devrait le faire », en se tournant vers elle. « Reste à trouver la gaine, ça doit être par ici », en posant le câble dans le chariot tout en zieutant, perplexe, le rayon suivant.

Il n’est pas sorti de l’auberge…

Cela fait maintenant plusieurs minutes que Warren tourne en rond dans le parking à la recherche d’une place. Il grogne encore de s’être fait prendre de vitesse par une vieille Ford Mondeo à la limite de la décrépitude, quand enfin une place se libère à deux pas de l’entrée du magasin.

Il claque la portière et tâte ses poches pour s’assurer d’avoir téléphone et portefeuille à portée de main. Puis il s’engage dans l’allée qui mène aux portes automatiques. À peine celles-ci ouvertes, il grimace, happé par le brouhaha ambiant.

En général, Warren évite la zone commerciale et sa déferlante humaine, surtout le week-end. Mais avec la semaine qu’il vient de passer, il n’a pas eu le temps de venir avant. Résultat, il se retrouve coincé entre le bricoleur du dimanche et la mamy qui s’étonne de ne pas trouver de pots de fleurs en terre cuite en plein milieu du rayon « Décoration & peinture ».

Il lui indique gentiment la bonne direction, histoire de se débarrasser de son encombrante voisine, installée pile-poil devant les colles à papier peint. Elle se perd en remerciements avant de s’éloigner alors qu’il se glisse adroitement dans l’espace dégagé. Il croise le regard entendu d’un client à la salopette de travail tachée de peinture. Il lui sourit en retour.

Il ne lui faut guère que quelques secondes pour trouver ce qu’il cherche. Il s’apprête à filer aussitôt vers les caisses quand un nouveau produit en tête de rayon attire son attention : de la colle spécial papier mâché. Il a déjà tenté ce type de produit auparavant sans grand succès, mais à lire la notice, celui-ci semble adapté à l’usage qu’il compte en faire. La boîte atterrit dans son chariot. Il jette un œil à sa montre.

« Moins de dix minutes », soliloque-t-il avec fierté, traçant droit vers les caisses.

Le choc qui suit est tellement brutal que son chariot dévie de 90 degrés. Obnubilé par l’heure, Warren en a oublié de regarder devant lui. Il relève les yeux pour croiser plusieurs clients à la mine accusatrice. Il leur offre un rictus de contrition puis se tourne vers la droite et l’autre chariot qu’il vient de littéralement défoncer.

Derrière celui-ci, un homme hébété et entre ses mains, à hauteur de poignée, une petite fille apeurée.

« Je suis désolé », s’empresse-t-il de s’excuser. « Tout est de ma faute, je ne regardais pas où j’allais. Est-ce que tout va bien ? » s’enquiert-il en abandonnant son chariot pour le leur.

Todd en est encore à se demander ce qu’il vient de se passer qu’une voix grave le sort de ses pensées. Il se tourne vers son origine. Un homme d’à peu près sa taille s’est approché en leur parlant. Il semble s’inquiéter.

« Vous… Vous êtes dingue ! », finit par exploser Todd. « Vous vous croyez sur un circuit de stock-car ? », tout en se penchant sur Aponi. « Ça va, ma puce ? »

« Je… je suis vraiment désolé », répète Warren, incapable de trouver quoi d’autre à rajouter.

« Vous pouvez l’être », en entourant la petite de ses bras, rasséréné de voir qu’elle n’a rien. « À ce prix-là, elle pouvait se retrouver avec la mâchoire fracturée, ou pire… », furieux.

Warren s’apprête à répliquer, mais il se ravise aussitôt. Ce n’est peut-être pas le bon moment pour signaler au père furibard que la place de sa gamine arrivant péniblement à hauteur des poignées devrait être à côté du chariot et non derrière. Après tout, c’est lui qui est en tort, pas ce pauvre bonhomme paniqué.

« Est-ce que ça va ? », se penchant vers la petite. « Je ne t’ai pas fait mal au moins ? »

« Non », appuyé d’un mouvement de tête.

« Tu es sûre ? », avec un doux sourire.

« Sûre », en opinant fermement. « C’est pas grave… J’ai juste eu peur », reprenant contenance.

« Je m’en doute… Je suis vraiment désolé… Je te promets de faire plus attention la prochaine fois. »

« Parce que vous prévoyez de recommencer ? » rétorque Todd, sèchement.

« Pas dans l’immédiat », le ton léger tout en se redressant pour lui faire face, ce qui a le don de désarçonner son interlocuteur.

« C’est pas grave, Poppy », rajoute la fillette en faisant de même. « Le monsieur l’a pas fait exprès », tout en pointant Warren.

« Encore heureux », s’exclame Todd, avec un peu trop d’emphase. « Et, je t’ai déjà dit qu’on ne pointe pas les gens du doigt ; c’est grossier », ne peut-il s’empêcher de la corriger.

« Il n’y a pas de mal », s’empresse de la rassurer Warren.

Le regard noir qu’il reçoit en retour le dissuade d’en dire plus. Il tente de se faire pardonner d’un petit sourire en coin auquel Todd répond en levant les yeux au ciel.

« Viens, Aponi… On doit encore te trouver du papier irisé », d’une voix soudain lasse.

« Vous en trouverez au rayon “Terrasse & jardin” », ose Warren.

Todd plante ses orbes dans les siens. Il se fait la réflexion que ce fan de stock-car est loin d’être désagréable à regarder, pour immédiatement se gifler mentalement. L’homme a failli défigurer son Aponi, nom d’un chien, enfermant sa libido à double tour.

« Merci », répond cette dernière en offrant un sourire lumineux à leur agresseur.

« De rien… Avec plaisir », passant du père à la fille.

« Au revoir, monsieur », le salue-t-elle en reprenant sa place du mort derrière le chariot.

« Bonne fin de journée et encore toutes mes excuses. »

« Y a pas eu de casse. C’est le principal », lâchant enfin du lest. « Bonne journée à vous aussi… Flash McQueen », rajoute Todd, la voix basse, tout en s’éloignant.

Warren les suit du regard. Il entend le rire étouffé d’Aponi à l’évocation du héros de Cars. Regard qui glisse dangereusement sur les fesses emprisonnées par le jean trop moulant de son Poppy.

« Suffit ! », s’admoneste-t-il en reprenant le chemin des caisses.

Il en est à faire la file à la caisse express quand une voix féminine l’interpelle.

« Monsieur ? Monsieur ? », en le rejoignant, le souffle court d’avoir visiblement couru après lui. « Je crois que c’est à vous », en lui tendant un téléphone portable.

Il la remercie, un peu perdu, et le temps qu’il réalise que ce n’est pas le sien, la jeune femme a disparu. Il passe son index sur l’écran et s’aperçoit que le téléphone n’est pas sécurisé. Apparaît en toile de fond le visage tout sourire de la petite fille qu’il a failli édenter quelques minutes plus tôt. Il jette aussitôt un coup d’œil aux alentours en espérant apercevoir le père et l’enfant dans les files voisines, mais sans succès.

« Et merde ! », en quittant la sienne.

Il jongle entre chariots et clients avant de finalement atteindre l’espace jardin. Avec l’arrivée du printemps, l’allée est noire de monde. Plusieurs clients se sont agglutinés autour du présentoir de semences, bloquant le passage. En désespoir de cause, Warren se résout à emprunter le rayon parallèle, moins encombré. Peine perdue, il se retrouve coincé à l’autre bout par la prise d’assaut d’une palette de terreau en promotion.

Après dix minutes à risquer sa vie entre sarcleuses et râteaux mis en travers de paniers, il décide, à bout de nerfs, d’en rester là au risque de trucider la moitié des clients à coups de pelle et de bêche. Tout en faisant la file pour la deuxième fois, il tente de repérer père et fille dans les autres queues. Vainement.

Pendant ce temps, Todd fait le pied de grue devant les portes des toilettes des femmes du magasin. Un quart d’heure qu’il patiente après Aponi. Il soupire, dépité.

Il aurait dû attendre jeudi et passer par ici avant d’aller faire les courses. Il voulait tellement impliquer la petite dans la création de son déguisement et lui montrer combien ça lui tenait à cœur qu’ils soient à deux sur ce projet qu’il en a perdu tout bon sens.

« J’ai fini, Poppy », le surprend-elle en pleine réflexion.

« C’est pas trop tôt », avec un soulagement teinté d’impatience. « Viens… On file chercher la bonbonne de colle et on sort d’ici fissa », alors qu’elle reprend sa place derrière le chariot.

« Y avait trop de monde aux toilettes », fait sa fille, amusée.

« Je te le fais pas dire », marmonne-t-il entre ses dents.

Quand les portes coulissantes s’ouvrent, Todd ne peut s’empêcher de respirer profondément.

« LIBRE », en écartant les bras avant d’attraper la main d’Aponi.

« Libérée, délivrée », relance-t-elle en riant.

C’est en chantant à tue-tête le refrain de La Reine des neiges qu’ils rejoignent le parking et leur fidèle Titine.

CHAPITRE II

 

À quatre pattes sur le sol du bureau, Todd vient de terminer de dessiner la forme de la première aile sous l’œil approbateur d’Aponi. Agenouillée à sa droite, elle passe du tutoriel affiché sur l’écran de l’ordinateur portable au bristol pour s’assurer que Poppy suive bien les conseils de la madame.

Satisfait, ce dernier glisse la feuille sur un carton épais, sort son cutter de précision de sa pochette sécurité et s’apprête à entamer le travail le plus délicat : évider les ailes entre les membranes. Pour cela, il se fait aider par Aponi. Ses deux mains en appui sur les bords de la feuille, elle la maintient de toutes ses forces pour éviter qu’elle ne bouge durant la cruciale découpe. Tant le père que la fille ont la mine concentrée, Todd qui se mordille la lèvre inférieure et Aponi dont le bout de langue dépasse du coin de la bouche.

« Parfait ! », lance Todd en se massant le bas des reins tout en rangeant immédiatement le cutter.

« C’est trop beau, Poppy », en enlevant soigneusement les éléments de l’aile évidée.

« Reste à réitérer cet exploit trois fois », en soliloquant. « Et espérer qu’on s’en sorte aussi bien pour les deux ailes du bas », dépité d’avance.

Il fait une empreinte de la première découpe sur une nouvelle feuille et l’évide à son tour. Plus le temps passe, plus Aponi montre des signes d’impatience et de lassitude.

« Je ne sens plus mon dos », gémit Todd alors qu’il en finit avec la quatrième aile.

« Ça met longtemps », se plaint Aponi.

« On n’est pas obligés de tout faire aujourd’hui », la rassure-t-il. « On va passer à l’étape suivante et on poursuivra demain. Ça te va comme ça ? », priant pour que ce soit le cas.

« D’accord », opine-t-elle, visiblement soulagée.

« Bien… Passe-moi un des tubes de colle », en ôtant les morceaux inutiles de la dernière découpe. « Pendant que je m’occupe de ça… », en ouvrant le tube que vient de lui passer Aponi. « Tu veux bien rassembler tous les morceaux de papier qui traînent et les mettre dans la boîte », en indiquant un carton à moitié plein de déchets de papier en tout genre.

« D’accord. »

Tandis qu’elle s’affaire de son côté, Todd applique la glu sur les ailes assemblées deux par deux pour rendre le tout plus solide.

Warren loue un petit atelier à quelques minutes de son appartement. C’est là qu’il passe la plupart de ces week-ends à créer ou réparer des costumes. Là aussi qu’il invite ses clients, prenant bien garde à séparer ces deux mondes si diamétralement opposés que sont Revolux et celui des cosplays.

Contre le mur du fond, une servante et ses six tiroirs remplis de clous, vis et autres écrous. Plié à sa droite, un chevalet/étau portatif. Une table avec son percolateur et ses deux chaises. Un petit meuble mural à deux portes avec de quoi manger sur le pouce.

Face à celle-ci, deux racks. L’un avec différentes plaques de mousse EVA servant majoritairement à la construction de boucliers, armes et autres accessoires du même type. L’autre avec des planches et des chutes de bois. Un meuble occupe l’autre moitié du pan de mur. Y est rangé tout le restant de son matériel. Sur la planche du bas, tous les produits inflammables et dangereux.

Un dernier coup d’œil sur son établi et son panneau avec ses outils basiques allant du marteau à la tenaille en passant par la petite scie manuelle. Sous l’établi, scie multifonction et autres machines électriques reposent sagement.

Warren respire profondément, s’imprégnant de l’odeur qui se dégage de la pièce, et sourit, les yeux fermés. Toute la tension de la semaine disparaît et ne reste plus que le plaisir d’être là. Il pose son sac sur la table, allume la radio réglée sur la même station depuis le premier jour : Radio Blues.

Puis il sort son téléphone portable (on ne se sait jamais) et réalise soudain que ce n’est pas le sien qu’il tient dans sa main.

« Merde ! », en fermant les yeux, toute joie envolée.

Il a complètement zappé cette histoire, trop heureux qu’il était alors de fuir les lieux. Le temps de manœuvrer pour faire son créneau, il avait glissé le téléphone dans sa poche et l’y avait oublié… stricto sensu.

Il rouvre les paupières et hésite un instant. Après tout, le bonhomme n’est pas censé savoir qu’il est en sa possession.

En même temps, s’il ne leur était pas rentré dedans comme un dératé…

 

Il observe son atelier et soupire. Les pieds-chèvres devront attendre dimanche. Le client n’en prendra de toute manière possession que le vendredi suivant en début de soirée. Ça lui laisse de la marge.

Reste à présent à trouver un moyen de rentrer en contact avec le propriétaire. Warren s’affale sur une chaise, allume le percolateur, diminue le son de la radio et opte pour la liste des contacts. Hors de question qu’il se mette à fouiller le téléphone et la vie privée de ce père de famille, même si…

Le clic de la cafetière sonne comme un avertissement.

« Oui, c’est bon. J’ai compris le message », alors que le noir breuvage se met à couler.

Il fait défiler les noms et s’arrête à maman granny

« Advienne que pourra », en lançant l’appel.

« Todd ? », s’étonne une voix de femme.

C’est parti…

Après avoir décliné son identité et expliqué le pourquoi du comment le téléphone s’est retrouvé entre ses mains, Warren lui propose de le laisser dans l’agence AT&T la plus proche de chez son fils.

Il s’ensuit un instant de silence avant que la mère n’exige qu’il lui donne son propre numéro de téléphone, histoire de s’assurer que c’est bien lui à l’autre bout du fil. Pris au dépourvu, il n’a pas le temps de la réflexion et obtempère. Piégé.

« Ne décrochez pas… Je veux avoir accès à votre boîte vocale… Je vous retéléphonerai ensuite », en raccrochant aussi vite.

« Mais c’est… », incrédule, en fixant l’écran.

Dix secondes plus tard, la sonnerie retentit. Il laisse filer l’appel et attend, penaud.

Lui, Warren Cantrell, habitué à se frotter aux pires négociateurs, s’est vu la chique coupée par une mamy version cerbère. Il prend sa tasse de café. La chaleur du breuvage lui confirme qu’il ne rêve pas, tout comme la nouvelle sonnerie de son téléphone.

« Je vous dois des excuses », se rétracte-t-elle.

Il met moins de vingt minutes à atteindre Green Alley et moins de deux secondes pour repérer la façade vert pomme que DeeDee a mentionnée durant son appel (La mère s’est, en effet, sentie dans l’obligation de lui donner son prénom… « Si jamais mon fils vous demande comment vous avez eu son adresse »).

Il est presque 17 h 30.

Warren n’espère plus qu’une chose, rendre ce téléphone à son propriétaire au plus vite et rentrer chez lui. Cette journée est en passe de battre des records de croche-patte. Entre cette fichue signature qu’il lui a bouffé toute sa nuit, les dix tentatives de meurtre fomentées par des jardiniers du dimanche en mal de terreau, le meurtre manqué sur une gamine avec son chariot et les feux de l’inquisitrice grand-mère de celle-ci, il se demande ce qui va encore lui tomber sur le coin du nez pour conclure ce samedi en beauté.

C’est non sans une certaine fierté que Todd et Aponi se tiennent debout devant les deux ossatures d’ailes qui sèchent à même le sol.

« On mérite un chocolat chaud… Qu’en penses-tu ? », se tournant vers elle.

Il se retient de rire devant sa posture. Bras croisés et une jambe vers l’avant, elle observe le tout avec des airs d’inspectrice des travaux finis.

« On mérite même des marshmallows », rajoute-t-elle, le plus sérieusement du monde.

« Et des pizzas pour dîner », parce qu’il ne se sent pas le courage d’enfiler son tablier de cuisine après cette journée sans fin.

« Et puis on pourra regarder Les Aventures d’Olaf », suggère-t-elle

« Plutôt mourir », rétorque-t-il en sortant aussitôt de la pièce, son ordinateur portable sous le bras.

« Allez, Poppy ! », en courant pour le rattraper. « C’est trop bien », alors qu’elle lui saisit la main.

« C’était bien les dix premières fois », rectifie-t-il. « Là, je te jure que si je dois encore me farcir ce stupide bonhomme de neige, je le fais fondre lentement… », avec un sadisme feint. « … dans mon chocolat chaud, et crois-moi qu’il n’aura pas droit à des marshmallows, lui ! »

C’est sous les éclats de rire d’Aponi qu’ils rejoignent la cuisine. Todd dépose son ordinateur sur la table pendant qu’elle ouvre l’armoire et en sort deux mugs. Il les remplit de lait, les place au micro-ondes et sort la poudre de cacao ainsi que le sac de marshmallow.

« À nous », en trinquant avec Aponi.

À peine la première gorgée avalée, ils sont interrompus par la sonnette de l’entrée.

« Qui ça peut bien être ? », se demande Todd en la prenant à témoin.

« Timothy, il est pas là… Peut-être sa maman ? », en se léchant les lèvres.

« Elle aurait téléphoné avant », en se levant de table. « Reste ici. »

Il n’a pas franchi le seuil de la pièce qu’elle quitte sa place et se cache près du mur qui sépare la cuisine du salon pour tenter de tenter d’apercevoir le mystérieux visiteur.

« Vous ? », s’étonne un Todd suspicieux, une main sur la clenche, l’autre en appui contre le chambranle.

Et Warren le trouve définitivement craquant ce père de famille, avec sa moustache de chocolat sous le nez.

« Bonjour… Je crois que j’ai quelque chose qui vous appartient », en sortant le téléphone de sa poche.

« Oh », en s’écartant de la porte.

Todd fouille ses poches puis se retourne et en fait de même avec celles de sa veste qui pend dans le hall. Tout ce temps, Warren reste planté sur le seuil.

« Bonjour. »

Apparaît Aponi, tout sourire.

Ce croche-patte-là, il ne l’a pas vu venir…

Todd ne sait pas comment réagir. Il ne peut décemment pas faire entrer cet homme, qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam, chez lui (bien que…). Cependant celui-ci aurait pu très bien laisser son téléphone à la réception du magasin, ou pire, l’abandonner ou le lui voler. Il raye aussitôt cette dernière option. Personne n’aurait idée de voler un portable vieux de cinq ans.

Un réel moment de gêne s’ensuit où aucun des deux hommes ne semble savoir quoi faire, perdus dans leurs introspections. Ce qui n’est visiblement pas le cas d’Aponi qui s’avance et se glisse à la droite de Todd.

« Vous voulez du chocolat chaud ? », avec la même moustache sous le nez.

Stoppant net Todd qui s’apprêtait à reprendre son téléphone en se contentant finalement de simples remerciements (après tout, si leur visiteur ne lui avait pas défoncé son chariot, ils n’en seraient pas là). Il grimace à cette simple pensée : défoncé n’étant définitivement pas le bon mot.

Merde ! Voilà qu’il rougit à présent… Il manquait plus que ça.

Journée maudite…

« Ma puce ! », sourire embarrassé tout en lui faisant de grands yeux en guise d’avertissement. « Le monsieur a certainement mieux à faire que de boi… »

« Cantrell », le coupe leur invité surprise.

« Je vous demande pardon ? », en levant les yeux vers lui tout en restant à hauteur d’Aponi.

« Le monsieur s’appelle Cantrell », se moque gentiment Warren.

« Oui… Bon… Peu importe », bafouille Todd. « Je vous remercie… vraiment », en se redressant, la main tendue pour récupérer son téléphone. « Il ne fallait pas vous donner toute cette peine. »

« C’était sur mon chemin », ment-il.

Warren le voit, l’instant où les rouages du cerveau adverse se mettent à grincer.

« Comment avez-vous su où j’habitais ? » suspicieux, en lui arrachant quasiment son portable des mains.

« Votre téléphone n’est pas verrouillé… De ce fait, j’ai pu avoir accès à vos contacts », réplique Warren, dont la patience commence à être mise à rude épreuve. « J’ai appelé votre mère… DeeDee », précise-t-il avec un petit rictus.

« Je vois », en triturant son téléphone. « Il faut m’excuser… la journée a été très longue… », en soupirant.

« On a fait deux ailes de mon papillon », intervient Aponi, appuyé de deux doigts levés. « Poppy a mis beaucoup de temps… et on n’a pas fini », désappointée.

« Bien faire les choses demande toujours beaucoup de temps », affirme Warren en s’adressant à elle.

« C’est ce que je me tue à lui dire », répond Todd, las. « Mais mademoiselle est du genre impatient », en lui posant, avec affection, une main sur la tête.

Elle lui offre en retour un sourire lumineux.

« Bon… », lâche Warren. « Je vais vous laisser… Encore toutes mes excuses pour le malheureux incident et pour… le téléphone », en balançant la main dans les airs.

« Et le chocolat chaud ? », chouine Aponi.

« Une autre fois, peut-être ? », en passant de la petite à son père avec qui il échange un regard entendu.

« D’accord », opine-t-elle, déçue.

« Au revoir, Aponi », la salue-t-il en lui tendant la main.

« Au revoir, monsieur Cantrell », en la lui serrant.

« Au revoir… », suspendant ses mots alors qu’il la tend vers Todd.

« Todd… Todd Wade », brève poignée de main. « Au revoir et merci pour le… », levant son autre main qui tient toujours le précieux Graal.

« Il n’y a pas de quoi… Je vous devais bien ça », en souriant. « Bonne chance avec le papillon », en reculant d’un pas.

« Merci pour le douloureux rappel », réplique Todd, amusé, en le regardant s’éloigner.

« Il est gentil, monsieur Cantrell », lâche Aponi.

« Il l’est, en effet », ne pouvant cacher la déception dans sa voix.

Il en aurait bien fait son quatre-heures… Si seulement…

« Allez, ouste », en l’incitant à rentrer. « File prendre ta douche pendant que je commande les pizzas », avec un dernier coup d’œil vers l’arrière.

Il aperçoit au bout de l’allée, parquée le long du trottoir, la voiture rouge dont la portière conducteur vient de claquer. Elle démarre, disparaît et, avec elle, un peu du sel de sa journée.

Plus tard, c’est horrifié qu’il découvre dans le reflet du miroir la magnifique moustache en chocolat trônant fièrement sous son nez.

Merde !

Durant tout le trajet qui le ramène à son appartement, Warren n’a de cesse de se repasser en boucle son samedi et sa rencontre fracassante avec Todd et Aponi.

Quel étrange prénom, d’ailleurs, se fait-il la réflexion tout en garant sa voiture.

Il tape le code de sécurité de l’immeuble. La porte s’ouvre sur le hall et une fontaine aux formes abstraites d’un artiste coté dont il n’a jamais réussi à retenir le nom. Il y croise les McLawey qui possèdent l’appartement du deuxième et les salue d’un sourire poli. Warren a très peu de contacts avec les autres habitants de l’immeuble. Hormis la réunion des propriétaires, une fois par an, il ne leur parle jamais. Ils ne sont pas vraiment du même monde et seuls leurs comptes en banque leur valent les mêmes privilèges.

De toute manière, la plupart des six propriétaires de la résidence ne sont pour ainsi dire jamais présents, passant leur temps entre voyages d’affaires ou d’agréments et résidence secondaire (dixit Ernest qui n’est pas concierge pour rien).

Il sort de l’ascenseur, abandonne ses chaussures devant la porte de la penderie et jette sa veste légère sur le meuble d’entrée.

Du haut des trois marches, mains dans les poches de son pantalon, il observe son vaste salon-salle à manger. Sa cuisine ouverte entièrement équipée. À droite, sa bibliothèque aux éléments suspendus et ses niches, et, sous celle-ci, son meuble bas que se partagent son ancienne et sa nouvelle chaîne hi-fi. Pendu au mur, face au canapé trois places gris aux larges coussins colorés, un écran plat et son enceinte.

Warren a refusé de faire appel à un décorateur d’intérieur comme le lui avait conseillé l’agent immobilier qui lui a vendu le duplex. Il voulait que cet appartement, le seul luxe qu’il se soit permis avec sa LC, soit à l’image de ce qu’il a toujours connu : la simplicité. Issu d’une famille modeste, il a appris la valeur des choses et tient à les respecter.

Alors certes, il peut se permettre d’investir dans des meubles plus luxueux, comme en témoignent sa terrasse en teck et sa salle à manger design, mais sans que ça ne fasse pour autant tape-à-l’œil ou nouveau riche.

Il se rappellera toujours l’angoisse suivie du soulagement qu’il avait vécue quand sa mère avait franchi le seuil de son appartement pour la première fois. Il était alors redevenu le petit garçon inquiet en quête de son approbation. Elle était littéralement tombée amoureuse de la vue, de la terrasse et surtout de la chaleur qui se dégageait des lieux.

Le bois et les tissus simples, les objets dépareillés qui hantent les quelques étagères et les meubles sont des témoignages d’un passé que son fils n’a jamais désavoué. Il a su se protéger des travers d’une vie de luxe, entre ses nombreuses visites à ses parents dans leur modeste maison de banlieue et via ses contacts avec une certaine réalité durant ses activités du week-end.

Warren a réussi à trouver le parfait équilibre.

Il ne te manque plus que quelqu’un avec qui partager tout cela, lui avait lancé sa mère en observant la ville aux côtés de son fils.

À l’époque, il venait de rompre avec Alec, son compagnon. Deux ans d’une vie qui n’avait eu de commune que le nom. Sa mère ne l’avait même jamais rencontré.

Aujourd’hui, la distance étant, elle ne vient plus lui rendre visite. C’est Warren qui fait la route plusieurs fois par an. Il retrouve son père, son cœur vieillissant et cette arthrose qui a fini par le plier en deux. Ils sont devenus les principales préoccupations de sa mère, au grand dam de son mari qui ne cesse de la pousser à se changer les idées.

« Maria est là », ne cesse-t-il d’argumenter.

Maria, cette aide-ménagère engagée et rémunérée par Warren, seule concession que ses parents ont acceptée, à contrecœur, suite à l’hospitalisation de son père. La jeune femme vient trois fois par semaine à raison de six heures par jour. Ses parents l’adorent et se sont pris d’une affection sans bornes pour Pedro, son fils de 10 ans qui le leur rend bien. Mais sa mère a beau adorer Maria, elle aime encore plus son mari et, depuis son malaise cardiaque, refuse de s’éloigner de lui plus d’une heure et à la seule condition que la jeune femme soit présente.

Warren sourit en descendant les marches. Il file vers la salle de bains, prend une douche et enfile une tenue légère. Pantalon training et T-shirt, pieds nus. Il aime le contact avec le parquet laqué. Plus encore en hiver avec le chauffage au sol.

Il opte pour un vinyle. Un best of de Nina Simone. Puis se dirige vers la cuisine. Ce soir, scampi à la thaïlandaise.

Une fois tout rangé, il coupe la musique, prend son plateau-repas et s’installe dans son canapé.

Sur l’écran plat défilent les différents chaînes et programmes. Il opte pour un vieux film d’aventure des années 50, Les Mines du roi Salomon, avec le grisonnant Stewart Granger qu’il trouve toujours aussi sexy.

Aponi adore les samedis. C’est le seul jour de la semaine, en dehors des vacances, où elle peut veiller tard le soir avec Poppy à jouer, regarder des films et même manger de la glace après 20 heures.

Elle enfile vite fait son pyjama puis, après avoir vérifié que le linge sale est bien dans le panier, son essuie de bain pendu au crochet et qu’aucun cheveu ne traîne sur ou sous le tapis de douche antidérapant, elle attrape Sven qui l’attend bien sagement sur l’évier.

Elle glisse ses pieds dans ses pantoufles licorne et descend en se retenant difficilement de courir dans les escaliers.

« Poppy ? »

Elle le voit passer la tête de la cuisine. Il roule des yeux, téléphone collé à l’oreille.

Il lui lance un « Granny » muet et dépité à la fois.

« Oui, Maman… Je sais », en calant l’appareil entre son oreille et son épaule pour sortir l’eau et le jus de pomme du frigo. « Non », outré. « Pourquoi diable l’aurais-je invité chez moi ? »

Il pose le tout sur la table.

« Et puis quoi encore ? Je te signale tout de même que c’est lui qui était en tort », en tendant la main pour se saisir de deux verres. « Non, Maman, je compte pas le revoir… Avec quoi est-ce que tu viens ? », stupéfait. « Tu ne sais même pas à quoi il ressemble… Il pourrait être vieux et moche », satisfait de sa réplique.

« Tu quoi !? », abasourdi, en prenant à témoin Aponi. « Depuis quand tu sais utiliser Google, toi ? », cachant mal son irritation.

« Mais enfin… Bon, je dois te laisser. Le livreur est arrivé… C’est ça… Au revoir, Maman… », en écarquillant les yeux, exaspéré. « Je le lui dirai… Oui… Bye »

Il raccroche avant qu’elle ne relance le débat.

« T’as menti à Granny », le foudroie Aponi, mains sur les hanches, mine sévère.

« Je ne lui ai pas… vraiment menti », en rangeant son téléphone. « J’ai juste anticipé. »

« Ça veut dire quoi… anticipé ? »

« Que j’avais prévu le coup », en prenant verres et bouteilles.

« Tu as menti, Poppy. »

« Je sais… C’est très mal », faussement coupable.

« Pour ta punition, tu devras regarder Olaf », menton dressé en quittant la cuisine, peluche sous le bras.

« Mais… mais c’est quoi ce samedi tout pourri », se lamente-t-il en s’adressant au plafond.

Il est 19 h 30 quand ils s’installent dans le canapé, pizzas sur la table basse et verres remplis. Pour la millième fois, Todd se voit dans l’obligation de suivre les pérégrinations d’un bonhomme de neige. Dans son malheur, il a de la chance : le court métrage ne dure que huit minutes (dont il connaît avec horreur la moindre seconde par cœur).

D’un commun accord, ils poursuivent avec Mulan. Aponi s’est calée contre Todd, lui-même affalé contre les coussins. Il ne reste plus que les reflets de la télévision pour éclairer la pièce. Todd tend la main et tâtonne pour chercher l’interrupteur du lampadaire. La lumière est réglée à son minimum. Il préfère la pénombre quand il regarde un film ou une série.

Aponi ne voit pas la fin du film. Épuisée par sa journée, elle s’est endormie, Sven serré contre sa poitrine. Prudemment, Todd se lève et la prend dans ses bras. Après l’avoir bordée, il range le salon et prend une longue douche avant de se glisser sous les draps, Aponi et ses sept ans ayant parfois du mal avec le sens des mots « grasse matinée ».

Il n’a pas le temps de mettre le deuxième pied dans son lit que Morphée le serre dans ses bras.

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