À vous, lecteurs d’hier et d’aujourd’hui,

À Noémie,

Chapitre 1

 

Appuyé contre la porte ouverte du frigo, Jed bâille pour la troisième fois en moins de cinq minutes et en scrute le contenu, un peu distrait. Il finit par prendre par leurs anses, le lait d’un doigt et le jus d’orange de l’autre. Trop crevé pour aligner deux pensées claires, il pose le tout sur la table.

Deux verres, deux bols, une tasse, des céréales… Le doux bruit du café qui coule et dont l’odeur remue ses derniers neurones endormis.

Il est rentré tard, le restaurant n’a pas désempli de la soirée.

Abigail, fidèle à elle-même, l’a accueilli à son retour, tout sourire. Il s’est excusé pour l’heure tardive, mais elle a effacé le tout d’un vague mouvement de la main.

« Ça m’a permis de terminer de lire mon roman, et puis c’est pas comme si j’habitais de l’autre côté de la ville non plus », en attrapant son livre et embrassant Jed sur le front. « Va dormir, tu as l’air épuisé », en posant sa main sur sa joue.

« Tout s’est bien passé avec Cooper ? », changeant de conversation tout en fuyant le geste quasi maternel d’Abigail.

« Un ange comme toujours… On a regardé Iron Man en mangeant des glaces. »

Elle a noté les sourcils froncés de Jed.

« T’inquiète, juste une boule de vanille », appuyé d’un clin d’œil.

« Tu sais que je n’aime pas quand il mange des sucreries avant d’aller dormir. »

« Pfffff », en souriant comme si de rien n’était. « Tu as besoin de moi demain soir ? » lui a-t-elle demandé.

« Non… Juste vendredi si ça ne te dérange pas. »

« Vendredi, je travaille, mais Briana se fera un plaisir de venir de s’occuper de notre big boy. »

« Je sais plus comment vous remercier toutes les deux. », en baissant le regard.

« Jed… », en lui soulevant le menton du bout des doigts « Nous sommes amis depuis assez longtemps maintenant, alors… Arrête avec ça, tu veux ? »

« Merci. »

« Va dormir. »

« À vos ordres, M’dame », rictus au coin des lèvres.

« Tiens, au fait, nous allons avoir un nouveau voisin », a-t-elle lancé.

« Quoi ? Jake a enfin réussi à louer son appart de fricard ? », épaté.

« Faut croire », en s’éloignant vers la porte d’entrée.

Jake Lewis est le propriétaire du rez-de-chaussée d’en face. Un magnifique appartement sur deux étages avec un grand jardin dont il laisse volontiers quelques voisins d’immeuble profiter en échange de son entretien.

Il faut dire qu’il est rarement présent. Directeur d’une chaîne de magasins de luxe, il est la plupart du temps en voyage d’affaires. Cet appartement n’est pour lui qu’un port d’attache dont il ne profite guère.

Ayant déménagé la maison mère de sa société à Pittsburgh, Jake a décidé de s’y installer, et vu la chute des prix de l’immobilier, il a opté pour la location de son bien plutôt que pour la vente à perte. Le loyer étant conséquent, il n’avait pas trouvé preneur jusqu’à ce jour.

Jed passe souvent ses dimanches dans le jardin avec Abigail, Briana et Caleb… Il peut y laisser jouer Cooper avec Tab, le fils d’Adèle, la voisine du dessus, sans devoir le tenir à l’œil à chaque seconde. Pendant ce temps, il s’occupe de tondre le gazon ou de tailler les rosiers, ça le calme et le change de ses interminables et épuisantes journées de boulot.

Jed travaille de jour comme layetier pour une petite entreprise privée « Fitcher Corps » et fait quelques extras deux ou trois fois par semaine, le soir dans un restaurant du quartier, le « Louisiane ». Lana, la patronne, connaît sa situation et le paie autant en espèces qu’en plats du jour.

Cela le dépanne en lui évitant les corvées dîner ainsi que de puiser dans les réserves. L’argent étant le nerf de la guerre, il se doit de tout gérer au dollar près.

Il se demande ce qu’il va advenir de leurs petites réunions dominicales maintenant que l’appartement a été loué. Ainsi, quand Abigail a refermé la porte, son visage s’est aussitôt fermé.

Plus de jardin. Plus de place de parking pour sa voiture surtout. Il va devoir la garer dans une rue adjacente.

« Merde. », a-t-il soupiré.

Il ne pouvait financièrement pas se permettre de louer un emplacement. Jake ayant un chauffeur, il lui avait volontiers laissé profiter du sien.

Jed s’est affalé dans le divan, une bière à la main, en ôtant ses boots du bout des pieds.

Comme si sa vie n’était pas encore assez compliquée comme cela pour en rajouter une couche avec ces nouveaux petits détails, véritables clous dans ses chaussures.

Il s’est endormi, bouteille entre ses jambes tendues et calées sur la table basse.

Il est trois heures du matin passées quand il se réveille et se dirige comme un automate jusqu’à sa chambre pour s’effondrer sur son lit, sans prendre le temps de se déshabiller.

Le réveil qui se met à hurler 5 heures 30 du matin manque de vivre ses derniers instants.

***

 « Cooper ! », en ouvrant les rideaux.

Jed voit les draps remuer et sourit. Il s’approche et s’assied au bord du lit. D’un geste, il abaisse les couvertures.

« Debout, mon grand… Il est l’heure de se lever », en ébouriffant les cheveux mi-longs de son frère.

« Hmm », fait celui-ci en repoussant sa main tout en riant.

« Pas de hmm qui compte… Allez hop, debout », en se relevant tout en se frottant les yeux.

Cela fait des mois que Jed ne s’est plus senti aussi épuisé. Il devrait penser à prendre quelques jours de repos. Si seulement il pouvait se le permettre.

Cooper se tourne sur le dos et lui sourit. Il vaut décidément tous les sacrifices, ce sourire d’enfant sur ce visage d’adulte.

« ’Jour, Jed. »

« Salut, mon grand. Bien dormi ? »

Cooper opine vivement de la tête.

« Bien… Allez, file te laver et t’habiller. Le petit déjeuner est prêt. »

« D’accord », en se levant, dépliant son énorme carcasse hors du lit.

Cooper fait une tête de plus que son aîné, mais il dort encore dans des pyjamas Hulk et des draps à l’effigie d’Iron Man.

Malgré ses vingt-huit ans et ses près de deux mètres, Cooper est et restera à jamais un enfant.

Il regarde Jed avec des yeux émerveillés et ce dernier ne peut s’empêcher de l’aimer plus que tout et malgré tout. Il ne vit que pour Cooper, qu’à travers Cooper, et n’a guère de temps pour lui. S’il n’y avait ses voisins, il n’aurait d’ailleurs aucune vie sociale en dehors du travail.

Mais ce regard, c’est sa récompense quotidienne.

Ils déjeunent devant le petit poste de télévision installé sur le rebord de la table de travail.

Cooper ne veut manquer pour rien au monde ses dessins animés favoris. C’est un rituel qui fait partie intégrante de cette routine dont il a besoin pour garder ses repères.

Le réveil, la douche, les rires devant l’écran.

Jed déposera son frère, comme chaque jour, du lundi au samedi midi, au centre de jour et rejoindra ensuite l’atelier avant de retourner le chercher en fin d’après-midi.

Ils passeront ensuite au supermarché du quartier Est pour faire les grosses courses de la semaine. Toutes les caissières les connaissent et se sont prises d’affection pour ce grand gamin qui a refusé d’être adulte. Si parfois les regards en coin de certains clients mettent Jed dans l’embarras ou dans une colère qu’il a du mal à cacher, la plupart du temps tout se passe plutôt bien, les habitués s’arrêtant souvent pour bavarder avec eux.

Nombre d’entre eux sont admiratifs du courage de Jed qui a élevé seul un frère handicapé. Pour Jed, c’est juste quelque chose de normal et même si, parfois, épuisé par sa journée, épuisé par son infantile petit frère, il a envie de tout plaquer, il suffit que Cooper le regarde et tout lui est à nouveau évident : il n’y aura jamais que lui…

Le jour où son père a abandonné ce géant de papier devant sa porte, il a su que sa vie ne serait plus jamais la même. Il a fait son choix sans aucune hésitation.

Et puis, il n’est pas seul, fort heureusement. Ses amis sont là, même si parfois cela ne lui suffit plus.

Sa bisexualité aurait dû l’aider à rencontrer l’âme sœur, mais c’est tout le contraire : aucun de ses amants ou aucune de ses maîtresses n’est prêt à le partager avec un frère qui prend toute la lumière et ne leur laisse que l’ombre.

Au fil des années, Jed a fini par se contenter de ce que la vie lui offrait. Il a couché occasionnellement avec Briana, quand ils en avaient envie tous les deux, histoire de combler un peu leurs solitudes. Il n’a jamais été question d’amour entre eux, seulement de partager un peu de tendresse quand le besoin se faisait sentir.

Lorsqu’il lui arrive d’avoir envie d’un corps plus viril, il confie Cooper à Abigail et part en direction des boîtes gay de la ville, à la recherche d’un homme qui lui plaira assez pour se laisser aller entre ses bras. Jed est plutôt beau garçon, ça facilite les choses.

Une nuit de sexe pour se sentir vivant quelques heures.

Mais même cela devient de plus en plus rare. Usé par son double emploi et le peu de temps libre qu’il lui reste, il préfère passer celui-ci entre amis, dans cette famille qu’il s’est construite au fil des années.

Briana ayant finir par jeter son dévolu sur Mark, un ami de Caleb, le concierge, Jed se contente depuis lors de coups d’un soir, et seulement quand son corps n’en peut plus de se taire.

Il voudrait parfois qu’il reste muet.

***

Le lundi qui suit, Jed fait la grasse matinée, Mike lui a donné sa journée… En temps normal, Jed aurait protesté mais là, à bout de force, il a accepté l’offre avec un soupir de soulagement.

La tête enfouie dans les oreillers, il s’étire en jetant un œil au réveil : 9 heures 24.

« La vache », en souriant.

Le vendredi soir a été calme au restaurant, si bien qu’à 22 heures, Lana lui a dit de rentrer.

Moins d’une heure plus tard, il s’est endormi comme une masse, à peine un pied dans son lit.

On toque à la porte de sa chambre, il se retourne en expirant bruyamment.

« Entre, Cooper », tout en posant sa tête sur ses mains croisées sous sa nuque.

Son frère apparaît, un peu penaud.

« Jed ? »

« Viens là », lance ce dernier en tapotant son matelas.

Cooper ne se fait pas prier et court s’allonger contre lui.

« Tu travailles pas ? »

« Non… Mike m’a donné congé. »

« On va jouer ? », en tournant son visage vers lui.

« Tu veux faire quoi ? », plongeant son regard dans le sien.

« Aller au parc. »

« C’est une bonne idée, une petite ballade nous fera du bien », en lui ébouriffant doucement les cheveux. « Je vais prévenir madame Élise que tu n’iras pas à l’école aujourd’hui. »

« Content », en posant sa tête sur la poitrine de son grand frère.

« Tu veux manger quoi pour ton p’tit déj ? » lui demande Jed tout en repoussant une mèche de son front.

« Crêpes ! » hurle Cooper qui se redresse d’un bond sur le lit.

« Va pour des crêpes » lui répond Jed tout en se levant.

« Jed ? », d’une voix incertaine.

« Oui ? », soudain inquiet.

« Je suis pas comme les autres ? », en baissant la tête.

« Qui t’a dit ça ? », en se penchant sur le lit.

« Personne. »

« Cooper… Ne me mens pas », en lui relevant le menton de l’index.

« Liliana. »

« Quoi ? Ta nouvelle amie du centre ? »

Il opine.

« Cooper… Tu es juste différent. »

« Pourquoi ? », le regard soucieux.

« Je sais pas… Peut-être parce que si tout le monde était pareil, on s’ennuierait ? », en tapotant le bout de son nez.

« Je veux être comme toi. »

« Et moi je voudrais pas d’un autre Cooper que toi… File sous la douche », le repousse gentiment Jed.

Cooper se lève et se rue jusqu’à la porte.

« On ira en vélo ? »

« Si tu veux, oui. », en se passant les mains sur le visage, las.

« On mangera une glace ? »

« Cooper… Va prendre ta douche… On verra ça tout à l’heure, d’accord ? »

« D’accord », en sortant, laissant la porte grande ouverte.

Jed s’habille d’un simple jean noir et d’une chemise à carreaux et retrouve Cooper, front contre la fenêtre de la cuisine qui donne sur la rue.

Il a mis son jean foncé avec un T-shirt Batman et semble absorbé par le spectacle qui se déroule à l’extérieur. Il sursaute quand son frère l’interpelle.

« Y a un gros camion », note-t-il en pointant le doigt sur la vitre.

« Ah bon ? », s’étonne Jed en le rejoignant, intrigué.

Un semi-remorque est garé devant le trottoir. Entreprise de déménagement « Hedfort and Cie ».

« C’est sûrement notre nouveau voisin », marmonne Jed.

« Un nouveau voisin ? », l’interroge Cooper.

« Jake est parti. »

« Oui… Abigail m’a dit », fait Cooper, dépité, en baissant la tête. « Je suis triste. »

« Je sais », lance Jed en cherchant du regard le nouveau locataire, mais celui-ci demeure invisible.

« On pourra plus aller au jardin ? », lui demande Cooper.

« Je ne pense pas, non », en s’éloignant. « Mais heureusement le parc n’est pas loin. »

« Je veux le jardin », mine boudeuse.

« On n’a pas toujours ce qu’on veut, Cooper. »

« Je l’aime pas. »

« Qui ça ? »

« Lui », en pointant à nouveau le doigt sur la fenêtre.

Jed revient sur ses pas. Habitant au premier, il n’a aucune difficulté à voir tout ce qui se passe plus bas.

Un homme d’une petite quarantaine d’années parle avec les déménageurs. Jed peut apercevoir les favoris de ce dernier qui lui mangent les joues. Il le voit rire avec un grand Noir, lui tapant sur le bras en rentrant dans l’appartement.

« Il a l’air gentil, non ? »

« Il a des poils plein sur la figure », répond Cooper en faisant la moue

Jed ne peut s’empêcher d’éclater de rire, rire qui se perd quand un deuxième homme apparaît.

Il se rapproche de la vitre.

« Pas mal », murmure-t-il.

Il sent le regard confus de Cooper posé sur lui.

« T’as mal ? »

« Non », rit Jed. « J’ai dit qu’ils avaient l’air sympas. »

« C’est lequel le voisin ? »

« Je ne sais pas… On verra bien… Les deux peut-être », en jetant un dernier coup d’œil vers le rez-de-chaussée. Il recule d’un pas quand le deuxième homme lève les yeux vers lui. Leur poste d’observation n’est évidemment pas très discret.

L’homme leur dédie un léger sourire et Cooper, tout content, lui fait de grands signes de la main. Jed vire au rouge pivoine.

« Coop’ », en le tirant vers l’arrière.

« Il est gentil, lui », en retournant vers la fenêtre.

« Viens ici », n’osant le rejoindre.

« Pourquoi ? », dubitatif

« Ça ne se fait pas… On les connaît pas, ces gens. »

« Je les aime bien. »

« Viens manger », lui ordonne Jed en récupérant la pâte toute faite dans le frigo.

« On ira leur dire bonjour ? »

« Quoi ? », en sortant la poêle de sous l’évier.

« Quand on ira au parc, on ira leur dire bonjour ? »

« Euh… On… On verra… Viens t’asseoir maintenant. »

Quand ils partent pour la promenade, en fin de matinée, le camion n’est plus là et personne ne se tient plus sur le trottoir. Lâchement, Jed en est soulagé. Il ne remarque pas l’homme debout derrière la fenêtre et qui le regarde s’éloigner en vélo avec son frère.

« Pas mal. »

L’homme se tourne vers son voisin aux favoris trop longs, qui vient de marmonner entre ses dents.

« Ne commence pas, Danny », en retirant les mains des poches de son pantalon.

« Je te signale que c’est pas moi qui reluque le cul de mes voisins », en riant.

« Je les reluquais pas », maugrée l’homme en s’écartant de la fenêtre.

« Non… of course », roulant des yeux. « Bon… Tu veux qu’on commence par quoi ? »

« La chambre et les malles noires. »

Daniel baisse le regard.

« Je te l’ai dit, ce n’est pas parce que j’ai déménagé que je vais changer quoi que ce soit à ma vie et à mes habitudes. »

« Tu as pourtant l’opportunité de tout pouvoir recommencer à zéro », lui répond Daniel.

« Non. »

« Merde, Duncan… Pourquoi ? », désabusé.

« Parce que je suis bon dans ce que je fais », impassible.

« Te vendre ? » lui crache Daniel dans un murmure, amer. « Pardon » s’excuse-t-il aussitôt « T’es quelqu’un de brillant… Pourquoi ? », relance-t-il.

« Parce que c’est de l’argent facilement gagné et que je… »

« NON », le stoppe Daniel en haussant le ton « Ne me dis pas que c’est parce que tu aimes ça… On sait très bien, toi et moi, que ce ne sont que des conneries », en le pointant du doigt.

« Danny… », en lui offrant un léger sourire.

« Tous ces hommes et toutes ces… ces femmes… Duncan, je t’en supplie… Arrête », le regard ancré dans le sien.

« Je ne fais que les accompagner… Un bel objet à présenter… Y a rien de mal à ça, surtout qu’ils paient bien et que cet argent… »

« Tu n’es pas un objet », le coupe Daniel, la mine renfrognée.

« Si », un sourire léger sur les lèvres.

« Pourquoi tu te contentes pas d’en rester là ? »

« Autant les laisser m’utiliser jusqu’au bout, non ? », dans un demi-sourire.

« T’es pas un sex-toy, MERDE ! » réplique, rageur, Daniel.

« Si », d’une voix basse et rauque.

« Je te déteste », ronchonne Daniel en quittant la pièce.

Quelques secondes plus tard, la porte de la chambre claque violemment.

« Moi aussi je t’aime, Danny », en jetant un dernier regard vers la fenêtre.

***

Duncan a dû quitter son dernier appartement dans l’urgence, poursuivi par un de ses anciens clients qui avait jeté son dévolu sur lui. Persuadé qu’il l’aimait et que c’était réciproque, incapable de comprendre que payer pour du sexe ne voulait pas dire payer pour être aimé.

Duncan prend soin de ses clients, cela fait partie du métier que de savoir répondre à leurs attentes, mais il prend toujours garde à ne jamais dépasser les limites qu’il s’est fixées. Il embrasse peu et quand il le fait, c’est toujours dans le feu de l’action, jamais un geste posé, hors sexe. Il ne veut se lier avec aucun d’eux, ni femme ni homme.

Il ne leur fait jamais l’amour, il leur procure juste quelques heures de plaisir et parfois de tendresse, mais garde ses distances, préservant cet espace privé auquel plus personne n’a eu accès depuis des années.

Il n’a plus connu de relation libre, sans argent à la clef, depuis tellement longtemps qu’il en a oublié, délibérément, ce que c’était que d’aimer ou d’être aimé. Par contre, il se souvient parfaitement du dernier corps qu’il a tenu dans ses bras avec cette sensation de plénitude, celle d’appartenir à quelqu’un. La trahison quand ce dernier l’a quitté pour un autre… La souffrance.

L’impression de n’avoir été qu’un objet et se rendre compte qu’on valait davantage en tant que tel qu’en tant qu’humain.

Il souvient que tout a commencé presque innocemment quand Sid, un de ses camarades de sortie, lui a présenté Jenny, une jeune cadre célibataire qui avait du mal à se faire une place depuis qu’elle était montée en grade dans son entreprise et attisait les jalousies. Elle a proposé à Duncan de lui servir de cavalier pour une soirée organisée par son travail, moyennant finance. Il a accepté après quelques réticences de principe.

Il venait de se faire larguer, il était fatigué, ne voulait pas s’investir dans une nouvelle relation. C’était de l’argent facilement gagné, et quel mal y avait-il à servir de faire-valoir ? Son mélange de charme naturel et de simplicité mêlé à un certain mystère plaisait. C’était de plus quelqu’un de cultivé et discret.

Paraître et parler… Savoir tenir sa place… On ne lui en demandait pas plus et cela lui convenait.

Duncan et Jenny avaient pris rendez-vous pour apprendre à se connaître. La soirée qui a suivi a été un succès. Trois cents dollars pour quatre heures de travail…

Jenny a gardé ses distances, elle voulait un escort boy, pas un gigolo. Elle s’est contentée de le serrer contre elle de temps à autre, d’un sourire échangé ou d’une main dans la sienne. Si au départ, il s’est senti maladroit, Duncan a vite pris ses marques. C’était plus simple qu’il ne l’avait appréhendé.

C’est Jenny qui lui a mis le pied à l’étrier. Elle l’a dirigé vers certaines de ses amies et quand il lui a avoué qu’il était gay, c’est elle aussi qui lui a proposé de rencontrer des hommes.

Il avait vingt-six ans, il était jeune, il était beau, il avait le cœur broyé. Rien à perdre et tout à gagner.

Son premier rapport sexuel tarifé, il l’a eu avec un homme. Il n’était pas assez attiré par le corps des femmes pour tenter cette première expérience monnayée avec elles. Ian était un homme marié qui aimait son épouse, mais qui avait besoin d’assouvir ce besoin d’un corps masculin pour garder son équilibre. Il était plutôt bel homme et plus âgé que Duncan de quelques années.

Ian ne voulait pas d’un coup dans un bar qui risquait de lui porter préjudice, ni des services d’un prostitué trouvé au coin d’une rue. Jenny était une de ses amies de longue date et avait connaissance de ses penchants. Elle l’a mis en contact avec Duncan qui s’est présenté à Ian en tant que Tony…

Tony, son substitut, l’autre face de son miroir.

Ian a loué une chambre sous un faux nom dans un hôtel plutôt chic. Duncan, costume trois-pièces gris chiné et chemise blanche au col Mao, a toqué et franchi le pas de cette nouvelle vie choisie.

Ce fut moins dur qu’il ne l’avait imaginé, et craint surtout. Ian était quelqu’un de bien, Duncan a même éprouvé du plaisir, bien que ça ne l’ait empêché de se sentir sale après l’acte. Il a passé l’heure qui a suivi le départ de son amant à s’arracher la peau sous la douche.

Ce n’était là qu’un sacrifice parmi d’autres. Il n’était rien, il serait au moins ça.

Sur la table de chevet, cent cinquante dollars pour une heure.

Tony est devenu l’escort boy de ces dames et le gigolo de ces messieurs. Avec parfois une exception si la femme lui plaisait assez pour quelques heures d’extra. Il y a plus de tendresse chez elles et c’est la seule raison qui lui fait parfois accepter de partager leur lit. Quand il a autant besoin qu’elles de chaleur humaine.

Il aime les femmes pour cette raison… Leurs bras maternels, ceux qu’il n’a jamais connus.

Suite à une soirée trop arrosée avec l’un de ses clients, il s’est fait embarquer par la police. C’est Daniel qui est venu le chercher au poste. Ce soir-là, Duncan lui a tout avoué pour ne plus avoir à porter ce fardeau seul. Daniel qui, depuis, essaye en vain de sortir son frère de cet enfer.

Cela fait douze ans qu’il se heurte à un mur.

Il a espéré que ce déménagement et les causes de celui-ci fassent changer d’avis son frère, mais pour Duncan/Tony, cette vie est devenue la sienne/la leur.

Daniel a cessé de lui poser des questions sur les causes de sa chute, mais continue à le harceler pour qu’il arrête de se vendre.

Sa chute…

Tous les mois, Duncan verse mille dollars sur le compte de la clinique privée Saint Lieu.

Là, derrière les murs d’une des chambres, repose un vieil homme rongé par la maladie. Un père qui a si mal aimé son fils et qui, aujourd’hui, ne le reconnaît même plus.

Duncan rejoint son frère dans la chambre et passe la fin de journée à ranger ses costumes d’apparat… Ceux de Tony. Dans la chambre d’amis, il range les valises de Duncan.

Bien qu’il ne ramène pas de clients chez lui, il aime à couper sa vie en deux. Cet appartement sera son refuge, son nid, son abri. Comme l’a été celui qu’il a habité pendant plus de onze ans. Seul son frère possède le double des clefs. Il ne viendrait jamais qu’invité ou… trop inquiet suite à un silence trop prolongé.

Parce que si Tony est le sociable, Duncan, lui, reste le taciturne.

Duncan raccompagne Daniel à la porte tout en l’invitant à dîner la semaine suivante.

« Je… Je vais… Je vais le voir demain… Tu veux m’accompagner ? », lui demande Daniel en n’osant pas regarder son frère dans les yeux.

« Non », sèchement.

« Duncan… Ça reste notre père, même si… », continue-t-il.

« Je t’ai dit non », le coupe Duncan d’une voix ferme.

« D’accord », les mains levées en signe de reddition. « J’y vais. »

« Merci pour tout, Danny. »

« Tu rigoles… T’es mon p’tit frère préféré, tu le sais bien, hum ? », un rien moqueur.

« C’est ça, oui », l’épaule appuyée contre le chambranle de la porte d’entrée.

« Je t’aime, frérot », en partant.

« Moi aussi », répond Duncan en le regardant s’engouffrer dans sa vieille Ford.

Trop loin pour qu’il puisse l’entendre.

 « Bonjour », fait une voix grave.

Duncan se tourne et doit lever le regard pour croiser celui de son interlocuteur.

« Bonsoir », en faisant un pas en arrière pour rentrer chez lui. Fuir.

« Je suis Cooper », en se dandinant sur ses pieds. « J’habite là-bas », indiquant le premier du doigt.

Duncan tique. Quelque chose dans l’attitude de cet homme le trouble.

« Cooper… Laisse Monsieur tranquille », lance une quinquagénaire sortie de nulle part. « Je suis désolée », sourire crispé tout en se tournant vers Cooper. « Je t’avais dit de rentrer tout de suite… Si Jed l’apprend, il ne va pas être content. »

« Mais je… Je voulais voir le nouveau voisin », ton suppliant.

Abigail se confond en excuses, Cooper ayant encore échappé à sa surveillance.

« Il n’y a pas de mal », répond Duncan d’une voix blanche, s’apprêtant à refermer la porte.

« C’est quoi ton nom ? », lance Cooper en tâchant de se défaire de l’emprise d’Abigail.

« Cooper ! », s’énerve-t-elle.

« Je m’appelle Duncan », après une courte hésitation.

« C’est un beau nom », en lui tendant la main, tout sourire.

Duncan hésite et finit par la lui serrer.

« Elle, c’est Abigail… C’est mon amie », la tirant vers lui et la déséquilibrant.

Cooper a beau se comporter comme un enfant, il n’en a pas moins la force d’un adulte.

« Enchanté », sourit poliment Duncan.

« Nous sommes vos voisins », se justifie une Abigail embarrassée par ces présentations forcées. « Il faut l’excuser, mais Cooper est un peu… »

« J’avais compris… Ne vous excusez pas », impassible.

« Merci… À bientôt et bienvenue parmi nous », tout en tirant par la manche un Cooper peu enclin à obéir.

« Je vous remercie », les salue Duncan d’un hochement de tête tout en refermant la porte.

Il s’adosse contre celle-ci tout en jetant un regard las sur le hall qui donne sur le salon. Il promène celui-ci parmi les meubles en bois léger et s’arrête sur une statue de Bouddha en bronze qui trône dans l’âtre de la fausse cheminée. Ce cocon si familier et rassurant, tellement essentiel à sa vie en déséquilibre.

Duncan a suivi des études de théologie à l’université de Stanford qu’il a brillamment réussies. Il a toujours été fasciné par l’histoire des religions. Pour lui qui se considère comme quelqu’un d’agnostique, c’est assez paradoxal.

Il a été élevé dans une famille catholique pratiquante, mais a perdu la foi depuis bien longtemps. Cependant, s’il avait perdu la foi religieuse, il avait gardé celle en l’homme. Mais avec les années, même celle-ci a fini par s’effriter jusqu’à disparaître.

Il soupire et entre dans le salon. Il se sert un fond de brandy qu’il fait tourner dans son verre avant de le vider d’un trait.

« À nous ! », saluant l’appartement en levant son verre.

Chapitre 2

 

Le week-end passe et personne n’a plus revu le nouveau voisin. Celui-ci reste terré dans son appartement et nul, au fond, ne semble s’en soucier.

Personne excepté Cooper.

« Cooper ! », s’impatiente Jed devant son frère qui touille ses céréales sans se décider à les manger.

« Je veux mon ballon », en faisant la moue.

« Je te l’ai déjà dit… Je ne sais pas où il est et puis tu en as deux autres dans ta chambre, ça te suffit pas ? »

« Oui mais lui, c’est mon préféré. »

« Cooper, s’il te plaît, mange… On va être en retard », en regardant sa montre.

« J’ai pas faim », en repoussant son bol et posant ses mains sur ses cuisses, tête enfoncée entre ses épaules, mine boudeuse.

Ce sont dans des moments pareils que Jed a du mal à contenir sa frustration. Voir son frère, ce garçon athlétique de près de deux mètres, se comporter comme un enfant le laisse dans la confusion la plus totale, mélange de colère, de frustration et de découragement. D’inquiétude aussi.

Parfois, quand Cooper est assis, concentré sur son ordinateur, visage d’adulte, incarnation du jeune homme qu’il devrait être, Jed se dit que tout cela n’est qu’un cauchemar dont il va se réveiller.

Tout cela le mine, le ronge… Il a tellement peur de l’avenir. Qu’adviendrait-il de Cooper s’il venait à lui arriver malheur ? Qui s’en occuperait ? Son père ? Il n’a plus de nouvelles de lui depuis le jour où ce dernier a abandonné son frère sur son palier. Sa famille ? Il n’en a plus. Mike n’est qu’un ami et n’a aucun lien de parenté avec eux, même si les frères le considèrent comme un père.

Jed s’accoude et enfouit son visage entre ses mains, las.

Entre sept et neuf ans.

C’est l’âge mental que les médecins ont fini par attribuer à son frère. Débile léger. Dieu que Jed déteste ce terme. Retardé mental léger à moyen en fonction des spécialistes consultés. Jed se perd dans un rire sourd, c’est moins dur à encaisser que « débile » mais, au fond, ça ne change pas grand-chose. Fichus toubibs avec leurs analyses et leurs tests à la con hors de prix, incapables de se mettre d’accord.

Cooper a toujours eu du retard. Il a appris à marcher tard, à parler tard, n’a été propre qu’à six ans, a eu du mal à comprendre et à retenir les simples gestes du quotidien, mais son père a refusé d’admettre qu’il y avait un problème. Cooper était son préféré, le portrait de Jade, sa femme, leur mère…

Jade, morte dans un accident de voiture un an après la naissance du plus jeune.

Anton ne s’en est jamais remis et s’est mis à boire plus que de raison, ne portant plus guère d’attention à ses enfants, et le peu qu’il leur a accordé n’était dirigé que vers le cadet.

Jed, encore enfant, a vite compris que son petit frère n’était et ne serait jamais comme les autres. Anton, lui, a fini par abdiquer face à l’évidence. Cooper était différent. Il a, dès lors, démissionné de son rôle de père et c’est Jed qui a pris sa place au prix de ses études et de sa propre jeunesse.

Jamais pourtant ce dernier n’en a tenu rigueur à son cadet. Il s’est juste mis à détester Anton après avoir en vain tenté de gagner un peu de son attention. Jed adore Cooper et celui-ci le lui rend au centuple, à sa manière, avec ses moyens, avec ses mots. Avec ses indélicatesses.

Ce lien, c’est leur force, ce qui les maintient debout et ce bien qu’à l’époque, ils n’étaient ni l’un ni l’autre capables de vrais gestes de tendresse l’un pour l’autre. Jed parce qu’il avait du mal à exprimer ses sentiments et ses émotions, la vie l’ayant privé d’exemples à suivre, et Cooper parce que c’était là l’une des multiples conséquences de son handicap.

Il arrive pourtant à Jed de l’embrasser. Cooper reste alors perdu entre ses bras, doux sourire sur les lèvres sans jamais le repousser. Parfois Cooper pose son front sur le torse ou l’épaule de son frère qui tente de profiter de ces communions le plus longtemps possible, si rares et d’autant plus précieuses.

Avec les années et à force de persévérance, Cooper a appris à montrer ses émotions et Jed à ne plus cacher les siennes.

À quinze ans, à bout de force, Jed s’est décidé à prendre ses distances. Il a commencé des études professionnelles avant de travailler comme apprenti chez Mike, dormant un jour sur deux dans une chambre au-dessus de l’atelier pour éviter les trajets trop longs et surtout se vider la tête avant de rentrer à la maison.

Mike a tâché de faire au mieux pour les aider, mais il s’est souvent heurté à un Anton amer, en voulant à la terre entière.

« Ce sont vos gosses, merde… Vous êtes leur père », a-t-il un jour éclaté en voyant ledit Anton débarquer ivre mort à l’entrepôt.

« Justement, ce sont MES gosses, vous mêlez pas de ça, je fais ce que je veux. »

Avec l’argent gagné au garage, Jed a réussi à trouver une place pour Cooper dans un centre spécialisé.

Les années ont défilé dans une immuable routine, puis Jed a croisé la route d’un garçon différent des autres, Andy. Celui-ci lui a appris à aimer et à accepter d’être aimé à son tour. À vingt-six ans, Jed a cru avoir enfin trouvé l’équilibre, entre son travail, son frère et son compagnon. C’est alors que sa vie a basculé, une nouvelle fois.

Son père a rencontré Sarah… Elle est tombée enceinte.

Six mois plus tard, en rentrant du travail, Andy a retrouvé Cooper assis sur le palier, une valise à la main.

« Papa est parti avec Tante Sarah, il a dit que je devais l’attendre ici. »

Ils ont attendu ensemble et jamais Anton n’est venu le rechercher. Andy a accepté la présence de Cooper par amour pour Jed, mais cela ne lui a pas été facile de partager son amant avec ce frère qui envahissait tout l’espace, s’immisçant jusque dans leur intimité.

Le jour où Cooper les a surpris en plein milieu de leurs ébats, Andy a craqué et posé un ultimatum à son compagnon.

À vingt-sept ans, Jed a emménagé avec Cooper dans un petit appartement du quartier Est. Une femme est venue les aider à porter leurs cartons. Elle s’appelait Abigail Creenwood. C’était il y a six ans…

Il n’y a plus eu jamais d’Andy dans sa vie. Il n’y a plus jamais eu que Cooper…

Un bruit de cuillère et Jed sursaute.

« Pardon », fait Cooper en tirant son bol vers lui tout en commençant à manger ses céréales.

Il a ressenti la détresse et les doutes de son aîné et sait en être la cause. Il est peut-être retardé, mais il n’est pas totalement stupide. Il n’a peut-être que sept ans dans sa tête mais, à cet âge-là, on sait ces choses. Cela vaut bien un bol de céréales et un ballon perdu.

Cooper sourit, se rappelant soudain où il l’a oublié.

Jed l’observe tout en buvant son café à présent froid.

« Quand on rentrera, on le cherchera ton ballon, d’accord ? Il ne doit pas être bien loin », en lui faisant un clin d’œil complice.

« … et puis j’en ai encore deux », continue Cooper en levant son index et son majeur.

« Oui, Cooper », répond Jed avec un léger sourire tout en s’enfonçant dans sa chaise. « Tes céréales », en lui indiquant son bol.

« J’ai presque fini », clame Cooper avec sa fierté tout enfantine.

***

Appuyé debout contre l’évier, Duncan sirote son café tout en regardant distraitement deux moineaux se chamailler dans le jardin. L’énorme baie vitrée qui donne sur celui-ci apporte une luminosité toute particulière aux pièces en enfilade. Une impression de paradis artificiel qui l’apaise.

C’est cela qui lui a plu lors de sa visite virtuelle de l’appartement. Ça et la vaste pièce centrale dont il a fait sa bibliothèque. Contre les murs de cette même pièce se dressent des meubles en palissandre devant lesquels sont disposées autant de caisses vides que de pleines.

Quelques étagères sont déjà remplies, d’autres attendent le bon vouloir de leur propriétaire.

Duncan aime les livres, plonger dans cette solitude à deux. Il aime l’odeur des vieux manuscrits ou celle des pages neuves. Il pourrait rester des heures assis à se perdre dans ceux-ci, fasciné par le pouvoir des mots.

Durant ses années de lycée, il s’est découvert une véritable passion pour les religions et leur influence culturelle, marquant vite une préférence pour l’art et la culture indienne. C’était si loin de son éducation religieuse catholique rigide et tellement moins hérissé d’interdits.

Il a brillamment réussi ses études de théologie et une chaire lui a même été proposée à l’université, mais il a préféré l’ombre à la lumière et a poliment décliné cette offre tant convoitée. Cela a provoqué, à l’époque, une tempête sans précédent dans sa famille, surtout avec son père. Leurs relations n’ont plus jamais été les mêmes à compter de ce jour.

Dès le début de ses études, Duncan a trouvé sa voie : la recherche, et rien ne l’aurait fait changer d’avis. Pour la première fois de sa vie, il s’est détourné du chemin tracé pour lui par son père.

Il s’est vite fait un nom dans le milieu. Plusieurs professeurs font encore aujourd’hui appel à lui, ainsi que des musées et des maîtres de conférences. Il travaille actuellement sur un projet d’exposition ayant pour thème le Trimurti qui se tiendra au Musée des Arts asiatiques de la ville.

Personne dans son entourage professionnel et familial ne sait pour sa double vie, à l’exception de son frère aîné, Daniel. Les vieux livres coûtent cher, la liberté aussi, et ce n’est pas avec ce que lui rapportent ses recherches qu’il peut remplir les étagères de ses bibliothèques.

Cette double vie est aussi une manière pour lui d’assouvir ses besoins sans devoir s’engager. D’avoir une vie sociale sans s’investir. D’être témoin sans être totalement acteur.

Duncan observe le monde qui l’entoure d’un œil extérieur. Vivant dans ces deux univers opposés, il passe de l’un à l’autre sans sembler en être affecté. Une forme de lâcheté face à la vie qu’il assume parfaitement, personne n’ayant ébranlé le mur de ses convictions depuis qu’il a fait le choix de se vendre.

Tony est le vaisseau et la lumière. Duncan, l’âme et l’ombre. Daniel se demande comment ce frère peut incarner ces deux êtres à la fois, si dissemblables dans la forme, mais si semblables dans le fond.

La solitude derrière ses rares sourires toujours empreints de cette douce amertume brise les résistances de Daniel, et ce même si Duncan partage rires et sourires avec lui. Daniel le sait profondément seul et espère toujours, qu’un jour, quelqu’un vienne chambouler les belles certitudes de son cadet. Même s’il n’y croit plus trop.

Duncan vide sa tasse et la pose dans l’évier quand son téléphone vibre dans la poche arrière de son pantalon.

Le téléphone de Tony.

« Bonjour », de sa voix rauque, entrant dans la lumière.

« Tony… C’est… C’est moi… », fait une voix timide.

« Efrain ? »

« Oui », lui répond ce dernier, visiblement mal à l’aise.

« Tu vas bien ? », s’inquiète aussitôt Duncan.

« Oui, oui… Je… Je voulais juste savoir si on… Si on pouvait se voir ? », la voix tremblante.

Duncan sourit. Bien qu’il fasse appel à ses services depuis bientôt deux ans, Efrain a toujours autant de mal à demander à le voir. L’argent, cet enjeu empoisonné, en est la raison majeure.

« Je suis en retard… pour les dessins… j’ai… », bredouille-t-il.

« Efrain… », le rassure Duncan.

« Oui ? », dans un murmure.

« Ce n’est pas grave. »

« Il me reste encore cinquante dollars, tu sais ! », sachant que Tony ne viendrait pas si l’argent n’entrait pas en ligne de compte.

« Tu veux que je passe ce soir ? », avec une sincère tendresse dans la voix.

« Non », un peu paniqué. « Pa’ est là… Demain… Demain, je serai seul avec maman… Il travaille. »

« Bien… Je pourrai être là pour 20 heures, ça te va ? »

« Oui. »

Duncan perçoit la joie et le soulagement à l’autre bout du fil.

« Je te montrerai… mes ébau… ches », relance Efrain, à bout de souffle.

« Parfait, je suis impatient de voir ça. »

« Moi, je suis juste im… patient… de te voir, toi. »

« Efrain », sur un ton un peu paternel.

« Je sais mais… j’ai bien le… droit d’y croire », un peu dépité.

« Non », réplique Duncan avec plus de fermeté qu’il ne l’aurait voulu.

« T’es pas… sympa, tu sais. »

« Je le suis déjà bien trop avec toi… et tu en abuses », soupire Duncan.

« Je sais », se met à rire Efrain, la respiration éraillée et difficile. « À demain alors ? » continue-t-il.

« À demain, Efrain », en raccrochant aussitôt.

Il se fustige. Il est trop attaché à Efrain, il le sait… Pour lui, il a enfreint nombre de ses règles. Il est le seul et restera le seul, parce que Efrain n’est et ne sera jamais un client comme les autres.

Un mouvement dans le jardin le fait émerger de ses pensées. Il tressaille, s’apprêtant à appeler la police quand il reconnaît Cooper, le voisin qui s’est présenté à lui le jour de son emménagement.

Il est accompagné d’un jeune garçon qui ne doit pas dépasser les dix ans et n’en mène pas bien large. Duncan ouvre brusquement la porte coulissante de sa baie vitrée.

« Qu’est-ce que vous faites là ? », autoritaire.

Le plus petit, pris de panique, s’enfuit sans demander son reste tandis que Cooper se contente de le regarder.

« C’est mon ballon », en pointant son doigt sur une forme ronde perdue dans les rosiers.

***

Tab arrive à bout de souffle devant la porte des Andersen. Il sait que Jed va être furieux. Cooper était censé rester avec lui dans l’appartement de sa mère et ne pas sortir sans autorisation. C’est là une promesse faite dès le premier jour, parce que Cooper n’est pas un garçon comme les autres et que lui, du haut de son mètre 40, ne peut pas gérer toutes les situations, quand bien même il est l’homme de la maison.

Cooper est son ami, son énorme grand frère. Tab l’adore, tout comme il est attaché plus que de raison à Jed, substitut d’un père qu’il n’a jamais connu et qu’il ne connaîtra probablement jamais. Né des suites des aventures d’une nuit entre sa mère et un homme dont elle ne se rappelle rien d’autre que la couleur des yeux et la marque de sa moto.

Tab aime sa mère, mais il ne peut s’empêcher de lui en vouloir. Il aurait voulu avoir un père à ses côtés, et non l’ombre d’un inconnu. Et là, il risque de perdre la confiance de celui qu’il considère comme son modèle. Il baisse la tête et frappe à la porte. Il ne peut pas laisser tomber Cooper.

La porte s’ouvre sur un Jed aux traits chiffonnés que Tab a dû réveiller d’une sieste improvisée.

« Tab ? », la mine renfrognée. « Où est Coop’ ? », en cherchant son frère du regard.

« Il voulait retrouver son ballon », commence Tab en fixant ses chaussures.

Le ballon ? Merde…

Jed a totalement oublié cette histoire.

« Tab », tonne Jed, anxieux.

« Il a pris la clef du jardin et on est allé chez le voisin », en tordant le bout de ses baskets.

« Vous êtes allés chez qui ? »

« Cooper disait que le ballon était là-bas », en relevant ses yeux suppliants dans ceux, furieux, de Jed.

« Je t’ai déjà dit de pas sortir de l’immeuble avec Cooper sans ma permission ou sans être accompagnés d’un adulte… Combien de fois devrais-je encore te le répéter, BORDEL ? », hurle-t-il en sortant comme une tornade de son appartement. « Tu viens avec moi… TOUT DE SUITE ! », en attrapant Tab par le bras et le tirant derrière lui.

Ce dernier sent les larmes lui monter aux yeux.

« Pardon… Je suis désolé, mais il voulait y aller tout seul… Il avait pris les clefs… Je… Je voulais pas qu’il y aille tout seul », des larmes dans la voix.

« Fallait venir me chercher… On ne rentre pas chez les gens comme ça… En plus, on ne le connaît même pas ce mec… Il pourrait appeler la police. »

Jed pâlit à l’idée de voir son frère embarqué par les flics et accélère le pas, dévalant les escaliers.

Tab manque de tomber plus d’une fois, mais Jed ne ralentit pas.

Jake a fait un double des clefs de la porte du jardin. Porte indépendante de l’appartement, lubie excentrique de l’architecte qui a conçu l’immeuble. Il avait espéré, pas tout à fait à tort, l’avenir lui donnant raison, que ce jardin pourrait devenir une sorte de lieu de rencontre, un parc privé à vocation sociale.

Cela n’a pas été immédiatement le cas, le premier propriétaire en ayant refusé l’accès et rehaussé les murs d’enceinte. Il a revendu l’appartement quelques années plus tard à Jake qui s’est assez vite lié d’amitié avec certains des locataires. De fil en aiguille, il a laissé le double des clefs à Jed. Celui-ci, en échange de l’entretien du jardin, pouvait y avoir accès ainsi que son frère quand Jake n’était pas présent, ce qui était souvent le cas.

Ils ont été rejoints par la suite par Adèle et Tab, Abigail et Briana, et parfois Caleb, le concierge de l’immeuble.

Un jour, rentrant plus tôt que prévu de voyage, Jake avait découvert son jardin envahi de tout ce joli petit monde. Jed s’était confondu en excuses, Jake lui avait souri… Tout était dit.

La vie est parfois faite de rencontres magiques, Jake avait été l’une d’elles.

Quand il est parti et a mis l’appartement en location, nul n’a pensé à lui rendre les clefs. Ils ont donc tous continué à profiter du jardin durant la période d’inoccupation de celui-ci. Jusqu’à ce qu’au final, le nouveau voisin emménage et que Jed ne pende les clefs au mur avec interdiction d’y toucher.

Cooper a rechigné mais obéi. Puis il a perdu son ballon préféré et Jed n’a pas tenu sa promesse. Il est parti chez Tab en emportant les clefs. Jed, oubliant parfois la taille de son grand gamin frère, n’a pas pensé que, même accrochées à deux mètres, les clefs restaient à portée de sa main.

Jed arrive à bout de souffle devant la porte close du jardin. Il respire profondément pour reprendre le contrôle de ses nerfs. Ce n’est pas le moment de se mettre le nouveau voisin à dos.

Il jette un coup d’œil vers Tab qui pleure en silence. Jed lâche son bras et pose la main sur son épaule. Ce n’est qu’un gosse après tout.

« Ça va aller », dit-il, tant pour se rassurer lui-même que pour réconforter Tab.

Après tout, d’après ce que lui en a rapporté Abigail, ce voisin s’est montré gentil avec Cooper, notant les troubles mentaux de ce dernier.

Jed toque en dodelinant de la tête. Il aurait été plus intelligent de sonner à la porte d’entrée. Il se trouve tout à coup ridicule, la peur lui ayant fait perdre tout sens logique. Il est d’ailleurs prêt à suivre son idée quand cette même porte s’ouvre sur son frère.

« Jed… Regarde… Il m’a rendu mon ballon », en tendant le jouet vers lui.

« Je vois ça », sur un ton sévère que Cooper perçoit directement comme de la colère.

« T’es fâché ? », en cherchant à croiser son regard.

« Oui, Cooper… Je suis fâché… Qu’est-ce que je t’ai déjà dit ? »

« De pas quitter la maison sans toi », penaud.

« Et ? », insiste Jed en croisant les bras.

« Pardon. »

« Y a pas de pardon qui compte… On rentre, tu manges et tu files dans ta chambre… Tu m’as bien compris ? »

« Mais… »

« Y a pas de mais », claque Jed. « En avant », en s’écartant pour lui céder le passage.

« Ne soyez pas trop sévère avec lui… Il est très beau son ballon, je comprends qu’il ait voulu le récupérer », fait une voix douce et légèrement rauque.

Un homme apparaît derrière son frère.

« C’est Duncan », le présente Cooper en sortant. « Il est gentil… Il m’a rendu mon ballon. »

« Je vous remercie. Je suis désolé pour tout ce dérangement… Je vais vous rendre le double des clefs et ça n’arrivera plus, je vous le promets », baragouine Jed.

Il relève les yeux et croise ceux de son interlocuteur. Celui-ci le gratifie d’un léger sourire et Jed perd pied, se giflant mentalement pour reprendre ses esprits.

« Je m’appelle Jed… Jed Andersen… Je suis son frère aîné », en tendant la main.

« Enchanté… Duncan Mayers », la serrant d’une poignée ferme et brève.

L’homme met volontairement une certaine distance entre lui et ses invités de fortune.

« Ce petit, là », fait Jed en passant le bras autour des épaules de son jeune voisin. « C’est Tab… Lui non plus ne vous causera plus de problèmes… N’est-ce pas ? »

« J’vous promets… Pardon », la tête basse et les yeux rouges.

« Il n’y a pas de mal… Cela nous aura au moins permis de faire connaissance », s’amuse Duncan.

« Oui… On peut voir ça comme ça », bredouille Jed en se frottant nerveusement la nuque.

Ce Duncan le met mal à l’aise et trouve visiblement cela très amusant, ne détachant pas son regard du sien. Jed se met à se dandiner sur place.

« Bon… On va vous laisser maintenant… On vous a assez emmerdé pour la journée. »

« Vous ne m’avez pas… emmerdé », souligne Duncan en mettant les mains dans les poches de son treillis noir.

« Cooper… Les clefs », ordonne Jed en tendant la main vers son frère.

Ce dernier hésite devant un Duncan imperturbable. Il finit par les donner, à regret.

« On pourra plus venir dans le jardin ? », en tordant ses doigts.

« Non, Cooper… », réplique Jed.

« C’est vrai ? » lance le cadet en se tournant vers Duncan.

Ce dernier ne lui répond pas. Le silence devenant gênant, Jed décide qu’il est temps de prendre congé.

« Bon… Encore toutes mes excuses… À bientôt. »

« À bientôt, Jed. »

Cette voix le fiche dans un état pas possible. Jed en rit pour lui-même.

« Au revoir, Tab », le salue Duncan.

« Au r’voir, M’sieur. »

« Pas de Monsieur entre nous. »

« Bien, M’sieur », réitère Tab, timidement.

« Au revoir, Cooper. »

« Au r’voir, Duncan », en repoussant une mèche de cheveux qui lui tombe sur le front.

« Bon ben, salut », lance Jed en tendant le double des clefs.

Duncan hésite un long moment avant de les accepter. Le contact de ses doigts sur sa paume fait légèrement sursauter Jed qui voit un fin sourire se dessiner sur le visage de Duncan. Ce mec se moque de lui, le déstabilise. Jed déteste ça.

« Au revoir », le salue Duncan, croisant à nouveau son regard.

Dieu, en plus d’une voix d’enfer, il a des yeux à se damner. Jed ferme une seconde les siens pour retrouver un peu de sa contenance.

« On y va, les gosses », en poussant Cooper et Tab devant lui.

Il entend la porte qui se referme derrière eux et un cliquetis qui leur indique que le jardin leur est désormais interdit.

Duncan regarde un long moment les clefs dans le creux de sa main, les yeux brillants, puis son visage se ferme en même temps que ses doigts sur celles-ci.

Il passe la fin de la journée à ranger sa bibliothèque, perdu au milieu des livres, sa seule vérité.

Son téléphone sonne. Celui de Duncan.

Sur l’écran, Danny. Il soupire et décroche.

***

 « Qu’est-ce qu’il s’est passé avec le voisin ? », demande Jed en tâchant de ne pas s’emporter.

« Il est gentil », répond Cooper.

« Oui ça je le sais, tu me l’as déjà dit, Cooper… Je veux dire… » Il tire une chaise et s’assied face à lui. « … Pourquoi t’es parti tout seul là-bas ? »

« Tu dormais… », en baissant la tête.

« Tu aurais dû me réveiller. »

« Non… Tu dormais… », insiste Cooper.

« Ça ne te donnait pas le droit de sortir de l’immeuble sans ma permission, tu le sais très bien ! »

« Mouiiiiiii », en rongeant son index.

« Arrête », en repoussant la main de sa bouche. « Je ne veux plus que cela arrive, tu m’as bien compris ? Sinon tu n’iras plus chez Tab. »

« NON », le supplie son frère. « Je te promets… Promis », désespéré.

« Il t’a dit quoi dans le jardin ? », lui demande Jed en regardant distraitement par la fenêtre.

« Rien… Je lui ai montré mon ballon et il l’a pris dans les fleurs qui piquent et puis il me l’a donné. »

« C’est tout ? », fixant les murs d’enceinte.

« Bah oui ! », surpris par les questions de son frère.

« Qu’est-ce que je t’ai déjà dit à propos des gens qu’on ne connaît pas ? », s’appuyant sur le rebord de la fenêtre.

« De pas parler aux inconnus ? », bredouille-t-il. « Mais c’est pas un inconnu… C’est Duncan », se reprend-il aussitôt.

« Oui, Cooper… C’est Duncan… Ma parole, on dirait que tu l’aimes bien, ce mec ? », cédant malgré lui.

« Oui », opine Cooper avec entrain. « Il est gentil. »

« On ne le connaît pas, Cooper », lui fait remarquer Jed d’un air plus grave.

« Moi je sais qu’il est gentil. »

Jed soupire. Son frère et sa confiance aveugle en l’être humain…

Il ne voit le mal nulle part, lui qui a pourtant longtemps été un enfant méfiant et peu sociable, la maladie ayant dressé des barrières invisibles autour de lui. Barrières à présent partiellement brisées.

Jed doit pour cela féliciter le centre spécialisé. Ils ont réussi à aider son frère, à le pousser à s’ouvrir aux autres à force de patience et d’obstination.

Les féliciter mais aussi les maudire parce que, depuis, Cooper fait confiance à tout le monde, même à des gens dont il devrait se méfier.

N’empêche… Ce Duncan est plutôt pas mal.

« Pourquoi tu ris ? », s’étonne Cooper.

« Pour rien… File sous la douche. Je vais préparer le dîner. »

« T’es toujours fâché ? »

« Oui, Cooper… Tu manges et tu vas dormir… Pas de Simpsons ce soir. »

« Mais ! », les lèvres tremblantes.

« Sous la douche, Cooper… Ne m’oblige pas à me répéter. »

« T’es pas gentil », en repoussant sa chaise qui se renverse au sol.

Jed ne dit rien et laisse son frère quitter la pièce, furieux. Il redresse la chaise et s’y assied.

Sur celle de droite, le ballon qu’Andy a offert à Cooper. Avec un soudain pincement au cœur, Jed se demande ce qu’aurait été sa vie s’ils ne s’étaient pas séparés. Il y pense souvent quand la solitude se fait plus présente.

Ce soir-là, il s’endort dans le fauteuil et rêve des yeux bruns aux éclats de soleil de son ancien compagnon.

Chapitre 3

 

Deux ans plus tôt… Hôtel Martillac.

 

Soirée de bienfaisance. Récolte de fonds pour la recherche contre les maladies neuromusculaires.

Quand Duncan, ce soir-là, costume trois-pièces noir, est arrivé au bras de la séduisante Phèdre et que tous les regards se sont posés sur eux, il ne savait pas encore que l’un d’eux allait fissurer le mur de ses certitudes.

Phèdre, brillante neurologue, avait fait appel à ses services via l’une de ses consœurs qui lui avait conseillé Tony pour sa discrétion, mais aussi et surtout pour son esprit éveillé et sa culture générale. Phèdre refusait de s’afficher avec un escort boy incapable d’aligner autre chose que ses dents trop blanches. Quelques rendez-vous sur la toile et un verre au bar d’un hôtel 4 étoiles lui avaient suffi pour se forger une opinion assez précise quant à la personne qu’elle avait en face d’elle.

Elle lui avait expliqué qu’elle ne cherchait en rien un amant d’une nuit et que si elle s’était sentie dans l’obligation de prendre un cavalier pour cette soirée, c’était juste pour éviter de subir l’assaut de ses confrères en mal de reconnaissance. Elle tenait à son indépendance, tant professionnelle que privée.

Duncan n’avait aucune sympathie pour ce médecin imbu de sa personne, mais il admirait son franc-parler et sa détermination. La seule chose qui intéressait Phèdre durant cette soirée était d’en être le centre d’intérêt pour ainsi focaliser l’attention des donateurs sur elle et son équipe… Elle ne s’est cependant fait aucune illusion. La plupart des invités présents n’espéraient qu’une chose : voir leur nom associé à un programme de recherche, une plaque sur un mur ou la découverte du siècle. Mais peu importait, la recherche avait besoin d’argent, cela valait bien quelques sacrifices.

Duncan s’est vite rendu compte que sa cliente avait raison. Sous cet étalage d’apparat, ils se poussaient tous pour briller, et à ce petit jeu-là, Phèdre les battait à plate couture. Son port altier, son élégance naturelle, son regard perçant et son intelligence bien au-dessus de la moyenne lui avaient attiré toutes les faveurs.

Sans aucune gêne, elle a présenté Tony comme étant son amant tout en savourant les regards sidérés de ses interlocuteurs. Les femmes de ceux-ci, elles, ont posé un regard bien plus envieux sur cet homme que Phèdre affichait comme un trophée. Cela n’a pas gêné Duncan outre mesure, cela faisait partie du métier. Le fait qu’il puisse participer à toutes les conversations pour lesquelles on le sollicitait a suffi à clouer le bec aux détracteurs.

Un amant muni d’un cerveau ; plus d’un visage s’est fermé… Phèdre en a jubilé. Elle avait mis des années à se faire une place dans ce milieu machiste de la recherche, elle comptait bien utiliser tous ses atouts pour arriver à ses fins… Même un amant fictif. Car avant d’être une femme, Phèdre était un médecin. Un médecin qui rêvait de battre une autre femme à son propre jeu : la mort.

La soirée s’est déroulée sans accroc et les différents débats qui ont animé celle-ci ont fini par attirer les donateurs friands de lumière.

Duncan s’est peu à peu écarté sous le regard insistant de Phèdre. Il a attendu patiemment la fin de la soirée debout près du bar, un verre de vin de blanc à la main. Il écoutait un vieux professeur grisonnant débiter d’une voix chevrotante un discours mille fois répété sur les effets bénéfiques de la physiothérapie, quand il l’a remarquée.

Une femme d’une quarantaine d’années, plutôt jolie malgré ses traits ordinaires, s’est approchée avec retenue. Elle détonait dans le décorum de la soirée… Habillée avec simplicité mais goût, il a immédiatement su qu’elle n’avait rien d’une future donatrice. Elle a fait un dernier pas vers lui, assez loin pour ne pas empiéter sur son espace personnel, mais assez près pour qu’il sache qu’elle désirait s’adresser à lui.

Il lui a souri mais n’a rien dit.

« Vous êtes Tony ? », lui a-t-elle demandé, mal à l’aise.

Il a opiné.

« Je m’appelle Amy Rickles… C’est le docteur Lewis qui m’envoie. »

Il a levé le regard et croisé celui de Phèdre à quelques tables de là, regard qu’elle lui a rendu avec un éclat qu’il ne lui connaissait pas encore… Celui de la compassion.

Duncan a posé son verre et s’est avancé.

« Suivez-moi », en lui indiquant une table laissée à l’abandon au fond de la salle.

Amy l’a suivi à distance, de plus en plus hésitante.

« Asseyez-vous… N’ayez pas peur, je ne mords pas. »

Duncan lui a offert un léger sourire, mais elle n’a pas semblé se détendre pour autant. Ils n’ont pas échangé un seul mot pendant de longues minutes. Les applaudissements et les discours se sont poursuivis dans une espèce d’indifférence et de lassitude générales. Duncan l’a sentie prendre sur elle, comme si quelque chose lui avait soudain rappelé le pourquoi de sa présence.

« Le docteur Lewis m’a parlé de… enfin… Oh je suis désolée… Je ne sais pas par où commencer », a-t-elle dit en s’enfonçant dans sa chaise, la mine défaite.

« Je vais le faire pour vous si vous permettez… Je m’appelle Tony. Je suis ce qu’on appelle communément un escort boy. Cela étant dit, je peux aussi partager autre chose que mon bras, ce qui fait également de moi un gigolo. »

Amy s’est mise à rougir violemment en baissant les yeux.

« Ce… Ce n’est pas pour… pour moi », en s’accoudant à la table, enfouissant son visage dans sa paume.

« Madame Rickles ? »

 Duncan s’est penché, posant doucement sa main sur le bras libre de celle-ci.

« Elle m’a dit que… que vous… Oh mon Dieu, j’y arriverai jamais… C’est au-dessus de mes forces », s’apprêtant à quitter la table, mais Duncan l’a retenue et obligée à se rasseoir.

« Vous n’avez pas à avoir peur, cette conversation restera entre nous… Parlez, je vous écoute. »

Elle a relevé les yeux dans les siens, surprise par sa gentillesse et la douceur de sa voix.

« C’est vrai que vous acceptez de… de faire ça… avec des hommes ? », visage soudain pâle tout en observant celui impassible de son vis-à-vis.

« Oui », a répondu Duncan.

« Vous m’avez l’air de quelqu’un de bien malgré… », se mordant la lèvre.

« C’est gentil », a ri Duncan devant la gêne d’Amy. « Alors, dites-moi… », l’encourageant, la sentant plus en confiance.

« C’est… C’est pour mon fils », les larmes aux yeux.

« Votre fils ? »

Duncan s’est redressé sur sa chaise, surpris.

Amy l’a fixé longuement. Il plairait à Efrain, elle en était sûre… Il avait les traits marqués, une voix rassurante, des yeux magnifiques. Vert, sa couleur préférée… Il avait l’air d’un homme cultivé et intelligent. Attentionné, même si elle savait qu’il était payé pour le paraître. Mais surtout, il avait de l’expérience et Efrain, lui, n’en avait aucune.

Elle a soupiré.

« Quel âge a votre fils ? », l’a-t-il interpellée, un peu sur la réserve.

« Il va sur ses vingt-trois ans. »

Elle a sorti un mouchoir et essuyé ses larmes en tentant d’éviter d’étendre son maquillage.

« Pourquoi faire appel à moi ? »

Elle a scruté un court instant son mouchoir qu’elle faisait jouer entre ses doigts.

« Vous devez savoir que mon fils est… malade… très malade. »

« D’où votre présence ici, n’est-ce pas ? »

« Oui… C’est le docteur Lewis qui l’a diagnostiqué… Elle m’a invitée ce soir en m’informant qu’elle avait peut-être trouvé une solution. »

« Une solution ? »

« Mon fils s’est découvert… gay… sur le tard, voyez-vous, et avec son père… enfin… Il l’aime vous savez, mais la maladie et puis maintenant ça… C’est trop pour lui… Mais mon… »

Elle a respiré profondément pour reprendre le contrôle de ses émotions.

« Mon fils souffre de la maladie de Charcot, c’est extrêmement rare à son âge, mais il fait hélas partie des exceptions… Il n’existe aucun remède… Mon fils va… Oh mon Dieu ! »

Elle s’est effondrée en larmes. Duncan s’est rapproché et, sans trop savoir pourquoi, lui qui pourtant refusait de s’impliquer dans la vie privée de ses clients, a choisi ce soir-là de faire une exception, la seule.

Amy a pleuré, tête enfouie contre l’épaule de Duncan. Ce dernier a à nouveau croisé le regard de Phèdre et lui a fait un signe de la tête, elle lui a souri… Il a pu lire un merci sur ses lèvres. Au fond, elle était probablement plus humaine qu’elle ne le laissait paraître.

Il a écarté doucement Amy.

« Est-ce que votre fils sait ce que vous faites en ce moment ? » lui a-t-il demandé.

« Oui… Je lui ai dit pour cette soirée, je ne lui mens jamais… Vous devez savoir qu’il n’a jamais eu de petit ami, et là, avec cette maudite maladie, il… il ne pourra jamais en avoir… Je veux qu’il puisse ressentir ne fût-ce qu’une fois le plaisir d’être aimé… Je veux lui offrir ça… Je veux qu’il parte en ayant vécu pleinement au moins cette part-là de sa vie. »

« Vous devez savoir que si j’accepte, je lui dirai la vérité sur ce que je suis… »

« Il la sait déjà », en reniflant. « Je lui ai dit que je lui trouverai un… un professionnel, mais je ne voulais pas… pas d’un vulgaire prostitué… Je voulais quelque chose de mieux pour mon fils. »

« Madame Rickles, je suis un prostitué. »

« Vous savez très bien ce que je veux dire… », a-t-elle souri entre ses larmes. « Si vous saviez comme tout cela est dur pour une mère… Voir son enfant s’éteindre sous ses yeux et ne rien pouvoir faire… Juste… Juste être là et faire en sorte qu’il souffre le moins possible… Lui donner tout ce que l’on peut tant que l’on peut encore le faire. »

« Cette maladie… Est-ce qu’elle affecte sa sexualité ? », s’est enquis Duncan.

« Non pas encore, mais elle le fera… Vous devez savoir qu’il est malade depuis plusieurs mois et que la maladie l’affecte déjà beaucoup. Il doit éviter les efforts trop… enfin », en faisant un mouvement las de la main.

« Je vois », posant sa main sur la sienne et la serrant. « Je veux d’abord voir votre fils et lui parler avant d’envisager quoi que ce soit… Je dois aussi me renseigner sur cette maladie… Je ne voudrais pas commettre d’impair. »

« Vous pourrez me poser toutes les questions que vous voudrez… Je vous répondrai. »

Un court silence.

« Vous connaissez mes tarifs ? », a demandé Duncan d’une voix profonde.

« Non… Le docteur Lewis m’a dit que vous deviez d’abord donner votre accord. Elle a refusé de parler de ça avec moi, mais… mais ça ne sera pas un problème… Je vous donnerai tout ce que vous voulez du moment que vous vous occupez bien de lui », en fixant leurs doigts à présent noués.

« Quand pourrai-je le rencontrer ? »

« Vous acceptez ? »

Le visage d’Amy s’est illuminé en plongeant dans celui de Duncan.

« Je ne vous promets rien… Normalement je ne m’implique pas de cette manière mais, ici, les circonstances sont un peu particulières. »

« Je… Je vous remercie », en se jetant dans ses bras. « Merci. »

***

Aujourd’hui…

En deux ans, l’état d’Efrain s’est fortement dégradé. La maladie a irrémédiablement gagné du terrain. Il a de plus en plus de mal à respirer, ce qui demande souvent l’aide d’une assistance respiratoire… Il a également perdu une partie de la motricité de ses membres supérieurs et ne marche presque plus, ou ne peut le faire qu’aidé d’une tierce personne ou d’un déambulateur.

Manger devient difficile aussi, la déglutition lui demandant des efforts considérables, bien au-dessus de ses maigres forces. Il s’étouffe une fois sur deux, même en buvant un simple verre d’eau. Ce qui a pour conséquence une perte de poids importante et un affaiblissement général mais, malgré tout, Efrain garde la foi.

Quand Duncan entre dans sa chambre, son visage retrouve son sourire perdu.

« Tony », levant difficilement la main, calé contre ses oreillers.

« Bonsoir, Efrain », en s’asseyant au bord du lit et la saisissant dans la sienne.

Duncan pose un long baiser sur les lèvres trop humides du jeune malade.

Efrain en est gêné et détourne le regard. Il salive énormément depuis quelque temps, une nouvelle facette sombre de la maladie, tout comme sa voix qui se perd de plus en plus souvent. Duncan prend un mouchoir et frotte la salive qui coule le long des commissures des lèvres du jeune garçon.

« J’ai pas pu… terminer le dessin… Stupa », la voix heurtée.

« Ce n’est pas grave… Tu me l’enverras quand tu l’auras fini. »

« Je… Je… le terminerai pas », au bord des larmes. « J’ai… plus… la force. »

« Dis pas ça », murmure Duncan en posant son front contre le sien, main sur sa joue.

Ils restent quelques secondes ainsi, communiant dans le silence.

« J’ai… J’ai besoin… besoin… »

Une larme perle que Duncan cueille du bout du pouce.

« Efrain… »

« Besoin », insiste-t-il.

Tout en ne quittant pas son front, les yeux fermés, Duncan glisse sa main sous les draps. Efrain pose sa tête dans le creux de son cou tandis que la main de Tony se referme sur son sexe à moitié dur.

« Besoin », répète sans cesse Efrain.

La maladie a altéré tous ses muscles et s’il peut encore ressentir du désir, il a de moins en moins la possibilité de l’assouvir. Ses orgasmes sont devenus moins intenses aussi, mais là, c’est différent, ce n’est pas sa main qui le caresse, mais celle de Tony. Il ferme les yeux en gémissant à son oreille, se laissant bercer par la chaleur des doigts de cette main d’homme qui le masturbe, lui donnant l’impression d’être encore vivant… La douceur d’un baiser qui vient se poser dans sa nuque le fait frissonner.

« Tony. »

Duncan accélère le mouvement et sent Efrain se contracter contre lui en murmurant son prénom tout en se libérant. Sa respiration se fait rauque et difficile.

« Chuuuut… Je suis là », en reposant doucement le corps chancelant contre les oreillers.

Il prend le masque de l’assistance respiratoire et le pose sur le visage apaisé d’Efrain.

« Respire… Voilà, doucement. »

Le jeune homme se laisse bercer par sa voix. Il entend plus qu’il ne voit Duncan prendre les lingettes humides. Ce dernier lui essuie le bas-ventre puis sa propre main souillée en la fixant. Il a un pincement au cœur. Si peu, presque rien… Comme déjà une fin en soi.

« Tony », la voix étouffée par le masque, cherchant à l’attraper avec ce bras qu’il n’arrive plus à lever.

« Je suis là », en lui ôtant le masque.

« Je t’aime, tu sais », tout en le fixant.

« Je t’aime aussi », lui répond Duncan en se penchant vers lui et l’embrassant, la main dans ses cheveux.

Ce n’est pas vraiment un mensonge, il aime Efrain, pas comme ce dernier l’espère, mais comme lui le peut. Efrain aime à le croire, Tony aime à ce qu’il le croit.

Il reste à ses côtés quelques minutes, sa main tenant la sienne, le temps qu’il s’endorme. Efrain se réveillera bien trop vite, la douleur empêchant tout repos, et ce malgré les médicaments.

Quand Duncan sort de la chambre, Amy l’attend. Elle le serre dans ses bras, cherchant à son tour un peu de cette chaleur humaine qu’il a réussi à apporter entre ces murs.

« C’est bientôt la fin », soupire-t-elle d’une voix neutre. « Il va cesser de souffrir… Mon ange. »

Duncan sent la main d’Amy dans la poche de sa veste… Il a envie de lui rendre cette enveloppe, cet argent sale. Mais cela fait partie de ce qui les unit. Il reversera cet argent à la recherche, comme il le fait depuis le premier jour.

Il entre dans le taxi qui l’attend devant la porte, le visage blême.

« On rentre, Lester. »

Le chauffeur ne dit rien et obtempère. Il a hérité de cet étrange client via un de ses collègues de la ville voisine qui lui a laissé entendre que ce type était réglo, qu’il payait bien et que c’était un régulier.

« Ça va, Monsieur ? », lui demande-t-il.

Il croise le regard de Duncan dans le rétroviseur.

« Oui, merci. »

Il sait que son passager ment, mais il n’insiste pas. Après tout, il ne le connaît pas cet homme, c’est juste un client comme un autre.

***

Jed se gare devant l’Institut Morin, s’extirpe de l’habitacle en soupirant et traverse en courant. Il sonne et attend que le surveillant vienne lui ouvrir. Il le salue à travers la porte vitrée.

« Hey, Hersen. »

« Bonjour… En avance aujourd’hui ? »

« Assez rare pour être signalé, hein ! », se met à rire Jed en se rendant vers les ascenseurs du fond.

Arrivé au troisième, la première chose qu’il entend est la voix de la psychothérapeute qui résonne dans le couloir.

« On lève la main, Luke », sur un ton d’institutrice.

Jed s’amuse, mais son visage se ferme quand il aperçoit de loin son frère assis parmi une dizaine d’enfants et de jeunes adultes. Il est tellement grand avec cette posture qui n’indique en rien qu’il souffre d’un quelconque handicap. C’est ce qui fait le plus mal à Jed, cette impression de normalité qui n’en est pas une. Il observe Cooper, appuyé contre le mur, à l’abri des regards.

Élise se tient debout devant un tableau noir, leur faisant répéter inlassablement la même phrase.

Jed revoit toutes ces années passées à lui apprendre, dans des gestes cent fois réitérés, à s’habiller, à se laver… Tentant de lui donner un minimum d’autonomie. À l’époque, quand ils avaient eu confirmation de son handicap, Jed s’était mis à lire tout ce qui lui tombait sous la main concernant la maladie de son frère. Ce frère qui ne comprenait pas la signification d’un sourire, qui ne faisait qu’imiter les rires sans en comprendre le sens… Ce frère qui mettait de longues minutes à se préparer le matin. Ce frère qu’il a surprotégé et qu’il a conforté sans s’en rendre compte dans son inadaptation sociale.

À l’époque, leur médecin généraliste leur a conseillé plusieurs solutions, dont celle d’un centre spécialisé, mais Anton a obstinément refusé d’admettre que son fils n’était pas comme les autres. Cooper a été inscrit en maternelle où, malgré son handicap, il est parvenu à trouver sa place, son retard mental, déclaré moyen, lui ayant permis de s’adapter à ce nouvel environnement. Le psychologue de l’école l’a aidé du mieux qu’il le pouvait. Pour Cooper, le contact avec d’autres enfants a été un véritable éveil.

Mais quand il est entré en primaire, tout a basculé. Il apprenait plus lentement que les autres et s’est vite rendu compte qu’il n’était pas comme ses camarades de classe. L’institutrice a souligné les problèmes d’apprentissage de Cooper, mais Anton s’est obstiné à les ignorer.

L’enfant a fini par se renfermer sur lui-même, devenant plus agressif. Poussé dans ses derniers retranchements par un père aveugle et souvent trop saoul pour réaliser la portée de ses mots, provoquant des colères mémorables chez ce fils qui s’était soudainement mis à régresser, et ce malgré l’attention de son aîné.

Anton a dû admettre l’évidence quand le directeur de l’école l’a contacté pour lui signifier que son fils était inapte à suivre les cours dans un enseignement classique, et qu’il devait envisager de lui trouver un institut adapté à son handicap. De ce jour, Anton a refusé de s’occuper de lui. C’est Jed qui, dès lors, a pris les choses en main. Il a tenté de lui apprendre tant bien que mal l’alphabet et les bases des mathématiques, mais il n’avait pas les outils nécessaires pour le faire, et Cooper assimilait tellement lentement qu’il a fini par se décourager.

Tout a changé quand Jed a réussi à gagner sa vie et à inscrire Cooper dans le centre de jour que leur a conseillé la psychologue de l’école. Cooper a retrouvé le sourire. Retrouvé l’envie d’apprendre, l’envie d’aller vers les autres, certes à son rythme, mais Jed pouvait voir ses progrès chaque jour… C’était là, sa récompense.

Cooper maîtrise à présent les bases de la lecture et du calcul, assez pour pouvoir se débrouiller et fièrement le montrer à son frère en épelant toutes les étiquettes du supermarché et le prix des aliments. Il s’est fait des amis, tant au centre qu’à l’extérieur, et a fait la connaissance de Tab dès son arrivée dans l’immeuble. Ce dernier et sa mère Adèle y avaient emménagé deux ans après les frères. C’était surprenant et touchant de voir ce petit homme à côté de ce géant se comporter comme les deux enfants qu’ils étaient. Ils sont vite devenus inséparables. Tab a accepté Cooper dans son monde et l’a présenté à ses copains de classe qu’il invite couramment chez sa mère et lui. Il y a bien eu au début quelques moqueries, après tout ce n’était que des enfants, mais Cooper est devenu l’exception dans leur univers, un adulte qui a arrêté de grandir, Peter Pan en chair et en os.

Un bruit de chaise et de claquement de mains fait sursauter Jed. Il voit la grande carcasse de son frère se lever et s’avance. Dès qu’il note la présence de son aîné, le visage de Cooper s’illumine et Jed lui sourit avec une profonde tendresse, mains dans les poches de son jean.

« Bonjour. »

Il se tourne vers Élise, la psychothérapeute qui vient de s’adresser à lui.

« Salut. »

Elle suit son regard posé sur son frère.

« Il ne fera plus de progrès, n’est-ce pas ? », fataliste.

« Il en a déjà fait beaucoup… Je pense qu’il peut encore évoluer, mais si vous pensez à plus d’autonomie, non… Cooper ne pourra jamais être indépendant… Il aura toujours besoin d’attention, de quelqu’un pour le guider, mais je reste persuadée que vous devriez envisager de lui trouver une place dans un atelier, ça ne pourra que lui faire du bien… »

« Un atelier ? Vous savez que Cooper a des difficultés dans un milieu d’adultes… Je refuse de prendre ce risque une nouvelle fois. »

Ils ont tenté d’intégrer son frère dans ce type de groupe quelques mois auparavant, mais Cooper s’est aussitôt renfermé. Il a fallu abandonner cette idée au bout de quelques semaines, au risque de voir tous ses progrès disparaître.

Comme Cooper est là, Jed en profite pour couper court à la conversation.

« À demain », en saluant Élise d’un mouvement de tête.

« Au revoir, Jed… Au revoir, Cooper », en leur souriant.

« Au revoir, madame Élise… À demain », en jetant son sac à dos sur son épaule.

Il court pour rattraper son frère qui s’est déjà éloigné.

« Ça te dirait qu’on aille se manger une glace avant de rentrer ? », lance ce dernier en appelant l’ascenseur.

« T’es plus fâché ? », la voix basse.

« Je ne suis plus fâché, Cooper », se tournant légèrement vers lui, rassurant.

« Une glace à la fraise ? », le regard pétillant.

« Va pour une glace à la fraise. »

Ils s’arrêtent à l’entrée du parc où le marchand de glaces a élu domicile pour toute la période de l’été. Assis sur un banc, ils mangent en silence quand Jed sent Cooper se rapprocher de lui et caler sa tête sur son épaule. Il pose un baiser furtif au sommet de son crâne et savoure ce moment de complicité.

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