Les secrets des capitaines solitaires – Extrait

Prologue

Il n’y a pas très longtemps, on m’a parlé de Rose.

C’était dans un bar de Reykjavik, en Islande. J’avais passé la soirée à bavarder avec l’un de ces voyageurs que l’on croise parfois, ces gens qui ont parcouru le monde et qui ont des histoires à raconter.

Au hasard de la conversation, cet inconnu, ce voyageur, m’a parlé de cette femme extraordinaire qu’il avait croisée un jour aux îles Galápagos. Une Française. Il ne savait pas très bien de quoi elle vivait ni ce qu’elle avait fait avant, et elle n’avait plus vraiment d’âge. Une vieille dame magnétique qui changeait la vie, disait-il. Rien que ça. Quand il a parlé d’un capitaine gentleman qui vivait plus ou moins avec elle, j’ai su qu’il me parlait de ma grand-mère.

Je n’ai pas été surpris. J’ai souri, parce que j’ai toujours su qu’un jour, j’entendrais parler de Rose, et que ce serait à un bout du monde, dans une conversation de voyageurs où l’on parlerait d’autres bouts du monde. Je n’ai pas essayé de savoir quand cela s’était passé, si c’était des années ou quelques mois auparavant. Cela n’avait pas d’importance, car je suis convaincu que le temps n’a jamais réussi à rattraper Rose.

Ma grand-mère est insaisissable et irréelle, comme le sont les légendes.

Elle s’appelle Rose et ce n’est pas une vraie grand-mère.

On vous parlera d’elle à l’autre bout du monde, dans un bar de Buenos Aires ou de Manille, de Valparaiso ou de Rome. À Helsinki ou Moscou, des gens la connaissent, vous raconteront comment elle a compté dans leur vie. Son nom surgit dans les conversations. Elle est un personnage au cœur des histoires. De beaucoup d’histoires. Car Rose a connu des gens de toutes sortes.

Il y a tellement à raconter sur Rose.

Dans mes tout premiers souvenirs, je suis avec ma grand-mère chez un glacier à La Baule et je dois avoir 8 ou 9 ans. Ma grand-mère me regarde en train d’avaler une glace deux fois plus grosse que moi, avec des tonnes de chantilly et des boules multicolores. Elle me fait un clin d’œil aussi. Elle me dit que nous formons une bien jolie famille. Une famille parfaite. Et elle me dit de garder le secret. Elle me dit qu’il ne faut rien dire aux adultes et que, moi, je ne dois surtout pas devenir comme eux. Qu’ils ne peuvent pas comprendre. Que dans les familles, surtout quand elles sont aussi parfaites, il faut savoir garder les secrets.

Ma grand-mère a des cheveux blancs qui entourent son visage et des petites lunettes rondes autour des rides de ses yeux, mais elle a 20 ans. Elle me regarde engloutir ma glace et elle me dit qu’elle et moi, on a une grande aventure à vivre. Je lui demande de ma voix d’enfant si ça va être dangereux. Elle se met à rire et dit que le danger, c’est dans la tête, que c’est un truc d’adulte et qu’il ne faut jamais écouter les adultes.

C’est le premier souvenir que j’ai d’elle. De ce que je crois me rappeler. Au fil des ans, les souvenirs d’enfance se mélangent avec d’autres images. De mon histoire ou de la sienne. Les souvenirs ne sont qu’une projection de la mémoire, une sorte d’image sucrée, comme cette glace multicolore… Il est difficile de s’y retrouver.

Dans un autre souvenir d’enfance, nous sommes dans un port et il y a un immense cargo devant nous. Sur le pont, il y a quelqu’un qui fait signe à ma grand-mère. Elle me dit que la vie se résume à des histoires de bateaux qui s’en vont, mais je ne sais pas encore qu’elle a raison. Soudain, elle lâche ma main d’enfant et elle se met à courir vers la passerelle. Puis des cordes se déroulent et le bateau s’en va. Moi, je fais des signes avec mon mouchoir et je me demande quel genre de grand-mère abandonne son petit-fils sur le quai. Elle est sur le pont du cargo qui s’éloigne et elle me crie de ne pas m’en faire, que je n’ai qu’à prendre le prochain bateau. Et elle rit très fort.

Cette scène-là par contre, si je m’en souviens, je suis bien certain qu’elle n’a jamais eu lieu. Elle n’a pas pu avoir lieu. Pas dans le monde de mon enfance et de la famille parfaite. C’est un souvenir de rêve, une illusion de l’imagination, une sorte de métaphore de son histoire. Ou de la mienne. Tout est un grand mélange.

Parfois, je me demande pourquoi je n’ai pas eu une grand-mère comme celles des paquets de gâteaux, avec une robe vichy qui virevolte entre les clafoutis fumants sortant du four.

Une grand-mère de livre d’images.

Non, ma grand-mère à moi, elle a 20 ans. Elle a 20 ans pour toujours et elle ne peut pas mourir. Je sais, ça a l’air bizarre, et pourtant, c’est la vérité.

Au commencement, il y avait la famille parfaite.

Et puis j’ai grandi. Vers la fin de l’enfance, j’ai ouvert par hasard la boîte à secrets de ma grand-mère et j’ai rencontré Rose. Rose ne rentrait pas dans les cases de la famille modèle. Rose voyageait sur un chemin de liberté, une route comme un tourbillon qui nous a entraînés, émerveillés, fait dérailler de nos vies bien tracées, submergés comme un appel du grand large…

Oui, il faut que je raconte ce que je sais de Rose et quelques-uns de ses fameux secrets.

De merveilleux secrets qu’on ne trouve pas dans les collections rose ou verte des livres des enfants sages. Les histoires de Rose sont pour les enfants qui ont grandi. Pour les grands enfants qui se trouvent perdus sur les chemins des adultes.

De toute façon, il était triste à mourir ce vieux cliché de la mamie qui fait des confitures et des gâteaux.

 

 

1

— Ta mère marche complètement à côté de ses pompes !

Je venais de rentrer du lycée. Dans la famille Masserand, les disputes n’étaient guère courantes et l’ambiance était d’ordinaire plutôt feutrée dans le grand appartement parisien que nous habitions depuis toujours.

J’ai refermé sans bruit la lourde porte d’entrée et j’ai tendu l’oreille pour écouter la suite de la conversation entre mes parents dans le salon. Il était question de ma grand-mère, de virements sur des comptes et du fait que ces derniers temps elle était beaucoup partie en voyage.

— Je ne peux tout de même pas mettre ma mère en cage… a mollement protesté la voix de mon père.

— Tu peux lui demander quelques explications, non ? Et quelle est cette lubie de mettre les voiles sans rien dire à personne ? C’est très étrange. Il y a de quoi s’inquiéter un minimum !

Si on m’avait demandé ce que j’en pensais, j’aurais dit que depuis la mort de mon grand-père quelques années auparavant, moi, je la trouvais plutôt heureuse, ma grand-mère. Et plus libre sans le moindre doute. Elle avait toujours été plutôt distinguée, mais elle s’était mise à porter des chapeaux, à se teindre les cheveux d’un blanc brillant lumineux. Elle avait une vieille copine qu’elle connaissait depuis toujours et qu’elle traînait partout en voyage. Elles partaient en week-end toutes les deux, à Deauville, à la Baule, à Nice, à Biarritz ou Saint-Malo sans doute. Des destinations de vieilles dames. Pas de quoi s’alarmer.

Dans la suite de la conversation, j’ai compris que ce qui posait vraiment problème, c’étaient les sommes d’argent que grand-mère Rose consacrait à ses petites escapades. Apparemment, il y avait quelques anomalies dans ses comptes que mon père gérait. Elle avait vendu des actions sans prévenir personne, quelque chose comme ça…

— Et combien va-t-il rester après ses petits caprices ? a demandé froidement ma mère. Qui sait si elle ne sera pas un jour obligée de vendre son appartement… ou la maison de La Baule.

— Je ne peux légalement pas faire grand-chose…. C’est l’héritage qui te tracasse à ce point ?

— Je n’en reviens pas que tu puisses penser une chose pareille, a dit ma mère en soupirant, même s’il semblait évident que c’était bien cette question qui l’inquiétait.

J’avais bien du mal à imaginer que ma mère puisse être intéressée ainsi par un argent dont elle n’avait finalement pas besoin et je me suis senti déçu par ses mots qui trahissaient une pingrerie insoupçonnée. Après avoir travaillé longtemps avec mon grand-père, mon père avait repris la tête de l’entreprise familiale, un cabinet de conseil en patrimoine et les revenus de la famille étaient confortables. Ma mère aussi travaillait. Elle avait un diplôme de Lettres modernes, mais il y a longtemps qu’elle avait laissé tomber les cours de français pour se tourner vers la communication. Elle donnait désormais des cours, comme intervenante, pour des écoles de commerce et des classes de BTS.

Même si je trouvais que la profession de mon père était chiante à mourir, que j’avais souvent l’impression que ma mère aurait voulu faire autre chose, nous n’étions pas des gens à plaindre. Nous habitions non loin de Saint-Germain-des-Prés, ma sœur et moi fréquentions un très bon lycée et nous avions pour les vacances la maison familiale de La Baule. Une jolie vie de beau quartier. Un sort très enviable de bonne famille.

Et moi, j’adorais ma grand-mère.

Je me suis avancé doucement dans l’appartement. J’ai passé la tête entre les portes battantes du salon.

— Salut ! Alors, vous vous disputez ? ai-je dit sur un ton de petit con innocent.

— Clément ! s’est exclamé mon père d’une voix troublée. (Il s’est raclé la gorge.) Ça s’est bien passé la journée, mon grand ?

J’ai haussé les épaules. À chaque fois qu’il me donnait du « mon grand », j’avais l’impression d’avoir 8 ans à nouveau.

— Journée tranquille, ai-je dit.

— On ne se disputait pas… Ta mère est simplement inquiète parce qu’il semble que ta grand-mère soit… comment dire…

— Complètement givrée, a terminé sèchement ma mère.

— Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Il semble qu’elle ait dépensé une grosse somme d’argent. Sans m’en parler… Sans nous en parler.

Il avait rectifié avant même que ma mère n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

— Et alors ? Elle peut bien faire ce qu’elle veut de son pognon. Elle ne l’emportera pas dans la tombe et elle est blindée grand-mère ! Qu’est-ce que ça peut bien faire si elle claque un peu de thunes pour se faire plaisir ?

— Clément ! Tu es insolent !

Ma mère m’a regardé, les sourcils froncés. Sévère. Institutrice. Je détestais quand elle prenait cet air-là.

— Clément, non pas que cela te regarde, mais on parle de beaucoup d’argent, a ajouté mon père sur un ton de comptable.

J’ai haussé les épaules.

— Ce n’est pas terrible d’appeler des banquiers pour espionner sa propre mère !

— Clément… On s’inquiète ! C’est tout ! À l’âge de ta mamie, il peut arriver que les gens perdent un peu la tête, et il faut rester attentif à…

— Foutez-lui donc la paix à Mamie ! Elle s’éclate, quoi…

J’ai préféré battre en retraite, sans un mot, direction ma chambre, à l’autre bout de l’appartement, et j’ai claqué la porte. Je n’étais pas vraiment en colère. Un peu vexé peut-être du ton sur lequel ils m’avaient parlé. J’étais juste à cet âge compliqué où l’on vous demande de réfléchir sur des concepts de philosophie, sur des auteurs torturés, de commenter des formules sur le sens de l’univers et, dès qu’on passe la porte de la maison, on se retrouve à nouveau projeté en enfance. L’avis des enfants ne compte que quand il arrange les adultes. À bientôt 18 piges, une porte qui claque vaut parfois mieux qu’un long discours.

 

Avec le lycée et ma vie d’ado, je n’avais pas passé beaucoup de temps avec ma grand-mère ces trois dernières années. J’ai soudain pris conscience que je l’avais négligée. La mort de Grand-père avait mis fin au rituel du déjeuner du dimanche autour duquel, pendant si longtemps, toute la famille s’était retrouvée. Et puis il me semblait aussi que les week-ends où elle était à Paris s’étaient faits plus rares depuis quelque temps déjà…

Avant, quand je passais la voir après l’école ou le collège, dans son appartement du 5e arrondissement, elle était comme les grand-mères des livres heureux, les collections roses. Il y avait toujours des gâteaux, des clafoutis aux pommes, des beignets, des macarons. Bon, évidemment, elle n’avait rien préparé elle-même et elle sortait tout ça de grandes boîtes marquées Fauchon, mais tout était toujours délicieux. Elle me demandait comment ça se passait à l’école et, souvent, elle m’emmenait à la librairie toute proche et m’achetait des livres d’aventures. Et à Noël, elle trouvait toujours un cadeau génial à nous offrir, à moi et ma petite sœur.

Quand Grand-père était mort, j’avais eu du chagrin, bien sûr, parce que c’était mon grand-père, mais ce qui m’avait rendu le plus triste, c’était d’avoir pris conscience que les jours d’enfance étaient tragiquement comptés. Et qu’un beau jour, ma grand-mère allait mourir aussi.

Le grand-père, ce n’était pas pareil. Il était gentil avec moi, mais il était froid et secret et je ne me souviens pas qu’il m’ait jamais beaucoup parlé. C’était un homme de comptes et de chiffres. Un personnage austère, un peu impressionnant, qui traînait toujours avec le journal de la finance. Même en retraite, il avait continué à travailler. J’avais 13 ou 14 ans quand il avait quitté ce monde sans crier gare, victime un peu sans doute de sa passion pour les cigares cubains et le whisky.

Puis j’étais entré au lycée, ma sœur était devenue une adolescente égoïste et insupportable et ma grand-mère avait commencé à quitter Paris de plus en plus souvent. J’avais entendu ma tante glisser au cours du triste repas de Noël qui avait suivi le décès de Grand-père que l’« on ne savait pas très bien combien de temps elle allait lui survivre et faire semblant d’être heureuse ».

Mais ma grand-mère faisait remarquablement semblant. À tel point qu’assez vite, les visages de pitié et les sourires de compassion de la famille avaient laissé la place à une sorte de gêne indescriptible, à un curieux sentiment d’indécence… Elle n’était pas morte noyée dans le chagrin, tout le monde s’en réjouissait certainement, mais on ne pouvait s’empêcher de trouver choquant de la voir si heureuse, aussi vite. Même plus qu’avant peut-être et c’était bien ça le problème. Elle affichait une bonne humeur à toute épreuve, un dynamisme étonnant, un appétit de vie inattendu.

Quand je passais la voir dans ces années-là, elle était toujours pressée, même si elle trouvait du temps pour « son petit-fils préféré ». Elle me bombardait de questions sur ma vie, le collège, le lycée, les profs, les copains, ce que j’écoutais comme musique, les films que je voyais au cinéma. Mais finis les clafoutis, les macarons et autres trucs de mamies. Le couloir de son appartement était souvent encombré par des valises ou de très chics sacs de voyage en cuir.

Elle parlait très peu d’elle-même, à bien y repenser, comme si ce sujet ne l’intéressait pas, ou ne me concernait pas. Mais le comportement de ma grand-mère ne me paraissait pas inquiétant. Au contraire, elle avait l’air plus jeune que jamais. Sa tignasse était épaisse et d’un blanc assumé, joyeusement éclatant, presque scintillant. Terminées les lunettes discrètes et tristes. Elle avait découvert les lentilles et les montures de couleur. Elle s’était mise à porter des jeans. Pour l’hiver, elle s’était acheté un de ces bonnets de trappeurs canadiens avec des langues en fourrure sur les côtés. Quand il pleuvait, elle ne sortait jamais sans un magnifique ciré jaune qu’elle avait payé une fortune dans un Comptoir de la mer lors d’un week-end dans l’ouest. Elle multipliait les lubies vestimentaires et semblait s’amuser beaucoup. Et comme elle avait un goût très sûr, ses tenues bien que voyantes restaient toujours chics. Il faut une sacrée dose de classe pour porter des cirés jaunes en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés sans avoir l’air d’une Bretonne égarée sur un quai de Montparnasse.

Non, vraiment, elle allait bien ma grand-mère… et c’était comme si la famille lui en voulait d’afficher un tel appétit de vie alors qu’en toute logique, elle aurait dû se contenter de prendre le thé avec des vieilles dames au café du Luxembourg, entre deux tournois de bridge et des enterrements.

Elle refusait catégoriquement de ressembler à une vieille dame. Elle n’était pas dans le moule et, à bien y réfléchir, pour moi, elle était simplement hyper cool.

 

Le soir au dîner, mon père a pris un ton de chef de famille et il nous a annoncé que grand-mère avait disparu.

— Comment ça « disparu » ? a demandé ma sœur Élodie, avec sa voix dédaigneuse d’adolescente un peu pétasse. Elle est morte ou quoi ?

Mon père a levé des sourcils d’une façon curieuse. L’espace d’un instant, on aurait dit deux points d’interrogation sur son front.

— Non, elle n’est pas morte… Enfin, on ne sait… non, elle n’est pas morte, voyons ! a protesté mon père. Elle n’a pas donné signe de vie depuis plus de dix jours, voilà…

— Tu as essayé de contacter madame Gratonnier ? ai-je demandé.

— Bien sûr, tu penses ! Elle dit qu’elle lui a dit qu’elle partait en voyage, mais elle ne sait pas où…

Madame Gratonnier, c’était la meilleure amie de ma grand-mère, celle avec qui elle s’en allait en week-end. Une vieille dame très gentille, un peu effacée, avec un rire de poule. Elle m’avait toujours paru un peu stupide. Mais c’était l’amie de ma grand-mère, alors à chaque fois que je l’avais vue, j’avais fait des efforts pour être aimable.

— Quand l’a-t-elle vue pour la dernière fois ?

— Du calme, Clément, a coupé ma mère. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter… pour le moment. Mais quand une femme de son âge est introuvable pendant si longtemps, il convient de se poser quelques questions…

— Vous avez prévenu la police ? a demandé ma sœur.

— Non, bien sûr que non, a dit mon père.

— Vous êtes allés chez elle ? ai-je insisté.

— Évidemment ! Rien d’anormal, apparemment.

— Tu y es allé toi-même ?

— Madame Gratonnier arrose les plantes. Elle y passe tous les deux jours.

Il avait contacté plusieurs de ses connaissances, son avocat, son banquier et ma grand-mère n’avait donné signe de vie à personne. Elle avait un portable qui était sur messagerie, ce qui n’était pas surprenant. Elle avait toujours détesté le téléphone, et ce, bien avant qu’on ne puisse le glisser dans une poche. Chez elle, elle pouvait laisser sonner dix fois avant de se décider à décrocher.

— Elle est peut-être simplement partie quelques jours chez une amie, ai-je hasardé.

— Il y a eu de gros mouvements d’argent sur son compte en banque, a ajouté mon père.

— Ces derniers jours ?

— Ces derniers mois.

— Alors cela n’a peut-être aucun rapport !

— Oh je t’en prie, Clément ! a dit sèchement ma mère. Ton père est en train de t’expliquer qu’il y a de fortes chances pour que ta grand-mère soit partie contre son gré… ou qu’elle soit partie sans s’en rendre compte !

Je me suis mis à rire.

— Comment ça « sans s’en rendre compte » ? C’est ça que vous pensez ? Que Mamie est dingue et qu’elle est dans Paris en train d’errer dans les rues ? Ou de parler à un lampadaire ?

— Clément ! Ne dis pas n’importe quoi… Enfin, c’est une hypothèse, a dit mon père.

— C’est très plausible, a dit ma mère.

— N’importe quoi ! Mamie est en pleine forme, c’est vous qui êtes cinglés !

— Clément, ça suffit ! a crié mon père. Ta grand-mère a disparu et si nous la retrouvons… Quand nous la retrouverons, je crois qu’il sera tout à fait bon d’avoir un avis médical ! Ne crois pas que ça nous fasse plaisir, mais c’est… nécessaire.

Je ne savais pas quoi dire. J’étais atterré. Je refusais d’imaginer que quelque chose de grave soit arrivé à ma grand-mère. Et j’étais déçu par l’attitude de mes parents qui imaginaient tout de suite qu’elle était forcément aux fraises.

— Vous faites chier, j’ai dit.

— Clément, pourquoi ce langage ? a soupiré mon père.

Je me suis levé d’un bond. J’ai traversé l’appartement à toute vitesse et j’ai claqué la porte de ma chambre pour la seconde fois de la journée. Mais cette fois, même si je ne savais pas bien pourquoi, j’étais vraiment en colère.

 

Quel âge avait ma grand-mère exactement ? Je ne m’étais jusqu’alors jamais posé la question aussi précisément. Je connaissais sa date d’anniversaire, mais je n’étais pas sûr d’avoir jamais connu l’année. Quand on est enfant, la soixantaine est un âge qui n’existe pas. Inimaginable, comme l’infini.

J’ai calculé par rapport à l’âge de mon père et je suis arrivé à la conclusion qu’elle devait avoir 70 ans, ou un peu plus. Ce n’était pas jeune, certes, mais c’était loin d’être un âge pour devenir folle. De nos jours, le nombre des années ne devient dramatique que vers les quatre-vingts. Plus de quatre fois mon âge. Toute une vie…

Le lendemain de cette soirée de drame familial, on était samedi, je suis sorti faire un tour du côté de la rue Mouffetard. Je me suis promené, par hasard ou presque, dans les rues proches de l’immeuble de ma grand-mère. Je craignais vaguement de tomber sur elle, si jamais elle était vraiment en train d’errer comme une âme perdue dans les rues de Paris ou de parler à un lampadaire…

Je ne l’ai pas croisée, bien sûr.

Les rues grouillaient de monde comme toujours, touristes et provinciaux en balade et Parisiens pressés, énervés par ces envahissants visiteurs aux pas lents sur leur territoire. Au bout d’un moment, je me suis retrouvé vers le jardin du Luxembourg, devant l’un de ces immeubles chics et devenus hors de prix depuis que Paris avait peu à peu chassé les classes moyennes de ses beaux quartiers. Je suis entré dans un hall, où je me souvenais d’être déjà venu il y avait bien longtemps. J’ai regardé les noms sur l’interphone.

Madame Gratonnier habitait au deuxième étage.

J’ai sonné. Une voix un peu chevrotante et vaguement apeurée m’a répondu.

— Madame Gratonnier, bonjour ! ai-je dit en parlant machinalement très fort, comme si toutes les vieilles étaient inévitablement sourdes. Je suis Clément, le petit-fils de votre amie Rose ! J’aurais bien voulu vous parler quelques minutes, si je ne vous dérange pas !

Quelques secondes de silence au bout de l’interphone.

— Madame Gratonnier ?

— Oui, oui… Qui est-ce ?

— Clément ! Le petit-fils de Roselyne ?… Votre meilleure amie !

— Ah, oui… Deuxième étage à droite !

Elle m’attendait à la porte quand je suis arrivé sur le palier. Au contraire de ma grand-mère, elle avait tout d’une vieille. Allure voûtée, cheveux tristes et gris coiffés en chignon, elle portait une robe bleue à fleurs qui était certainement neuve, mais qui semblait sortie d’une armoire des années cinquante.

Elle était surprise de me voir sans doute, mais semblait ravie d’avoir de la visite.

— Clément, qu’est-ce que tu as grandi !

Je m’attendais à une remarque de ce genre, le genre de phrases d’adultes qui, quand j’étais petit, me faisait dire qu’elle était un peu idiote. Je lui ai rendu son sourire.

— Ne reste pas là, entre !

L’appartement de Mme Gratonnier était d’une propreté impeccable. Pas une trace de poussière sur les meubles en bois verni de l’entrée où des plantes étaient posées avec soin sur des napperons blancs. Elle m’a conduit dans un salon qui était plutôt vaste mais tellement encombré de bibelots que la pièce semblait minuscule. Un chat est venu se frotter sur mon jean. C’était un joli chat blanc, très propre et très doux, un de ces chats de salon qui font partie du décor et qui ne sortent jamais, le genre de félin embourgeoisé qui file se planquer à la vue d’une souris.

— Balthazar, laisse Clément s’asseoir, a chevroté la douce voix de Mme Gratonnier. Tu veux un café, Clément ? Ou un chocolat chaud ?

— Un café, très volontiers, avec plaisir… Si ce n’est pas trop compliqué.

— Penses-tu !

Je ne savais que très peu de choses de Mme Gratonnier. J’étais déjà venu ici, avec ma grand-mère, j’en étais certain, mais cela remontait à des années. J’ignorais si elle avait des petits-enfants, ou même des enfants. Disposées sur une table au coin du canapé, des photos en noir et blanc un peu défraîchies résumaient toute sa vie. En bonne place trônait le portrait d’un homme, M. Gratonnier sans doute, jeune sur une vieille photo avec la mer en arrière-plan, puis plus âgé dans un autre cadre, tenant Mme Gratonnier par la taille, devant un hôtel de luxe, quelque part sur la Côte d’Azur. Quelques photos d’enfants, petits, puis plus grands. Visages banals d’une vie sans éclat ni secrets. En apparence, forcément, car tout le monde a sa part de mystère.

Elle a apporté le café sur un joli plateau, avec des tasses en porcelaine à fleurs et un sucrier avec une pince à sucre, et je me suis senti un peu coupable de la voir se donner tout ce mal.

— Je suis désolé de vous déranger, ma visite doit vous surprendre…

— Ton père m’a téléphoné ces derniers jours pour savoir si j’avais vu ta grand-mère.

— Oui, je sais. C’est un peu pour cela que je suis venu.

— Je suis passée chez elle arroser les plantes et aérer pas plus tard qu’hier.

Elle ne semblait pas inquiète le moins du monde, comme si l’absence de ma grand-mère était complètement normale et anodine.

— Elle vous a demandé d’arroser les plantes avant de partir ?

Madame Gratonnier a souri.

— Bien sûr, je m’occupe toujours de son appartement quand elle n’est pas là.

— Mais elle ne vous a pas dit où elle partait ? Ni comment la joindre ?

— Non, pas exactement… Elle part très souvent, tu sais. Elle me laisse les clés et je passe quand je suis dans le coin. Quand elle est là, on papote. Quand elle n’y est pas, j’arrose les plantes…

— Elle ne vous dit jamais où elle va ?

— Ah non. Ta grand-mère ne me raconte pas tout, tu la connais.

Apparemment, je ne la connaissais pas si bien que cela. Je m’étais toujours imaginé qu’elle partait pour des week-ends en Normandie, sur la Côte d’Azur ou à même à Genève, mais qu’elle emmenait son inévitable copine Thérèse avec elle….

— Oh, oui, cela arrive quelquefois, mais je ne suis pas de tous ses voyages. Ce serait un peu trop pour moi. Elle a la bougeotte ta grand-mère, tu sais !

J’ai trouvé que son sourire était un peu trop crispé, comme un maquillage, un visage figé et rassurant pour éviter de trop en dire. Mais je vois toujours des mystères partout.

— Donc vous ne savez vraiment pas où elle est en ce moment ?

Non, Thérèse Gratonnier ne savait pas où était partie son amie. Mais il n’y avait rien d’étrange dans sa « disparition ». Ce n’était d’évidence pas la première fois qu’elle mettait les voiles comme ça, sans rien dire à personne. C’était par contre la première fois que son absence suscitait une telle curiosité.

— Ta grand-mère n’arrête pas de répéter qu’elle est libre, Clément. Je lui ai dit plusieurs fois qu’elle devrait vous prévenir quand elle s’en va comme ça. Mais elle m’envoie balader, elle dit qu’elle n’a pas de comptes à rendre sur son emploi du temps…

— Et elle part toute seule à chaque fois ?

Madame Gratonnier a froncé les sourcils, et son regard s’est perdu vers les rideaux en velours de la grande fenêtre.

— Je ne peux rien te dire, Clément. Je ne sais que très peu de choses. Rose ne parle pas de ses voyages. Elle dit que c’est son jardin secret.

— Mais enfin, ma mamie n’est quand même pas un agent de la CIA en mission !

— Un agent de la quoi ?

— Les services secrets américains… C’était une plaisanterie, Madame Gratonnier !

— Ah, oui ! Ah ! ah ! ah !

J’ai reconnu le rire stupide que j’avais entendu dans mon enfance. Et je me suis aussi rendu compte que Mme Gratonnier avait de légères absences. Elle en savait peut-être plus qu’elle ne voulait le dire, mais il y avait aussi comme des nuages dans son esprit. Mais ce n’était peut-être qu’une impression. Les jeunes s’imaginent toujours que les vieux sont gâteux.

— Vous avez raconté tout ça à mon père ?

— Oh, bien sûr ! Et je lui ai dit qu’il ne fallait pas qu’il s’inquiète, qu’elle était simplement en voyage… Comme si souvent. Tu veux un peu de café ? Ou un chocolat chaud ?

— Non merci, vous m’avez déjà servi un café…

Je l’ai regardé avec un sourire et elle a posé son regard sur la cafetière en porcelaine sur la table basse.

— Oh bien sûr, a-t-elle dit avec un soupir en revenant soudain sur terre.

Si on devait s’inquiéter pour quelqu’un qui commençait à perdre la boule, ce n’était pas ma grand-mère… Mais autre chose me tracassait. Si Mme Gratonnier avait dit à mon père ce qu’elle venait de me dire, pourquoi les parents s’étaient-ils livrés à cette scène mélodramatique au dîner d’hier soir ? Grand-mère était en voyage, elle n’avait prévenu personne, ce n’était certainement pas très sympa de sa part, mais ce n’était guère surprenant vu son tempérament. Je ne voyais pas bien d’où avait surgi la montagne d’inquiétude dans la famille. Cela ne pouvait donc être que l’argent disparu qui posait problème et j’ai trouvé ça triste. Décevant, même.

Madame Gratonnier continuait de parler mais je n’écoutais plus. Elle racontait quelque chose à propos de Balthazar, le chat, qui était retourné se blottir sur un coussin moelleux.

J’ai continué de bavarder quelques minutes avec elle, pour être poli. À défaut d’avoir levé le mystère sur les voyages de Rose, je me sentais rassuré. J’ai pris congé de Mme Gratonnier et je l’ai laissée à sa solitude et ses bibelots.

 

J’ai passé pas mal de temps dans ma chambre le dimanche suivant. Travail, révisions, avec le bac en ligne de mire dans quelques semaines. Je ne m’inquiétais pas trop, je ne faisais pas partie des cancres. Mais je ne comprenais pas grand-chose aux maths par exemple, matière qu’on me disait logique mais à laquelle mon cerveau rêveur restait hermétique. Je ne comprenais pas l’intérêt de toutes ces histoires de x et y, de f et de x. Mon esprit s’enfuyait toujours dès qu’il se retrouvait confronté à des histoires de nombres et de symboles grecs. Sérieusement, qui pouvait bien se passionner pour des équations ? Qui pouvait bien trouver du plaisir à cette matière désespérément binaire où il n’existait que deux résultats : vrai ou faux ? Oui ou non. Un ou deux. Pas de place pour un « ça dépend », ou une petite histoire qui aurait rendu la chose un peu moins prévisible.

Les profs de maths m’avaient toujours cordialement détesté. J’arrivais à être bon dans toutes les matières humaines, mais je devenais un cancre absolu sitôt confronté à l’austère logique des maths.

Moi, j’aimais les mots, les langues, les promesses de voyage. Ce n’était pas un hasard si mon meilleur ami au lycée s’appelait Esteban et qu’il était espagnol. Pour être précis, il était français, mais né en Espagne. Il parlait français et espagnol sans la moindre différence, et ce bilinguisme parfait, cette aisance qu’il avait à naviguer d’une langue à l’autre, avait quelque chose de magique. Nous étions devenus amis parce qu’il n’était pas tout à fait comme les autres, pas tout à fait raccord avec le décor. J’aimais son côté pas à sa place, un peu comme moi quand j’entrais dans la salle de mathématiques.

Le lundi, après le lycée, au lieu de rentrer directement chez moi, j’ai pris le métro pour aller faire un tour vers chez ma grand-mère. J’ai sonné à l’interphone mais personne n’a répondu. Je me suis risqué à passer un coup de fil et le téléphone a sonné une dizaine de fois avant de basculer enfin sur le répondeur. Je me suis demandé combien de temps allait durer cette drôle d’absence. Si elle allait seulement revenir un jour. Il paraît qu’il y a des tas de gens qui disparaissent chaque année. Ils sortent acheter des clopes ou du pain et on ne les revoit plus jamais. Parfois le bizarre s’invite dans la vie des gens. En général, ils n’y sont pas préparés. On ne se prépare qu’au quotidien. On ne vit jamais que par habitude, et quand l’histoire devient digne d’être racontée, c’est souvent parce qu’elle est devenue dramatique…

J’avais plein d’hypothèses. Elle était partie à la campagne chez une amie artiste qui n’avait ni téléphone ni Internet. Elle avait passé le week-end au casino de Deauville, gagnant ou perdant des fortunes au poker (ce qui aurait aussi expliqué les retraits sur son compte). Ou elle était tombée par hasard sur une amie d’enfance qui habitait en province et elle s’y était invitée en toute simplicité. Dans mes hypothèses, il n’y avait rien que du très plausible. Et rien d’inquiétant.

Quand j’ai appelé mon meilleur ami Esteban, je lui ai raconté l’histoire de mon introuvable grand-mère et il s’est tout de suite enflammé…

— Si ça se trouve, elle a fait un braquage ! Ou alors, elle a renversé un gouvernement en Amérique du Sud ! T’en sais rien, si ça se trouve c’est la fille cachée du Che !

— Ah bon, il avait une fille cachée, Che Guevara ?

— Bah oui, ta grand-mère !

On a éclaté de rire.

— T’es vraiment con, Esteban !

— C’est pour ça que je suis ton pote !

Plus tard, j’ai entendu mon père rentrer, je suis passé lui dire bonsoir et me préparer une tasse de thé à la cuisine. Je lui ai demandé s’il avait eu des nouvelles et il a simplement secoué la tête en baissant les yeux. Je voyais bien qu’il était sérieusement inquiet. Je n’avais raconté à personne ma petite visite à Mme Gratonnier. Je n’avais pas essayé d’aborder le sujet au dîner. Je n’avais pas envie d’entendre ma mère encore insinuer que ma grand-mère n’était qu’une vieille folle qui perdait les pédales. Ce qu’elle pensait, assurément.

 

Le lendemain soir, en sortant du lycée, Esteban a tenu à m’accompagner chez ma grand-mère. Il ne la connaissait pas, je n’avais pas besoin d’escorte, mais cette histoire l’intriguait au moins autant que moi.

— Tu sais, je vais sonner chez elle, et si elle n’est pas là, je vais faire demi-tour.

— Je sais, je sais. Au pire ça me fera une petite balade !

J’étais content qu’il m’accompagne. D’abord parce que j’adorais passer du temps avec lui. Il était toujours drôle et plein d’enthousiasme. Cette histoire de disparition, ce n’était même pas encore une histoire et il n’était pas sérieux quand il parlait de la fille cachée de Che Guevara en train de préparer quelque complot révolutionnaire, mais je savais qu’au fond de lui, il aurait adoré avoir mis dans le mille. Et j’étais sûr qu’il avait en réserve tout un tas d’autres hypothèses farfelues dans l’affaire de l’introuvable grand-mère.

J’ai ressenti une curieuse excitation en appuyant sur l’interphone. Je me demandais vaguement si un type barbu avec un accent espagnol allait répondre. Si on allait tomber sur un nid de guérilleros chevelus… Esteban et sa putain d’imagination…

Personne n’a répondu, évidemment. J’ai sonné une seconde fois, pour être sûr, et nous sommes sortis de l’immeuble. J’ai jeté machinalement un coup d’œil vers les fenêtres paisibles de l’appartement de ma grand-mère au quatrième. C’est curieux comme les choses peuvent devenir si mystérieuses, soudain…

— Bon donc pas trace de Mamie, a résumé Esteban d’un ton dramatique.

J’ai approuvé de la tête, tout en regardant au hasard un taxi qui venait de s’engager dans la rue. La silhouette à l’arrière m’a paru vaguement familière et j’ai attrapé le bras de mon ami.

— Attends un peu !

Le taxi s’est arrêté devant l’immeuble et j’ai aperçu un chapeau à carreaux, rouge et rose, du genre repérable entre mille. Je n’ai plus eu aucun de doute sur l’identité de la passagère quand je l’ai vue s’extirper de la voiture. Elle a filé à l’arrière du taxi et n’a même pas attendu que le chauffeur descende pour ouvrir le coffre. Elle a sorti elle-même un set de sacs en cuir.

— C’est elle ? a soufflé Esteban.

— Oui, c’est ma grand-mère…

Nous étions à moins d’une centaine de mètres du taxi et tandis que nous revenions sur nos pas, une autre silhouette est sortie de la voiture. Je me suis arrêté de marcher. La personne qui accompagnait ma grand-mère et qui s’empressait à présent pour porter ses bagages était un homme. Mais pas un monsieur distingué en costume de gentleman-farmer, comme pouvaient l’être les messieurs de l’âge de ma grand-mère. Un jeune homme. Celui qui venait de descendre nous ressemblait beaucoup. Il avait des cheveux blonds mi longs, un jean, un blouson de toile bleue et il avait à tout casser 25 ans…

— Tu le connais ?

— Non, je ne crois pas…

— Un cousin à toi, peut-être ?

Certainement pas un cousin. Ou alors que je n’aurais jamais vu ? Sorti d’un bout de famille dont je n’aurais jamais entendu parler ?

Nous sommes restés immobiles sur le trottoir, à quelques dizaines de mètres, suffisamment loin pour ne pas attirer l’attention. Ma grand-mère a échangé quelques mots avec le chauffeur puis est rentrée dans le hall de l’immeuble, le jeune homme sur ses talons.

— Qu’est-ce qu’on fait ? a demandé Esteban. On retourne sonner chez elle ?

J’étais si surpris que je ne savais pas ce que je voulais faire. Elle était parfaitement en vie, toute hypothèse d’errance amnésique envolée. Le plus raisonnable était de rentrer à la maison, rassuré, ne pas chercher à en savoir plus, et, si ma grand-mère le jugeait bon, elle me parlerait de ce jeune homme la prochaine fois que je la verrais.

Qui était ce jeune étranger et qu’est-ce qu’il pouvait bien trafiquer avec une mémé qui avait trois fois son âge ? Dans un monde normal, les jeunes gens ne se baladent avec des vieux que quand ce sont leurs grands-parents ou de la famille… De leur plein gré, du moins.

J’étais plus curieux que jamais. Esteban aussi d’ailleurs et il n’a pas protesté quand j’ai suggéré d’attendre encore quelques minutes devant l’immeuble pour voir si le jeune homme en ressortait. Il n’était peut-être qu’une sorte d’assistant ou de secrétaire. Ma grand-mère avait parfaitement les moyens de s’attacher les services d’un domestique ou d’un aide porte-bagages, quelque chose de ce genre…

Esteban m’a offert une cigarette. Je ne fumais que rarement. Le tabac était un piège dans lequel je ne voulais pas tomber, mais il fallait bien tuer le temps, se donner une contenance, plantés là sur un trottoir d’en face…

— Allons rendre une petite visite à la mamie, ai-je décidé. Après tout, on lui a largement laissé le temps de rentrer.

 

— Oui, qui est-là ?

— Mamie ? C’est moi, c’est Clément !

— Quoi ? Qui ?… Clément ? Vraiment ? Mais qu’est-ce que tu fais là, mon garçon ?

Le ton était glacial dans l’interphone. Je me suis senti un peu blessé. D’habitude, une grand-mère est toujours ravie de voir ses petits-enfants. Même la mère Gratonnier que je connaissais à peine s’était montrée plus chaleureuse.

— Je passais te voir. Je suis avec un ami.

— Ah bon !… Eh bien montez, les enfants, montez !

La porte s’est déverrouillée avec un bruit électrique. En attendant l’ascenseur, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir inventer comme prétexte à cette visite à l’improviste, en pleine semaine. Son amie Mme Gratonnier ne manquerait pas de lui dire qu’elle m’avait vu et que j’avais posé un tas de questions. Autant jouer franc-jeu, ai-je pensé. Après tout, c’est plutôt mignon un petit-fils qui s’inquiète pour sa grand-mère. Mais c’était ce rôle d’adulte, surveillant, ou apprenti espion qui me dérangeait un peu. Et Esteban ? « Salut Mamie ! Je te présente Esteban, il est persuadé que tu prépares un coup d’État ! Il m’a accompagné pour voir si tu planquais des armes et des révolutionnaires barbus dans ton appart… »

Nous sommes sortis de l’ascenseur et j’ai sonné à la porte. Silencieux, immobiles sur le paillasson, nous avons entendu des bruits de pas et ce qui m’a semblé être des chuchotements, mais je n’en étais pas tout à fait sûr.

— J’arrive ! a crié la voix de ma grand-mère en montant dans les aigus.

Un bruit de clé qui tourne et la porte s’est ouverte d’un coup brusque.

— Clément ! Jeune garnement ! Venu voir si sa mamie est toujours vivante ! Et avec du renfort ! Entrez, les enfants !

Sans m’avoir laissé le temps d’en placer une, elle s’est précipitée pour m’embrasser tout en parlant. L’instant d’après, offrant un large sourire à Esteban, elle l’a embrassé également comme si elle le connaissait depuis toujours.

J’ai à peine eu le temps de remarquer les sacs en cuir dans le couloir qu’elle nous avait déjà entraînés vers le salon.

— C’est une sacrée surprise, je ne m’attendais pas à te voir, Clément ! Mais je suis contente, évidemment, cela fait si longtemps. Je devrais te gronder ! Tu passais souvent avant après l’école, je ne sais pas pourquoi tu as perdu cette habitude de venir me voir.

« Peut-être parce que tu n’es jamais là ! » Trop cinglant, comme réplique… Clément, ferme ta gueule et sois gentil avec ta grand-mère…

Tout en nous désignant le canapé du geste expert de la maîtresse de maison aux bonnes manières, elle s’est retournée vers moi, avec un clin d’œil.

— Je me doute qu’à ton âge, tu as beaucoup mieux à faire que de venir voir mémé ! Et vous, jeune homme… ou toi ! Je ne vais quand même pas te vouvoyer ! Vous êtes dans la même classe tous les deux ?

Esteban s’est retrouvé plongé dans le vaste canapé moelleux, bombardé de questions joyeuses, tout surpris par l’énergie tourbillonnante de ma grand-mère. Ma grand-mère était bien vivante, ça oui. Elle était même plus vivante que tout le monde et j’avais bel et bien l’impression que les murs et les planchers tanguaient et vibraient à son rythme énergique.

— Je suis Esteban, est parvenu à articuler mon ami. Et oui, Clément et moi sommes dans la même…

— Formidable ! Je ne rencontre jamais les amis de mon petit-fils ! Je ne rencontre pas les amis de mon fils non plus, d’ailleurs, mais à la réflexion, je m’en passe très bien. Il ne connaît que des avocats et des banquiers, et ces gens-là sont très ennuyeux… Vous prendrez bien un verre, les enfants ? Voyons, que puis-je vous offrir… ? Je ne vais quand même pas vous faire du thé, vous n’êtes pas des vieilles mémés…

Elle a disparu en direction de la cuisine et Esteban s’est mis à rire doucement.

— Et ben voilà, elle a une pêche d’enfer ta grand-mère ! m’a glissé Esteban, un peu trop fort.

— Oh, il ne t’avait pas prévenu ? a crié la voix de ma grand-mère depuis le couloir. Tu t’attendais à tomber sur un vieux débris, Esteban ?

Cette fois, Esteban a franchement éclaté de rire.

Elle est revenue à peine deux minutes plus tard avec des bières et un paquet de chips.

— Voilà, c’est tout ce que j’ai trouvé, a-t-elle dit en posant les bouteilles sur le marbre de la table basse.

— Oh, mais c’est très bien ! Tu es toute seule ici, Mamie ?

Son regard s’est planté dans mes yeux.

— Mais oui, évidemment ! Clément, tu sais bien que je vis seule depuis la mort de ton grand-père…

— Oh oui, mais il m’avait semblé…

Je me suis mordu les lèvres. Il m’avait semblé quoi ? Qu’on l’avait espionnée avant de sonner chez elle ?

— Nous avons cru entendre des voix quand on a sonné tout à l’heure, a dit Esteban en volant à mon secours.

— Ah bon ? a fait ma grand-mère. Vous vous êtes sûrement trompés, les enfants, il n’y a… personne ici.

L’hésitation n’avait duré qu’une fraction de seconde, à peine perceptible. Où était passé le jeune homme ? L’appartement n’était pas immense, en plus du vaste salon-salle à manger il y avait deux chambres et une pièce qui avait été jadis le bureau de Grand-père. C’était un bel appartement typiquement parisien, avec des planchers qui craquent, de grandes cheminées en marbre, de larges fenêtres donnant sur la rue et de jolis motifs en relief sur les hauts plafonds blancs. La décoration était simple, épurée et sans chichi. Les bibelots nid à poussières n’encombraient pas les meubles. Aucune photo de famille ringarde ne venait s’interposer entre les jolies aquarelles et les nombreuses plantes. J’ai repensé à l’appartement de Mme Gratonnier, aux photos avec M. Gratonnier dans leurs cadres usés. L’intérieur de Rose m’apparaissait soudain comme très impersonnel, épuré comme une double page d’un magazine de déco. Ma grand-mère ne vivait pas en nostalgie.

— Tu devrais appeler Papa, ai-je dit. Il est comme un dingue… Maman aussi.

Ma grand-mère a écarquillé les yeux.

— Ils s’inquiètent ? Mais pourquoi donc ?

— Mais comment ça pourquoi donc ? Mamie, tu as disparu depuis plus de dix jours !

Elle a haussé les épaules, avec une moue boudeuse qui m’a rappelé ma petite sœur.

— Disparue ! Quelle belle connerie ! C’est incroyable ! J’ai quand même le droit de partir quelques jours sans demander un visa à la famille !

— On s’est inquiétés, c’est tout !

— Tu parles !

Elle s’est forcée à sourire, puis elle a ouvert le paquet de chips qu’elle a versé dans une assiette.

— Bon, à la réflexion, je vais appeler ton père, a-t-elle dit après quelques secondes de silence. Ce bougre de nigaud serait fichu de prévenir les flics…

Elle s’est levée pour aller décrocher le téléphone dans le couloir de l’entrée. Esteban et moi sommes restés assis dans le canapé à siroter doucement les bières Heineken, directement à la bouteille, ma grand-mère n’ayant pas eu l’idée de nous proposer des verres.

Je n’ai pas entendu le début de la conversation, mais très vite le ton est monté.

— Oui, je comprends bien que tu te sois inquiété ! Oui, oui… Cela aurait été sympa de te prévenir, mais je n’ai quand même pas à te signaler le moindre de mes faits et gestes !

Nous nous sommes regardés avec Esteban.

— Et où est-ce qu’elle était ? a-t-il demandé.

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Demande-lui quand elle revient !

J’ai haussé les épaules. Dans le couloir, la voix de ma grand-mère était en train de s’envoler dans les aigus.

— Mais j’ai encore le droit de dépenser mon argent comme je l’entends ! C’est insensé !…  Comment ça où j’étais ? En voyage ! J’étais en voyage, voilà tout !… Eh bien, il faudra t’en contenter !

Nous avons entendu le bruit du combiné qui claque sur son socle. Ma grand-mère est revenue, l’air très énervée, le visage glacial. Elle s’est assise dans le fauteuil en face de nous sans un mot, et son regard s’est fixé dans le vide, perdu semblait-il sur les plantes vertes posées sur la cheminée en marbre.

— Ton père me parle comme si j’étais une vieille folle… Tu sais qu’il vient de me traiter d’irresponsable ?

L’expression outragée sur le visage de ma grand-mère, sa mine déconfite, lui donnait l’apparence comique d’une petite fille qui tape du pied en pleurnichant que le monde est injuste.

— Alors, c’est ça maintenant ? a repris Rose d’un ton agacé. Bientôt il va falloir que je demande la permission pour sortir de chez moi ? Que j’appelle quand j’utilise ma carte bleue ?

— Tu ne crois pas que tu dramatises ?

— Tu sais, mon petit Clément, j’ai rendu des comptes à un mari pendant… voyons, quarante ans, quelque chose comme ça… Je ne vais pas laisser mon fils prendre le relais, tu vois ce que je veux dire ?

— Voyons, il s’agit juste de dire que tu t’en vas, c’est tout. Pour qu’on ne s’inquiète pas… Tu étais partie où, d’ailleurs ?

J’étais assez content de la façon dont j’avais mis la question sur le tapis. Discrètement dans la conversation, avec désinvolture, détachement, naturel…

— Disons que j’étais… sur une autre planète !

Et elle a haussé les épaules.

— Disons aussi que je n’ai pas envie de te répondre, mon petit Clément. Ne m’en veux pas.

— D’accord, Mamie.

Trop curieux le petit-fils.

Elle faisait bien ce qu’elle voulait, naturellement. Ce qui aiguisait autant la curiosité, ce n’était pas tant l’endroit où elle était que le fait qu’elle tenait clairement à garder le secret. Du coup, nous mourions d’envie de tout savoir…

Esteban s’est levé soudain. Il n’a pas eu besoin d’ouvrir la bouche.

— À droite, au bout du couloir, a dit ma grand-mère.

— Merci !

Nous sommes restés seuls sans parler pendant de longues secondes elle et moi. En général, ce sont les enfants qui ont des secrets. Qui refusent de dire où ils vont et qui s’énervent au téléphone.

— Ça va au lycée ?

— Oh oui… Tout se passe bien, le bac approche…

Un autre jour, j’aurais eu envie de lui raconter un peu ma vie. Des choses que je ne disais pas à mes parents. Elle avait toujours prêté une oreille plus qu’attentive. Une oreille amie. Compréhensive. Complice.

Mais elle, elle ne voulait pas tout me dire. Elle choisissait le mystère, ce qui créait une inévitable distance entre nous.

Elle a souri, d’un air un peu désolé, comme une excuse. Alors j’ai souri en retour comme si ce n’était pas grave et que je comprenais. La complicité qui avait un temps uni un petit-fils à sa grand-mère était vouée à changer. Je n’étais plus un enfant et c’était juste du temps qui passe.

Quand Esteban est revenu, ma grand-mère lui a posé quelques questions, sur sa famille, ses parents, sur l’Espagne qu’il avait quittée tout petit mais où il retournait souvent. Au moment de partir, sur le pas de la porte, il m’a semblé encore entendre un bruit quelque part dans l’appartement, comme un truc qui grince, une fenêtre, un plancher, mais je n’en étais pas vraiment sûr.

Voyant que je regardais ses bagages dans le vestibule, ma grand-mère m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’elle était une grande fille, qu’elle voulait simplement voyager un peu tant qu’elle le pouvait encore et je trouvais qu’elle avait un ton bien dramatique en disant cela. Puis elle m’a embrassé, elle a embrassé Esteban et elle a déclaré qu’elle avait été ravie de nous voir.

— Au fait, j’ai vu ton amie l’autre jour. Madame Gratonnier.

Ma grand-mère a ouvert des yeux ronds et affiché son sourire ironique.

— Tu as croisé Thérèse ? Ah bon ? Ou ça ? Chez le médecin ?

— Non, pas du tout, je suis passé la voir chez elle. Pourquoi le médecin, elle est malade ?

— Non, elle se porte comme un charme. Mais elle n’a pas besoin d’être en mauvaise santé pour être tout le temps fourrée chez le médecin. Pourquoi donc es-tu allé la voir, tu la connais à peine ?

Je crois que je voulais juste lui faire comprendre que je m’étais inquiété.

— Je cherchais à savoir où tu étais passée.

Ses yeux ont fui les miens. Il y a eu un très court silence, puis son sourire en coin a réapparu.

— J’espère qu’elle ne t’a pas trop déprimé…

— Déprimé ? C’est assez méchant de dire ça, je croyais que c’était ta meilleure amie !

— Pardon, je n’aurais pas dû dire cela. C’est juste qu’il y a des gens qui vieillissent plus vite que d’autres. C’est comme ça. Je lui laisse mes clés, elle vient arroser les plantes, c’est aussi pour la pousser à sortir un peu de chez elle… Oh, je ne veux pas dire du mal de Thérèse, mais sa compagnie est devenue un peu pénible ces derniers temps… Mais tu sais, les vieilles amies, elles nous énervent autant qu’on les adore !

Nous nous sommes embrassés à nouveau, en riant parce que c’était la deuxième fois, mais cette fois nous sommes vraiment sortis.

— Je sais où elle est allée, au fait, a soudain déclaré Esteban alors que nous descendions la rue.

Je me suis arrêté de marcher.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je sais où était ta grand-mère ces derniers jours.

— Mais comment tu peux savoir ça ?

— Ah ! ah ! Je suis Sherlock Holmes. Ou Colombo, mais sans l’imper qui pue…

— Esteban, arrête tes conneries, dis-moi ce que tu sais !

C’était très simple. En allant aux toilettes, il était passé devant un meuble de l’entrée juste à côté des bagages, sur lequel était posé un sac à main grand ouvert.

— Putain, ne me dis pas que t’as osé fouiller dans ses affaires !

— Non, bien sûr que non… Enfin, il y avait un agenda sorti du sac… Et un billet de train qui dépassait… J’ai juste soulevé la couverture, tu vois, simplement, histoire de voir le billet…

— Et alors ?

— T’aimerais savoir, pas vrai ?

— Esteban, putain, dis-moi !

— Ça va te surprendre !

Il faisait mousser son histoire. Ce qu’il venait de faire, cela s’appelait « fouiller », dans le monde des garçons bien élevés d’où nous venions. J’ai fait mine de vouloir le frapper et je l’ai attrapé par le cou comme pour le faire tomber. Il a capitulé en riant.

— OK, OK, ta chère et vénérable grand-mère est rentrée d’Amsterdam aujourd’hui. Par le train Thalys de 15 h 45.

— Amsterdam ? En Hollande ?

— C’est bien, Clément ! Tu me l’aurais situé en Suisse ou en Italie, je me serais posé des questions pour ton futur bac…

— Mais qu’est-ce qu’elle est allée foutre à Amsterdam ?

— Ça, je ne peux pas te dire… Voir les musées ? Manger du gouda ? Fumer des gros joints ?

— T’es con, Esteban !

Il a repris son petit air mystérieux.

— Et il y avait bien quelqu’un d’autre dans l’appartement. En passant devant une porte, j’ai clairement entendu des bruits dans l’une des chambres.

— Le mec du taxi ?

— Qui d’autre ? On sait qu’il est rentré avec elle, on sait qu’il n’est pas ressorti. Donc…

Donc ma grand-mère n’était pas seule ce soir-là à l’appartement. Et elle revenait d’Amsterdam. Avec quelqu’un. Quelqu’un dont elle ne nous avait pas parlé, mais qui était là, dissimulé dans l’appartement…

Je ne croyais évidemment pas aux théories fumeuses de révolutionnaires sud-américains, mais qui était ce jeune mec et pourquoi diable se planquait-il chez ma grand-mère ?

 

Quand j’ai connu Esteban, on était en troisième ou quelque chose comme ça, on se retrouvait à la sortie des cours et on partait dans Paris. On prenait le métro, on allait dans des quartiers, juste comme ça, pour voir ce qu’il y avait. Parfois, on repérait un quidam parmi les passants et on s’amusait à le prendre en filature, à bonne distance tout de même, et on prenait des paris sur ce qu’on allait découvrir de sa vie. Le plus souvent, on tombait sur un type qui passait à la boulangerie avant de rentrer chez lui ou bien un homme d’affaires qui allait tromper sa femme dans un petit hôtel de quartier lugubre. Des vies bien ordinaires en vérité, mais le simple fait de les suivre en cachette suffisait à transformer de parfaits inconnus en intrigues. C’était bizarre ce qu’on faisait. Et ça nous amusait justement parce que c’était bizarre. On se prenait pour des agents secrets, des détectives de romans. On s’inventait des histoires, on espérait tomber sur quelque passionnant mystère et ça mettait comme un goût d’aventure dans nos vies de collégiens.

On avait fini par arrêter ces délires étranges vers la fin de la seconde, soudain lassés de ce jeu où l’aventure n’était que dans notre imagination. Dans la réalité, on jouait à cache-cache entre les voitures en stationnement pour finalement s’apercevoir qu’on suivait un type qui allait à la gym. On était devenus trop grands pour ce genre de conneries.

Mais c’était comme ça que nous étions devenus des amis. Avec nos petites escapades au parfum de secret. Des enfants cherchant l’aventure collection verte, avec de jolis mystères et des méchants pas vraiment méchants. Comme celui de la grand-mère disparue, un mystère pas tout à fait éclairci et qui avait remis le feu à notre imagination.

Les gosses qui se prenaient pour des aventuriers ne demandaient qu’à reprendre du service.

 

Ce soir-là, je suis resté un long moment sur mon lit, à écouter de la musique, un truc qu’Esteban m’avait passé, un groupe de rock californien, avec des riffs de guitare et beaucoup de batterie. Je trouvais que le chanteur avait une voix de voyageur, même si j’aurais été bien en peine de définir ce que ça voulait dire. J’ai laissé mon regard se promener sur les posters de ma chambre, photos de villes américaines la nuit, d’une plage avec des surfeurs au loin dans les vagues australiennes, les endroits où je me promettais d’aller un jour. Les paradis modernes d’un jeune homme du milieu des années 2000. Mes rêves de voyages.

Et je me suis demandé ce que ça me ferait, si dans quarante ou cinquante ans, au soir de ma vie, je me retrouvais encore là, dans une chambre à Paris, à regarder des photos sur des murs. Ce serait terrible, ai-je pensé, d’y voir encore de simples images de paysages de rêve, sans les avoir transformés en souvenirs.

Était-ce cela qui était arrivé à ma grand-mère ? Était-ce la raison à ces petits voyages ? Pour chasser des regrets ? À cause de photos sur des murs ?

Ma grand-mère était allée à Amsterdam. Elle était revenue avec un jeune homme qui se cachait dans son appartement. J’avais tout juste levé un coin de voile, assez pour y voir du mystère. Rose n’en devenait que plus fascinante.

Elle n’était déjà plus simplement ma grand-mère. Elle était le personnage d’une histoire où je n’étais pas invité à entrer.

 

Les Invisibles – Extrait

Prologue

Arlingston City se situe à moins de cinquante kilomètres de la banlieue de Scottsdale, Arizona. Avec sa dizaine de milliers d’habitants, ses trois cent trente jours de beau temps par an et le tourisme florissant de la région qui fait vivre par écho la moitié des habitants de la ville, Arlingston City est ce que l’on pourrait appeler un petit coin de paradis.

L’une des attractions phares de cette calme petite banlieue, hormis Peter Church, l’église ultramoderne en verre avec sa voûte asymétrique aux lignes courbes à l’entrée de la ville, reste l’incontournable Chapman’s, un disquaire spécialisé dans le vinyle, réputé dans toute la région pour les merveilles qu’il abrite dans ses bacs. C’est là que Casey Fuller a décidé d’entraîner son meilleur ami, Brian Gentry.

Devant eux se dresse un bâtiment de briques et de béton, unique rescapé de l’ancien site industriel qui occupait la place deux décennies auparavant.

La devanture faite de vitres et de barreaux en fer forgé torsadé avec son enseigne en potence en sont les derniers et précieux témoins. Casey laisse son ami admirer la façade quelques instants avant de pousser la porte et de l’inciter à entrer. Ils sont aussitôt happés par la musique et les voix mêlées des clients présents, qui tranchent avec la quiétude extérieure.

Brian s’arrête, subjugué par la beauté brute des lieux. 

Au rez-de-chaussée, des piliers en acier découpent la pièce en plusieurs secteurs. Chacun de ceux-ci est dédié à un type de musique. Là aussi, ce sont des plaques en potence qui guident les fouineurs. Au fond de la salle, un pan de mur et ses étagères de livres et de revues, neufs ou d’occasion, tous consacrés à la musique.

À droite, contre la paroi de brique rouge, un comptoir en bois tanné par les années et sa caisse enregistreuse posée en équilibre. À l’arrière de celui-ci, exposées dans une énorme vitrine, quelques raretés mises sous clé. À côté de la porte de service, une chaîne Hi-fi et son tourne-disque raccordé à des haut-parleurs positionnés aux quatre coins du magasin.

Brian suit du regard un client qui monte un escalier en colimaçon menant à l’étage. Une coursive aux balustres en fer forgé en fait le tour façon galerie d’exposition. Y sont pendus affiches, posters et autres guitares et costumes de scène.

Il se dégage des murs un sentiment d’immensité accentuée par l’ossature de poutres et d’acier qui maintient le plafond, vestige de l’ancien bâtiment que les propriétaires ont tenu à garder intact. 

« Viens », relance Casey, entraînant son ami par la manche, zigzaguant entre les bacs et les clients jusqu’au comptoir.

Là, ils attendent patiemment que l’employée aux cheveux blond platine coupés en carré plongeant et au look improbable termine d’encaisser les achats d’un jeune couple.

« Hey, Casey », les interpelle un jeune homme dans la trentaine venant droit vers eux.

« Salut, Max », en lui offrant un franc sourire. « Max, je voudrais te présenter mon meilleur ami », en se tournant vers celui-ci. « Brian Gentry… Il est en conva… en perm’ », corrige-t-il sous le regard sombre de son ami. « Il est venu passer quelques jours à la maison… J’en profite pour lui faire visiter la région et je ne pouvais pas venir par ici sans lui montrer la boutique la plus géniale de tout l’Arizona, et accessoirement ma préférée », rajoute-t-il, rieur.

« Enchanté », le salue Max en tendant la main.

« De même », répond Gentry en la lui serrant. 

Max n’a pas le temps d’en dire plus qu’ils sont abordés par un autre homme un peu plus âgé, cheveux bruns coupés court mettant en valeur un visage au sourire des plus avenants.

« Casey », appuyé d’une franche poignée de main.

« Salut… Vince, permets-moi de te présenter mon meilleur ami », main sur le dos de celui-ci. « Brian, je te présente Vince… Le propriétaire des lieux », précise-t-il.

« Très heureux de faire votre connaissance… Brian », tiquant sur le prénom tout en lui tendant la main.

« Moi de même », en la lui serrant.

Vince la retient plus longtemps qu’il ne le devrait. Les deux hommes se regardent et, au travers de leurs sourires un peu gauches, les mots tus sont glissés.

Casey ne peut cacher sa satisfaction. Face au manège peu discret de ce dernier, Max lève les yeux au plafond avant de passer derrière le comptoir.

La bisexualité de Vince n’est, en effet, un secret pour personne ici. Il ne s’en est jamais caché et nul ne s’en est jamais plaint. Ou tout du moins, plus depuis que Vince s’est fait un malin plaisir de mettre les poings sur les i. Certains d’entre ses détracteurs essayent encore de rassembler leurs dents ou de redresser leurs nez. C’est dire…

Brian, lui, est gay. Militaire de carrière, il reste plus discret sur son orientation sexuelle, même s’il ne s’en cache pas pour autant. C’est aussi quelqu’un de bien plus réservé que ne semble l’être ce Vince auquel Casey vient sciemment de le jeter en pâture.

Brian n’est pas un adepte de ce qu’on appelle les plans cul, Casey le sait. Cependant, neuf mois à crapahuter sur des cailloux et à manger du sable, ça vous fait relativiser sur le bien-fondé de vos sacro-saints principes, et ça, Casey le sait aussi.

Vince a tout pour lui plaire avec ce charme naturel qui se suffit à lui-même. L’homme en est conscient et en joue sans pour autant en abuser. Brian pourrait se laisser prendre au piège…

Il a besoin de respirer après ces mois en apnée.

« Vous cherchez quelque chose en particulier ? », s’enquiert Vince en remontant les manches de sa chemise ouverte sur un T-shirt des White Stripes.

« Neela m’a demandé », répond Casey en fouillant la poche de son jean, « … si tu avais ça en magasin », en lui tendant un papier plié en deux.

« Rupa », en fronçant les sourcils. « Disco Jazz, édition originale, 1982. Inde », en lisant pour lui-même. « Je te promets rien… Je vais voir avec Patsy, c’est plus dans ses cordes. »

« Merci. »

Vince jette un dernier regard vers Brian, lui sourit avant de contourner le comptoir. Là, ils le voient tendre le papier à la jeune employée aux cheveux platine qu’ils présument être Patsy. 

En attendant d’en savoir plus, Casey décide de servir de guide à Brian. Ils font le tour du rez-de-chaussée en faisant quelques pauses pour fouiller dans les bacs consacrés au rock des années 70′ pour Casey et rock/métal pour Brian.

« Fan de Five Finger Death Punch ? », l’interpelle Vince.

Brian sursaute brusquement avant de reprendre contenance.

« Par la force des choses », marmonne-t-il en retour.

« Okay », se rétracte-t-il devant sa froide distance.

Casey n’a rien perdu de l’échange et décide d’intervenir avant que Brian ne gâche toutes ses chances :

« Alors ? », interpellant Vince.

« Désolé pour Neela, mais l’unique Disco Jazz qu’on avait a été vendu », passant de l’un à l’autre. « Patsy connaît un spécialiste indie, mais elle préfère te prévenir : une version originale peut valoir jusqu’à 100 dollars… contre 20 pour la réédition allemande. »

« Je lui passe le message et je te tiens au courant. »

 

Brian les écoute distraitement tout en fixant un poster des Rolling Stones au premier. Il perd le fil de la conversation dans l’écho des paroles de Wash It All Away.

« Il est arrivé, la semaine passée… », fait la voix de Casey en écho à ses introspections.

Ce dernier tapote l’épaule de Brian. Il a senti le trouble chez son ami et le rattrape avant qu’il ne chute.

« Vous comptez rester longtemps par ici ? », lui demande Vince.

« Quinze jours, si tout va bien », d’une voix hésitante avant de redresser la tête. « Je dois passer un examen médical dans une semaine pour savoir si je suis apte à reprendre du service. »

« Apte à reprendre du service ? », levant un sourcil interrogateur. « Vous avez été blessé ? »

« Une balle dans l’épaule… Rien de bien méchant », se fustigeant de s’être ainsi dévoilé.

Casey se dandine. Brian se referme comme une huître.

« Bon, je vais devoir vous laisser… J’ai du boulot », relance Vince, percevant le soudain malaise. « Faites comme chez vous », en les incitant à poursuivre leur flânerie. « De toute manière, Casey doit connaître la maison aussi bien que moi », tout en s’éloignant.

 

« Il a l’air de te plaire, ce Brian », relève Max alors que Vince se cale derrière la caisse enregistreuse.

« J’avoue qu’il est pas mal », saluant un adolescent qui lui tend un vinyle de Dr Dre.

« Ça m’a l’air réciproque, non ? », en jetant un œil par-dessus son épaule. 

« Si tu pouvais éviter de tirer des plans sur la comète… et te faire plus discret, surtout », le rabroue-t-il gentiment. « Ça fera 56 dollars », en s’adressant au jeune garçon.

 

« Tu le trouves comment, Vince ? », lance innocemment Casey.

« C’est pour ça que tu tenais absolument à me traîner jusqu’ici ? », en admirant une guitare exposée à l’étage. « Pour jouer aux entremetteurs ? », suspicieux.

« Pas uniquement… J’adore cette boutique, j’y viens pratiquement toutes les semaines. Je voulais juste partager ça avec toi… Vince, c’est, disons, le petit bonus », petit pli au bord des lèvres. « Ça fait des années que je le connais, c’est quelqu’un de bien », levant la main pour faire taire son ami qui s’apprête à l’interrompre. « … et qui ne te jugera pas », rajoute-t-il.

« Ce n’est pas que ça », abattu.

« Son oncle a fait le Vietnam… Il sait, Brian », sourire empathique empli de cet écho : Il sait pour les cauchemars. Pour les morts. Pour les frères d’armes. Pour les souvenirs qui pèsent et hantent.

« Okay », se contente-t-il de répondre en levant les yeux vers le sujet de leur conversation.

Il tombe sur les deux orbes noisette aux éclats d’or de Vince.

Okay, se dit-il.

 

Il ne se passera rien ce jour-là. C’est samedi. La nocturne. Le Chapman’s ferme à 21 heures. C’est à regret que Vince voit les deux hommes quitter les lieux vers 18 heures. Ils se saluent. Ils se tutoient. Ils brisent définitivement la glace.

Le « À bientôt » de Brian lui donne espoir.

« J’espère bien », ne pouvant s’empêcher de teinter le tout de légèreté alors que quelque chose en lui vient de se fissurer.

« Il a l’air de BEAUCOUP te plaire, en fait », lâche Max alors que les deux autres hommes se dirigent vers la sortie.

« Ça se pourrait », pour lui-même.

***

Durant la semaine qui suit, Brian revient tous les jours au Chapman’s, parfois en début d’après-midi, parfois le matin. Seul ou accompagné de Casey. Vince s’arrange toujours pour être présent. La matinée étant plus calme et plus propice à la discussion.

Brian apprend ainsi que Vince a racheté le bâtiment et le petit terrain annexe qui sert de parking avec ses économies, sa part d’héritage et un crédit de dix ans dont il ne reste plus que quelques traites à payer.

Qu’il vit seul dans la maison familiale depuis la mort de sa mère, cinq ans plus tôt, des suites d’une rupture d’anévrisme.

Le Chapman’s est sa plus grande fierté. Sa passion et sa vie. Il a engagé Max, son meilleur ami. Ils se connaissent depuis la maternelle. Ainsi que Patsy, une de ses ex, sa petite sœur de cœur, comme il aime à le souligner. Le tout forme le Magic trio. Patsy s’occupe de tout ce qui est lié à l’informatique ; Max, au commercial ; Vince, à la musique.

De son côté, par contre, Vince a dû faire preuve de bien plus de patience avec ce soldat peu enclin aux confidences, acceptant ses silences entre deux cafés partagés dans son bureau à l’abri des regards et des rumeurs. Jusqu’à ce que, mis en confiance, Brian dévoile une part de son mystère.

Fils d’une famille de militaires de père en fils, il a hérité du prénom d’un grand-père reposant en terre de Normandie. Il n’a jamais connu sa mère, morte peu de temps après sa naissance, et ne s’est jamais vraiment entendu avec son père. Il a vécu toute sa vie entouré d’uniformes, tant à l’école qu’entre les quatre murs de la demeure familiale. Il aimait les livres, son père n’aimait que l’uniforme. Il a fini par abandonner les uns pour endosser l’autre. Brian n’a jamais cherché à contredire sa destinée. C’était juste là, une évidence.

Jusqu’au jour où il a été déployé en Irak. Il en est revenu décoré, mais désillusionné et n’a eu droit pour tout réconfort qu’à un sourire satisfait du Colonel, mais distant et froid du père. Blessé, il a fait son coming-out comme on crache sa vengeance ; son père ne lui a jamais pardonné.

Par la suite, il n’a eu de cesse d’essayer de retrouver grâce à ses yeux en étant le meilleur soldat possible. Le grade de lieutenant et les Purple Heart, Bronze Star et autres médailles n’y ont pas suffi. Son père est mort en le désavouant. Il ne l’a cependant pas déshérité, refusant de jeter l’opprobre sur son nom, même depuis sa tombe.

Vince découvre un homme brisé qui n’a plus qu’une obsession en tant que soldat : prendre soin de ses hommes, faire tout son possible pour qu’ils reviennent vivants de ces guerres qui n’ont, depuis longtemps, plus aucun sens à ses yeux.

Vince lui parle alors de son oncle, ancien Marine réformé, de l’alcool dans lequel il a noyé ses cauchemars. De son propre père qui assistait à la lente descente aux enfers de son frère. Il parle de l’accident de voiture qui, gamin, a failli lui coûter la vie. Du centre de désintoxication. De la rédemption d’un oncle que la maladie a rattrapé, d’un foie malade et d’un corps usé. De la mort de son père, peu de temps après. Il ne lui reste plus de ce passé que la maison familiale dans laquelle il s’est installé. Sa passion de la musique nourrie par la collection de vinyles de son grand-père et de son père.

***

Les deux hommes se découvrent un passé en commun qui les lie. Plus ils apprennent à se connaître, moins Vince veut le voir disparaître de sa vie, que ce soit l’ami ou l’amant. Parce que depuis quelques jours, Brian et lui partagent bien plus que quelques cafés, discussions sur la musique et confidences entre deux silences.

Brian se perd dans ses bras, s’oublie en jouissant dans sa bouche, se raccroche aux épaules de l’amant qui le pénètre, hurle son désir mêlé de colère et de frustration. Brian est un amant qui se donne sans interdit, il s’offre avec toutes ses forces et ses faiblesses. Vince se sent libre d’en faire de même…

Leurs rapports sont rarement faits de douceur, ils gardent cela pour les mots et les quelques baisers qu’ils échangent.

Le sexe est juste libérateur, cru, violent, tout à l’opposé de ce qu’ils cherchent. Un peu comme les cicatrices sur ce corps de soldat qui parlent sans que les mots soient nécessaires.

***

Tout change quand Brian est reconnu apte au service et reçoit son nouvel ordre de déploiement. Il vient l’annoncer le vendredi suivant à Vince. Habillé de son uniforme, la casquette sous le bras et le regard fuyant.

Vince fait le tour du comptoir devant les mines compatissantes de Max et de Patsy. Il l’embrasse et abandonne les deux autres sans un regard en arrière.

Cet après-midi-là, ils s’aiment. Lentement. Longtemps. La séparation n’en est que plus dure. Ils ne se sont rien promis. Ils ne se sont rien dit. Vince lui donne son numéro de téléphone. Brian en fait de même. Le lendemain, il prend place dans le break de Casey. Direction Scottsdale. C’est là que travaille son ami. Il est secrétaire au bureau des admissions de l’US Army à quelques kilomètres d’une base de l’US Air Force d’où Brian doit prendre son envol.

Là qu’ils se quittent.

***

Les jours… Puis les semaines et les mois défilent.

Brian téléphone toutes les semaines. Ils parlent de tout, sauf de la guerre. De tout, sauf d’eux.

Même si, parfois, quand la chance leur est offerte, face à face par écrans interposés, ils osent les gestes qui libèrent.

***

Cinq mois après son départ, Brian annonce son retour.

 

Quand il franchit le seuil du Chapman’s, il n’a pas le temps d’ouvrir la bouche que celle de Vince se colle à la sienne. Leurs retrouvailles sont faites de sueur et de cris. De non-dits qui les rendent sourds.

Deux jours plus tard, c’est la colère de Vince qui chasse Brian. Il a annoncé à son amant qu’il repart pour l’Afghanistan. Vince est fou furieux. Il refuse de le revoir. Le traite d’égoïste, de salaud, de tous les noms d’oiseaux qui lui passent par la tête. Il crève de trouille autant que de rage.

Brian hurle que ses hommes ont besoin de lui. Qu’il ne peut pas les abandonner. Que Vince ne peut pas comprendre. Ne veut pas comprendre.

Il se fait insulter de plus belle.

« Faut croire que tu aimes ça… Tuer de pauvres gosses innocents », crache Vince, hors de lui, comprenant trop tard la portée de ses mots.

Il sait combien les morts hantent son amant, et le réveillent en pleine nuit dans la sueur et les cris. Il a même failli en perdre la vie à son tour, se retrouvant avec le canon de l’arme de service de Brian sur le front, ce dernier rêvant éveillé que Vince était l’ennemi. Il n’a dû sa survie qu’à la prudence du soldat qui, une fois le pied posé sur le sol américain, ôte le chargeur de son Sauer.

Le vide que Vince lit dans ses yeux lui arrache un bout de cœur. Brian titube sous le choc, il recule et sort.

« Vince ! », le somme Max, incrédule.

Quand il se met à sa poursuite, Brian est déjà loin. Il lui téléphone, s’excuse tout en ne pouvant s’empêcher de le juger de nouveau.

***

La veille de son départ, la porte du Chapman’s s’ouvre sur Casey, obligeant Brian à le suivre. Malgré les messes basses, il est évident qu’il engueule son ami qui traîne des pieds.

« Vince », le supplie Patsy.

Et il cède parce que son soldat va repartir et qu’il crève de trouille qu’il ne lui revienne pas…

Ce soir-là, ils se contenteront de quelques caresses. Ils ont juste besoin de se retrouver, de se pardonner, de parler et de comprendre l’autre.

Ils se quittent sur une promesse de retrouvailles. Mais aucune sur ce qui les unit.

***

De nouveau, les jours, les semaines et les mois se suivent…

C’est toujours Brian qui le contacte. Les règles de l’armée, ses contraintes, ses minutes volées. Un sourire sur l’écran pour se souvenir.

Vince joue avec les heures et le temps pour ne pas rater leurs rendez-vous. Ils sont ses bouffées d’oxygène quand toute la semaine le ronge d’inquiétude.

 

Puis… le silence…

Plus un mot… Les jours deviennent des tortures.

Les semaines des calvaires…

Jusqu’à ce mardi après-midi et la porte qui s’ouvre sur un Casey en uniforme et la mine défaite.

Vince pâlit et ne prend pas la peine de l’écouter. Il se barricade dans son bureau. Il ne veut pas savoir. Patsy attend que Casey la rejoigne, elle n’ose pas croiser son regard.

Elle refuse cette vérité qui s’avance.

***

Vince met des semaines à trouver le courage de faire cet ultime pas. Il ne sait pas quoi dire, quoi faire… Il a peur, surtout, peur de se montrer lâche, de ne pas avoir le courage d’aller jusqu’au bout de son geste… mais il se doit au moins d’essayer.

Il se gare sur le parking du Osborn Medical Center, la boule au ventre. Il attend plusieurs minutes derrière le volant, puise dans ses réserves pour trouver la force d’ouvrir cette fichue portière.

« Monsieur ? », le surprend un homme en uniforme d’un petit coup sur la vitre.

Le gardien l’observe, mais ne rajoute pas un mot. Il semble avoir l’habitude de gérer ce genre de situation. Au moins son intervention oblige Vince à réagir. Il lui sourit, crispé, et sort. Enfin.

« Désolé. »

« Pas de quoi… Je voulais surtout m’assurer que vous alliez bien. »

« Merci », penaud.

« Première fois ? », en suivant ses pas.

Vince opine, la gorge trop nouée.

« Ils sont bien, ici », distraitement.

Vince ne sait pas s’il parle des patients ou du personnel médical. Il s’en fout. Il marche sur son cœur.

L’homme l’abandonne à l’entrée, reprenant sa place de vigile, et lui poursuit son chemin jusqu’à l’accueil.

« Bonjour… Que puis-je pour vous ? », s’enquiert une jeune infirmière.

« Je viens voir un… un ami », ne sachant comment définir ce qu’ils sont l’un pour l’autre.

« Oui ? », cherchant à en savoir plus.

« C’est un militaire… Il a été transféré ici la semaine dernière… Le lieutenant Brian Gentry. »

« Gentry », répète-t-elle en pianotant sur son clavier. « Il est au service traumatologie… Troisième étage », en relevant les yeux vers lui. « Passez d’abord par le bureau des infirmières… il se peut que votre ami ne soit pas dans sa chambre », rajoute-t-elle devant le regard perplexe de son interlocuteur.

« Merci », en frottant ses mains moites sur son pantalon.

« De rien », affable.

Le trajet jusqu’à l’étage paraît interminable. Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent, tout semble pourtant être allé trop vite.

Vince se rend directement au bureau des infirmières. Un homme lui indique que Brian est en chambre. Qu’il va bien, compte tenu des circonstances, mais il le prévient :

« Accrochez-vous… Même s’il refusera de l’admettre, il a besoin de vous. »

Vince sait que ce vous est une généralité, mais il se persuade qu’il ne s’adresse qu’à lui. Ça lui donne la force de se diriger vers la chambre 109.

Il se fige sur le seuil.

Brian est là, assis sur une chaise roulante. Il lui tourne le dos et fait face à la fenêtre donnant sur les jardins arrière.

Vince déglutit, retient la bile qui lui monte à la gorge et lance un pathétique :

« Hey. »

Le fauteuil ne bouge pas, mais les épaules se crispent tout comme les doigts sur les accotoirs.

Vince s’avance, contourne le siège, la tête basse, et la première chose qu’il note, c’est l’absence.

En lieu et place des tibias, il n’y a plus que le vide et, au-dessus de celui-ci, deux genoux et deux bouts de reliques fantômes serrées dans de larges bandages.

De profondes cicatrices rongent les cuisses amaigries jusqu’au bord du short kaki.

« Fous le camp », crache la voix sourde de Brian.

« Non », se surprend-il à répondre sans la moindre hésitation.

Vince glisse lentement sur ses genoux pour se mettre à hauteur du fauteuil et ose enfin lever les yeux.

C’est une telle évidence qu’il en sourit.

« Non », répète-t-il.

« Sors ou j’appelle la sécurité », tentant de mettre les mains sur ses roues pour échapper au piège se refermant sur lui.

« Je partirai pas, Brian… Pas maintenant que je t’ai retrouvé… Pas après toutes ces semaines à me demander si tu étais encore vivant… Je partirai pas », insiste-t-il.

« Fous le camp », répète Brian, plus sèchement.

« Non », le faisant taire d’un baiser écrasé sur ses lèvres, exaspéré par son attitude et éreinté par ces jours d’angoisse. 

Brian le repousse violemment, manquant le faire tomber, mais Vince refuse de chuter.

« Fous le camp », vaincu.

« Jamais », en levant la main pour essuyer un léger filet de bave au coin des lèvres de son amant, ou quoi qu’il soit à présent. « On m’a dit de m’accrocher et je compte bien tenir compte de cet avis… envers et contre toi », en lui prenant le visage en coupe. « Brian », doucement.

Ce dernier se débat, mollement, tente d’écarter ses bras tout en s’y raccrochant.

« Je partirai pas », en l’embrassant. « Je partirai pas », souffle Vince sur ses lèvres.

Et Brian craque et l’embrasse avec la force du désespoir. Il bascule en avant, entraînant Vince dans sa chute.

Le baiser est fougueux, violent, désespéré, et déchire les derniers carcans du soldat, qui finit par éclater en mille morceaux.

« Je suis là », le rassure Vince en le serrant dans ses bras.

Il sent ce corps contre le sien. Il sent les moignons sur ses cuisses, mais il s’en fiche.

C’est Brian. Brian, ce foutu soldat qui a fichu sa vie sens dessus dessous.

« Je t’en supplie… Pars », d’une voix sans âme.

« Je te le redis : jamais », lui murmure-t-il au creux de l’oreille.

« Abruti », le repousse Brian avec désespoir.

« Oui, mais ton abruti », réplique-t-il en l’écartant, essuyant l’unique larme sur sa joue du bout des pouces. « Tu es magnifique », en longeant des doigts sa barbe naissante.

« Ferme-la », front contre le sien.

« Tu es magnifique », répète Vince inlassablement.

Et merde si ça paraît cliché et débile : il l’est, magnifique, son soldat.

« Je ne suis plus rien… Ça ne marchera jamais », le repoussant par les mots, le retenant dans les gestes.

« Non, nous deux, ça va rouler », réplique-t-il en laissant un étrange fou rire le libérer.

Un rire qui pue la peur du lendemain, un rire qui pue la trouille de s’attacher à cet homme encore plus qu’il ne l’est déjà. Un rire qui sent la peur de tout perdre. Cette même peur viscérale qui lui donne envie d’y croire.

Brian le regarde rire un long moment et finit par lui offrir un fantôme de sourire en retour.

« Un jour, je remarcherai », lui promet-il, mains en appui sur le sol de chaque côté de son visage.

« Je sais », cessant de rire et posant sa main sur sa nuque. « Et ce jour-là, je serai là pour voir ça », lui murmure Vince avant de l’embrasser.

***

Deux jours plus tard, le même infirmier que Vince a croisé le premier jour l’accueille avec un malaise évident. Il lui tend un petit papier plié en deux et un « Désolé » qui enfonce le clou.

« Je peux voir à travers mon reflet

Ce que je suis devenu et ce que j’ai été.

Tu vois, ton paradis ne veut pas de moi

Et ton enfer ne me laissera pas entrer. 

         Adieu,

       Brian »

Brian a été transféré dans un autre hôpital pour poursuivre sa réadaptation. Son dossier est scellé. Le secret médical interdit à l’infirmier de partager la moindre information, le patient s’y refusant.

***

Casey met des semaines à oser de nouveau franchir le seuil du Chapman’s. Max et Patsy l’accueillent comme si de rien n’était, même si leurs retrouvailles sont teintées de tristesse et d’amertume.

Vince lui adresse à peine la parole. Jusqu’au jour où un Casey abattu lui annonce que Brian a coupé tous les ponts avec son passé. Lui compris.

Du jour au lendemain, le soldat a disparu des radars. Il a vendu la maison familiale et n’a laissé aucune adresse à l’avocat qui s’occupe de gérer son héritage et la vente de ses biens.

Cinq mille dollars ont été retirés de son compte courant, et depuis, le silence.

Brian est devenu :

Invisible.

CHAPITRE I

Le soleil à peine levé, Vince et Patsy ont pris la route. Ils sont tous deux les invités d’honneur d’une radio locale spécialisée dans le rock, la KSLX. Deux interviews ont été planifiées sur la journée. Une le matin, à 10 heures, en tête à tête avec l’animateur vedette, Donald Ray, un vieux briscard qu’ils ont déjà eu la chance de rencontrer au Chapman’s, et la deuxième, plus interactive, à 13 heures, avec l’unique animatrice de la chaîne : Lilie Bell.

Sujet du jour : le retour en force du vinyle.

Ils roulent depuis près d’une demi-heure quand les hautes tours de Scottsdale apparaissent au loin. Patsy regarde défiler le paysage, ses cactus géants, ses étendues de sable et de roches à perte de vue, la chaleur qui trouble l’horizon et contraste avec l’air frais de l’habitacle. Bras croisés sur sa poitrine menue et un de ses pieds déchaussés calé sur la boîte à gants. Vince n’ayant jamais aimé allier la conduite et le bavardage, tout le trajet se fait sur fond de radio locale.

Patsy adore accompagner Vince dans ce genre d’expédition. Max lui cédant volontiers sa place, fuyant ce genre de mondanités. Cependant, depuis quelques mois, elle a tendance à appréhender ces sorties et, plus particulièrement, les soirées qui les clôturent.

Si Vince demeure celui qu’il a toujours été – avenant, sociable et professionnel –, il y a dans l’éclat de ses iris cette éternelle pointe de nostalgie et de regret qui ne semble désormais jamais vouloir les quitter. Une flamme éteinte qui l’entraîne dans des excès qu’aucun de ses proches ne lui connaissait jusqu’alors. Ils ont espéré qu’avec le temps et l’espoir d’une rencontre, elle se ranimerait. Il n’en a rien été. Vince reste hanté par un visage et quelques mots griffonnés sur un bout de papier.

Patsy soupire et se rechausse quand ils passent à hauteur du panneau de la ville.

« Scottsdale : The West’s Most Western town »

La voiture prend la direction de la cinquante-deuxième et, quelques minutes plus tard, se gare sur le parking du bâtiment qui abrite Hubbard Radio et ses cinq chaînes locales, dont KSLX.

Vince retrouve un semblant de sourire et entraîne Patsy vers l’entrée, bras autour de ses épaules.

« Prête, ma belle ? »

« Toujours, mon beau », en se collant à lui plus fort avant qu’il ne la lâche une fois les portes automatiques ouvertes.

Ils sont accueillis par un assistant de Ray qui les mène jusqu’à l’étage. Ils commencent par un court briefing agrémenté de cafés et de viennoiseries. L’animateur leur parle du déroulement de l’émission.

À 10 heures, le jingle est lancé. Tout se déroule sans aucune anicroche, dans la bonne humeur et le plaisir évident des intervenants à débattre.

 

Une fois libérée, Patsy en profite pour téléphoner à Max qui a, bien évidemment, suivi toute l’émission en direct en compagnie de Carlton, un de leurs employés. Elle met le haut-parleur pour en faire profiter Vince, le nez collé à la vitrine du premier disquaire qu’ils ont prévu de visiter.

Quelques mots, des « courage » et « à tout à l’heure », et Patsy raccroche pour suivre Vince, déjà dans la boutique.

Trois vinyles sous le bras, ils se dirigent vers le parc et son marchand de glaces. Vince se montre plus volubile. L’émission et ses achats lui ont rendu un peu de ce vrai sourire devenu si rare. Patsy se dit que peut-être, pour cette fois, la soirée se passera tout aussi bien.

À midi trente, ils retrouvent le même assistant. Il les mène cette fois jusqu’au studio où les attendent Lilie Bell et ses soixante balais camouflés sous trois tonnes de maquillage (dixit Vince au creux de l’oreille de sa complice). L’habit ne faisant pas le moine, il s’avère bien vite que Lilie connaît son sujet et, qui plus est, elle se montre plutôt drôle, avec un sens de l’autodérision qui les fait hurler de rire.

13 heures… Après les présentations d’usage.

Premier coup de fil d’un auditeur. L’émission débute sur une question sur « le pourquoi du regain d’intérêt pour le vinyle chez les jeunes ». Vince enclenche la quatrième…

Quand, une heure plus tard, Lilie annonce que la prochaine question sera la dernière, Vince et Patsy s’en trouvent dépités. Tout est passé bien trop vite.

Nouveau coup de fil à Max. Nouvelles congratulations appuyées cette fois des bravos de Cheryl, sa compagne venue lui prêter main-forte. 

 

Ils passent le restant de la journée à parcourir les rues de la ville et à fouiller les bacs des disquaires tout en échangeant avec les propriétaires des lieux que, pour la plupart, ils connaissent depuis des années. Ils terminent la journée dans un petit restaurant familial napolitain à dévorer des pâtes à la puttanesca.

Il est près de 21 heures quand ils prennent la direction de leur motel, un Super 8. Dix-sept vinyles sous le bras.

***

22 heures…

Vince se met à tourner comme un lion en cage, passant de la fenêtre pour s’assurer que sa voiture n’a pas bougé de place comme par enchantement, à la télévision où il zappe d’une émission à l’autre sans s’attarder sur aucune d’entre elles. Il soupire en s’asseyant sur le bord de son lit.

« Ça te dit d’aller boire un verre ? », propose-t-il à Patsy, qui pianote sur son clavier.

« Vince ? », suspicieux, en relevant le nez de la couverture d’une de leurs plus belles trouvailles.

Noctourniquet, des Mars Volta.

« Promis », en levant les mains en signe de reddition. « Juste un verre », tout sourire.

Patsy sait qu’il n’en restera pas là.

Depuis quelques semaines, dès que la moindre occasion se présente, Vince se rue dans le bar le plus proche. 

Il y boit de trop, souvent…

Quand il ne termine pas ivre, il quitte le bar avec un partenaire, homme ou femme, pour revenir le lendemain plus fermé qu’une tombe et plus muet que son locataire.

Quand l’alcool prend le dessus, ça se termine une fois sur deux par une bagarre à laquelle Patsy se retrouve mêlée bien malgré elle.

Mais c’est plus fort qu’elle, elle ne peut pas le laisser. Il y a tellement de désespoir et de colère derrière chaque coup porté.

Le réceptionniste du motel leur conseille le Hell’s Gate, à cinq minutes de là. Vince adore le nom, Patsy beaucoup moins. Il n’augure rien de bon. 

 

Ils se garent sur un parking majoritairement occupé par des motos et des pick-up.

Vince jette un regard dans le rétroviseur. Il se fait un clin d’œil. Patsy se fait la réflexion que ça manque cruellement de naturel.

La portière claque. Elle hésite un instant et le suit tout en sachant très bien où tout cela va finir.

Le bar est bruyant. Vince exulte, Patsy grimace.

Un vieux juke-box crache d’anciens morceaux de rock pendant que les boules des trois tables de billard se heurtent entre rires gras et bouteilles qui trinquent.

Vince se dirige immédiatement vers le comptoir, où se tiennent une jeune femme blonde et un petit homme chauve. Les verres glissent sur le zinc, les sourires s’échangent, les billets se tendent.

« Bonsoir », leur lance-t-elle en essuyant un verre. « Qu’est-ce que je vous sers ? », en le rangeant.

« Deux bières pression, s’il vous plaît », minaude Vince.

« Ça fera 6 dollars », tout en attrapant une chope et en la plaçant sous la pompe.

Vince fouille sa poche et en ressort une petite liasse, dont il tire un billet de dix.

La jeune femme s’empare d’une spatule, élimine le trop-plein de mousse et pose le verre devant Vince avant de réitérer les mêmes gestes pour la deuxième. Indifférente aux regards langoureux de son client.

Désabusé, Vince se place dos au comptoir pour observer la salle. À droite, dans une large alcôve, les billards. À gauche, le juke-box et des tables hautes avec des tabourets tous occupés.

Le reste se partage entre tables et chaises qui s’entremêlent dans un joyeux désordre.

Ça sent la sueur et le cuir. Ça rit beaucoup surtout. Des rires imbibés, pour la plupart.

Le visage de Vince se renfrogne quand il s’arrête sur un couple un peu en retrait qui s’embrasse avec tendresse. Il les fixe longuement tout en sirotant sa bière au goût d’amertume.

Il sent le regard de Patsy posé sur lui. Il ferme les yeux. Il lui a fait une promesse, il va tâcher de la tenir, mais…

 

Les heures défilent…

Devant Vince, les bières ont fait place aux whiskys. Patsy a réussi à trouver une place assise à l’une des tables hautes. Il l’y a suivie d’un pas mal assuré en grommelant qu’ils étaient mieux placés au comptoir.

Il s’appuie sur la table et vide son verre. Il lève la main pour héler la serveuse quand un léger sourire concupiscent illumine son visage. Patsy suit son regard. Une femme brune lui fait du gringue sans retenue.

Vince pose son verre, sourire ivre, et se dirige vers la table.

La femme n’est pas seule. Elle est accompagnée de deux jeunes filles plus jeunes et bien moins avenantes.

« Je vous offre un verre ? », lui propose Vince.

« Ça sera avec plaisir », aguicheuse après une courte hésitation de principe.

« Génial », en lorgnant son décolleté.

Il s’apprête à lui demander ce qu’elle veut boire quand un homme se glisse entre eux.

« Je te conseille de dégager », balance celui-ci d’une voix grave.

« Et toi de t’écarter, tu me gênes là », réplique Vince, joignant le geste à la parole sans lui porter le moindre intérêt.

« Digan », le supplie la voix lasse de la brune.

« Toi, la ferme, J.J. », en la pointant du doigt sans décrocher son regard de Vince.

« Tu devrais te montrer plus poli avec les dames », sur un ton moralisateur, un peu pâteux.

« C’est pas une dame », réplique Digan. « C’est ma frangine, du con », index frappant sa poitrine.

« Raison de plus », en repoussant sa main.

***

Patsy sort de la voiture, en fait le tour et ouvre la portière arrière. Vince est avachi sur la banquette, grognant dans un demi-sommeil.

Elle se penche et le tire vers l’extérieur. Il se met à rire, grisé, tout en se raccrochant maladroitement à elle en baragouinant des mots inaudibles.

Trop saoul, il aura suffi d’un seul crochet du droit de Digan pour le mettre K.-O. Vince s’est affalé comme un sac de pommes de terre sur le sol après avoir essayé vainement de se retenir à la table voisine.

Digan l’a regardé avec morgue avant de s’en détourner pour attraper sa sœur par le bras et la sortir de force du bar, sous les vociférations de ses amies.

Après un petit moment de flottement, les clients ont repris le cours de leurs conversations et de leurs parties de billard.

Un inconnu a aidé Patsy à transporter Vince jusqu’à la voiture avant de lui souhaiter bonne chance.

Couché sur le lit, Vince se débat mollement quand Patsy lui ôte ses chaussures, sa veste et lui déboutonne sa chemise.

Elle disparaît ensuite dans la salle de bains et en revient avec une serviette humide afin de lui nettoyer son arcade sourcilière ouverte.

Vince continue de baragouiner dans sa barbe. Patsy lui répond des « shhh » et des « dors » qui finissent par l’apaiser.

Elle veille sur lui quelques minutes avant de se lever et de prendre une douche pour ensuite se coucher à son tour.

 

Le réveil est pénible. Vince ouvre les yeux, avant-bras droit posé sur ceux-ci pour se protéger du soleil qui inonde la pièce. Il a la bouche pâteuse et son crâne est à deux doigts d’exploser. Toute sa joue le tiraille. Il grimace sous la douleur diffuse.

« Merde ! », bafouille-t-il alors que son estomac se retourne.

« Salut », hurle Patsy, assise au pied du lit.

« La ferme ! », couine Vince en attrapant son oreiller pour s’enfouir dessous.

« J’ai commandé du café… C’est tout ce qu’on peut avoir, ici… Pour les œufs brouillés, le lard, les frites et… »

« Oh, putain… Patsy », gémit Vince en se levant brusquement pour se ruer vers la salle de bains.

Il l’entend rire alors qu’il se vide les tripes au-dessus de la cuvette de la toilette.

 

Après s’être passé le visage sous l’eau froide, Vince fouille son sac à la recherche de sa nouvelle et plus fidèle amie : sa boîte d’antalgiques. Il en avale deux et relève les yeux sur son reflet.

Il a du mal à se reconnaître et son visage blessé n’en est pas la seule raison.

Il aurait dû passer à autre chose depuis longtemps, il le sait. Il a essayé, mais rien n’y fait ; ni le Chapman’s ni ses soirées de beuverie… et encore moins le sexe.

Tout ça le bouffe… Il se déteste d’en être arrivé là.

Il serre le rebord de l’évier de ses deux mains et étouffe un rire amer. Il se trouve tellement pathétique.

Quand il sort de la salle de bains, Patsy lui sourit doucement et s’abstient de tout commentaire. Sur la table, deux gobelets de café. Vince hésite à prendre le sien avant de s’en saisir et de retourner s’asseoir sur le bord de son lit.

« Je suis désolé », en fixant le bout de ses chaussettes, grimaçant face à l’odeur âcre du breuvage qui lui monte au nez.

« Boire n’y changera rien, tu sais », ose-t-elle.

« Je sais », résigné. « Mais ça aide », refusant de croiser son regard. « … en attendant que ça passe », en buvant une gorgée.

« Vince ? », inquiète.

« Putain, ce café est infect », moue dégoûtée tout en se levant.

L’instant de grâce éphémère est passé. Patsy sait qu’elle n’obtiendra rien de plus. Vince pose le gobelet sur la table.

« Magne-toi… On se barre… j’ai besoin d’un vrai café », coupant court à toute tentative de discussion.

Patsy vérifie n’avoir rien oublié et referme la boîte qui contient les vinyles.

Elle sort son téléphone et appelle le magasin. C’est Max qui décroche.

Ils rentrent.

Au ton de sa voix, il sait et soupire.

***

Vince sort du frigo un sandwich fait maison, une bière qu’il cale entre ses doigts par le goulot, et opte pour une soirée canapé.

Il s’installe devant la télévision, attrape la télécommande et pose ses pieds sur la table basse. Il jubile à l’idée que Patsy enragerait de le voir ainsi. Oui, mais Patsy ne vit plus ici…

Une pointe au cœur et une gorgée de bière pour l’effacer.

Il zappe et s’enfonce dans les coussins, assiette et sandwich sur les cuisses, fin prêt pour savourer la rediffusion de Coyote Ugly.

Il lui faut moins d’une heure pour piquer du nez et s’endormir. Sur son visage se reflètent les images de l’écran et, sous ses paupières closes, une confusion d’éléments où s’égarent et se mêlent relents de bagarres, bouteilles qui se vident, une tente et une chambre d’hôpital.

 

Au milieu de celle-ci, une chaise roulante vide. Puis, soudain, les murs se mettent à suinter un sang épais.

« Fous le camp », fait l’écho du sang qui coule. « Fous le camp », avant qu’une vague rouge ne l’emporte hors de la chambre.

Trempé, Vince se rue vers la porte qui s’est refermée derrière lui. Quand il l’ouvre, il se retrouve dans une chambre blanche immaculée totalement vide.

 

« Brian ! », en se réveillant brusquement, renversant la fin de sa bière sur le canapé. « Merde ! », en balançant l’assiette contre le mur avant d’enfouir son visage entre ses mains.

Quatre mois et six jours à tenter de guérir de lui.

Vince boit pour noyer son visage dans l’alcool et baise pour l’effacer.

En vain…

 

L’Ange de nyckos – Extrait

Chapitre 1

Dans l’atelier du peintre

Salvatore délimita l’ombre du bras qu’il brossait d’un trait sûr. Son geste accompli, il recula légèrement pour étudier le résultat. Accentuée par le contraste réalisé, l’ébauche de lumière sur la chair nacrée donnait à celle-ci un rendu de soie irréprochable. Si parfait qu’on avait soif de la toucher.

Satisfait, le peintre plissa les yeux de contentement. Il maniait son pinceau avec la précision d’un orfèvre. Il en était en tout plein conscient. Une qualité que lui enviaient tous ses collègues et que jalousaient quelques-uns.

Avec complaisance, il laissa courir son regard sur la toile. Le tableau qu’il achevait s’annonçait comme une merveille de plus, à ajouter à la longue liste de celles qui lui valaient la réputation d’être un des meilleurs artistes de sa génération. Encore quelques retouches, et sa nouvelle œuvre rejoindrait le palais des Médicis.

Trois d’entre elles se trouvaient déjà chez il Magnifico. Une reconnaissance de sa virtuosité qui n’était pas à la portée de tous les peintres d’Italie. Encore moins de ceux de la ville de Florence, dont la pépinière de talents exacerbait la compétition. En cette année 1490, Lorenzo de Médicis demeurait avant tout un homme d’État avisé, redouté autant que respecté pour ses prises de positions politiques. Mais il était aussi un esthète réputé, qui choisissait avec soin les artistes qu’il favorisait.

Salvatore était heureux d’appartenir à ceux-ci. Il appréciait la générosité de son protecteur, sa force de caractère, ainsi que l’amitié sincère que ce dernier semblait lui porter. Redevable et touché par une estime égale, il honorait ses commandes en mettant tout en œuvre pour le satisfaire.

Cette fois-ci, il était particulièrement inspiré par son modèle. Celui-ci représentait un ange brun à la figure juvénile et au corps gracieux, en train de se prélasser sur un nuage vaporeux. Les ailes en partie repliées, le bel éphèbe soulevait à demi son torse glabre, délicieusement souligné par deux petits bourgeons rosés. Un de ses bras élégants rejeté en avant, il paraissait déployer sa main blanche aux longs doigts fins à l’adresse de tous ceux qui le regardait. Comme une invitation à le rejoindre.

Sa position lascive n’excluait pas une part d’innocence qui le rendait irrésistible. Tout au moins, jusqu’à ce qu’un œil averti croisât ses orbes clairs. D’une froideur étonnante sur un visage aussi jeune, ils alliaient le singulier de leur couleur, d’un bleu pastel tirant sur un vert dilué, pour prêter à son regard une expression glacée. Un détail renforcé par la personnalité distante de son modèle, qui donnait à son sujet une ambivalence absolument unique.

Il nommait ce tableau L’Ange de Nyckos. La référence à l’ange paraissait évidente ; quant à Nyckos, c’était pour lui l’évocation d’un voyage ancien qu’il n’oublierait sans doute jamais.

Pris dans les rets d’une nostalgie minée de regrets, le peintre demeura quelques instants le pinceau en l’air, jusqu’à ce qu’il entendît son ami Silvio remuer derrière lui. Sculpteur renommé et portraitiste amateur, ce dernier se complaisait à observer son travail chaque fois qu’il lui rendait visite. Attentif au moindre de ses gestes, il était capable de suivre l’avancée de ses œuvres durant des heures. Une façon à la fois détournée et respectueuse de recevoir une leçon du maître.

Salvatore se prêtait volontiers au jeu. Silvio était son ami et peindre devant un public était une obligation incontournable lorsque l’on exécutait des commandes pour les plus prestigieuses familles de Florence. Certains de ses commanditaires ne se gênaient pas pour surveiller la concrétisation de leurs espoirs, critiquer un détail qui ne leur plaisait pas ou demander une modification de dernière minute. Par rapport au quotidien de la majorité de ses contemporains, le peintre n’avait pas à se plaindre. Les reprises exigées étaient relativement rares.

Douze ans auparavant, la première toile qu’il avait livrée aux Médicis avait décidé de l’ascension fulgurante de sa carrière. La réalisation d’une pietà adressée aux Borgia l’avait ensuite propulsé au rang des meilleurs artistes de sa génération. Depuis, les commandes affluaient. L’argent gagné lui permettait d’entretenir son propre atelier, une domestique et de gâter ses amants de passage. À trente-trois ans, Salvatore Gecatti se considérait non seulement comme un homme comblé, mais heureux de vivre librement ses passions. Pour rien au monde il n’aurait changé d’existence.

Brisant le cours de ses réflexions, Silvio se pencha sur son épaule pour remarquer à mi-voix :

— Il est magnifique. D’où vient-il ?

Un instant, l’œil du peintre se figea sur son modèle. Le jeune homme étendu sur le ventre devant lui ne devait pas avoir plus d’une vingtaine d’années. Entièrement nu, il tenait la pose sur une estrade garnie de coussins, tout en le dévisageant d’un air impassible.

Tout en lui exsudait la beauté : sa silhouette mince et élancée, l’élégance de sa musculature finement modelée, la blancheur de ses épaules, la longueur des mèches bouclées de sa chevelure brune, le tracé délicat de sa figure ; jusqu’à l’arrondi parfait de ses sourcils et le dessin raffiné de sa bouche. C’était pourtant sans conteste la pureté glacée de ses yeux couleur d’aigue-marine qui fascinait Salvatore.

Conscient que son ami attendait une réponse, il s’arracha à sa contemplation.

— De Grèce, je crois.

— Tu crois ? Je reconnais bien là ton pragmatisme pour ne viser que l’essentiel. En tout cas, il a un cul de toute beauté.

Silvio commentait sans plus se soucier de baisser la voix. Salvatore ne pouvait qu’agréer intérieurement. Attentif cependant à préserver le peu de pudeur que son modèle conservait peut-être encore, il rectifia :

— Il a surtout un visage d’ange. Et c’est tout ce qui m’intéresse.

Il en fallait toutefois davantage pour décourager son ami de pérorer comme s’ils se fussent trouvés seuls.

— Ne me dis pas que le reste de cette splendeur te laisse de marbre.

— Contrairement à toi, j’aime séparer ma vie professionnelle de ma vie amoureuse, Silvio. Je vois défiler des corps nus toute la journée. Des traits et des yeux comme ceux-là, en revanche, on n’en rencontre qu’une fois dans sa vie… normalement, acheva-t-il pensivement en reportant de nouveau son attention sur le jeune homme.

Belle poupée refusant de manifester ses sentiments, son modèle ne paraissait pas les entendre. Il était pourtant suffisamment près pour ne rien perdre de leur conversation. Fidèle à son détachement habituel, il dévisageait Salvatore en silence, avec une indifférence étrangement contrebalancée par l’intensité du regard dont il le dévorait.

Le peintre s’interrogeait souvent sur l’insistance de ce regard. Un regard qui, quel que fût le nombre de personnes présentes dans l’atelier, ne paraissait toujours s’intéresser qu’à lui. Son manque de chaleur humaine l’intriguait d’autant plus qu’il lui semblait parfois déceler l’ombre d’un chagrin enfoui au fond des iris clairs. Il se disait alors que la vie avait dû malmener ce garçon, mais le caractère renfermé du bel éphèbe ne l’incitait pas à s’appesantir sur le mal qui le rongeait.

La vie était trop courte pour la gaspiller à tenter de régler les problèmes des autres. Il s’y était cassé les dents sept ans auparavant, et il ne tenait pas à renouveler l’expérience. Il en gardait la cicatrice d’un regret trop cuisant.

Sur bien des points, son modèle demeurait une énigme. Les heures de pose achevées, celui-ci regagnait directement la soupente qu’il lui louait sous les toits sans jamais chercher à engager la conversation. Il ne lui connaissait aucune fréquentation et, mis à part pour effectuer quelques courses quand il l’envoyait quérir des couleurs ou du papier pour lui, il ne sortait pratiquement pas.

Qu’un garçon aussi beau préférât la solitude de sa chambre au gai tintamarre que les jeunes gens de son âge entretenaient à travers les rues de Florence participait à son mystère.

Salvatore se demandait souvent à quoi il occupait le reste de ses journées. La crainte de franchir une limite lui interdisait de l’interroger. Son accent, son manque de repère en ville, son goût pour la saveur des aubergines et les pois cassés que cuisinaient parfois Martha, sa domestique, lui laissaient supposer qu’il était grec, qu’il était arrivé depuis peu à Florence et qu’il était venu lui proposer ses services pour ne pas mourir de faim.

Pour sa part, il continuait de vivre sa vie telle qu’il la concevait, sans lui cacher son orientation sexuelle. De ce fait, il ne lui avait jamais dissimulé son faible pour les partenaires masculins en matière amoureuse.

Depuis qu’il avait emménagé sous son toit, le jeune homme avait d’ailleurs fréquemment aperçu Paolo, son amant du moment. Joyeux drille et comédien de son état, ce dernier appartenait à la troupe protégée par le maître de Florence. Hédoniste convaincu, Paolo ne se gênait pas pour inviter Salvatore à essayer toutes les surfaces utilisables de l’atelier afin de satisfaire leurs besoins charnels.

Les avait-il surpris ? Épiés ? S’était-il détourné avec mépris ? Voire avec dégoût ? Ou bien les avait-il reluqués avec envie ? Le peintre refusait de s’attarder sur la question. L’amitié que lui témoignait Lorenzo de Médicis forçait l’Église à fermer les yeux sur l’orientation de sa vie amoureuse et il n’avait que faire de la désapprobation ou de l’assentiment de son locataire.

Il rencontrait suffisamment de personnes affichant des goûts similaires dans les fêtes auxquelles le conviait la noblesse pour n’éprouver aucune honte concernant ses penchants. Et puis, ne commençait-on pas à parler de mœurs florentines à travers l’Europe entière pour évoquer les ébats érotiques que partageaient deux hommes ?

Ce n’était néanmoins pas une raison pour obliger son modèle à subir les conséquences de ses préférences. Et encore moins pour le soumettre aux réflexions libidineuses d’un ami qui n’avait jamais réussi à fixer un choix définitif sur l’un ou l’autre sexe.

Conscient que Silvio ne parviendrait pas à retenir sa langue, Salvatore posa son pinceau et s’étira, comme si lui-même ressentait le besoin de se détendre, avant de s’adresser au jeune homme :

— Laisse-nous, à présent, Sandro. Cela fait plus de trois heures que nous travaillons et tu dois commencer à t’engourdir. Nous reprendrons la séance plus tard.

Obéissant sans un mot, le bel éphèbe se releva, dévoilant un instant la totalité de sa plastique avant d’enrouler un drap autour de ses reins. Que ce fût au bain public, ou le long de l’Arno quand le temps autorisait de s’y baigner, la pudeur était un luxe que beaucoup ignoraient. Mais en le voyant rejoindre ainsi l’escalier qui montait sous les toits, Silvio eut un hoquet de surprise envieux.

— Il descend tous les jours nu comme un ver de ton grenier ?

— Ça nous fait gagner du temps, répliqua Salvatore avec agacement. Et il ne le fait que lorsque je ne suis pas censé recevoir d’importun tel que toi.

Il n’aurait su dire pourquoi, mais l’insistance de son ami lui déplaisait.

— Magnifique, vraiment magnifique, répéta Silvio en regardant avec regret le garçon monter à l’étage.

Le peintre décocha au sculpteur un œil noir, tout en devinant qu’il aurait du mal à lui tenir rigueur. Bavard, effronté et séducteur impénitent, Silvio compensait une taille moyenne, le manque de lustre d’une chevelure brune qui se clairsemait et un léger embonpoint par la volubilité d’un joyeux caractère, et l’expressivité d’un visage sans grâce, mais souriant.

Son attrait pour Sandro amusait Salvatore. Il suivait néanmoins la progression de son modèle d’un air tellement concupiscent qu’il se sentit obligé de l’avertir :

— Ne t’imagine pas un instant que parce que je t’apprécie, je te laisserai l’ennuyer avec des déclarations ou des gestes déplacés.

Reportant son attention sur lui, Silvio répliqua avec une moue faussement chagrine :

— Pourquoi déplacés ? Mes déclarations et mes gestes te plaisaient lorsque je te faisais la cour.

— Nous avions dix-huit ans et cela n’a jamais dépassé le stade de quelques baisers sulfureux, répondit Salvatore sans se troubler.

Taquin, son ami insista :

— Aurais-tu des regrets ?

— Absolument pas. Je préfère mille fois partager ton amitié que d’avoir dû subir les multiples infidélités que tu imposes à tes innombrables conquêtes.

Nullement vexé, le sculpteur partit d’un éclat de rire. Il connaissait Salvatore depuis l’enfance et il espérait conserver son affection jusqu’à la tombe. Depuis longtemps, il avait renoncé à entraîner le peintre vers une relation plus charnelle, même si ses rêves les plus secrets le poussaient parfois à imaginer de viriles étreintes entre les bras de cette force de la nature.

Regarder son ami provoquait toujours en lui un frisson agréable au niveau des reins. Tout en Salvatore évoquait la puissance du lion au repos : l’indiscipline et la longueur irrégulière de sa crinière rousse, l’épaisseur de son court collier de barbe, la noblesse altière de son port de tête, la beauté de son nez droit, celle de ses lèvres pleines et bien ourlées, sa taille haute et ses épaules larges en accord avec sa musculature développée, jusqu’à l’éclat doré de ses yeux noisette.

Silvio était également bien placé pour savoir que son ami possédait un palmarès plus qu’honorable côté fesses, tout comme le sien. À la différence que le peintre ne collectionnait jamais ses amants simultanément et qu’il conservait l’espoir de rencontrer un jour le véritable amour. Il lui aurait sans doute rappelé le nombre de ses aventures si le jeune homme qui achevait de grimper l’escalier n’avait pas focalisé l’essentiel de son attention.

Le sculpteur avait rarement vu des jambes aussi joliment tournées et il suivit le mouvement des mollets galbés jusqu’à ce que le plancher de l’étage les dissimulât. Pour un peu, il se serait pourléché et ce fut d’une voix empreinte de gourmandise qu’il insista :

— S’il ne te tente pas, il n’existe aucune raison pour en dégoûter les autres. Ce fruit tout juste mûr n’attend que la main d’un connaisseur pour tomber de son arbre.

L’expression de Salvatore se durcit tandis qu’il répliquait d’un ton sec :

— Il ne manifeste aucune attirance pour les hommes.

Apparemment, il ne plaisantait pas. Voilà qui ne manquait pas de piquer la curiosité de Silvio. De plus en plus intrigué et nullement découragé, celui-ci persévéra :

— Qu’en sais-tu ?

La réponse claqua sans le moindre humour :

— Il y a des signes qui ne trompent pas.

— Ça ne veut rien dire, répliqua Silvio. Il a peut-être appris à maîtriser ses pulsions. Et puis, je te rappelle qu’il demeure la plupart du temps couché sur le ventre. Ça lui donne un sérieux avantage pour camoufler une érection.

— Tu ne transformeras pas mon atelier en territoire de chasse !

— Tu t’inquiètes pour la vertu de tes modèles, maintenant ?

— Ça n’a rien à voir. Je veux simplement éviter que tu me le rendes les yeux cernés. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, j’ai besoin de m’inspirer de son teint frais.

— Oh ! Si ce n’est que cela, je peux toujours attendre que tu lui accordes enfin un jour de congé.

La mâchoire de Salvatore se contracta sur une répartie désobligeante qu’il retint de justesse. Il avait beau défendre un point de vue parfaitement honorable, il se sentait étrangement de mauvaise foi. Mauvaise foi que Silvio ne manqua pas de remarquer :

— À moins que mon insistance ne te déplaise pour un motif différent. Ne me dis pas que tu n’as pas imaginé une seule fois poser la main sur sa peau de pêche, autrement que dans l’intention de lui faire prendre la pose.

Affirmer qu’il n’avait jamais fantasmé sur un si beau modèle aurait été mentir. Mais éprouver des regrets face à un candidat apparemment insensible à une quelconque attirance axée sur son propre sexe était stérile. Salvatore détestait se compliquer l’existence. Il refusait également de se perdre en tentatives de séduction dont il n’était pas assuré du retour.

Les moments de complicité charnelle partagés avec Paolo le consolaient amplement d’un désir qu’il devinait sans contrepartie. Ainsi haussa-t-il les épaules avec une désinvolture un peu contrainte pour répondre à son ami, tout en négligeant la première partie de sa question :

— Autant entreprendre une aventure avec une de tes statues de marbre. Il est plus froid que la glace et c’est à peine s’il ouvre la bouche.

— Il est peut-être timide ? objecta Sylvio.

— Non. Je crois surtout qu’il cherche simplement à se faire un peu d’argent, et puis basta.

— C’est bien dommage, soupira le sculpteur tout en jetant un nouveau regard rêveur vers l’escalier.

— Sérieusement, Silvio, laisse-le tranquille. Ses façons distantes n’excluent pas une part d’innocence qui ne mérite pas que tu t’en amuses de cette manière.

— D’accord. Cependant, si j’ai un conseil à te donner : cache-le bien. Je connais plus d’une de nos fréquentations qui ne s’embarrasserait pas de tes vertueux principes en le voyant. Nous bénéficions d’une liberté d’action et de conscience appréciable, mais tu ne pourras rien contre le désir d’un notable ou d’un concurrent suffisamment bien en cour pour le réclamer comme un dû.

Éventualité dérangeante sur laquelle le peintre préféra ne pas s’attarder. Son ami n’eut néanmoins aucun mal à juger de son inquiétude à son silence. Or, il n’entrait pas dans ses intentions de l’assombrir. Repentant, il changea donc instantanément de sujet, et ce fut de manière gentille qu’il passa un bras autour de ses épaules tandis qu’il l’entraînait hors de l’atelier.

— Allez, viens. Tu travailles depuis des heures. Tel que je te connais, tu n’as rien dû avaler depuis ce matin. L’auberge du Petit Marcassin n’est qu’à deux pas. On y mange les meilleurs croûtons de foie de tout Florence. Arrosés d’un bon chianti, tu m’en diras des nouvelles. Et c’est moi qui régale.

Salvatore se laissa emmener, non sans lever les yeux sur l’escalier désert. Rien ne le rattachait à son modèle, si ce n’était l’exécution d’une toile qui présageait de devenir l’une des plus belles qu’il avait peintes. La froideur du jeune homme à son égard attestait d’un manque d’envie évident de développer ne serait-ce qu’un rapport plus amical. Au-delà d’une relation purement professionnelle, répondre par une indifférence polie était de mise.

Alors pourquoi n’arrivait-il pas à ignorer les propos de Silvio ? Sans compter l’impression désagréable qu’il avait d’abandonner son beau modèle à sa solitude tandis qu’il franchissait le pas de sa porte pour profiter des plaisirs de la vie.

Secouant la tête avec irritation contre lui-même, il s’admonesta pour ne plus penser qu’au plat goûteux qui l’attendait à l’auberge et au vin tout aussi bon dont il espérait bien se griser.

Chapitre 2

La solitude d’une soupente

Sandro gravit l’escalier qui menait à sa soupente plus rapidement qu’il ne le faisait à l’accoutumée. Pour un observateur peu attentif, il conservait la démarche lente et quelque peu dédaigneuse d’un prince impudique, indifférent à son entourage. Il n’en accéléra pas moins l’impulsion de son talon pour mouvoir plus vite son pied alors qu’il atteignait la dernière marche.

La perfection de sa plastique lui permettait de garder sa dignité et la tête haute malgré le peu que le drap cachait de sa nudité. Ce mois de juin se révélait heureusement suffisamment chaud pour qu’il pût jouer sans réserve de l’exposition de sa peau dépourvue de défauts et de la gracilité de ses membres. Sans pudeur était un terme qui se rapprochait davantage de la vérité.

Au quotidien, il aimait se promener nu dans l’atelier. Tout au moins lorsqu’il se trouvait seul avec l’homme auquel il louait ses services. À peine couvrait-il ce que la décence exigeait quand Martha pointait son nez pour réclamer quelques pièces pour aller au marché, ou s’informer si le maître avait des désirs particuliers pour le repas. La vieille femme avait mené cinq fils à l’âge adulte et elle en avait vu d’autres. Généralement, elle se contentait de hocher du chef d’un air indulgent dans sa direction.

Sandro savait que sa beauté était une arme et il avait appris à s’en servir. Une arme à double tranchant, mais une arme qui jouait le plus souvent en sa faveur, même si sa froideur était un contrepoids dont il avait conscience. Essayer de conserver l’attention de Salvatore par ce biais lui avait donc semblé naturel. Ainsi descendait-il nu dans l’atelier en espérant que le regard du peintre s’arrêterait sur ses courbes pour autre chose que le simple rapport de l’œil d’un expert désireux de réussir sa toile. Il admettait toutefois que, compte tenu de sa situation, ajouté à la raison de sa présence à Florence, son comportement était à la fois idiot et dangereux.

Il se sentait d’autant plus stupide que ses provocations demeuraient parfaitement sans effet. Jusque-là, elles n’avaient servi qu’à séduire des tiers, tel ce Silvio, dont les commentaires salaces finissaient par l’irriter. Cet importun n’avait pas la moindre idée de ce qu’il tentait vraiment d’initier avec le peintre. Pour son malheur, ce dernier paraissait être l’une des rares personnes à ne rien désirer de lui, au-delà de la simple image de son corps qu’il exécutait sur sa toile.

L’esprit accaparé par son échec, Sandro disparut à la vue des deux hommes avec un sentiment de soulagement mâtiné de tristesse. Comment le destin pouvait-il se montrer aussi cruel envers lui après les épreuves qu’il avait déjà traversées ? Abandonnant la rigidité de sa posture, il poussa la porte de sa chambre. Un souffle douloureux lui échappa alors qu’il refermait le battant derrière lui. Il se sentait comme un enfant qui se réfugie en lieu sûr pour fuir un châtiment non mérité.

Le plancher de bois était épais et les paroles que le sculpteur échangeait avec le peintre lui parvenaient plus étouffés. Silvio ne cachait pas le désir qu’il éprouvait pour lui. Ravalant un nouveau soupir, il avança davantage dans la pièce pour ne plus entendre distinctement leurs dires. Ce n’était pas la première fois que l’ami de maître Gecatti tenait ce genre de propos à son encontre. Lui ou un autre, il s’y était habitué et cela ne le faisait plus rougir. Il aurait simplement aimé que…

Non ! Il ne devait plus y songer. Il avait honteusement profité de la situation pour s’incruster ici, au mépris de toutes les règles de prudence qu’il avait juré de respecter avant de quitter son pays. À présent, il devait assumer sa faiblesse et si possible faire en sorte qu’elle ne nuisît pas à l’accomplissement de sa mission.

Enroulant davantage le drap autour de ses hanches, il s’assit sur le lit. Il avait l’intention de sortir, mais, dans l’immédiat, se vêtir lui semblait une corvée inutile. Il ne possédait d’ailleurs aucune garde-robe digne de ce nom. D’un air las, il jeta un regard sur le tas de fripes déposées sur l’unique tabouret. Celles-ci se composaient de peu de choses : une chemise de toile trop fine, des chausses et un pourpoint brun élimés, une paire de souliers à la semelle usée jusqu’à la corde, auxquels s’ajoutaient des habits de rechange tout aussi usagés pour les jours de lessive et un mantel de gros drap à larges manches pour se protéger de la pluie. Le tout soigneusement plié au fond du coffre en bois situé sous la lucarne étroite qui lui dispensait un peu de lumière.

À son arrivée, il ressemblait davantage à un vagabond qu’à un jeune homme en quête de travail. Si son commanditaire en Grèce n’avait pas pris en charge le coût de son passage, aucun navire n’aurait accepté de l’embarquer. Trop frêle pour manœuvrer les cordages, trop inexpérimenté pour monter dans les vergues, trop beau pour ne pas risquer de susciter des convoitises, trop peu causant pour s’attirer les sympathies nécessaires à lui assurer une traversée sans histoire.

Il était débiteur de son voyage. Il rembourserait. Pour cela, et pour le reste. Il n’avait pas le droit à l’erreur et il accomplirait ce que l’on attendait de lui. Comme toujours. Était-ce toutefois trop demander que de vivre durant quelques semaines comme il aurait aimé le faire des mois encore, si aucun secret ne pesait sur sa conscience ?

La soupente offerte était propre et saine, son lit disposait de draps neufs et d’une couverture pour les nuits fraîches, les gages promis honnêtes, les repas étaient déduits de son salaire, mais Martha remplissait toujours généreusement son assiette et le maître fermait les yeux. On lui avait fourni gratuitement un pain de savon et il était autorisé à utiliser le grand baquet d’eau relégué dans une pièce du bas pour sa toilette.

À bien y réfléchir, il n’avait jamais été traité aussi bien depuis la mort de sa mère. Et cela remontait à si longtemps que les traits de cette dernière se diluaient dans sa mémoire.

En bas, le bruit d’une porte qui se refermait l’avertit du départ des deux hommes. S’approchant de la lucarne, il tendit l’oreille pour écouter les bribes de leur bavardage qui s’éloignaient. Le rire du sculpteur les ponctuait. La rue relativement passante noya rapidement le joyeux accent de leurs voix et Sandro éprouva un brusque sentiment de solitude, alors qu’il aurait dû se sentir soulagé. Il ne reverrait sans doute pas son maître de la journée. C’était mieux ainsi.

Retirant le drap autour de sa taille, il s’approcha du tabouret pour enfin se vêtir. Le départ de Salvatore l’appelait à ses autres devoirs. Qu’il ne prît aucun plaisir à accomplir ceux-ci ne l’exemptait pas de s’y plier. Maussade, il ajusta l’un des lacets de cuir de sa chaussure pour éviter que celui-ci ne se rompît sur un point de frottement.

L’apparition d’un faciès rond au museau couturé de cicatrices derrière le carreau de la lucarne vint heureusement le distraire. Il connaissait ce chat roux, adepte des promenades sur les toits. Son ami de misère était de retour, comme s’il avait perçu sa détresse. Impatient de le rejoindre, l’animal grattait maintenant d’une patte contre le châssis pour lui demander d’entrer.

Un léger sourire éclairant son visage, Sandro débloqua le loquet pour ouvrir le battant. Un air plus chaud s’engouffra aussitôt dans la pièce tandis que les rumeurs de la ville s’amplifiaient. Indifférent au changement d’atmosphère qu’il charriait dans son sillage, le petit félin glissa son corps mince et souple dans la soupente. D’un bond, il se réceptionna avec grâce à ses pieds.

— Bonjour, Vagabondo. Toi aussi, tu penses que nous méritons de consoler nos solitudes ensemble ?

Relevant la tête, le chat qu’il venait ainsi de nommer lui adressa un miaulement feutré. Cela faisait maintenant près d’un mois qu’il avait entrepris de l’apprivoiser et un peu plus de deux semaines qu’il recevait ses visites intempestives. Une fantaisie bienvenue dans la monotonie de son emploi du temps.

Depuis son arrivée chez Salvatore Gecatti, ses journées bien rodées s’enchaînaient sans surprises. Une fois ses séances de pose achevées, il sortait un moment en passant par les toits, tout en prenant soin que personne ne le vît. Commençait alors une collecte d’informations indispensables, qu’il parvenait à glaner en rôdant autour des autres ateliers. Il s’employait à se renseigner le plus discrètement possible et, jusqu’à présent, il avait réussi à dissimuler son manège à son maître.

Les heures qu’il passait ensuite dans sa soupente lui laissaient un temps infini, qu’il avait appris à meubler de peu. Le plus souvent, il évitait l’ennui en observant la vie extérieure par l’étroite ouverture. C’est ainsi qu’il avait remarqué les allées et venues du chat roux entre les cheminées.

Prudent, sans être particulièrement méfiant, l’animal n’appartenait visiblement à aucune famille. Il n’avait pas peur de lui. Chasses et rapines constituaient son ordinaire, mais il semblait aussi apprécier son confort. La douceur des nuits incitait Sandro à dormir la fenêtre ouverte et, tous les soirs, le félin avait pris l’habitude de le rejoindre pour s’installer sur une pile de tissus usagés, entassés dans un coin.

Le plus souvent, il disparaissait au matin, ce qui invariablement occasionnait au jeune homme une sensation de vide. Il guettait avec impatience son retour. Il taisait sa présence, même s’il se doutait que Martha et Salvatore n’auraient rien contre un petit commis assez futé pour chasser les souris. C’était parfaitement égoïste et relativement enfantin de sa part. Il l’admettait, mais il avait besoin de conserver ce bonheur pour lui seul.

— Chut, ne fais pas de bruit, Vagabondo. Attends, je vais te donner à manger.

Joignant le geste à la parole, il se tourna vers l’étagère pour attraper le morceau de lard qu’il avait gardé de son repas de la veille. Son maître avait bien sourcillé en le voyant piocher ce mets de choix dans son assiette pour le mettre de côté, mais il n’avait rien dit. Affamé, le matou se jeta sur la nourriture, qu’il avala en quelques bouchées.

— Désolé, je n’ai plus rien. Je tâcherai de te rapporter davantage ce soir.

En songeant à l’ironie de sa situation, un rire amer lui échappa. Mieux valait que son commanditaire et protecteur ne se doutât jamais qu’il était capable de faire passer l’estomac d’un chat de gouttière avant le sien. Il mettait tant d’espérance en lui, en son aptitude à servir, qu’il était évident que tout attachement inconsidéré n’aurait pas été toléré.

Tout ce qu’il souhaitait, c’était que son ami à quatre pattes se faufilât encore ce soir par les toits pour dormir à ses côtés. L’existence du petit félin lui rappelait tellement la sienne. Étranger à un foyer fixe et susceptible d’être exposé à tous les dangers. Aujourd’hui comblé par une main qui lui offrait le gîte, le couvert et des caresses. Demain risquant de tout perdre s’il croisait un chat plus batailleur, un humain moins gentil, un chien grincheux ou la roue d’une charrette trop rapide. La similitude de leur destin n’en finissait pas de lui rendre ce chat sympathique.

— Tu seras toujours le bienvenu tant que je resterai ici. Je ne pourrai malheureusement pas te nourrir encore très longtemps, alors profite.

Comme s’il comprenait ce qu’il lui disait, le matou se frotta contre ses jambes en lui offrant un regard confiant. Apaisé, le jeune homme se pencha pour laisser sa main filer avec douceur sur son pelage. Le comportement affable de l’animal lui rappelait les chats de son village. Les seuls à lui témoigner un peu d’affection durant ses années de misère.

Songer à sa Grèce natale ne soulevait nulle nostalgie en lui. Mis à part pour l’éclat de son soleil et la blancheur des murs de ses maisons, il ne regrettait pas son départ. Ici, au moins, personne ne connaissait la personne qu’il était avant et ne le regardait de travers à la suite de sa transformation.

— Je vais devoir y aller, maintenant. Je te laisse la lucarne ouverte. Pars et reviens quand tu veux.

Attentif, le chat ponctua son discours d’un miaulement doux qui fit sourire Sandro. Le jeune homme lui accorda une dernière caresse, puis il se redressa pour marcher d’un pas déterminé vers la porte. À cette heure, Martha devait être occupée en cuisine. Il ne risquait donc pas de la croiser dans l’atelier. Il devait profiter de l’occasion de mener à bien les ultimes préparatifs de son plan, même si ceux-ci ne l’enchantaient pas vraiment.

Avec un peu de chance, il allait engranger de nouveaux renseignements susceptibles de l’aider dans l’accomplissement de sa tâche. Comme cela avait été le cas quand un assistant-peintre avait laissé traîner par mégarde un courrier adressé à un concurrent de son maître. Son commanditaire avait veillé à ce qu’il apprît à lire, écrire et compter, en grec, mais aussi en turc et en italien, et il se débrouillait plutôt bien dans tous ces domaines. Il conservait cependant ces savoirs secrets, histoire de s’informer sans en avoir l’air si on oubliait des documents intéressants sous son nez. Il avait été éduqué pour cela.

Que penserait de lui Salvatore s’il venait à découvrir tant de duplicité ?

Contrit à cette idée, il baissa la tête alors qu’il atteignait le bas de l’escalier. De toute manière, mieux valait qu’il ne songeât plus au peintre. Si tout se déroulait comme il le prévoyait, il quitterait définitivement cette maison d’ici quelques jours. Non pas que l’accomplissement de sa mission passât forcément par l’abandon d’un foyer aussi agréable, mais parce que le tableau auquel il insufflait son image s’achevait. Une fois le dernier coup de pinceau appliqué, plus rien ne le retiendrait ici, et tant pis si son cœur se serrait à cette idée.

 

Tant qu’il y aura des loups – Extrait

Livre 1

Sombre mutation

 

Chapitre 1

Le feu de cheminée qui crépitait bruyamment derrière l’agent Simon Geoffroy projetait des ombres inquiétantes sur l’ensemble de la bibliothèque murale. Impressionné par la quantité de livres présents dans la pièce, le jeune homme leva le menton vers les étagères qui s’élevaient jusqu’au plafond, se faisant la réflexion que son nouveau client était manifestement quelqu’un de riche et de cultivé.

Quoique l’un n’implique pas forcément l’autre, reconnut-il en enfouissant les mains dans les poches de son pantalon.

Nombreux étaient en fait les collectionneurs d’éditions rares n’ayant jamais ouvert un livre de leur vie, plus appâtés par la valeur mercantile de leur acquisition que par son contenu.

Simon Geoffroy, lui, aimait la lecture depuis qu’il était en âge de saisir le sens des mots. L’hiver au coin du feu, étendu dans un parc au soleil, assis à la terrasse d’un café, l’endroit importait peu dès lors qu’il pouvait se plonger dans un univers rocambolesque, une fiction palpitante ou plus rarement une saga historique.

Une véritable passion qu’il avait partagée avec son grand-père, Aaron Geoffroy, illustre chercheur et professeur d’histoire. À bien des égards, les deux hommes considéraient l’écriture comme la plus importante des découvertes humaines, bien loin devant l’invention de l’outil ou encore la maîtrise du feu. Simon avait toujours entendu son aïeul affirmer que l’écriture était le cadeau d’un dieu mésopotamien, connu en Égypte sous le nom de Thot, et non pas le produit de l’intelligence humaine.

Mais en dépit de tout ce qu’il savait, après tout ce qu’il avait vu d’étrange et de surnaturel au cours de sa jeune carrière au service de la Confrérie des Chasseurs, Simon n’en avait jamais rien cru. Pour lui, seule l’humanité était à l’origine des premiers mots et certainement pas un démon primitif, vieux de quelque 3300 ans !

Attiré par la diversité des ouvrages alignés sous ses yeux, il se pencha sur le côté pour étudier certains titres. Quelques-uns lui étaient familiers comme : le Traité sur le mal de saint Thomas d’Aquin ou le célèbre Histoires et civilisations de Friedrich Schwarz. D’autres en revanche lui étaient totalement inconnus, à l’instar des Contes et nouvelles : la réalité derrière les mots ou le mystérieux Sous les pavés, l’enfer : Petit traité de démonologie.

Intrigué par ce dernier exemplaire, Simon glissait une mèche de cheveux derrière son oreille droite et tendait l’index vers la reliure lorsqu’une voix très grave s’élevant dans son dos le poussa à se redresser.

― Monsieur Geoffroy ? 

Simon se retourna pour découvrir dans l’embrasure de la porte un homme barbu d’une quarantaine d’années, particulièrement élégant. Il ne put s’empêcher de relever chez son hôte la crinière de jais, les traits virils et le regard de braise. Le V que formaient les deux pans de sa robe de chambre laissait entrevoir une profusion de poils sombres. Simon eut tout de suite envie d’y glisser les doigts.

Le propriétaire de la demeure s’avança vers lui pour lui serrer la main.

― Monsieur Delambre, présuma Simon. Je suis ravi de vous rencontrer.

― Je vous en prie, appelez-moi Tristan.

Sa voix était pleine d’assurance, plaisante à écouter. Sa poignée de main était ferme, sans être trop autoritaire. Simon ignorait l’objet de sa rencontre avec Tristan Delambre, mais cela devait être suffisamment important pour que madame Wong, sa supérieure hiérarchique, lui enjoigne de se rendre dare-dare dans le quartier huppé de la ville un jeudi soir.

Tristan Delambre désigna deux fauteuils en cuir marron et invita Simon à s’asseoir.

― Je vous sers quelque chose ? proposa-t-il dans la foulée. Un bourbon, peut-être ?

Ce n’était pas l’envie qui manquait à Simon. La semaine avait été difficile, sa dernière mission tout autant. Il manquait de sommeil et, pour couronner le tout, l’aura charismatique du quadragénaire le rendait nerveux. Une dose de whisky l’aurait volontiers aidé à se détendre.

― Un verre d’eau fera parfaitement l’affaire, répondit-il néanmoins.

― Plate ou gazeuse ?

― Gazeuse, merci.

Tristan Delambre arborait une stature athlétique. De toute évidence, il s’agissait d’un homme qui prenait soin de lui. Avec son large dos et ses épaules développées, Simon le suspectait de pratiquer la natation depuis de nombreuses années.

― C’est tout à fait juste, confirma Tristan en s’éloignant du bar pour le rejoindre avec les boissons.

― Excusez-moi ? bafouilla Simon, quelque peu surpris, avant d’attraper le verre qu’on lui tendait.

Son hôte prit place dans son siège. Ses longues jambes poilues croisées devant lui laissèrent supposer à Simon que Tristan Delambre était nu sous son peignoir de nuit. Cette idée ne fit qu’aggraver son trouble naissant.

— Vous préjugiez à l’instant même que je nageais. Je m’y astreins au moins trente minutes chaque matin.

Simon sourit en hochant la tête.

― Vous lisez dans les pensées, dit-il.

Tristan lui retourna son sourire en portant son verre à ses lèvres.

― Effectivement.

L’homme scruta longuement Simon, au point que la situation en devint presque embarrassante.

― Je me demandais comment vous connaissiez l’existence de la Confrérie, déclara l’enquêteur au bout d’un moment.

― Pour ne rien vous cacher, j’y ai exercé mes talents pendant un temps. Rien de bien méchant, rassurez-vous. Ce fut néanmoins une expérience des plus enrichissantes. Un bon souvenir, même. À présent, je me contente d’être un de vos plus fidèles mécènes. Une maigre contribution au regard du travail que vous accomplissez chaque jour, entendons-nous bien.

― Je vois, fit Simon. Et pour quelles raisons vous a-t-on sollicité exactement ?

De fines pattes d’oie se formèrent au coin des yeux de son interlocuteur lorsque celui-ci sourit.

― Vous connaissez le code de la Confrérie autant que moi.

Les deux hommes reprirent à l’unisson la devise de l’agence.

― Le silence est d’or, parole de morts.

Simon inclina la tête.

― Bien, fit-il en sortant un calepin et un stylo de son imperméable. En quoi la Confrérie peut-elle vous être utile, monsieur Delambre ?

― Madame Wong m’a assuré que vous étiez un de ses éléments les plus prometteurs. D’après elle, vous manquez parfois d’audace, mais vous avez un certain talent.

Simon se sentit à la fois flatté et embarrassé par le compliment.

Un long silence s’étira entre les deux hommes durant lequel Simon se perdit dans la contemplation de son client. Sa bouche était une invitation à la luxure. Deux lèvres épaisses encadrées par une profusion de poils soyeux et qui ne demandaient qu’à être goûtées.

Elles doivent avoir la saveur du malt, s’imagina-t-il.

Une bouffée de chaleur le fit brusquement rougir et il se resserra sur lui-même.

Qu’est-ce qui te prend ? Reprends-toi, mon vieux, se gronda-t-il. C’est un client.

Gêné à l’idée que Tristan Delambre pût ressentir son trouble, il toussota pour se donner un peu de contenance.

― Dans ce cas, dit-il, en quoi puis-je vous aider ?

Les glaçons dans le verre de Tristan tintèrent lorsqu’il leva le coude pour siroter sa boisson.

― Je veux que vous retrouviez ma nièce, annonça-t-il froidement. Je crains qu’elle n’ait été enlevée.

― Qu’est-ce qui vous fait croire que votre nièce pourrait être en danger, monsieur Delambre ? 

― Tristan, lui rappela ce dernier. J’insiste.

― Pardon. Tristan.

Triiisssstan, soupira silencieusement Simon. Même son prénom a quelque chose d’érotique.

Il se risqua à contempler quelques secondes de plus le visage de son hôte. Le front haut attestait d’une grande intelligence, disait-on, et les yeux bleus d’une certaine sensibilité.

Les lignes de son cou sont…

Tristan Delambre se racla la gorge.

― Personne n’a eu de ses nouvelles depuis hier matin.

― Cela ne veut pas dire qu’il lui soit arrivé quelque chose, répondit Simon en prenant des notes. Quel âge a votre nièce ?

― Vingt-deux ans.

― Beaucoup de jeunes gens sortent pour aller s’amuser avec des amis, observa Simon.

― Caroline n’est pas du genre à se faufiler en pleine nuit pour rejoindre je ne sais quelle fête estudiantine. C’est une élève appliquée qui a reçu une certaine éducation. De surcroît, jamais elle ne serait partie sans m’avertir.

Delambre cessa de parler, vida son verre d’un trait puis se leva pour aller s’en resservir un second. Durant tout le temps où il fut au bar, Simon ne lâcha pas ses mollets du regard.

― Je suis un homme influent dans cette ville, expliqua Tristan Delambre en regagnant sa place.

― J’en suis convaincu.

― Des personnes mal intentionnées trouveraient en ma nièce le moyen sordide de m’atteindre.

― Vous pensez à un kidnapping ?

― J’envisage toutes les possibilités. 

― Si cela avait été le cas, il est certain que vous auriez eu des nouvelles du ou des ravisseurs.

― Ce qui m’inquiète le plus, c’est que j’ai perdu tout contact psychique avec Caroline. Ce n’est jamais arrivé jusqu’à présent.

Simon remua.

― Votre nièce est télépathe comme vous ?

Tristan s’empressa de confirmer.

― Son père et moi sommes issus d’une longue lignée de Lecteurs. C’est ainsi que nous sommes appelés. Notre famille a la capacité d’entendre les pensées, de contrôler certains esprits simples et de flirter avec la télékinésie, même si je dois reconnaître que dans ce domaine, je ne suis pas très doué.

― Votre frère…, débuta Simon.

― …est décédé avec sa femme dans un accident de voiture lorsque Caroline avait douze ans.

― Je suis navré de l’apprendre.

― Je considère Caroline comme ma propre fille.

Le whisky faisait briller les lèvres de Tristan. Simon serra ses doigts autour de son crayon. Le type assis en face de lui était tellement attirant, masculin, séducteur, qu’il n’arrivait pas à se concentrer. Tristan possédait ce genre de magnétisme sexuel propre aux hommes qui avancent en âge. Simon imagina ses mains sur lui, sa langue léchant sa nuque. La chaleur dans la pièce semblait avoir augmenté sans raison.

Il s’autorisa à se défaire de son imperméable et le posa près de lui.

― Est-il envisageable, questionna-t-il ensuite, que Caroline ait délibérément rompu la connexion avec vous ?

― Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? s’indigna Tristan.

― Suite à une dispute, par exemple ?

― Nous nous entendons très bien.

― Peut-être avait-elle envie d’un peu d’intimité.

― L’intensité du lien peut être atténué jusqu’à devenir une vague impression, un voile si vous préférez, mais je ne peux pas totalement me déconnecter d’elle, sauf…

― Sauf en cas de décès, supposa Simon.

― C’est la raison pour laquelle je suis très inquiet.

Simon sirota une gorgée de son eau pétillante et reposa son verre. De minuscules bulles effervescentes éclatèrent dans sa gorge. Il reporta une nouvelle fois son attention sur Tristan Delambre. Son client faisait preuve d’un calme redoutable pour quelqu’un qui avait perdu un membre de sa famille.

Un tel contrôle de soi force le respect, songea-t-il. Ou le soupçon. Si j’étais persuadé que ma nièce était en danger, je ne serais pas aussi détendu.

― Lui connaissez-vous des ennemis ? interrogea-t-il son interlocuteur.

― Pas à ma connaissance.

― A-t-elle des amis ?

― Une quantité inouïe.

― Un petit copain ?

― Un dénommé Gontran. Tout aussi passionné par la médecine que ma nièce. Je ne l’ai rencontré que deux ou trois fois. Il m’a semblé tout à fait charmant au demeurant.

― Je vais avoir besoin de ses coordonnées si vous les possédez, ainsi que celles des personnes avec lesquelles Caroline est en contact.

― Naturellement, bien que je doute qu’aucun d’entre eux ait quelque chose à voir avec sa disparition.

― Vous seriez surpris du nombre d’homicides impliquant des conjoints ou des parents proches, attesta Simon.

Tristan Delambre encaissa l’allusion sans broncher. Il décroisa les jambes, écarta légèrement les cuisses, ce qui ne fit qu’augmenter l’inconfort de son interlocuteur.

― Je suis prêt à tout pour retrouver ma nièce, monsieur Geoffroy, affirma-t-il. J’y mettrai tous les moyens, soyez-en convaincu.

Cela ne vous retire pas pour autant de la liste des suspects, raisonna Simon en baissant ses yeux bleus vers l’entrejambe de son client.

Une bouffée de chaleur l’irradia aussitôt.

Le désir, avait-il lu quelque part, a ceci de particulier qu’il frappe n’importe où, n’importe quand et sans la moindre logique.

À quand remontait sa dernière partie de jambe en l’air ? À deux semaines ? Trois ?

Un soir avec un inconnu, se souvint-il. Après avoir échangé quelques phrases sur un site de rencontre.

Ceci expliquait sûrement son engouement pour le brun torride ici présent.

C’est un client, se réprimanda-t-il. Et on ne couche pas avec les clients.

Il referma son carnet et attrapa son manteau.

― Je me mets au travail tout de suite, dit-il en se levant.

― Je vous en suis très reconnaissant.

Tristan resta dans son fauteuil, mais suivit Simon du regard.

― Avant de partir, monsieur Geoffroy, prononça-t-il, puis-je vous donner un petit conseil ?

― Naturellement, répondit Simon.

Tristan Delambre esquissa un léger sourire en coin.

― Vous devriez apprendre à mieux dissimuler vos pensées, jeune homme.

Chapitre 2

― Tu dois avoir des origines finlandaises, peut-être suédoises pour être aussi blond, déclara Daniel, un serveur rencontré dans un bar.

― Crois-tu ? se moqua Martin en tirant nonchalamment sur un joint.

― Tu as un léger accent quand tu parles, souligna le jeune homme en se redressant pour s’asseoir en tailleur. Ce n’est pas flagrant mais quand même, ça prouve que tu n’es pas d’ici.

― Je n’ai jamais réussi à m’en débarrasser. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé.

― Pourquoi ? C’est très sexy. Allez, dis-moi ? C’est quoi ton nom de famille ?

Martin sourit.

― Keller.

― Allemand ! s’exclama Daniel. J’aurais dû y penser.

― Je suis né en Bavière, confirma Martin.

― Je n’ai encore jamais couché avec un Allemand, déclara Daniel en faisant courir ses longs doigts osseux sur l’aine du fumeur, avec l’idée de le chauffer un peu. Je suis plutôt branché rebeux ou métisses d’habitude.

― Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

― Ton regard perçant, je crois, et ton air à la James Dean.

Daniel fit courir la pulpe de son index sur toute la longueur du bras gauche de Martin en suivant le réseau bleuté de ses veines. De sa main libre, Martin lui tendit son joint puis inspira profondément l’air ambiant du studio pour s’imprégner des fragrances de cannabis, de bière et de sueur. À travers ces différentes couches olfactives, il discerna celle d’autres hommes, d’anciens amants venus forniquer avec le serveur, ainsi qu’une vague odeur de foutre persistante.

Cette piaule est un véritable taudis, observa-t-il en balayant la pièce du regard.

Elle était loin l’époque où il logeait dans de luxueux bordels en compagnie de gigolos et de prostitués ; et comme il regrettait le temps où il partageait la chambre à coucher de riches hommes d’affaires dans le Londres des années 90.

Daniel aspira une bouffée âcre et la retint quelques secondes dans ses poumons pour mieux la recracher au-dessus de lui. Après avoir posé son mégot dans un cendrier plein à craquer, il se pencha pour prendre le pénis mou de Martin dans sa bouche et le suçoter. Le jeune homme fit plusieurs fois tourner sa langue autour du gland, le serra doucement entre ses lèvres, mais la chair demeura inexorablement flasque.

Il releva le menton en ne cachant pas sa déception.

― Je ne te plais plus ? s’inquiéta-t-il en tentant de revigorer son amant d’un mouvement souple du poignet.

― Il faut que je boive un peu, expliqua Martin.

― Tu veux une autre bière ?

Martin s’amusa de tant d’ignorance.

― Oui, acquiesça-t-il. Je veux bien une autre bière.

Le garçon sauta du lit et déambula, totalement nu, jusqu’à un petit frigo encastré sous un évier dans lequel s’entassaient au bas mot trois jours de vaisselle sale. Martin en profita pour l’examiner des pieds à la tête. Tout chez Daniel exprimait la jeunesse. De son sexe tendu jusqu’à son faciès de jouvenceau légèrement rosé par l’excitation, en passant par son joli petit cul imberbe.

― Quel âge as-tu, au fait ? l’interrogea Martin.

― Je viens d’avoir vingt et un ans.

Martin ne put s’empêcher de sourire en pensant à leur différence d’âge. Il ne se rappelait plus l’effet que ça faisait d’être aussi jeune. Son insouciance lui paraissant si lointaine, d’un autre temps.

― Tu ne dois pas être beaucoup plus vieux que moi, ricana Daniel.

La lumière du frigo éclaira son visage, projetant des ombres sous ses yeux qui lui donnèrent, l’espace de quelques secondes, l’aspect d’un démon.

― Tu serais surpris, déclara Martin en récupérant le joint pour tirer une latte.

― C’est la première fois que je te vois au club, fit Daniel en refermant la porte du réfrigérateur. Tu viens d’arriver en ville ?

Martin secoua la tête.

― Je suis arrivé il y a plusieurs semaines, déjà.

― Tu étais où avant ?

― J’ai voyagé un peu partout à travers l’Europe. Mais j’ai longuement séjourné à Londres.

Martin se tourna pour écraser son mégot. Il décapsula ensuite la bouteille que Daniel lui tendit et but une gorgée sans réellement l’apprécier. Sa boisson était fraîche mais fade, sans goût.

Comme tout le reste depuis quelque temps.

Martin sentit la mauvaise humeur le gagner. Sur la table de chevet, le réveil indiquait trois heures du matin.

Il reposa sa bière.

― Tu ne m’as pas dit ce que tu faisais dans la vie ? lui reprocha Daniel.

― Parce que tu ne m’as rien demandé.

― Tu es étudiant ?

― Non.

― Chômeur ?

― Non.

― Tu es toujours aussi peu loquace ?

Martin haussa vaguement les épaules. Levant sa main droite, il attira son compagnon vers lui et l’embrassa. Ses lèvres étaient fiévreuses.

Les siennes devaient être glaciales.

― Tu es gelé, remarqua Daniel.

― Ça ira mieux dans quelques minutes, lui assura Martin en se redressant sur les coudes pour finalement s’asseoir dans le lit.

Tel un félin, Daniel vint confortablement se lover au-dessus de lui, remua le bassin en dessinant des cercles langoureux pour forcer son partenaire à se raidir. Ce dernier accompagna les mouvements provocateurs de ses hanches sans lâcher sa nuque du regard, lorgnant sur le réseau de veines qui courait sous sa peau. Martin fit glisser ses doigts dans le dos bouillant de Daniel, lui soutira quelques frissons, puis plaqua ses mains glaciales sur l’arrondi de son fessier. Entourant la taille de son compagnon avec ses jambes, Daniel s’agrippa à son cou pour se frotter lascivement contre son pénis. Le serveur était en transe, détendu, prêt pour une bonne partie de baise.

Du moins était-ce ce qu’il espérait car, aussi excité fût-il, une petite voix intérieure persistait à lui dire qu’il n’obtiendrait pas grand-chose ce soir. Daniel connaissait les hommes, surtout ceux qui venaient au Central Night. La majorité d’entre eux ne cherchait rien d’autre que du sexe. Un plan cul de quelques heures, un coup vite fait entre les vapeurs d’alcool et un shoot de poppers, une pipe avant de retourner auprès de bobonne. Ce Martin, là, qui le fixait avec ses petits yeux marron glacé, n’était pas de cette trempe. Il n’avait pas accepté de le suivre chez lui pour simplement s’envoyer en l’air. Il voulait autre chose et s’il prenait la peine de se l’avouer, Daniel dirait qu’il lui faisait un peu peur.

― J’ai envie de toi, susurra-t-il pourtant. J’ai envie que tu me baises.

Et c’était vrai.

― Rien ne presse, déclara Martin en relâchant son emprise pour souligner du pouce la ligne de la mâchoire du jeune fougueux.

À l’aide de son ongle aussi effilé qu’une lame, il lui érafla la joue droite sur deux centimètres. Dans l’excitation grandissante, le garçon ne sentit rien. Un filet de sang rouge apparut, tranchant radicalement avec la pâleur de sa peau. Une gouttelette perla même mais, de la pointe de la langue, Martin s’empressa de la faire disparaître.

Daniel y vit enfin une marque de désir, un baiser innocent, la promesse d’une nuit torride. Il se trompait lourdement. L’entaille n’était pas suffisante pour réveiller l’ardeur de Martin, même si elle avait eu le mérite de titiller sa nature profonde. L’envie de plonger ses crocs de vampire dans la tendre chair de son hôte se fit bientôt pressante, mais il se retint de tout carnage, soucieux de faire durer le jeu, ne serait-ce que quelques minutes supplémentaires. Il approcha doucement sa bouche de celle de Daniel, fit mine d’hésiter un instant, nargua son amant puis finalement l’embrassa.

Lorsque la langue experte du vampire s’anima autour de la sienne avec une incroyable justesse, le barman ressentit comme un électrochoc.

Puis soudain au beau milieu du baiser, ce dernier protesta.

― Aïe ! s’exclama-t-il en portant deux doigts à sa bouche. Tu m’as mordu !

― Pardon, s’excusa Martin sans le penser une seule seconde.

Daniel fronça les sourcils en passant la langue sur sa lèvre fendue, un brin contrarié, puis se ravisa devant le sourire ravageur de son partenaire.

― On va dire que ça pimente un peu le jeu, susurra-t-il en glissant ses doigts dans les cheveux courts de Martin pour mieux l’embrasser et le renverser sur le lit.

L’odeur intime de Daniel associée au goût cuivré de son sang flottant tout autour de lui acheva d’enivrer le vampire. Les deux hommes s’embrassèrent longuement, se caressant l’un l’autre avec vigueur et désir. Toutefois et contrairement aux attentes de Daniel, Martin ne ferait pas l’amour avec lui. Pour lui, l’ébat sexuel était le prolongement des émotions, l’expression physique des sentiments, la connivence entre deux êtres qui s’aiment.

S’il lui arrivait de baiser ses victimes, c’était uniquement parce que sous l’effet du coït, leur cerveau sécrétait des substances qui enrichissaient le sang. Dans le cas présent, Martin ne prendrait aucun plaisir à s’accoupler avec Daniel. Tout ce qu’il voulait, c’était se nourrir.

Finalement, il perdit patience.

Assez joué, décida-t-il.

En moins d’une seconde, il enferma sa proie dans ses bras. Les os de sa victime craquèrent. La pression exercée fut telle qu’une artère gonflée se dessina le long de sa nuque. Martin y planta rapidement ses canines. Ses lèvres se soudèrent fermement à la plaie sanguinolente et il aspira sans s’arrêter.

Les premières gouttes de sang sur ses papilles lui donnèrent un léger coup de fouet puis dès que le flot devint plus dense, il frissonna d’extase. Boire du sang humain lui procurait toute une palette de sensations grisantes. Daniel se crispa de surprise, chercha son souffle. Un son voulut s’échapper, mais il mourut dans sa gorge.

Martin accentua son emprise en avalant le liquide épais à grandes lampées. Il sentit son estomac se remplir et la sérénité réchauffer ses membres. Son teint brouillé reprit des couleurs, ses cheveux retrouvèrent leur brillance naturelle, sa peau se tonifia. Progressivement, les douleurs musculaires qui le faisaient souffrir un peu plus tôt et les crampes qui tétanisaient son corps disparurent. L’énergie de Daniel lui redonnait force et vitalité. Ce dernier, traumatisé par l’expérience, essaya dans un ultime effort de se dégager, mais son agresseur, tel un véritable python, resserra ses anneaux, croisa ses jambes dans son dos afin d’augmenter la pression.

Le venin sécrété par le vampire se diffusa dans tout son système, opérant comme un relaxant, et Daniel cessa finalement de lutter. De plus en plus affaibli, celui-ci finit par perdre connaissance. Sa tête pencha lourdement sur le côté avant de retomber contre l’épaule de son bourreau. Puis, sans s’en rendre compte, il sombra dans un profond sommeil duquel Martin savait qu’il ne se réveillerait jamais.

Chapitre 3

Le cadavre est froid, constata Simon Geoffroy en consultant l’heure à son poignet.

À vue de nez, la mort remontait au milieu de la nuit, mais un légiste serait plus à même de confirmer son hypothèse. L’exsanguination et les deux marques au niveau du cou indiquaient très clairement l’œuvre d’un vampire. Simon renifla l’atmosphère souillée de la chambre de bonne. Une confusion de senteurs chargée en sperme, en sang, mélange de sueur et de tabac froid, imprégnait la scène du crime. Il releva également un subtil voile de cannabis.

Simon enfila une paire de gants en latex pour inspecter le corps.

Pauvre gosse, pensa-t-il en s’accroupissant près de lui.

Ce n’était pas la première fois que Simon était confronté à un cadavre, mais cela lui faisait toujours le même effet lorsque la victime avait toute la vie devant elle. Après un rapide coup d’œil sur les marques au cou, il se redressa et remonta le drap pour couvrir les jolies fesses rondes du garçon. Même dans la mort, ce dernier méritait un peu de dignité.

Il observa son visage un instant, s’attarda sur ses lèvres bleues puis embrassa la pièce d’un seul regard. Un désordre sans nom régnait dans la chambre. Des sacs de fringues étaient entassés dans les coins, des cendriers pleins trônaient un peu partout, des bouteilles de bière vides tenaient compagnie à des cartons d’emballage de pizza sur le sol.

Simon reporta son attention sur le corps sans vie.

Le ménage, ce n’était vraiment pas ton truc, hein ?

Derrière lui, sur le pas de la porte, une large silhouette apparut.

― Magne-toi, Mofwazé ! entendit-il dans un fort chuchotement. Je ne vais pas pouvoir retenir les curieux très longtemps.

Simon fronça les sourcils et glissa une mèche derrière son oreille, un tic qu’il devait à la longueur de ses cheveux. Il détestait ce surnom et son ami l’inspecteur Franck Cori le savait. À la recherche d’un indice quelconque, il balaya une dernière fois la pièce du regard, récupéra une photo de la victime ainsi qu’une petite carte verte trouvée dans la poche arrière d’un de ses jeans.

― J’arrive, dit-il.

Simon rejoignit l’inspecteur de police dans le couloir au moment même où une vieille femme sortait de chez elle, nouant sa robe de chambre. Gagnée par la curiosité, la voisine s’avança en questionnant les deux hommes sur les raisons de leur présence.

― Police, fit l’inspecteur Cori en dévoilant son identité. Retournez dans votre appartement, s’il vous plaît, Madame.

― C’est le petit brun, n’est-ce pas ? Il lui est arrivé quelque chose, c’est ça ?

― Rentrez chez vous, Madame, insista Cori.

― Ça ne m’étonne qu’à moitié, déclara la voisine en ignorant sa requête. Vous voulez mon avis ? C’est un de ses amants qui a fait le coup. Ça n’arrête pas. Du matin au soir. Des hommes tout le temps. Un jour ou l’autre, ça devait bien finir par arriver.

La vieille dame se pencha légèrement pour jeter un œil dans la chambre, mais Franck Cori s’interposa en barrant l’accès de ses énormes bras.

― Je vous ai demandé de rentrer chez vous, dit-il en grossissant sa voix.

La curieuse obéit, non sans pousser quelques râles de protestation. Une fois débarrassé d’elle, Simon s’adossa au mur en croisant les bras devant lui.

― Merci de m’avoir appelé, dit-il.

― À ton service, mon pote.

― Mais ce n’est pas la personne que je recherche. Je suis sur les traces d’une jeune femme qui a disparu.

― En règle générale, c’est pas du ressort de la police, les disparitions ?

― Son oncle contribue au financement de la Confrérie par le biais d’une donation annuelle plutôt conséquente.

― Ça ne justifie pas l’intervention de l’agence, fit remarquer Cori.

― La fille est dotée de certaines capacités psychiques.

― Je vois, fit le flic en secouant la main. Bah, tu vas bien finir par la retrouver. Médium ou pas, les filles de riches, ça ne va jamais très loin, tu sais. Tôt ou tard, elles décuvent et rentrent chez elles.

Franck Cori était un ancien membre de la Confrérie des chasseurs reconverti en flic après dix ans de bons et loyaux services. Bien que Simon ait trouvé la démarche quelque peu surprenante, pour ne pas dire brutale, Cori affirmait qu’il s’agissait d’une décision mûrement réfléchie.

En tout cas, Simon n’avait rien fait pour le dissuader de quitter l’agence.

― J’approche des quarante ans, lui avait confié Franck un soir, alors qu’ils étaient tous les deux planqués dans une voiture banalisée à surveiller une femme soupçonnée d’être une succube. J’en ai marre de ces conneries. Je veux passer à autre chose. Ma femme me manque et je veux consacrer plus de temps à mes filles, les voir grandir. Tu comprends ?

Bien sûr qu’il comprenait. La chasse aux monstres, ça allait cinq minutes.

Originaire des Antilles, l’inspecteur Cori dépassait facilement Simon de quinze centimètres et pesait dans les cent kilos. D’emblée, ce n’était pas le genre de type à qui l’on venait chercher des poux, mais une fois qu’on le connaissait, on réalisait à quel point c’était un homme d’une profonde gentillesse et d’une fiabilité sans bornes.

Sur le terrain, Simon avait tout appris de lui.

Cori se racla la gorge, l’extirpant de ses souvenirs.

― C’est un vampire qui a fait le coup, n’est-ce pas ?

Simon confirma.

― Saloperie, jura le flic. Je croyais que la Confrérie avait exterminé le dernier nid, il y a six mois de cela ?

Simon haussa les épaules.

― Ce n’est pas à toi que je vais apprendre que les vampires sont pires qu’une colonie de rats. Il suffit d’un rescapé, d’un seul, et c’est suffisant pour qu’ils reviennent plus nombreux que la veille.

― On n’en viendra jamais à bout de toutes ces merdes, hein ? Je vais te dire, je suis bien content de ne plus faire partie de tout ce bordel.

Les hommes et les créatures de la nuit marchaient côte à côte depuis que le monde était monde. Et depuis la nuit des temps, les deux camps se livraient une guerre féroce.

― Autrefois, lui rappela Simon, ce sont elles qui nous poursuivaient. Aujourd’hui, on les abat à coup de balles en argent et de pieux parfaitement aiguisés. Y a quand même du mieux, tu ne trouves pas ? 

― Si tu le dis, Mofwazé, rétorqua Franck Cori, visiblement peu convaincu.

― Ne m’appelle pas comme ça, rouspéta Simon.

― Allez, je plaisante ! explosa Cori en lui donnant une tape dans le dos qui lui fit perdre l’équilibre. Tu es devenu trop sérieux en prenant de l’âge.

― Tu l’étais tout autant quand tu bossais à la Confrérie.

― Je suis sûr que non !

Simon se décolla du mur.

― Ça ne te manque pas trop ? questionna-t-il son ex-collègue.

― Absolument pas ! Je suis bien content de ne plus courir après les monstres, les chimères et autres bestioles de l’ombre. Aujourd’hui, je poursuis des petits délinquants, traque des dealers et ça me va très bien comme ça.

― Pourtant tu sais qu’ils existent. Tu sais qu’il y a toujours une créature cachée quelque part, prête à bouffer un gosse.

― C’est vrai, reconnut le flic, mais tu sais aussi ce qu’on dit : si tu ne les vois pas, ils ne te voient pas non plus.

Franck Cori renifla en donnant un coup de menton en direction de la chambre.

― Tu veux que je dissimule les traces avant de signaler le corps ? demanda-t-il. Ou préfères-tu que l’agence s’occupe de venir nettoyer les lieux ?

― Quelle importance ? répondit Simon d’un ton las. Tes supérieurs vont prétendre qu’il s’agit d’un meurtre satanique ou quelque chose dans le genre et classer l’affaire sans suite, non ?

― Mouais, grogna le policier. Y a des chances. Je ne comprends toujours pas pourquoi l’agence travaille dans l’ombre, ni pourquoi aucun gouvernement sur cette foutue planète n’est au courant de l’existence des créatures obscures.

― Les gens ne sont pas prêts, répondit Simon. Pas encore.

― Va quand même falloir qu’ils regardent la vérité en face un jour ou l’autre.

Simon serra la main de son ami et prit congé. 

― Embrasse tes filles pour moi, d’accord ? fit-il en enfouissant les mains dans les poches de son imperméable.

― Passe un soir à la maison, l’invita le Guadeloupéen dans son dos. Doris sera contente de te voir. Les petites aussi.

Simon se tourna avec un large sourire tout en continuant d’avancer.

― À chaque fois que je suis venu manger chez toi, ta femme m’a jeté de l’eau bénite au visage ! railla-t-il gentiment.

― Les superstitions ont la dent dure chez nous ! rétorqua joyeusement Cori. Doris voit le loup en toi. Qu’est-ce que j’y peux ?

Simon sourit.

― Tu n’aurais jamais dû épouser une sorcière pour commencer.

Cori lui adressa un dernier salut de la main et Simon disparut dans l’escalier de l’immeuble.

Dans la rue, il remonta le col de son imperméable. Le vent s’était levé et il neigeait. Ce n’était pas encore de gros pois cotonneux comme il les aimait, juste quelques flocons souples, balayés par le vent.

Devant la vitrine d’un magasin, il croisa son reflet. Il faisait un peu cliché dans son trench-coat de seconde main, et les gens devaient le prendre pour un fou à déambuler si peu couvert par ce temps, mais il n’avait pas froid. Il n’avait jamais froid, c’était comme ça. Un cadeau de la génétique ou une aberration de la nature ; les gens pensaient ce qu’ils voulaient.

Il reprit la route et décida de retourner à l’agence à pied. Simon était content d’avoir discuté avec son ancien mentor. Depuis que ce dernier avait rejoint les rangs de la police nationale, les deux hommes s’étaient un peu perdus de vue.

Il s’arrêta à un passage piéton. En attendant que le petit bonhomme passe au vert, il sortit de sa poche la photo du jeune serveur assassiné et la contempla longuement. C’était la quatrième victime d’une série qui promettait d’être longue si la Confrérie ne se mettait pas rapidement à la recherche de l’assassin. Quatre jours plus tôt, un homme d’une trentaine d’années avait été découvert sans vie, nu, sur son canapé. Pas de trace d’effraction, deux trous dans la jugulaire. La semaine précédente, c’était un banquier de trente-sept ans que l’on avait retrouvé dans son appartement, vidé de son sang.

Simon rangea la photo et traversa la rue. Il était convaincu qu’il s’agissait du même assassin ˗ il y avait trop de ressemblances entre les meurtres ˗, mais quelque chose l’ennuyait dans le mode opératoire. Habituellement, les vampires évitaient de laisser des traces derrière eux. L’histoire avait prouvé qu’ils se débarrassaient toujours des corps, soit en les enterrant, soit en jetant les restes dans les égouts, faisant ainsi la joie des créatures nécrophages qui s’y réfugiaient.

Pas de corps, pas de meurtre, pas de chasse.

Simon expira dans l’air froid. Qu’est-ce qui avait poussé ce vampire à agir différemment des autres ? Était-on en présence d’un novice ? Simon ne le pensait pas, car les victimes avaient été proprement vidées de leur sang. Les nouveau-nés ne parvenaient à contrôler leurs pulsions qu’au bout de plusieurs années de pratique de chasse. Celui-là savait ce qu’il faisait.

C’est tout de même curieux comme manière d’agir, songea-t-il en traversant la rue. À moins qu’il ne cherche à se faire attraper. Ce ne serait pas la première fois.

Simon marcha tranquillement jusqu’à l’agence. Autour de lui régnait une agitation légère et festive. D’abord surpris, il prit conscience des diverses illuminations suspendues au-dessus de sa tête, des vitrines richement décorées de guirlandes et des chants de Noël diffusés à l’entrée de certaines enseignes. En observant les passants autour de lui, les bras chargés de paquets cadeaux, il se dit que cette année encore, il déclinerait l’invitation de sa cousine Julie et de son mari Tom à venir fêter Noël avec eux. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de passer quelques jours sur la côte Aquitaine, mais étant célibataire, il trouvait normal d’être de garde le soir du réveillon afin de permettre à ses collègues de festoyer avec leurs familles.

Ses pas le conduisirent jusqu’à son bureau sans qu’il s’en aperçoive réellement. Après avoir passé les grandes portes vitrées du bâtiment, Simon salua les réceptionnistes dans le hall d’accueil d’un grand geste de la main, badgea à l’entrée du portique et patienta dans le hall jusqu’à ce qu’un ascenseur se libère pour regagner le troisième étage. Quelques minutes plus tard, il sirotait un café devant la photo de Caroline Delambre épinglée sur un tableau d’affichage en liège, juste à côté de celle du serveur. C’est une très jolie jeune fille, cette Caroline Delambre. Une chevelure chatoyante, un regard aussi torride que celui de son oncle, un sourire avenant. Le genre de fille dont on tombe facilement amoureux.

Tout de suite après avoir quitté le domicile de Tristan Delambre, Simon s’était mis au travail. La procédure habituelle en cas de disparition était assez simple en réalité. Il avait communiqué le signalement à tout le service de la Confrérie, au cas où l’un de ses collègues tomberait sur elle au cours d’une enquête ou d’une chasse aux monstres. Il avait également demandé le soutien d’une médium en contrat avec l’agence afin qu’elle se rende sur place. Sans résultat concluant pour le moment.

Il avait maintenant l’intention de consacrer sa journée à interroger le voisinage des Delambre. Il n’avait relevé aucune trace d’effraction sur les lieux, aucun signe que quelqu’un ait espionné la jeune femme pour connaître ses habitudes, de sorte qu’il doutait que Caroline ait été enlevée chez elle. Si kidnapping il y avait eu, les ravisseurs avaient fait le choix d’agir en toute discrétion.

Simon consulta sa montre, posa son café sur le coin de son bureau et jeta un œil au canapé deux places sous la fenêtre. Quelque chose lui disait qu’il allait dormir à l’agence une fois de plus.

 

[1] Dieu de la connaissance et du savoir, souvent représenté avec une tête d’ibis.

[2] Mofwazé ou Mofwasé est un terme des Antilles qui désigne les hommes capables de se changer en chien.

Paris, 1899 – Extrait

Chapitre 1

Si l’on devait reprendre depuis le début, on parlerait de cette fête immense qu’était la capitale en cette année 1899. L’Exposition universelle allait avoir lieu et Paris se couvrait de pavillons de toutes les nations. Le Champ-de-Mars et les bords de Seine étaient un chantier immense, et les formes les plus surprenantes s’élevaient, inspirées des créations extravagantes d’architectes mégalomanes. Partout on fêtait les arts et les temps heureux, et s’ouvraient toutes grandes les portes de la Belle Époque. En cette année électrique, ils arrivaient du monde entier : ouvriers et chercheurs de fortune, artistes fauchés et riches négociants. L’atmosphère était pleine de toute cette énergie d’entreprendre et de jouir du siècle naissant. La ville en était presque étourdie. Essoufflée, comme pouvait l’être le jeune manœuvre qui traînait avec peine un lourd faîtage métallique sous le terne soleil de décembre. Encore quatre mois pour terminer l’outrageusement décoré pavillon de l’Allemagne. Il releva les yeux en s’essuyant le front du revers de la main. La tour à horloge était déjà sur pied et les couvreurs œuvraient à présent dans les hauteurs de cet édifice de carnaval.

Déjà décembre…

Henryk était arrivé cette année-là à Paris, en juin, quand la poussière des rues se dispute avec les rayons de l’été. Il s’était installé à Montmartre, dans ce quartier cosmopolite, qu’on disait coupe-gorge et fréquenté par les rapins et les catins, mais qui avait le mérite de proposer aux artistes désargentés des toits à moindre coût. Alors il logeait là, dans une mansarde, au quatrième étage d’un immeuble délabré ayant gardé le charme rustique des piaules de domestiques. La faune de ses voisins y vivait en fourmilière, debout dès l’aube ou couchée aux aurores. Les bruits de la vie grouillante et populaire ne s’arrêtaient jamais. Il ignorait si cela lui déplaisait ou non, souvent enfermé qu’il était dans ses nostalgies du passé et ses colères du présent. Quand les cauchemars vous suivent à la trace, il est bien difficile de savourer la vie de bohème, à moins de s’y noyer.

Henryk était né en Pologne, dans une famille de petits commerçants juifs. De son père immigré russe, il avait hérité sa taille élancée, ses cheveux aux reflets blonds et cette allure racée de fils de Slaves. Miriam, sa mère, lui avait légué un sens obstiné de l’honneur et des prunelles grises qui pouvaient passer de la plus terrifiante froideur au plus doux des sourires en un instant. En lui, les mots et les images de cette enfance disparue, les réflexes d’une éducation modeste et besogneuse étaient encore vivaces ; même si cet héritage et ces racines n’existaient plus qu’à l’état de cicatrices dans sa mémoire. À vingt-sept ans, Henryk avait déjà vécu plusieurs vies, ponctuées de drames et de recommencements. Il était bien conscient qu’au crépuscule du XIXe siècle, malgré les lumières du Progrès qui gonflaient le cœur des peuples d’une vive bouffée d’espérance, la pauvreté dictait encore ses lois.

Le son d’une cloche. L’heure de la pause et de la rotation pour les équipes du chantier. Henryk ramassa son paletot et sa casquette laissés sur les bancs le long des palissades. Il se dirigea rapidement vers la table du contremaître pour recevoir les quelques sous de sa paie du jour.

— Henryk Lublieski. Mouais, voilà.

L’homme bourru tenant les comptes lui tendit une poignée de pièces. En tant qu’étranger, Henryk avait été embauché comme extra et pouvait du jour au lendemain se voir donner son congé. La paie, pour lui, se comptait en heures de labeur journalières. Nombre de ses collègues étaient soumis au même régime. Les chantiers de l’Exposition constituaient une aubaine pour les hommes en situation précaire à la recherche de quelques sous. Il ne dit rien, empocha l’argent et quitta le lieu qu’habitaient déjà les bruits de reprise des travaux.

Il était 11 heures. Un froid humide lui glaça la nuque tandis qu’il traversait les beaux quartiers s’étirant entre le tout nouvel Opéra de Paris et les grands boulevards. Il avait la casquette vissée sur les oreilles, le col relevé et les mains enfouies dans les poches de toile grossière de son manteau. Les riches bourgeois, eux, se pavanaient en pardessus garnis de fourrure.

— Fichu hiver parisien, marmonna-t-il. Rien à voir avec le Midi.

Quel beau soleil il avait connu, là-bas ! Trois belles années d’art et de lumière, de vie légère et de petites débrouilles. Une contrée de jeunesse offerte et d’insouciance où sa pauvreté ne l’avait pas gêné, pourvu que ses conquêtes du moment lui fournissent du pain et un coin de lit. Mais il y avait eu le manque de chance, les rumeurs. Et il lui avait fallu partir. En Province, il ne fait pas bon avoir les médisants contre soi. Si la capitale avait au moins un mérite, c’était celui de l’anonymat. On y cachait sans peine vices et petits larcins dans les faubourgs écrasés de misère où la maréchaussée ne se risquait plus.

Les ruelles parisiennes devinrent plus sinueuses à mesure qu’Henryk s’approchait de son quartier. Il arriva enfin à son logis, une baraque bancale aux volets vert pâle, sorte de pension pauvrement meublée dont chaque pièce était louée à un traîne-misère de son espèce. Depuis que les moulins avaient disparu des flancs de la colline de Montmartre, de telles bicoques poussaient par dizaines, abritant toute l’engeance de la Bohême : artistes et ouvriers, soiffards et marmots, dans un joyeux pêle-mêle de pauvreté et de vie. De la porte d’entrée de la maison, éternellement ouverte, s’échappaient de grands cris. Une jeune femme d’une beauté tapageuse, sorte de mulâtresse mâtinée d’Espagnole, sortit dans un flot de jupes carmin.

— Allez tous vous faire foutre, yé né donnerai plus oune pièce à cé connard. C’est avec mon cul que yé gagne cé fric, c’est dans ma poche qu’il va finir !

Carmen Murillo. Cette jeune calabraise habitait juste en dessous de la mansarde d’Henryk. Elle était belle, vive et sulfureuse. En arrivant en France, elle s’était rêvé un destin à la Caroline Otero : une diablesse des salons régnant sur le Tout-Paris avec ses danses dénudées et ses amants richissimes. Mais de telles vies ne s’offraient que très rarement et, pour toutes les orphelines du genre de Carmen, il n’y avait bien souvent qu’un seul chemin pour survivre : la prostitution. Les esclandres entre elle et Victorio, son souteneur, faisaient régulièrement résonner tout le quartier. C’était lui, justement, qui apparaissait dans l’embrasure de la porte. Un Italien à la peau tannée, à la tignasse noire comme la nuit et au visage tranché de cicatrices, qui se donnait des airs d’apache et, pour tout dire, avait la parfaite gueule de l’emploi. Il ne parlait pas, ou presque. Carmen hurlait pour deux. Comme l’argument reprenait sur le pas de la maison et qu’il n’était pas près de finir, Henryk se faufila, sans attendre, entre les deux belligérants. Il n’était pas de ceux qui se mêlent de la vie des autres, il avait déjà bien à faire avec la sienne et avec la cohorte de fantômes qui lui collaient aux semelles. Henryk monta résolument les marches branlantes de l’étroit escalier, arriva jusque chez lui et claqua enfin la porte.

Une belle lumière blanche éclairait l’unique pièce. Elle provenait d’une fenêtre basse, insuffisamment grande pour faire de ce lieu un véritable atelier d’artiste comme on pouvait le rêver. Mais Henryk n’avait pas eu l’embarras du choix pour se loger. Dans un angle : un matelas posé à même le sol, une malle couverte de livres, de larges feuilles de papier roulées et nouées par une corde. Un gros fauteuil garni d’une tenture pourpre peignait une tache de couleur opulente dans ce décor plus que modeste. Le reste de la pièce était meublé d’une petite table de bois de caisse sur laquelle trônait un vase où quatre roses finissaient de sécher. Une cuvette de porcelaine fêlée contenait un fond d’eau claire. Des cartons à dessins envahissaient tout l’espace libre, laissant échapper une partie de leur contenu et une odeur humide d’encre fraîche. Henryk jeta son paletot sur la chaise et empoigna le restant de son pain du matin. Il en mâchonna une bouchée distraitement, tout en récupérant un fusain et une esquisse laissée inachevée sur le lit de fortune.

Artiste, le beau métier que voilà !

Son père n’aurait certainement pas apprécié que son fils unique tombe dans ce genre d’occupation pour crève-la-faim. Mais Henryk avait cela dans les doigts. Cette envie de laisser quelque part une trace des images qu’il voyait en fermant les yeux. Les images et surtout les ombres. Le noir, beaucoup de noir, sur du blanc, c’est pour cela que la gravure l’avait toujours fasciné. L’art de dessiner avec des ombres.

Il griffonna sans conviction les contours d’une porte, les lignes d’un réverbère, et une petite scène nocturne prit rapidement forme. Il la noircit de nombreux traits, la pulpeuse jeune femme qui en était le centre se mua en ensorceleuse aux yeux fous. L’image en devint inquiétante, bizarre. Mais l’inspiration s’échappa de ses doigts. La figure dessinée était trop vulgaire, pas assez intrigante. Il allait devoir retravailler tout ça.

L’horloge de l’église sonna au loin. De longs coups traînants pour annoncer les treize heures. Henryk laissa là son croquis. Il avait encore une demi-heure pour se laver et se redonner quelque allure. Son deuxième métier commençait à 14 heures. Deux boulots pour avoir tout juste de quoi payer le loyer, sa pitance et surtout son matériel d’artiste. Le jeune homme poussa un soupir résigné et se releva. Il avait les épaules endolories par les efforts du matin.

Vingt minutes plus tard, il était en bas de l’escalier, fraîchement rasé et les cheveux domptés. Carmen et Victorio n’étaient plus là. La rue n’en était pas moins bruyante, des marchandes des quatre saisons s’étant installées avec leurs étals de fortune sur la petite place toute proche. Les conversations des commères remplissaient l’air et réchauffaient l’atmosphère. Henryk se paya une rasade de soupe pour compléter son déjeuner frugal et, ragaillardi, prit résolument le chemin des grands boulevards. Depuis quatre mois, en plus de travailler sur les chantiers de l’Exposition, il était embauché à l’Hôtel Drouot, la célèbre maison de ventes aux enchères. Il y faisait un métier de commis, consistant à porter les objets en vente sur l’estrade de démonstration, à emballer les pièces acquises, à aider au chargement des achats dans les voitures des livreurs.

Quand il arriva sur place, il y avait déjà toute une foule aux portes arrière du bâtiment. Le lieu dégueulait ses caisses énormes, ses antiquités bringuebalantes et ses précieux objets d’art dans un va-et-vient de suants déchargeurs et de guindés valets de pied. Henryk avisa une tête connue. Il rejoignit un gaillard hirsute aux muscles saillants. Celui-ci l’accueillit d’une bourrade sur l’épaule.

— Salut, l’artiste. Alors, t’as pris le temps de te refaire une beauté ? Tu sais que tu risques pas de te lever une belette, dans ce clapier ! À moins qu’tu sois branché vieille veuve !

— Merci, Jules. Et toi, t’as pensé à te laver depuis une semaine ?

Henryk se fendit d’un sourire tandis que son collègue émettait un grognement amusé. Il appréciait ce grand type, aussi brutal que sympathique, et leurs échanges de saillies continuelles. Jules était chef des commis de Drouot. Ancien fort des Halles, ce costaud avait tout un réseau de contacts et de bons plans dans Paris. Sous ses airs de rustaud peu amène, c’était lui qui avait déniché à Henryk une mansarde à Montmartre et qui l’avait même rencardé sur de petits travaux de typographie dans l’atelier d’imprimerie d’un de ses cousins. Alors, même si Henryk, avec son fichu orgueil et sa méfiance de chat trop souvent échaudé, était peu enclin à s’encombrer de l’amitié de qui que ce soit, ce gaillard valait la peine d’être brossé dans le sens du poil.

— Grouille-toi, l’artiste, ils vont commencer là-dedans. T’es en salle 2, au rez-de-chaussée, lança Jules.

Les deux mains sur le cœur, Henryk prit un air d’enfant aimant.

— Ah, Jules, toujours aux petits soins, tu es une vraie mère pour moi !

— Pff, casse-toi, p’tit trou du cul, le rembarra amicalement le manutentionnaire.

Henryk tourna les talons. Derrière lui, Jules mimait l’exaspération. En rentrant dans le bâtiment, l’artiste esquiva de justesse deux manœuvres qui portaient une armoire. Celle-ci s’ouvrit d’un coup, laissant tomber une planche intérieure sur le pavé. Au fracas du bois se mêlèrent les éclats des jurons des deux hommes. N’en tenant pas compte, Henryk fila jusqu’aux réserves, où il enfila son uniforme à col rouge, puis cavala jusqu’à la salle où avait lieu la vente.

À son arrivée, le commissaire-priseur n’était pas encore là et il prit le temps de s’installer dans un coin de la salle. Il aimait se tenir caché derrière les piles de chaises tendues de riches étoffes et les meubles en fin de vie. Là, comme un tigre en chasse, il pouvait surveiller les spectateurs, les clients fortunés, les antiquaires loqueteux.

Toute cette faune de collectionneurs est aussi bigarrée que pathétique, jugea-t-il avec cynisme. Se battre pour ces breloques dorées, un vrai passe-temps de richards oisifs.

Henryk méprisait ces gens, mais il n’aurait pu nier qu’après les efforts physiques de sa matinée, retrouver l’ambiance feutrée de Drouot était un vrai plaisir.

Aujourd’hui, comme à l’habitude, il se tenait donc en peu en retrait, caché entre une Vénus alanguie de plâtre terne et une chauffeuse style Empire. Les murs couverts de velours rouge donnaient à la salle une atmosphère douce, poussiéreuse et assoupie. Henryk détailla avec nonchalance la foule du jour. Il commençait à reconnaître les habitués, il en saluait même certains. Une petite dame potelée au premier rang semblait fascinée par une jardinière rococo, elle frétillait d’impatience dans l’attente de la mise en vente de son numéro. Au fond, le public qui n’avait pu trouver une place assise s’entassait debout.

La masse de gens gigota un peu. On grogna et grommela. Un retardataire venait de rentrer dans la salle déjà comble et désirait visiblement trouver une bonne situation. Ce qui relevait de l’impossible, chaque chaise était prise. Même l’auguste canapé Louis XV qui allait être mis en vente dans l’après-midi avait trouvé utilité en la personne d’un couple d’Anglais s’y étant affalé.

Les suffisants retardataires : un vrai bonheur de les observer interagir avec leurs semblables, observa-t-il.

Le sourire aux lèvres, Henryk focalisa son attention sur le nouveau venu. C’était un homme important, cela se voyait à sa mise. Le menton haut, la redingote serrée, le sourire confiant de celui qui se sait entouré par les gens influents et l’assurance de celui qui croit en la stabilité de son avenir. Le malappris parvint à se glisser en bonne place, debout, certes, mais bien en vue.

Qu’est-ce qu’il cherche, celui-là : voir les œuvres ou se faire voir ? se demanda Henryk, un brin agacé par l’arrogance assumée du bourgeois qui venait de bousculer une dame fluette n’osant rien dire.

L’homme se retourna et s’adressa à quelqu’un derrière lui. Il prit un ton irrité, dédaigneux. Violemment, il saisit le bras d’un jeune homme qu’il ramena à ses côtés. Ce dernier se dégagea vivement et se tint résolument en retrait, envoyant à celui qui le sermonnait encore un regard noir.

« Un regard noir », c’était une figure de style, car ce regard abritait au contraire une flamme éclatante, brûlante, dénuée de noirceur. Henryk sentit tout son corps s’animer d’un violent frisson. Des yeux bleus. Intensément bleus et brillant si ardemment que l’artiste resta hypnotisé. Il devina que ce jeune homme ne devait avoir guère plus d’une vingtaine d’années. Des mèches brunes, un teint de porcelaine et surtout des lèvres incroyables. Rouges à en être obscènes, des lèvres délicieuses et pleines, des lèvres, se dit Henryk, pour lesquelles il aurait vendu ce qu’il restait de son âme. Ce garçon semblait tout droit sorti d’un tableau de ces peintres anglais qui dessinaient des muses sensuelles vouées au désespoir.

Il y eut quelques mots échangés entre le bourgeois et celui qui devait être son fils, bien que la ressemblance ne soit pas frappante. Le père prit un air particulièrement obtus, les sourcils froncés, et gronda une menace. Puis il finit par hausser les épaules et tourna son attention vers l’estrade, où le commissaire-priseur venait d’apparaître. Henryk ne prêta pas d’intérêt à l’entrée du maître de cérémonie. Il y eut un bruissement dans le public, puis, au geste solennel du marteau qui frappe sur le bois, ce fut le début de la vente : un va-et-vient de commis, d’objets vendus, de mains levées, d’échanges de billets. Une effervescence réglée comme un métronome.

Cependant, toute cette danse des enchères ne tira pas Henryk de sa contemplation. Il aurait dû aider ses collègues commis, mais il ne pouvait s’empêcher d’observer le jeune inconnu. Celui-ci s’était détourné de la vente avec lassitude et parcourait la salle du regard.

On croirait qu’il a été traîné là de force, se dit Henryk.

Une corvée de riches bien peu contraignante. Que leurs mondes devaient être différents, radicalement différents ! Quelle demeure cossue ce jeune homme pouvait-il bien habiter ? Il étudiait le droit, sans doute, comme cela se faisait souvent, et devait se régaler de vin et de glaces dans les cafés à la mode, avec sa bande d’amis nantis et délurés prompts à dilapider la fortune familiale et à engrosser les bonnes. Un autre monde, répugnant de fatuité. Tout ce qu’Henryk exécrait. Un tel personnage, d’ordinaire, ne lui arrachait pas un coup d’œil. Mais, étrangement, cette fois-ci, il resta fasciné.

Le bel inconnu posait à présent son regard azur sur tout ce qui l’entourait : les objets dépareillés, les figures cosmopolites du public de la salle des ventes. Il détaillait tout avec un air d’intelligence innocente, un intérêt pour chaque chose et chaque personne. Henryk lisait une vraie curiosité dans ces prunelles brillantes. La franchise se peignait sur sa figure et ouvrait ses traits en une attitude pleine de dignité et de confiance en soi. L’artiste prit mentalement le maximum de notes. Ses doigts le démangeaient de ne pouvoir fixer sur le papier cette figure si expressive.

Soudain, Henryk retint son souffle. Leurs regards venaient de se rencontrer. Il lui sembla que la foudre traversait son corps ; une décharge crispa son cœur, qui fit un bond presque douloureux dans sa poitrine. Sur le visage du jeune homme, il y eut l’empreinte d’une vive surprise : de l’étonnement d’avoir été attrapé à son propre jeu ou de la timidité, Henryk n’aurait su le dire, son esprit à lui restant figé. L’impression était très étrange, et c’était la première fois qu’une telle chose lui arrivait.

Le jeune bourgeois ne détourna pas les yeux. Il observait Henryk avec intensité. Il semblait hypnotisé, lui aussi, par cet instant d’intimité suspendue en pleine foule. Seuls, ils l’étaient presque, jetés ensemble dans ce vide impénétrable à d’autres qu’eux-mêmes que crée souvent le véritable coup de foudre. Au loin, comme étouffée par une couverture, la voix du commissaire-priseur énonçait les enchères. Les numéros se succédèrent. Henryk perdit la notion du temps, absorbé tout entier par cet échange à la frontière du rêve et de la réalité.

Quand l’un de ses collègues lui indiqua d’un coup de coude qu’il était temps qu’il présente un objet, il s’arracha à son rêve pour saisir avec automatisme le vase qu’on lui tendait, enrageant des précieuses secondes volées à sa délicieuse contemplation. Ce n’était que quelques instants de perdus, mais l’impression étrange était restée là. Plantée en lui. Plus qu’une curiosité, un besoin qui lui ordonnait de ne pas perdre ce contact ténu, de ne pas laisser s’envoler ce moment d’union fugace avec ce parfait inconnu. Il marcha, mécanique et détaché, vers l’estrade. Attendit que les prix s’envolent, récupéra le vase, le tendit à un autre commis. Automatismes du métier, efficaces. Henryk reprit sa place, un peu en retrait derrière les tables des experts, et chercha le jeune homme dans le public. Celui-ci n’avait pas bougé et ne l’avait pas quitté des yeux. Il rattrapa son regard immédiatement et un éclat de sourire vint illuminer encore davantage les prunelles bleues. L’artiste ne put s’empêcher de lui répondre d’un clin d’œil. Cette fois, c’est presque un rire, bien vite caché d’un geste discret de la main, qu’Henryk surprit sur le visage du jeune bourgeois. Il était adorable.

Une voix les tira tous deux de leur dialogue muet. Le père venait de surenchérir sur une toile. Il la disputa férocement à un autre collectionneur et, pour finir, emporta la vente. Un sourire satisfait rida son visage. Il bomba le torse, fier comme un toréro. Un petit homme guindé vint lui réclamer la somme et la signature du cahier d’enchères. Le bourgeois pédant s’exécuta avec force gestes d’apparat.

— James, va surveiller l’empaquetage de cette toile. Je me méfie des manipulations hasardeuses des larbins ! tonna-t-il.

Henryk crispa la mâchoire.

Des larbins… nous ne sommes rien d’autre pour eux, fulmina-t-il.

— Je voulais assister à la fin de la vente, répondit le jeune homme d’une voix posée qui fit se retourner deux dames bien mises, sans doute surprises de l’aplomb, à la limite de l’insolence, de son ton.

Son père lui renvoya un regard sombre qui ne souffrait pas la contestation. Henryk vit le jeune homme s’exécuter, ne préférant probablement pas défier en public l’autorité paternelle. Il fut dirigé vers les réserves, à la suite d’un commis qui emportait le tableau. En passant près de l’estrade des ventes, il se tourna vers Henryk. Son visage ne reflétait qu’une expression neutre, mais ses yeux, habités, laissaient filtrer un chaos de sentiments. Et Henryk sentit son esprit bourdonner. Cette rencontre lui semblait un miracle, mais elle était plus probablement une malédiction. Vers quels tourments le mèneraient ces yeux-là ? Vers quels plaisirs ? En lui ne résonna plus que deux simples mots, un ordre presque : « Suis-le ! »

Chapitre 2

Les lourdes portes à battants venaient de se refermer dans un bruit sourd. James suivait le commis dans le couloir menant aux magasins de stockage. Il faisait sombre, une odeur de poussière et de renfermé embaumait l’air. Devant lui, l’homme en uniforme noir à liserés rouges marchait d’un bon pas, le tableau dans les mains. Le passage qu’ils empruntèrent était encombré de paquets divers, mystérieux et entassés, en attente d’être emportés par les acheteurs. Les coulisses de Drouot auraient pu l’intriguer, mais James avait l’étrange impression d’être désincarné. Son esprit était resté dans la salle des ventes. Il ne pensait qu’à ce regard clair, intense, à ce sourire et à cet inconnu.

Dire qu’il avait failli ne pas venir ! Pour une fois, James pouvait remercier son tyran de beau-père, qui l’avait arraché à ses chères études pour le forcer à l’accompagner à cette vente. Un rôle de porte-manteau bien sage, rien de plus ; une bien mauvaise place pour lui, qui détestait être le centre de l’attention, évalué, soupesé comme un sac d’or. Et il le savait, les ragots allaient bon train dans les salons où l’on glose. Il était l’héritier Aylin, l’une des grosses fortunes de Paris, le fils d’un célèbre érudit anglais, noble de surcroît. On pensait à lui comme à un bon parti, bien qu’un peu freluquet. En vérité, ce que la bonne société ne commentait pas encore, c’est qu’il vivait sous le joug du second époux de Grace Aylin, un certain Ernest Autiero, un bourgeois arriviste ayant le goût des investissements douteux. Malheureusement, les arnaques de bas étage, cela ne manquait pas dans cette capitale de toutes les folies où l’on risquait sa fortune pour des inventions miracles et des tentations improbables. Il ne restait plus grand-chose de la fortune des Aylin, à part des dettes soigneusement dissimulées derrière un faste de façade. Autiero dilapidait le patrimoine familial sans aucun scrupule. Son ambition était de se faire un nom dans Paris, pour cela il employait son temps à faire le coq pour s’attirer les bonnes grâces des nantis. Bientôt, les créanciers seraient à leur porte, mais, pour le moment, Autiero jouait les nouveaux riches dans l’espoir que la fortune attirerait la fortune.

C’est en grande partie pour cette raison que James n’avait pas souhaité venir à cette vente. Il n’avait pas voulu être traîné là, obligé d’assister à ces duels de gros sous pour l’acquisition d’une croûte peinte ou sculptée. Une énième breloque qui terminerait dans la salle de réception de leur hôtel particulier déjà engorgée d’horreurs dorées. Son beau-père n’avait aucun goût. Il ne faisait cela que pour impressionner la galerie et se piquer de culture, lui qui détestait l’art viscéralement. Une « activité de fainéant », clamait d’ailleurs Autiero en privé.

Pourtant…

Pourtant, si James n’était pas venu, il n’aurait pas croisé ce regard-là : le regard de cet homme. Gris, peut-être vert, des yeux d’abord assombris par un air de colère, de rancune froide. Mais attirants, hypnotiques, des yeux qui vous captivent. Et ce sourire ! À la simple vue de ce sourire rayonnant, tout son corps s’était soudainement et inexplicablement embrasé. Cet inconnu était fascinant, il y avait quelque chose en lui, quelque chose comme… de la défiance, ou plutôt de la liberté. Une liberté que lui enviait James. Libre de choisir. Libre de partir. Libre de vivre. Libre de… si seulement !

— Martin, attends !

Le commis, devant lui, s’arrêta et se retourna. James également, surpris d’avoir été tiré de sa réflexion, encore davantage lorsqu’il reconnut celui qui les avait rattrapés. L’inconnu qui occupait ses pensées était là, un peu haletant et ramenant en arrière, d’un geste irrité, une mèche de ses cheveux blonds.

— Attends, je m’en occupe, il y a une commode à déplacer en salle et ils ont besoin de toi. Il faut croire que tu es plus soigneux que moi, ils m’ont demandé de t’appeler. Je m’occupe de ça.

Et d’autorité, il saisit le tableau des mains du commis, qui fronça les sourcils. Mais qui, pour une raison inexplicable, ne répliqua rien contre cette excuse douteuse et haussa les épaules avant de tourner les talons pour reprendre le couloir vers la porte de la salle des ventes.

James en resta bouche bée. La situation était assez cocasse. Son mystérieux inconnu semblait tout aussi surpris que lui que son mensonge soit passé sans plus de remous. Il n’y avait pas de meuble à cette vente avant au moins vingt bons numéros. Cela, James en était sûr. Alors, pourquoi cette invention bancale ? Pour rester seul avec lui ? Qu’est-ce que cet homme lui voulait ?

— Suivez-moi, je vous prie.

L’inconnu avait repris son air confiant, presque insolent. Son accent était indéfinissable, un mélange surprenant de consonnes heurtées et de voyelles chantantes, le tout flottant sur le timbre d’une belle voix grave. James poursuivit son chemin dans le couloir à la suite de l’homme, dont il pouvait à présent détailler la silhouette. Plus grand que lui, peut-être bien d’une bonne demi-tête. Une taille étonnement fine, qui s’ouvrait sur des épaules dessinées. Un physique attractif, qui n’aurait pu être que cela s’il n’y avait eu dans sa démarche cette surprenante grâce. Le genre de virilité élégante qui faisait facilement tourner les têtes des domestiques ou des lingères, mais qui, habillé d’une redingote, aurait pu tout aussi bien échauffer les esprits dans les salons de la bonne société parisienne.

Ils arrivèrent rapidement à une grande salle encombrée de caisses de toutes tailles, de paquets suspendus aux poutres de la charpente, de tapis roulés et de cadres entreposés en piles bancales contre les murs. Des sculptures protégées dans des papiers d’emballage bruns esquissaient des formes fantomatiques dans les recoins sombres. L’éclairage succinct de trois appliques murales accentuait encore davantage les ombres de cette caverne aux merveilles décrépies. Ils étaient seuls.

Le commis posa le tableau sur une grande table et retira ses gants blancs. D’un geste sûr, il déroula et coupa une large feuille destinée à protéger l’œuvre. Ses mains, remarqua James, étaient longues et fines. Ses doigts étaient tachés d’encre noire. Un écrivain, peut-être, ou un poète ? Il ne put réprimer un ricanement discret : vraiment, il fallait qu’il se débarrasse de ces pensées ridiculement romantiques !

— Ma tenue vous inspire-t-elle de la moquerie ?

James sursauta et ravala sa bonne humeur. La voix du commis avait coupé le silence feutré qui régnait dans la pièce. Il ne s’était même pas donné la peine de se tourner vers lui pour l’interpeller de cette manière abrupte. Il continuait sa tâche avec efficacité, choisissant une mesure de ficelle pour emballer le paquet. Les gestes raides. Loin d’être choqué par le ton cinglant, James se sentit immédiatement coupable que son attitude ait été mal comprise.

— Vous vous méprenez. Je me moquais plutôt de moi-même. Une pensée saugrenue qui m’est venue soudainement, rien de plus.

Pour se donner une contenance, James s’appuya nonchalamment à un petit bureau, les bras croisés sur la poitrine. Le commis finissait l’emballage du tableau.

— Et quelle était cette pensée ? Faites profiter au « larbin » que je suis d’un peu de l’hilarité des riches.

Il trancha d’un mouvement vif la ficelle trop longue, puis posa le paquet à plat sur la table. James ne savait que répondre. L’attaque était directe, incroyablement effrontée, et pourtant, il sentait que l’amertume du propos n’était pas dirigée réellement contre lui.

— Je n’ai pas à me justifier devant vous, mais sachez qu’à la différence de mon beau-père, je n’ai pas l’habitude de juger un inconnu à sa seule mise et, si je puis me permettre, vous pourriez faire preuve de la même retenue.

L’homme se tourna vers lui. Tout, de son attitude à son regard glacial, évoquait la colère froide et digne de la fierté outragée. Il s’avança vers James, qui releva le menton et serra les poings, bien décidé à ne pas battre en retraite. La muflerie des mâles parisiens ne lui était pas étrangère. Il avait affronté bien pire spécimen dans sa courte vie. Mais un éclair passa dans les yeux gris et James retint son souffle. Quelque chose d’animal avait surgi dans ce regard. Un éclat de… désir ?

— Vous avez raison, répondit le commis.

Le ton avait changé, évoluant de glacial à brûlant. Sa voix était comme transformée, devenant grave et chaude, prédatrice et séduisante à la fois. Il fit un pas de plus vers James.

— Je n’ai pas fait preuve de retenue, je vous prie de m’en excuser, ajouta-t-il.

Il n’avait fallu qu’un instant pour que James se sente de nouveau possédé, projeté dans le vide comme quelques minutes plus tôt dans la salle de ventes. Le commis s’avança encore et James se redressa alors, sentant soudain qu’il était bien à l’étroit entre le meuble derrière lui, les caisses à ses côtés et cet homme qui s’approchait lentement, beau et conquérant, les traits de son visage vibrant d’une intensité électrisante. James ne parvenait pas à retenir ni sa respiration qui s’emballait ni son cœur qui battait à se rompre. Son esprit était un chaos, il ne voyait plus rien, hypnotisé par ce regard qui s’approchait encore jusqu’à ce qu’il se retrouve prisonnier entre deux bras tendus. L’inconnu venait de poser ses deux mains à plat sur le bureau, où il s’était appuyé, le plaquant de son bassin au bois du meuble. Son visage était si près du sien qu’il eut soudain le vertige en plongeant dans les iris à présent d’un magnétique gris acier. James ferma les yeux, mais ne parvint pas à reprendre contenance. Il était enivré de sensations. Inexplicablement possédé par un désir incontrôlé, quelque chose qui s’imposait à lui de façon tout à fait nouvelle, la soif étrange de ce corps masculin pressé contre le sien. Un frisson le parcourut de la nuque au creux des reins, réveillant sa peau, le faisant frémir d’anticipation. Sous la fine barrière de leurs vêtements, il sentait la tension brûlante de leurs deux sexes. C’était de la folie. Jamais il n’avait connu cela… jamais un homme n’avait… Il ne pouvait pas… Il devait… Il perçut le souffle de ce fascinant inconnu venir réchauffer ses lèvres. La gorge atrocement sèche, James avala sa salive. Sa raison se débattait encore, mais son corps avait déjà rendu les armes ; il s’entendit murmurer :

— Faites-le.

C’est alors qu’un éclat de voix résonna violemment dans la grande pièce :

— JAMES ! Mais où est-il enfin ? Croit-il que j’aie tout le temps du monde, celui-ci !

Le commis s’écarta de lui si soudainement qu’on aurait pu croire qu’il avait été électrocuté. Les deux jeunes hommes se regardaient, le souffle court et les yeux écarquillés, encore sous le choc de cette interruption, et surtout de l’intensité avec laquelle ils avaient été attirés. Ernest Autiero parvint enfin jusqu’à eux, accompagné d’un employé de la salle de ventes. James rajusta maladroitement sa mise. Il sentit qu’il avait le rouge aux joues et cette sensation d’être presque pris en faute par son beau-père l’horrifiait. Vers quel abîme avait-il failli tomber ?

— Ah, te voilà ! Alors, ce tableau, est-il prêt ?

Autiero était visiblement très pressé, comme toujours, et son visage crispé par l’énervement lui donnait des airs de bouledogue. Il dévisagea son beau-fils avec un sourcil relevé, un mélange de mépris et de dégoût au bord des lèvres. Il n’avait rien pu voir de leur étreinte éphémère, mais James ne put s’empêcher de frissonner d’une crainte instinctive.

Le commis était affairé à la table d’emballage. Il reposa un crayon dans une boîte d’outils et prit la toile empaquetée, qu’il tendit à Autiero. Celui-ci le regarda comme s’il lui était poussé une deuxième tête.

— Mais, qu’est-ce que vous croyez ? Que je vais prendre ça sous le bras ? Pourquoi donc êtes-vous payé, on se le demande ? Suivez-nous jusqu’au fiacre !

Affolé, l’employé obséquieux qui avait suivi son beau-père vint surgir au milieu d’eux en se fendant d’une courbette.

— Oh, il va s’en occuper, bien sûr. C’est un nouveau, un étranger, un peu simple. Je vous prie d’accepter toutes nos excuses pour ce contretemps malheureux, dit-il en fusillant du regard le commis, qui ne broncha pas.

James en était mortifié, mais ne put que soupirer et suivre son beau-père, qui amorçait la marche vers la sortie d’un pas de conquérant. Ils passèrent la porte de la maison de vente et Évariste, leur cocher, descendit de son siège où il les attendait pour prendre le paquet des mains du séduisant commis. Celui-ci, une fois libéré du tableau, saisit élégamment la poignée de la porte du fiacre et l’ouvrit avec un mouvement de tête qui avait tout de la révérence d’Ancien Régime, un large sourire lui barrant le visage.

— Si ces messieurs veulent bien prendre place, avec les compliments des établissements Drouot ! lança-t-il avec une emphase provocatrice.

Son patron en resta trop estomaqué pour réagir. Quant à James, il ne put réprimer un rire qu’il transforma en toux soudaine lorsqu’il observa qu’Ernest ne goûtait pas l’ironie.

— Cette maison ferait bien de revoir la bonne tenue de ses employés, gronda son beau-père.

Il monta en premier, lourdement et en grommelant. Le commis fit mine, en lui présentant son bras, d’aider à son tour James à monter sur le marchepied. Mais au moment où celui-ci allait saisir cette main tendue, il sentit qu’on lui glissait quelque chose dans la poche de son manteau. James resta un instant interloqué. Un sourire dansait dans les yeux de l’homme face à lui, qui se pencha à son oreille pour lui murmurer :

— Je vous attendrai.

Trois mots, à peine soufflés, mais James les avait bien entendus. Il plongea une dernière fois dans le regard clair de cet inconnu terriblement séduisant, et qu’il ne reverrait sans doute jamais, puis, ne laissant rien paraître de son trouble, monta enfin dans la voiture dont la porte couverte d’un tissu opaque claqua d’un bruit sec.

***

« Pavillon de l’Allemagne, demain midi. Henryk. »

Et c’était tout. Tout ce qu’il y avait d’écrit sur le petit morceau de papier plié que James avait trouvé dans la poche de son manteau en rentrant à l’hôtel particulier familial qui se dressait sur la colline de Passy, à l’ouest de Paris. Un rendez-vous et un prénom : Henryk. Ce fascinant inconnu s’appelait Henryk. Il le prononça tout bas pour en tester le son. H. e. n.r.y. k. Cela lui allait si bien, l’ouverture sur une voyelle aspirée forçant le souffle en un premier soupir, puis les consonnes vives et tranchantes. Henryk. James avait à nouveau le cœur battant. Ces quelques heures, ces quelques minutes, ce presque baiser et maintenant ce rendez-vous ! Tout cela était totalement incroyable, terrifiant. Déraisonnable. Nouveau. Interdit.

— JAAAAAAMES !

Le susnommé cacha immédiatement le message dans un tiroir de son bureau. Une cavalcade dans l’escalier, suivie d’une tornade de jupons mauve qui déboula avec fracas dans sa chambre. C’était Lisbeth, sa petite sœur. Quoique. Petite ? À dix-sept ans, elle était déjà plus grande que lui ! Ses longues boucles blondes, attachées par des rubans parme, cascadaient sur ses épaules. Elle avait les pommettes rondes, le teint éclatant à la lumière d’un sourire communicatif. Elle était charmante, si vive et si belle. James l’adorait.

— Alors, qu’as-tu vu là-bas ? Y avait-il du monde ? Comment étaient habillées les dames ? As-tu rencontré des artistes ? Des marchands étrangers ? Des bohémiens ? Raconte-moi !

Elle le regardait avec de grands yeux, trépignant, n’en tenant plus de l’entendre narrer ses aventures. Mais il ne savait vraiment pas quoi lui dire. Impossible de lui livrer le moindre détail de l’ouragan qui venait de traverser son existence.

— Oh, tu sais, c’est d’un ennui mortel. On s’entasse tous dans une salle qui sent la poussière et c’est à celui qui fera montre du portefeuille le plus fourni. Une fois les poches vides, tout le monde quitte la place et c’est bien tout.

Il haussa les épaules en prenant un air un peu blasé. Lisbeth soupira de dépit.

— Et voilà, toi, tu as le droit de partir en promenade, de voir du monde, de voir des gens, et moi, je dois rester enfermée ici où, au mieux, on m’ignore et, au pire, on m’exaspère. Et tu ne fais même pas l’effort de me raconter ce que je manque. C’est injuste !

La jeune fille prit une moue boudeuse. Depuis quelques mois déjà, James avait bien senti que l’ambiance morose de leur hôtel particulier lui pesait. Lisbeth avait tendance à affûter avec lui son caractère de quasi jeune femme, et, il devait se rendre à l’évidence, il ne resterait bientôt presque plus rien de la petite poupée qu’il adorait dorloter étant enfant. À son grand regret ressurgissait chez sa sœur beaucoup de l’égoïsme capricieux de leur défunte mère. Malgré tout, et comprenant en partie sa frustration, il voulut se montrer réconfortant :

— Tu es mieux à la maison, tu sais. Les rues de Paris ne sont pas la place d’une demoiselle comme il faut.

Ce n’était pas ce qu’il fallait dire et il le comprit trop tard.

— « Comme il faut » ! Comment « comme il faut » ? Comment puis-je savoir si je suis « comme il faut » si je ne peux même pas rencontrer des personnes de mon âge ! Avec l’Autre qui me séquestre à la maison et toi qui m’infantilises. Autant vivre au couvent !

Elle avait haussé le ton, se moquant bien d’être entendue de toute la maison. Son dédain pour son beau-père n’était un secret pour personne. Mais elle ne risquait pas grand-chose : celui-ci ne se préoccupait de son existence que pour essayer de lui faire épouser un riche grabataire avec lequel il pourrait se mettre en affaires. James n’en avait que trop conscience, et faisait tout pour désamorcer les alliances répugnantes qu’Ernest projetait à l’insu de sa belle-fille, et dans l’indifférence de son épouse du temps où celle-ci était encore en vie. Leur mère, Grace Aylin-Autiero, morte un an plus tôt, avait quant à elle abandonné tout attachement maternel, préférant se noyer dans les vapeurs d’opium, et laissant au jeune James la responsabilité de l’éducation de sa ravissante et turbulente sœur. Pas facile de savoir doser entre tolérance et chaperonnage quand on n’a soi-même que vingt et un ans, et des envies de liberté plein la tête. Hélas, il sentait que, les mois passant, Lisbeth devenait de plus en plus indépendante et que, bientôt, son ton paternaliste ne servirait plus à rien.

— Écoute, ma chérie, essaye d’être raisonnable : je ne peux pas te laisser courir les rues, ça ne se fait pas et si tu veux trouver un mari qui…

Une voix railleuse les interrompit :

— Qui paiera pour vous entretenir, ma Chère, plutôt que de rester à vivre comme un parasite à mes crochets !

La phrase grossière les fit se retourner. Ernest Autiero se tenait dans l’embrasure de la porte de la chambre de James. De toute sa hauteur, il regardait le frère et la sœur avec morgue. James sentit la colère le gagner. De quel droit cet homme se mêlait-il des affaires de famille ? De quel droit lui, qui avait vampirisé la fortune de son défunt père jusqu’à les mettre sa sœur et lui en danger de banqueroute, s’autorisait-il à dire que Lisbeth était à sa charge ? James serra les poings à s’en enfoncer les ongles dans les paumes des mains. Garder son calme, absolument, pour que la situation ne s’envenime pas. À côté de lui, sa sœur prit une inspiration pour rétorquer, mais James intervint avant qu’elle ne le fasse :

— Je ne crois pas que ces questions vous intéressent, Monsieur. Lisbeth a simplement envie de se délasser un peu. Les journées d’hiver sont très monotones à Paris.

Hélas, aujourd’hui, son beau-père n’avait pas envie d’apaisement.

— Oui, « se délasser » et traîner comme une gourgandine dans les passages couverts ! Comme si je n’avais pas suffisamment de mal à lui trouver un parti sérieux sans qu’il y ait besoin, en plus, de devoir masquer la déshérence de son éducation !

Devant une telle vulgarité, la jeune fille se tendit d’indignation et son frère n’eut que le temps de lui saisir le bras pour la retenir de souffleter son beau-père. James, lui-même, tremblait de rage ; Ernest venait de sous-entendre clairement que l’éducation qu’il avait tant de mal à donner à sa sœur était médiocre. Il se contint pourtant. Il ne gagnerait rien à braquer Ernest. Celui-ci avait le pouvoir de leur faire vivre un enfer. Lisbeth ignorait, par exemple, que si elle avait échappé au quotidien monacal d’un sordide pensionnat pour jeunes filles, c’était uniquement grâce au sacrifice consenti par James, qui avait renoncé à ses cours du soir à l’université pour pouvoir payer de sa bourse des professeurs particuliers à sa sœur. Alors, il inspira longuement et déclara, du ton le plus posé qu’il puisse trouver :

— Je vais veiller tout particulièrement à ses sorties, vous n’avez pas à vous en soucier. D’ailleurs, demain matin, je compte passer chez mon ami : le docteur Adrien Guimard.

Lisbeth se tourna vers lui, les yeux ronds d’espoir : sortir avec son grand frère, rencontrer ses amis, il savait que la jeune fille en mourait d’envie. Il lui sourit et continua :

— Et Lisbeth m’accompagnera. C’est un jeune homme très convenable et nous pourrons prendre tous les trois un chocolat dans le quartier du nouvel Opéra. Les salons de thé que l’on trouve là-bas suscitaient l’engouement des amies de Mère.

Ernest haussa les sourcils et eut soudain un ricanement méprisant.

— Vous voilà bien renseigné sur les bonnes adresses féminines, James. Je vous croyais uniquement préoccupé de vieux livres poussiéreux et de cabinets de curiosités. Si vous arrivez à dégoter une héritière dans une de ces bonbonnières parisiennes, on finira peut-être par faire de vous un homme !

James eut le plus grand mal à contenir sa colère, qui montait irrépressiblement à l’assaut de son flegme. « Être un homme », la belle affaire ! La définition de la masculinité pour son beau-père se résumait à le vouloir ressembler au fils de son frère, un cousin côté Autiero, aussi abruti que violent, parti depuis des mois en voyage « d’études » dans tous les bordels de Méditerranée. James se mordit la joue. Ne pas répliquer. Cela ne le mènerait à rien. Le bal, marquant les débuts de Lisbeth dans le monde, aurait lieu dans moins de deux semaines, pour la nouvelle année. Un bal somptueux où le Tout-Paris des ambassades et des résidents étrangers serait là pour fêter le siècle nouveau. L’occasion de faire des rencontres avantageuses pour la jeune fille et de lui permettre de trouver un mari convenable qui pourrait la libérer de la maison Autiero. Au vu de l’état désolant de leurs finances, il n’y aurait pas de seconde chance, ce bal allait être le seul et dernier organisé avant que tombent les échéances des créances de leur beau-père. Ainsi, il ne fallait pas qu’il pousse Ernest à bout. L’avenir de sa sœur avait bien plus d’importance que sa virilité outragée. James accusa donc le coup encore une fois, à regret. Il parvint à sourire en se tournant vers Lisbeth, qui semblait n’avoir plus qu’une idée en tête : la sortie du lendemain. Tant mieux, il voulait la voir heureuse.

— Je vais voir avec Helen pour qu’elle m’aide à choisir ma tenue, il me faudra une capeline et un manchon de fourrure ! Il fait si froid ! déclara-t-elle.

Elle filait déjà dans le couloir, ignorant totalement son beau-père, qu’elle bouscula presque. Celui-ci la suivit des yeux et, le visage fermé, tourna un regard dur vers James.

— Ne jouez pas trop au maître de maison avec moi, jeune homme. Pour avoir la paix, je vous laisse faire, mais il se pourrait que ce petit jeu commence à me déplaire.

James lui renvoya son air le plus princier.

— Croyez bien que dès que j’en aurai la possibilité, vous serez débarrassé de notre présence.

Il sortit à la suite de sa sœur. Il n’y avait nul besoin de poursuivre cette conversation. En passant près d’Ernest, il sentit une impression glaciale le parcourir. Cet homme le haïssait. Comment pouvait-on mépriser ainsi quelqu’un qui ne vous avait jamais rien fait de mal ? James chassa ces sombres réflexions de son esprit. Il devait pour l’instant urgemment écrire un mot à son ami Adrien, pour le prévenir de sa venue du lendemain. Ce rendez-vous impromptu, né de son imagination, n’ayant été décidé qu’une minute plus tôt !

***

11 h 17.

Cette horloge posée près de la desserte à gâteaux et sa petite aiguille qui courait après les secondes allaient le rendre fou ! James ne parvenait pas à se concentrer : impossible. Un prénom venait envahir chaque parcelle de son cerveau : Henryk, Henryk, Henryk ! Henryk, qui lui avait donné rendez-vous à 12 heures. Henryk, qui était la personnification du danger autant que du mystère ; Henryk, qui semblait avoir allumé l’étincelle de chaos dans sa vie. Henryk, qu’il aurait été bien plus raisonnable de ne pas revoir.

En cette fin de matinée, Adrien, Lisbeth et James étaient attablés devant un délicieux café à la crème et des douceurs en partie grignotées trônant dans de délicates assiettes de porcelaine. Le salon de thé était idéalement chauffé. L’ambiance douce, les voix discrètes des rares autres clients et la lumière de la matinée d’hiver : tout était infiniment agréable. Et pourtant, James brûlait de partir, de se sauver. D’aller rejoindre cet homme, cet inconnu, Henryk. C’était absurde, il avait tant de choses à penser, à prévoir : le bal du Nouvel An, pour commencer. L’altercation qu’il avait eue, la veille, avec son beau-père, lui avait glacé le sang. La pression se faisait de plus en plus forte sur lui et sa sœur, et James avait à cœur de tenir son rôle de tuteur auprès d’elle. En tant que frère aîné, il était de son devoir de lui assurer un mariage convenable. La société patriarcale faisait retomber sur ses épaules la lourde responsabilité de tout décider pour une jeune fille qui n’était manifestement pas prête à la soumission. Mais la laisser faire à sa guise était hors de question, de même que la livrer aux plans oiseux d’Ernest était inenvisageable. Avec toutes ces préoccupations en tête, James n’avait pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. À cela s’ajoutait le rêve brûlant qui l’avait réveillé, cette voix chaude qui était venue le tirer de son sommeil. « Je vous attendrai. »

James sentit ses joues rosir, il déglutit et se tourna en souriant vers son ami, Adrien Guimard. Il était heureux d’avoir pu organiser au pied levé cette sortie avec lui. James n’avait pas tant de camarades que cela. Ces relations mondaines se comptaient sur les doigts d’une main et les quelques personnes dont il appréciait la conversation étaient bien souvent d’anciens compagnons d’études, lunaires et peu fêtards. Pour Adrien, ce portrait se doublait d’une capacité étonnante à la naïve gentillesse, ce qui en faisait un garçon adorable, mais affreusement manipulable.

Le jeune médecin, génialement précoce, avait reçu depuis peu l’autorisation d’exercer en tant qu’assistant auprès d’un honorable professeur dans un hôpital réputé de Paris. James le croyait promis à un avenir brillant, s’il n’avait pas la fâcheuse tendance à passer son temps libre à soigner les nécessiteux de l’hospice plutôt que de courtiser les riches aristocrates migraineuses. Adrien était un jeune homme discret, doux et sans aucun sens du profit ni le moindre intérêt pour la course au prestige qu’offrait une haute situation. Chaperonné par une tante excentrique qui lui accordait la plus grande liberté, il se laissait littéralement porter par la vie et ses évènements, sans souci pour son devenir. Né dans une famille de la petite bourgeoisie, après le lycée, il avait pu poursuivre son instruction à l’université de Médecine, une option inenvisageable lorsque l’on était de noble extraction. Il exerçait à présent comme médecin par pur goût pour les sciences et par curiosité pour l’espèce humaine, et faisait peu de cas de ses finances, vivant dans une sorte d’ascétisme dénué de frustrations. Mais la médecine semblait bien loin de l’esprit d’Adrien en cette belle matinée. En effet, en découvrant, deux heures plus tôt, la charmante Lisbeth, rayonnante dans sa capeline neuve, il avait paru particulièrement timide et pataud. Et depuis, à la place de son habituelle conversation enthousiaste sur telle ou telle découverte de la science que James affectionnait, il ne cessait de balbutier, de remonter ses lunettes et de rougir en baissant les yeux. La jeune fille, bien plus dégourdie que James ne l’aurait souhaité, minaudait sans vergogne et jouait de ses charmes naissant sur le sage médecin. Elle souriait joliment, le regard lumineux. Adrien lui plaisait. Et à n’en pas douter, le sentiment était réciproque.

11 h 25.

Les minutes s’écoulaient pour James, infiniment longues et beaucoup trop rapides. Henryk. Il avait si hâte d’être à ce rendez-vous et tout autant peur d’y aller. S’il voulait rejoindre les pavillons de l’Exposition universelle, de l’autre côté de la Seine, il lui faudrait bien trente minutes à pied, et encore, en marchant d’un bon pas. Lisbeth et Adrien échangeaient des paroles désarmantes de fraîcheur et d’innocence. Les deux jeunes gens étaient si pris dans leur discussion qu’ils l’ignoraient royalement. Et James ne parvenait pas à détacher son regard de l’horloge en faïence qui baladait le temps en d’horripilants tic-tac.

11 h 26.

— James ? Tu es perdu dans la lune ?

Lisbeth venait de le tirer de ses réflexions. Elle riait, les yeux brillants.

— Pardon, tu disais ?

La jeune fille sourit gentiment de sa distraction.

— Le docteur Guimard vient de nous raconter la surprenante histoire de cette dame polonaise. Avec son mari, ils ont découvert un nouveau métal : le radium, n’est-ce pas ? Cela a des propriétés tout à fait étonnantes, tu sais !

— Oh, mademoiselle Lisbeth, James est déjà au courant de cela, voilà bientôt un an que cette découverte a été présentée à l’Académie par les époux Curie. Votre frère est toujours très au fait des progrès de la science.

— Oui, je sais maintenant de qui il tient son savoir ! répliqua Lisbeth en envoyant un sourire mutin à Adrien, qui en rougit de plus belle.

Décidément, la jeune fille en faisait ce qu’elle voulait. James s’amusa de la candeur de son ami. Adrien n’était pas très au fait des jeux de la séduction. À vingt-cinq ans tout juste, il n’avait que très peu sorti son nez des livres et des amphithéâtres de la faculté de médecine, sauf pour suivre son professeur et maître à l’hospice. La vie mondaine l’effrayait sans doute un peu. Mais, derrière son tempérament lunaire, le jeune docteur était d’une confondante générosité, et James ne le remercierait jamais assez de lui avoir permis de partager gratuitement nombre des enseignements dont il profitait à la faculté. Alors aujourd’hui, il était heureux de le voir recevoir des compliments.

11 h 30.

Henryk.

— James, je pensais passer au Bon Marché afin de m’acheter une nouvelle paire de gants en soie, pour aller avec ma robe crème. Veux-tu bien que nous y allions ? demanda Lisbeth.

James soupira. Il avait promis à sa sœur des distractions pour la journée et voilà qu’il n’avait qu’une envie : c’était de fuir pour rejoindre un parfait inconnu sur un chantier de foire !

— Je… En fait, il me revient à l’esprit que j’avais prévu un rendez-vous à 12 heures. Ne pourrions-nous pas décaler cela à demain ? hasarda-t-il, cédant à la tentation qui lui mangeait la raison.

— Oh, s’il te plaît ! Adrien – oh, pardon –, le docteur Guimard pourrait nous accompagner ! insista-t-elle dans un petit rire.

Toutefois, James garda, malgré le sourire désarmant de sa sœur, le sens des convenances.

— Je ne sais pas si c’est une très bonne idée, ce genre d’endroit… Tu sais qu’une jeune fille comme il faut ne va là-bas qu’accompagnée d’une domestique ou de sa mère. Avec deux hommes, ce serait risquer de te faire passer pour je ne sais quoi.

Lisbeth commençait déjà à froncer les sourcils lorsqu’Adrien, surprenant James par sa soudaine témérité, lui vint en aide :

— Veuillez m’excuser, il est vrai que les grands magasins ne sont pas des lieux recommandables pour une personne de votre qualité, Mademoiselle Lisbeth. N’y aurait-il pas une autre promenade que vous souhaiteriez faire ?

James vit sa sœur, sans doute radoucie par le ton du jeune médecin, changer d’expression et, en un instant, repartir sur une autre idée :

— Vous avez sans doute raison… Hum, eh bien… j’adorerais aller découvrir la nouvelle patinoire du Palais des Glaces, c’est très à la mode, même Helen y est allée ! Elle m’a dit que c’était un lieu très bien fréquenté. Et ce n’est pas si loin, c’est sur les Champs-Élysées. Je peux bien juste regarder les patineurs depuis la balustrade si tu ne veux pas que je m’aventure sur la glace.

11 h 35.

En voyant l’enthousiasme briller dans les yeux de sa sœur, James fit taire sa frustration. Henryk. Non, c’était de la folie. Que pouvait-il attendre de ce genre de rendez-vous ? Un frisson le parcourut. Cet homme. Henryk. Cet homme affolant d’insolence avait le parfum de liberté, du mystère et de toutes ces passions que l’on ne devait pas suivre quand on faisait partie d’un monde respectable. Tout cela était bon pour les livres d’aventures, les voyages d’un Jules Verne ou les exotismes d’un Pierre Loti. Dans sa vie à lui, effroyablement réelle et dénuée de fantasques péripéties, James ne pouvait se permettre cette liberté. Ni maintenant ni jamais. Tout cela était interdit. C’était jouer avec le feu, c’était… C’était impossible.

« Je vous attendrai. »

James soupira et sourit à sa sœur.

— Bien. Va pour la patinoire. Je vais régler nos consommations et nous y allons.

Les Gens sur la Plage – Extrait

À Jean Paul,

1

 

Flore Cassandri.

J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne trouve pas trace d’une Flore Cassandri. Cette fille qui m’a contacté peut très bien m’avoir rencontré à l’école primaire, comme être un de ces escrocs dans un cybercafé, quelque part en Afrique… Les arnaqueurs ont très vite compris comment tirer parti des réseaux sociaux.

Ce nom, ce prénom… Quelque chose résonne comme un secret enfoui. Instinctivement, en cliquant sur le bouton qui va nous mettre en contact, j’hésite un instant – comme si accepter cette demande en « ami » pouvait rompre un équilibre, venir perturber la mécanique bien rodée de ma vie si sage et sans folie…

Je me suis inscrit sur Facebook il y a plusieurs mois, comme tout le monde, quand le réseau social a commencé à vraiment prendre de l’ampleur dans la vie des gens. Comme tout le monde, j’ai repris contact avec quelques personnes oubliées, le temps d’un tchat et d’un point sur la vie. Quelques copains du lycée ou de la fac, d’anciens collègues ou des gens que je n’ai fait que croiser.

Que peut-il bien surgir de mon passé ?

Je dois bien avouer que je suis extraordinairement banal. La grande aventure, c’est pour les autres. J’ai eu une enfance normale, dans une petite ville de province que j’ai quittée pour les études, avant de m’installer définitivement à Paris. J’ai gravi les échelons dans la boîte qui m’a recruté à la sortie de l’université, une entreprise qui vend des eaux minérales – plates, pétillantes, aux agrumes –, une multinationale de vendeurs de flotte. J’y ai occupé plusieurs postes, services commerciaux ou marketing, où j’ai toujours été apprécié pour mon sérieux et mon efficacité. Dans ma vraie vie ou parmi ce réseau « d’amis » plus ou moins virtuels, on ne trouve pas de mystère, personne qui ne soit devenu célèbre, ni criminel, ni président – rien que des gens qui me ressemblent, qui ont grandi en province, fait des études pour la plupart, avant de se marier et de faire des enfants. Des gens comme tout le monde.

Une petite heure après avoir accepté de devenir son « ami », je reçois un message privé, avec une photo d’elle. « Pour que tu saches à qui tu parles », ajoute-t-elle en commentaire, car son profil est presque vide et terriblement anonyme – avec beaucoup de photos de paysages sans âme et quelques partages de ces citations feel-good sur le besoin de croire en soi, de s’affirmer et d’autres banalités du même tonneau…

Ses yeux me disent vaguement quelque chose. Je repense à mes années de fac, ces seules années un peu folles où j’ai connu les vapeurs d’alcool et les coups d’un soir, avant de me poser dans des vies de couple anesthésiantes. Je cherche vers les aiguillages de ma vie étudiante, puisqu’après cela, je n’ai rien vécu de même un tout petit peu fou… J’ai essayé de construire une vie avec une fille, puis une autre, et puis une autre. Ça s’est toujours terminé, sans que je comprenne vraiment comment ou pourquoi, sans doute parce qu’au fond de moi, je n’ai jamais voulu que ça dure. Je n’ai jamais rencontré la bonne personne, le grand Amour qui aurait fait chavirer mon cœur. Je suis célibataire, à presque quarante ans. Il y a sans doute de quoi flipper – en tout cas, c’est bien ce que les autres me font ressentir. Mes amis ont tous des femmes et des mômes, mais moi, je ne me sens toujours pas prêt, ou quelque chose comme ça. J’ai surtout beaucoup bossé – trop, sans doute. Les plus grands moments de bonheur que j’ai connus depuis mon enfance sont mes vacances au soleil et les virées au ski avec le comité d’entreprise.

« Désespérément immature », a commenté ma dernière copine quand elle m’a quitté. Peut-être avait-elle raison… Je ne réussis jamais à me projeter dans l’avenir. Les enfants, la vie de couple, le repas du dimanche chez les beaux-parents, ce sont des trucs qui m’effraient. Mais c’est simplement parce que je ne suis jamais vraiment tombé amoureux – voilà, c’est sans doute pour ça que toute ma vie ressemble étrangement à mon CV. J’ai fait de bonnes études et, quelques postes plus tard, je me retrouve directeur. Un beau parcours professionnel, à défaut d’une vie privée trépidante. Je travaille toujours trop, parce que sinon je m’ennuie, ça se résume presque à ça. Je ne sais pas ce qui peut clocher chez moi pour que je ne rencontre pas l’amour, comme ça arrive aux autres. Je me répète souvent, comme une excuse, que je ne peux pas toujours tout réussir… Un jour, je rencontrerai quelqu’un, et ce sera simplement évident.

Mais je n’ai pas atterri sur Facebook pour draguer, malgré le vide sidéral de ma vie sentimentale. Je n’espère rien d’un contact avec cette fille surgie de nulle part.

Un autre message arrive. C’est un pavé confus de plusieurs lignes. Elle dit que je peux peut-être l’aider à y voir plus clair, au sujet de quelque chose qui s’est passé il y a très longtemps. Si je suis bien qui elle pense, alors j’ai peut-être la clé d’un mystère de sa vie.

Elle ajoute qu’elle sait que je vais trouver tout cela bizarre – mais que non, ce n’est pas une arnaque. Je lui avoue en réponse que je n’ai aucune idée de qui elle est, et j’ignore même si nous nous sommes déjà rencontrés.

Elle me semble plus confuse encore dans la suite de la conversation. Je ne suis peut-être pas la bonne personne et elle s’en excuse d’avance. Ce qu’elle a à me dire est assez compliqué et elle préférerait le faire de vive voix. Je lui fais remarquer qu’elle habite Clermont-Ferrand et moi Paris, mais je suis d’accord pour aller prendre un verre à Montparnasse ou à la gare de Lyon, si elle veut.

Pendant plusieurs jours, aucune nouvelle, et puis un soir, je reçois un message plus explicite que les précédents :

« Si tu es bien qui je crois, alors tu as passé la plupart des étés de ton enfance au camping des Bruyères, sur la côte atlantique. C’était il y a longtemps, une bonne vingtaine d’années, mais je pense que tu y as connu mon frère. C’est de lui que je voudrais te parler. »

Mon dernier séjour au camping des Bruyères doit remonter à mes dix-sept ans et il y a une éternité que je n’ai pas repensé à ces étés d’enfance.

J’ai eu des copains, là-bas. D’autres enfants rencontrés sur la plage à l’heure de la marée montante, quand il fallait défendre des vagues les châteaux forts patiemment construits pendant toute l’après-midi. Ce camping était un mini monde, une petite France, avec des enfants venus des quatre coins du pays. Il y avait même des Hollandais, des Anglais, des Danois… Des gens de toutes sortes et d’un peu partout, et c’est précisément ce qui rend cet endroit si merveilleux dans ma mémoire.

Mais il n’y en a pas eu tant que ça, des copains qui ont compté.

Je lui demande comment s’appelle son frère, mais je le sais déjà.

Je me souviens soudain de ce prénom : Flore. À l’époque, ma mère et mon père avaient fait une remarque idiote : « Ils ont des prénoms bizarres dans cette famille. Flore. Et pourquoi pas Faune pour le prochain ? » s’étaient-ils moqués. Mes parents étaient très friands de jeux de mots balourds…

Flore est la petite sœur de Nathanaël. Forcément, je ne l’ai pas oublié – je me suis demandé ce qu’il a pu devenir, ce genre de choses. Mais c’est comme ça pour tout le monde, on grandit et on se détache de l’enfance. Au fond de ma mémoire, les boîtes à souvenirs des étés au camping des Bruyères prennent la poussière depuis si longtemps…

Toute mon enfance fut douce et heureuse comme le soleil sur les plages de juillet.

Mais notre histoire avec Nathanaël est faite de secrets. De beaucoup de secrets.

Flore m’explique que son frère, mon ami d’enfance, a disparu depuis des années. L’été qui a suivi mon dernier séjour là-bas. À l’aube de ses dix-huit ans, juste après être allé passer ses vacances au camping comme tous les ans, Nathanaël s’est volatilisé. Comme ça. Un matin, il n’était plus là et personne n’a plus entendu parler de lui ensuite.

Je reste plusieurs minutes devant l’écran de l’ordinateur à me demander quoi répondre – que dire ? Les copains de vacances se perdent de vue à la fin de l’enfance, c’est presque toujours comme ça. On est amis pour la vie, et puis la vie arrive…

Nathanaël n’était pas comme tout le monde. Il ne pensait pas comme tout le monde. À l’époque, je me disais que ce garçon était assez unique et assez fou pour se hisser un jour en couverture des magazines. Il était de cette race-là : les fougueux, les audacieux, les optimistes…

Je n’arrive pas à me représenter Natty à l’âge qu’il doit avoir aujourd’hui. C’est peut-être pour ça que j’ai si peu repensé à lui, au fil des années – pour le conserver intact dans mes souvenirs, éternel adolescent rieur, figé comme une carte postale des jours heureux. Notre amitié fait partie de ces vrais secrets, ceux qu’on ne partage jamais.

Une histoire inattendue aux parfums d’enfance vient de surgir dans ma vie sans soleil, c’est peut-être le moment de replonger dans le passé.

En vérité, cela fait des années que j’attends que quelque chose me pousse à sortir de cette routine qui me ronge en arrière-plan. Je finis par déprimer à feu doux dans mon existence millimétrée. Le travail de neuf heures à dix-huit heures, le squash le mardi soir avec Jeff, du juridique ; le tennis le samedi matin avec Yves, le directeur comptable ; les expos avec ma copine Martine, qui est aussi férue d’art que moi. Souvent j’ai des dîners chez des amis qui sont tous des gens très bien, avec de bons boulots et des réunions importantes sur leurs agendas. Ma vie est bien rangée et presque parfaite. Il faudrait juste que je prenne un peu de temps pour moi.

J’ai été à deux doigts de tout plaquer, il n’y a pas si longtemps – démissionner, vider mes comptes et recommencer quelque chose de nouveau, un truc qui aurait du sens loin de la routine grise de Paris. Mais j’ai renoncé après avoir constaté que je n’avais aucune idée de ce que j’avais envie de faire. Je suis du genre raisonnable – on ne fait pas dérailler un train qui est lancé sur de si bons rails. Tout va bien dans ma vie, j’ai juste des moments de déprime de privilégié.

Cette histoire imprévue, c’est comme une distraction, une petite aventure qui apparaît alors que je me sens terne et inintéressant…

On va continuer d’échanger des messages sans que j’en apprenne plus sur le sort de mon ami d’enfance. Flore n’a jamais eu aucune nouvelle – Nada, comme elle dit. Pas l’ombre d’un indice ni le commencement d’une piste. Mais l’histoire de sa famille, c’est compliqué… Et si je meurs d’envie de savoir ce qu’elle entend par « compliqué », je n’ose pas lui demander. Au lieu de ça, j’apprends qu’elle bosse pour le conseil régional d’Auvergne et qu’elle sort d’une histoire compliquée aussi – elle se dit donc que c’est peut-être le bon moment pour elle de faire le point et de retourner là où son frère a passé son dernier été. Pourquoi pas ?

Le paradis d’enfance. Le pays des gens sur la plage.

Alors, évidemment, on pourrait peut-être se voir là-bas – au cas où j’aurais moi aussi des envies de voyages en Nostalgie. Comme ça, on pourrait se parler vraiment. De notre enfance, de son frère, de ce que je pourrais avoir à lui raconter de cette époque-là. Tout ça est un peu bizarre, mais quitter Paris le temps d’un week-end peut me faire le plus grand bien. L’océan, l’air pur ; oui, c’est une excellente idée.

De toute façon, elle ne sera pas seule, précise-t-elle, peut-être pour que je ne me fasse aucune illusion sur un possible dénouement romantique à cette escapade. Elle sera à l’hôtel en compagnie de sa vieille tante Mathilde qui trépigne d’impatience à l’idée d’aller voir un peu la mer, elle qui s’ennuie ferme à Clermont-Ferrand. Mais on pourra aller prendre un verre, aller dîner… Juste se rencontrer, puisqu’on ne se connaît plus.

***

Deux ou trois semaines plus tard, je me retrouve là, plongé dans le fauteuil moelleux d’un café qui étend sa terrasse en bois jusqu’au bord de la plage. La station balnéaire de mon enfance est aussi vide que l’établissement, déprimante comme peuvent l’être les villes touristiques quand la saison est finie. Les paradis d’été sont tristes à mourir en hiver.

Flore Cassandri arrive en compagnie de sa tante, une dame de quatre-vingts ans, élégante dans son manteau en fourrure, avec un visage revêche qui me met tout de suite mal à l’aise. Elle me toise d’un air pète-sec.

Toute la situation est très étrange. Je rêve d’un week-end d’évasion, et je file rejoindre une fille inconnue et sa vieille tante qui l’est encore plus dans une station balnéaire en plein mois de mars… Tout ça pour évoquer des souvenirs vieux de vingt ans.

Qu’est-ce que je fous là ? Quelle idée bizarre ! Pourquoi ne me suis-je pas payé un voyage au ski ou sur une île grecque ?

Parce que tu n’avais personne pour t’accompagner, me souffle en réponse une cruelle petite voix intérieure…

Flore, la trentaine, porte un jean de marque. Mince, élancée, elle a un visage de femme dynamique, le genre à diriger des réunions et des équipes de projets. Son sourire trahit son expérience commerciale. Elle me regarde droit dans les yeux et me gratifie d’une poignée de main confiante et rassurante – mais pas forcément très chaleureuse.

— Tu es déjà là, c’est formidable, Charles ! Je suis ravie de te rencontrer enfin. Je te présente ma tante, Mathilde.

— Enchanté, vraiment !

Je tente un sourire et la vieille dame me répond d’une grimace. Quand le serveur se pointe, comme nous sommes les seuls clients, il s’attarde un peu à parler de la pluie et du beau temps. On commande finalement des jus de fruits – j’ai très envie d’une bière, mais je suis certain que la mémé est du genre à juger tout le monde et je n’ai pas envie de me voir coller une étiquette d’alcoolique. Il n’est que deux heures de l’après-midi.

— Ça fait combien de temps que t’es pas revenu par ici ? me demande Flore d’un ton désinvolte.

— C’est la première fois, à vrai dire.

— Tout de même… Tu as fréquenté cet endroit pendant, quoi ? Dix-sept ans ? Et tu n’es jamais retourné faire un pèlerinage ? On fait tous cela, à un moment de notre vie…

— Il faut croire que ce moment n’était pas encore arrivé… Je suis en train de le faire, ce pèlerinage, un peu…

— Oui, voilà, c’est un peu l’occasion.

Dans le silence gêné qui suit, la tante Mathilde me jette des regards soupçonneux, et quelque chose m’échappe. Ce n’est pas Flore la petite sœur que je devrais retrouver comme ça, des années après, pour parler de notre enfance… Sa sœur, je ne la connais pas, ça n’a pas de sens : c’est lui qui devrait être là, à sa place. On se serait retrouvés par Facebook, tout pareil, et on aurait décidé de se revoir. On aurait forcément plein de trucs à se dire. Sur cette terrasse, celui qui manque, c’est le prince Natty, comme je l’appelais pour moi-même quand je pensais à lui entre les vacances, pendant les longs mois à rêvasser en classe, loin du monde des gens sur la plage.

Ou au moins, je préférerais être là sans la vieille tante Mathilde qui ne me semble pas très espiègle…

— Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider, dis-je ensuite, pressé par un besoin étrange de me justifier. Si j’ai bien compris, ton frère a disparu à la fin des vacances, l’été qui a suivi mon dernier séjour ici. Mais je n’étais pas là. Ma famille et moi, nous ne sommes pas venus l’année de mes dix-huit ans.

Flore approuve rêveusement, mais la tante me dévisage en fronçant les sourcils.

— C’est tout de même un peu simple ! dit la vieille acariâtre sur un ton qui n’a rien d’aimable. De ce que je peux savoir, vous étiez drôlement proches à cette époque ! J’ai du mal à croire que vous ne sachiez rien de ce qu’il a pu devenir !

— Qu’est-ce que vous voulez dire, exactement ?

— Rien, elle ne veut rien dire, intervient Flore en la fusillant du regard.

— Je n’ai pas foutu les pieds ici depuis des années ! L’été où il a disparu, je n’étais pas en France. Mes parents avaient cassé leur tirelire pour m’offrir un séjour en Angleterre… J’ai passé plusieurs semaines dans une famille pour apprendre l’anglais. Ça se faisait pas mal, à l’époque.

— Oh, mais voyons ! Tante Mathilde s’emballe un peu… Tu peux imaginer, cela fait vingt ans que toute la famille vit avec des questions. Alors, on pouvait espérer que tu allais te souvenir de quelque chose, c’est vrai… Je n’espère pas retrouver mon frère, pour tout dire. Je me suis faite à l’idée que je ne le reverrai jamais. J’aimerais juste savoir ce qui a pu lui arriver. Et me rappeler qui il était…

— Je ne savais même pas qu’il avait disparu… Ce n’est pas que je l’ai oublié… C’est juste que… c’est l’enfance. C’est loin.

Elle me fait un sourire de compassion, mais la vieille se met à tousser avec un petit cri moqueur.

— Je trouve ça un peu trop facile, moi. Je suis persuadée que vous savez quelque chose…

— Hein ? Mais que voulez-vous que… ? Vous insinuez quoi, à la fin, Miss Marple ?

— Du calme, enfin ! s’écrie Flore.

Je baisse la tête d’un air penaud, la vieille tante fait de même tandis que le serveur nous jette des regards réprobateurs. Il est sans doute en train de se dire que les touristes hors saison sont tous des Parisiens agressifs…

Complètement givrée, la vieille. Elle, là, elle est en train de jouer au Cluedo dans sa tête et, dans son délire, elle me voit en train d’assassiner mon ami d’enfance – c’est n’importe quoi.

La rencontre virant à l’orage, une fois les consommations expédiées dans une conversation légère et forcée, je dis à Flore que j’ai l’intention d’aller voir le camping. Ce n’est pas bien difficile, il suffit de longer la plage. C’est une balade un peu longue sans doute pour une dame de quatre-vingts ans, mais Flore, elle, peut avoir envie de m’accompagner. Cette plage, c’est aussi son enfance à elle. Enfin, évidemment, si elle pense comme la vieille que je peux être un assassin, elle n’est pas obligée de me suivre.

Mais je ne prononce pas cette cynique remarque et Flore trouve l’idée excellente. La tante Mathilde renchérit en disant qu’elle a envie de se reposer tranquillement, à contempler la mer.

2

 

— Alors, c’est là ?

— Oui, c’est bien ici… Mais tout a changé…

Il n’y a pourtant pas le moindre doute. J’ai bien connu cet endroit, cette dune marécageuse derrière la plage de sable fin. Quelques arbres abattus par une récente tempête gisent tristement dans un mélange de mousse, de boue et de sable, et il subsiste encore des traces de chemins pierreux, avec leur roche rougeâtre encore apparente. C’est la seule preuve visible que ce lieu a un jour été autre chose. Un tout autre monde, un paradis d’été où je suis venu chaque année pendant dix-sept ans.

— Toi, tu ne te souviens de rien ?

— Mon frère et moi avons presque dix ans d’écart. La dernière fois que j’ai mis les pieds ici, je devais en avoir huit ou neuf… Je n’ai que de très vagues souvenirs.

— Il en reste que dalle, de toute façon… Le camping a été démoli et la nature a repris ses droits…

Au loin, au-delà du marécage, vers la route, on devine bien quelques mobil-homes derrière un grillage, là où doit se trouver encore l’entrée de ce qui reste des Bruyères. Jadis les caravanes venaient jusqu’au pied de la dune, à quelques dizaines de mètres seulement de la plage.

— Ils ont tout détruit… Comme s’ils avaient cherché à effacer toute trace du camping. Ils ont même rasé la maison des sauveteurs. Et les blocs sanitaires…

Flore se met à rire.

— Tu es triste parce qu’ils ont détruit les chiottes ?

Elle se moque – et c’est vrai que ça paraît un peu ridicule –, mais elle était trop petite, à l’époque, pour se souvenir… Un bloc sanitaire dans un camping, c’est le centre de vie. C’est là que tout le monde se croise. Les gens y font connaissance, discutent pendant la queue aux douches, avant de finir par s’inviter pour l’apéritif à la caravane de l’un ou de l’autre. Et c’est là qu’avec son frère Nathanaël, j’ai vécu de véritables aventures… De vraies épopées imaginaires ou des farces de garnements, entre batailles d’eau et courses-poursuites en tongs.

Parfois, on y cherchait même des trésors…

Mais tout ça n’existe plus. De mon enfance en ces lieux, il ne reste que de vagues traces insignifiantes.

— Tu vois cette petite butte avec les arbres dessus ? Les grands pins à moitié arrachés là-bas ? Le bloc sanitaire était juste derrière…

— Ah, mais tu y tiens vraiment, à tes chiottes !

Si elle savait tout ce qui s’est passé dans ces chiottes, comme elle dit… Parfois, les gourbis les plus infâmes peuvent devenir le théâtre de passionnantes histoires – enfin, quand on est enfant, évidemment… La queue aux douches, les heures de pointe à la vaisselle, les nettoyeurs qui bloquaient tout deux fois par jour pour désinfecter avec leurs jets de vapeur, ça faisait partie du folklore. Plus personne ne peut imaginer un truc pareil, aujourd’hui… Les normes et habitudes ont beaucoup changé, mais dans les années 80, les gens savaient sacrifier un peu de confort pour l’insouciance d’un mois en plein air. Une joyeuse atmosphère de liberté régnait alors – et les sanitaires en faisaient partie, dans leurs courants d’air et leurs murs blanchis à la chaux.

Je garde le souvenir de moments très heureux. C’était la vie en maillot de bain, au rythme des marées de cette plage de l’Atlantique ; les vacances à la mer. La désinvolture de ma jeunesse enfuie… Je sens mon esprit glisser doucement dans une boue de nostalgie inquiétante.

— C’est ridicule ! Le camping n’existe plus, retournons sur la plage.

Nous traversons la dune. Les plantes qui y poussent sont toujours les mêmes – de grandes tiges vertes toutes fines, et les chardons comme des pièges entre les buissons. Avant, il y avait des passages dans la dune et un sable fin qui caressait les pieds. Mais la nature a reconquis son territoire en effaçant les doux sentiers.

Sur la plage, nous nous laissons tomber dans le sable pour contempler l’océan. On devine les formes caractéristiques de la ville de La Rochelle dans le lointain, et l’île invisible d’en face, celle qu’on aperçoit seulement quand le temps est bien dégagé.

— Y avait des tas de campings, dis-je. À certains endroits de la côte, les caravanes venaient tout au bord de la dune, presque sur la plage. C’est curieux, on dirait qu’ils ont tout reculé de quelques centaines de mètres.

— Peut-être un coup des écologistes ? Ils gagnent les élections municipales et ils prennent un arrêté pour protéger la dune ?

— J’imagine mal les proprios des campings se laisser confisquer leur business par une simple décision de la mairie. Il y avait des milliers de gens, ici, l’été. Chaque camping était comme une petite ville. Une machine à fric bien rodée… Il a dû se passer un truc plus grave. Genre un ouragan, ou une tempête…

— T’en aurais entendu parler, tu ne crois pas ?

— Ouais. Peut-être pas… Ne cherche pas, c’est juste le temps qui a passé…

***

Je raccompagne Flore à son hôtel. Elle va dîner avec sa tante, et je prétexte une fatigue et un mal de tête soudain pour ne pas avoir à me joindre à elles.

Un bord de mer hors saison a des allures d’abandon, avec ses rues sans vie et ses rideaux baissés, et y trouver un restaurant relève du défi. Je finis par m’échouer dans cet endroit hors du temps, à la fois café-bar et restaurant, où la décoration est faite de filets de pêche et de lampes poussiéreuses en coquilles Saint-Jacques. L’établissement est sans doute ouvert depuis des décennies – peut-être même y suis-je déjà venu, même si le décor ne fait pas écho dans mes boîtes à souvenirs.

Je choisis un burger parce qu’il n’y a pas grand-chose à commander. La patronne est vaguement souriante, alors j’engage la conversation quand elle vient m’apporter la bière dont j’ai rêvé toute la journée. Je lui dis que je venais souvent dans la région, quand j’étais jeune, toujours au même camping. Elle se met à rire et répond que je ne suis pas le seul. Elle voit souvent des gamins devenus grands qui viennent ici depuis toujours – la région est belle, les plages magnifiques, alors, évidemment, les grands gamins font des gamins, qui font des gamins, et tout ce petit monde vient là depuis des générations ! « Ah, ah, ah ! »

— Moi, j’allais au Camping des Bruyères. J’ai reconnu l’endroit, mais le camping a disparu…

— Les Bruyeres ? Oh, mais il existe encore !

— De mon temps… enfin, quand je venais ici, il y avait des caravanes jusqu’au bord de la dune… Presque carrément sur la plage.

— C’est que ça doit faire un sacré moment que vous n’êtes pas venu par ici, alors… Ils ont fait reculer tous les campings du littoral il y a quelques années ! C’est ça qui s’est passé.

— Les reculer ? Mais pourquoi ?

Elle hausse les épaules tout en ajustant un tablier sur lequel est dessiné un phare. Celui du bout de la plage du nord de la ville, sans doute – c’est une curiosité dans la région, et je me souviens d’y être allé lors d’une balade en voiture avec mes parents.

— C’était pas tout à fait la même histoire, avant… Les gens qui possédaient des campings avaient étendu leur territoire au plus près de la mer. Il y avait comme un flou sur la limite des propriétés… Je ne dis pas que c’étaient des filous, mais bon… Un jour, on a eu un gros changement à la mairie et ils ont remis de l’ordre. Tout simplement. Ce qui est étonnant, c’est que ça ait duré aussi longtemps. Ils en ont bien profité, pour sûr.

— Ils ont dû râler un peu, les proprios des campings, non ?

— Ah, ça… Pour couiner, ça a couiné… Mais y avait tout un tas de trucs écologistes aussi… La dune en danger au niveau de la flore et de la faune, ou je ne sais quoi. Ça a gueulé, mais ils n’ont pas eu le choix. Certains ont perdu plus des trois quarts de la surface. Mais si vous passez par la route, vous le retrouverez, votre camping. Sauf que ce n’est plus un camping, c’est un hôtel de plein air, comme on dit maintenant. Les trucs qu’ils vont pas chercher, hein !… Enfin bref, il n’y a plus que des mobil-homes.

— Et loin de la plage, du coup.

— Ah, ça ! Même aujourd’hui, certains couinent encore !

Je termine mon repas en solitaire, perdu dans mes pensées et mes souvenirs. Je sais qu’il y a des portes que je ne veux pas forcément ouvrir, des morceaux de mémoire derrière que je préférerais laisser dormir.

Je trouve dommage de manger dans un bouge sans âme, alors que je rêve d’un barbecue sur la plage ou d’un pique-nique dans le sable – cet endroit, cette ville, ce n’est même pas une ville, puisque tout est fermé. Je rêve d’été au mois de mars. Je cherche d’impossibles saveurs d’enfance…

Je ne sais pas ce que j’espérais en acceptant ce week-end foireux.

Cette fille, Flore… Elle est bizarre. Qui part à la recherche d’un frangin disparu, vingt ans après ? Qu’espère-t-elle trouver en venant ici ? Pense-t-elle, comme sa gâteuse de tante, que je peux avoir un lien avec sa disparition ?

Que je l’ai peut-être tué, même ?

Si mon ami d’enfance s’est ainsi volatilisé, peut-être est-il mort, en effet. Flore pense sans doute que son frère a eu une fin tragique et mystérieuse. Mais il a aussi pu choisir de disparaître et de ne jamais donner de nouvelles…

Je veux croire que Natty est toujours là, quelque part à côté d’ici ou ailleurs, très loin dans ce monde. Il est en vie, il a réussi à aller au bout d’un de ses grands rêves. C’est peut-être même pour ça qu’il a disparu comme ça. C’est comme cette chanson de Goldman qu’on écoutait souvent à l’époque, dans nos walkmans ou nos radiocassettes… Au bout de mes rêves.

Le Natty que j’ai connu aurait été capable d’un truc pareil. Il était assez rebelle pour cela. Assez libre pour cela. Et avec tellement de rêves dans la tête…

Si ça se trouve, lui, il a suivi un chemin d’aventure qui l’a rendu heureux.

On en parlait, parfois. Des chemins d’aventure. Ces mots adolescents me reviennent après toutes ces années… C’était hier, il y a si longtemps…

Et moi, qu’ai-je fait de ces années, de tout ce temps ?

Voilà bien le genre de pensées que je ne veux pas affronter… Je sais déjà que le bilan n’est pas reluisant. Je n’ai pas vécu grand-chose. En tout cas, aucune des grandes aventures qu’on évoquait à l’époque comme un destin évident, plus tard, quand on serait grands…

Quand je l’ai quittée aux portes de son hôtel, l’un des rares ouverts en cette saison et qui me paraissait si luxueux quand j’étais petit, Flore m’a dit simplement qu’elle voulait que je me souvienne. De son frère et de moi. Pour que je puisse lui en parler avant de repartir – ce que je voudrais bien lui dire, évidemment, elle voulait respecter ce qui pourrait être trop intime. Je lui ai affirmé d’un ton plein de compassion qu’il n’y avait rien dans ma mémoire qui puisse lever le voile sur le mystère de sa disparition, j’en étais bien certain.

— Aucune importance. Ce que tu pourras me dire me rappellera mon frère. Parler de lui le fera revivre un moment.

J’ai hoché la tête en me disant que je n’étais pas sûr d’avoir envie d’évoquer certains détails de ma relation avec son frère. Au fil des années à la plage, Natty et moi avions créé un monde de secrets. Du genre de ceux qu’on ne raconte pas à une petite sœur. Même vingt ans après, même si le frangin a disparu, même si ça permet de résoudre une énigme.

On ne trahit pas les amitiés d’enfance.

Ce n’était pas un simple camping. C’était un monde où les enfants étaient en liberté et les adultes sur la plage.

Un pays dont nous étions les rois, Nathanaël et moi.

Personne ne connaissait le terrain de jeu comme nous. C’était une terre d’aventure dans des yeux d’enfants. Un royaume où s’était peut-être à jamais perdu le prince Natty.

Et je n’en avais rien su, emporté par la vraie vie dans le monde des adultes.

3

 

Quelque part dans les années 80.

L’autoradio branché sur RTL diffuse une chanson de France Gall. Les derniers kilomètres ont la couleur de l’été. L’air au-dehors sent déjà la mer et le soleil.

Et moi j’avais pas la couleur de peau.

Pour le Calypso

Besame Mucho

Vertige des pays chauds

Danser là-bas bientôt

Tico-tico-tico

Calypso…

Mon père arrête la voiture comme il peut, en essayant de ne pas bloquer l’entrée ou la sortie du camping avec notre toute nouvelle caravane. D’ordinaire, nous mettons les voiles dès le lendemain du dernier jour d’école, car il n’est pas question de gâcher un seul jour d’été dans notre triste région d’origine. Mais nous arrivons plus tard, cette année, et le camping arbore un écriteau « complet » qui inquiète mes parents – ils ne vont quand même pas nous refouler, nous qui venons tous les ans, depuis toujours en ce qui me concerne ? Surtout que, cette année, si nous sommes en retard pour le début des vacances, c’est à cause de la caravane, justement. Soigneusement choisie après des dizaines de modèles visités dans toutes les concessions de la région, commandée des semaines auparavant, il a fallu aller la récupérer à cent kilomètres de la maison. Et cela risque de nous coûter notre place, on va devoir choisir un emplacement pourri, loin de la mer ou à côté des poubelles ! Ou pire, on va nous mettre en attente, de l’autre côté de la route, dans cette espèce de pré aménagé en camping bis et qui ne ressemble pas du tout aux vacances à la mer.

Entre les cabines téléphoniques et la boulangerie grouille une foule de gens en maillot, avec des sacs en filets et des paniers en rotin, car aujourd’hui, c’est jour de marché. Les commerçants ont installé leurs étals comme ils le font une fois par semaine, le long des peupliers qui séparent l’entrée des premiers emplacements. La mer est loin, invisible, tout au bout de cette allée d’arbres, bien encombrée en ce milieu de journée. Piétons et cyclistes slaloment entre les voitures qui roulent au pas. J’ai le sourire parce que nous sommes arrivés et je regarde si d’aventure je n’aperçois pas quelques visages familiers, des copains de l’année d’avant, ou même leurs parents.

— Tu crois qu’on va pouvoir rentrer quand même ?

— Je ne sais pas, Charlie. Ton père est parti à la réception. Ils nous connaissent, tu penses, depuis le temps qu’on vient.

— J’ai pas du tout envie d’aller dans un autre camping…

Ma mère pousse un doux soupir et tapote ma main pour me rassurer. J’ai envie de descendre de la voiture, de courir derrière les rideaux d’arbres, d’aller voir près des dunes s’il n’y a vraiment plus de places, comme le dit l’écriteau…

Mais quand mon père revient quelques minutes plus tard, il tient dans sa main le macaron à coller sur le pare-brise, qui est bleu, cette année. Il remonte en voiture avec un sourire satisfait.

— Alors, ce n’est pas complet ? s’étonne ma mère.

— Si ! Officiellement ! Mais la bonne femme m’a reconnu et elle a dit que pour les bons clients, il y a toujours de la place !

Mon père est ravi. Il n’est pas n’importe qui, au camping des Bruyères. Il est un bon client – on ne va pas le mettre en attente de l’autre côté de la route jusqu’à ce que des places se libèrent ! Maintenant, les vacances vont pouvoir commencer. Et pour la première fois avec cet engin flambant neuf que nous traînons fièrement derrière la voiture, nous roulons au pas dans les allées sous les arbres.

— C’est vrai que c’est bien rempli, soupire ma mère. J’espère qu’on va trouver une place pas trop loin de la mer… et pas à trois kilomètres des sanitaires !

— Et pourquoi on ne retourne pas sur l’emplacement de l’an dernier ? On était bien, sur la petite butte…

— Parce que cette année, on a une caravane, Charlie. On ne peut pas la monter sur la butte, avec le sable. On va voir où il y a de la place, il ne faudra pas être trop exigeants, j’en ai peur…

Nous arrivons dans notre quartier. Au plus près de la mer, là où l’herbe disparaît et où les arbres se font rares. Par ici, le sol est fait de sable aussi fin que celui de la plage – la seule différence, ce sont ces aiguilles de pin qui s’y mélangent et qui piquent quand on marche pieds nus.

— Ils n’ont pas allongé les allées ? remarque ma mère.

— Tous les ans, ils rajoutent des chemins, affirme mon père. D’ici deux ans, on va pouvoir s’installer sur la plage…

Nous longeons les caravanes le long de la dune. Il y a une colonie de Hollandais, plusieurs installations à la suite, et ma mère ne les aime pas beaucoup, les Hollandais – elle dit toujours qu’ils sont sans-gêne et pas sympas. Depuis mon siège arrière, je vois le drapeau vert qui flotte dans le ciel bleu, au-dessus du poste de secours. Cela veut dire qu’on peut se baigner. J’ai hâte de pouvoir sortir de cette maudite voiture surchauffée par le soleil, d’enfiler mon maillot et de courir sur la plage.

Tout s’arrange toujours au pays des vacances. Non loin de la petite butte, mes parents reconnaissent des gens avec qui ils ont bu l’apéro l’an dernier – il reste de la place, si Jeannot veut bien retirer sa grosse voiture qui bloque le passage…

Effectivement, l’emplacement est parfait, une fois la 504 de Jeannot partie. Il y a deux pins pour fournir de l’ombre, on n’est pas trop loin des sanitaires – mais hors du chemin de ceux qui s’y rendent – et nous échapperons au vulgaire défilé des gens avec des rouleaux de P.Q. sous le bras.

On doit une fière chandelle au type en maillot de bain orange qui nous a dégoté l’emplacement, d’autant plus qu’il nous a ramené trois autres personnes pour aider à pousser la caravane dans le sable. Mes parents l’invitent, lui et sa femme, pour l’apéro. Ils viennent d’Auxerre, et même s’ils ont sûrement des prénoms, jusqu’à la fin des vacances, mon père et ma mère vont continuer de les appeler « le mec d’Auxerre » et « la dame d’Auxerre ». Moi, ce couple ne m’intéresse pas vraiment – ils sont vieux, et ils n’ont pas d’enfants qui pourraient devenir des copains.

Pendant que mes parents sont en pleine réflexion sur la façon de monter un auvent pour la première fois, j’obtiens le droit de monter dans la caravane et d’enfiler le maillot de bain qui signifie que les vacances commencent vraiment.

Je demande si je peux aller à la plage maintenant, mes parents s’amusent de mon impatience, mais ils approuvent avec bienveillance. Ils savent qu’ici, dans ce camping que je connais depuis toujours, je ne cours aucun danger. Les voitures roulent au pas en faisant attention de ne pas déranger les joueurs de boules, les gens gardent le sourire en faisant la vaisselle ou la queue aux douches. La vie d’ici est nonchalante et baignée d’insouciance.

Moi, j’ai dix ans, et ce chemin dans la dune, c’est chez moi. La mer est à moi, la plage est à moi. Les autres sont des imposteurs et ils ne connaissent rien à mon camping.

En passant près d’une caravane, j’entends une chanson de France Gall à la radio. La même chanson qu’on écoutait, juste avant d’arriver – tico-tico-tico, Calypso… – un enfant sage en train de lire dans un siège de camping. La caravane est immatriculée 77. Des Parisiens – à force de venir, je connais bien les numéros des départements ; et toute la région parisienne, par ici, ce sont des Parisiens. Je me dis que, peut-être, d’ici quelques jours, on va se rencontrer avec le garçon et jouer ensemble. Peut-être.

En attendant, je retrouve la plage comme l’an dernier, avec les mêmes rochers, le même bleu. La marée est basse ou presque, et on voit au loin les alignements de bouchots à moules qui effleurent la surface.

J’ai dix ans et je suis en liberté pendant tout un mois. Ici, j’ai le droit de venir tout le temps à la plage. Je suis en vacances au paradis.

En courant vers l’océan, je me mets à chanter tout seul.

Tico-tico-tico, Calypso.

Je ne sais pas pourquoi c’est cet été de mes dix ans qui sort en premier de mes boîtes à souvenirs… La mémoire de l’enfance, c’est mystérieux et pas vraiment fiable. Les années d’avant sont floues, les suivantes plus précises, car c’est là qu’ont vraiment commencé les histoires…

L’année de la caravane.

J’ai enfin l’impression que, cette fois, nous sommes de vrais campeurs, avec une vraie maison en dur. Nous ne sommes plus les rigolos obligés de se lever pour tenir les piquets de la tente au moindre coup de vent.

Je ne croise aucun de mes copains des années précédentes. Ni le gros Guillaume ni son petit frère, Audric, qui sont toujours là d’habitude, avec leurs grands-parents, ni cette fille, Stéphanie, rencontrée à la fin des vacances précédentes et que mon père a appelée « mon amoureuse » – à neuf ans, je suis bien certain de n’avoir eu aucun sentiment amoureux, mais on ne peut pas empêcher les parents de dire des trucs qui mettent mal à l’aise.

Mon meilleur copain de ces années-là s’appelle Julien. Il a une petite sœur un peu collante et il est un peu plus grand que moi. Au début, on ne se voit qu’à la plage, ou dans l’eau, et puis de fil en aiguille, nos parents se rencontrent et se mettent à prendre l’apéro ensemble.

Ils sont du Jura. Je ne sais pas bien où c’est, sauf que c’est à la montagne – mais pas des vraies montagnes, comme dit mon père qui aime bien charrier, parce qu’on ne peut y faire que du ski de fond. Pendant l’année scolaire, c’est un autre monde, celui où on doit s’habiller, porter des pantalons. Dans la vie normale, les gens des vacances ne sont pas les mêmes personnes – et je ne sais pas si Julien et moi, on serait devenus copains si on avait fréquenté la même école.

À dix ans, je suis un enfant heureux comme le sont les enfants qui vivent sur une plage.

Dans ma mémoire, les années se mélangent. Je n’ai jamais pensé à ranger ces boîtes à souvenirs.

***

Je marche seuuuul…

Sans témoin, sans persooooonne…

Que mes pas qui résonnent, je marche seuul…

C’est la chanson de Goldman qui passe partout cet été-là qui joue les bandes-son alors que le paysage de la côte défile dans les derniers kilomètres avant le camping.

Alors on doit déjà être l’année suivante.

Je me sens moins proche de Julien qu’avant. Il est tout le temps en train de parler de sport. On a onze ans, et il écoute le tour de France à la radio chaque après-midi dans sa caravane. Il ne va à la plage qu’après l’arrivée. Il m’énerve un peu, parce que je ne comprends pas bien comment on peut être aussi accro à une voix qui raconte des histoires de mecs en train de faire du vélo – quel intérêt peut-il bien trouver à écouter ces conneries, plutôt que de profiter de la mer ?

C’est cette année-là, celle de mes onze ans, que je rencontre Nathanaël.

La première fois que je le croise, nous sommes en train de faire la queue aux douches dans le soleil de la fin d’après-midi. Il est avant moi dans la file et on passe un petit moment à se dévisager. Il a onze ou douze ans, grosso modo comme moi, et je me demande bien de quel coin du camping il peut venir, puisque je ne l’ai jamais vu auparavant. Il porte juste un maillot de bain, des tongs et une serviette sur l’épaule. Il a des cheveux châtain clair très longs, jusqu’au milieu du dos – ce qui est rare pour un garçon. Plutôt grand pour son âge, sans doute, son regard bleu me transperce quand nos yeux se croisent.

Une douche se libère et il me fait un drôle de sourire en disparaissant dans la cabine, comme une sorte de rictus de satisfaction d’être passé avant moi.

Plus tard, je vais le recroiser plusieurs fois au bloc sanitaire et, à chaque fois, on échange des regards, comme peuvent le faire les enfants qui aimeraient se parler, mais qui ne trouvent ni l’audace ni l’occasion.

À ce moment-là, il m’intrigue, tout simplement. J’ai envie de le connaître, sans savoir pourquoi lui en particulier. Je sens peut-être confusément qu’il n’est pas comme les autres – pas comme Julien, ni comme tous les copains de l’école…

Le camping, c’est une ville. Si l’écriteau de l’entrée revendique fièrement mille cinq cents emplacements, selon mon père qui a l’œil, il y en a beaucoup plus. Il dit que les proprios sont des malins et qu’ils ne doivent pas déclarer les campeurs près de la mer – mon père est fort pour renifler les trucs louches. En vérité, le camping accueille au moins six ou sept mille personnes. Des gens venus de toute la France, et même d’autres pays d’Europe.

Dans une partie de la propriété campe toute une colonie d’Anglais. Un tour-opérateur loue des caravanes à des gens tout blancs qui repartent tout rouges. Le temps est pourri en Angleterre, et c’est pour cela qu’ils sont si pâles et qu’ils grillent comme des homards – c’est ce que dit le père de Julien, le Jurassien, quand il raconte ses vannes à l’apéro.

Dans le rythme nonchalant des vacances à la mer, les journées sont organisées autour de points de repère comme les horaires des marées, la température de l’eau et la météo. Le soir, on fait la queue aux douches, parfois pendant une heure – cela fait partie des contraintes qu’il faut accepter de bonne grâce pour avoir le privilège de vivre ainsi, presque sur la plage.

Pour tromper l’ennui, je regarde les jambes des gens qui attendent avec leur serviette sur l’épaule et leur Tahiti douche à la main. Selon la quantité de sable qui colle à leurs mollets, j’établis mentalement un classement des plus prioritaires pour se laver – un ordre qui ne correspond que rarement à leur entrée effective dans les cabines, mais ça m’occupe pendant l’attente toujours interminable…

Et chaque jour, je me demande si je vais croiser à nouveau le curieux garçon de mon âge avec ses cheveux longs. Peut-être n’a-t-il fait que passer, en visite, pour seulement un jour ou deux… Je ne sais même pas pourquoi je pense encore à lui. On n’a même jamais parlé.

Après le dîner arrive l’heure des parties de foot sur la plage. Les voisins des voisins, les fils des voisins, les Allemands du bout de l’allée, ça finit par faire du monde, assez pour former des équipes. On se retrouve autour d’un ballon jusqu’à la tombée de la nuit. Des buts sont improvisés avec des paires de tongs plantées dans le sable, et les adultes se chambrent – sur leurs régions, principalement : que c’est des gros mauvais dans le Jura, ou que, dans l’Allier, ils n’ont même pas d’équipes de foot ; ce genre de virilités basiques…

Entre enfants, on ne se charrie pas comme ça, mais je trouve qu’ils prennent tous ce jeu de plage vachement trop au sérieux. Je finis toujours par m’engueuler avec Julien parce que j’ai manqué un ballon. Je suis très mauvais – je ne joue que pour faire plaisir à mon père, à Julien. Pour faire comme tous ces autres garçons qui, eux, semblent adorer ça, le foot.

Cette fois, je me fais engueuler pour un but marqué alors que je suis goal. Julien et mon père me disent que si je suis dans la lune, il ne faut pas que je joue, que si je préfère rester sur la plage à rêvasser, je peux très bien faire ça. Moi, en fait, j’essaie surtout de repousser la balle le plus loin de moi possible quand elle est à ma portée. Je n’arrive pas à trouver l’envie de battre l’autre équipe, pour la gloire de nos départements d’origine ou l’ego des parents.

J’ai effectivement envie de marcher sur la plage et de rêvasser. Alors, ce soir-là, je les prends au mot et j’arrête de jouer.

Ils tentent de me rattraper en me disant que maintenant les équipes sont déséquilibrées, « c’est malin ». Julien balance que je n’ai qu’à retourner à la caravane jouer à des jeux de filles, puisque j’aime pas le foot – c’est vraiment un gros débile ! Avant, quand on était petits, on s’entendait bien. À présent, rien d’autre ne compte que ses matchs à la con !

Je marche en bougonnant et je passe la cabine des sauveteurs. Au-delà, c’est toujours la plage du camping, mais c’est celle des gens qui viennent de l’entrée ou d’autres parties du camp. Ce n’est pas le territoire que je connais bien – celui du bloc sanitaire numéro 4.

Je me laisse tomber dans un coin de sable, au bord de la dune, là où les joueurs de foot ne peuvent plus me voir, invisible du reste du camping. Je me sens bizarre, comme pas à ma place parmi tous ces gens qui veulent que je sois absolument comme eux. Devant moi, sur la plage fréquentée par de rares campeurs et des couples qui promènent leurs chiens, je vois le garçon aux cheveux longs. Il marche un peu plus loin vers les rochers qui descendent la plage jusqu’à la mer. À un moment, il se retourne et nos regards se croisent. Il finit par s’approcher.

— Alors, t’as laissé tomber le foot ? dit-il, comme ça, sans un salut ou bonsoir.

Il a un sourire en coin, un air effronté pour un gamin de onze ans. Il porte un short-caleçon avec des dessins rigolos comme ceux que vendent les marchands de l’entrée du camping deux fois par semaine – un jour, j’ai voulu en acheter un, moi aussi, mais ma mère a jugé que c’était trop cher.

— Je ne suis pas super bon au foot.

Je réponds avec un ton d’excuse, car il faut sans doute s’excuser de ne pas aimer le foot. Il se laisse tomber dans le sable à côté de moi, le regard vers la mer et l’horizon.

— Ouais, j’aime pas ça non plus… ça gave, dit-il. Le pire, c’est que tout le monde y joue.

— Tu fais quoi, toi ?

— Comme sport ? Pas grand-chose. Enfin, si, je nage un peu… Mais courir comme un connard avec un ballon, c’est vraiment pas mon truc.

J’éclate de rire. Il s’appelle Nathanaël, mais je peux l’appeler Natty, si je le veux. Je dis que moi, c’est Charles, mais que tout le monde m’appelle Charlie.

— Je ne te vois jamais sur la plage, l’après-midi…

— Nan, on n’est pas dans ton coin. Je sais où tu vas, toi. Y a tes parents et vous êtes toujours avec une autre famille, ceux qui ont un énorme parasol qui s’envole dès qu’il y a du vent.

— Tu m’observes ?

Il hausse les épaules avec sourire entendu.

— Tu ne me vois pas parce que tu ne fais pas gaffe, c’est tout. Je passe de temps en temps dans ton coin, j’aime bien faire un tour sur la plage. T’es toujours en train de faire des châteaux forts en sable ou de jouer dans la flotte avec ton pote du foot.

Il vient d’Angoulême – je ne sais pas bien où c’est, mais si je veux un jour chercher sa caravane, c’est l’immatriculation 16. Avec ses parents, ils viennent ici depuis deux ans, parce qu’ils aiment bien le camping directement au bord de la plage, comme ça.

— Moi, je viens ici depuis toujours, je crois. Chaque mois de juillet.

— Ouais, c’est vraiment cool, cet endroit.

On reste ensuite un moment sans parler, et puis Natty se lève d’un bond.

— Bon, je dois y aller. Tu vas retourner au foot ?

— Non, sûrement pas. Je vais rester un peu ici encore. Aller voir les pêcheurs un peu plus loin, peut-être. Tu vas faire quoi, toi ?

— Ah, ah ! Je vais chercher l’or qui dort sous la terre et les trésors sous la mer !

— Quoi ? De quels trésors tu parles ?

Il me semble soudain bien mystérieux avec son air moqueur et ses yeux qui pétillent.

— Ah, ah, ouais, je suis un chercheur de trésors… Y a plein d’aventures partout, par ici. C’est à cause de la mer…

— Quoi ? Je comprends rien… Tu cherches le trésor d’un pirate ?

— Ah, ah, oui, quelque chose comme ça….

Sur ce curieux mystère, Natty s’éloigne avec un petit signe de la main.

— On va se revoir, c’est sûr. Je te raconterai peut-être ce que j’aurai trouvé. Si t’es sage !

Je le regarde partir en me disant que ce garçon est vraiment bizarre. Cette histoire d’or sous la terre et de trésor sous la mer, c’est peut-être une simple phrase pour faire l’intéressant mais, en tout cas, ce Natty vient de mettre mon imagination en flammes.

Qui sait ? Peut-être vais-je me retrouver entraîné dans une de ces histoires comme celles que je lis, avec des enfants qui trouvent des trésors ? Je ne sais pas si ça peut arriver dans la vraie vie – mais ici, ce n’est pas tout à fait la vraie vie…

Je me dis aussi que, peut-être, Natty et moi, on va devenir copains…

Mais je ne vais pas le revoir cette année-là. Au mois d’août, on va toujours ailleurs. Et nous partons quelques jours après cette trop brève rencontre.

Forever By your side – Extrait

Chapitre 1

 

Le chauffeur stoppe le bus au dernier moment, manquant de m’envoyer valser contre la barre en métal. Heureux d’avoir esquivé une fracture du nez, je descends, impatient de retrouver notre chez-nous. Une semaine de vacances chez ma mère, c’était de la torture. Cela dit, le point positif, c’est que je ne l’ai pas beaucoup vue. Elle s’est trouvé un Parisien pour partager son lit et ses sorties de folie. Entre ses nouveaux sacs à main et sa libido du tonnerre, sa tête valait le détour quand son fils unique a débarqué pour poser ses valises sept jours d’affilée. Pauvre maman. Elle a planqué son air dépité derrière des bolinhos de chuva[1], espérant sans doute me faire avaler ses beignets en même temps que son désespoir.

Il faut dire que nous n’avons jamais été très proches, elle et moi. Elle a quitté le Brésil il y a trente ans pour s’installer en France avec un premier mari, qu’elle a plaqué pour faire un enfant avec le second.

Moi.

Le gosse, pas le mari. Lui, c’était un Costaricien. Il s’appelait Pablo et, selon elle, c’était un gros con. C’est tout ce que je sais. J’ai bien essayé de dégotter des informations, mais après vingt-cinq ans à m’échiner sans même savoir s’il était blanc ou noir, j’ai laissé tomber. De toute façon, pour elle, les hommes sont tous les mêmes et ne méritent pas que je m’y intéresse outre mesure.

Je crois qu’elle n’aime pas mon mec, même si elle ne l’a jamais vu. Angelo n’a pas grand-chose d’angélique, pour être honnête. À part ses fesses, peut-être. Je l’ai rencontré à une soirée, ce qui résume notre vie. On sort, on danse, on boit, on baise. Bon, peut-être que je comprends ma mère sur ce coup-là.

Impatient de retrouver Angelo, je grimpe les escaliers quatre à quatre et frappe à la porte. S’il avait été romantique, je lui aurais offert des fleurs, mais il pense plus au cul qu’à l’amour. Nous avons emménagé ensemble à Barcelone, dans ce petit studio au dernier étage, il y a quelques mois. On y vit à deux, mais les soirées en couple sont rares. Il y a souvent quelqu’un à la maison, ou alors c’est nous qui sommes absents.

— Dis donc, arrête de pioncer et viens m’ouvrir !

Pas de réponse. Je pensais qu’il serait là ce matin. Visiblement pas. Je fouille partout pour retrouver mes clefs. L’odeur de friture qui émane de l’appartement en face me donne faim. J’espère que mon mec a pensé à remplir le frigo, je n’ai plus un rond. Et avec le trajet en bus depuis la banlieue parisienne, je suis éreinté.

— Angelo ?

La porte enfin ouverte, je me fige. Il y a quelque chose de… changé. L’ambiance, déjà. C’est un peu renfermé. On avait un petit palmier d’ornement, qu’on voyait en entrant tout de suite, mais il a disparu. Il fait sombre, on dirait que personne n’a ouvert les volets depuis mon départ. À pas de loup, je m’approche et remarque que plusieurs de nos décorations ont été ôtées elles aussi. Bon, avec le budget de deux étudiants qui passent plus de temps à écumer les discothèques qu’à réviser, il faut relativiser quand je parle de déco. Ça se résume à un tableau érotique et une tenture colorée.

— Angelo, t’es là ?

Quelqu’un nous a cambriolés. Oui, c’est sûrement ça. Mais comment est-il entré ici ? Mystère.

— Bon sang…

Une partie de moi a compris et s’effondre, l’autre cherche encore quelle fenêtre a été brisée. Aucune, évidemment. Ne reste qu’un bout de papier sur la table qui nous sert de range-bazar et de support pour emballages de fast-food. Mes pieds m’y traînent, mon cerveau est déjà ailleurs, mon corps refuse et se crispe. Quelques mots griffonnés dans un français approximatif, mon cœur qui s’arrête et la lettre d’Angelo qui tremble entre mes doigts ; ne manque plus qu’une mélodie jouée au piano pour que la terre entière se suicide avec moi. Il est parti. Il s’est tiré. Personne ne l’a kidnappé, non, il s’est barré avec le type qu’on baisait tous les deux. Rien que ça. J’en chialerais, mais je reste planté comme un con à lire et relire ses derniers mots.

« Toi et moi, on ne vie plus comme avant despuis quelque temps. Ce n’est plus pareille. Pedro est venue me chercher, je crois que on s’est trouvé tous les deux. Je suis désolé. »

C’est tout. Il n’a même pas signé. Il n’y a que ça et en plus son message est truffé de fautes.

Pourquoi est-ce que je ne pleure pas ? Je devrais craquer, tomber à genoux, déverser sur le sol toutes les larmes de mon corps. Je sens que ça éclate à l’intérieur, mais rien ne sort. Ma gorge se noue, mes dents se serrent, je vais finir par me péter une molaire. Espèce de petit merdeux. Forcément, Pedro, c’est moi il y a deux ans, quand nous nous sommes rencontrés tous les trois. J’avais enchaîné les petits boulots, j’étais arrivé en Espagne avec du pognon plein les poches et une grosse envie de le dépenser en cocktails, drogues et soirées privées. À la base, j’étais censé étudier la littérature hispanique. Ça ne coule pas de source, vu comme ça, donc je le précise.

Angelo, il a toujours aimé le fric. Je savais que si un jour je finissais ruiné, c’en serait terminé de notre idylle. Il a dû apprendre pour mes dettes, d’une manière ou d’une autre. Peut-être que ça m’aide à avaler la pilule. Dans le fond, il n’y a pas de surprise.

Mon quotidien effréné a du mal à comprendre ce gros « stop », en revanche. J’avais tout prévu : on aurait baisé, on serait allés à la plage, on aurait poursuivi en soirée chez je ne sais qui, on serait rentrés à six heures du matin demain avec plus d’alcool que de sang dans les veines. On aurait vécu ces retrouvailles dans le bruit et la luxure. Tu parles…

Face à moi, un meuble télé vide. Angelo a embarqué ce qu’il pouvait, bien sûr. Quel type en aurait plaqué un autre sans profiter d’un peu d’argent de poche pour se payer un cacheton ou deux avec son nouveau mec ? Je m’assieds sur le canapé élimé et fixe le mur pendant un temps qui me paraît court et long à la fois. Il n’y a plus rien. Enfin, si. Il y a ma mère. Sa voix tourne en boucle dans mon crâne, je commence à avoir mal à la tête et la serre entre mes mains.

« Les hommes sont tous des benêts, ne t’attache pas ».

« Tu ne feras pas ta vie avec un garçon qui ne pense qu’à ta bite ».

« Tu ferais mieux de le larguer avant qu’il le fasse ».

Ouais, elle est comme ça, ma mère. Toujours très sympa, elle adore remonter le moral, ça se voit ? Peut-être bien qu’elle avait raison. J’ai tout plaqué pour ce petit con. J’ai passé plus de temps avec lui qu’avec n’importe qui d’autre dans cette foutue vie. Je lui ai accordé le droit de vivre avec moi, je lui ai confié mes jours et mes nuits, il est le premier à avoir partagé plus que mon pieu. Et aujourd’hui, tout ce qu’il reste de nous, c’est Pedro.

 J’ai envie de dégueuler, mais c’est comme les larmes : la bile reste bloquée quelque part entre mon bide et les chiottes. Je suis obligé de me forcer, m’enfoncer un doigt dans la bouche pour dégobiller enfin. Même là, il n’y a rien. C’est douloureux, cependant. C’est toujours ça de pris. Au moins maintenant, je sais pourquoi je chiale. Recroquevillé par terre, le dos contre le mur de la minuscule salle de bains dans laquelle je ne tiens même pas les jambes allongées, je fixe la cuvette, hagard.

Je le hais. Je le hais de me faire ça à moi, de me faire ça comme ça, de me faire ça aujourd’hui. Je lui éclaterais le crâne contre la façade de sa putain de boîte de nuit si je ne risquais pas un lynchage public en bonne et due forme par tous ses potes aussi barges que lui ; tous ces drogués qui ont transformé ma vie en ce qu’elle est à l’heure actuelle.

En fait, non, c’est à cause de moi que je suis devenu comme ça. Personne ne m’a mis de couteau sous la gorge. Je me suis vautré dans les emmerdes, roulé dedans, j’y ai pris mon pied tout seul comme un grand. Un grand débile.

Le téléphone sonne. Je quitte les toilettes en traînant des pieds et décroche sans vérifier qui appelle. Si c’est ma mère, je lui raccroche au nez.

 Salut, mec. T’es rentré en Espagne ?

Le gars à l’autre bout, c’est Rafael, un ami madrilène. Lui aussi je l’ai connu en soirée, à la différence qu’il est sérieux, n’enchaîne pas les gonzesses, a une situation stable et ne s’enquiquine pas de morpions dans le genre d’Angelo.

— Ouais.

— J’ai eu le temps de passer à la librairie, acheter le livre que tu voulais. C’est pour ton examen ? C’est quand ? Je peux venir ce week-end à Barcelone. Vous serez disponibles ?

Mon examen. Ça m’était sorti de la tête. Je crois qu’il est déjà passé et que j’ai oublié d’y aller. Ma mère ne comprend rien à la fac, j’invente un planning pour qu’elle me fiche la paix. Pour la validation des crédits en présentiel, cependant… adieu, je n’existe plus. De toute façon, j’étais déjà à deux doigts de tout plaquer. Ça me servira de bonne excuse.

C’est la fin de sa phrase qui me reconnecte à Rafael. Il attend une réponse.

— Il est parti.

J’ai laissé échapper ces mots sans réfléchir. Un gros blanc s’installe entre nous. Rafael n’a peut-être rien compris à ce que je raconte. Mes doigts tripotent une écharpe qui traînait là depuis cet hiver. Les fils s’enroulent tout autour, je n’arrive plus à démêler mon nœud.

— Comment ça, parti ?

J’ai envie de raccrocher, de lui répondre qu’il a mal entendu. Je suis déconnecté. Complètement. Les minutes défilent et je les regarde d’un œil extérieur, à côté de mes pompes. On dirait qu’on m’a drogué et que j’assiste à mon overdose. C’est plutôt crade comme sensation.

— Parti. Avec Pedro.

Rafael retient de justesse un juron. Deuxième long silence pesant. On s’enlise.

— Je viens samedi, ça te va ?

— J’en sais rien, soupiré-je. Ça va être le bazar. J’ai plus un rond, je ne peux pas payer le loyer tout seul. Je pense que je vais rendre l’appart.

— Et la fac ? Fais pas de connerie, Jesse.

C’est drôle comme mon cerveau ne me renvoie qu’à des préoccupations purement matérielles. À aucun moment je n’ai envie de me jeter du haut de l’immeuble, non. Tout ce à quoi je pense, c’est comment ne pas finir sous un pont dans trois jours. Soit c’est une technique ancestrale, une sorte d’anesthésie momentanée pour que je puisse supporter le choc, soit je n’ai pas encore compris ce qu’il se passait, ça va me revenir dans la tronche dans un mois et, là, je vais vraiment en chier. À mon avis, j’aurai droit à un joli combo de l’option A et de l’option B.

— J’en sais rien, répété-je. Écoute, je viens de rentrer. Je peux te rappeler ? Je n’ai pas eu le temps de me poser, j’ai besoin de réfléchir. La fac, c’est plus tellement une priorité. Il va me falloir un boulot.

— T’as appris la nouvelle quand ? Si t’as besoin de fric, tu me le diras avant de faire la manche ?

Petite précision : Rafael, c’est l’équivalent de mon ange gardien. À chaque fois que j’ai merdé, il a rattrapé mes bourdes. Question d’argent, je veux dire. Je me suis retrouvé dans de sales draps une fois ou deux et il s’est échiné à me sortir la tête de l’eau. Pourtant, je me serais bien laissé couler.

Le problème, c’est que je suis le genre de mec qui abandonne quand les autres le lâchent. J’ai besoin d’eux pour me sentir vivant. S’il n’y a personne qui me botte les fesses, je ne suis plus que mon ombre : invisible, inutile. « Tu ressembles à ton père quand t’es comme ça », marmonne ma mère dans ces moments-là. Dans sa bouche, c’est la pire insulte.

— Il y a une demi-heure. T’as pas à me filer des thunes, tu m’as déjà assez dépanné.

— Ah. Écoute, Jesse… T’as toujours été réglo. Si t’as besoin de deux loyers, je peux te les avancer. Réfléchis, mais ne décide de rien sur un coup de tête. Laisse au moins passer la nuit, d’accord ?

— Ouais.

— Ça va aller ?

— Ouais.

Non. Pas du tout, non. Mais il bosse, lui, il ne peut pas traverser la moitié du pays du jour au lendemain pour me serrer dans ses bras comme s’il était le papa d’un gamin qui se serait fait un bobo.

— Courage.

Il attend que j’appuie sur le petit bouton rouge. La gorge nouée de nouveau, je ne réponds pas et mets fin à la conversation.

Est-ce que demain sera pire ? Est-ce que j’aurai réalisé ? Réagi ? Est-ce que j’aurai encore plus envie d’éclater la tronche d’Angelo ou est-ce qu’au contraire, je ressemblerai à ces mecs prêts à ramper aux pieds de leur ex ? Je prie pour ne devenir ni l’un ni l’autre, m’autorise une douche express avec le fond de savon qu’il a laissé – merci, crevure – et m’écroule dans ce lit trop grand pour moi tout seul. C’est un cauchemar. Seulement un cauchemar. Vivement demain que je me réveille.

Chapitre 2

 

Le principal problème avec les gens comme moi, c’est qu’on ne sait jamais s’ils sont sérieux ou s’ils surjouent. Là, par exemple, si l’on me demandait dans quel état d’esprit je me trouve, je répondrais que je suis vide de l’intérieur et que j’ai envie qu’on m’arrache le cœur pour ne plus jamais ressentir quoi que ce soit pour un garçon. Pourtant, de l’extérieur, je ressemble à n’importe quel type de vingt-cinq piges qui vient de foutre sa vie en l’air : les mains dans les poches, les dreads attachées n’importe comment, des baskets qui ont trop vécu et un sac à dos qui tombe un peu trop bas. On ne dirait pas un homme, mais un collégien. Qui aurait redoublé quarante fois.

— Maman ?

Choquée de me trouver sur le pas de la porte, ma mère arrive en courant, encore enroulée dans son peignoir. Ses yeux menacent de sortir de leurs orbites, mais j’ignore encore s’il s’agit de l’effet de surprise ou d’une fureur qui va m’exploser à la figure dans trois secondes.

— Mon fils, qu’est-ce que tu fais ici ? Tu ne devais pas reprendre l’école pour les examens ? Qu’est-ce que tu as encore inventé comme bêtise ? Santa Mãe de Deus, mas o que eu fiz ?[2]

Je déteste quand elle se met à se lamenter en portugais. On dirait qu’elle prêche dans une église évangélique pour que Dieu accorde ses bonnes grâces à son pauvre fils trop turbulent. J’y peux rien, j’ai toujours été hors des clous. Mauvais élève, bagarreur, casse-cou, impulsif. Je dois sûrement tenir ça de mon père. Elle a carrément allumé un cierge pour Le remercier, le jour où elle a appris que j’étais accepté en fac de lettres. C’est dire à quel point elle y croyait…

— Les examens ont été repoussés.

Et oui, je suis aussi menteur par-dessus le marché. Si avec ça je ne finis pas en Enfer, c’est vraiment que Dieu m’aime beaucoup, beaucoup.

— Tu te fiches de moi, Jesse ?

Oui.

— Non.

En fait, mon mec m’a plaqué pour se tirer avec notre plan cul, j’ai presque mille euros de dettes et la moitié de découvert, mais j’ai traversé l’Espagne et la France pour te demander l’asile tellement j’ai envie de me flinguer.

Évidemment, ce n’est pas du tout ce que je lui dis.

— J’ai confondu les périodes de révisions avec la fac en France. Je repars dans une semaine, t’inquiète.

— Tu veux me faire avaler ça ? Ne me prends pas pour une idiote, Jesse ! Je n’en peux plus de toi ! Pour une fois tu as lancé, il faut encore que tu arrêtes ?

Ça a beau faire trente piges qu’elle vit ici, ma mère a toujours eu des petits soucis avec la langue française. Son accent à couper au couteau suffit en général à effacer ses fautes quand elle remplace le verbe être par le verbe avoir.

J’ai beau ne pas m’entendre à merveille avec elle, il faut avouer que c’est une femme forte et indépendante. Elle a géré sa vie seule depuis très jeune, au Brésil déjà. En France, elle s’est démenée pour m’offrir une enfance décente. Je n’ai jamais manqué de rien, à part de son amour de temps en temps. Et d’un père qui s’en est pris plein les oreilles.

— J’ai tout validé jusque-là, t’inquiète pas.

— Oui, avant ce Angelo. Tu ne fréquentes pas les bonnes personnes, mon fils. Tu m’as exaspérée.

— Tu m’exaspères, rectifié-je en marmonnant dans ma barbe.

— Arrête de me répondre et va faire les courses puisque tu es là et que tu sais si bien parler.

J’ai à peine franchi le seuil qu’elle me fout dehors avec un billet dans les mains. L’histoire de ma vie.

— Tu veux quoi ? crié-je derrière la porte déjà fermée.

— Pour manger.

Oui, ça, je m’en doutais un peu. Quand je dis que j’ai l’air d’un ado…

Exténué par le voyage en bus depuis Barcelone, je ravale mes répliques amères et déambule dans les rues. Des façades maussades, un ciel grisâtre, des nuages prêts à exploser ; là au moins, on est raccord, le ciel et moi. J’ai réussi à ramener une cartouche de cigarettes et m’enfume le cerveau tout le long du trajet. Il se met à pleuvoir quand j’arrive devant la supérette.

Bien élevé, je salue le gérant d’un signe de la main. Si je commence à bavarder, il ne s’arrête plus et je vais rester là-dedans quarante minutes pour trois tomates. Je ne sais même pas quoi acheter. À l’appart, avec Angelo, on ne mangeait pas grand-chose de sain et d’équilibré. Pas que les petits plats brésiliens soient légers, mais la lubie de ma vieille depuis quelques années, c’est de cuisiner français. « Comme à la télé ». L’épicier converse en arabe avec un client. Je ne comprends rien, mais en profite pour faire le tour, et remplir un panier de légumes et de plats surgelés déjà préparés. Oui, parce qu’un jour sur deux, elle a la flemme.

C’est souvent moi qui me suis tapé les courses, alors j’ai vite appris à compter pour arriver en caisse avec un total le plus proche possible du billet qu’on m’a refilé. À trois centimes près, aujourd’hui. Je m’en tire bien.

J’emprunte sur le retour le même chemin qu’à l’aller ; du goudron défoncé et des trottoirs où l’on aurait vite fait de se casser une cheville. En arrivant, je constate que ma mère est habillée, maquillée, et astique les meubles en chantonnant. Elle doit avoir un rencard avec son mec.

— Tiens, tu es là enfin. Viens, on va parler tous les deux, Jesse.

J’ai rien dit, on oublie le rencard. C’était juste une façon de se détendre avant de me hurler dessus. Son regard assassin me fixe tandis que je range mon bazar entre le congél’ et le frigo. Pour la première fois depuis hier, je peux enfin quitter mes baskets. Je rêve d’une douche.

— Pourquoi tu es là ? demande-t-elle en plaquant les poings sur ses hanches.

— Dis-le si je t’embête…

Je m’installe sur le canapé, éreinté, la tête comme une bassine. J’aimerais dormir, aussi.

— Jesse. J’étais fière de toi pour l’école, tu sais ? Pourquoi tu gâches tout ? Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je n’ai pas dit que j’avais abandonné.

— C’est moi qui reçois ton courrier !

Ah oui. Oups. Elle me secoue une lettre sous le nez, furieuse. J’en peux plus des lettres. La prochaine que je vois, je la crame.

— Je vais chercher du travail.

— Ah oui ? Du travail de quoi ? Tu vas donner des cours alors que tu n’as pas de diplôme ? Tu veux faire quoi, mon fils ? Je ne te comprends pas. Tu as arrêté pour ce garçon ? Il te demande de l’argent ? Tu préfères profiter et t’amuser plutôt que construire ton avenir, non seulement ça m’inquiète, mais en plus ça me met en colère ! Je croyais en toi et tu me déçois beaucoup.

Je n’ai pas le temps de répliquer qu’elle poursuit en portugais, beaucoup plus à l’aise. Là, ça fuse. C’est marrant comme elle se lâche quand ça coule tout seul.

Si j’avais du blé, je crois que je me serais barré. En Alaska. Non, pas en Alaska, j’en ai déjà ras le bol de la grisaille parisienne, hors de question d’avoir froid toute l’année. Au Mexique. C’est bien, le Mexique. Peut-être que je me sentirais plus moi-même ailleurs qu’ici, entre ces barres d’immeubles que je ne peux plus voir en peinture.

Il faut dire que Barcelone, c’était plus un rêve qu’autre chose. Les cours de littérature, ils sont dispensés dans n’importe quelle fac de n’importe quel pays, mais c’est là que je voulais aller. Une façon de vivre ma jeunesse à fond. Si j’avais su que je regretterais à ce point…

— Jesse, tu m’écoutes ?

Non.

— Je peux aller me doucher ?

Et dormir. Et ne plus jamais me réveiller.

Je dois afficher une mine pas possible, parce que les sourcils de ma mère retrouvent leur position initiale.

— Va. Je veux voir ce soir les entreprises chez qui tu auras envoyé ton CV aujourd’hui.

J’écarquille les yeux, stupéfait. Il est seize heures. Elle croit vraiment que je vais m’occuper de ça là, tout de suite, maintenant ? C’est pas croyable d’avoir une vieille pareille. Je n’existe pas, sauf quand il faut me tomber dessus.

— Ouais, ouais. À toute.

— Meu Deus, l’entends-je marmonner en m’enfermant dans la salle de bains.

Quand elle m’énerve comme ça, j’ai la sensation de retomber vingt ans en arrière, d’être un gosse auquel on doit tout expliquer, qu’on met en garde toute la journée, qu’on surprotège. Mes préoccupations ne tournent cependant pas qu’autour d’un CV que je n’ai jamais écrit. Il va falloir vendre les meubles, en priorité. Quitte à demander à un ami de s’en charger sur place, pour m’éviter des trajets. Envoyer un courrier pour mettre fin au bail, aussi.

Les mots de Rafael résonnent entre le bruit de l’eau et ma mère qui pousse la chansonnette dans le salon. Si j’accepte son fric et si je le rembourse petit à petit, ça me laissera le temps de voir venir. De trouver un boulot. Je ne sais même pas par où commencer. J’ai sommeil, j’ai la dalle, je n’ai rien avalé depuis mon départ de Barcelone. Même sur la cigarette, je vais devoir rogner. Ce n’est pas le moment de claquer de l’argent là-dedans.

La douche a au moins le mérite de détendre mes muscles, à défaut de mon esprit. Je me sens moins mal. Mes neurones carburent, eux. Je devrais appeler Diego. Je l’ai dépanné sur certains cours au début, quand j’étais encore assidu. On a picolé ensemble une fois ou deux. Il acceptera peut-être de m’aider pour les meubles. Oui, c’est une bonne idée, ça ! Appeler Diego.

— Jesse, l’eau chaude ne coule pas par le Saint-Esprit, sors de là avant de me coûter cher !

Urgence numéro deux : trouver un boulot le plus vite possible pour me tirer d’ici. Je ne supporterai pas ma mère encore trois mois. Peut-être dans un hôtel. Je parle français, portugais et espagnol, je baragouine quelques mots d’anglais, assez pour qu’on ne fronce pas trop les sourcils quand je parle. Ça devrait être jouable, un hôtel.

— Jesse !

— Oui, c’est bon, je sors.

Ou dans un bar. Je ne suis pas maladroit, comme type. Peu de risques que je renverse un plateau de tapas.

J’ai oublié de prendre une serviette. Elle va m’arracher les dreads si j’utilise la sienne. Je tape des pieds sur le tapis pour éviter de tremper tout l’appartement et trottine jusqu’à ma chambre, en priant pour qu’elle reste dans le salon.

Raté.

— Jesse, bon sang, je nettoie par terre ce matin et il va avoir de l’eau partout.

Elle réussit à me frapper les fesses avec le bout de son balai avant que je ne m’enferme dans mon ancienne chambre en râlant.

— Je sors boire un café avec une amie, je vérifie tes envois en rentrant. Tu ne me prendras pas pour une idiote deux fois de suite, mon garçon ! C’est terminé, je te le dis. Si tu veux manger, il reste du riz de midi, sinon tu te débrouilles. À tout à l’heure ! J’ai besoin de prendre l’air, tu m’as déçue, tu sais ?

— Ça fait dix fois que tu le dis, j’ai bien compris que j’étais un cas désespéré, t’inquiète.

— Ça ne me fait pas rire !

— Moi non plus.

La porte claque. Je me retrouve seul avec mon lit, un petit bureau et une armoire presque vide. La plupart de mes fringues sont entassées dans ma valise. J’ai le corps en vrac et le cœur en morceaux. Seule ma tête tient la route et parvient à penser, par je ne sais quel miracle.

Encore humide, les cheveux dégoulinant de flotte, je m’affale sur le matelas, ma paume plaquée contre mon front, comme si ça pouvait m’aider à réfléchir. La déception de ma mère sera pire si elle apprend la véritable raison de mon retour. Le mieux serait de faire le mort, mais dans le même appart et tant qu’elle ne passera pas les trois quarts de son temps chez son mec, ça s’annonce compliqué. J’aurais pu jouer la carte de la pitié, lui balancer que je me suis fait plaquer comme la dernière des merdes, mais je n’ai pas la force de supporter son avis sur Angelo. On avait notre vie, peut-être pas la meilleure, mais c’était la nôtre.

Instinctivement, j’attrape mon portable pour fouiller les réseaux sociaux. Il m’a viré de là aussi. Il me connaît bien, tout compte fait. Il savait que j’allais fouiner.

Le sommeil me rattrape, ou alors ça vient de ce petit côté réconfortant, quand on retrouve la chambre de son enfance. Nous avons toujours vécu ici avant mon départ. Vingt-cinq ans dans cette piaule, qui aura vu défiler mes posters, mes affiches, mes livres, mes rêves et mes espoirs. Le sentiment de solitude qui ne m’a pas quitté depuis Barcelone s’intensifie. J’ai la dalle, pourtant aucune envie de manger. Je suis crevé, mais je n’arrive pas à dormir plus de deux heures d’affilée. J’aurais dû être sérieux jusqu’au bout. Tenir le coup encore deux ans. Je me sens tellement stupide. J’ai frimé et voilà où j’en suis aujourd’hui. Retour chez maman. Si mon ego n’était pas déjà brisé, il se serait suicidé.

Je n’imagine pas la suite de ma vie. Je n’y arrive pas. Tout ce qui m’éclairait a disparu du jour au lendemain. Combien de fois est-ce que j’ai remonté le moral des copains et des copines après une rupture ? Je ne me souviens plus de ce que je leur servais comme discours. Rien de très intelligent, certainement. Des paroles en l’air, que je pensais sur le coup et qui désormais me paraissent aussi fades que l’avenir qui se dessine, sans le seul type qui faisait vibrer mon quotidien.

Est-ce que c’est pour ça que ma mère ne s’est jamais remariée ? Est-ce qu’elle a toujours su que l’amour, c’était de la merde ? Ou alors peut-être que c’est pour les autres, pour les gens bien. Pour ceux qui font attention à leurs moitiés, qui leur écrivent des mots d’amour, qui s’offrent des fleurs et des chocolats, qui s’aiment avec sincérité. Est-ce que j’aimais Angelo ? Je ne m’étais jamais posé la question avant que la vérité ne me tombe sur le coin de la figure. C’était bien de ne pas réfléchir à ça.

Appeler Diego, me rappelle ma cervelle. Ni une ni deux, j’inspire un grand coup et compte les sonneries jusqu’à ce que résonne une voix grave et posée. Ce type est toujours tranquille et il ne fume rien. C’est un mystère.

— Salut, Jesse. Dis, on ne te voit plus à la fac, t’as pris le large ou quoi ?

— Salut. Ouais, tu l’as dit. Écoute, je peux te demander un service ?

— Dis toujours.

Je lui explique la situation en la résumant grossièrement. Pas une seule fois il ne me coupe la parole, et à la fin de mon monologue, il a l’air d’hésiter. Merde. J’avais pas pensé que ça l’embêterait. Est-ce que je suis égoïste à ce point ?

— Je suis désolé pour Angelo. J’ai un oral cette semaine, donc je vais réviser à fond, mais si ça peut attendre le début du mois prochain, je devrais pouvoir t’aider.

— Pas de souci, de toute façon, je n’ai pas encore publié les annonces sur Internet. Si tu connais des gars de la promo que ça peut intéresser, ça me va aussi. Au moins ce sera utile à tout le monde.

— Je vais voir ce que je peux faire. Et pour les clefs ? Comment je suis censé récupérer ton bordel ?

C’est si joliment dit que ça m’arrache un sourire. Bon sang. J’avais plus souri depuis… longtemps. Depuis la dernière fois que j’ai mis les pieds chez ma mère, en fait.

— Il y a une grenouille accrochée à la sonnette. Tu l’enlèves, tu secoues un peu, la clef est dedans.

 T’es carrément barge.

— Merci.

Le blanc qui s’installe me rappelle ma conversation avec Rafael. Je la sens venir, la petite phrase de conclusion…

— Ça va aller ? T’as l’air à l’ouest, un peu.

Voilà.

— Ouais. T’inquiète. Je vais me coucher, je viens de rentrer en France. On se tient au jus ?

Je le remercie à peu près dix fois avant de raccrocher et m’effondre pour de bon, exténué. Il faut vraiment que je dorme.

Chapitre 3

 

Le paysage qui défile ne change pas trop quand la voiture franchit la frontière entre la France et l’Espagne. La plupart des gens qui viennent ici font le plein d’alcool et de cigarettes avant de reprendre la route en sens inverse. Le dos en compote, sur une banquette arrière étroite et le crâne qui cogne parfois contre le haut de la vitre, je me penche pour regarder par la fenêtre. On ne voit ni mer ni palmiers, seulement une zone tristouille qui ne ressemble pas du tout à la chaleur espagnole. Ce n’est que plus au sud que l’on commence à saisir cet air si particulier, celui qui me fait me sentir chez moi ici, plus qu’à Paris.

La cohabitation avec ma mère s’est soldée par un cuisant échec. Je n’ai tenu que deux semaines et nous nous sommes disputés à peu près du matin au soir. Seule interruption, les moments qu’elle s’octroyait avec ses copines ou chez son mec. Par conséquent, me voilà à enchaîner les covoiturages jusqu’à Madrid. Le premier m’a conduit à Lyon hier soir. J’ai dormi dans un bus jusqu’au sud de la France, soit à peine quelques heures de repos, avant d’embarquer de nouveau pour l’Espagne, cette fois. Un arrêt à quelques kilomètres en milieu de matinée, puis me voilà désormais passager de deux Madrilènes. Coup de bol.

Le plus dur mentalement, c’est de dépasser Barcelone. La simple vision du panneau sur l’autoroute me fout la gerbe. Vraiment, à plusieurs reprises, j’ai failli demander qu’on fasse une pause pour dégobiller. C’est dingue de se rendre malade comme ça pour un type qui n’en a plus rien à cirer et donne son cul à tous ceux qui passent. Pedro était plutôt ouvert, cela dit. Ça ne doit pas le déranger, pas plus que moi à l’époque. Au moins, nos ébats étaient pimentés. Peut-être qu’avoir un copain, un seul, et s’y tenir, ça me conviendrait mieux. Il faudrait que j’essaie pour voir. Quand j’aurai oublié cette enflure.

J’ai peur que ce soit chiant, en fait. Qu’on s’ennuie. Que ça manque de peps. Enfin, je n’en sais trop rien. Et je suis trop fatigué pour réfléchir.

— On s’arrête un moment pour boire un café et fumer une clope, m’informe le conducteur.

Parfait, idéal pour me requinquer ! Je suis le premier à sauter de la voiture quand il se gare.

Rafael m’a proposé de m’héberger un temps, au moins jusqu’à ce que mon compte en banque ne m’insulte plus quand je le consulte. Ce type, c’est la chance de ma vie. Je peux assurer que le jour où il se trouvera une nana, je vais la surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour être certain qu’elle est assez bien pour lui.

Non, ça va, je ne me sens pas trop psychopathe quand je dis ça. Enfin, un peu.

Le café, c’était du rapide. Ils n’ont pas l’air de prendre leur temps, ces deux-là. J’ai cru comprendre que sa compagne avait mal à la tête. Ou la nausée, je ne sais plus. Peut-être les deux. Lui est petit et roux ; elle, grande et brune. Si elle est enceinte, je me demande à quoi ressemblera le morpion.

— C’est reparti ! lance Monsieur avec un grand sourire. Dites, vous venez à Madrid pour les études ?

— Voir un ami.

Le prochain qui me parle de la fac, je l’étripe.

— Vous êtes français ?

— Oui.

Il semble que je me sois endormi, parce que quand je regarde par la vitre de nouveau, le paysage s’est transformé. Tout est plus sec, plus aride. Il y a moins de bâtiments, l’architecture ayant laissé place à un défilé de petites montagnes hérissées d’arbres et couvertes d’herbe jaunie par la chaleur et le soleil. De temps à autre, des cultures tranchent par leur vert plus saturé, pimpant, presque. Je me permets d’ouvrir la fenêtre, pour finir de me réveiller autant que pour mieux admirer la vue.

On m’a souvent dit que j’étais chanceux comme mec. Parfois, j’ai comme un doute. Pour s’approcher de la réalité, je dirais plutôt que plus je suis dans la mouise, plus j’ai de la chance, en effet. Le reste du temps, pas trop. Mais bon, j’aurais pu naître au Brésil, grandir dans une favela, vouloir émigrer aux États-Unis et me faire fusiller par un Blanc. Ça permet de relativiser, n’est-ce pas ?

— On ne va plus tarder, m’informe Madame.

— Super, merci.

Nous avons franchi des vignes, bénéficié d’un panorama sublime sur Las Sierras, et voilà que tout un tas d’édifices moins sensationnels que le paysage aride des environs pointent le bout de leur nez. Tant pis, au moins on arrive.

Je suis fracassé. Je me suis tiré avec la totalité de ma vie contenue dans une valise et un sac à dos. C’est flippant. Diego a réussi à fourguer la plupart des meubles à des copains de promo. Les autres, je les ai affichés sur tous les groupes possibles et imaginables des réseaux sociaux, puis dans les petites annonces. Dieu merci, je m’en suis débarrassé. Je m’en sors plutôt pas mal : assez pour me payer le trajet en voiture, un fast-food sur une aire d’autoroute entre les différents covoiturages et j’ai même acheté des chaussures. Des vraies, des chaussures d’homme, pas des baskets. Sait-on jamais, si je trouvais un job rapidement… Ce ne serait pas le moment de tout faire capoter en arrivant fringué comme un kéké des plages.

— Je peux descendre ici, je crois que le métro n’est pas loin. On doit se rejoindre dans ce quartier.

— On ne t’avance pas un peu plus ? Avec la valise, ça ira ?

— Oui, oui. Merci beaucoup ! Au revoir !

Nous nous quittons sur un dernier signe de la main et je zigzague de rue en rue, téléphone dans une main, bagage dans l’autre, à la recherche de notre point de rencontre avec Rafael. Il fait plus chaud ici qu’à Paris.

À Madrid, tout me paraît immense. Le temps que mon téléphone se repère, je lève le nez sur les hautes façades qui se dressent au-dessus de ma tête. De quoi se sentir infime, minuscule, une fourmi qu’on écraserait sans prendre garde. J’apprécie l’architecture des bâtiments, cependant. Un mélange de néo-classique et de constructions plus contemporaines, des balcons partout – en tout cas, là où je me trouve –, des colonnes et des frontons.

— Jesse ?

La voix de Rafael m’arrache un frisson. En un mot, il me donne envie de me jeter dans ses bras, d’éclater en sanglots, de le remercier, de l’embrasser, et tout cela à la fois. Mon ange gardien. Je n’en fais rien, cependant, et me contente d’une bise chaleureuse. Il n’a pas idée à quel point il me sauve la vie.

— Merci pour tout, soufflé-je avant même un bonjour.

Il me dévisage, visiblement inquiet. Rafael, c’est un peu mon contraire. Des cheveux bruns en pagaille, des yeux verts qui font tomber les filles comme des mouches, un tempérament calme et posé, jamais un mot plus haut que l’autre.

— Comment est-ce que tu te sens ?

— Ça va. Mieux, disons, depuis que tu es là.

J’ai moins envie de crever, mais ça aussi je le garde pour moi. Le petit problème de Raf, c’est qu’il panique vite quand quelqu’un va mal. Son frère cadet s’est suicidé il y a cinq ans. Je crois que ça l’a rendu parano, mais, à sa place, je serais sans doute pareil.

— T’as maigri, non ?

— J’ai zappé mes séances de sport et je ne baise plus, ça joue, tenté-je sur le ton de la plaisanterie.

— Tes meubles ?

— Vendus. Je me suis débrouillé pour n’avoir que deux mois avant la rupture du bail au lieu de trois. L’appart est vide, je n’aurai plus qu’à passer faire un brin de ménage avant de le rendre. Du coup, je peux te payer un loyer.

— On parlera de ça à la maison, je t’ai déjà dit que je faisais ça pour t’aider. Je n’ai pas besoin de fric. Viens, le métro est par là.

Je le suis, sage et discipliné. Ma mère serait jalouse et furieuse de voir comme je peux être sympa avec d’autres qu’elle.

— Tu habites loin ?

— Non, cinq minutes d’ici.

Il n’a pas menti. Quatre minutes de métro et trente secondes de marche, nous atterrissons dans une petite rue absolument charmante, où tout le monde a suspendu des pots de fleurs aux balcons. Certains immeubles arborent même des décorations baroques sur la façade. Ça en jette.

— T’as un balcon ?

— Ouais. Si tu veux fumer, ce sera dehors, d’ailleurs. Pas d’odeur de tabac à la maison.

— Très bien, pas de problème.

Si j’avais eu un grand frère, j’aurais aimé qu’il soit comme Rafael. Prévenant, un peu papa poule, drôle et sérieux à la fois. En ouvrant la porte d’entrée, il m’adresse un sourire… de soulagement ? Est-ce qu’il avait peur que je ne vienne pas ? Ou alors j’ai l’air dépressif et il a hâte de m’attacher au canapé ?

— Bienvenue chez toi. J’ai réorganisé le salon pour que tu puisses avoir un espace à toi. Le petit clic-clac là-bas, c’est le tien, mais je trouvais ça plus sympa qu’on se mate des films ensemble alors j’ai quand même conservé mon canapé et déplacé le bazar. J’ai vidé les tiroirs du bas de la bibliothèque, ils sont assez larges pour que tu puisses y ranger tes fringues. Dans la salle de bains, j’ai ajouté une serviette, la tienne ce sera la bleue et moi, la jaune. Viens, je te fais visiter. Pose tes affaires.

J’ai un million de fois plus envie de chialer. Si je m’écoutais, je lui baiserais les pieds en sanglotant. Ce mec est un amour. Même chez ma mère, je n’ai plus de serviette de bain quand j’arrive. Il a repensé tout l’espace de son appartement pour que je ne me sente pas à l’écart tout en ayant un petit coin à moi. C’est la plus belle preuve d’amitié du monde. La gorge serrée sous le coup de l’émotion, je ne trouve rien à répondre et suis Rafael dans la cuisine, puis la salle de bains, les toilettes, un saut rapide dans sa piaule et enfin le balcon. Si je devais apprendre à dire je t’aime, ce serait avec lui que je voudrais m’entraîner.

— Je vais nous préparer deux cafés, je reviens.

Il faut que je parle. Au moins que je le remercie, encore une fois, et que j’arrête de rester muet comme un idiot. Il doit se demander ce qu’il me prend, où est passé le type drôle et sûr de lui qu’il a connu quand on se torchait sur la plage à moitié à poil. Même moi, je me demande où il est.

— Je peux fumer ?

Voilà les mots qui franchissent mes lèvres quand il arrive avec nos tasses. Il acquiesce d’un hochement de tête et me dévisage de nouveau quand j’allume une cigarette.

— Écoute, commence-t-il d’une voix hésitante, il faut qu’on mette un truc au clair. Je ne te demande pas de fric pour vivre ici, à l’exception du remboursement des loyers que j’ai payés à ta place. Vraiment. Je ne suis pas ton père, je ne suis pas ton proprio, OK ? Et si t’as pas envie de parler, je peux comprendre. Par contre, la seule chose que je te demande en échange de tout ça, c’est d’être réglo. Tu te trouves un taf, tu arrêtes de picoler et de claquer tout ton fric dans des cachets à la con, et je ne veux pas avoir à venir te chercher dans une merde monstre, pas même une seule fois. Pas de fête à la maison, pas de mec non plus. Tu chopes qui tu veux, mais pas chez moi. On est d’accord ?

— OK.

Ma réponse paraît le surprendre, à en juger par son haussement de sourcils.

— T’inquiète, ajouté-je. Je sais me tenir. Tu n’entendras jamais parler de moi. Je te le promets.

— Bien. Tu dois être fatigué, tu veux dormir ?

— Ça va.

Je ne dors plus, de toute façon. Mes nuits sont devenues tellement mouvementées que je me lève avec un mal de crâne affreux et des cernes plus gros que la veille.

— T’as faim ?

Voilà qu’arrive ma première poussée de honte : ouais, j’ai la dalle, sauf que je vais devoir piquer dans son frigo. Ça me met mal à l’aise. C’est une sensation désagréable, l’une des pires que j’ai connues, je crois, que d’être à ce point dépendant de quelqu’un. Je gigote sur le balcon, gêné, mais mon estomac a répondu à ma place. Sale traître.

— Moi aussi. Je commande une pizza, la flemme ce soir, ça te va ?

— Oui, oui. Merci.

Il hausse les épaules, mais j’insiste.

— Merci, répété-je. Pour tout.

— Le bar à tapas au coin de la rue cherche un serveur. C’est ton jour de chance, mon petit Jesse.

Au coin de la rue, ça oui. Je n’en espérais pas tant. Ça veut dire pas besoin de prévoir un budget transports. Question expérience, en revanche, ça risque d’être compliqué. Je n’ai jamais bossé pour de vrai. Tous mes boulots, c’était soit . J’étais déclaré une fois sur deux et ça me convenait très bien. Là, c’est la vraie vie. Celle des gens qui se lèvent le matin tout grognons, qui se couchent le soir fracassés. La seule différence, c’est que je ne ferai plus la fête le week-end. Ni les autres jours, d’ailleurs. C’est un changement radical qui mérite que j’en fasse le deuil. En route pour une nouvelle vie !

 

[1] Littéralement : des « beignets de pluie », pour occuper les enfants les jours de pluie. Beignets sucrés à la cannelle.

[2] « Sainte Mère de Dieu, mais qu’ai-je fait ? »

Code Alpha – Extrait

À tous ceux qui, comme moi, savent que nous ne sommes pas seuls dans l’univers.

Prologue

 

J’ai toujours pensé que les extraterrestres envahiraient la planète à la manière des vieux films de science-fiction que mon père regardait à la télévision le samedi après-midi, c’est-à-dire sous un déluge de rayons laser avec, en fond sonore, un opéra composé de sifflements métalliques, d’explosions bruyantes et de ronflements de moteurs à fusion.

En réalité, ils sont arrivés sur la pointe des pieds, sans faire le moindre bruit. La NASA et le SETI[1] n’ont rien noté d’inhabituel sur leurs écrans radars, les radiotélescopes sont restés sourds, aucune alerte n’a été donnée. Le calme le plus total sur les ondes. Je me souviens qu’il a fait très sombre dans la maison lorsque les premiers engins sont apparus dans le ciel. Le sol a simplement frémi sous nos pieds, les assiettes et les verres ont à peine tremblé dans le lave-vaisselle. Seul notre chat est monté à l’étage en miaulant. Intrigué, mon père est sorti sur le pas de la porte pour voir ce qui se passait. La plupart des habitants du quartier ont eu la même réaction que lui. Je l’ai très vite suivi sur le palier pour me serrer contre sa hanche.

Dehors, on se serait crus lors d’une éclipse solaire. Il ne faisait pas tout à fait nuit, mais c’était suffisant pour tromper les lampadaires de notre rue, qui se sont allumés un par un.

Tous les voisins avaient le nez en l’air. Même le chien de Mme Baker est resté planté là, sans bouger, à fixer l’étrange machine suspendue au-dessus de nous. C’était un vaisseau de la taille d’une ville, aux contours irréguliers, parcouru par un réseau très élaboré de faisceaux lumineux sinistres. Devant cet engin massif, je me suis mis à trembler. Afin de calmer mon inquiétude grandissante, mon père s’est empressé de glisser un bras dans mon dos. Lorsque nos regards se sont croisés, j’ai lu dans le sien quelque chose que je n’avais encore jamais vu auparavant : de la terreur.

J’aurais aimé qu’il me dise qu’il n’y avait rien à craindre, que c’était un grand jour pour l’humanité, que tout allait bien se passer, mais il ne l’a pas fait. Sans doute parce que chacun de ses mots aurait sonné comme un mensonge.

Soudain, tout est devenu très calme autour de nous. Je ne me souviens pas d’avoir entendu un silence aussi étourdissant au cours de ma vie d’adulte. C’était comme si tous les sons avaient disparu de la surface de la terre, comme s’ils avaient été aspirés par magie. Il y a eu, ensuite, un éclat aveuglant quelque part au loin.

Ma mère a fini par nous rejoindre avec ma sœur en pleurs dans les bras. Quand elle a prononcé le prénom de mon père, sa voix était si faible qu’on aurait dit un murmure. Ce dernier s’est alors tourné vers elle pour lui serrer la main.

J’ai su à cet instant précis qu’un événement significatif venait de se produire et que rien ne serait plus jamais comme avant.

 

[1] Search for Extraterrestrial Intelligence. Programme américain visant à détecter des signes de vies extraterrestres.

 

Première Partie

 

Cole

 

Des années plus tard

 

Notre maison est en ruine, il y a des débris partout, des arbres déracinés, des corps sans vie. Le souffle de l’explosion m’a rendu sourd d’une oreille. Quelque part, pourtant, un bébé pleure, une femme crie et un homme appelle au secours. J’ai la tête dans un étau, mais, hormis quelques égratignures et une bosse qui gonfle sur mon front, je ne suis pas blessé. Une odeur âcre de combustible brûlé m’attaque les narines et une fumée noire, épaisse, me pique les yeux. Le sol autour de moi est recouvert de tuiles, de briques, de planches. Le vent soulève des cendres et quelques feuilles de journaux noircies. Il transporte également toute une panoplie de nouvelles senteurs, comme celles des corps carbonisés, du plastique fondu ou bien celle de la terre labourée par les ogives ennemies. Parmi les débris traînent des photos prises par mon père, des dessins que j’ai gribouillés, des vêtements de ma mère et une poupée de ma sœur. C’est toute une vie qui gît, là, dans les décombres de notre maison. Ma vie d’avant. Je prends soudain conscience de ce qui vient d’arriver, du chaos qui m’entoure, de la réalité de l’événement. Sans bouger d’un pouce, je cherche des yeux les membres de ma famille. Ils sont introuvables. Sûrement morts. Soudain, une voisine s’approche de moi en m’appelant par mon prénom. Elle me caresse la joue gauche, me parle doucement. Sa main est glaciale. Je ne saisis pas ce qu’elle me dit et…

Un coup sec dans les côtes me réveille en sursaut.

— On arrive, grommelle une voix étouffée derrière un foulard.

J’ai encore fait ce même cauchemar, celui qui me hante depuis mon enfance. Les images s’imposent à mon esprit avec une redoutable clarté. Peu à peu, ma vue se fait plus nette. Les contours d’une silhouette se tenant au-dessus de moi se dessinent. Tout me revient en une seconde : l’époque dans laquelle je vis, l’endroit où je me trouve, les gens qui m’accompagnent.

— Ne t’avise pas de recommencer, Jackson, grogné-je d’une voix menaçante. Je ne suis pas un sac de patates.

— Ça fait cinq minutes que tu couines dans ton sommeil.

Je fronce les sourcils, pose un regard meurtrier sur mon camarade.

— C’est toi qui vas couiner si tu te casses pas de là tout de suite, grogné-je.

Jackson Smith me toise une dernière fois, secoue la tête en lâchant un juron que je préfère ne pas relever et se courbe pour regagner sa place.

Je reprends doucement mes esprits en effleurant mon arme. C’est un fusil à détonation ionique qui envoie de multiples rafales capables de réduire un Stiix en bouillie. Le savoir tout contre moi me rassure. Par réflexe – ou par habitude, je ne sais pas –, je vérifie que mon couteau est toujours dans son étui et qu’il me reste assez de munitions dans les poches. Par le passé, je me suis déjà retrouvé sans rien devant un de ces fumiers d’envahisseurs. Je m’en suis sorti de justesse avec une luxation de l’épaule. Ce jour-là, j’ai eu de la chance, car les Stiix sont des durs à cuire. Depuis, j’assure toujours mes arrières en ayant sur moi le plus de cartouches possible.

La route est jonchée de nids de poule et les secousses sont rudes. Je n’arrête pas de me cogner l’arrière de la tête contre les parois du véhicule tactique qui nous transporte et cela ne fait qu’aggraver ma mauvaise humeur.

— Cole ! m’interpelle soudain Ronnie, un camarade assis un peu plus loin. Attrape !

Il me lance un morphocasque, bleu nuit, fabriqué dans le même composite que nos tenues de camouflage. Muni de capteurs qui étudient la morphologie de son porteur, il épouse parfaitement la forme du crâne dès qu’on l’enfile. J’active aussitôt les différentes fonctionnalités, et de nombreuses informations apparaissent sur la visière souple et transparente, telles que ma fréquence cardiaque, mon taux de sucre, ma température…

— Merci, dis-je.

— Pas de quoi.

Ronnie renifle en cherchant à accrocher mon regard, mais je baisse le menton pour ne pas accéder à sa silencieuse requête.

Je connais Ronnie depuis deux ans. C’est le médecin-infirmier de la bande. Avant d’intégrer la Résistance, il était interne en chirurgie dans un hôpital universitaire qui a été bombardé par l’ennemi. Ronnie a survécu trois jours dans les décombres avant qu’une équipe de secours ne le trouve. À l’instar de plusieurs d’entre nous, il a perdu presque toute sa famille durant les premiers jours de l’invasion. Je crois qu’il a encore une tante qui vit près de l’ancienne frontière suisse, mais je n’en suis pas sûr. Féru de psychologie, Ronnie ne peut pas s’empêcher d’essayer de sonder l’esprit des gens qu’il rencontre, du troufion de base au plus haut gradé, ce qui lui a valu plusieurs surnoms comme doc, fouineur ou encore l’emmerdeur. Moi, je l’appelle tout simplement par son prénom, parce que j’estime qu’on a passé l’âge de se filer des sobriquets. La psychologie, ce n’est pas mon truc non plus. C’était peut-être une matière intéressante autrefois, mais à présent que les Stiix ont débarqué, je trouve qu’il y a des choses plus importantes à accomplir que d’essayer de comprendre d’où proviennent les angoisses ou les tocs de quelqu’un.

De toute façon, l’Homme a toujours été une espèce dérangée et je ne vois pas ce qu’on peut faire pour y remédier.

— Encore un de tes foutus rêves ? me questionne Ronnie.

— Je n’ai pas envie d’en parler, réponds-je.

— Ce n’est pas bon de garder ça en toi, me bassine-t-il.

Un truc que j’ai oublié de préciser à propos de Ronnie, c’est qu’il est particulièrement tenace.

— J’ai dit que je ne voulais pas en parler.

— Ça te ferait pourtant du bien de…

— Ronnie, bon sang !

J’ai fait exprès d’amplifier ma voix, histoire qu’il n’insiste plus. Ce dernier lève les mains en signe de reddition. Je me resserre sur moi-même, non parce qu’il fait froid, mais parce que je me sens quelque peu idiot de m’être emporté aussi vite et sans véritable raison. Ronnie cherche simplement à m’aider. J’aimerais lui dire que je suis désolé, sauf que les mots restent coincés dans ma gorge. Les autres font mine de n’avoir rien entendu.

L’atmosphère est tendue.

Notre véhicule continue son chemin à travers les impacts de bombes et les gravats. On roule depuis l’ouest de la France vers P’ris – Paris, autrefois. Enfin, ce qu’il en reste. Avant, il nous aurait fallu un peu moins d’une matinée pour relier la côte atlantique à l’ancienne capitale de la France, mais à cause de l’état des routes et des patrouilles de Stiix, nous ne progressons pas vite, d’autant que nous ne roulons que de nuit. Il est primordial de passer inaperçu.

Instinctivement, je jette un regard en biais vers notre précieux chargement, puis remonte lentement vers la vitre coulissante, derrière laquelle je distingue une partie du visage de Draax. Un frisson me traverse tandis que je m’attarde sur son profil. Il fixe la route éclairée par la lumière jaunâtre des phares avec un mélange de confiance en lui et de crainte d’être surpris par une bande d’envahisseurs.

Je songe à notre tentative avortée de relation. Nous n’avons jamais été amoureux l’un de l’autre, notre histoire n’ayant été que purement sexuelle, mais le fait est qu’en ces temps difficiles, nous y avons trouvé notre compte. Quand il nous arrivait de dormir ensemble, Draax me prenait toujours dans ses bras dès que je me réveillais en sueur et haletant. Je ne serais pas contre le fait qu’il me serre contre lui, là maintenant. Draax ne m’a jamais questionné sur mes cauchemars. J’imagine qu’il doit penser que ça ne le regarde pas ou peut-être qu’il s’en fiche tout simplement. C’est bien son style.

En principe, les résistants que nous sommes ne sont pas autorisés à nouer ce type de relation. Par compassion ou simplement par crainte de se mettre Draax à dos, personne dans notre entourage n’a toutefois jamais rien balancé à nos supérieurs. Et puis, entre nous, il serait malvenu de nous dénoncer alors que Jackson sort avec Sélène, l’unique fille de la bande, depuis dix-huit mois. Ronnie prétend que, dans le sud, les enfants issus des amours de deux résistants sont automatiquement séparés de leurs parents. D’après lui, il existerait des pouponnières d’État cachées sous terre, dans lesquelles on formerait les bambins à la guerre en vue d’en faire de futurs combattants. J’ai du mal à y croire, mais tout est possible à notre époque.

Je fixe tour à tour Jackson et Sélène, qui pianote sur un ordicom, l’air concentrée. Je parie qu’avec elle, ça ne se passerait pas comme ça si on essayait de lui enlever son enfant. Ami ou ennemi, il se prendrait une balle entre les deux yeux. Peu importe que ce soit pour le bien de l’humanité. Elle n’hésiterait pas une seule seconde.

Tout à coup, un choc violent fait lever l’avant du véhicule, puis l’arrière, nous secouant tous à l’intérieur. Dans l’habitacle, j’entends Ian, le conducteur, jurer avant de ralentir et de couper le moteur quelques mètres plus loin.

À l’arrière, on se jauge les uns les autres, attentifs et méfiants.

— C’était quoi, ça ? demande Jackson en retirant les écouteurs de son audiopad.

— On ne va pas tarder à le savoir, réponds-je.

Sélène rabat l’écran de son appareil.

— Détendez-vous, les mecs, prononce-t-elle d’une voix chaude et légèrement accentuée. On a dû rouler sur un débris.

La tacticienne a vu juste.

Draax fait coulisser sa vitre.

— Un pneu a éclaté, nous informe-t-il. Jackson, tu surveilles le paquet. Les autres, en position. Ian, tu vas jeter un œil.

Je suis presque soulagé de descendre. Je n’en peux plus d’être assis. Les muscles de mes cuisses sont tétanisés, j’ai des crampes aux mollets et le cul en feu. Je règle mon casque afin de m’assurer une bonne vision et saute hors du véhicule, suivi de près par Sélène et Ronnie. Je n’ai pas le temps de détendre mon corps de ses crispations que je suis déjà en mode commando. Sur le qui-vive, je m’assure qu’il n’y a pas de visiteurs en embuscade. Mes deux comparses agissent de même et nous encerclons le blindé, la crosse de nos armes contre l’épaule, prêts à tirer.

— Faut changer la roue avant, déclare Ian. Les autres ont tenu bon.

— Magne-toi, lui intime Draax. On est à découvert ici.

Ian s’active du mieux qu’il peut.

Lui non plus n’a pas envie de rester dans les parages plus longtemps. Par-dessus mon épaule, j’aperçois au loin l’ombre des buildings encore debout, celle de certains monuments autrefois célèbres ainsi que quelques lumières dorées qui vacillent, probablement des feux de camp. P’ris est une des rares cités à être encore aux mains des humains. Durant les premiers jours de l’invasion, les habitants ont essuyé des tirs et des bombardements à n’en plus finir, causant des millions de victimes. Trouvant refuge dans les longs couloirs du métropolitain, les survivants ont fini par s’organiser et riposter. Depuis, ils font ce qu’ils peuvent pour survivre.

Draax longe la route que nous venons d’emprunter. Équipé d’une écolampe fixée sur son rétrofusil, il inspecte le bitume déformé par les intempéries et le manque d’entretien.

— Ne t’éloigne pas trop, lui conseillé-je sur un ton impératif via le micro intégré à mon casque.

Mais il ne m’écoute pas.

Sélène s’approche de moi, inquiète.

— Qu’est-ce qu’il fout ? me demande-t-elle.

— Je crois qu’il cherche sur quoi on a roulé.

— Je n’aime pas trop cet endroit. On doit se tirer d’ici rapidement.

Ma coéquipière retourne auprès du véhicule.

— Draax, dis-je. Reviens vers nous.

— Minute, beau gosse, réplique-t-il aussitôt dans un flot de grésillements.

— Reviens, je te dis !

Je me tourne vers Ian, qui termine d’installer la roue de secours, puis me reporte sur Draax.

— Magne-toi ! m’écrié-je dans le micro.

— Beau gosse, tu me rappelles qui commande ici ?

Il est de moins en moins visible dans l’obscurité à cause de la distance qu’il met entre nous et lui.

— C’est toi, concédé-je.

— Merci de t’en souvenir.

J’allume ma thermo-vision et distingue aussitôt les oscillations de température de Draax qui, accroupi, semble intrigué par un objet posé en travers de la route. J’ignore ce que c’est. L’image n’est pas totalement nette.

— Putain ! crie-t-il soudain dans mon oreille. Ce n’était pas un accident ! On a roulé sur une mine.

Je le vois se relever en toute hâte. Au même moment, des silhouettes apparaissent dans les champs qui bordent la route.

— Draax ! hurlé-je en tirant un premier coup de semonce sur une des créatures. Cours !

Mon tir a alerté Ronnie et Sélène, qui viennent aussitôt me prêter main-forte. Draax est un homme terriblement bien charpenté, mais en raison de sa masse musculaire, il ne se déplace pas aussi vite qu’il le faudrait. Je vois apparaître de plus en plus d’ennemis dans son sillage. Tout en courant, Draax tire derrière lui. Bon viseur, il manque rarement sa cible.

— Il faut dégager de là, maintenant ! s’écrie Sélène.

— On ne peut pas l’abandonner ! m’indigné-je. Ian, t’en es où ?

— J’ai presque fini ! grogne-t-il.

Nous continuons de soutenir notre compagnon comme nous le pouvons. Des balles explosives sifflent de chaque côté de lui.

Ian termine de donner son dernier tour d’écrou et se redresse.

— On peut y al….

Un projectile l’atteint en plein milieu du front et sa tête explose comme un melon. Je regarde son corps décapité s’affaler sur le sol.

La colère me submerge et je me mets à avancer en shootant droit devant moi. Les Stiix tombent comme des mouches.

— Ils sont trop nombreux ! constate Jackson. On n’en viendra pas à bout.

Tout à coup, Draax s’effondre, touché à la jambe droite. Son cri de douleur résonne dans la nuit.

Quand nous arrivons à sa hauteur, je remarque qu’une balle perforante lui a déchiqueté la cuisse. Nous nous mettons en cercle autour de lui. Jackson jette au sol un petit boîtier qui fait apparaître un dôme d’énergie.

C’est un bouclier de sa confection supposé nous protéger.

— Il ne tiendra pas très longtemps, nous prévient-il.

Ronnie se penche sur Draax et commence par lui faire un garrot avec la ceinture de son pantalon.

— Il perd beaucoup de sang, nous fait-il savoir.

Je ne peux m’empêcher de jeter un œil à la blessure. La cuisse de Draax n’est qu’un amas de chair sanguinolente et d’éclats d’os brisés.

— Laissez-moi là, gémit Draax en s’allongeant.

— On ne laisse personne derrière, affirme Jackson.

Ronnie sort une seringue d’une poche de sa veste et, sans ménagement, plante l’aiguille dans la jambe de notre lieutenant.

— Ça va soulager la douleur, explique-t-il.

Les Stiix ne sont plus qu’à quelques mètres de nous. Leurs pupilles luisent dans la nuit comme celles des chats. Leurs impacts de tirs ricochent sur le bouclier magnétique, mais pour combien de temps encore ?

— Le chargement est plus précieux que ma vie ! s’écrie Draax une fois sa cuisse anesthésiée. Cassez-vous d’ici !

Je jette un œil en direction du véhicule. La porte arrière est grande ouverte.

Draax cherche à se redresser.

— File-moi ton arme ! m’ordonne-t-il.

— Hors de question.

— Jackson ?

— Nope !

— Nom de Dieu, s’énerve Draax. Le dôme va céder d’un instant à l’autre ! Et vous avez tous une mission à remplir, alors ne discutez pas !

Sélène se colle à moi.

Je sens sa main se refermer sur mon biceps gauche.

— Tu sais qu’il a raison, dit-elle avec fermeté. On doit partir. On n’a pas d’autre choix. C’est trop important.

Une injure s’échappe de ma gorge.

Le film protecteur commence à se fissurer.

— D’accord, fais-je à contrecœur. On s’y prend comment ?

— Dès que le champ de force disparaît, explique Draax, vous filez sans vous retourner jusqu’au blindé. Je vais tellement les canarder qu’ils vont s’en souvenir. Je terminerai avec un joli feu d’artifice.

À cela, je le vois serrer entre ses doigts une grenade à explosion courte.

Je pose une main sur son épaule.

— Draax, dis-je d’une voix plus plaintive que je ne l’aurais cru, je…

— Qu’est-ce qu’il y a, Cole ? Tu vas chialer ?

Draax ne m’a jamais appelé par mon prénom en public. C’est quelque chose qu’il réservait pour les rares fois où l’on s’envoyait en l’air. Je comprends que c’est sa façon de me dire adieu.

— Tu as toujours été un sale con, dis-je.

— Ouais, rétorque-t-il. Et toi, t’es pas un si bon coup que ça.

Il me fait un clin d’œil et l’ébauche d’un sourire illumine une demi-seconde son visage. Un Stiix s’approche du champ magnétique. Il sait qu’il ne peut pas le traverser, tout comme il sait que nous ne pouvons pas en sortir.

Un pas en arrière, il pousse une sorte de feulement pour prévenir les autres.

— On va se faire tirer dessus comme des lapins, assure Jackson.

— Vous êtes prêts ? hurle Draax.

Lorsque le mur d’énergie cède enfin, je fonce tête baissée, suivi par mes trois compagnons. Derrière nous, Draax s’en donne à cœur joie. Grâce à sa diversion, nous parvenons assez facilement au véhicule.

Tout à coup, une détonation plus puissante que les autres fait trembler le sol sous nos pieds. Je ne peux m’empêcher de me retourner, persuadé que Draax vient de mourir.

À ma grande surprise, ce dernier n’a pas activé son ogive.

En fait, l’explosion provient d’un hélicoptère qui survole notre position en tirant sur tout ce qui n’est pas humain. J’entends bientôt des voix masculines venir d’un peu partout et une équipe d’hommes lourdement armés surgit de nulle part pour nous mettre en joue.

Eryk

 

Personne n’était préparé à un tel événement. Comment les humains auraient-ils pu l’être ? L’attaque a été soudaine et brutale, pour ne pas dire d’une redoutable efficacité. Technologiquement supérieurs, méthodiques, les Stiix ont envahi la terre en seulement trois jours. Les premières frappes ont détruit les principales grandes villes du monde, puis les troupes au sol ont fait le reste. Certaines régions ont été complètement rayées de la carte et des populations entières ont été décimées. Pourtant, malgré l’ampleur du désastre et le nombre de victimes, l’humanité a survécu. Les rescapés se sont regroupés, de nouveaux décideurs sont apparus. Les gens se sont rebellés, plus que jamais unis face à l’ennemi.

Nous avons connu quelques victoires et de nombreuses défaites, mais nous sommes encore là.

Sauf toi.

Eryk Pras essuie les larmes qui lui brûlent les joues. Il a beau se raisonner, il ne parvient pas à contenir ses pleurs. Il cherche au plus profond de lui la force de ne pas crier, mais sa peine est si vivifiante qu’il finit par se mordre un poing pour étouffer le bruit des sanglots. La douleur physique est un bon remède. Elle lui permet de garder le contrôle quand il se sent partir ainsi. Eryk n’a pas le droit de montrer son chagrin. Il passerait pour une mauviette aux yeux de ses hommes, et sa légitimité serait remise en question.

Surtout, son père n’accepterait jamais qu’il s’abaisse à un tel comportement.

« Les faibles ne commandent pas, a-t-il toujours affirmé. Les faibles ne guident pas. Ils restent à la traîne derrière les plus forts et ils se font tuer. »

Les mots du colonel William Pras tournent en boucle dans la tête de son fils alors que des souvenirs remontent à la surface, principalement ceux de son adolescence difficile dans les casernes militaires. Les lits au carré, les pompes au lever du jour, l’étude des armes à feu, les aboiements, les ordres. Tout revient.

Tu m’avais débarrassé de tout cela, Caleb. Tu m’avais guéri.

Assis dans un fauteuil, les coudes posés sur ses cuisses, Eryk serre entre ses doigts un écran portable diffusant une courte vidéo. Il la connaît par cœur. Combien de fois l’a-t-il visionnée ? Sûrement des centaines, et néanmoins, il est traversé par les mêmes émotions quand il voit surgir le visage de son amant décédé.

C’est tout ce qu’il reste de sa vie passée avec Caleb. Ce petit moment fugace, ces quelques minutes immortalisées sur une puce électronique.

Ça et les souvenirs.

La vidéo montre son compagnon en train de rouspéter parce qu’il n’aime pas être filmé. Très vite, cependant, le brun à lunettes se met à éclater de rire.

Ton rire me manque tellement.

Malgré le conflit, le quotidien difficile, ils étaient heureux ensemble. Comme d’habitude, la souffrance d’Eryk se mue en une colère stimulante. Il donne un violent coup de pied dans le tiroir ouvert d’un casier métallique devant lui. Cet accès de rage lui fait du bien, l’apaise. En relevant la tête, le capitaine croise son reflet dans un petit miroir accroché au mur. De minuscules vaisseaux sanguins ont éclaté dans ses yeux et ses iris paraissent étrangement plus gris que bleus. En glissant une main dans ses cheveux blond foncé, il se redresse, fait pivoter son fauteuil et jette le dispositif sur son bureau.

Il faut te ressaisir, se dit-il en s’efforçant de se concentrer sur le tas de documents éparpillés sous ses yeux. C’est du passé. Caleb est mort.

Eryk se donne plusieurs petites tapes sur les joues, se torche le nez du revers de la main et se penche sur un rapport d’inventaire des stocks de nourriture disponible. L’écho du rire de Caleb s’attarde dans sa tête.

À peine a-t-il entamé sa lecture que quelqu’un se présente à lui en toute hâte.

— Capitaine !

Eryk relève la tête. Il montre encore les stigmates de son récent coup de mou, mais dans la pénombre de son bureau, cela peut passer pour de l’épuisement. Eryk dévisage longuement le visiteur. Ce dernier a, quoi ? Une vingtaine d’années à tout casser ? Il en fait dix de plus avec son gabarit de rugbyman, son nez cassé et la fine barbe qui recouvre ses joues.

Il n’a rien connu d’autre que la guerre, se dit Eryk en essayant de se souvenir de son prénom.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il, la voix enrouée.

La jeune recrue le fixe avec insistance et avec autre chose qu’Eryk connaît bien. Ce n’est pas la première fois que quelqu’un se permet un tel affront, mais la plupart du temps, impressionnés par sa carrure ou à cause de son charisme habituel, les plus intimidés finissent par détourner le regard.

Excepté celui-là.

Il n’y a pas que du respect dans ses yeux, relève Eryk. Il y a également du désir. C’est vrai que ça se produit parfois.

Même s’il n’en fait pas état, son orientation sexuelle n’est un secret pour personne dans les rues de P’ris et il arrive que cela fasse naître quelques pensées libidineuses chez certains, surtout dans les moments de relâchement ou lorsque la solitude devient trop difficile à supporter. Eryk a oublié qu’il pouvait plaire.

— Je t’ai posé une question, lâche-t-il froidement au bout d’une minute afin de ramener le troufion à la réalité.

Ce dernier sursaute sur place.

— Une situation nécessite au plus vite votre intervention, monsieur, dit-il.

Depuis quelque temps, Eryk Pras a l’impression que le moindre problème dans la cité réclame son assistance.

Il se frotte le front, agacé.

— Qu’est-ce qui s’est passé encore ?

— Hertz et son équipe ont été attaqués dans le secteur 4.

— C’est grave ?

— Un de nos hommes a reçu un coup de couteau à l’épaule. Un autre a été blessé à la tête. D’après les premiers rapports, il semble que les résidents aient refusé de partager leurs rations de vivres. Il s’en est fallu de peu pour que ça dégénère en émeute.

Ça devait bien finir par arriver, songe Eryk.

— Tu as dit dans le secteur 4, c’est bien ça ?

— Oui, capitaine.

— Je pense qu’il est temps que j’aille rendre une petite visite au padre Lotman.

Et que je remette ces gens dans le droit chemin.

— Bien, capitaine.

En se levant, Eryk dévoile au bleu son physique d’athlète. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, l’officier est une véritable force de la nature. Outre sa gueule d’Apollon, il arbore deux pectoraux parfaitement développés sous un T-shirt noir à manches courtes. Ses biceps qui se contractent avec fermeté attestent d’un exercice physique intense et régulier. Tandis qu’il enfile un simple bomber récupéré sur le cadavre d’un pilote américain, l’aspirant ne peut s’empêcher de remarquer la circonférence des poignets de son chef ainsi que la puissance de ses mains. Tout chez le capitaine Pras exprime la virilité, même son sourire qu’il fait généralement en coin, comme s’il n’osait pas se dévoiler.

— Qu’est-ce que tu fous encore là ? s’emporte enfin Eryk. T’as pas autre chose à faire que de me reluquer ?

Le jeune soldat pique un fard et quitte la tente sans demander son reste.

Eryk s’en amuse en lui emboîtant le pas. Dehors, le ciel nocturne scintille de mille et une étoiles. Autrefois, Eryk aurait trouvé le spectacle agréable. Peut-être même se serait-il allongé dans l’herbe avec Caleb pour se perdre dans l’immensité de l’univers, mais, aujourd’hui, il voit en chacun de ces points lumineux un monde peuplé de monstres prêts à s’attribuer la planète. Eryk fait quelques pas dans la terre sèche en se dirigeant vers une Jeep. Il est rapidement rejoint par Jorge Desmond, son second. Sur son passage, il sent plusieurs regards réprobateurs glisser sur lui.

Certains le mettent mal à l’aise, d’autres sont en revanche empreints d’un profond respect.  Il ne saurait dire, en cet instant, lesquels le déstabilisent le plus.

— Tu ne comptes quand même pas te rendre dans le secteur 4 ? le questionne sèchement Jorge Desmond, qui a deviné ses intentions.

En règle générale, Eryk ne tolère pas qu’on lui parle sur ce ton, mais Jorge n’est pas n’importe qui. Les deux hommes sont amis de longue date. Ils ont notamment combattu côte à côte lorsque la ville a été assiégée par des mercenaires, peu avant que le colonel ne quitte la ville pour Bordeaux.

— Il faut que le padre Lotman apprenne à gérer ses administrés, répond Eryk en regardant droit devant lui. Il doit faire appliquer les règles.

— Eryk, c’est très tendu là-bas. Nos hommes ont failli se faire tuer.

— Raison de plus pour que j’y aille.

— Les secteurs sont sur le point d’exploser. Les gens en ont assez de vivres comme ça. Ils ne veulent plus fouiller dans les gravats à la recherche de boîtes de conserve dont ils devront se séparer par la suite ou trimer des heures durant pour donner un quart de leur maigre culture.

Eryk s’arrête subitement.

— On les protège, ils nous nourrissent ! beugle-t-il en enfonçant son index dans le plexus de Jorge, c’est ce qui a été convenu depuis le début, OK ?

— Oui, bien sûr, reconnaît Jorge, mais les denrées se font rares et nous continuons à leur réclamer les mêmes quantités de nourriture. Tu risques d’aggraver les choses en y allant.

— Nos hommes ont besoin de rester en forme.

— La population ne doit pas être sacrifiée au profit des militaires.

Jorge plonge ses pupilles dans celles d’Eryk, dont la bouche se tord à cause d’un tic nerveux.

— Je ne peux pas tolérer ce type de comportement, indique Eryk d’une voix ferme. Si je ne réponds pas à cette rébellion, d’autres surviendront.

Eryk pose ses deux mains sur les solides épaules de son ami.

— Notre système est loin d’être équitable, concède-t-il, mais c’est ainsi qu’il fonctionne. Je ne laisserai pas un padre ou qui que ce soit d’autre remettre en cause ce pour quoi nous nous sommes battus. Je sais qu’il est derrière le mécontentement de ses résidents. Il cherche à me déstabiliser, lui ainsi que certains autres conseillers. Je ne les laisserai pas faire.

Et sans attendre le moindre contre-argument de son adjoint, le capitaine Pras grimpe dans sa Jeep, escorté par une poignée de soldats armés.

Le véhicule s’éloigne de Jorge Desmond à toute allure pour circuler entre les carcasses de voitures calcinées, les blocs de béton et les feux autour desquels se réchauffent quelques Prisiens encore dehors. Laissant sa vue se balader autour de lui, Eryk se souvient de la ville avant les attaques, quand on la nommait encore « la ville lumière ». Il se rappelle les trottoirs noirs de monde, l’odeur du pain frais qui s’attardait devant la devanture des boulangeries, le bruit des klaxons ainsi que les querelles entre conducteurs coincés dans les embouteillages. Il se souvient du parc, aujourd’hui ravagé par les cratères, dans lequel il a échangé son premier baiser avec Caleb, de la chaleur du soleil sur son visage, de la pression de ses lèvres sur les siennes.

Tout à coup, un caillou percute l’avant de la Jeep, brisant l’un des phares.

— On dirait bien qu’on se rapproche, l’informe le conducteur.

L’accueil ne sera pas des plus chaleureux. Les pneus du 4 x 4 crissent sur le bitume déformé, puis s’immobilisent devant un groupe d’individus.

Eryk saute du véhicule et fonce directement sur eux.

— Où est le padre Lotman ? les questionne-t-il de but en blanc.

Aucun des présents ne remue ni ne répond. Alors que ses soldats se mettent en position, Eryk se fraye un chemin à travers la foule. Du fait de sa corpulence, il atteint sans difficulté celui qu’il recherche. Le dirigeant est assis sur un tas de gravats, en pleine discussion avec une femme. C’est un homme d’âge mûr, probablement la cinquantaine, maigrichon. Une courte barbe grisonnante lui colore les joues et le menton, et de profondes rides sillonnent son visage. Il porte une curieuse chaîne autour du cou, au bout de laquelle pend une grosse pierre ambrée.

Eryk ne s’occupe pas d’un quelconque protocole et, se penchant vers le conseiller, l’attrape par le col Mao de sa chemise pour le soulever sans ménagement. La femme s’offusque d’une telle brusquerie, mais un regard en biais de la part d’Eryk lui ôte tout désir de protestation.

— Je peux savoir ce que c’est que cette histoire, Lotman ? aboie ce dernier en secouant le diplomate.

Des voix et des reproches s’élèvent parmi l’assemblée, mais personne n’ose vraiment bouger à cause des matraques télescopiques que les soldats activent à tour de rôle.

— Reposez-moi, capitaine. S’il vous plaît.

Eryk s’exécute.

— Maîtrisez vos gens, postillonne-t-il, ou je le ferai moi-même.

— Il s’agit d’une simple méprise, je vous assure.

— Qu’est-ce qui vous permet de croire que vous pouvez agresser mes hommes de cette manière ?

— Je n’ai jamais voulu que cela arrive, garantit le représentant de la congrégation. Les responsables ont été réprimandés.

Eryk Pras repose le conseiller sans le quitter des yeux.

— Ce n’est pas la première fois que l’on me rapporte ce type d’incident dans votre secteur, s’empresse-t-il d’ajouter.

— Les gens ont faim, lui rappelle le petit homme. Ce nouveau ravitaillement n’était pas possible.

— Où sont passés vos réserves de grains ou les légumes que vous faites pousser ?

— Nous avons davantage de bouches à nourrir à cause des nombreuses naissances de ces derniers mois, sans compter les migrants que nous avons accueillis la dernière fois…

— Vous êtes le gardien de cette unité, le coupe Eryk, qui se fiche éperdument des explications qu’on lui donne. C’est à vous qu’il revient de veiller au contrôle des naissances. Quant aux rescapés, ils ont été répartis de façon équitable entre les secteurs. Vous avez vous-même voté cette répartition !

Énervé, Eryk s’écarte du padre Lotman pour englober dans un unique regard l’assemblée réunie.

— Je sais que vous souffrez ! clame-t-il à l’adresse des gens autour de lui. Je sais que votre quotidien est rude, mais les hommes de la Garde prisienne risquent chaque jour leur vie pour protéger la vôtre.

Il se tait un instant, avant de poursuivre dans un éclat un peu plus rauque :

— Que croyez-vous qu’il adviendra si nous n’assurons plus votre sécurité ? Si mes hommes sont trop fatigués pour faire leur tour de garde ?

Devant l’absence de réponse, Eryk attrape un petit garçon sous les bras pour le soulever en l’air.

— S’il n’y a plus de soldats pour vous défendre, qui le fera ? Souhaitez-vous voir vos enfants mourir une arme à la main parce qu’ils les auront remplacés ?

Eryk se concentre sur chaque mine fâchée, chaque bouche crispée, chaque regard baissé, puis repose le bambin, qui court se réfugier dans les bras de sa mère.

Dans le fond, je ne peux pas les blâmer, mais si je ne me montre pas ferme une bonne fois pour toutes, c’est le début des ennuis.

— Ceux qui ne sont pas satisfaits de leur sort, enchaîne-t-il, peuvent quitter la ville sans délai. Je ne les retiens pas. Si vous pensez que l’herbe est plus verte ailleurs, je vous en prie, vous êtes libres de vous en aller. Nous verrons bien combien de temps vous tiendrez à l’extérieur de la ville.

Des murmures et des chuchotements lui parviennent d’un peu partout, puis après réflexion la foule commence à se disperser. Beaucoup de Prisiens regagnent leurs tentes ou disparaissent dans la bouche de métro la plus proche.

Un petit nombre de fidèles reste auprès du padre Lotman.

— Vous jouez avec la peur des gens ! vocifère ce dernier. Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans la misère pendant que vous…

— … nous sommes en guerre ! lui rappelle Eryk.

— Je vais réunir le conseil de la ville, menace Lotman. Cette situation n’a que trop duré.

Eryk ricane en se détournant de lui.

— Faites donc ça ! Pendant que vous serez occupé à vous plaindre, vous me ficherez la paix.

La Jeep repart dans un nuage de poussière.

À l’intérieur, personne ne bronche.

Ils n’approuvent pas ce que j’ai dit, songe Eryk en scrutant les militaires assis à côté de lui. Pourtant, je fais ça pour le bien de la communauté.

Soudain, l’émetteur enfoncé dans son oreille gauche lui indique un appel.

— Pras, j’écoute.

— Eryk ?

C’est la voix de Jorge à l’autre bout.

Celui-ci semble tracassé.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— On a de la visite.

— Des Stiix ? demande Eryk.

— Viens tout de suite.

Cole

 

Sur ma gauche, la lune ronde et lumineuse éclaire la tour Eiffel, du moins ce qu’il en reste. Une partie de l’édifice a été détruite lors des bombardements stiixiens. Les quatre pieds sont toujours intacts, bien ancrés dans le sol, mais la pointe est couchée quelques mètres plus loin, pratiquement dissimulée sous les herbes hautes. L’armature du second étage est tordue et la rouille ronge les écrous. La dernière fois que je l’ai vue, la Dame de fer trônait fièrement comme un symbole de liberté. À présent, elle n’est que le reflet de ce qui s’est passé.

Le témoin silencieux de notre défaite face à l’ennemi.

Mon regard se promène à travers la ville pendant qu’on nous conduit vers les responsables. Tout n’est que ruine autour de nous, immeubles effondrés, arbres calcinés, déracinés, cratères de différentes tailles. Les boulevards historiques et les ruelles pavées ont disparu sous la poussière, le sable, les ronces. Par endroits, la végétation recouvre presque entièrement le bitume. Plongée dans le noir, la périphérie de la ville a totalement été laissée à l’abandon. Seul le cœur de la cité est occupé. À mesure que nous nous en rapprochons, je remarque de plus en plus de barricades. Les survivants ont élu domicile dans ce qui était autrefois le IVe arrondissement. Une sorte de haute clôture a été dressée à la va-vite avec de la tôle et du parpaing. Plusieurs bus font office de remparts et des voitures ont été encastrées les unes dans les autres afin de protéger les gens de toute intrusion. Je tombe aussi sur des meutes de chiens sauvages à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent.

Nous empruntons la même route depuis notre capture et j’en conclus que c’est voulu. Toutes les autres voies de circulation ont été délibérément obstruées afin de garantir un meilleur contrôle des allées et venues. La technique est identique dans toutes les villes libres que nous avons traversées.

Je m’inquiète pour Draax. Lorsque les Prisiens l’ont fait monter dans une de leurs camionnettes, ce dernier était pâle et fiévreux. Ronnie a lourdement insisté pour rester auprès de lui, de sorte que les soldats ont fini par accéder à sa requête. Vu l’état de sa jambe, je crains que Draax ne survive pas. Jackson, Sélène et moi avons été menottés, puis installés à l’arrière d’un pick-up.

Après nous avoir questionnés sur les raisons de notre présence, un homme à la peau noire, aux pupilles d’un vert translucide et répondant au nom de Jorge Desmond nous a demandé de révéler notre identité. Nos prénoms lui importaient peu.

Ce qu’il voulait savoir, c’était si nous étions des mercenaires.

— Nous sommes membres de la Résistance bordelaise, lui ai-je indiqué un peu méchamment.

Il n’a pas paru étonné de cette information.

— De quelle division ?

Quand je lui ai répondu que nous agissions sous les ordres du colonel Pras, il a fait une drôle de tête, puis il a indiqué à ses hommes de prendre la caisse que nous transportions. Jackson a cherché à s’interposer, ce qui lui a valu un coup de crosse de fusil dans le bas-ventre et d’avoir le souffle coupé une longue seconde.

Sélène s’est empressée de les insulter comme elle sait si bien le faire tout en se jetant sur l’agresseur, mais elle a été maîtrisée, elle aussi.

— Faites gaffe ! me suis-je exclamé à mon tour en ayant vu deux types inspecter notre cargaison d’un peu trop près. Ce que contient cette malle est…

Je n’ai pas pu terminer ma phrase, car j’ai également reçu un coup au visage. On ne rigole pas trop ici, j’ai l’impression.

À l’arrière du véhicule, le silence est pesant. Je ronge mon frein et j’ai mal à la mâchoire. Mes liens sont trop serrés et la peau de mes poignets commence à me brûler. Sélène regarde fixement devant elle. Jackson fronce les sourcils. De temps en temps, il tourne la tête sur le côté, sans doute pour s’assurer que le véhicule transportant Draax et Ronnie nous suit toujours. Nous passons enfin un portail fabriqué avec du grillage et des plaques de métal soudées à des barreaux. Des sentinelles armées montent la garde. L’air empeste la crasse, le fioul et une multitude d’odeurs nauséabondes.

On finit par se garer près d’une place au centre de laquelle des gravats m’indiquent qu’autrefois se dressait une large fontaine publique. Tout autour des éboulis ont été montés des toiles de tente et des abris de fortune. Des hommes patrouillent, d’autres astiquent leurs fusils, assis sur des caissettes de bois. J’en vois certains sortir au pas de course d’un immeuble sans fenêtres, torse nu, la peau encore humide et fumante de vapeur.

— On va pouvoir prendre une douche bien chaude ! me glisse Jackson en se penchant légèrement vers moi.

Cette idée semble réjouir Sélène, qui approche son nez de son aisselle gauche avec un air de dégoût. Même si nous avons déjà connu bien pire, j’avoue que je ne serais pas contre le fait de me laver moi aussi.

Mon regard se pose sur Jackson et je me rends compte que son éternel bouc brun commence à se fondre dans une barbe de plusieurs jours.

— Je ne compterais pas trop là-dessus, lui réponds-je alors que les véhicules s’arrêtent.

Le grincement d’une portière que l’on ouvre attire notre attention. Jackson, Sélène et moi, nous nous retournons pour observer une équipe médicale prendre en charge notre ami blessé. Ronnie nous rejoint, la mine déconfite.

Ses mains sont tachées de sang.

— Il ne va pas bien, nous apprend-il sans ménagement. Sa jambe est complètement foutue.

— Ce n’est pas vrai, soupire Sélène en secouant la tête.

— Je suis quasiment sûr qu’ils vont devoir l’amputer.

— Draax préférerait mourir que de se retrouver handicapé ! s’exclame Jackson.

— On pourra toujours lui greffer une jambe artificielle, réplique Ronnie.

— Tu crois trouver ça dans ce bidonville, peut-être ? m’insurgé-je.

Je m’oriente vers le dénommé Jorge.

— Vous avez ce qu’il faut pour ce type de procédure médicale ? me renseigné-je avec l’espoir fou qu’il me réponde oui.

Ma voix trahit une certaine émotion, que je m’efforce de camoufler rapidement. Le gars hausse les épaules avec un petit sourire en coin. Sa réaction me donne envie de lui flanquer mon poing dans son joli petit minois.

Je m’approche brusquement, malgré mes mains retenues dans le dos.

— Tu trouves ça drôle, peut-être ? grogné-je.

Mon comportement pousse deux gardes à armer leurs matraques électriques. Je sais l’effet que ça fait, mais ça ne me dérangerait pas de me prendre une décharge si, en échange, je peux donner un coup de boule à leur chef.

Ce dernier recule d’un pas.

— Enfermez-les, ordonne-t-il.

— Une minute, réclamé-je. Je vous ai dit que nous faisions partie de la Résistance ! Pourquoi nous gardez-vous prisonniers ? J’ai une lettre de mission et un laissez-passer.

Je pivote alors pour montrer la poche arrière de mon pantalon.

Jorge Desmond s’empresse de me confisquer le papier plié en deux.

— Vous croyez être les premiers à vous présenter ici avec un avis de passage ? se moque-t-il en agitant le document sous mon nez.

D’un signe de la tête, nous sommes emmenés à l’intérieur d’un immeuble désaffecté transformé en prison.

On prend toutefois la peine de nous libérer de nos entraves. En me massant les poignets, j’inspecte les lieux.

— Ce n’est pas vraiment l’accueil auquel je m’attendais, ironise Jackson.

— C’est vrai qu’ils n’ont pas l’air de faire confiance à grand monde par ici, relève Sélène.

— Je ne comprends pas leur réaction, observé-je. Les Prisiens sont supposés avoir été informés de notre arrivée.

— Apparemment pas, lâche Ronnie.

— Pourquoi nous sauver des Stiix si c’est pour nous enfermer juste après comme des truands ? nous questionne Ronnie.

Je suis bien obligé d’admettre que sa question a du sens. La situation me paraît grotesque. Je m’appuie contre un mur, qui s’effrite légèrement à mon contact, et me laisse glisser pour m’asseoir. Mes compagnons font de même, sauf Jackson, qui préfère rester debout.

Je dévisage rapidement Sélène tout près de moi. Malgré la situation, il émane d’elle un sentiment de quiétude, comme si elle savait que les choses allaient s’arranger.

Jackson s’approche des barreaux pour s’y agripper.

— On peut avoir un peu d’eau au moins ? demande-t-il.

Au bout de cinq minutes, il va s’asseoir à côté de sa belle, qui pose sa tête sur son épaule et ferme les yeux. C’est l’unique manifestation d’affection que le couple s’offre depuis que nous sommes partis de Bordeaux. Je pense à Draax, qui doit passer un sale quart d’heure. Machinalement, mon regard se pose sur Ronnie. J’aurais préféré voir du sang de Stiix sur ses mains plutôt que celui de mon ex-amant. Je pense aussi à Ian. Je revois son corps sans tête sur le bitume froid. Le colonel nous l’avait imposé à la dernière seconde, car il connaissait bien la région.

Vingt minutes plus tard, mon esprit est embrumé. En me frottant les yeux de fatigue, j’aperçois Jorge Desmond avec un jeu de clés dans les mains.

— Notre capitaine va vous recevoir, nous informe-t-il en ouvrant la porte de notre cellule.

— Nous recevoir, me moqué-je, comme si nous étions ses invités.

Sous la tente où nous sommes conduits, je découvre un bureau en chêne massif sur lequel traîne un fouillis pas possible, un casier en métal et un lit de camp d’une personne, ainsi que des caisses, du linge et quelques livres.

C’est plutôt sommaire pour un leader, songé-je.

Le sol est recouvert de dizaines de vieux tapis entrecroisés les uns sur les autres. Quelques écolampes placées à des endroits stratégiques permettent de bien éclairer l’intérieur. Dehors, le ronronnement régulier d’un moteur m’indique que l’électricité est alimentée par un groupe électrogène. Le chauffage est assuré par des radiants suspendus au plafond. Au centre de la tente se tient de dos un individu en T-shirt noir. Je me fais aussitôt la réflexion qu’il est sacrément baraqué. Cou de taureau, épaules larges, taille épaisse. On voit tout de suite à quel genre d’homme on a affaire : au stéréotype surentraîné. Le type en question se retourne pour nous jauger un par un. Je lui donne dans les vingt-cinq, trente ans. Il m’a l’air un peu jeune pour être à la tête de toute une armée de soldats.

Lorsque son regard gris-bleu rencontre le mien, j’ai subitement l’impression d’être nu devant lui. Ma gorge s’assèche comme une goutte d’eau sous un soleil de plomb. Il est très rare que quelqu’un me déstabilise de la sorte. Cette idée me met d’ailleurs encore plus mal à l’aise. Malgré tout, je ne le lâche pas des yeux. Hors de question qu’il perçoive mon trouble. Je ne sais pas ce qu’il attend pour nous parler, mais ce temps me permet de le détailler plus longuement. Ce qui me frappe en premier chez lui, c’est la rondeur de son visage qui s’harmonise assez bien avec la pointe de son menton et son large front dégagé. Il possède un nez droit qui se recourbe à son extrémité et des lèvres joliment proportionnées. Il y a chez cet homme quelque chose de profondément magnétique. La douceur de ses traits est atténuée par deux lignes d’expression marquant son front, une profonde ride du lion ainsi qu’une mâchoire un peu forte. Le Prisien porte les cheveux rasés sur les côtés et plus longs sur le dessus, coiffés vers l’arrière. Une coupe un peu trop sophistiquée à mon goût pour quelqu’un qui semble avoir des responsabilités.

Je continue mon inspection lorsqu’il demande d’une voix sombre :

— Qui commande parmi vous ?

Je mets une seconde à comprendre qu’il s’adresse à nous. Mes comparses tournent simultanément la tête dans ma direction. En l’absence de Draax, ces derniers me désignent selon toute vraisemblance comme le plus haut gradé.

— J’imagine que c’est moi, dis-je.

— Et à qui ai-je l’honneur ?

— Lieutenant Cole Liederman, de la division Alpha, sous les ordres du capitaine Jason Draax.

Je me penche en avant.

―Voici, le sergent Ronnie M’Bawe, notre médecin, et les majors Jackson Smith et Sélène Rodriguez.

— Je m’appelle Eryk. Maintenant que les présentations sont faites, dites-moi ce que vous êtes venus foutre ici.

— Nous sommes en opération.

— Quel genre de mission ?

— C’est confidentiel.

— Que contient votre malle ?

— Top secret.

— Pourquoi est-elle verrouillée ?

— Malgré tout le respect que je vous dois, dis-je en bombant le torse, je n’aime pas trop votre ton ni cet interrogatoire. Nous avons reçu un ordre, nous l’exécutons. Point. Et je ne crois pas que nous ayons à vous fournir la moindre explication.

Le prénommé Eryk n’a pas l’air d’être franchement impressionné par mon discours. Ma remarque le fait même sourire. Un sourire que je qualifierais d’enfantin, empreint d’une subtile coquinerie, et qui disparaît très vite pour céder la place à une mine crispée. Son regard s’assombrit en un éclair, son visage se ferme comme la porte d’une prison glisse devant un détenu.

Le contraste est saisissant.

— Je suis navré que mon ton ne vous plaise pas, siffle-t-il en avançant de deux pas, mais c’est celui que j’utilise en présence d’inconnus tels que vous transportant, de toute évidence, une arme dangereuse. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ?

Je ne réponds pas, mais ce faisant j’amplifie ses soupçons. Son visage est à présent suffisamment proche du mien pour que je puisse distinguer les pores de sa peau. Cette promiscuité soudaine me déstabilise un peu. Je ne suis pas du genre à être impressionné par qui que ce soit, mais ce mec en impose, je dois bien le reconnaître.

J’essaye de faire bonne figure.

— Écoutez, dis-je en constatant que nous faisons presque la même taille. On vous remercie de nous avoir tirés des griffes des Stiix, mais comme je viens de vous l’expliquer, nous avons une mission à remplir et je trouve que vous nous avez déjà fait perdre suffisamment de temps comme ça.

Eryk recule jusqu’à son bureau pour s’emparer du courrier que le colonel Pras nous a remis. Il l’étudie rapidement et se tourne vers nous.

— Quelle est la nature de votre mission ? insiste-t-il. Il n’y a rien dans ces lignes qui vous autorise à venir ici avec une ogive.

Je suis surpris par toutes ces interrogations. Il n’a vraiment pas l’air d’avoir été informé de notre venue ou alors il fait semblant de ne rien savoir.

Dans les deux cas, je ne comprends pas sa réaction.

— Personne n’a dit que c’était une bombe, fait remarquer Ronnie.

Eryk Pras jette un coup d’œil dans sa direction, puis revient vers moi.

— Si ce n’est pas un engin explosif, pourquoi n’ouvrez-vous pas la malle, que je voie ce qu’elle contient ?

Nous nous murons dans le silence.

Eryk avance vers nous.

— Vous ne partirez pas d’ici tant que je ne saurai pas ce que mon père mijote, dit-il en levant la lettre de mission.

J’arque un sourcil en direction de mes coéquipiers, qui paraissent tout aussi surpris que moi.

— Votre père ? formulé-je.

Eryk

 

— William Pras est bien mon père, confirme Eryk avec une pointe d’aigreur dans la voix. D’un point de vue biologique en tout cas.

— J’ignorais que le colonel avait un fils, murmure l’infirmier à l’un de ses compagnons.

La fille hausse les épaules dans une attitude qui laisse sous-entendre qu’elle se moque bien de cette information.

— Il en a deux, si vous voulez tout savoir, précise Eryk. Que comptez-vous faire avec le contenu de cette malle ?

— Si le colonel est votre père, comme vous le prétendez, pourquoi ne pas lui demander vous-même ? l’interroge le dénommé Liederman.

Eryk se déplace jusqu’à lui.

Celui-là a une grande gueule, se dit-il en le dévisageant.

Des cheveux noirs coupés court, un visage agréable, quoique sa bouche paraît presque un peu trop féminine. Ses sourcils épais sont joliment dessinés. Son nez droit a la forme d’un triangle parfait, et ses oreilles sont rondes et petites.

Un bel assemblage.

Eryk a toujours aimé les types qui manifestent du répondant, que ce soit au lit ou dans la vie de tous les jours. Quand on est bâti comme lui, on a tendance à attirer les épeurés, les cœurs brisés, les fragiles. Lui n’aime rien d’autre que la friction virile des épidermes, les ébats costauds. Caleb réunissait toutes ces qualités. Un tempérament fiévreux avec ce qu’il fallait de tendresse dans un corps sportif. Lorsqu’il leur arrivait de se disputer, le ton montait très vite entre eux. Dans ces moments-là, Caleb prenait une grosse voix en le menaçant avec son index. Son visage s’enflammait et il perdrait le fil de sa respiration. Eryk aboyait tout autant en levant le poing, mais ça n’allait jamais vraiment plus loin. Les deux amants finissaient toujours par rire de la situation et terminaient leur querelle sous les draps. Le sexe étant tout aussi explosif que leur dispute.

Le capitaine se pince l’arête du nez en chassant ses souvenirs. Il pressent que ce Cole n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds.

Des gars comme lui sont nécessaires à la Résistance, admet-il tout en reconnaissant qu’ils ont tendance à créer des problèmes.

Ces quatre-là ne feront pas exception à la règle, il en mettrait sa main à couper.

— Écoutez, soupire Liederman, nous sommes dans la même équipe…

— Ça reste encore à prouver, l’interrompt sèchement Eryk.

La tension monte encore d’un cran.

Eryk se racle la gorge.

―Je sais que vous pensez agir pour le bien de tous, prononce-t-il avec une intonation moins formelle, mais je connais les méthodes de mon père. Elles sont souvent expéditives et rarement fructueuses. Il n’a que le mot victoire à la bouche. Rien n’a plus d’importance à ses yeux que de remporter cette fichue guerre contre les Stiix, peu importe ce que cela coûte. Il est le roi des coups tordus et celui-là m’a tout l’air d’en être un.

— Ce n’est pas un coup tordu ! s’offusque Jackson. Des dizaines de mecs plus intelligents que vous ont travaillé des mois pour mettre au point ce projet.

— Et ce projet consiste en quoi au juste ?

Jackson devient rouge. Il paraît essoufflé comme s’il venait de courir cent mètres.

— Nous n’avons pas l’intention de causer le moindre problème, assure Liederman. Tout ce que nous voulons, c’est traverser votre ville pour rejoindre l’est.

— Avec ce chargement ?

— En effet.

Eryk claque des doigts et deux soldats approchent aussitôt. Ce sont de sacrés gaillards, et pourtant, à côté de leur patron, ils ont l’air aussi chétifs que des enfants.

— Vous allez remballer vos affaires et repartir d’où vous venez, déclare le capitaine.

— C’est hors de question, proteste Liederman. Votre père nous a donné l’ordre de…

— Je me fous de ses ordres ! Vous pensez peut-être que je vais vous laisser vous balader avec une bombe alors que des troupes ennemies traînent dans les parages ? Prendre le risque qu’elle tombe entre leurs mains et qu’ils s’en servent contre nous ?

Cole Liederman se renfrogne.

Eryk Pras poursuit :

— Il n’est pas question que vous remettiez en cause notre sécurité. Nous n’avons pas eu d’attaque depuis pratiquement six mois. On les laisse tranquilles et ils nous foutent la paix.

Jorge indique alors à ses hommes de les renvoyer en cellule. Cole Liederman se débat énergiquement, mais il n’en est pas moins contraint de quitter la tente. Une fois seul, Eryk Pras regagne son bureau. Parler de son père l’a rendu grincheux. En fouillant dans un des tiroirs de son casier, le capitaine tombe sur une bouteille d’alcool. Un de ces tord-boyaux qu’on peut se dégoter dans le secteur 2 pour peu que l’on s’adresse aux bonnes personnes. Il contemple la bouteille et croise, durant un bref instant, son image déformée.

Après l’avoir débouchée avec les dents, Eryk avale une lampée. La liqueur lui brûle la gorge et lui chauffe l’œsophage. Certains Prisiens se servent du breuvage pour désinfecter les plaies purulentes ou pour astiquer le chrome de leur véhicule.

Ça fait presque sept mois que Caleb est mort. Sept mois qu’il vit en apnée, qu’il se déplace dans ce monde comme un fantôme errant.

Nouvelle gorgée.

Le visage de son père hante son esprit. L’honorable William Pras, dont la carrière exemplaire et le patriotisme sans bornes lui ont valu d’être propulsé à la tête de la Résistance bordelaise. Un type sans cœur qui a fait de son fils aîné une copie de lui-même et qui n’a pour son cadet que du mépris.

Jorge Desmond apparaît tout à coup à l’entrée de la tente. Il patiente une seconde, puis se dirige lentement vers son capitaine pour prendre place dans un fauteuil aux accoudoirs usés.

— Qu’est-ce que tu penses de leur histoire ? demande-t-il.

Eryk s’enfonce dans son siège en croisant les jambes sur son bureau.

— Je n’en pense rien, répond-il en offrant la bouteille à son adjoint, qui la refuse poliment.

— Tu ne les as pas crus ?

— Évidemment que si. Il n’y a que mon père pour inventer des missions casse-cou de ce type. Des interventions de la dernière chance, comme il les appelle.

— Et tu n’es pas curieux ?

— À propos de quoi ?

— De leur projet ! Imagine que l’arme qu’ils ont apportée puisse vraiment mettre un terme à la guerre.

— La guerre sera terminée quand les Stiix nous auront tous butés, incise Eryk.

— Tu ne penses pas ce que tu dis.

— Il n’y a bien que le colonel et toi pour croire que nous avons encore une chance de l’emporter, grimace-t-il. La vérité, c’est qu’ils ont gagné et qu’on a perdu.

Eryk se lève pour faire quelques pas. Jorge se tait un instant avant de se racler la gorge.

— Tu as conscience que nous n’avons aucun droit de les retenir ici, dit-il.

Eryk scrute son ami du coin de l’œil en approchant le goulot de la bouteille près de ses lèvres.

— Je sais, souffle-t-il.

— Je vais essayer de joindre Bordeaux afin d’obtenir quelques renseignements, dit Jorge.

— Tu n’en feras rien, lui intime Eryk. Je ne veux aucun contact avec la Résistance.

— Ton père n’a pas envoyé ces hommes par hasard.

— Je n’en ai rien à foutre.

— Tu veux compromettre une mission capitale pour l’humanité, uniquement pour faire chier ton père ?

— Plutôt par vengeance.

— Tu n’es pas sérieux ?

— Tu sais très bien ce qu’il m’a fait ! s’emporte Eryk en tapant du poing sur la table. Tu le sais parfaitement ! Ça mérite amplement que je bousille une de ses putains d’opérations commando, non ?

Jorge se mord la lèvre inférieure. Quand son ami broie du noir comme ça et qu’il se met à boire, la discussion peut rapidement virer au désastre. Dans ces moments-là, rien ni personne ne saurait le raisonner.

Peu après la mort de Caleb, Eryk a plongé dans une sorte de catatonie émotionnelle. La vie avait perdu de sa saveur, plus rien n’avait d’intérêt. Sa propre existence n’avait plus d’importance. Cet état de tristesse absolue l’avait conduit à agir de manière totalement inconsidérée. Il ne manquait pas une occasion de foncer tête baissée vers des hordes de Stiix avec l’espoir de se faire tuer, sortait seul en pleine nuit hors de la cité, ivre comme un putois, pour pisser sur la route, et beugler haut et fort tout le bien qu’il pensait des envahisseurs.

— Caleb n’aurait jamais voulu ça, certifie Jorge d’une voix posée.

Eryk se renfrogne.

— Ne me parle pas de Caleb.

— Tu sais que j’ai raison.

Eryk renifle tout en s’asseyant à l’angle de son bureau.

— Ils dégagent aux aurores, un point c’est tout.

Jorge n’est pas d’accord avec cette décision, mais il n’a pas d’autre choix que de la suivre. Eryk est son supérieur et il doit se plier à son autorité.

C’est comme cela que ça fonctionne ici.

— Est-ce que tu peux au moins prendre la peine de réfléchir aux conséquences de ta décision ?

— Je ne changerai pas d’avis.

Poussant un long soupir de résignation, Desmond acquiesce à contrecœur.

— Bon, dit-il, changeons de sujet. Qu’a donné ton entrevue avec le padre Lotman ?

Un petit sourire se dessine au coin des lèvres d’Eryk.

— Je lui ai fait passer un message. J’ose croire que c’est un homme intelligent et qu’il va tout faire pour calmer le jeu.

— Il pense agir pour le bien de sa communauté, fait observer Jorge.

— C’est moi qui agis pour le bien de la communauté ! assure Eryk en pointant son index vers lui.

— Toi et tous les gars sous tes ordres, lui rappelle Jorge sur un ton sec.

— Oui, concède Eryk, enfin tu vois ce que je veux dire.

Un long silence s’installe entre les deux hommes, que Jorge finit par rompre :

— Les prisonniers ont demandé l’autorisation de rendre visite à leur capitaine.

— Comment va-t-il ?

— Trop tôt pour dire quoi que ce soit.

— Une personne à la fois, autorise Eryk. C’est tout ce que tu voulais voir avec moi ?

Jorge se lève.

— Mouais, lâche-t-il en vissant une casquette en tissu sur sa tête.

Eryk le suit du regard. Il se racle la gorge comme si un chat venait de s’y glisser.

— Je sais que je peux me montrer difficile par moments, confie-t-il, un peu penaud. Je suis désolé. Tu sais que j’attache beaucoup d’importance à ton opinion… et à notre amitié.

Jorge aurait pu lui offrir un sourire amical, mais il se contente de pincer timidement les lèvres et de secouer la tête.

— Mouais, grommelle-t-il. Promets-moi de ne pas finir cette bouteille et de reconsidérer ta décision concernant les plans de ton père.

Nous irons toucher les étoiles – Extrait

À Hajar, mon binôme.

À Gaëra, ma petite étoile.

À Océane, Marjorie, Emilie et Yanick, vous formez ma constellation.

Ainsi qu’à toutes ces personnes qui se reconnaîtront en Thomas, Édouard ou leurs proches.

 

Prologue

 

Thomas

DEUX ANS PLUS TÔT

31 DÉCEMBRE 2018

 

Quand ma main effleure le clavier, l’obscurité frémit.

Quand mon doigt enfonce la première touche, le rideau tombe.

La note éclot dans le silence de la pièce. Elle rebondit contre les murs et déploie avec elle un rayon de lumière. La seconde emplit l’espace et vibre sous ma peau. Elle s’infiltre dans mes veines et parcourt le chemin jusqu’à mon cœur. La suivante produit une explosion douce et paisible au centre de ma poitrine. Des chaînes se brisent et me procurent une sensation de délivrance. Le morceau qui succède fait trembler mon être. La musique me transporte, elle pénètre mon âme et m’inonde de ses sentiments. Tantôt puissante, puis délicate, un moment joyeuse et soudain triste. Mon souffle se perd dans cette envolée divine, coupé par l’intensité de ces sons qui résonnent comme un chant sans paroles : une voix qui s’élève au-dessus de moi. Elle m’encercle, me frôle et me caresse telle une brise lâchée par le vent, puis s’éloigne pour s’épanouir en liberté.

Sous mes paupières closes, l’aube se dessine et une silhouette féminine se détache de l’horizon. Sa longue chevelure violette danse sous le zéphyr qui la soulève et son sourire resplendit sous l’éclat du soleil. Ses grands yeux rieurs, dont les iris sont pourvus de diverses couleurs, me contemplent et ses lèvres bougent pour prononcer mon prénom.

— Tu es le centre de mon univers, l’entends-je murmurer.

Un frisson me terrasse sans que je cesse de jouer. Le souvenir de ses doigts fermés sur les miens pour me guider à travers la lumière ravive les sensations de ma peau. J’ai l’impression que ses mains glissent sur mes poignets pour m’éloigner du piano et m’emporter dans sa course folle vers l’infini. Mes muscles se tendent un à un, luttant contre l’envie de rejoindre le fantôme de mon esprit. Toutefois, je refuse de le chasser de ma mémoire, accroché à cette image. Elle subsiste en moi et me procure le sentiment qu’elle existe encore quelque part.

— N’oublie pas que je t’aime, Tommy.

Alors que je poursuis la partition écrite pour elle, ses mots résonnent dans mon crâne, tel un écho sempiternel.

Zoé.

Son nom tourmente mes nuits, parce qu’elle n’est plus là. Elle a disparu et s’en est allée loin de moi. Sa présence s’est affaiblie pour permettre à la solitude de m’envelopper dans sa grande couverture glaciale. Elle était ma meilleure amie, celle qui me donnait de l’envie, de la force et du courage, mais elle a tourné les talons pour ne plus revenir. Sa voix, douce et mélodieuse, est ancrée dans ma tête comme une musique détentrice de mon corps. Elle m’a abandonné, pourtant je continue de penser à elle, puisqu’elle est ma seule lueur d’espoir.

Chapitre 1

 

Thomas

 

Bienvenue chez toi

 

29 JUIN 2020

 

À l’avant de la voiture, côté passager, Stéphanie me raconte l’histoire de Saint-Cirq-Lapopie. Sa fierté est grande lorsqu’elle m’annonce qu’il a été élu « village préféré des Français » en 2012 et qu’il fait partie des plus beaux du pays. Nous nous contentons de le contourner pour emprunter un chemin de terre, mais je peux d’ores et déjà constater que ma tante ne m’a pas menti en prédisant que j’allais être happé par l’ambiance médiévale. Les ruelles et les bâtisses que j’aperçois semblent venir d’une lointaine époque et ont courageusement bravé l’épreuve du temps. Des siècles se sont écoulés, et pourtant, le charme de cette petite commune est saisissant.

En levant les yeux, je distingue l’église qui trône sur la falaise et l’envie de m’y rendre pour admirer la vue que je pourrais avoir de là-haut se fait ressentir.

Je peine à réfréner mon excitation et tâche de ne pas sauter du véhicule pour courir jusqu’au sommet. Prendre de la hauteur m’a toujours procuré du bien-être. C’est à l’endroit où l’humanité me paraît minuscule et le monde vaste que je sens mes poumons se remplir d’oxygène. Ainsi, mon fardeau de solitaire se transforme en liberté et la signification d’exister y puise tout son sens.

La main posée sur la cuisse de son mari, en pleine contemplation de sa terre qu’elle n’a plus vue depuis des mois, Stéphanie irradie l’espace et captive mon attention. Son large sourire contraste avec les traits tirés que je lui ai connus jusqu’alors. Ses yeux plissés de joie se prolongent par la naissance de ses pattes-d’oie et la légèreté qui émane d’elle quand un rire s’envole hors de ses lèvres me fascine. Elle est dotée d’une beauté à la fois singulière et discrète. Ses longs cheveux bruns sont rassemblés en un chignon sauvage et ses iris bleus sont braqués sur l’environnement avec l’émerveillement d’un enfant.

Arnaud, mon oncle, lui lance quelques coups d’œil en coin tout en conduisant, soulagé de retrouver sa femme aussi heureuse. Lorsque nous sommes arrivés à la gare de Cahors, il nous attendait déjà depuis une heure, impatient à l’idée de nous revoir. Même si j’ai fait sa connaissance le jour où le juge m’a appris qu’ils devenaient mes tuteurs légaux, il a dû revenir ici pour gérer son cabinet vétérinaire et les animaux dont il s’occupe. Pendant six mois, nous ne l’avons vu qu’à de rares occasions, alors il s’est mis à courir vers son épouse quand il l’a aperçue au beau milieu du hall, se fichant du regard des autres. Je les ai observés, ravi qu’ils soient enfin réunis, et Arnaud s’est défait de ma tante pour venir m’étreindre, comme un père le ferait à son fils.

L’angoisse ne me quitte pas à l’idée d’habiter à des centaines de kilomètres de tout ce que j’ai connu pendant seize ans, mais j’essaie d’être optimiste sur ce renouveau. Durant plusieurs semaines, j’ai vécu seul avec la sœur de ma mère et son conjoint à travers elle ; l’envie d’en apprendre davantage sur eux s’accroît de plus en plus. Pour cela, ils ont décidé d’organiser un repas de bienvenue avec leurs meilleurs amis.

Stéphanie m’a confié qu’ils se voyaient tous les jours, sauf exception. Par conséquent, je risque d’être mêlé à eux. Tous les quatre ont grandi ensemble et ne se sont jamais perdus de vue, si bien que leurs propriétés ne sont délimitées que par une petite forêt. Elle m’a parlé de leur fils, Édouard. Il a mon âge et entre en terminale à la rentrée. Avec tout ce qu’il s’est passé pendant un an et demi, je n’avais pas la tête à le contacter avant mon arrivée. J’ai désactivé l’intégralité de mes réseaux sociaux et je préfère m’en tenir loin désormais. C’est donc avec une énorme boule d’anxiété que j’appréhende cette première rencontre. Après des mois sans m’être confronté aux jeunes de mon âge, je suis fébrile.

Tâchant d’éloigner toutes les pensées nocives de mon esprit, je m’encourage à me focaliser sur le nouveau décor. La présence des arbres se fait moins dense pour ouvrir la voie sur un impressionnant domaine. Encerclé par les bois, il a des allures de prairie verdoyante où des fleurs jaunes, bleues et violettes s’épanouissent et se déploient vers le soleil. L’allée sur laquelle nous roulons mène à un parking de graviers blancs situé au pied d’une incroyable maison en pierre.

En descendant de la voiture, je ne peux m’empêcher de partir à la découverte de cet environnement étourdissant, à tel point que j’en oublie mes valises et fonce vers l’escalier dressé devant moi, bordé de roches grises. Il bifurque en angle droit et donne sur une petite terrasse où seule une balancelle en forme de cocon repose. Les yeux et la bouche écarquillés, je me tourne vers ma tante – qui s’est empressée de me suivre – et m’écrie, ébahi :

— C’est magnifique ! On se croirait dans un rêve !

— Le nôtre ! affirme-t-elle. Celui d’Arnaud, le mien, et maintenant le tien. Tu as tout pour te sentir chez toi ici. Et attends de découvrir ta chambre ! Je suis persuadée que tu seras aux anges ! s’extasie-t-elle en extirpant les clés de son sac. Tu pourras la décorer comme tu le souhaites, te l’approprier, faire des travaux…

Elle n’a pas le temps de continuer son énumération que la poignée s’abaisse avant même qu’elle n’y pose la main. La porte s’ouvre sur un homme de taille moyenne, au large buste et à l’air revêche. Les sourcils froncés, les poings plantés sur les hanches, il s’exclame :

— Tu en as mis du temps pour retrouver le chemin de la maison !

— Pierre ! s’étrangle Stéphanie, partagée entre surprise et bonheur.

Le visage de l’homme se fend d’un sourire, son expression change du tout au tout. Il tend les bras vers elle en riant et s’impatiente :

— Alors, tu ne salues pas ton vieil ami ?

— Les femmes d’abord ! hurle une voix aiguë depuis l’intérieur.

Une petite dame à la chevelure blonde comme les blés déboule sur le perron et se jette au cou de ma tante en poussant des cris de joie. Elles tanguent dangereusement et ledit Pierre se précipite pour les rattraper avant qu’elles ne dégringolent les marches. C’est en les voyant là tous les trois que je comprends qui sont ces gens : les meilleurs amis de Stéphanie et Arnaud, le fameux couple dont elle m’a tant parlé.

— Enfin ! Tu m’as manqué !

— J’ai cru qu’elle n’allait pas survivre après tout ce temps passé sans toi, grommelle son mari. Je peux partir deux ans, elle s’en fiche, mais quand il s’agit de toi, c’est la fin du monde !

— Ne commence pas à faire ton ronchon, s’esclaffe Stéphanie en s’écartant de son amie. Viens plutôt me taper la bise !

Une fois les retrouvailles faites, ils s’aperçoivent que je suis là, immobile, et se tournent dans ma direction. Mes joues chauffent, le rouge monte. Leur soudaine attention me déconcerte. Je me retrouve silencieux face à eux. Céline n’attend pas les présentations de ma tante, elle m’adresse un sourire rayonnant et me surprend en m’enlaçant.

— Thomas ! Je suis contente de te rencontrer. J’avais hâte que tu nous rejoignes. Tu vas bien ?

Incapable de décrocher un mot, je hoche la tête. Ses paumes encadrent mon visage, elle me détaille avec minutie, comme pour s’assurer que je dis vrai.

— J’espère que le voyage n’était pas trop long et que les lieux te plaisent. Il y a plein de choses intéressantes à faire ici. On va profiter de l’été pour faire connaissance !

— Chérie, lâche-le ! Tu l’étouffes, le pauvre gosse ! intervient Pierre en l’agrippant par les épaules pour l’éloigner de moi.

Céline proteste et son époux l’ignore en me tendant la main.

— Enchanté, Thomas. Ne fais pas attention à cette foldingue, c’est une pile électrique et une boule d’affection ! Si elle te colle trop, n’hésite pas à le lui dire. Tu verras, elle prend la mouche et part en ruminant, c’est assez drôle à voir !

— Pierre ! s’offusque aussitôt sa compagne, provoquant un rire général.

Arnaud arrive, quelques valises sur les bras, et je m’apprête à lui proposer mon aide lorsque des bruits de pas sur le plancher se font entendre. Une voix grave résonne :

— Steph ! T’es là. Je crève la dalle. On va pouvoir passer à table.

Des exclamations fusent chez les adultes alors qu’un garçon apparaît dans l’encadrement de la porte. Comme paralysé par cette vision, je laisse mes yeux vagabonder sur sa grande silhouette et découvre son visage avec une certaine stupeur. Sa mâchoire est ciselée, ses prunelles sont emplies de tendresse et ses cheveux d’un blond cendré se livrent bataille sur son crâne. Subjugué par sa beauté, je le fixe, l’air interdit. Il s’attelle à saluer ma tante d’une vive étreinte et d’un baiser sur la tempe. Mes muscles se crispent quand je l’entends demander où je suis et Stéphanie lui fait signe de tourner la tête.

À l’instant précis où son regard se plante dans le mien, je sais que je plonge dans les orbes verdoyants de ma perte. Mon souffle se coupe. Nous demeurons immobiles l’un en face de l’autre. Un frisson me terrasse de la tête aux pieds. Son intensité me sidère. La couleur laiteuse de sa peau est similaire à celle de sa mère, ses lèvres à la légère nuance corail rappellent celles de son père, mais ses iris brillent d’un éclat unique qui me subjugue. Il esquisse un pas dans ma direction et un sursaut me saisit. Sa bouche s’étire en un sourire doux et chaleureux.

— Salut, Thomas. Je suis Édouard, le fils de Céline et de Pierre.

Je jette un coup d’œil vers les personnes en question et la nervosité me pousse à répliquer :

— En effet, il y a un petit air de famille.

Je secoue la tête de façon imperceptible, dépité. Les quatre autres s’esclaffent. Édouard diminue la distance. Il me surplombe de quelques centimètres et je déglutis, embarrassé. Il est trop proche pour que je puisse respirer correctement. Je m’apprête à lui serrer la main, mais il me prend de court en me faisant la bise. Les effluves de son parfum me parviennent, je dois me mordre la langue pour réagir.

Stéphanie vient à mon secours en nous priant d’entrer. Je suis tout de suite happé par la décoration à la fois simple et épurée. Un vestibule se dévoile. J’imite ma tante lorsqu’elle se déchausse pour ranger ses baskets dans un meuble et la suis pour découvrir une immense salle à manger.

Mes pieds foulent un parquet gris clair et les murs blancs donnent de la profondeur à la pièce. Je remarque un escalier en bois marron foncé qui se prolonge sur ma gauche. Mon regard effleure la grande table rectangulaire disposée au centre, mais il est accaparé par la gigantesque baie vitrée devant moi. La stupéfaction me saisit en découvrant la vue exposée. Stéphanie m’invite à aller sur la terrasse et je me précipite pour lui emboîter le pas. Je m’avance jusqu’à la murette qui délimite l’extérieur dallé et repère un jardin en contrebas tout aussi merveilleux que le paysage de façade. Au loin, la forêt se poursuit et la montagne continue de se perdre en hauteur.

— C’est magnifique, murmuré-je.

— Tu aimes ? s’enquiert ma tante.

J’acquiesce sans réussir à me détacher de ce spectacle de verdure éblouissant.

— Tu penses que tu te sentiras bien ici ?

Soudain, son interrogation calme mon euphorie et mes épaules s’abaissent. Je me confronte à ses billes bleutées et affirme avec quelque peu de réserve.

Quand je me retourne, je suis surpris de constater qu’Édouard nous a suivis. Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon en toile, il me dévisage et je me tends sous son analyse. Je tente de paraître indifférent, sauf que les alarmes se déclenchent dans mon crâne et une certaine méfiance se réveille dans mon corps. Malgré l’attraction qui semble jouer avec mes nerfs, je tâche de rester loin de lui et le défie du regard.

— Bienvenue chez toi, Tommy ! me lance-t-il.

Je tressaille en entendant ce surnom et le remercie d’un hochement de tête.

En revenant près de la table, je me rends compte qu’elle est déjà dressée. Céline et Pierre sont fiers de nous présenter les pizzas qu’ils ont cuisinées pour chacun d’entre nous. Je m’installe entre Édouard et Stéphanie. Dans un geste machinal, je croise mes jambes sur l’assise de ma chaise et me retrouve dans la position du lotus tandis que nous débutons le dîner.

Il ne faut pas cinq minutes pour que les Rolland m’interrogent. Stéphanie m’a assuré qu’ils ignorent la raison de mon placement chez elle, donc je redoute les possibles indiscrétions à ce sujet. Les premières questions se concentrent sur le trajet, mon impression sur le décor du village et les visites que nous pourrions faire durant l’été. Puis la curiosité de Céline transperce mon intimité :

— As-tu une chérie à Nice ?

Je me fige tout en la regardant droit dans les yeux. Mes joues s’empourprent, je lutte pour ne pas jeter un coup d’œil vers ma tante.

Quand je lui ai appris que j’étais homosexuel et que je lui ai demandé si ça la dérangeait, elle m’a rassuré en certifiant que ça n’avait aucune importance pour elle, mais elle a toutefois tenu à être honnête envers moi en me prévenant que ses meilleurs amis ne sont pas des personnes ouvertes aux différentes orientations sexuelles.

J’essaie de préserver mon calme, resserre mon emprise sur mes couverts pour mieux contrôler mes tremblements et réponds :

— Non, je me concentre sur mes études.

— Prends-en de la graine, fils ! ricane Pierre. Les études avant les filles !

Il se marre tandis que sa femme lève les yeux au ciel en répliquant :

— Tu peux parler, monsieur le bourreau des cœurs ! Dois-je te rappeler le nombre de nanas après qui tu courais avant de te rendre compte que c’est moi qui te plaisais ?

Elle grimace, visiblement agacée – voire répugnée – par les conquêtes passées de son mari. Je souris face aux rires qui s’élèvent au-dessus des assiettes, mais la gêne s’accroît. Le reste du repas, je garde le silence, me contentant d’écouter les anecdotes hilarantes de la jeunesse des quatre adultes.

Une fois le dessert terminé, je demande à Stéphanie la permission de quitter la table et elle accepte. Je m’excuse auprès des invités. Édouard se lève pour me suivre, autorisé par sa mère.

Je le suis jusqu’à l’étage où une imposante mezzanine nous accueille. Un coin télé au charme plutôt rustique. Une porte se tient seule sur notre droite à un mètre à peine du sommet de l’escalier. Mon accompagnateur m’informe qu’il s’agit de ma chambre. Surpris, je lorgne ce qui nous entoure et découvre de l’autre côté une porte surmontée d’un panneau avec écrit « salle de bains » ainsi qu’un couloir menant à d’autres pièces.

Édouard ouvre la première, et je le suis dans ce qui va devenir mon antre. Je suis tout de suite frappé par cet espace. La pièce se tient en longueur. Les murs et le sol sont à l’image du reste de la demeure, mais les meubles et la bibliothèque rappellent le bois dans lequel sont forgés les escaliers. Tous mes livres sont exposés sur les étagères, ainsi que mes figurines, mes vinyles et mes DVD.

— C’est super beau, commenté-je.

— Ravi que ça te plaise ! On a essayé de suivre au mieux les directives que Steph nous donnait par téléphone, mais on avait peur que ça ne te convienne pas.

— On ? relevé-je en me retournant pour lui faire face.

Je sursaute en prenant conscience de notre proximité, néanmoins, je ne m’éloigne pas. Il retient sa respiration quand mon regard se confronte au sien et je n’ai aucun mal à deviner qu’il est perturbé par la couleur de mes iris. Zoé me disait toujours qu’elle était exceptionnelle, d’un turquoise presque translucide aux mille nuances de clair et de sombre. C’est à ces deux billes que j’ai dû m’accrocher quand elle a disparu, pour me souvenir que je devais affronter chaque journée sans elle et ne pas baisser les bras.

— Mes parents, Arnaud et moi, me répond Édouard au bout de quelques secondes.

Je me racle la gorge et m’empresse de contourner le lit pour me diriger vers la fenêtre et contempler la vue.

— Est-ce que ça devient habituel de voir ce paysage tout le temps ? questionné-je.

Il rigole dans mon dos. Je me rends compte avec soulagement qu’il est resté près de la porte.

— La nature a toujours beaucoup à nous offrir, alors on continue de l’admirer. Mais c’est vrai qu’on s’y habitue, certains ne s’attardent plus à l’observer. Tu n’étais pas convaincu par les paysages niçois, toi ? Plein de gens disent que c’est l’une des plus belles villes du monde.

Certains lieux ont beau être sublimes, si l’esprit l’assimile à de mauvais souvenirs, ils nous paraissent fades, repoussants et sans intérêt, pensé-je.

— Si, c’est juste que le cadre est différent, déclaré-je simplement. J’adorais regarder la nuit s’abandonner à l’aube et le jour décliner. Les crépuscules sont apaisants, je trouve.

Il acquiesce, les mains de nouveau enfoncées dans ses poches.

— Moi, ce sont les étoiles, m’avoue-t-il. Presque toutes les nuits, je m’arrête pour les observer.

Un franc sourire se dessine sur mes lèvres et son visage s’éclaire à son tour.

— Tu es passionné par les constellations ? m’intéressé-je.

— En quelque sorte, approuve-t-il.

— Tu m’apprendras ?

La lueur d’une émotion qui m’est inconnue traverse ses prunelles, je comprends que ma demande le touche. J’ignore pourquoi, cependant, j’ai hâte de le découvrir.

— Avec plaisir, confirme-t-il.

Chapitre 2

 

Édouard

Premier jour

 

1er SEPTEMBRE 2020

 

La nuit se confronte au jour, les couleurs se mélangent entre le voile de la pénombre et les éclats du soleil. Le ciel se défait de son obscurité, les étoiles sont de moins en moins distinctes et l’aube se confond dans les nuages, à la cime des arbres. Sur ce point de vue dégagé où se déploient l’est et l’ouest, j’observe d’un côté les prémices d’une nouvelle journée ainsi que les derniers instants à l’opposé.

Perché à des dizaines de mètres de haut, au bord de la falaise, je laisse mes yeux voguer sur les flots de la rivière et contemple la lumière qui s’y reflète. Cette clarté, bien qu’encore faible, se projette sur les parois rocheuses qui bordent le Lot et réchauffe la terre pour éveiller la nature dans une douceur réconfortante. À travers les feuillages, le soleil étincelle et révèle les couleurs du paysage. Là, dans le rayonnement du jour, un monde semble renaître au détriment d’un autre.

Un oiseau se déplace à la surface de l’eau, déployant ses ailes au-dessus d’un banc de poissons. Un récif se dresse en travers de leur course commune et leur chemin se sépare, offrant une nouvelle voie à chacun. Un chœur matinal, propre à la période printanière, s’élève pour bercer cette chaude fin d’été. Le célèbre gazouillis de la grive musicienne se distingue des autres et je clos les paupières pour écouter ce chant si doux. La forêt se tait la nuit, fredonne au matin, mais ne dort jamais. En son sein, je me gonfle d’oxygène et me libère de mes mauvaises racines. Je foule l’herbe fraîche et la terre humide pour ressentir la nature et m’emplir de ses ressources.

Thomas m’a appris à être en symbiose avec mon environnement.

Un craquement de branche retentit et les feuilles bruissent. Un sourire se dessine sur mes lèvres. Des bruits de pas résonnent dans mon dos, puis une silhouette s’extirpe de l’ombre pour entrer dans la lumière. Des doigts effleurent mes épaules avant d’y exercer une délicate pression. J’inspire profondément. Il est là, derrière moi. Je tourne la tête pour l’apercevoir. Ses grands yeux sont plissés par un léger amusement et l’incroyable couleur de ses iris illumine son visage. Ce turquoise me captive tant que je suis incapable de m’en défaire chaque fois que je le croise. La bouche de Thomas s’entrouvre, je l’entends me saluer et lui réponds d’un air distrait :

— Hey, Tommy !

Un frisson s’empare de moi lorsque son pouce frôle ma nuque. Je m’écarte pour qu’il me rejoigne sur le rocher. Une fois installé, il détaille le paysage comme on a pris l’habitude de le faire depuis deux mois. En juin, quand ma mère m’a annoncé que Stéphanie allait revenir avec Thomas, je ne l’ai pas crue, persuadé que leur arrivée allait une nouvelle fois être reportée. Jusqu’au dernier moment, j’en étais convaincu, mais je me suis retrouvé face à lui, sur le perron. J’ai compris qu’il n’était plus question de procédure et que je disposais de huit semaines pour apprendre à le connaître. Au départ, je m’imaginais que nous ne pourrions pas échanger grand-chose, qu’il serait renfermé et difficile à cerner, mais il s’est avéré tout le contraire.

J’ignore ce qui a poussé le juge pour enfants à retirer la garde de Thomas à ses parents, toutefois, j’ai été surpris de découvrir un garçon souriant et rieur – jovial, comme dirait maman. Il se préoccupe des gens qui l’entourent avec une bienveillance déconcertante.

Les quatre adultes se sont organisés pour que nous puissions partager chacune de nos journées ensemble. Nous avons passé notre mois de juillet à visiter Cahors et notre village. La première fois que j’ai conduit Tommy sur cette falaise, il en a tout de suite été conquis. L’endroit est ouvert sur la nature, la vue qu’il nous donne est époustouflante. Lui qui aime la hauteur, ici, il se sent à son aise. Nous nous y retrouvons presque tous les soirs pour discuter et être seuls.

À présent, je peux affirmer qu’il fait partie intégrante de mon quotidien. Le week-end dernier, alors que nous revenions de notre séjour à Sète, j’ai pris conscience qu’en à peine deux mois nous sommes devenus bien plus que des connaissances. Il est sans conteste l’un des meilleurs amis que j’ai eus jusque-là, au détriment de ceux qui composent ma bande actuelle depuis la seconde. Ils sont tous partis cet été, donc je me suis contenté de lui parler d’eux en attendant qu’il les rencontre. Malgré leur manque de points communs, j’ai bon espoir qu’ils s’entendent. Le verdict ne saurait tarder, puisque la rentrée approche à grands pas.

Stéphanie reprend son poste de secrétaire aujourd’hui et Arnaud se lance dans l’ouverture d’un refuge canin sur le domaine, où est implanté son cabinet vétérinaire – ce qui me laisse davantage de temps à passer avec leur neveu. Ils m’ont tous les deux fait promettre de veiller sur lui et de leur rapporter le moindre incident pour prévenir d’un quelconque problème. J’ai ri en les voyant si protecteurs envers mon ami, comme s’ils me léguaient la surveillance affinée d’un enfant en bas âge, mais je leur ai tout de même assuré que je ferai mon possible pour rester à ses côtés le temps qu’il prenne ses marques.

Mes yeux effleurent l’horizon et découvrent une aube un peu plus présente qu’à mon arrivée. Les rayons du soleil commencent à m’aveugler, mais je ne détourne pas le regard en sentant celui de Thomas se poser sur moi pour détailler mon profil. Durant sa contemplation, je feins l’indifférence. Or, je cesse de respirer. J’aime quand il porte cette attention sur moi, j’ai l’impression qu’il me donne de l’importance. À ses côtés, je suis prêt à affronter la dernière ligne droite avant la fin du secondaire. Je sais qu’il me soutiendra autant que je le ferai pour lui. Nous irons combattre ensemble ces longues journées de supplice jusqu’à l’obtention de notre bac.

— On y va ? me questionne-t-il en désignant l’heure sur son téléphone.

Un léger sourire se dessine sur ma bouche quand j’aperçois son fond d’écran : une photo de nous. Son visage est illuminé par son éclat de rire. Il a la tête renversée tandis que je suis plié en deux, l’un de mes bras enroulé autour de ses épaules. En arrière-plan, la mer Méditerranée s’étend à perte de vue. Ce moment restera gravé dans mon esprit, peut-être à jamais.

— Go.

Je me lève à contrecœur, tâchant d’ignorer la boule dans mon ventre. Elle me pèse à chaque pas. Je lui tends son casque et enfile le mien. Si Arnaud m’a mis en garde contre la colère de son épouse lorsqu’il a appris que Thomas était monté sur mon deux roues, nous avons tous les trois été surpris que Stéphanie me propose de conduire son neveu au lycée les matins où nous commençons les cours à la même heure. Pour le reste du temps, il est convenu qu’il s’y rendra en bus.

J’enfourche mon véhicule et, quelques secondes plus tard, son torse se colle à mon dos. Ses bras encerclent ma taille, les pulsations de mon cœur s’entrechoquent et je frissonne sous l’assaut d’une vague d’électricité. L’habitude a beau s’être établie, j’ai toujours la même réaction en le sentant contre moi. Ça me perturbe au plus haut point.

Je déglutis en ajustant les lanières de mon sac contre mon ventre, ses mains raffermissent leur prise sur les pans de ma veste. Je clos les paupières pour chasser les sensations de mon organisme. Un vrombissement de moteur retentit dans le silence environnant et des oiseaux s’envolent alors que j’arpente le chemin escarpé à travers les bois. Pour rejoindre la route principale qui borde le village, je coupe par la forêt et atterris à quelques dizaines de mètres du pont. Je ralentis pour nous laisser le temps de contempler la rivière ainsi que les falaises ensoleillées, puis je gagne l’autre versant, poursuivant notre route jusqu’à la ville.

Une légère brise me porte les effluves de son parfum et la pression de mes doigts s’intensifie sur les poignées de la moto. Ma peau blanchit petit à petit. Je dois forcer le calme à me gagner pour chasser la tension de mes muscles.

Sortir du cadre idyllique de ces huit semaines de vacances pour transporter Thomas en dehors de notre bulle me terrifie. J’ai du mal à croire qu’il est temps de se reconnecter à la réalité, mais m’y plonger de nouveau en le sachant près de moi compense cette peur de nous perdre un peu. Je vais lui montrer une autre facette de ma vie, un décor différent tout en étant aussi essentiel.

— On est arrivés, lui annoncé-je en découvrant le grand portail bleu foncé du lycée.

Je fais signe au surveillant de m’ouvrir la porte coulissante du hangar où les véhicules des lycéens se succèdent et gare le mien dans un coin stratégique.

— Prêt ? demandé-je en rejoignant mon ami devant les grilles.

— Pas vraiment, avoue-t-il.

— On l’est jamais pour une rentrée. T’as rien à craindre, j’suis là.

Ma main saisit son épaule pour la presser et je nous dirige vers l’une des deux entrées. L’établissement a été construit en forme de rectangle et divisé en deux parts égales. Le collège se trouve du côté droit et le lycée est à gauche. La séparation est marquée par le préau et une arche se tient en son centre. Elle conduit au gymnase, au terrain d’athlétisme, à la cantine et aux sanitaires.

Ludovic, mon meilleur ami, est censé nous attendre devant la salle polyvalente où nous devons nous rendre aujourd’hui. Je le cherche du regard en débarquant dans la grande cour et le trouve aussitôt. Malgré ses épaules recroquevillées, sa grande taille me saute aux yeux et les cinq garçons de seconde qui le contournent me paraissent étrangement petits. Ses cheveux bruns sont toujours rasés de près sur les côtés de son crâne.

Plus j’avance, plus il me semble apercevoir des reflets rouges. Je cligne des yeux, ahuri. Non, je ne rêve pas ! Mais qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête ? Lui qui tient tant à sa couleur naturelle ! Puis je souris, devinant qu’il s’agit d’un gage lancé par sa sœur, Adriana. Elle seule peut l’y avoir incité. Penché vers l’avant, mon ami pianote sur son téléphone. Quelques secondes plus tard, ma sonnerie retentit.

— Salut, lancé-je en décrochant.

Je lutte pour dissimuler mon amusement et accélère le pas.

— Bordel, mec, t’es où ? s’exclame-t-il, affolé. Je suis le seul paumé de terminale. Viens à mon secours avant que des gamins ne me tapent la discute !

Je ris en roulant des yeux.

— J’arrive.

— Dans combien de temps ?

— Environ deux secondes.

Il sursaute quand il entend ma voix dans son dos.

— Tu m’as fait peur ! peste-t-il en raccrochant. D’habitude, tu arrives toujours après le rassemblement.

Il me prend dans ses bras pour une accolade amicale et sa main qui frappe mon omoplate me tire une grimace.

— Et toi, tu collectionnes les billets de retard ! répliqué-je. T’es tombé du lit ?

— Ma sœur m’a réveillé en fanfare. Je l’ai plutôt mauvaise…

Je le dévisage quelques instants et un rictus se dessine aux commissures de mes lèvres.

— Je vois ça ! T’as une tête de zombie.

— Ça me touche, merci.

— J’imagine que c’est pas la seule chose qu’elle t’a obligé à faire, décrété-je en zieutant les cheveux bordeaux au-dessus de son front.

— T’as même pas idée de l’enfer que c’est d’être son frère ! Vivement qu’elle se barre à Decazeville, ça me fera des vacances.

Je ricane. Il s’apprête à ajouter quelque chose lorsque son regard quitte mon visage pour se poser derrière moi. Mon corps se raidit tout à coup. Il m’est arrivé de lui parler de Tommy durant l’année de première, je l’ai prévenu de sa possible arrivée parmi nous. Il m’a promis qu’il lui réserverait un bon accueil, mais je ne peux m’empêcher de redouter l’instant.

— C’est toi le neveu de Stéphanie et Arnaud Lambert ! s’exclame soudain Ludo. Thomas, c’est ça ?

— C’est ça, confirme le concerné en avançant, la main tendue.

Je m’écarte pour les laisser se saluer et les détaille tous les deux. Le regard noisette de Ludovic semble captivé par celui de Thomas.

— Putain… souffle mon meilleur ami. Tu fixes tout le monde de cette façon ?

Je me crispe davantage et le dévisage, décontenancé par sa remarque inattendue.

— De cette façon ? répète Thomas, interloqué. C’est-à-dire ?

— Avec ces yeux-là ! Dans le style pas tout à fait bleu, ni tout à fait vert, un entre-deux plutôt canon qui fait vriller le cerveau direct ?

Incrédule, je laisse le silence se prolonger un instant avant d’exploser de rire. Mes phalanges heurtent le bras de Ludo qui s’esclaffe à son tour. Un sourire fend le visage de Thomas. Il replace ses lunettes d’un geste machinal et une mèche noire tombe sur l’un de ses verres. Je réprime mon envie de la lui balayer en serrant les poings. D’un furtif mouvement de tête, il la dégage et enfonce ses mains dans la poche kangourou de son sweat.

— Désolé, j’ai un humour de merde, s’excuse Ludovic. Édouard m’a dit que tu étais arrivé fin juin, tu as réussi à te faire à la ville ?

— En fait, je n’ai pas beaucoup visité Cahors, mais le village de Saint-Cirq-Lapopie n’a plus de secrets pour moi ! affirme Thomas. Surtout la forêt.

— Laisse-moi deviner, c’est Ed qui t’y a fait faire une balade ? Il en est fou ! Si tu veux mon avis, fais gaffe aux endroits où tu marches ! Tu sais jamais si tes semelles vont en ressortir intactes…

Thomas me jette un coup d’œil amusé en comprenant l’allusion. Je roule des yeux avant de les river sur les pieds de mon meilleur ami et pouffe en apercevant la paire flambant neuve qu’il arbore. En seconde, quand j’ai rencontré Ludovic, je l’ai emmené faire un tour dans les bois, sauf que nous étions en octobre, au début de l’automne. C’est lui qui me l’avait demandé pour préparer une activité spéciale Halloween. Il ne quittait plus les chaussures de marque qu’il s’était achetées durant l’été et, bien sûr, il a sauté dans une flaque.

— Si je me souviens bien, tu ne m’as toujours pas remboursé, déclare-t-il alors, malicieux.

— Je t’avais prévenu de ne pas t’aventurer sur ces feuilles ! m’offusqué-je. Et puis, quelle idée de mettre des Clarks en forêt…

— Des Clarks ? s’écrie Thomas, abasourdi.

Il contemple la mine coupable de Ludovic et explose de rire.

— Oui, bon… ça va ! J’ai dit que j’avais un humour de merde, pas une intelligence hors du commun.

— Je confirme !

Je sursaute, pris de court par l’intervention de Dimitri. Il fonce sur nous, Clarisse sur les talons. Ma poitrine se compresse. Les jumeaux sont de retour. Ils n’ont pas changé d’un poil durant l’été. Leurs cheveux sont flamboyants au soleil, leurs yeux bruns toujours aussi perçants et les taches de rousseur parsèment leurs visages. Malgré les heures à lézarder sur la plage pour bronzer, leur peau brille d’un blanc presque diaphane. Leurs sourires en coin subsistent sur leurs lèvres et ce même air sournois qu’ils affichent n’a pas disparu.

Mon rire s’estompe. Je me fige tandis que Clarisse se met à courir pour sauter au cou de son petit ami. Ludovic chancelle, étonné par cette brusque étreinte. Je croise son regard terrifié par-dessus l’épaule de sa copine et n’ai pas le temps de réagir pour lui venir en aide qu’une main enveloppe ma nuque.

— Vous avez mangé quoi ce matin pour être en avance ? me demande Dimitri en toisant sa sœur et Ludo.

— Le réveil. C’est pratique quand on s’en sert, répliqué-je, tendu.

— Tu m’as manqué ! s’exclame Clarisse dans mon dos.

— Déjà ? Mais on s’est vus hier, rétorque Ludovic.

La voix geignarde de Clarisse dérange mes tympans. Je tourne la tête vers Thomas pour puiser un peu de réconfort dans la source de ses iris. Un sourire flotte sur ses lèvres, les miennes les imitent juste avant que Dimitri ne me demande :

— T’es venu accompagné ?

Les deux autres cessent de se disputer pour s’intéresser à notre conversation et le neveu de Stéphanie se fige en nous observant tous les quatre. La question s’adresse à moi, mais d’un simple regard, j’invite Thomas à se présenter lui-même. Clarisse se lance dans un interrogatoire à rallonge, Tommy m’envoie des appels à l’aide muets.

— Pourquoi t’as déménagé ?

— Parce que je devais m’installer chez ma tante.

— Pourquoi ? répète-t-elle.

— Je ne pouvais pas rester à Nice, dit-il en trépignant sur place.

Je bloque ma respiration comme pour retenir des mots blessants à l’encontre de l’inquisitrice et cherche une excuse pour couper court à son acharnement. Elle s’apprête à répliquer lorsque Ludo s’interpose, agacé :

— Si tu prononces encore une fois le mot « pourquoi », je te jure que je te fais bouffer ta langue.

Dimitri rigole en voyant les joues cramoisies de sa sœur. Je remercie Ludovic d’un hochement de tête avant d’attraper Thomas par le coude et le conduire à la vie scolaire.

L’urgence de l’éloigner d’eux me pousse à allonger mes foulées sans me retourner, même lorsque j’entends la voix d’une fille crier mon nom. Une impression étrange me tord les boyaux, comme si, inconsciemment, je venais de jeter mon ami dans la fosse aux lions.

Chapitre 3

 

Thomas

Juste une amie

 

Assis en tailleur sur la chaise, le dos appuyé contre le mur, j’écoute d’une oreille distraite le professeur d’anglais nous détailler le programme de l’année. Nous sommes à peine une dizaine dans cette classe de terminale, ce qui est déroutant au vu du nombre d’élèves que compte le lycée, mais ce choix a été établi en raison de nos spécialités identiques. Je ne suis pas le seul à m’être isolé au fond de la classe.

De l’autre côté, une fille joue avec un feutre rouge, sans se soucier du reste. Elle mâche son chewing-gum, les jambes croisées sur la place vide de son bureau, et détaille les notes gravées par de précédents élèves. Par moments, une grimace ou un sourire s’affichent sur sa figure à la peau de porcelaine. Des mèches bouclées s’échappent de son volumineux chignon. Un bandeau noir aux motifs à fleurs roses est noué sur le sommet de sa tête et un rouge à lèvres rose bonbon colore sa bouche. De temps à autre, monsieur Johnson la regarde sans qu’elle s’en rende compte. Il se contente de soupirer et poursuit son monologue assommant.

À l’instant où la sonnerie annonce la pause-déjeuner, la rouquine coince son feutre dans le nœud de ses cheveux flamboyants et fonce vers la sortie. L’homme n’a pas le temps de la retenir qu’elle s’est déjà perdue dans la foule d’élèves qui parcourent le couloir.

Mon sac endossé, je suis le mouvement de mes camarades. La voix d’Édouard me parvient à quelques mètres de la porte. Je lève la tête et le repère aux côtés de Ludovic. La main de mon ami se pose au creux de mes reins, je me crispe à son contact. Il m’attire vers lui pour m’éviter les bousculades des autres, puis m’informe que nous allons rejoindre le reste de sa bande.

— Putain ! C’est toujours autant le foutoir à midi… grommelle Ludo. Tu crois qu’on aurait droit à des avantages en étant en terminale ? Que dalle ! Ils font chier, sérieux !

Je ricane en l’entendant grogner. Nous mettons cinq bonnes minutes avant de nous extraire de la masse étouffante. Angoissé par ce monde auquel je n’ai pas été confronté depuis presque deux ans, je peine à respirer. Cette situation me fait regretter d’avoir choisi de retourner au lycée plutôt que de continuer les cours par correspondance. Mon cœur rate un battement lorsque la main d’Édouard glisse jusqu’à la mienne et la presse avec délicatesse. Je tourne la tête vers lui, le sourire qu’il m’adresse me réconforte un peu.

Lorsque les garçons foncent en direction du portail au lieu de continuer vers le préau, j’hésite à les suivre.

— Eddie ! le hélé-je. Tu ne m’avais pas dit que le réfectoire était de l’autre côté ?

Les deux amis s’arrêtent soudain et se tournent vers moi.

— T’as une autorisation de sortie ? s’enquiert Ludovic.

— O-Oui, bredouillé-je. Mais je croyais qu’on mangeait à la cantine.

Soulagés, ils se remettent en marche. Je leur emboîte le pas en extirpant mon carnet de liaison pour le montrer au surveillant. Une fois hors de la cohue d’élèves, Édouard m’explique que, tous les midis, leur groupe se retrouve à l’extérieur du bâtiment avant de retourner en cours.

— La bouffe est infecte là-bas ! peste Ludo. Enfin, tu dois le savoir ! C’est pareil partout.

— En fait, pas vraiment, avoué-je. Je préférais passer une journée sans avaler la moindre miette plutôt que de mettre les pieds dans cette salle.

Ils m’adressent des regards interloqués, je pince les lèvres en rivant mon regard sur nos chaussures.

— J’étais un solitaire, lâché-je pour simple justification.

Je les sens m’observer un long moment avant qu’ils ne se décident à répliquer.

Ludovic me confirme qu’il sait ce que c’est. Jusqu’à son arrivée à Cahors, en seconde, il était habitué à partager sa table avec des inconnus ou nourrir sa solitude en dehors de l’établissement. C’est sa rencontre avec Édouard qui a changé la donne. Ils étaient dans la même classe, mais ne s’étaient pas adressé la parole de la matinée. Jusqu’à ce qu’ils se croisent dans un supermarché et entament leur rituel du midi. Ce n’est que vers le milieu d’année qu’ils se sont liés aux autres et les ont embarqués loin du réfectoire.

À quelques minutes du lycée se trouve une piste cyclable bordée de verdure qui longe la rivière. C’est là-bas que nous nous rendons. Édouard me met en garde au sujet de ses potes et Ludovic insiste sur sa copine.

— Elle est chiante, affirme-t-il. Une vraie plaie. Elle va te poser des questions, toutes plus indiscrètes les unes que les autres. C’est infernal. Tu peux y répondre si tu veux, mais reste vague. Ne donne jamais trop d’informations. Tu risquerais d’alimenter ton interrogatoire ou de lui fournir trop de détails à retourner contre toi.

Ces derniers mots me font frissonner, je lui demande d’approfondir. Son visage se ferme davantage. J’ai l’impression qu’une lueur de dégoût étincelle dans son regard.

— Elle n’est pas fiable. Ce n’est pas le genre de personne à qui tu vas confier un détail intime sur toi, même s’il te paraît anodin. Elle trouvera toujours un moyen d’en faire ta faiblesse. Elle est mauvaise. Méfie-toi d’elle.

Dérouté par ses propos au sujet de sa propre petite amie, je fronce les sourcils et jette un coup d’œil à Édouard, qui garde la tête baissée.

— Et de son frère, marmonne-t-il.

— Vous faites flipper, les gars !

Eddie me lance un sourire contrit. J’essaie de déceler une preuve qu’ils sont en train de me mener en bateau, mais je frémis en saisissant leur sincérité.

— Pourquoi êtes-vous potes avec eux s’ils sont si… dangereux que ça ?

— Fais attention à toi quand tu es avec eux, c’est tout ce que je peux te conseiller. OK ? se contente de répéter Ludo.

Ses deux billes noisette me sondent pour donner davantage d’importance à sa prévention. Je suis sceptique, toutefois, je décide de le prendre au sérieux.

— OK.

Après nous être arrêtés dans un petit commerce pour acheter notre pique-nique, nous arrivons au lieu de rendez-vous ; trois inconnus accompagnent les jumeaux. Dès qu’ils nous aperçoivent, ils nous pressent de nous greffer au cercle. Mon genou claque contre celui d’Édouard quand nous nous asseyons côte à côte et Ludovic ignore la place que lui présente sa copine pour s’installer entre Dimitri et moi. Un brun au visage rond et aux yeux d’un vert terne me tend la main. Je me penche pour la lui serrer.

— Robin, se présente-t-il. Je suis en terminale STMG dans un lycée voisin. Gabin est avec moi, ajoute-t-il en désignant son camarade, assis à sa droite.

Je me tourne vers le concerné et le salue à son tour en le détaillant. Il paraît effacé du reste du groupe, un sourire timide sur les lèvres et le visage fermé. Il est mince, presque maigre, ses cheveux châtains sont en désordre et ses iris gris brillent d’un puissant chagrin. Il est mignon, mais il donne une impression de fragilité insoutenable. Cette dernière me force à détourner le regard. Je me demande aussitôt ce qui a bien pu se passer pour qu’il soit ainsi.

Peut-être y a-t-il un rapport avec la mise en garde des garçons au sujet des jumeaux ? C’est une question que je poserai plus tard à Édouard.

— Ils ont pas été pris dans le cursus général, ces boloss ! ricane Dimitri.

— Ta gueule, Cazalis ! rétorque Robin. Au moins, je sais ce que je veux faire, moi.

— Oh, ne t’inquiète pas, mon bichon, je ne suis pas paumé ! Clarisse et moi allons suivre la voie toute tracée de nos parents. J’aurai les poches pleines de fric et un avenir de malade !

— Tu parles ! Ta sœur y arrivera haut la main, mais toi…

— Quoi, moi ? le défie Dimitri.

— Essaie déjà d’avoir ton bac et on verra si tu tiens le coup ensuite.

J’arque un sourcil, surpris que, malgré son hésitation, Robin mise sur une franchise blessante. Je réprime mon envie de me tourner vers Ludovic pour lui faire part de mon trouble et attends la riposte de Dimitri.

— Si je veux être avocat, je le deviendrai, déclare-t-il d’une voix calme et d’un air assuré.

Sa certitude me décontenance. J’ouvre la bouche pour lui rappeler que les études de droit n’ont rien de facile, sauf que le coude d’Édouard me heurte le bras et la main de son meilleur ami s’abat sur mon genou, attirant l’attention sur nous.

— Maintenant, il ne te reste plus que Mélanie à rencontrer ! me lance Ludo en m’indiquant la grande blonde assise à côté d’Eddie.

Mon corps se raidit dès que je discerne leur proximité, ma poitrine en prend un coup. Interloqué, je contemple le visage de la jeune fille. Sa beauté est indéniable. Son regard, empli de bienveillance, étincelle. Ses cheveux sont détachés et reposent sur son épaule gauche. Ses yeux, d’un bleu foncé sublime, me détaillent avec douceur et sa peau rose resplendit au soleil. Je dois me faire violence pour ne serait-ce que hocher la tête à son attention. Elle m’imite et m’explique qu’au contraire des deux autres, elle est bel et bien scolarisée dans notre établissement. Je grince des dents quand elle m’apprend qu’elle partage plusieurs cours avec Ludovic et Édouard.

Cette fois, les questions qu’ils me posent se fixent sur mes projets, mes passions et le métier que je souhaiterais faire plus tard. Je n’ai pas besoin de suivre les conseils de Ludo pour rester vague, puisque mon avenir est encore flou à mes propres yeux, mais j’évoque la musique et la littérature.

Clarisse et Dimitri confirment qu’ils aspirent à la succession de leurs parents dans leur cabinet d’avocats. Gabin s’efforce de prendre la parole. À l’obtention de son diplôme, il envisage une orientation vers le commerce. Robin se contente de hausser les épaules. Mélanie a pour but d’être médecin. Ce n’est que lorsqu’Édouard et Ludovic me disent qu’ils veulent devenir character designer et game designer que je comprends pourquoi ils s’entendent si bien. Ils ont des idées professionnelles accordées et brûlent d’impatience d’en apprendre davantage. Silencieusement, je prie pour qu’ils parviennent à se lancer tous les deux dans cette aventure.

La reprise des cours a déjà sonné lorsque nous passons le portail du lycée. Le surveillant nous presse de rejoindre nos classes sans manquer d’élever la voix pour nous faire comprendre que c’est inacceptable. Mon retard me met mal à l’aise, d’autant plus que je peine à trouver mon chemin jusqu’à ma salle. Malgré mon refus, Édouard m’accompagne. Une fois que nous nous sommes séparés des autres, je me rends compte que je suis soulagé d’être seul avec lui quelques minutes.

Nous nous engageons dans un couloir vide, nos épaules se frôlent. Mes muscles se figent alors que nos mains s’effleurent. Mon souffle se coupe quelques secondes et je le remercie d’être à mes côtés.

— C’est normal, affirme-t-il. Je ne vais pas t’abandonner.

Je tourne la tête vers lui et croise son regard. Mon rythme cardiaque s’enraye avant de se stabiliser et nous échangeons un sourire dont la signification m’échappe.

— Tes potes sont plutôt sympas.

Il grimace et se concentre sur un point au fond du couloir. Par automatisme, je l’imite et constate que nous arrivons devant ma salle. Sa voix est basse lorsqu’il me répond :

— Ne te laisse pas avoir, Tommy. Ludo a raison, tu dois rester sur tes gardes.

— Pourquoi ? Je ne comprends pas.

Je m’arrête et il en fait autant, nous tenant encore éloignés de la porte. Nous nous jaugeons une poignée de secondes, puis il soupire et passe un doigt nerveux sur l’arête de son nez.

— Les Cazalis sont des personnes très influentes par ici et les jumeaux abusent parfois de leur pouvoir, chuchote-t-il.

Les lèvres toujours entrouvertes, ses yeux plongés dans les miens, il semble vouloir tout me déballer, mais il déglutit et secoue la tête avant de couper court à notre conversation :

— On en discutera plus tard.

Je n’ai pas le temps de protester qu’il plante un bisou sur ma tempe, franchit les derniers mètres et signale notre présence. La voix d’une femme retentit derrière la cloison, nous entrons.

— Bonjour, madame Galibier. Désolé du dérangement, Thomas s’est perdu dans les couloirs et m’a demandé de l’aider. Je vous prie de l’excuser pour son retard.

Je tente de masquer mon étonnement face au léger mensonge qu’il débite et m’avance vers la prof de philosophie. Elle nous examine tous les deux, puis acquiesce en demandant à Édouard son carnet de liaison. Elle y écrit un mot à l’attention de son collègue – un certain monsieur Viguier – pour qu’il ne le sanctionne pas. J’échange un dernier regard avec mon ami et m’en vais m’installer à une place du fond, similaire à celle de ce matin.

Mes yeux se portent sur la rouquine, installée de l’autre côté de la classe. Elle est la seule à ne pas m’avoir adressé un brin d’attention. Je remarque les écouteurs vissés dans ses oreilles et devine qu’elle ne perçoit même pas les bruits qui l’entourent. Elle se fiche pas mal du reste, trop obnubilée par son feutre et le carnet ouvert devant elle.

Je passe l’après-midi à l’observer en toute discrétion, fasciné par son je-m’en-foutisme colossal. Aucun adulte n’intervient et elle part à la fin du cours, sans avoir noté le moindre mot.

À la sortie, je surprends Édouard dans les bras de Mélanie. Dès qu’il m’aperçoit, il se dégage de l’étreinte de la jeune fille, les joues rouges, et embrasse sa joue pour lui dire au revoir.

Ludovic passe une main dans les cheveux d’Eddie d’un air taquin et lui rappelle qu’ils commencent à huit heures demain. Clarisse et Dimitri me saluent de loin, je rejoins Édouard et attrape l’un des casques. Je bataille avec l’attache, puis resserre les bretelles de mon sac tandis que mon camarade fuit mon regard. Perplexe, j’essaie de chasser le nœud dans ma gorge et le taquine :

— Tu ne m’avais pas dit qu’il se passait quelque chose entre Mélanie et toi. C’est sérieux ?

Il me jette un coup d’œil en biais, mes muscles se tendent un à un.

— C’est juste une amie.

Sur ce, je comprends que la discussion est déjà close et grimpe derrière lui. Je m’accroche à sa taille, il démarre en trombe pour nous ramener chez les Lambert.

Chapitre 4

 

Édouard

Regarde les étoiles

 

5 SEPTEMBRE 2020

 

Je me souviens encore de la première fois où nous avons dormi ensemble.

Comme à notre habitude, nous avions veillé tard. Sauf que cette nuit-là, Thomas n’a pas quitté ma chambre. Je l’ai prié de rester pour que nous puissions continuer à parler jusqu’à ce que le sommeil nous gagne. Il m’a appris que pour rejoindre les bras de Morphée, il lui était nécessaire de lancer une playlist de musiques instrumentales. Alors je lui ai demandé de ne pas mettre ses écouteurs pour en profiter avec lui. Depuis, mes cauchemars diminuent et l’agitation de mon esprit s’amenuise.

Notre rencontre a provoqué quelque chose en moi que je ne saurais définir. Sa présence m’obnubile. Il me captive au point où j’en ai le souffle coupé dès que mes yeux se posent sur lui. Chaque minute passée en sa compagnie me donne l’impression d’être en apnée.

J’ai préféré décliner la proposition de soirée offerte par Mélanie, prétextant un repas familial, pour me retrouver seul avec Thomas. Ludovic a compris que mon excuse était bidon, mais il n’a rien dit devant les autres pour me préserver des remarques diaboliques des jumeaux Cazalis. J’ai ri en découvrant son message à la sortie du lycée, où il me traitait d’égoïste. Pour le coup, je n’ai pas pu rétorquer, puisque son accusation était véridique.

Mes doigts se perdent dans la tignasse sombre de Tommy et mon regard contemple son profil. Malgré la pénombre, je distingue sa peau basanée et l’effleure du bout du pouce. Les yeux fermés, les traits détendus, il est endormi. Depuis quelques minutes déjà, son corps s’est relâché. Il a la tête appuyée sur ma cuisse et est allongé sur la couverture que nous avons étendue sur l’herbe. Sa main est posée sur mon genou. Par moments, ses doigts se mettent en mouvement. D’une pression presque imperceptible, il enfonce des touches inexistantes.

Au fur et à mesure, mon sourire se déploie. Je l’imagine assis devant un piano. Durant l’été, il m’a confié qu’il en jouait, mais il a arrêté avant l’arrivée de Stéphanie à Nice. Je n’ai pas osé l’interroger, devinant que cela n’aurait mené à rien, si ce n’est à le braquer.

Je nourris l’espoir qu’un jour, il renoue avec l’instrument. La musique n’est pas sortie de sa vie ; son casque, en permanence juché sur son crâne, en est la preuve. Peut-être qu’il y reviendra petit à petit. Son corps est toujours habité par les notes et les sons du clavier. Il ne s’en rend même pas compte. C’est amusant à voir.

Mon pouce suit la ligne de sa mâchoire anguleuse et se fige sous sa lippe fendillée sur le côté gauche. En deux mois, j’ai eu le temps de décortiquer ses moindres traits, à tel point que je peux les deviner dans la pénombre. De légères cicatrices apparaissent sur son menton ainsi que sous son œil droit. Une petite bosse, presque imperceptible, surmonte son nez en trompette. Quand je l’ai questionné à ce sujet, il m’a expliqué qu’il était tombé de vélo en voulant jouer au malin pour impressionner ses parents, sauf que son visage s’est retrouvé contre le goudron.

Je soupire en me détachant du mieux possible de mon observation pour reporter mon attention sur le ciel étoilé. Aussitôt, je me pétrifie. Ma poitrine s’affaisse sur mes poumons. D’un geste machinal, j’effleure l’intérieur de mon bras gauche et pince les lèvres pour retenir une quelconque émotion trop virulente. Je reste immobile, les doigts posés sur ma peau rafraîchie. Mes yeux tracent les lignes invisibles des constellations que je peux apercevoir, un sourire triste se modèle sur ma bouche.

Un gémissement plaintif me parvient alors et mon esprit vagabond s’esquive des astres pour s’orienter vers mon camarade. Une grimace déforme sa figure, je fronce les sourcils un quart de seconde avant de capter que la musique s’est éteinte. Même en étant déjà plongé dans le sommeil, Thomas n’est jamais apaisé s’il ne perçoit pas ces quelques notes. Il n’a pas fait long feu ce soir. Lui qui pourtant me donne de la concurrence lors de mes insomnies, il s’est très vite laissé porter vers l’inconscience.

Il faut dire que cette semaine a été éprouvante. La reprise des cours s’est révélée intense. Pour nous faire comprendre l’enjeu de cette ultime année scolaire, les profs nous ont submergés de devoirs et nos têtes sont d’ores et déjà pleines de leçons aussi enrichissantes que barbantes. À la surprise de mes parents, j’ai effectué la liste de mes tâches dès mon arrivée à la maison pour profiter de mon week-end avec Tommy.

— Ce petit a une très bonne influence sur toi, a déclaré mon père, l’air fier.

J’ai levé les yeux au ciel en quittant la table après le dîner pour retrouver mon ami dans mon jardin. Assis l’un à côté de l’autre, nous avons observé le coucher du soleil et bavardé de tout et de rien. Certes, nous nous voyions quotidiennement, mais nous avons toujours quelque chose à nous raconter, même si nos silences nous suffisent.

Au bout d’un instant, j’enveloppe l’une des joues de Thomas pour le réveiller en douceur. Ses cils papillonnent avec difficulté et je me penche au-dessus de lui pour le prier de se lever dans un murmure. Il hoche la tête, le regard embrumé par la fatigue. Je l’aide à se mettre sur pied, tire la couverture derrière nous et nous gagnons ma chambre tant bien que mal.

Une fois la porte fermée, j’ai tout juste le temps de lui rappeler de retirer ses chaussures qu’il s’affaisse sur mon lit. Son épuisement m’attendrit autant qu’il m’amuse, je me presse de glisser Tommy sous les draps en veillant à ce qu’il n’ait pas trop chaud. J’éteins la lumière en embrassant son front et le contourne pour m’allonger à ses côtés. Mon téléphone repose sur ma table de nuit, mes baffles nous bercent de piano et de violon.

***

J’ouvre les yeux une vingtaine de minutes avant lui et en profite pour le contempler une nouvelle fois. Les rayons du soleil se posent sur son visage. Des mèches noires lui tombent sur les joues, je réprime mon envie de les chasser pour contenir mes pulsions incompréhensibles. Les bras croisés sous mon oreiller, je repère les signes de sa phase d’émergence et croise, à plusieurs reprises, un regard voilé avant que le bleu verdoyant de ces billes s’éclaircisse. Nous restons un long moment à nous détailler, jusqu’à ce qu’il me salue de sa voix rauque matinale :

— Hey ! Bien dormi ?

— Super, affirme-t-il. Et toi ?

J’ai la gorge trop nouée pour prononcer le moindre mot. Je me contente donc d’acquiescer et m’apprête à lui avouer que je le trouve beau. Mon cœur ralentit face à ma stupidité. Au lieu de commettre une erreur irréparable, je lève le bras et porte ma main à sa tempe pour en dégager les cheveux qui lui tombent sur le front et obstruent mon observation. Mes doigts glissent sur sa peau comme s’ils voyageaient sur un portrait couché sur une toile. Je l’explore de mes prunelles ainsi que de mon index, qui s’immobilise sous sa lèvre inférieure.

Mon souffle se coupe, ses pupilles deviennent intenses. Notre silence est toujours bercé par la musique instrumentale. Aussi puissante que douce, je la sens me pénétrer le corps pour accentuer la pression de ma poigne sur sa mâchoire. La bouche de Thomas s’entrouvre. Mon envie de combler la distance se fait de plus en plus urgente. Je tente de résister.

Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi j’agis si bizarrement avec lui ?

Mon comportement m’effraie, je ne me comprends pas. Je ne peux pas me laisser aller. J’aurais l’air con de céder à ces foutues pulsions. Parce que ce ne sont que des pulsions, pas vrai ?

Ma poitrine me brûle.

Qu’est-ce qu’il me prend ?

Tant de questions sont soulevées et elles m’abrutissent. Cela fait plus de deux mois maintenant que nous nous côtoyons et un constat déroutant se révèle : je suis incapable de me passer de lui. Ce que j’éprouve à son égard va au-delà du lien qui m’unit à Ludovic, j’en suis certain. Toutefois, je ne suis pas foutu de mettre des mots dessus. La seule chose que je parviens à déterminer, c’est que cette relation m’intrigue autant qu’elle m’effraie. Malgré mon envie de l’avoir près de moi, je sais que je dois m’éloigner pour m’épargner ces doutes persistants.

— Tommy… murmuré-je.

— Hum ?

Est-ce que tu les perçois, toi aussi ? Ces choses étranges qui grouillent dans ton ventre…

— Je…

Des coups retentissent contre la porte de ma chambre et un violent sursaut me saisit. Thomas se redresse brusquement, j’ai tout juste le temps de m’écarter pour éviter une collision entre nos deux crânes. Au même moment, la voix de ma mère s’élève de l’autre côté de la cloison et je cesse de respirer.

— Les garçons ! nous appelle-t-elle. Vous êtes debout ? Le petit déjeuner est prêt.

Le cœur battant la chamade, je tente de remettre de l’ordre dans mes pensées avant de répondre :

— On arrive, m’man !

— Super ! s’enthousiasme-t-elle. Dépêchez-vous ! Ton goinfre de père va dévorer tous les croissants.

Son rire me parvient, puis les craquements du bois de l’escalier en colimaçon résonnent lorsqu’elle se décide à rejoindre son mari dans la salle à manger. Mes muscles sont toujours contractés tandis que mon regard retrouve celui de Thomas.

Tout comme moi, il retient sa respiration, ses yeux me décortiquent avec minutie. Nous restons ainsi quelques longues secondes, jusqu’à ce qu’il s’assoie au bord du lit et enfile ses chaussons. Ma mère insiste pour que nous en portions tous à l’intérieur de la maison ; elle a horreur de nous voir marcher pieds nus sur son parquet adoré. Je soupire et me décide à me lever pour sauter dans un bas de jogging et glisser un débardeur au-dessus de ma tête.

Je surprends le regard de Tommy. Il détaille mon ventre et je marque un temps d’arrêt, les doigts crispés autour du tissu. Je déglutis à l’instant où je comprends que son analyse me plaît.

— Je peux te poser une question ? s’enquiert-il soudain.

Pris de court, je fronce les sourcils et acquiesce, sans grande conviction.

— Pourquoi Céline semble si enjouée chaque fois que tu les rejoins pour un repas ?

Mon corps se fige à ces mots. Je le dévisage, abasourdi, et n’ai aucun mal à imaginer mon teint livide, ma bouche entrouverte. La stupéfaction me paralyse, l’angoisse me saisit les tripes.

Qu’est-ce qui le pousse à se questionner sur un fait du quotidien aussi anodin ? Est-ce si évident que la joie excessive de ma génitrice cache quelque chose ?

J’ignore s’il est à ce point doué pour lire entre les lignes, mais il est inconcevable qu’il réussisse à en assimiler davantage. Je me détourne et enfonce mes poings dans les poches de mon pantalon pour m’empêcher d’exposer mes tics nerveux. La respiration toujours faible, j’exécute un haussement d’épaules et adopte un air nonchalant pour répondre :

— J’ai pris l’habitude de manger seul, sauf lors des dîners avec ta tante et ton oncle.

Je traverse ma chambre – dont les murs sont recouverts de croquis – pour rejoindre Thomas devant la porte. Un instant, j’ose affronter ses iris incroyables. Il me détaille avec une attention déroutante et je m’empresse de sortir, coupant court à la discussion.

Pas(r)fait pour moi – Extrait

Chapitre 1

 

Jules

— T’as pas intérêt à me mordre.

— Ça me fait mal, grogné-je en me tortillant.

— Écoute, je ne vais pas y aller avec la main entière, alors, s’il te plaît, fais un effort.

Aveuglé par la lumière de l’ampoule nue au-dessus de ma tête, je m’exécute. Pas la main entière, certes, mais quand même trois doigts d’un coup. C’est loin d’être agréable. Je note au passage qu’il faudrait songer à acheter un lustre.

— Je ne vois rien du tout.

Gianni fronce les sourcils et recule, libérant ma bouche martyrisée. Comme d’habitude quand il réfléchit, ça lui donne l’air pas très sympa.

— Je pense qu’il faut changer d’angle, proposé-je d’une petite voix.

— Appelle ton dentiste, répond-il en ôtant les gants en latex que je lui ai imposés avant de me toucher, il sera toujours plus utile que moi.

— Il va falloir attendre dix ans pour décrocher un rendez-vous.

Gianni hésite. Il doit comprendre à quel point cette situation me pèse. En effet, je suis persuadé depuis trois semaines d’être l’hôte imprévu d’une dent de sagesse douloureuse. Bien qu’il ne soit pas médecin, c’est mon colocataire qui s’est chargé de la vérification. Visiblement, il n’est pas opticien non plus, parce qu’avec une bonne paire de lunettes, il n’aurait pas raté une dent qui pointe, j’en suis convaincu. Il n’en reste pas moins qu’il a vérifié de bon cœur, alors j’essaie de ne pas trop lui montrer ma déception quand il abandonne.

Gianni et moi nous sommes rencontrés dans une association destinée à sociabiliser les gens comme nous. Je ne saurais pas trop nous définir en un mot. Disons, les cas pathologiques de la région. C’est un peu l’équivalent des alcooliques anonymes, mais version névrosée. Chacun arrive avec ses problèmes, ses phobies, ses psychoses. Parfois, on en parle, parfois pas. Ça dépend. Le plus souvent, on se farcit des sorties en groupe, on va au restaurant, on boit toute la soirée dans le pub du coin. J’ai tout de suite craqué sur Gianni, même s’il l’ignore. Il a ramené avec lui tout un panel de peurs incontrôlables, option anxiété sociale. J’ai une aversion pour les maladies, les microbes, les virus ; lui, ce sont les gens. À peu près tous, sauf sa sœur et sa nièce. D’une certaine façon, j’envie la relation qu’il entretient avec sa famille. Pour lui, c’est un peu le centre de sa vie. Je crois que c’est ce qui l’aide à sortir la tête de l’eau les mauvais jours : il sait qu’il doit prendre sur lui pour eux, pour préserver ce lien précieux. Ils ne viennent pas souvent à la maison, en revanche. Dommage, ça m’aurait fait une sorte de petite famille complémentaire.

Plutôt timide de nature, j’ai pris sur moi pour entamer la conversation et ça a collé illico. C’était dans un resto. Italien. Ça ne s’invente pas. Je lui ai tenu de longs discours en franco-italien-yaourt pour le détendre. Sa famille est originaire de Gênes. Je ne connais pas trop, je sais seulement qu’il y a la mer et du linge qui sèche aux balcons. Et des gâteaux. Le pain de Gênes, c’est un truc local, non ?

Gianni n’a plus mis les pieds en Italie depuis six ans. Quand je lui demande si ça lui manque, il hausse les épaules. À mon avis, c’est surtout qu’il a tellement peur de sortir qu’il n’envisage plus de voyager.

Autant dire qu’on s’est bien trouvés, lui et moi. Tellement bien qu’on a emménagé ensemble. Pendant les premières semaines, il a fallu réfréner mes ardeurs, et puis j’ai conclu deux mois plus tard une phase de deuil sentimental. Oui, car en fait, son plus gros problème, ce n’est pas qu’il est beau à en tomber par terre, c’est surtout qu’il est hétéro. Depuis, nous sommes meilleurs amis pour la vie. Comment pourrait-il en être autrement quand l’homme qui partage mon appartement a accepté sans rechigner de se plier à toute une batterie d’examens médicaux pour être certain de ne pas me refiler quoi que ce soit ? Et puis le point positif, c’est qu’il ne ramène pas de conquêtes à la maison. Sa dernière copine remonte à longtemps en arrière. Quand ses « petits problèmes de sociabilité » n’avaient pas encore atteint le stade du dégoût envers l’espèce humaine.

— T’as pas un médoc contre la douleur, dans tout ton attirail ?

— J’aimerais éviter d’en arriver là. Tant pis, soupiré-je en m’affalant sur le canapé. Tu seras bon pour m’entendre geindre durant les trois mois à venir.

— Ça devrait aller, j’ai l’habitude.

J’aimerais faire la moue, mais j’en suis incapable. Gianni, c’est le regard séducteur qui brise les remparts les plus solides. Même ceux des gens qui boudent, oui, oui. À défaut de le voir se transformer tout à coup en homosexuel intéressé par ma personne, j’ai décidé de prendre en main ma vie sentimentale, laissée à l’abandon trop longtemps. Depuis que j’ai pris conscience de ma maladie, la vraie, je tente par tous les moyens de mener une existence classique. On m’a répété que l’hypocondrie se soigne, que je ne devrais pas m’empêcher de fréquenter des hommes, au contraire : ça risquerait de m’enfermer encore plus dans mes problèmes. Pour une fois, je me suis senti écouté, compris même. On a cessé de me prendre pour un fou. Celui qui a mis le plus de temps à accepter ce mot-là, c’est moi, en réalité. Je ne me rendais pas compte de mes agissements avant que la thérapeute qui nous propose son aide, au centre où se situent les bureaux de l’association, m’explique pendant des heures qui je suis, pourquoi je suis ainsi, et de quelle manière me sortir de ce qui me semblait jusqu’alors une véritable impasse.

Contrairement à Gianni, qui s’est enfermé avec complaisance dans un travail à domicile en envahissant son bureau de machines bizarres, je fréquente un peu de monde au boulot. Je ne me verrais pas me couper des autres, de ma vie sociale ; si je ne mets pas le nez dehors au moins un week-end de temps en temps, c’est un coup à devenir timbré. Mes collègues sortent régulièrement dans des bars branchés et il se trouve que, de plus en plus, j’y participe. Objectif de ma vie : dégoter l’homme idéal. Le plan « recherche du prince charmant » est déployé ! Ce serait un énorme pas en avant d’accepter de partager ma vie avec un homme, de l’accepter lui tout court, aussi, sans me freiner à cause de mes peurs.

C’est Roseline, ma chef et la seule à être devenue une véritable amie, qui s’investit le plus dans cette tâche. Quand je parle d’amie, ça signifie qu’elle constitue ma seule embrassade de la journée. Je ne m’amuse pas à claquer une bise à tout le monde, sinon j’aurais déjà été hospitalisé dix fois cet hiver. Elle n’a pas l’âge de ma mère, mais pas le mien non plus. Je n’ai jamais osé lui poser la question. Quand c’est son anniversaire, elle invente un chiffre au hasard. Nous travaillons dans la même boutique, la plus petite, tandis que les filles gèrent l’autre antenne de l’enseigne deux rues plus loin. Et il se trouve que, par un concours de circonstances plutôt agréable, elle a un ami à me présenter. Avec une rage de dents, ça va être sympa. Miam.

— Je sors, samedi, informé-je mon colocataire bougon.

— Jules va chercher une Juliette ?

— Plutôt un prince charmant. Le genre de type qui te donne des papillons dans le ventre, tu vois ?

— Fort bien.

J’ai remarqué que Gianni n’appréciait pas trop les conversations autour du sexe et de l’amour. Le premier, d’ailleurs, j’ai abandonné. C’est trop risqué de l’imaginer dans un tel contexte alors qu’il obnubile déjà mon esprit, et c’est aussi pour cette raison que j’ai besoin de trouver quelqu’un, de partager ma vie avec un autre homme que lui. Il y a des jours où mes pensées ont tendance à déraper, alors qu’elles ne devraient pas ; je redoute sa réaction s’il venait à s’en apercevoir. Notre amitié est importante pour lui comme pour moi. Si je la brisais avec une blague malvenue ou une réflexion de travers, je m’en voudrais. Alors voilà, il faut que je me case. Si j’avais un copain, je ne penserais sûrement qu’à lui et tout resterait normal avec Gianni.

— En boîte ?

— Non, certainement pas, tu crois que je vais me trémousser dans un nid à microbes ? Je dois le rencontrer au cours d’un dîner chez Roseline. Elle invite une copine et un copain. Le copain, c’est pour moi, bien sûr.

— J’avais deviné.

— J’ai l’impression de ne pas m’être envoyé en l’air depuis dix ans.

— Le dernier, c’était quand ?

Gianni me tourne le dos, affairé à cuisiner. Depuis le canapé, je me penche pour intercepter un regard ou une expression, mais il demeure concentré sur ses carottes.

— Est-ce que ça t’intéresse vraiment ?

Entre deux légumes, il relève le nez. Comme il ne sait pas faire deux choses à la fois, la carotte attend son tour.

— Oui.

— Un bon moment. Si j’arrive à franchir ce cap, j’aurais fait un bond de géant. On ira chez lui, t’inquiète.

— Merci.

J’ai longtemps cru qu’une colocation serait impossible, malgré toute la bonne volonté du monde. Force est de constater que mon voisin de chambre est très discipliné et attentif aux problèmes de chacun d’entre nous. Par exemple, il cuisine et je fais la vaisselle. Son truc, c’est l’aspirateur ; moi, c’est la javel. Je ne touche pas à la boîte aux lettres – dans le genre montagne de microbes, merci bien –, alors il remonte mon courrier tous les matins, tandis que je récure centimètre par centimètre chaque parcelle de la salle de bains et des toilettes. Un vrai petit couple.

— Tu as une photo du gars que tu dois voir ?

— Elle m’a envoyé un message ce matin. Regarde.

Je me traîne jusqu’à la table, qui sert aussi de plan de travail et de séparation entre la cuisine ouverte et le salon. Au-dessus de nos têtes, de grosses ampoules ornent l’espace et permettent de cuisiner sans se couper. Leur lumière se reflète dans les cheveux bruns de mon Italien. Et, sur l’écran de mon téléphone, tout sourire, c’est un beau rouquin aux yeux verts qui me lance un regard coquin. Il n’a pas l’air assez bien pour séduire Gianni, cependant.

— Tu en penses quoi ?

— Je ne suis pas gay, mais il a l’air de choper tout ce qui bouge.

Surpris, je fixe mon portable. Certes, l’expression est séductrice, mais mieux vaut ça que l’inverse, non ? Qu’est-ce qui cloche ? Son sourire ? Ses taches de rousseur ? C’est plutôt mignon. Il y va un peu fort.

— Toi, tu ne collectionnais pas les filles ?

— Il fut un temps, ricane Gianni.

— Il ne te plaît pas ?

Cette fois, il hausse les épaules.

— Bof.

Bon. Ça commence mal. Pas que mon activité sexuelle nécessite une quelconque autorisation de sa part, mais savoir que mon ami ne valide pas mon prochain rancard me laisse un poil dubitatif.

— Je ne trouve pas qu’il ressemble à un dragueur. Ce n’est certainement pas le premier venu qui va se révéler être l’homme de ma vie, de toute façon. Ou alors, il faudrait un sacré coup de chance. En plus, on a déjà des amis en commun, c’est un bon début. Moi, je veux y croire ! On ne sait jamais ce que la vie nous réserve.

— Du saumon en papillote, ça te convient ?

— Très bien. Ajoute une carotte supplémentaire dans la tienne. Ça rend aimable, peut-être sociable aussi.

Gianni me lance un regard qu’il espérait sans doute assassin, trahi par le sourire qu’il tente de dissimuler. Ça ne lui va pas, de tirer la tronche. En général, on évite les blagues sur nos troubles respectifs quand la situation ne prête pas à rire, mais il y a des fois où ça permet de détendre l’atmosphère.

— Tu iras faire les courses cette semaine ? Il n’y a plus grand-chose.

— À vos ordres !

Oui, parce que, bien sûr, pour qu’il mette les pieds dans un magasin… il faut se lever tôt. Le temps que je me désinfecte les mains, il tourne de l’œil. Faudrait pas qu’on se retrouve confinés tous les deux dans la même baraque un jour d’épidémie. Franchement, je ne sais pas lequel de nous deux claquerait avant l’autre. Ce serait un coup à mourir de faim.

En bon petit commis, je me laisse tomber sur une chaise en face de lui et lance les morceaux de légumes dans le papier d’aluminium qu’il s’est appliqué à façonner en forme de… bateau ? Quelque chose comme ça.

— Panier !

— J’ai reçu une commande pour illustrer des faire-part, ce matin. Le mec s’appelle Jules, j’ai pensé à toi.

— C’est ringard, le mariage. Panier.

J’adore l’ennuyer avec ça. Gianni ôte ses papillotes de mon champ de vision.

Il façonne des cartes, menus, bougies même, enfin, tout un tas de trucs pour les jeunes mariés. Forcément, il ne sera pas d’accord avec moi. Si Bidule n’épousait pas Machin, il serait au chômage. Et puis il est très romantique. Un peu plus que moi, je pense. Il aime les belles choses, bien faites, offertes avec amour. Quand il emballe ses paquets, il y met du cœur et glisse toujours un petit quelque chose en guise de remerciement.

— Moi, je trouve ça beau. C’est symbolique.

En fait, ce que je trouve le plus drôle, c’est son revirement professionnel : il était vendeur dans un magasin de sex-toys, à l’origine. C’est complètement dingue. D’ailleurs, il en vend encore deux ou trois et présente tout son stock en vidéo sur le Net, quand ce n’est plus la saison des mariages. Ses clients ? Des femmes, essentiellement. Quand bien même certains de ses jouets trouveraient tout à fait leur place dans mon placard, il semblerait que ce soit moins rentable, les homosexuels. « Ce qui part le mieux, c’est la lingerie sexy, le vibro et le rouge à lèvres qui pétille », répète-t-il à chaque fois en levant les yeux au ciel. C’est une façon de voir les choses. Moi, je persiste à penser qu’il devrait s’ouvrir un peu.

— Tu parles d’un symbole. Ils finissent tous par divorcer.

— Ta vision de l’amour est édifiante.

Pour un mec qui n’a plus connu de petite amie depuis des plombes, facile à dire. Forcément, ça le fait rêver. C’est qu’il est fleur bleue, mon Gianni. Le genre de type qui se mettrait à pleurer si on lui offrait des fleurs. Pour son anniversaire, je pensais lui faire la surprise.

Peut-être qu’entre des roses et des feuillages, je planquerai un billet d’avion. Un petit tour sur la terre de ses ancêtres, ça le ressourcerait, et moi, j’ai bien envie de voyager en ce moment. Il faudra juste que je remplisse un peu ma trousse de secours. Elle tiendrait une semaine si nous venions à tomber malades en même temps, mais pas deux. Bon, cela dit, l’Italie, ce n’est pas le fin fond de l’Inde ou du Pérou. A priori, ils ont des pharmacies.

— Tu as reçu le mail de l’association ? On a rendez-vous le 23 au café-restaurant, à dix-neuf heures.

— Le même que la dernière fois ?

— Oui. Tu viendras avec moi ?

— Il faut bien, lâche-t-il dans un soupir qui en dit long sur sa volonté.

Je me décolle de la chaise et enlace mon adorable homme des cavernes en évitant toutefois de lui claquer un baiser sur la joue. Monsieur est pudique.

— C’est pour ta sociabilité, mon petit spaghetti.

— Tu me racontes tous tes rendez-vous, c’est un peu comme si je les vivais aussi et ça me va très bien.

— Oui, mais tu ne les vis pas, justement. Tu verras, tu seras content quand on rentrera. C’est toujours pareil, Gianni. Tu râles, puis quand tu t’affales sur le canapé à trois heures du matin avec un coup dans le nez, tu te sens bien.

Docile, il lève la main et je tape dedans, tout sourire.

— Je te ferai boire comme jamais, ça te détendra. Tu me fais confiance ?

— Non, pas trop, mais adjugé.

Chapitre 2

 

Gianni

Je regarde fixement les arbres secoués derrière la fenêtre, installé sur l’un des sièges de la salle d’attente. Difficile de dissimuler ma nervosité : je sais qu’il va falloir effectuer le trajet inverse jusqu’à l’appartement, et rien que d’y penser, j’en ai des sueurs froides.

Courage, Gianni, je pense à toi. Appelle-moi quand tu sors, d’accord ?

Je remercie ma mère de s’intéresser autant à mon sort, même quand je me sens partir en arrière. Heureusement que je peux compter sur le soutien de mes proches.

— Gianni, bonjour, entrez, je vous en prie.

Je n’étais plus revenu au centre depuis un moment. La cohabitation avec Jules m’a aidé à avancer dans le bon sens, à m’engager dans la vie au-delà de mes peurs ; toutefois, certains jours, elle ne suffit pas. Avant de couler, je me suis décidé à revenir. Tant pis si je ne parle pas, c’est un défi personnel : je me suis déplacé jusqu’ici, je vais y rester une bonne heure, et quand j’en sortirai, je serai fier de moi.

— Bonjour.

Elle, c’est Sylvia, qui a pris le relais de ma psychologue à travers des groupes de paroles emplis d’hommes et de femmes aussi détraqués que je le suis. On parle, on s’écoute, on évacue les tensions. C’est le moment durant lequel chacun peut laisser libre cours à ses paroles, sans se soucier de qui les entendra.

— Comment est-ce que vous vous sentez ?

Bonne question. Un jour j’avance, le lendemain je recule. J’aimerais lui dire que j’ai eu raison de stopper les séances, que je me sens mieux dans ma tête, cependant ce n’est pas le cas.

— La route me paraît interminable.

— C’était compliqué pour vous de venir ici ?

— Oui. Enfin, surtout avant de partir. Une fois que j’étais dehors, je me suis dit que de toute façon… j’y étais. Autant aller au bout.

— Je suis très heureuse que vous ayez eu le courage de sortir. Est-ce que ça vous stresse de savoir qu’il y aura des personnes nouvelles avec vous, que vous ne connaissez pas ?

— Oui.

Le plus difficile, c’est avouer ses faiblesses. J’espérais tomber sur une séance avec d’anciens camarades, mais il n’y en a qu’un dont le visage me parle dans la salle, lorsque je suis la thérapeute qui tente de me rassurer. Je me raccroche mentalement à la première chose qui vient, pour me concentrer sur un point et calmer ma respiration. Ses chaussures. C’est bête, mais c’est là que mes yeux se sont fixés.

— Vous pouvez sortir si vous ne vous sentez pas bien, n’hésitez pas, personne ne vous jugera. Vous souhaitez boire quelque chose ? Un thé ?

— Merci. Non, merci.

Tout le monde me regarde quand je m’installe sur l’un des coussins disponibles, posés au sol. Ça y est, je déglutis plus que nécessaire. À chaque fois, je me demande si j’ai l’air d’un taré ou d’un hippie, assis en tailleur dans le cercle de… patients ? Je me répète que c’est pour mon bien.

— Nous sommes au complet, ronronne Sylvia. Qui veut commencer ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose de particulièrement difficile dans vos vies depuis la dernière fois que nous nous sommes vus ?

Les débuts de séances se ressemblent assez. Personne n’ose se confier, jusqu’à ce que l’un ou l’une d’entre nous craque sous le poids d’un événement pesant qu’il ou elle a besoin de déballer, au risque d’imploser sous la pression. C’est le jeune homme que je connais de vue qui s’y colle, aujourd’hui.

— Moi, oui, lâche-t-il en se tordant les mains. Bonjour, pardon. J’ai reçu ma sœur à la maison, mais elle est venue avec son chien, elle ne pouvait pas le laisser seul chez elle. Elle m’a demandé plusieurs fois si j’étais sûr de pouvoir l’accepter pendant trois jours, si ce n’était pas trop pour moi, et j’étais certain d’y arriver. En réalité, ça a été un calvaire. Il a mis des poils jusque sur le canapé, j’en ai fait des crises de nerfs, et elle… elle n’a pas compris, puisque je lui avais promis de faire des efforts. J’ai tout nettoyé et récuré pendant trois jours, ça l’a rendue folle, et encore après quand elle est partie. J’aurais voulu lui expliquer que je ne le faisais pas exprès, que ça me donnait mal au ventre rien que de voir une trace de patte, encore pire quand il s’est mis à grimper sur la table de la cuisine. La cuisine, vous vous rendez compte ? Des milliers de saletés là où je prépare à manger. J’étais au bord de l’évanouissement. Le dialogue est complètement rompu avec ma sœur, je ne sais pas de quelle façon m’excuser, d’autant que, je pense, c’est à elle de faire le premier pas. Elle me dit que ce n’est rien, qu’elle aurait dû s’en douter, et je me sens mal parce que je me rends compte que, dans le fond, elle ne croyait pas en ma sincérité quand je lui ai affirmé pouvoir supporter sa présence et celle de son chien. Il est mignon, ce n’est pas que je ne l’aime pas, mais… des poils, de la terre, je n’ose même pas imaginer ce qu’il a ramené de l’extérieur. Et elle, elle pense qu’elle n’a pas à s’excuser, que c’est moi qui ai merdé.

Plus il se livre, plus il se tord les doigts. Je reste bloqué sur son index, qui me semble prêt à se retourner tant il tire dessus. J’imagine la tête de Jules si un chien entrait chez nous. Un coup de dent et il filerait à l’hôpital le plus proche pour être certain de ne pas avoir chopé la rage.

— Est-ce que vous lui avez dit que cette situation vous brisait le cœur parce que vous tenez à elle, et que ses paroles vous ont blessé ?

— Je ne suis pas très démonstratif. On ne se dit pas ce genre de chose. C’est ma sœur !

Tous ces gens autour de moi, en tout cas une grande partie, ne peuvent pas compter sur leur famille dans les moments de crise. C’est ce que j’ai le plus de mal à assimiler. Je peux entendre que des parents, un frère ou une sœur en aient ras le bol de supporter un comportement qu’ils ne comprennent pas, mais cherchent-ils à le comprendre ? Ma mère m’a soutenu dans toutes mes démarches. Elle s’intéresse à l’évolution du problème qui me bouffe l’existence depuis cinq ans, jour pour jour. C’est une date dont je me souviendrai toute ma vie. Sans doute est-ce pour cela que je suis ici à cet instant. Je me rappelle chaque détail, le visage de tous ceux qui étaient présents ce jour-là, je me souviens même de la météo. Il pleuvait des cordes.

J’écoute le jeune homme confier sa douleur et sa peine, puis une femme qui doit avoir à peu près le même âge que moi se livre à son tour. Dans un contexte différent, elle m’aurait plu. Peut-être même l’aurais-je invitée à boire un verre. Mais ici, alors que nous avons tous des problèmes qui nous accablent, je me rends compte que j’ai perdu le côté séducteur dont on m’a longtemps affublé. Je n’envisage plus ma vie avec une compagne. Comment serait-ce possible, alors que je refuse de mettre un pied en dehors de mon bureau ?

— Gianni, est-ce que vous avez vécu une expérience difficile ces dernières semaines ? Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, je suis certaine que vous avez quelque chose à nous raconter.

Ils me fixent tous. Je déglutis, gigote sur mon coussin. Je ne supporte plus qu’on me dévisage ainsi. Je me souviens de la peur dans leurs yeux, de ces regards que l’on s’échangeait en pensant que peut-être ce seraient les derniers de notre vie. Je ne veux plus jamais que l’on me scrute, que l’on tente de sonder ce qu’il se passe dans ma tête.

— C’est une date particulière, commencé-je en inspirant profondément. Il y a cinq ans, je me suis retrouvé… coincé… dans un centre commercial. Je préfère ne plus rentrer dans les détails, mais je pense que vous avez tous entendu parler de ça, des types armés jusqu’aux dents se sont pointés en pleine journée. J’ai réussi à sortir parce qu’on nous a envoyé des tas de militaires pour éviter un carnage, mais chaque année ils en parlent à la télévision, et chaque année, alors que j’ai passé les douze derniers mois à essayer d’oublier ce qu’il s’est passé, je me retrouve plongé dedans. C’est partout, même sur Internet. Même à la radio. Mais moi, je voudrais juste qu’on pense à ceux qui étaient là, que ça a rendus malades, qui ne peuvent plus vivre comme avant parce qu’ils ont peur à chaque fois qu’ils font un pas à l’extérieur. J’ai pris le bus pour venir ici, c’était déjà compliqué parce que je savais que j’étais enfermé dedans, peut-être au milieu de personnes complètement dingues. J’ai passé tout le trajet à surveiller chacun des passagers. Alors voilà, je suis reparti dans une sale période, et tous les pas en avant que j’ai réussi à effectuer jusqu’à présent ont l’air de s’effacer, tant je suis bloqué par la peur. Il y a des jours où je n’arrive pas à me contrôler, où je suis tétanisé. Ça m’énerve parce que j’ai l’impression de ne pas réussir à m’en sortir, donc je deviens difficile à vivre, je parle moins, je ris moins, ce n’est pas agréable, ni pour moi ni pour mes proches.

— Est-ce que tu en parles à ta famille ? interroge un homme qui me paraît à l’âge de la retraite.

— Oui, tout le monde est au courant. Je sais que j’ai de la chance parce que je suis soutenu, pourtant je crois qu’il me faudrait un déclic.

— Leur soutien peut vous apaiser, mais ça ne rend pas votre souffrance moins légitime, relève Sylvia.

— Je voudrais juste redevenir comme avant. Et je n’ai pas de solution pour ça.

— Tu n’as pas quelqu’un qui saurait te rassurer et avec lequel sortir ?

— J’ai essayé avec mon coloc, ça fonctionnait bien. Il me traînait dehors pour courir. Mais cet hiver, on s’est un peu laissé aller… ça n’a pas aidé, j’en ai profité pour me renfermer.

— C’est une excellente idée, le sport ! Si vous lui demandez de reprendre, il sera ravi de vous accompagner, surtout si vous êtes proches tous les deux.

Une fois que chaque membre a déballé ses problèmes, la séance se conclut par une bouffée de positif. En fouillant bien, je parviens à trouver quelque chose de bien qui s’est produit et qui contrebalance l’impression qui m’oppresse de vivre dans un quotidien négatif. Les autres aussi réussissent à mettre en avant un événement sympa, ou une réussite personnelle ou professionnelle. Au moment de partir, nous sommes invités à nous resservir un thé, mais c’est un peu trop pour moi : je préfère m’en aller avant de me sentir à l’étroit, dans cet espace confiné, avec cinq autres personnes.

— Excuse-moi ! Gianni, c’est ça ?

Je me retourne juste avant de franchir la porte. La jeune femme, la seule du groupe, par ailleurs, me rejoint avec un sourire timide.

— Je ne connais personne, avoue-t-elle. Est-ce que c’est impoli si je m’en vais avec toi ? Je ne me sens pas à l’aise.

— Je ne pense pas, non. Je suppose qu’ils comprendront.

La voilà qui s’excuse auprès des autres avant de me suivre jusqu’à l’ascenseur… et je me souviens alors qu’elle disait être claustrophobe.

— Escaliers ?

— Merci.

Elle allume une cigarette sitôt dehors. Nous prenons un bus différent, mais au même arrêt. Je ne sais pas quoi lui dire et espère qu’elle lancera la conversation. Là, tout ce que je souhaite, c’est me jeter sur le canapé et ne plus sortir avant au moins quinze jours.

— Tu en veux une ?

— Je ne fume pas, mais merci.

Bonjour l’ambiance. Je scrute tous les gens autour de nous, les jeunes comme les vieux, sursaute quand deux garçons se disputent violemment sur le trottoir d’en face. Je note tout de même une amélioration dans mon comportement : il y a encore deux ans, je serais rentré en taxi. Peut-être que je n’avance pas vite, mais il faut que j’arrête de penser que je recule sans cesse, sinon ça va vraiment finir par arriver.

— Est-ce que tu viens dans deux semaines ?

— Je ne sais pas trop. Peut-être le mois prochain. Tu t’appelles comment, déjà ?

— Olivia !

Elle a les cheveux longs, bruns et bouclés, les joues rosies par le froid, un petit nez retroussé, comme Jules, et de jolies lèvres. Si mon colocataire était là, il pesterait contre la cigarette et craindrait un cancer du poumon, parce que « fumeur passif, c’est tout aussi dangereux, et ces gens-là s’en contrefichent ».

— Tu ne penseras pas que je te drague si je te donne mon numéro ? Comme ça, la prochaine fois que tu y vas, j’irai aussi, je connaîtrai quelqu’un.

Si, un peu, mais je secoue la tête.

— Pas de problème. Tu prends quelle ligne ?

— J’ai été un peu utopiste, avoue-t-elle avec un sourire contrit. Je pense plutôt rentrer à pied. Je n’habite pas très loin, en trente minutes je serai chez moi.

— Tu as peur du bus ?

— D’être enfermée dedans, oui… La prochaine fois, j’y arriverai. Tiens, mon numéro, le tien approche !

Elle a juste le temps de me le confier avant que mon bus s’arrête devant nous. Je la salue d’un signe de la main et reste debout dans le véhicule durant tout le trajet, histoire de sortir le plus tôt possible. Je n’ai d’ailleurs jamais marché aussi vite qu’entre la descente et l’appartement.

— Salut, je suis rentré.

À peine ai-je franchi le seuil que la voix stridente de Jules résonne depuis le salon.

— Attention ! Je viens de laver, je t’ai créé un passage jusqu’à ta chambre.

Je l’aperçois, accroupi sur le canapé pour voir ce que je fabrique par-dessus le dossier. Devant moi sont alignées au moins dix serpillières espacées d’un mètre cinquante chacune. Il a créé un chemin pour que mes pieds n’effleurent pas le sol, quand bien même j’ai pris soin d’ôter mes chaussures avant de passer la porte. Si j’ose semer bactéries, virus, microbes ou poussière suspecte, il risque de devenir incontrôlable. Je me déplace donc à grandes enjambées, sous son regard attentif.

— Arrête de froncer les sourcils, dans dix ans tu me feras une scène parce que t’as des rides. Je ne touche rien.

— Je te crois, mais je préfère vérifier.

Même les serpillières sont blanches comme neige. On pourrait dormir dessus.

— Je peux aller me laver les mains ?

— Oui, mais ouvre avec le bras et rince le robinet derrière toi, s’il te plaît.

Lui se désinfecte si souvent qu’il n’a pas besoin de laver tout ce qu’il touche. Et encore, depuis que ça lui a irrité la peau, il s’est calmé. Maintenant, il collectionne les crèmes hydratantes en plus des gels antibactériens. Moi, malgré le fait que je sorte peu, j’ai l’obligation d’essuyer le lavabo de la salle de bains parce qu’il « ne sait pas tout ce que je tripote quand il ne surveille pas où je pose les doigts ».

— Ça a été, ta journée ?

— Livraison aujourd’hui, ronchonne Jules depuis le salon.

— Pas trop, alors ?

— Non.

Je l’imagine déballer des tas de cartons touchés par des tonnes de gens. Le pauvre a dû manquer de peu une crise cardiaque. Il enfile des gants en latex dans ces cas-là, mais il semblerait que ça ne suffise pas à l’apaiser.

Je le rejoins en prenant soin de toujours marcher sur le chemin en serpillières et m’écrase sur le divan, éreinté. Quand je sors, c’est un tel défi que ça m’épuise, psychologiquement et physiquement. Pas besoin de parcourir des kilomètres, c’est comme si.

— Et toi, alors ? T’étais où ?

— J’ai fait un tour à l’asso.

— Merde. Ça n’allait pas à ce point-là ?

— J’en avais besoin. Ça va mieux.

J’adore Jules, pourtant, il y a des choses que je préfère aborder avec d’autres. Il a tant de problèmes à gérer entre sa phobie des maladies et sa furieuse envie de s’en sortir en rencontrant du monde… je ne peux pas lui imposer le moindre de mes tracas dès que je suis prêt à exploser.

— Est-ce que tu veux mater une série en te goinfrant de pizza ?

— Ce n’est pas un peu tôt ? le taquiné-je.

— Sinon, il reste des bières en attendant de commander. Par contre, c’est toi qui ouvres.

— Adjugé. Fais-moi penser à appeler ma mère, j’ai oublié sur le trajet.

— Appelle ta mère.

Même un jour pareil, il réussit à me faire sourire. Que ferais-je sans un ami comme lui ?

Chapitre 3

 

Jules

Il souffle un vent à décorner les bœufs quand j’appuie sur le bouton de l’interphone. Pas de réponse de Roseline, ça commence bien. Sur le parking, qui me nargue tandis que je me pèle le derrière, une grosse moto que je soupçonne être celle de notre invité surprise. Ma collègue a un mari motard, rien d’étonnant à ce que ses connaissances pratiquent aussi le maniement de gros calibres. Est-ce qu’il sera tout de cuir vêtu ?

— Dis donc, Jules, trois fois que je t’ouvre la porte, tu rêves ?

— Oups. Merci !

Dans l’ascenseur, j’en profite pour vérifier mon apparence une dernière fois. Pas de lèvres gercées, pas de bouton de fièvre, pas de bouton tout court. Mon fessier remercie mes goûts en matière de pantalon, la chemise entrouverte fera elle aussi son petit effet, et si ça ne suffit pas parce qu’il préfère les minets, je n’aurais qu’à jouer un peu du poignet. Ah ! Les portes s’ouvrent, je tape discrètement et constate que j’arrive en second. Monsieur est déjà là. Pas depuis longtemps, parce que c’est lui qui m’accueille en déposant son manteau dans l’entrée.

— Salut ! Jules, enchanté.

— Romain, ravi de te rencontrer.

Sexy Rouquin est encore plus caliente en grandeur nature. Imposant, carré d’épaules, plus bouillant que ma chaudière en plein mois de janvier. Je note des oreilles décollées qu’il avait bien dissimulées sur sa photo, mais soit. Si ce n’est que ça, il n’y a pas mort d’homme.

J’ai décidé de prendre sur moi concernant ma tendance à toujours envisager le pire en matière de santé. Par conséquent, pas de diagnostic de prévu pour Romain, je me contenterai de lui préciser qu’on sort couverts. Le plus difficile, ce sera de tenir jusqu’au bout, mais je n’ai plus le choix. À chaque fois qu’un homme me plaisait, j’avais une chance sur deux de le voir s’enfuir en courant face à mes demandes improbables. Si je veux espérer trouver l’homme de ma vie, il va falloir y mettre de la bonne volonté et arrêter de passer pour un dingue en demandant un bilan clinique à tout le monde.

Je redoute d’abord qu’il me tende la main et retiens de justesse un gémissement plaintif quand il s’approche pour me claquer une bise sur les deux joues. Au secours.

— Salut ! lancé-je en esquivant sa bise.

J’ai droit à un regard surpris, presque vexé, alors je dégaine un joli sourire pour qu’il n’imagine pas le pire, quand Roseline me sauve la mise en déboulant dans le couloir.

— Tu as ramené du vin ? Adorable, merci beaucoup.

Roseline a changé de coupe depuis hier. Toujours à la pointe de la mode, elle suit les comptes des célébrités – et des stars de télé-réalité – pour se tenir informée de tout en temps et en heure. Bijoux fantaisie, dont la plupart proviennent de la boutique, décolleté tendance, quelques tatouages bien choisis, manucure impeccable, je crois que ça la résume bien. Elle m’embrasse, s’empare de la bouteille comme s’il s’agissait de la dernière sur terre et nous abandonne tous les deux avec autant de subtilité qu’un éléphant marchant sur des œufs. Effet immédiat : ça me met mal à l’aise. Romain, en revanche…

— Alors, jeune et célibataire ? lance-t-il avec un clin d’œil. Rosy t’aime beaucoup, elle n’a pas arrêté de me parler de toi.

Rentre-dedans, Sexy Rouquin. Nous nous installons sur le canapé, et ça devient compliqué de jongler entre les petits fours qui me donnent faim et lui qui… me colle.

— Il paraît, oui. J’ai vu que tu étais venu à moto. Gros calibre, dis donc.

— On me le dit souvent.

Deuxième clin d’œil entendu, quand la sonnerie de l’entrée nous interrompt. C’est Sophie, la copine invitée que je ne connais pas. Si elle est là, c’est que Roseline l’aime bien ; pas seulement pour lui éviter de tenir la chandelle, je présume. J’admets qu’elle est plaisante, d’autant qu’elle reste discrète, alors ça me permet de creuser côté plan cul éventuel.

J’ai envie de demander à Sexy Rouquin à quand remonte sa dernière fois, s’il est sûr d’avoir bien mis une capote. Si par un miraculeux hasard il a dû faire une prise de sang récemment, je suis même prêt à m’improviser pharmacien pour lui expliquer en détail les petites lignes et en profiter pour tout analyser. Manque de chance, il sait que je travaille avec Rosy. Ça ne fonctionnerait pas.

Entre des pizzas, des bières, du vin et des chips, j’apprends que Romain est mécanicien, qu’il a l’habitude de retaper de gros engins, parfois même rares, et qu’il pratique la musculation de temps à autre. Il y a beaucoup de piment sur ma quatre fromages, je trouve. Ou alors, c’est la température ambiante, j’en sais rien. Roseline accepte d’ouvrir la fenêtre un moment. Romain sort un cigare, m’en propose, j’accepte pour me la péter un peu, je m’étouffe, bye bye mon sex-appeal. Les minutes les plus longues de ma vie. À part cette fois où je patientais dans la salle d’attente du médecin pour lui étaler avec frénésie la liste de tous les cancers potentiels que j’avais chopés pendant l’hiver.

— Tu es fumeur ?

— Non, juste les cigares en soirée. Pourquoi ?

— Pour rien.

Ouf !

Du coin de l’œil, je vérifie que Sexy Rouquin n’arbore pas un début d’herpès qui viendrait foutre en l’air la courbe de ses jolies lèvres. Pour l’instant, rien à signaler. Il n’a pas non plus le nez qui coule ou les yeux rouges, ne renifle pas, ne tousse pas. Bon point pour lui. Un seul signe alarmant suffirait à le reléguer au cachot jusqu’à la fin des temps.

L’avantage de Gianni, c’est qu’il ne sort jamais. Enfin, une fois par semaine, ou tous les quinze jours, selon son humeur. Par conséquent, impossible qu’il contracte le moindre virus, le plus infime microbe, et cette simple pensée envahit tout mon être d’une chaleur rassurante. Cet homme, c’est un doudou. Je voudrais un copain comme lui.

— T’as quelque chose de prévu ce soir ? demande Romain à voix basse.

— J’ai rendez-vous avec un type qui doit me montrer sa bécane. J’ai hâte.

Je me demande comment il aime le sexe. Moyennement romantique comme type, à première vue. Il a enchaîné les sous-entendus sexuels. Peut-être pas versatile non plus.

En une soirée, je sais déjà que ça ne fonctionnera pas pendant six mois avec Romain. Peut-être six semaines, si l’on ne se voit pas trop souvent. Il est gentil, drôle, mignon, aucun problème avec ça, mais quand il parle, il a tendance à m’endormir. Du moins, pas à me captiver, on va dire. Pour me séduire, il en faut un peu plus. Reste l’option trois orgasmes d’affilée dans la nuit, mais là encore, je demeure sceptique. Gianni avait raison. Gianni a toujours raison. C’est dommage, parce qu’il est sympa, vraiment. Je ne comprends pas pourquoi je n’arrive pas à m’extasier sur ce qu’il raconte. Il me regarde dans les yeux, a l’air confiant, ce n’est pas une grosse brute.

Est-ce que mon séduisant futur amant mériterait une toison un peu plus brune ? Moins de barbe, peut-être ? Une démarche plus féline, un tempérament plus tactile ? Je ne parviens pas à déceler ce qui me dérange le plus. C’est comme s’il me plaisait tout entier sans pour autant parvenir à déloger cette idée préconçue et bien ancrée dans mon crâne de l’homme parfait. Je suis trop pénible, il vaudrait mieux que j’arrête de réfléchir pour me concentrer. Malheureusement, la concentration, c’est pas mon point fort. Mes profs s’en souviennent encore, les pauvres.

Roseline vante mes mérites à Sexy Rouquin. Elle devrait se reconvertir et postuler en agence matrimoniale. « Jules est vraiment adorable, les clients l’adorent ! » ; « Jules a toujours un mot gentil, toujours le sourire, qu’est-ce que c’est agréable de travailler avec lui ! », et ça continue au point de m’embarrasser. Heureusement, la musique, l’alcool et la nourriture ont raison de ma gêne inopinée. On discute, on rit, on se moque un peu aussi, des fois, et ça dure des heures. Quand je relève le nez, l’horloge indique minuit. Sexy Rouquin suit mon regard.

Aucun de nous n’a besoin d’inventer une excuse : tout le monde a très bien compris pourquoi nous sommes ici et pourquoi nous repartons ensemble. Le sourire de Rosy est si large qu’il lui plisse les yeux. Ça sent le débriefing mardi matin à la boutique. Je l’embrasse, salue sa copine d’un geste de la main et me voilà fin prêt pour la sauterie du jour.

Notre descente en ascenseur est la chose la plus lancinante que j’aie jamais eu à subir de toute ma vie. Le silence oppressant ne s’interrompt qu’avec une injonction polie de Romain, qui me tend un casque. Aurait-il prévu son coup ?

— Tu habites loin d’ici ?

— Non, t’en fais pas.

Bon… Au pire, je me coltinerai le métro demain matin. En me levant à cinq heures, je ne devrais pas y croiser trop de monde. Rien que d’y penser, ça me fout la gerbe. Ça risque de me couper dans mon élan, et j’étais bien parti là, à califourchon derrière Sexy Rouquin.

Il avait raison, le trajet s’avère plutôt court et, vingt minutes plus tard, je passe du cuir au matelas avec une gaule violente. Il est doué, je l’avais pressenti. En revanche, il y a une chose sur laquelle je n’ai pas encore émis d’avertissement, et maintenant que j’ai les fesses à l’air, il serait temps d’y penser.

— Je ne fais rien sans capote.

— T’inquiète.

— Non mais, vraiment rien.

Le seul en qui j’aurais confiance à ce niveau-là, c’est Gianni. Peut-être parce que je connais le détail de ses prises de sang par cœur. Il faut vraiment que j’arrête de penser à ce mec quand on me suce. Ça va finir par me monter à la tête.

Ça y est, c’est foutu.

C’est incroyable comme je peux passer d’un état à l’autre en quelques secondes. S’il savait que je pense à lui dans un moment pareil, il aurait honte, c’est sûr. Ça l’embarrasserait. Gianni est beaucoup plus pudique que moi.

Le moment le plus humiliant de cette soirée, qui s’annonçait torride et qui démarrait bien, arrive au moment où mon amant déroule un second préservatif, sur lui, cette fois. Et s’il craquait ? En un éclair, je visualise la quasi-totalité des infections et autres maladies sexuellement transmissibles dont il est peut-être porteur sans en avoir la moindre idée. Voire… le VIH. Je ne bande plus du tout.

— Est-ce que ça va ?

— Oui, oui.

Je dois bander. S’il a un doute sur mon désir pour lui, ça va le refroidir. Alors que si l’on couche ensemble, demain, il racontera à son meilleur pote comment il a déglingué son coup du samedi soir ; et moi, j’aurais réussi à dépasser mes peurs pour m’envoyer en l’air le plus naturellement du monde, comme les gens normaux.

— Tu es sûr ?

S’il s’évertue à le demander, c’est qu’il a bien vu que non, ça ne va pas. Je ne parviens toutefois pas à trouver les bons mots pour lui expliquer la situation.

— Excuse-moi, je ne comprends pas ce qu’il m’arrive.

— Mais tu as toujours envie ?

Plus il insiste, moins c’est le cas. De quelle façon sortir de cette impasse ? Je ne peux pas m’enfuir en courant comme un gamin.

Tout à coup, les propos de Sylvia, la thérapeute de l’association, me reviennent en mémoire. Combien de fois m’a-t-elle demandé si mes relations sentimentales et sexuelles se portaient mieux ou pire qu’avant ? Mes efforts sont parvenus à me faire rencontrer un homme, cependant, si je n’arrive pas à lui accorder ma confiance le temps d’une toute petite nuit, cela signifie que le chemin va être encore long.

— C’est la capote, ça me perturbe.

— Je croyais que tu ne faisais rien sans ?

— Je sais. J’ai juste… peur qu’elle craque.

Sexy Rouquin éclaire la chambre pour me fixer durant une éternité, pas certain de la meilleure réaction à adopter face à un type aussi farfelu que moi.

— J’ai acheté le paquet il n’y a pas longtemps, il n’y a aucun risque.

— Le taux de fiabilité des préservatifs n’a jamais dépassé les quatre-vingt-dix-huit pour cent, et encore, dans le meilleur des cas.

— Dis donc, tu fais une scène pareille à tous les mecs avec lesquels tu couches, ou c’est moi le problème ?

Je ne vais pas y arriver. On ressemble à deux idiots, à poil sur son lit. Je me sens si stupide. C’est humiliant, une situation pareille.

— Je ne peux pas, soufflé-je en récupérant mes vêtements à la hâte. Je suis désolé, ce n’est pas toi.

Et je m’enfuis comme je ne voulais surtout pas le faire.

Une Famille si ordinaire – Extrait

À mes lecteurs des premiers jours,

qu’ils soient de l’ombre ou de la lumière.

Prologue

Kyle regardait les photos posées sur la cheminée depuis de longues minutes.

Que de temps passé.

Cela faisait maintenant près de deux ans que Clara était morte et il ne lui restait aujourd’hui que cette étrange impression, à la fois de distance et de proximité. Qu’elle était toujours là, mais qu’elle ne prenait plus toute la place.

Il lui arrivait encore de se réveiller la nuit en espérant la trouver à ses côtés.

Mais, certains jours, de plus en plus souvent d’ailleurs, il ne pensait pas à elle. En tous cas, pas dans la douleur de l’absence. Il avait fait son deuil. Enfin…

Il faut dire qu’il avait de quoi s’occuper l’esprit. Elle lui avait laissé deux beaux enfants.

Une fille, Jewel, six ans, et un garçon, Chadwick, presque dix ans. Les trésors de sa vie.

Pour eux, il avait tenu. Pour eux, il avait survécu. Pour eux, il s’en était sorti.

Grâce à lui aussi…

Josiah[1] Ellis, le meilleur ami de Clara, devenu par la force des choses le sien.

Non… Plus que par la force du destin, par choix.

Kyle s’était immédiatement bien entendu avec lui. Grâce à ce profond sentiment de le connaître depuis toujours. Il sourit en se souvenant de leur première rencontre. Clara avait bien amené la chose.

 

Elle l’avait invité peu après la naissance de Chadwick. Elle le connaissait depuis toujours, mais les aléas de la vie les avaient fait se perdre de vue. Il avait déménagé à New York avec Michael, son ami de l’époque. Après presque cinq ans de vie commune, ils s’étaient séparés. Josiah avait alors repris le chemin de la maison maternelle suite au décès de son père. Père qui depuis son coming-out avait rompu tout contact avec lui.

Ce soir-là, ils avaient soupé, sympathisé, beaucoup rigolé aussi et, quand il les quitta, tard, Clara lui avait annoncé que Josiah était gay.

Kyle dut bien avouer qu’il n’avait rien remarqué : son ami n’était ni efféminé ni maniéré. Il ne correspondait en rien à l’image préconçue qu’il se faisait de l’homosexualité masculine.

Clara avait tu à dessein cet état de fait pour éviter que Kyle ne le juge avant même de le connaître. Non pas qu’il soit homophobe, il ne s’était même jamais posé clairement la question. Mais, pour lui, il était difficile de concevoir que deux hommes puissent s’aimer, et encore moins partager le même lit.

Clara, elle, espérait juste que son meilleur ami s’entende avec son mari, et ce fut le cas.

Kyle se lia d’une profonde amitié avec Josiah, telle que sa femme en vint quelquefois à jalouser leur complicité.

 

Josiah était alors en couple avec Reginald que tout le monde n’appelait que par son sobriquet, Reggie. Un bisexuel charmeur, charmant, qui adorait épater la galerie. À l’humour caustique et dévastateur, mais ayant le cœur sur la main. Ce fut le seul petit ami connu de Josiah que ce dernier présenta à la famille. Ce serait le seul tout court d’ailleurs.

Depuis sa séparation douloureuse d’avec Michael, il ne s’était attaché qu’à ce cavaleur invétéré, mais tellement essentiel à son équilibre.

Il était son amant, son ami, son compagnon d’aventures, mais ils ne s’aimaient pas. Ils étaient chacun l’équilibre de l’autre et partageaient une amitié quelque peu particulière.

Si Josiah n’avait que Reginald comme partenaire, ce n’était pas le cas de ce dernier qui collectionnait les aventures, tant féminines que masculines. Il aimait le sexe et ne s’en cachait pas.

Le soir venu, une fois les enfants couchés, il était monnaie courante qu’il se mette à raconter toutes ses rencontres avec moult détails autour d’un dernier verre.

Josiah et Clara riaient de bon cœur devant le visage décomposé d’un Kyle mal à l’aise face à la crudité des mots de Reginald qui aimait à renchérir. La vie sexuelle d’un homosexuel n’avait plus de secret pour Kyle, à son grand désarroi.

Reginald ne cessait de l’importuner que quand, d’un regard, Josiah lui ordonnait de se taire.

 

Don Juan insatiable, il portait des préservatifs avec tous ses amants et maîtresses. Josiah était le seul avec lequel il n’en mettait pas, connaissant la raison profonde de la solitude de son ami et l’acceptant, s’en amusant parfois, mais jamais à ses dépens.

Il tenait bien trop à lui pour faire quoi que ce soit qui puisse le blesser, et cette part d’ombre était un sujet délicat qu’ils abordaient peu souvent.

Il le connaissait tellement bien, lisant en lui comme dans un livre ouvert, même si Josiah était plutôt de nature réservée quand il s’agissait de parler de lui.

 

Josiah devint un membre à part entière de leurs vies, partageant les anniversaires, les fêtes et les repas familiaux… Et parfois leurs vacances.

Les enfants l’adoraient et, même s’il demeurait souvent maladroit avec eux, il leur rendait leur affection au centuple. Il n’était pas fait pour être père et n’en avait jamais éprouvé l’envie. Mais il adorait Jewel et Chadwick comme s’ils étaient ses propres enfants.

 

Père de deux enfants de quatre et sept ans à l’époque, la mort de Clara, fauchée à trente et un ans par un cancer, laissa Kyle veuf et inconsolable.

Tout à son chagrin, il en oublia celui de Josiah qui s’occupa d’eux avec l’aide de Piper, la demi-sœur de Kyle, une jeune femme pleine de vie et d’une loyauté indéfectible envers son grand frère. Fut un temps, elle en pinçait pour le copain gay et pensa longtemps pouvoir le faire changer d’orientation. À son grand désespoir, elle dut se résoudre à s’en faire un ami plutôt qu’un amant.

Pour Josiah, elle était un peu la petite sœur qu’il n’avait jamais eue.

 

Du jour de l’enterrement aux premiers mois de deuil, la tension était palpable dans l’appartement familial. Le remboursement des soins, ceux des funérailles, et la perte d’un salaire firent que Kyle se retrouva bien vite dans l’incapacité d’assumer tous les frais.

Il était bien trop fier pour quémander de l’aide, mais personne n’était dupe.

Ce fut alors que Josiah lui proposa d’emménager avec les enfants dans une maison dont ils pourraient partager le loyer. Son propre logement arrivant en fin de bail, ils pourraient ainsi faire d’une pierre deux coups.

Kyle hésita longtemps. Il aimait beaucoup Josiah, mais il n’avait jamais envisagé la possibilité de vivre avec lui et de partager ainsi leurs vies privées. Et intimes surtout.

Clara était morte depuis sept mois, il ne s’en remettait pas, mais il devait avancer. Alors il finit par accepter. Josiah et Piper se mirent en quête d’une maison.

Ils finirent par en dénicher une un peu à l’extérieur de la ville. Un petit jardin clôturé, un grenier aménagé façon penthouse qui suffirait à Josiah. Une maison, trois chambres… Parfait.

Piper la fit visiter aux enfants et à Kyle. Devant leur enthousiasme et celui de sa sœur, il signa le bail et, trois mois plus tard, ils emménagèrent tous sous le même toit.

Sur la boîte aux lettres :

« Famille Leager »

« Ellis Josiah »

C’est là que commença leur nouvelle vie de famille.

***

Kyle soupira en se retournant quand la porte d’entrée s’ouvrit brusquement et qu’il entendit les voix de Jewel, essoufflée, qui n’avait pas dû arrêter de parler tout le long du trajet, et celle de Chadwick qui tâchait de se faire entendre à son tour.

Josiah entra, la mine décomposée. Il était passé chercher les enfants à la sortie des classes et ils n’avaient visiblement pas dû le lâcher de tout le trajet. Kyle lui sourit tandis que ceux-ci lui sautaient au cou.

Une vie si ordinaire avec des êtres qui ne l’étaient pas et ne le seraient jamais à ses yeux.

 

Comme ils en avaient pris l’habitude, Kyle préparerait le dîner pendant que Josiah s’occuperait des devoirs. Ils iraient s’asseoir dans la cuisine, Jewel se mettrait à sa droite, verre de lait à portée de main. Chadwick serait plus réticent, mais finirait par s’asseoir à son tour sous la menace de Josiah de le priver de connexion internet.

Kyle, pendant ce temps, s’attellerait au repas en riant des remarques parfois déroutantes des enfants et des réponses maladroites de Josiah face à celles-ci.

Il était bien plus patient que leur père sur ce point. Kyle ne savait plus très bien comment ils en étaient venus à cette étrange routine quotidienne.

Josiah était plus posé, certes, mais surtout plus cultivé que Kyle qui gérait très bien cet état de fait. Il était, de son côté, plus adroit de ses mains et plus vif d’esprit et pragmatique que ne l’était Josiah. À eux deux, ils formaient une parfaite association.

Après le dîner, chacun retrouvait sa part de vie privée.

Josiah sortait parfois avec ses amis, gays ou pas.

Kyle retrouvait les siens une fois par semaine pour une sortie sportive ou purement amicale.

Piper servait alors de nounou quand ni l’un ni l’autre n’étaient libres.

 

Kyle ne ramenait jamais de conquête à la maison, et ce même si, depuis environ un an, il avait repris sa vie sexuelle en main.

Josiah, lui, invitait souvent Reginald. Les enfants l’aimaient beaucoup, Kyle aussi.

Il faisait partie de leur cercle fermé au même titre que Piper ou oncle Jimmy. Kyle lui demanda juste d’éviter de s’étendre sur les détails de sa vie intime devant les enfants, même si ceux-ci avaient bien compris le lien qui l’unissait à Josiah. Pour eux, c’était tout ce qu’il y avait de plus normal. Pour leur père, adulte, c’était juste un peu plus compliqué à gérer.

Quand un matin, il retrouva Reginald dans la cuisine, vêtu d’un simple boxer rose fuchsia entouré des enfants, à préparer le déjeuner en jouant la « folle » pour les amuser, il se dit que tout compte fait, entendre ses enfants rire valait bien quelques entorses au règlement.

Ce fut Josiah qui lui fit la remarque. Reginald continua à faire le pitre, mais… en pantalon de pyjama.

 

Les week-ends n’étaient jamais programmés. Kyle travaillait parfois le samedi quand le garage le nécessitait. Josiah amenait alors Jewel à son cours de danse et Chadwick à son cours de natation, profitant de ce temps pour faire les courses et les reprendre au retour.

Quand Kyle ne travaillait pas, c’était lui qui s’occupait d’eux et Josiah prenait alors son samedi.

Le dimanche était sacré. C’était le jour de Kyle, celui qu’il dédiait entièrement à ses enfants.

Josiah respectait ce pacte silencieux, s’absentant la plupart du temps ou restant dans ses appartements.

Ainsi allait leur vie. Routine parfois chamboulée par les vicissitudes de la vie, mais routine nécessaire à l’équilibre des enfants. Ils se retrouvaient sans mère, mais entourés d’un père qui les aimait pour deux, et d’un homme, Josiah, qu’ils considéraient presque comme un second parent.

Malgré la douleur de la perte, ils avaient réussi à surmonter leur chagrin et même si, parfois, Chadwick étouffait ses larmes dans son oreiller tout comme le faisait son père, ou si Jewel se posait des questions sur le Paradis et sa maman au ciel, ils étaient heureux.

Piper et Reginald les regardaient vivre, émerveillés par cette famille si peu ordinaire mais qui, faisant fi des qu’en-dira-t-on, s’épanouissait dans un bonheur tout ce qu’il y avait de plus simple. Celui d’être ensemble. D’être une famille.

Il y eut bien sûr des gens pour juger et médire sur le fait qu’un homosexuel partage la vie d’un père de famille et de ses enfants. Cela faisait jaser mais, et cela surprit Piper au départ, Kyle ne s’en préoccupait guère. Il y avait longtemps qu’il avait fait abstraction des préférences sexuelles de Josiah. Pour lui, c’était juste son meilleur ami, le meilleur qu’on puisse rêver d’avoir, le seul qu’il voulait à ses côtés.

Josiah assumait son orientation et ne voyait donc pas de raison de l’afficher comme un étendard. Piper était certaine que si Josiah avait été aussi extraverti que Reginald, les choses auraient été nettement moins aisées pour son frère.

Kyle aimait la discrétion de Josiah, et ce dernier aimait le fait que celui-ci le regarde comme un ami, un homme, et non pas une abomination de la nature comme l’avait clamé si fort son défunt père.

Il y avait bien quelques disputes, des mots durs, des moments de silence et de la tristesse parfois.

Mais il y avait surtout des moments d’union, de fous rires, de partage, de petits bonheurs de la vie quotidienne.

Kyle ne regretta jamais son choix. Cette maison avait été le lieu de leurs renaissances.

Cette maison était son chez lui. Leur chez eux.

Clara serait fière de lui. La vie avait repris ses droits.

Dans ces murs, témoins silencieux d’une évidence.

 

[1] Prononciation US “Jo·si·ah” (jō-zī′ə)

Apache

Cela faisait des mois que les enfants le harcelaient, mais Kyle refusait obstinément de céder.

Ni Chadwick ni Jewel ne trouvèrent de soutien auprès de Josiah qui ne voulait pas s’en mêler.

Mais à peine ce dernier avoua-t-il, un jour de lassitude, que cela ne le dérangerait pas, que les enfants en profitèrent pour réitérer leur demande auprès de leur père avec, cette fois-ci, bien plus d’obstination.

« Papa… On veut un chien. »

Kyle s’était retourné, s’appuyant sur l’évier pour leur faire face :

« J’ai déjà dit non. »

« Mais pourquoi ? », supplia Jewel de ses grands yeux noisette.

« Parce que c’est qui, qui va devoir s’en occuper ? MOI… C’est qui qui va devoir le sortir ? MOI. »

« Je pourrais le sortir. Je suis assez grand et le parc est pas loin », le coupa Chadwick.

« Mais, enfin, d’où vous vient cette soudaine obsession de vouloir un… un chien ? »

« J’ai toujours voulu avoir un chien », clama son fils en croisant les bras sur sa poitrine, toisant son père.

Josiah, assis à la table de la cuisine, ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle entre les deux. Ils avaient les mêmes attitudes, la même façon de parler. Le même entêtement surtout.

Jewel accrochée à la jambe de son père, le suppliant du regard, était, elle, le portrait de sa mère, Clara.

Il avait l’impression qu’elle était là, derrière lui, à les observer à ses côtés. Il en sourit.

« Ça te fait marrer, toi ? », lança Kyle, furieux.

« Dis-lui, Josiah. Dis-lui que tu veux bien », insista Chadwick.

« Oui, c’est ça, J. Dis-le-moi. »

« Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord, j’ai dit que ça ne me gênerait pas », dit-il, pris au dépourvu.

« Tu vois papa », hurla Jewel. « Il a dit oui. »

« Tu comptes le nourrir, le sortir, ramasser ses besoins qui vont joliment pousser au milieu du salon ? », pesta Kyle.

Josiah tiqua.

« Prends pas ton air de “je ne sais pas de quoi tu veux parler ?” parce que je sais que tu m’as très bien compris », rageur.

« Pourquoi tu t’acharnes sur moi ? J’ai rien dit. »

« T’as rien à dire… Tu prends toujours le parti des gosses, et c’est encore une fois moi qui vais passer pour le méchant. »

« Mais enfin, Kyle… Avec quoi t’arrives ? Je te signale que c’est toujours toi qui finis par plier à tous leurs caprices », en prenant une mine renfrognée.

« Allez papa », re-supplia Jewel.

« J’ai dit non ! Ça clôt le débat. »

« Y a pas eu de débat », bouda Chadwick.

« Y a pas à en avoir. Je suis encore votre père, à ce que je sache ! Et j’ai dit non… Maintenant, allez vous préparer, vous allez arriver en retard à l’école. »

« T’es méchant », lança Jewel en lâchant sa jambe.

« C’est ça… Je suis un monstre, tout le monde le sait », en lui ébouriffant les cheveux.

Elle se mit à rire et courut rejoindre son frère.

« T’as abandonné encore une fois », râla Chadwick.

« Mais non. »

« Si… C’est pas grave. On recommencera demain. »

« D’accord. »

Josiah ne put s’empêcher de sourire. Il se leva, prit sa tasse de café vide et se dirigea vers l’évier.

« Ils sont grands maintenant… Ils sont en âge d’avoir un animal de compagnie, tu ne penses pas ? »

« Tu vas pas t’y mettre toi aussi ? », en le foudroyant du regard.

« T’as pas eu d’animaux quand tu étais gosse, toi ? »

« Si… Mais c’était pas pareil. Je vivais à la campagne, moi. Pas en ville. »

« Et alors ? »

« Et alors… C’est toi qui vas le sortir le clébard quand il aura envie de pisser à onze heures du soir ? NON !C’est toi qui vas l’éduquer pour l’empêcher de baver sur les fauteuils ou de voler dans les poubelles ? NON ! C’est toi qui vas devoir te taper les vétos, les crottes sur le trottoir et j’en passe et des moins drôles ? »

« C’est bon, ça va, j’ai compris », en levant les mains en signe de reddition.

« Bien. »

« Je vais les conduire à l’école. Je dois aller chez Maxime, c’est sur ma route. »

« Merci », répondit sèchement Kyle.

« Y a pas de quoi, grincheux. »

Josiah sortit de la cuisine, suivi du regard par Kyle qui soupira. Un chien, non mais et puis quoi encore ?

***

Piper vint le lendemain avec l’oncle Jimmy qui logeait chez elle pour quelques jours.

Il avait apporté avec lui une tarte aux noix de pécan, la favorite de Jewel, ainsi qu’une tarte aux pommes, la favorite de Kyle et Chadwick.

 

Jimmy n’était pas à proprement parler leur oncle. Piper était en fait la demi-sœur de Kyle. La mère de ce dernier, Marie, s’était remariée avec le neveu de Jimmy, Mark, déjà père de Piper à l’époque.

Cette dernière avait choisi de rester vivre avec lui. Elle avait à l’époque cinq ans de moins que Kyle. Après quelques petites frictions somme toute normales, ils devinrent très vite inséparables. Ils se considéraient depuis comme de véritables frères et sœurs.

Quand leurs parents divorcèrent, Piper repartit avec son père. Arrivée à ses dix-huit ans, elle le quitta pour revenir vivre chez Marie avec qui elle avait gardé d’excellents contacts, mais surtout pour retrouver Kyle qui lui manquait beaucoup trop.

Marie mourut quelques années plus tard des suites d’une rupture d’anévrisme.

Kyle travaillait déjà, Piper vint vivre avec lui pendant deux ans avant de trouver un emploi de serveuse et de partir de son côté avec son premier amour, Greg.

Jimmy fut toujours là pour eux, il avait toujours considéré Kyle comme un membre à part entière de sa famille. Ce dernier le lui rendait bien.

Il détestait Greg. Non pas qu’il ne l’aimait pas, même si… Mais il ne correspondait pas l’image qu’il se faisait du gendre idéal pour son unique nièce.

Quand elle annonça leur rupture, il ne put cacher sa joie.

Quand elle avoua que Josiah était gay, il ne put cacher sa déception. Il aurait été le mari parfait, lui.

 

Tous réunis autour de la table basse du salon, entre cris, rires et conversations croisées, la question du chien revint sur le tapis.

« Oncle Jimmy ? »

« Oui, Chad ? », répondit-il en repoussant la visière de sa casquette qui ne quittait quasi jamais sa tête.

« Tu as des animaux ? », s’enquit-il tout en mordant dans sa part de gâteau.

« J’en ai toujours eu… Mais tu le sais très bien. Tu connais Jack en plus », s’étonna-t-il en fronçant les sourcils.

Jack était le rottweiler qui gardait la ferme de Jimmy à l’extérieur de la ville.

« Pourquoi tu me poses cette question ? »

« Pour rien », sourire en coin.

Il entendit Kyle soupirer bruyamment.

« Ils se sont mis dans la tête d’avoir un chien. »

« Rhooo, mais c’est génial ça ! », s’écria Piper.

« Tu vas pas t’y mettre toi aussi, hein ! », pesta-t-il en posant son assiette vide sur le rebord de la cheminée.

« T’en penses quoi ? », demanda Piper en se tournant vers Josiah qui coupait la croûte de la tarte aux pécans pour Jewel, assise à même le sol à ses pieds.

« J’en pense rien. »

« Pardon ? », répliqua Kyle en se tournant également vers lui.

« Je n’ai rien contre l’idée d’avoir un chien dans cette maison, mais je dois dire que j’ai un peu de mal avec les animaux. »

« Un peu de quoi ? », continua Kyle.

« Je n’en ai jamais eu… Ma mère était allergique aux poils. À part un canari qui a survécu à peine un an, je n’en ai jamais eu. »

« Et ? », insista Kyle.

« Et rien », en coupant le dernier morceau devant le regard affamé de Jewel. « Y a juste que je ne sais pas ce que c’est que d’avoir à m’occuper d’un animal de compagnie, c’est tout… Tiens, mon ange », en tendant l’assiette à Jewel.

« Merci », dit-elle en posant sa cuillère à terre et en mangeant les morceaux coupés avec ses doigts.

« Jew », tonna Kyle.

« Mais, Papa ! J’arrive pas à attraper les morceaux avec », maugréa-t-elle en scrutant le couvert avec dépit.

« Mange, ma puce », lui sourit Josiah en ramassant la cuillère.

« Bah tiens », éructa Kyle en le pointant du doigt. « Tu le vois élever un chien, toi ! Il le laisserait tout faire, ce serait l’enfer ici. »

« Arrête avec ça… Je ne les laisse pas tout faire. »

« AH ! »

« Quoi ? AH ! »

« Kyle a peur des chiens », laissa tomber Piper en reposant son assiette sur la table.

« C’est pas vrai », répliqua-t-il aussitôt en écarquillant les yeux pour la faire taire.

« Mon père avait un boxer, Ronin. Il a mordu Kyle au cul. Depuis, il en a une peur bleue. »

« Putain, Piper… Merde. »

« Kyle ! Les enfants », le fustigea Jimmy.

« Oh ça va hein ! Tu jures toute la journée devant eux et je dis rien. »

« Je ne suis pas leur père, moi. »

« J’en connais plein des gros mots », sourit Jewel.

« Vraiment ? Eh bien, c’est du joli », maugréa Jimmy.

Piper se leva.

« J’ai une amie dont la chienne va mettre bas. »

« C’est vrai ? », s’emballa Chadwick.

« Piper ! », tonna Kyle.

« Bah quoi ? C’est pas parce que Meuuuusieur a peur des chiens qu’il doit en priver les autres. »

« Ils n’ont qu’à prendre un chat. »

« On veut pas un chat ! On veut un chien », bouda Chadwick.

« Oh, mais j’aime bien les chats aussi », lança innocemment Jewel en enfournant le dernier morceau de croûte.

« Jew », gronda son frère.

« Mais je préfère les chiens », se reprit-elle aussitôt.

Josiah ne put s’empêcher de rire en sourdine.

« Ça te fait marrer, hein ? Eh bien tu sais quoi ? Tu t’en occuperas toi-même, parce qu’il est hors de question que je le fasse… C’est bien compris ? »

« Mais, enfin, Kyle… Qu’est-ce que j’ai encore dit ? »

« Rien… Tu dois rien dire. Tes yeux parlent pour toi. »

« QUOI ? », hurla-t-il en se levant du fauteuil. « Mais je ne veux pas m’occuper d’un chien. »

« Oh, Josiah, dis oui », la supplia Jewel à genoux à ses pieds.

« Oui… S’il te plaît, Josiah, dis oui… Je te jure que je le sortirai et que je m’occuperai bien de lui », relança Chadwick.

« Mais enfin, Kyle… Tu as dit que tu n’en voulais pas ? »

« JE n’en veux pas. EUX oui et comme, visiblement, TU es d’accord… », en croisant les bras.

« Mais je ne sais pas comment je dois faire, moi ! Et puis je travaille, je n’aurai pas le temps de m’occuper de cette pauvre bête. »

« Je le ferai… Je te le jure… Si je mens, j’irai en enfer », se signa Chadwick.

« On va y être en enfer, j’vous l’dis », marmonna Kyle, entre rictus et colère contenue.

« Mais je ne veux pas », se pétrifia Josiah.

Il se demanda comment Kyle avait encore une fois réussi à retourner la situation à son avantage et à lui faire porter le chapeau.

Il le fixa, paniqué, perdu, Jewel accrochée à son bas de pantalon et Chadwick le suppliant.

Tout cela devant le regard moqueur de Piper et d’un Jimmy qui secouait la tête, désespéré.

« Alors, J ? », sourit Kyle. « Ça fait quoi d’avoir le rôle du presque méchant ? »

Josiah tiqua :

« Pourquoi, Kyle ? »

« Ils veulent un chien, j’ai dit non, mais visiblement mon opinion ne compte plus guère ici… Alors ? », balançant la main dans le vide.

« Tu crois que je suis incapable d’élever un simple animal de compagnie, c’est ça ? », se vexa Josiah.

« Je crois que tu es incapable d’élever quoi que ce soit. »

« Kyle ! », claqua Jimmy.

« Je parlais pas des enfants », semblant sincèrement blessé qu’il ait pu croire le contraire.

Sans Josiah, il ne s’en serait jamais sorti avec eux. Il n’avait aucun reproche à faire à son ami sur ce sujet-là, sauf sur le ton de l’ironie, mais Josiah le savait et n’avait pas relevé la remarque.

« Bien. »

« Bien quoi ? », insista Kyle.

« Bien… J’accepte. »

« On va se marrer, je le sens », sourit-il, ironique.

« On va avoir un chien, c’est vrai ? »

Chadwick se tournait de son père à Josiah et de Josiah à son père. Entre joie et soudaine appréhension au vu des tensions que cela allait engendrer.

« Je vais en parler à mon amie », fit Piper.

« Euh… Y a personne qui a eu idée de demander de quel genre de chien il s’agissait ? », laissa tomber tout calmement Jimmy.

« C’est vrai ça ? », s’inquiéta soudain Josiah.

Jewel se leva et courut vers Piper.

« On va avoir un chien ? »

« Oui, ma puce. Tu peux dire merci à Josiah. »

Elle ouvrit grand la bouche et les yeux avant de se retourner et de sauter dans les bras d’un Josiah devenu soudain très pâle.

« Ça va, J ? », rit Kyle qui ne put s’empêcher de s’en vouloir malgré tout.

« Elle est de quelle race ? », osa Josiah d’une voix neutre.

« C’est un dogue argentin. »

« Un dogue argentin ? Mais c’est… »

« C’est un molosse », s’esclaffa Kyle. « Je vais aller m’acheter une caméra… Je sens qu’on va bien rire. »

« Tu dois pas faire attention à ce que Kyle raconte, Josiah. »

Ce dernier se tourna vers Piper en reposant Jewel au sol.

« Lili obéit au doigt et à l’œil. C’est un véritable amour et elle adore les enfants. »

« Lili », répéta-t-il, dépité.

« Vous voulez un mâle ou une femelle ? »

« Un mâle », hurla Chadwick.

« Tant qu’à prendre un chien, autant prendre un mec… Hein, J ? », gloussa Kyle en lui faisant un clin d’œil.

« Ce n’est pas drôle, Kyle », soupira Josiah, la mine défaite.

« Je trouve ça hilarant. »

« Reste plus qu’à lui trouver un nom », fit Piper.

« Oh oui… Oh oui », s’enthousiasmèrent les enfants.

« Vous avez le temps… Elle ne mettra pas bas avant la fin de la semaine. Le temps que les petits soient sevrés, vous devrez attendre au moins deux mois. »

« DEUX MOIS », soupirèrent-ils d’une même voix.

« Ça vous laissera le temps de lui trouver un nom et de préparer son arrivée… N’est-ce pas, Josiah ? », reprit-elle en lui lançant un regard complice.

« Oui », dans un murmure, en s’effondrant dans le canapé sous le regard compatissant d’un Jimmy qui foudroya Kyle du regard.

Ce dernier lui répondit par un haussement d’épaules.

« J’ai rien fait moi », semblait-il lui dire.

***

Josiah était assis dans la cuisine, pensif devant sa tasse de café. Kyle l’avait laissé mariner pendant trois semaines. Les enfants ne lui parlaient plus que de ce chien devenu sa hantise.

Il s’était renseigné sur le net. Cinquante kilos… Ils pouvaient atteindre cinquante kilos… Et soixante-dix centimètres au garrot.

Il n’y arriverait jamais.

 

Kyle l’observait. Josiah, angoissé, se forçait à sourire aux enfants, mais n’en menait pas large. Le panier trouva sa place dans le hall, près du jardin, lieu où le chien devrait normalement dormir. Des jouets encore emballés l’attendaient dans une caisse en plastique à son nom. Chadwick et sa sœur avaient acheté, en cassant leurs tirelires, deux écuelles.

Josiah, de son côté, fit installer à ses frais une clôture plus haute dans le jardin.

Un matin, Piper leur téléphona pour leur annoncer qu’ils pouvaient venir choisir leur chien. Ce fut l’effervescence. Chadwick et Jewel étaient intenables.

 

Josiah but une gorgée de son café devenu froid et jeta un œil sur sa montre. Il avait pris son après-midi. Dans une heure, il irait chercher les enfants et Piper les rejoindrait devant la grille de l’école.

Kyle était censé travailler, aussi Josiah sursauta-t-il quand celui-ci rentra.

« Kyle ? »

« Salut. »

« Tu as fini plus tôt aujourd’hui ? »

« J’ai laissé le garage à Frank et Kimo. J’allais pas te laisser y aller tout seul. »

« Trop gentil », grimaça-t-il.

« Écoute, J. », en tirant une chaise et s’installant devant lui. « Je m’excuse. »

« Tu t’excuses pour quoi ? »

« De t’avoir entraîné là-dedans. Piper a raison. J’ai peur des chiens, c’est pour cela que je n’en voulais pas… Ça, et aussi le fait que je savais que j’allais me retrouver avec toutes les corvées clébards sur les bras. »

« Alors tu as préféré me piéger ? », en reposant sa tasse.

« J’ai un peu perdu le contrôle, je l’avoue… Mais t’inquiète pas, je ne vais pas te laisser ramer tout seul. »

« Merci pour la confiance », soupira Josiah.

« Le prends pas mal, J. »

« Je ne le prends pas mal… Y a juste que je suis dépassé par les événements et que je ne veux pas décevoir les enfants. C’est tout. »

« Décevoir les enfants ? », souriant avec tendresse. « Mais, J., les gosses t’adorent. En plus, tu es leur Dieu maintenant. Tu penses ! Ils ont un chien grâce à toi. »

« À cause de moi », rectifia Josiah en inspirant profondément.

« On va y arriver… On a surmonté tellement de choses ensemble… C’est pas un p’tit toutou de rien du tout qui va nous effrayer, hein ! »

« Ton p’tit toutou de rien du tout peut atteindre jusqu’à cinquante kilos, je te signale. »

« Ah merde », en s’enfonçant dans sa chaise.

Ils restèrent face à face, dans le silence, pendant un long moment.

« Tu sais quoi ? Je pense que ce chien, ça sera une bonne chose », finit par avouer Kyle.

« Vraiment ? », suspicieux.

« Ouais. Les gosses le méritent… Et puis je sens qu’on va bien s’amuser. »

« Si tu le dis », un peu désabusé.

« On va être des maîtres géniaux », en lui tapant sur l’épaule.

« Nous allons être des maîtres géniaux qui allons nous rendre aux leçons d’éducation canine avec les enfants, histoire de ne pas perdre un bras en cours de promenade », précisa Josiah en se levant.

« Ouais… Bonne idée ça », dit Kyle, la moue rieuse.

***

Piper leur servit de guide et les mena jusqu’à une petite maison de plain-pied à la sortie de la ville.

Kyle dut calmer les enfants en élevant la voix, chose qu’il faisait rarement. Il lui suffisait en général d’un regard pour les remettre sur le droit chemin.

Josiah frotta ses mains nerveusement sur son jean quand il sentit celle de Jewel serrer la sienne.

« Prête, ma puce ? »

« Oui », avec un grand sourire.

Kyle les suivit, la main sur l’épaule de Chadwick à sa droite.

 

Une femme avenante d’un certain âge leur ouvrit.

« Piper. »

« Ella. »

« Ce sont eux ? », en avançant d’un pas.

« Oui », en s’écartant légèrement. « Ella, je te présente mon frère, Kyle… Ses enfants, Chadwick et Jewel. Et Josiah. »

« Enchanté », lancèrent-ils dans un joyeux brouhaha.

« Moi de même. Entrez donc. »

Dans la cuisine : un énorme panier, une femelle dogue toute blanche et sept chiots.

Les enfants n’osèrent s’avancer.

« Il paraîtrait que vous auriez une préférence pour un petit mâle ? », les interrogea Ella.

« Oui, M’dame », répondit timidement Chadwick.

Kyle lança un regard complice à Josiah.

« Venez. J’en ai quatre… Je vous laisse choisir », tout en sortant du panier, sous le regard attentif de la femelle, lesdits quatre petits mâles.

Jewel s’approcha d’un chiot tout blanc avec un début de tache sur le front.

« Il est beau », en regardant son frère.

« Choisis, Jew… Moi, je donnerai un nom, d’accord ? »

« Oui », en opinant de la tête. « Je veux lui », fit-elle sans hésiter.

« Très bon choix. Tu vas voir, ça va foncer avec les semaines… Il sera tout blanc avec juste une petite tache noire. »

« Papa ? »

Les deux enfants se tournèrent vers Kyle.

« C’est votre chien, mes anges. C’est à vous de choisir. Vous prenez celui-là ? Vous êtes bien sûrs ? »

« Oui », confirma Jewel en opinant vivement.

« On va l’appeler… Apache », fit Chadwick.

« Oh oui ! », s’emballa Jewel.

« Va pour Apache… Je remplirai les papiers à son nom », nota Ella.

Josiah s’approcha et s’accroupit. Le chiot se tourna directement vers lui.

« Regarde… Il t’aime déjà », s’en amusa la petite.

Il lui sourit.

« On dirait oui », en le caressant.

« En même temps qui n’aime pas Josiah ? », lança Piper avec une œillade vers Kyle.

« On fait comment pour les frais ? », s’informa ce dernier.

« Vous aurez juste à payer les visites du vétérinaire et la puce. Je connais Piper depuis des années… C’est un cadeau. »

« Je vous remercie, Madame. »

« Ella », le corrigea-t-elle.

« Ella », répéta Kyle en regardant Josiah prendre le chiot dans ses bras sous le rire des enfants.

« Vous pourrez venir le chercher dans environ trois semaines… Je préviendrai Piper. »

 

Ils quittèrent à regret la maison. Josiah était déjà conquis, les enfants aussi.

Kyle avait fini par accepter de caresser le chiot sous l’insistance de sa fille. Un coup de lèche sur son nez, le rire de tous, et Kyle fut piégé à son tour.

Ce fut avec impatience que toute la petite famille décompta les jours avant son arrivée.

***

En ce début de mois de juin, les familles Leager et Ellis accueillirent un nouveau membre : Apache.

Josiah s’avéra bien meilleur maître que Kyle ne l’aurait escompté. Il savait se faire respecter du chiot qui ne le quittait pas d’une semelle.

Chadwick, quant à lui, lui donnait à manger, matin et soir. Et Jewel le réveillait et le couchait tout en partageant ses jeux.

Kyle et Josiah passèrent leurs premières semaines « parentales » à ramasser les accidents d’Apache en pestant.

 

« Merde, Apache », vociféra Kyle en relevant le pied, dégoûté.

« C’est le mot », rit Josiah.

Depuis ce jour, plus personne ne se promena pieds nus dans la maison.

 

« Apache », soupira Josiah.

Le chiot le regarda, assis, balançant la queue, fier, sa pantoufle déchiquetée dans la gueule.

 

« PAPA », geignit Jewel, les larmes aux yeux.

« Je t’ai déjà dit mille fois de pas mettre tes doigts si près de sa gueule avec ce fichu jouet… Et puis jette-moi ce truc, ce couinement me tape sur les nerfs. »

 

« Apache ! Debout, Apache. »

« Chad… Il a à peine trois mois, laisse-lui le temps d’apprendre, enfin ! »

« Mais, Josiah… Il est assis sur ma PSP », se lamenta-t-il.

 

« Viens Apache, on va promener. »

Chadwick partait accompagné de Jewel, mais le chiot refusait d’avancer. Ils devaient le tirer par sa laisse. Apache se laissait traîner sur les fesses jusqu’à la porte en pleurant.

« PAPA. »

« Débrouillez-vous… C’est vous qui vouliez un chien. »

 

Les semaines passèrent et Apache trouva vite sa place. Tous les samedis quand Kyle ou Josiah pouvaient se libérer, ils se rendaient à trois ou quatre aux cours d’éducation canine après ceux de natation et de danse. Apache obéissait, mais seulement quand il le voulait. Les dogues étaient plutôt obstinés dans le genre.

À six mois, il répondait à son nom, aux ordres, était propre et sociable. Sur le coup, Josiah était assez fier de lui.

Les enfants aussi, surtout quand lui ou leur père venait les chercher à l’école et que leur chien attirait toute l’attention. À six mois, il en imposait déjà.

Kyle et Josiah avaient pris l’habitude de mettre une feuille d’essuie-tout sur leur épaule droite, épaule où le chien avait la manie de poser sa tête tout le long du trajet, la bave en option.

 

Reginald, lui, gagatisait littéralement devant le chien.

À coups de :

« Oh qu’il est beau le toutou à tonton », en lui secouant les bajoues.

« Tu serais un mec, je t’épouserais », en l’embrassant sur le front.

« Quelle paire de couilles. » Regards lubriques sous son ventre.

Les enfants ne se lassaient pas de ses pitreries, et Apache ne quittait jamais ses genoux quand il était présent.

Avec le temps, Reginald dut se coucher au sol, le chien prenant toute la place.

Un coup de langue affectueux et les cheveux blonds partaient en bataille.

« Ce chien m’adore… C’est bien le seul dont la langue me fasse regretter d’être un mec. »

Kyle soupirait avant de lever les yeux au ciel.

« Pour l’amour de Dieu, tu pourrais pas penser à autre chose qu’à ça ! »

« Non, pourquoi le devrais-je ? Apache et moi, on se comprend très bien. »

« Je vois ça », en retirant le chien qui s’excitait sur la jambe de Reginald.

 

Josiah promenait Apache le matin. Les enfants allaient le faire courir au parc en rentrant de l’école pendant une heure, et Kyle le sortait avant d’aller dormir.

Une nouvelle petite routine dans cette famille décidément bien ordinaire.

Camping

Kyle n’arrêtait pas de pester depuis plus d’une demi-heure.

Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris de dire oui ?

Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris de vouloir, en plus, monter cette tente qui refusait obstinément de prendre forme sous ses coups de maillet et ses injures.

Chadwick, mort de rire, tentait en vain d’aider son père qui refusait de s’avouer vaincu.

« On devrait attendre Josiah, tu sais, papa. »

« Ça veut dire quoi, hein ? Que je suis trop con pour planter quatre piquets ? »

« Six », le corrigea son fils.

« Oh ça va. »

Kyle était exaspéré, son T-shirt lui collait à la peau, le gênant dans ses mouvements. Le soleil avait atteint son zénith et la température dépassait allègrement les trente degrés.

Il ne rêvait que d’une chose : plonger dans le lac qui s’étendait au pied de leur campement de fortune.

Josiah et sa stupide idée de sortie du week-end.

Il était où d’ailleurs ? Ça faisait une heure qu’il était parti chercher du bois pour le feu avec Jewel. Kyle était sûr qu’il se foutait de sa gueule, caché derrière un arbre avec sa fille.

Il leva les yeux sur son fils qui le regardait avec pitié sans pouvoir se départir de ce sourire qui l’irritait encore plus.

 

Chadwick avait sauté de joie quatre jours plus tôt, lorsqu’au cours du petit déjeuner, Josiah avait proposé une sortie en famille.

Kyle n’avait pas directement tilté sur « sortie nature ». Il avait pensé à une promenade pédestre dans les bois, mais certainement pas à un week-end entier dans ces mêmes bois, à éviter les piqûres de moustiques, et à dormir sur un sol qui ne ressemblait en rien à son doux matelas.

« C’est une bonne idée », avait-il laissé tomber en buvant son café, encore à moitié endormi. « Une petite sortie en famille ne pourra pas nous faire de mal. En plus ils annoncent du beau temps. »

Jewel avait crié de joie, bondissant sur place en balançant les mains.

« Apache ! Apache ! Papa a dit oui… On va aller dormir dans les bois », en quittant la cuisine, suivie du chien qui n’y comprenait rien.

« Dormir dans les bois ? », avait répété Kyle en reposant sa tasse sur la table, mortifié.

« Tu ne m’as pas laissé le temps de terminer », s’était amusé Josiah en mordant dans son toast.

« Tu veux dire que je viens d’accepter de roupiller à la belle étoile ? »

« Oui », en riant.

« Pas question », en se levant. « Je déteste ça… C’est bourré de bestioles, et les seules fois où je me suis retrouvé à faire du camping, j’ai été bon pour des orages et des attaques de moustiques en règle… PAS QUESTION QUE JE REVIVE ÇA ! »

« Papa… Tu as promis », lui avait signifié son fils.

« C’est juste l’histoire d’une nuit, Kyle… Fais un effort pour une fois. »

« Oh toi, ça va… On sait que tu adores te rouler dans l’herbe, évidemment que ça t’emballe ! Je suis un citadin, moi… Un vrai de vrai, qui aime respirer le CO2 et écouter le bruit des moteurs », s’était enflammé un Kyle pris au piège.

« Ce n’est pas la peine de t’énerver comme ça. »

Le visage de Josiah s’était durci.

« Je demanderai à Piper de venir avec nous. J’ai promis aux enfants une sortie en famille… Excuse-moi d’avoir pensé que ça te ferait plaisir. »

« Commence pas, hein ! Tu sais très bien que j’adore ça, les sorties en famille… Y a juste que le camping et moi, ça le fait pas. »

« On a bien ri la dernière fois avec Maman », avait murmuré Chadwick.

« Tu parles… Ces saloperies de moustiques m’ont vampirisé jusqu’à la dernière goutte de sang. »

« Tu sais qu’il existe des moustiquaires et des sprays pour ça, Kyle ? », avait fait remarquer Josiah.

« Oui, merci pour l’info, je suis au courant figure-toi, mais j’allais pas me promener avec le filet sur la tête non plus… Et puis, ce fichu spray ne marchait pas. »

« Bah Maman et moi, on n’a pas été piqués. »

« Normal, ils s’acharnaient tous sur moi ! »

« Elles », le corrigea Josiah.

« Quoi, elles ? »

« Elles s’acharnaient sur toi… Ce sont les femelles qui piquent, pas les mâles. »

« Va te faire foutre », avait vociféré Kyle en quittant la table. « Pas question que j’aille me faire chier dans la brousse. »

« Il va venir », avait souri Chadwick en avalant une cuillère de céréales.

« Je sais », avait répondu Josiah en lui faisant un clin d’œil.

 

Le samedi suivant, de bonne heure, ils avaient tous embarqué dans la Ford de Josiah, Kyle refusant tout net que sa Mustang se retrouve perdue dans les bois. Il avait fini par accepter bon gré mal gré de les accompagner. Trois suppliques de Chadwick et un regard triste de Jewel avaient suffi à le convaincre.

Les enfants avaient chargé le coffre. Deux tentes prêtées par Piper, un réchaud, de la nourriture, la trousse de secours, et tout était fin prêt.

Chadwick et Jewel s’étaient assis à l’arrière avec Apache qui avait posé sa tête sur l’épaule de Josiah, côté conducteur. Kyle était entré le dernier.

« Putain, sept heures du mat’… Tu parles d’un week-end de repos », avait-il ronchonné en mettant sa ceinture.

 

Et là, il se retrouvait à ronchonner de nouveau. Il avait à peine réussi à planter deux piquets de la tente qu’il partagerait avec ses enfants.

« Merde… Fait chier. »

« Kyle », tonna la voix de Josiah devant les jurons de ce dernier.

« T’es là toi ! Ça fait une heure que vous êtes partis… Vous étiez où ? »

« Jewel voulait se promener un peu. »

« Et nous, alors ? »

« Kyle, je t’ai proposé de monter les tentes, c’est toi qui as refusé », en jetant au sol sa pleine brassée de bois.

« Elle est où la tente, Papa ? », demanda innocemment Jewel en déposant ses quelques morceaux de bois sur le tas de Josiah, Apache assis à sa droite.

« MERDE ! », en balançant le maillet au sol et s’éloignant.

Il pouvait entendre son fils se mettre à rire et Josiah prendre la direction des opérations.

Il avait besoin de se calmer. C’était leur week-end, il n’allait pas tout gâcher avec son éternel mauvais caractère. Après tout ce n’était que pour deux jours.

La prochaine fois…

Il n’y aura pas de prochaine fois, se dit-il en balançant son pied dans l’herbe.

 

Le calme et le silence seulement interrompus par le chant des oiseaux eurent un effet relaxant sur lui. Il s’assit sur un tronc d’arbre qui donnait sur l’énorme lac Peanlow. Il avait trouvé un peu d’ombre, il crevait de chaud.

Il fut soudain assailli par ses souvenirs, tel le ressac de l’eau sur la rive.

Clara…

Il avait accepté, il y avait quelques années de ça, pour elle, de faire du camping sur la côte Ouest, dans un de ces grands parcs nationaux qu’elle affectionnait tant. Ancienne éclaireuse, elle adorait ça, Kyle, lui, détestait le camping. Mais il aimait Clara.

Ils avaient passé un week-end rien qu’à trois. Piper avait accepté de garder Jewel, trop petite à l’époque. Ce fut une de leurs dernières sorties en famille.

Il soupira et ressentit soudain le poids de son absence. Un pincement au cœur. Il n’avait plus pensé à elle de cette manière-là depuis un long moment. Il s’en voulait presque mais, en même temps, la vie continuait et elle n’aurait pas aimé le voir abandonner.

Il sourit. Il goûtait enfin au bonheur, à nouveau. Il savait que Clara veillait sur eux et qu’elle serait heureuse pour lui.

Sa famille, cette famille qui lui était si précieuse. Chadwick, Jewel, Piper, Jimmy et même Reginald, mais Josiah surtout. Il se demandait souvent ce qu’il serait advenu de sa famille s’il n’avait pas fait partie de leur vie.

Kyle lui devait beaucoup, il le savait. Il devrait le lui dire plus souvent.

Mais Josiah aussi avait eu besoin d’eux. Sa famille avait volé en éclats quand il avait annoncé son homosexualité. Que celle de Kyle l’accepte comme il était méritait tous les sacrifices.

Mais quels sacrifices ? Kyle sourit. Il n’y en avait jamais eu aucun dans leur vie. Juste une union magique, une famille extraordinaire.

Il s’appuya sur ses genoux et se releva.

« Juste deux jours, mon grand… Fais un petit effort pour eux. »

 

Quand il rejoignit le camp, quelques heures s’étaient écoulées. Il avait été rappelé à l’ordre par son estomac qui criait famine.

Les tentes étaient dressées, l’une à côté de l’autre. Une petite pour Josiah, une plus grande pour Kyle et les enfants.

Jewel jouait avec le chien, lançant le bâton dans le lac. Apache, après avoir hésité sur la rive, avait fini par se jeter à l’eau.

Chadwick était assis à la droite de Josiah penché sur le réchaud. Un bruit et ce dernier sursauta en se retournant.

« Kyle. »

« Je crève la dalle », en inspirant profondément.

Ça sentait les saucisses grillées.

« JEWEL », hurla Chadwick.

Ils pouvaient enfin manger, leur père était de retour.

« Ça va ? », s’inquiéta Josiah.

« Oui. Désolé pour la crise de tout à l’heure », en se frottant la nuque, embarrassé.

« T’inquiète, les enfants et moi, on en a bien ri. »

« J’en doute pas une seule seconde », en s’asseyant à ses côtés.

Ils mangèrent en s’amusant. Bataille de grains de maïs avec des cuillères en guise de catapultes. Apache courant de droite à gauche pour avaler tous les grains qui s’échappaient des assiettes et tombaient sur le sol comme un divin présent pour son estomac, véritable puits sans fond.

 

Josiah refusa que les enfants plongent dans le lac après le repas, prétextant les risques de noyade dus à la digestion. Kyle décida de faire une sieste : il avait travaillé tard la veille, il était épuisé et ne se voyait pas crapahuter dans les bois dans son état.

Josiah partit se promener avec les enfants. Le chien qui refusa de les suivre resta auprès de Kyle. Ses plongées dans le lac l’avaient visiblement mis K.O.

Quand ils revinrent au milieu de l’après-midi, Kyle s’était déjà réveillé. Torse nu en bermuda de plage noir, il les attendait.

« Bah alors… Ils sont où vos maillots ? », les houspilla-t-il, mains sur les hanches.

Les enfants se ruèrent dans leur tente en se hurlant dessus pour passer en premier, sous le regard las d’Apache couché à l’entrée.

« Tu viens pas nager avec nous ? », lança Kyle à Josiah qui fixait le lac.

« Si. »

Il avait été distrait pendant un instant, comme rattrapé par des souvenirs douloureux.

« J. ? », en s’avançant vers lui. « Ça va, mec ? »

« Oui… T’inquiète », en lui souriant et en se dirigeant vers sa tente.

Il ne fallut pas plus de cinq minutes pour que les enfants réapparaissent. Chadwick en maillot de bain rouge et Jewel dans son petit deux-pièces qui courut vers son père, tendant fièrement ses bouées-brassières. Il finissait de les gonfler quand Josiah sortit de sa tente.

Kyle avait toujours été étonné par la stature de son ami. Ce n’était certes pas la première fois qu’il le voyait torse nu, mais il était toujours surpris de noter que, derrière ses airs fragiles, se cachait une musculature plutôt marquée. Il détourna le regard quand il s’aperçut que Josiah le fixait à son tour.

« Bon… Viens là, toi », en tendant les bouées vers sa fille qui levait ses bras.

« Pourquoi je dois encore les mettre, Papa ? Je sais nager, moi. »

« Je sais, ma puce, mais c’est dangereux… Tu restes près de nous. Tu m’entends ? »

« Oui », en opinant de la tête tout en trépignant d’impatience.

Chadwick avait déjà sauté dans le lac en criant et riant sous l’effet du choc thermique.

« Oh purée, elle est glaciale », en pataugeant.

« Tu restes près de la rive, Chad », hurla son père.

« Allez, venez », répliqua-t-il.

Kyle prit sa fille dans ses bras qui lui serra le cou.

« Prête ? », en souriant.

« Ouiiiiiiiiii. »

Il prit son élan, courut et se jeta dans l’eau, jambes repliées.

Il hurla de plus belle au contact de l’eau froide, avec Jewel morte de rire qui se frottait le visage. Effectivement, l’eau était plutôt glaciale.

« Oh putain ! J., amène-toi. Elle est super bonne », mentit Kyle.

« Je vois ça », en s’approchant du bord.

Il hésita un long moment. Un trop long moment.

« APACHE », l’appela Kyle.

Le chien se leva d’un coup et se rua vers le lac.

Josiah n’eut pas le temps de réagir qu’il lui avait déjà sauté dessus, le poussant alors qu’il se tenait à ras du bord. Il moulina des bras le temps d’une seconde pour s’aplatir finalement à la surface de l’eau sous le fou rire général de tous les Leager. Il émergea en repoussant ses cheveux trempés.

« Salaud », en aspergeant Kyle d’un revers de main.

Se succédèrent batailles d’eau et courses de natation que Chadwick gagnait à chaque fois.

Ce fut du volley avec un ballon de plage que Josiah s’était époumoné à gonfler et qu’Apache explosa moins d’une heure plus tard. Apeuré par le bruit du ballon dans sa gueule, ce dernier rejoignit la rive en jappant et se réfugia, sans avoir eu la bonne idée de se secouer auparavant, droit dans la tente de Josiah.

« Merde, Apache », en nageant à son tour vers la rive.

Sa tente ressemblait à une piscine, mais le regard paniqué du chien l’empêcha de le gronder. Il le caressa, le rassura et sortit, dépité, son sac de couchage qu’il mit à sécher au soleil.

« J. ! »

« J’arrive ! Deux minutes. »

« Prends le ballon en mousse dans la tente », lança Chadwick.

Il lança ledit ballon dans l’eau et prit son élan mais, pas de chance pour lui, à force de remonter et de redescendre de la rive, la terre était devenue boueuse et glissante. Si bien que son pied dérapa. Tous les trois le regardèrent s’élever, les quatre membres battant l’air avant qu’il se prenne le lac de pleine face.

Il n’y eut aucun son. Tous regardaient en direction du point de chute. Josiah réapparut, la mine déconfite.

Ce fut une explosion de rires auquel se joignit celui, cristallin, de Josiah.

« J’ai fait pipi dans l’eau », hurla Jewel en riant.

« C’est dégueulasse », hurla à son tour Chadwick tout en s’éloignant à la nage de sa sœur.

 

Kyle sirotait une bière, assis face au lac. Les enfants, épuisés, jouaient au Uno près du feu que Josiah avait allumé quelques minutes plus tôt.

Ce dernier sortit de sa tente, pantalon court et chemise en jean clair aux manches retroussées.

« Les enfants ! Allez vous habiller, vous allez prendre froid comme ça. »

Ils étaient toujours en maillot, tout comme leur père. Ils se levèrent sans rechigner et obéirent.

Josiah jeta un coup d’œil à son duvet qui semblait n’avoir pas trop souffert de la panique d’Apache puis vint s’asseoir à côté de Kyle, assez loin pour respecter cet espace personnel qui lui était si précieux, excepté avec ses enfants, mais assez près pour pouvoir ressentir sa chaleur.

« Merci, J. », murmura Kyle. « Ça faisait un bail que je m’étais plus autant amusé. »

« Moi aussi, je dois bien l’avouer », sourit Josiah.

Kyle se pencha sur le frigo box posé à sa gauche, prit une bière et la posa près de Josiah, regard rivé sur la surface du lac. Le soleil commençait doucement sa descente.

« Tu penses à quoi ? », lui demanda Kyle.

« À mon père », en baissant la tête. « On allait souvent camper. On adorait ça, on se retrouvait rien qu’à deux… C’était devenu nos moments privilégiés », en soupirant.

« Je suis désolé, J. »

« Désolé, pour quoi ? »

« Que ça se soit terminé comme ça avec ton paternel. »

« Moi aussi. »

« Je me suis souvent demandé comment je réagirais si un de mes gosses m’annonçait qu’il était… gay. »

« Et ? »

« Honnêtement, J… », en buvant une gorgée de bière, fixant l’horizon. « Ça me ferait drôle… Je dois être comme tout parent, au fond. Je rêve de mariage, de robe blanche. D’être grand-père… Ce genre de trucs quoi. »

« L’un n’empêche pas l’autre, tu sais… Les gays peuvent se marier, et rien ne nous empêche d’avoir des enfants », d’une voix douce, sans jugement.

Il comprenait les appréhensions de Kyle. Elles étaient naturelles.

« Je sais, mais c’est pas pareil… Ça doit être un restant de mon éducation à l’ancienne », rit-il, un peu mal à l’aise.

« C’est juste une question de point de vue. »

« Ça te blesse ce que je viens de dire ? », s’inquiéta Kyle.

« Tu rejetterais Chadwick ou Jewel s’ils t’annonçaient demain qu’ils étaient gays ? »

« T’es fou ! », s’indigna Kyle. « Ce sont mes gosses, je les adore ! Je ne veux que leur bonheur, moi. Bien sûr que ça me ferait mal, mais jamais, nom de Dieu, J.… Jamais je les laisserai tomber. »

« C’est là toute la différence… Mon père ne m’a jamais pardonné ce choix de vie. »

« Mais y avait rien à pardonner. »

« Pour lui, si… C’était un péché, l’ultime péché. Le pire de tous… Son fils, celui dont il était si fier, ce fils qu’il disait aimer, n’était plus qu’une abomination à ses yeux et aux yeux de Dieu. »

Kyle sentit la détresse s’abattre sur son ami.

« J. », dans un murmure.

« Il m’a demandé de choisir. Et j’ai choisi… Il m’a fichu dehors à dix-sept ans et ne m’a plus jamais adressé la parole. Je ne voyais ma mère que quand il s’absentait. Si Clara n’avait pas été là, je me serais laissé dériver. »

« Le prends pas mal, J.… Mais, pour moi, ce mec n’avait rien d’un père… Comment peut-on renier sa propre chair, son propre sang ? C’est quelque chose qui me dépasse. »

« Je ne lui en veux pas, tu sais… C’était un bon père. »

« Un bon père ? », effaré. « Il t’a foutu dehors, J. ! Il t’a jeté comme une merde… Il ne sait pas ce qu’il a perdu d’ailleurs », sirotant sa bière. « Mais nous, on sait ce qu’on a gagné », en se levant.

Leurs regards se croisèrent.

« Viens… On va préparer le dîner avant que les gosses se mettent à hurler qu’ils ont faim. »

« Les gosses ? », ironisa Josiah.

« Oui bon, ça va… Je crève la dalle ! T’es content comme ça ? »

« Je termine ma bière et j’arrive. Allume le réchaud… Enfin si tu sais comment on fait », en souriant.

« Imbécile », en riant.

 

Ils mangèrent en silence. Les enfants étaient éreintés et n’allaient pas tarder à s’effondrer. Ils touchèrent à peine à leurs assiettes. Moins d’une heure plus tard, ils dormaient comme des bienheureux.

Josiah, penché au-dessus du lac, faisait la vaisselle, en équilibre précaire sur la rive.

Kyle le rejoignit.

« Une dernière bière ? »

« Je range ça et je suis là. »

Il s’assit sur le tronc d’arbre devenu leur banc privé. Le soleil était pratiquement couché, baignant le lac d’une teinte orangée.

« MERDE », pesta Kyle en écrasant un moustique qui venait de se poser sur son bras. « Salope », en chassant le corps mort d’une pichenette.

Josiah vint le rejoindre et lui tendit un tube de crème.

« Tiens… Tu traces une ligne sur les endroits susceptibles d’être piqués et ça les éloignera. »

« Autant dire que je peux me tartiner tout le corps… Ces saloperies m’adorent. »

Il entendit Josiah étouffer un rire.

« Viens admirer ce coucher de soleil, va. »

Josiah s’assit à distance, comme à son habitude. Ils regardèrent l’astre s’éteindre sans un mot.

Kyle se sentait bien. Libéré, léger. Là, avec ses enfants et Josiah.

Il sourit en lui-même. Il n’échangerait sa vie pour rien au monde. Il avait eu son lot de malheurs, entre un père absent, une mère morte trop jeune, le décès de sa Clara, mais il y avait eu aussi tellement de bonheurs avec ses enfants, ses trésors. Piper, cette sœur, cadeau du ciel. Et Jimmy, cet oncle qu’il regardait comme un père.

Il rit en pensant à Reginald, ce rayon de soleil permanent qui illuminait leur vie. Il se demandait souvent pourquoi lui et Josiah n’emménageaient pas ensemble, mais ils ne s’aimaient pas d’après leurs dires. Ils s’adoraient, ce n’était pas pareil.

Kyle avait eu du mal au départ avec leurs gestes de tendresse, leurs baisers volés, leurs mains qui se tendaient et se cherchaient. Ils restaient discrets devant eux, mais Kyle les avait souvent surpris dans les bras l’un de l’autre. Ils étaient touchants, ensemble sans être vraiment en couple. Reginald faisait partie de leur vie depuis six ans maintenant. Kyle avait fini par presque tout accepter de lui.

Et puis, il y avait Josiah. Presque une décennie d’une amitié qu’il n’aurait jamais crue possible. Il jeta un regard en coin à son ami. Les derniers rayons du soleil se reflétaient dans l’immensité de ses yeux bleus.

Qui aurait cru que lui, le macho borné, se lierait d’amitié avec un homosexuel affirmé, jusqu’à partager le même toit que lui ? La vie réserve parfois de belles leçons de tolérance et de remise en question.

« Qu’est-ce qu’y a ? », lança, intrigué, Josiah en se retournant vers Kyle.

« Rien… Je pensais juste qu’on avait une sacrée chance, les gosses et moi. »

Josiah tiqua avec cet air un peu perdu qui touchait toujours autant Kyle.

« Je sais pas si je te l’ai dit assez souvent mais, merci, J…. Merci pour tout. Je sais pas ce qu’on serait devenus sans toi. »

« C’est moi qui devrais vous dire merci. Merci d’avoir fait de moi une part de cette famille… Merci de m’avoir accepté tel que je suis… Merci d’être là. »

Kyle se tourna à nouveau vers le lac.

« On fait une sacrée équipe, tu trouves pas ? »

« La meilleure… J’en voudrais pas d’une autre, même pour tout l’or du monde. »

« Moi non plus. »

Ils terminèrent leurs bières et se quittèrent sur un salut de la tête.

***

Un hurlement dans la nuit. Josiah sortit en catastrophe de sa tente, les cheveux hirsutes et le visage chiffonné. Le chien se tenait debout devant celle des Leager, grognant.

« Kyle ? Les enfants ? »

« Y a un monstre », paniqua la petite.

« Apache ! », lança Josiah au chien qui se rua à l’arrière de la tente.

Jewel était accrochée au cou de son père qui n’en menait pas large. Chadwick, lui, assis, marmonnait, la tête enfouie dans les mains.

« C’est un raton laveur, Jewel. »

« Mon cul… T’as vu son ombre ? T’as vu comme la toile a bougé ? Un ours, oui », lança son père.

« Papa… Y a pas d’ours par ici. »

« Qu’est-ce que tu en sais ? »

« Trouillard », en se recouchant.

« Chad… Te rendors pas », lui ordonna son père.

« Papa », las.

 

Josiah, torse nu et en pantalon pyjama, fit le tour de la tente, attrapant au passage une branche près du tas de bois, s’avançant prudemment.

« Apache, aux pieds ! Sortez et venez voir votre monstre », hurla-t-il, amusé.

Il vit arriver Kyle, la mine renfrognée, Jewel marchant derrière lui, se raccrochant à son T-shirt et se cachant dans ses jambes. Chadwick, boudeur, suivait sur ordre de son père qui ne voulait pas le laisser tout seul à l’intérieur, au risque de se faire dévorer par un loup ou un ours affamé.

« Pa’ », en levant les yeux au ciel.

« Y a pas de Pa’ qui tienne, dehors… Putain, mais qu’est-ce qu’on fout ici ? Bordel. »

 

« La lumière, Chad », aboya Kyle

Son fils lui tendit la lampe de poche.

Debout devant eux, Josiah et Apache. À leurs côtés, emmêlé dans le tendeur, un jeune cerf.

« Ohhhh », s’attendrit Jewel.

« Kyle, tu veux bien m’aider à délivrer ce terrible tueur sanguinaire, s’il te plaît ? », se moqua Josiah.

« Oh ça va, hein ! Commence pas », en pestant entre ses dents.

Jewel s’avança à son tour.

« Non, ma puce. Recule. Il pourrait te blesser avec ses bois… Il a peur, il pourrait te faire mal sans le vouloir. »

« Mais ses bois sont tout petits », fit remarquer la petite, suppliante.

« Chad, empêche ta sœur de venir, tu veux ? », lui ordonna Kyle tout en maintenant la tête du cervidé pendant que Josiah s’efforçait tant bien que mal de libérer le bois qui s’était coincé dans le nœud.

Le cerf se débattit, menaçant de faire s’effondrer la tente.

« Fais gaffe, J.… Il va bousiller la toile. »

« Excuse-moi, mais c’est qu’il a de la force cet animal. »

« Pousse-toi de là », en soufflant.

Josiah s’écarta et bloqua la bête tandis que Kyle la détachait en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Mais la bête paniquée se retourna et ne lui laissa pas le temps de s’écarter.

Il se débattit, apeuré, perçant la toile. Le bruit du tissu déchiré fit aboyer Apache, ce qui effraya encore plus le pauvre animal qui ne trouva rien de mieux à faire que de se ruer sur Kyle, le renversant et lui écrasant du sabot l’entrejambe. Finalement il s’enfuit dans les bois, poursuivi par le chien.

« Apache… Ici ! », hurla Josiah.

Le dogue revint aussitôt.

Tous avaient le regard posé sur Kyle qui se tordait de douleur au sol, un œil sur la toile déchirée.

Jewel serrait son frère à la taille alors qu’il continuait d’éclairer toute la scène de sa lampe de poche.

« Kyle », s’inquiéta Josiah, entre envie de rire et un peu d’appréhension.

« Je déteste le camping », la voix étouffée par la douleur, recroquevillé sur lui-même, main sur sa fierté blessée.

« C’est officiel : les cerfs sont des tueurs sanguinaires », laissa tomber Josiah.

Il entendit Kyle se mettre à rire tout en continuant à geindre.

« Tu perds rien pour attendre ! Attends que je me relève… Tu vas voir de quel bois je me chauffe. »

« Celui de cerf, je suppose ! »

Cette fois-ci, ce fut Chadwick qui explosa de rire. Jewel n’y comprit rien, mais le fait de tous les voir rire la rassura et la fit s’écarter de son frère.

« T’as très mal, Papa ? »

Les rires redoublèrent.

À quatre heures du matin, on pouvait entendre le bonheur éclater en pleine nuit.

***

Le lendemain se partagea entre promenade à laquelle, cette fois-ci, Kyle participa, déjeuner fait de brochettes de poulet sur bois et parties de cache-cache pour faire plaisir à Jewel.

Parties de cache-cache qui virèrent d’ailleurs au pugilat, le chien les trahissant tous. Ça râlait sec, ça rigolait surtout… Au final, ils se retrouvèrent tous au sol à se bagarrer en se roulant dans l’herbe.

Ils terminèrent la journée par un plongeon dans le lac. Puis vint le temps du retour, et ce fut à regret qu’ils démontèrent les tentes en silence.

 

Les enfants ne se firent pas prier pour aller dormir ce soir-là. À vingt heures, ils étaient prêts à aller au lit.

« On va refaire du camping, Papa ? », supplia Jewel.

« Tu aimerais, ma puce ? », en lui caressant la joue.

« OUI », fit-elle, enthousiaste.

« On verra ça », en la poussant par les épaules. « Allez, on dit au revoir à J. et dodo. »

Ce dernier déballait les valises dans le salon.

« Bonne nuit, Josiah. »

« Bonne nuit, ma puce. »

« On va refaire du camping ! Papa a dit oui. »

« Vraiment ? », en levant son regard sur Kyle qui se tenait derrière sa fille, la main sur son épaule.

« Chad, tu viens ? », lança-t-il.

Son fils embrassa Apache et les rejoignit.

« C’était génial », en s’adressant à Josiah.

« J’ai trouvé aussi. »

Il l’embrassa d’un baiser vif sur la joue comme Chadwick le faisait toujours. Il tenait de son père pour ça : il était peu démonstratif dans ses marques d’affection. Il arriverait vite le temps où il se contenterait d’un hochement de tête pour le saluer.

« Bonne nuit, Chad. »

« Salut, Josiah. À demain. »

Il les regarda s’éloigner, suivi de Kyle.

« Une dernière bière ? », lança ce dernier en revenant d’avoir couché ses enfants.

« Non. Je n’en peux plus là et, demain, j’ai un boulot de dingue qui m’attend… J’ai besoin de dormir », en souriant.

« Bonne nuit, J. »

« Bonne nuit, Kyle. »

« Et tu sais quoi ! », l’interpellant alors qu’il s’éloignait avec son sac.

« Quoi ? », en se tournant sur le côté.

« J’ai adoré ce week-end… On devrait camper plus souvent. »

« Je le pense aussi. »

Kyle le salua et partit vers la cuisine. Josiah jeta son sac sur son dos en posant un dernier coup d’œil sur les tentes à même le sol.

Il revit le visage de son père. Le passé, les blessures.

Son regard se posa alors sur le ballon de mousse qui dépassait d’un des sacs et il sourit.

Les souvenirs, les fous rires… Sa famille.

Au-delà des ombres – Extrait

À vous, lecteurs d’hier et d’aujourd’hui,

À Noémie,

Chapitre 1

 

Appuyé contre la porte ouverte du frigo, Jed bâille pour la troisième fois en moins de cinq minutes et en scrute le contenu, un peu distrait. Il finit par prendre par leurs anses, le lait d’un doigt et le jus d’orange de l’autre. Trop crevé pour aligner deux pensées claires, il pose le tout sur la table.

Deux verres, deux bols, une tasse, des céréales… Le doux bruit du café qui coule et dont l’odeur remue ses derniers neurones endormis.

Il est rentré tard, le restaurant n’a pas désempli de la soirée.

Abigail, fidèle à elle-même, l’a accueilli à son retour, tout sourire. Il s’est excusé pour l’heure tardive, mais elle a effacé le tout d’un vague mouvement de la main.

« Ça m’a permis de terminer de lire mon roman, et puis c’est pas comme si j’habitais de l’autre côté de la ville non plus », en attrapant son livre et embrassant Jed sur le front. « Va dormir, tu as l’air épuisé », en posant sa main sur sa joue.

« Tout s’est bien passé avec Cooper ? », changeant de conversation tout en fuyant le geste quasi maternel d’Abigail.

« Un ange comme toujours… On a regardé Iron Man en mangeant des glaces. »

Elle a noté les sourcils froncés de Jed.

« T’inquiète, juste une boule de vanille », appuyé d’un clin d’œil.

« Tu sais que je n’aime pas quand il mange des sucreries avant d’aller dormir. »

« Pfffff », en souriant comme si de rien n’était. « Tu as besoin de moi demain soir ? » lui a-t-elle demandé.

« Non… Juste vendredi si ça ne te dérange pas. »

« Vendredi, je travaille, mais Briana se fera un plaisir de venir de s’occuper de notre big boy. »

« Je sais plus comment vous remercier toutes les deux. », en baissant le regard.

« Jed… », en lui soulevant le menton du bout des doigts « Nous sommes amis depuis assez longtemps maintenant, alors… Arrête avec ça, tu veux ? »

« Merci. »

« Va dormir. »

« À vos ordres, M’dame », rictus au coin des lèvres.

« Tiens, au fait, nous allons avoir un nouveau voisin », a-t-elle lancé.

« Quoi ? Jake a enfin réussi à louer son appart de fricard ? », épaté.

« Faut croire », en s’éloignant vers la porte d’entrée.

Jake Lewis est le propriétaire du rez-de-chaussée d’en face. Un magnifique appartement sur deux étages avec un grand jardin dont il laisse volontiers quelques voisins d’immeuble profiter en échange de son entretien.

Il faut dire qu’il est rarement présent. Directeur d’une chaîne de magasins de luxe, il est la plupart du temps en voyage d’affaires. Cet appartement n’est pour lui qu’un port d’attache dont il ne profite guère.

Ayant déménagé la maison mère de sa société à Pittsburgh, Jake a décidé de s’y installer, et vu la chute des prix de l’immobilier, il a opté pour la location de son bien plutôt que pour la vente à perte. Le loyer étant conséquent, il n’avait pas trouvé preneur jusqu’à ce jour.

Jed passe souvent ses dimanches dans le jardin avec Abigail, Briana et Caleb… Il peut y laisser jouer Cooper avec Tab, le fils d’Adèle, la voisine du dessus, sans devoir le tenir à l’œil à chaque seconde. Pendant ce temps, il s’occupe de tondre le gazon ou de tailler les rosiers, ça le calme et le change de ses interminables et épuisantes journées de boulot.

Jed travaille de jour comme layetier pour une petite entreprise privée « Fitcher Corps » et fait quelques extras deux ou trois fois par semaine, le soir dans un restaurant du quartier, le « Louisiane ». Lana, la patronne, connaît sa situation et le paie autant en espèces qu’en plats du jour.

Cela le dépanne en lui évitant les corvées dîner ainsi que de puiser dans les réserves. L’argent étant le nerf de la guerre, il se doit de tout gérer au dollar près.

Il se demande ce qu’il va advenir de leurs petites réunions dominicales maintenant que l’appartement a été loué. Ainsi, quand Abigail a refermé la porte, son visage s’est aussitôt fermé.

Plus de jardin. Plus de place de parking pour sa voiture surtout. Il va devoir la garer dans une rue adjacente.

« Merde. », a-t-il soupiré.

Il ne pouvait financièrement pas se permettre de louer un emplacement. Jake ayant un chauffeur, il lui avait volontiers laissé profiter du sien.

Jed s’est affalé dans le divan, une bière à la main, en ôtant ses boots du bout des pieds.

Comme si sa vie n’était pas encore assez compliquée comme cela pour en rajouter une couche avec ces nouveaux petits détails, véritables clous dans ses chaussures.

Il s’est endormi, bouteille entre ses jambes tendues et calées sur la table basse.

Il est trois heures du matin passées quand il se réveille et se dirige comme un automate jusqu’à sa chambre pour s’effondrer sur son lit, sans prendre le temps de se déshabiller.

Le réveil qui se met à hurler 5 heures 30 du matin manque de vivre ses derniers instants.

***

 « Cooper ! », en ouvrant les rideaux.

Jed voit les draps remuer et sourit. Il s’approche et s’assied au bord du lit. D’un geste, il abaisse les couvertures.

« Debout, mon grand… Il est l’heure de se lever », en ébouriffant les cheveux mi-longs de son frère.

« Hmm », fait celui-ci en repoussant sa main tout en riant.

« Pas de hmm qui compte… Allez hop, debout », en se relevant tout en se frottant les yeux.

Cela fait des mois que Jed ne s’est plus senti aussi épuisé. Il devrait penser à prendre quelques jours de repos. Si seulement il pouvait se le permettre.

Cooper se tourne sur le dos et lui sourit. Il vaut décidément tous les sacrifices, ce sourire d’enfant sur ce visage d’adulte.

« ’Jour, Jed. »

« Salut, mon grand. Bien dormi ? »

Cooper opine vivement de la tête.

« Bien… Allez, file te laver et t’habiller. Le petit déjeuner est prêt. »

« D’accord », en se levant, dépliant son énorme carcasse hors du lit.

Cooper fait une tête de plus que son aîné, mais il dort encore dans des pyjamas Hulk et des draps à l’effigie d’Iron Man.

Malgré ses vingt-huit ans et ses près de deux mètres, Cooper est et restera à jamais un enfant.

Il regarde Jed avec des yeux émerveillés et ce dernier ne peut s’empêcher de l’aimer plus que tout et malgré tout. Il ne vit que pour Cooper, qu’à travers Cooper, et n’a guère de temps pour lui. S’il n’y avait ses voisins, il n’aurait d’ailleurs aucune vie sociale en dehors du travail.

Mais ce regard, c’est sa récompense quotidienne.

Ils déjeunent devant le petit poste de télévision installé sur le rebord de la table de travail.

Cooper ne veut manquer pour rien au monde ses dessins animés favoris. C’est un rituel qui fait partie intégrante de cette routine dont il a besoin pour garder ses repères.

Le réveil, la douche, les rires devant l’écran.

Jed déposera son frère, comme chaque jour, du lundi au samedi midi, au centre de jour et rejoindra ensuite l’atelier avant de retourner le chercher en fin d’après-midi.

Ils passeront ensuite au supermarché du quartier Est pour faire les grosses courses de la semaine. Toutes les caissières les connaissent et se sont prises d’affection pour ce grand gamin qui a refusé d’être adulte. Si parfois les regards en coin de certains clients mettent Jed dans l’embarras ou dans une colère qu’il a du mal à cacher, la plupart du temps tout se passe plutôt bien, les habitués s’arrêtant souvent pour bavarder avec eux.

Nombre d’entre eux sont admiratifs du courage de Jed qui a élevé seul un frère handicapé. Pour Jed, c’est juste quelque chose de normal et même si, parfois, épuisé par sa journée, épuisé par son infantile petit frère, il a envie de tout plaquer, il suffit que Cooper le regarde et tout lui est à nouveau évident : il n’y aura jamais que lui…

Le jour où son père a abandonné ce géant de papier devant sa porte, il a su que sa vie ne serait plus jamais la même. Il a fait son choix sans aucune hésitation.

Et puis, il n’est pas seul, fort heureusement. Ses amis sont là, même si parfois cela ne lui suffit plus.

Sa bisexualité aurait dû l’aider à rencontrer l’âme sœur, mais c’est tout le contraire : aucun de ses amants ou aucune de ses maîtresses n’est prêt à le partager avec un frère qui prend toute la lumière et ne leur laisse que l’ombre.

Au fil des années, Jed a fini par se contenter de ce que la vie lui offrait. Il a couché occasionnellement avec Briana, quand ils en avaient envie tous les deux, histoire de combler un peu leurs solitudes. Il n’a jamais été question d’amour entre eux, seulement de partager un peu de tendresse quand le besoin se faisait sentir.

Lorsqu’il lui arrive d’avoir envie d’un corps plus viril, il confie Cooper à Abigail et part en direction des boîtes gay de la ville, à la recherche d’un homme qui lui plaira assez pour se laisser aller entre ses bras. Jed est plutôt beau garçon, ça facilite les choses.

Une nuit de sexe pour se sentir vivant quelques heures.

Mais même cela devient de plus en plus rare. Usé par son double emploi et le peu de temps libre qu’il lui reste, il préfère passer celui-ci entre amis, dans cette famille qu’il s’est construite au fil des années.

Briana ayant finir par jeter son dévolu sur Mark, un ami de Caleb, le concierge, Jed se contente depuis lors de coups d’un soir, et seulement quand son corps n’en peut plus de se taire.

Il voudrait parfois qu’il reste muet.

***

Le lundi qui suit, Jed fait la grasse matinée, Mike lui a donné sa journée… En temps normal, Jed aurait protesté mais là, à bout de force, il a accepté l’offre avec un soupir de soulagement.

La tête enfouie dans les oreillers, il s’étire en jetant un œil au réveil : 9 heures 24.

« La vache », en souriant.

Le vendredi soir a été calme au restaurant, si bien qu’à 22 heures, Lana lui a dit de rentrer.

Moins d’une heure plus tard, il s’est endormi comme une masse, à peine un pied dans son lit.

On toque à la porte de sa chambre, il se retourne en expirant bruyamment.

« Entre, Cooper », tout en posant sa tête sur ses mains croisées sous sa nuque.

Son frère apparaît, un peu penaud.

« Jed ? »

« Viens là », lance ce dernier en tapotant son matelas.

Cooper ne se fait pas prier et court s’allonger contre lui.

« Tu travailles pas ? »

« Non… Mike m’a donné congé. »

« On va jouer ? », en tournant son visage vers lui.

« Tu veux faire quoi ? », plongeant son regard dans le sien.

« Aller au parc. »

« C’est une bonne idée, une petite ballade nous fera du bien », en lui ébouriffant doucement les cheveux. « Je vais prévenir madame Élise que tu n’iras pas à l’école aujourd’hui. »

« Content », en posant sa tête sur la poitrine de son grand frère.

« Tu veux manger quoi pour ton p’tit déj ? » lui demande Jed tout en repoussant une mèche de son front.

« Crêpes ! » hurle Cooper qui se redresse d’un bond sur le lit.

« Va pour des crêpes » lui répond Jed tout en se levant.

« Jed ? », d’une voix incertaine.

« Oui ? », soudain inquiet.

« Je suis pas comme les autres ? », en baissant la tête.

« Qui t’a dit ça ? », en se penchant sur le lit.

« Personne. »

« Cooper… Ne me mens pas », en lui relevant le menton de l’index.

« Liliana. »

« Quoi ? Ta nouvelle amie du centre ? »

Il opine.

« Cooper… Tu es juste différent. »

« Pourquoi ? », le regard soucieux.

« Je sais pas… Peut-être parce que si tout le monde était pareil, on s’ennuierait ? », en tapotant le bout de son nez.

« Je veux être comme toi. »

« Et moi je voudrais pas d’un autre Cooper que toi… File sous la douche », le repousse gentiment Jed.

Cooper se lève et se rue jusqu’à la porte.

« On ira en vélo ? »

« Si tu veux, oui. », en se passant les mains sur le visage, las.

« On mangera une glace ? »

« Cooper… Va prendre ta douche… On verra ça tout à l’heure, d’accord ? »

« D’accord », en sortant, laissant la porte grande ouverte.

Jed s’habille d’un simple jean noir et d’une chemise à carreaux et retrouve Cooper, front contre la fenêtre de la cuisine qui donne sur la rue.

Il a mis son jean foncé avec un T-shirt Batman et semble absorbé par le spectacle qui se déroule à l’extérieur. Il sursaute quand son frère l’interpelle.

« Y a un gros camion », note-t-il en pointant le doigt sur la vitre.

« Ah bon ? », s’étonne Jed en le rejoignant, intrigué.

Un semi-remorque est garé devant le trottoir. Entreprise de déménagement « Hedfort and Cie ».

« C’est sûrement notre nouveau voisin », marmonne Jed.

« Un nouveau voisin ? », l’interroge Cooper.

« Jake est parti. »

« Oui… Abigail m’a dit », fait Cooper, dépité, en baissant la tête. « Je suis triste. »

« Je sais », lance Jed en cherchant du regard le nouveau locataire, mais celui-ci demeure invisible.

« On pourra plus aller au jardin ? », lui demande Cooper.

« Je ne pense pas, non », en s’éloignant. « Mais heureusement le parc n’est pas loin. »

« Je veux le jardin », mine boudeuse.

« On n’a pas toujours ce qu’on veut, Cooper. »

« Je l’aime pas. »

« Qui ça ? »

« Lui », en pointant à nouveau le doigt sur la fenêtre.

Jed revient sur ses pas. Habitant au premier, il n’a aucune difficulté à voir tout ce qui se passe plus bas.

Un homme d’une petite quarantaine d’années parle avec les déménageurs. Jed peut apercevoir les favoris de ce dernier qui lui mangent les joues. Il le voit rire avec un grand Noir, lui tapant sur le bras en rentrant dans l’appartement.

« Il a l’air gentil, non ? »

« Il a des poils plein sur la figure », répond Cooper en faisant la moue

Jed ne peut s’empêcher d’éclater de rire, rire qui se perd quand un deuxième homme apparaît.

Il se rapproche de la vitre.

« Pas mal », murmure-t-il.

Il sent le regard confus de Cooper posé sur lui.

« T’as mal ? »

« Non », rit Jed. « J’ai dit qu’ils avaient l’air sympas. »

« C’est lequel le voisin ? »

« Je ne sais pas… On verra bien… Les deux peut-être », en jetant un dernier coup d’œil vers le rez-de-chaussée. Il recule d’un pas quand le deuxième homme lève les yeux vers lui. Leur poste d’observation n’est évidemment pas très discret.

L’homme leur dédie un léger sourire et Cooper, tout content, lui fait de grands signes de la main. Jed vire au rouge pivoine.

« Coop’ », en le tirant vers l’arrière.

« Il est gentil, lui », en retournant vers la fenêtre.

« Viens ici », n’osant le rejoindre.

« Pourquoi ? », dubitatif

« Ça ne se fait pas… On les connaît pas, ces gens. »

« Je les aime bien. »

« Viens manger », lui ordonne Jed en récupérant la pâte toute faite dans le frigo.

« On ira leur dire bonjour ? »

« Quoi ? », en sortant la poêle de sous l’évier.

« Quand on ira au parc, on ira leur dire bonjour ? »

« Euh… On… On verra… Viens t’asseoir maintenant. »

Quand ils partent pour la promenade, en fin de matinée, le camion n’est plus là et personne ne se tient plus sur le trottoir. Lâchement, Jed en est soulagé. Il ne remarque pas l’homme debout derrière la fenêtre et qui le regarde s’éloigner en vélo avec son frère.

« Pas mal. »

L’homme se tourne vers son voisin aux favoris trop longs, qui vient de marmonner entre ses dents.

« Ne commence pas, Danny », en retirant les mains des poches de son pantalon.

« Je te signale que c’est pas moi qui reluque le cul de mes voisins », en riant.

« Je les reluquais pas », maugrée l’homme en s’écartant de la fenêtre.

« Non… of course », roulant des yeux. « Bon… Tu veux qu’on commence par quoi ? »

« La chambre et les malles noires. »

Daniel baisse le regard.

« Je te l’ai dit, ce n’est pas parce que j’ai déménagé que je vais changer quoi que ce soit à ma vie et à mes habitudes. »

« Tu as pourtant l’opportunité de tout pouvoir recommencer à zéro », lui répond Daniel.

« Non. »

« Merde, Duncan… Pourquoi ? », désabusé.

« Parce que je suis bon dans ce que je fais », impassible.

« Te vendre ? » lui crache Daniel dans un murmure, amer. « Pardon » s’excuse-t-il aussitôt « T’es quelqu’un de brillant… Pourquoi ? », relance-t-il.

« Parce que c’est de l’argent facilement gagné et que je… »

« NON », le stoppe Daniel en haussant le ton « Ne me dis pas que c’est parce que tu aimes ça… On sait très bien, toi et moi, que ce ne sont que des conneries », en le pointant du doigt.

« Danny… », en lui offrant un léger sourire.

« Tous ces hommes et toutes ces… ces femmes… Duncan, je t’en supplie… Arrête », le regard ancré dans le sien.

« Je ne fais que les accompagner… Un bel objet à présenter… Y a rien de mal à ça, surtout qu’ils paient bien et que cet argent… »

« Tu n’es pas un objet », le coupe Daniel, la mine renfrognée.

« Si », un sourire léger sur les lèvres.

« Pourquoi tu te contentes pas d’en rester là ? »

« Autant les laisser m’utiliser jusqu’au bout, non ? », dans un demi-sourire.

« T’es pas un sex-toy, MERDE ! » réplique, rageur, Daniel.

« Si », d’une voix basse et rauque.

« Je te déteste », ronchonne Daniel en quittant la pièce.

Quelques secondes plus tard, la porte de la chambre claque violemment.

« Moi aussi je t’aime, Danny », en jetant un dernier regard vers la fenêtre.

***

Duncan a dû quitter son dernier appartement dans l’urgence, poursuivi par un de ses anciens clients qui avait jeté son dévolu sur lui. Persuadé qu’il l’aimait et que c’était réciproque, incapable de comprendre que payer pour du sexe ne voulait pas dire payer pour être aimé.

Duncan prend soin de ses clients, cela fait partie du métier que de savoir répondre à leurs attentes, mais il prend toujours garde à ne jamais dépasser les limites qu’il s’est fixées. Il embrasse peu et quand il le fait, c’est toujours dans le feu de l’action, jamais un geste posé, hors sexe. Il ne veut se lier avec aucun d’eux, ni femme ni homme.

Il ne leur fait jamais l’amour, il leur procure juste quelques heures de plaisir et parfois de tendresse, mais garde ses distances, préservant cet espace privé auquel plus personne n’a eu accès depuis des années.

Il n’a plus connu de relation libre, sans argent à la clef, depuis tellement longtemps qu’il en a oublié, délibérément, ce que c’était que d’aimer ou d’être aimé. Par contre, il se souvient parfaitement du dernier corps qu’il a tenu dans ses bras avec cette sensation de plénitude, celle d’appartenir à quelqu’un. La trahison quand ce dernier l’a quitté pour un autre… La souffrance.

L’impression de n’avoir été qu’un objet et se rendre compte qu’on valait davantage en tant que tel qu’en tant qu’humain.

Il souvient que tout a commencé presque innocemment quand Sid, un de ses camarades de sortie, lui a présenté Jenny, une jeune cadre célibataire qui avait du mal à se faire une place depuis qu’elle était montée en grade dans son entreprise et attisait les jalousies. Elle a proposé à Duncan de lui servir de cavalier pour une soirée organisée par son travail, moyennant finance. Il a accepté après quelques réticences de principe.

Il venait de se faire larguer, il était fatigué, ne voulait pas s’investir dans une nouvelle relation. C’était de l’argent facilement gagné, et quel mal y avait-il à servir de faire-valoir ? Son mélange de charme naturel et de simplicité mêlé à un certain mystère plaisait. C’était de plus quelqu’un de cultivé et discret.

Paraître et parler… Savoir tenir sa place… On ne lui en demandait pas plus et cela lui convenait.

Duncan et Jenny avaient pris rendez-vous pour apprendre à se connaître. La soirée qui a suivi a été un succès. Trois cents dollars pour quatre heures de travail…

Jenny a gardé ses distances, elle voulait un escort boy, pas un gigolo. Elle s’est contentée de le serrer contre elle de temps à autre, d’un sourire échangé ou d’une main dans la sienne. Si au départ, il s’est senti maladroit, Duncan a vite pris ses marques. C’était plus simple qu’il ne l’avait appréhendé.

C’est Jenny qui lui a mis le pied à l’étrier. Elle l’a dirigé vers certaines de ses amies et quand il lui a avoué qu’il était gay, c’est elle aussi qui lui a proposé de rencontrer des hommes.

Il avait vingt-six ans, il était jeune, il était beau, il avait le cœur broyé. Rien à perdre et tout à gagner.

Son premier rapport sexuel tarifé, il l’a eu avec un homme. Il n’était pas assez attiré par le corps des femmes pour tenter cette première expérience monnayée avec elles. Ian était un homme marié qui aimait son épouse, mais qui avait besoin d’assouvir ce besoin d’un corps masculin pour garder son équilibre. Il était plutôt bel homme et plus âgé que Duncan de quelques années.

Ian ne voulait pas d’un coup dans un bar qui risquait de lui porter préjudice, ni des services d’un prostitué trouvé au coin d’une rue. Jenny était une de ses amies de longue date et avait connaissance de ses penchants. Elle l’a mis en contact avec Duncan qui s’est présenté à Ian en tant que Tony…

Tony, son substitut, l’autre face de son miroir.

Ian a loué une chambre sous un faux nom dans un hôtel plutôt chic. Duncan, costume trois-pièces gris chiné et chemise blanche au col Mao, a toqué et franchi le pas de cette nouvelle vie choisie.

Ce fut moins dur qu’il ne l’avait imaginé, et craint surtout. Ian était quelqu’un de bien, Duncan a même éprouvé du plaisir, bien que ça ne l’ait empêché de se sentir sale après l’acte. Il a passé l’heure qui a suivi le départ de son amant à s’arracher la peau sous la douche.

Ce n’était là qu’un sacrifice parmi d’autres. Il n’était rien, il serait au moins ça.

Sur la table de chevet, cent cinquante dollars pour une heure.

Tony est devenu l’escort boy de ces dames et le gigolo de ces messieurs. Avec parfois une exception si la femme lui plaisait assez pour quelques heures d’extra. Il y a plus de tendresse chez elles et c’est la seule raison qui lui fait parfois accepter de partager leur lit. Quand il a autant besoin qu’elles de chaleur humaine.

Il aime les femmes pour cette raison… Leurs bras maternels, ceux qu’il n’a jamais connus.

Suite à une soirée trop arrosée avec l’un de ses clients, il s’est fait embarquer par la police. C’est Daniel qui est venu le chercher au poste. Ce soir-là, Duncan lui a tout avoué pour ne plus avoir à porter ce fardeau seul. Daniel qui, depuis, essaye en vain de sortir son frère de cet enfer.

Cela fait douze ans qu’il se heurte à un mur.

Il a espéré que ce déménagement et les causes de celui-ci fassent changer d’avis son frère, mais pour Duncan/Tony, cette vie est devenue la sienne/la leur.

Daniel a cessé de lui poser des questions sur les causes de sa chute, mais continue à le harceler pour qu’il arrête de se vendre.

Sa chute…

Tous les mois, Duncan verse mille dollars sur le compte de la clinique privée Saint Lieu.

Là, derrière les murs d’une des chambres, repose un vieil homme rongé par la maladie. Un père qui a si mal aimé son fils et qui, aujourd’hui, ne le reconnaît même plus.

Duncan rejoint son frère dans la chambre et passe la fin de journée à ranger ses costumes d’apparat… Ceux de Tony. Dans la chambre d’amis, il range les valises de Duncan.

Bien qu’il ne ramène pas de clients chez lui, il aime à couper sa vie en deux. Cet appartement sera son refuge, son nid, son abri. Comme l’a été celui qu’il a habité pendant plus de onze ans. Seul son frère possède le double des clefs. Il ne viendrait jamais qu’invité ou… trop inquiet suite à un silence trop prolongé.

Parce que si Tony est le sociable, Duncan, lui, reste le taciturne.

Duncan raccompagne Daniel à la porte tout en l’invitant à dîner la semaine suivante.

« Je… Je vais… Je vais le voir demain… Tu veux m’accompagner ? », lui demande Daniel en n’osant pas regarder son frère dans les yeux.

« Non », sèchement.

« Duncan… Ça reste notre père, même si… », continue-t-il.

« Je t’ai dit non », le coupe Duncan d’une voix ferme.

« D’accord », les mains levées en signe de reddition. « J’y vais. »

« Merci pour tout, Danny. »

« Tu rigoles… T’es mon p’tit frère préféré, tu le sais bien, hum ? », un rien moqueur.

« C’est ça, oui », l’épaule appuyée contre le chambranle de la porte d’entrée.

« Je t’aime, frérot », en partant.

« Moi aussi », répond Duncan en le regardant s’engouffrer dans sa vieille Ford.

Trop loin pour qu’il puisse l’entendre.

 « Bonjour », fait une voix grave.

Duncan se tourne et doit lever le regard pour croiser celui de son interlocuteur.

« Bonsoir », en faisant un pas en arrière pour rentrer chez lui. Fuir.

« Je suis Cooper », en se dandinant sur ses pieds. « J’habite là-bas », indiquant le premier du doigt.

Duncan tique. Quelque chose dans l’attitude de cet homme le trouble.

« Cooper… Laisse Monsieur tranquille », lance une quinquagénaire sortie de nulle part. « Je suis désolée », sourire crispé tout en se tournant vers Cooper. « Je t’avais dit de rentrer tout de suite… Si Jed l’apprend, il ne va pas être content. »

« Mais je… Je voulais voir le nouveau voisin », ton suppliant.

Abigail se confond en excuses, Cooper ayant encore échappé à sa surveillance.

« Il n’y a pas de mal », répond Duncan d’une voix blanche, s’apprêtant à refermer la porte.

« C’est quoi ton nom ? », lance Cooper en tâchant de se défaire de l’emprise d’Abigail.

« Cooper ! », s’énerve-t-elle.

« Je m’appelle Duncan », après une courte hésitation.

« C’est un beau nom », en lui tendant la main, tout sourire.

Duncan hésite et finit par la lui serrer.

« Elle, c’est Abigail… C’est mon amie », la tirant vers lui et la déséquilibrant.

Cooper a beau se comporter comme un enfant, il n’en a pas moins la force d’un adulte.

« Enchanté », sourit poliment Duncan.

« Nous sommes vos voisins », se justifie une Abigail embarrassée par ces présentations forcées. « Il faut l’excuser, mais Cooper est un peu… »

« J’avais compris… Ne vous excusez pas », impassible.

« Merci… À bientôt et bienvenue parmi nous », tout en tirant par la manche un Cooper peu enclin à obéir.

« Je vous remercie », les salue Duncan d’un hochement de tête tout en refermant la porte.

Il s’adosse contre celle-ci tout en jetant un regard las sur le hall qui donne sur le salon. Il promène celui-ci parmi les meubles en bois léger et s’arrête sur une statue de Bouddha en bronze qui trône dans l’âtre de la fausse cheminée. Ce cocon si familier et rassurant, tellement essentiel à sa vie en déséquilibre.

Duncan a suivi des études de théologie à l’université de Stanford qu’il a brillamment réussies. Il a toujours été fasciné par l’histoire des religions. Pour lui qui se considère comme quelqu’un d’agnostique, c’est assez paradoxal.

Il a été élevé dans une famille catholique pratiquante, mais a perdu la foi depuis bien longtemps. Cependant, s’il avait perdu la foi religieuse, il avait gardé celle en l’homme. Mais avec les années, même celle-ci a fini par s’effriter jusqu’à disparaître.

Il soupire et entre dans le salon. Il se sert un fond de brandy qu’il fait tourner dans son verre avant de le vider d’un trait.

« À nous ! », saluant l’appartement en levant son verre.

Chapitre 2

 

Le week-end passe et personne n’a plus revu le nouveau voisin. Celui-ci reste terré dans son appartement et nul, au fond, ne semble s’en soucier.

Personne excepté Cooper.

« Cooper ! », s’impatiente Jed devant son frère qui touille ses céréales sans se décider à les manger.

« Je veux mon ballon », en faisant la moue.

« Je te l’ai déjà dit… Je ne sais pas où il est et puis tu en as deux autres dans ta chambre, ça te suffit pas ? »

« Oui mais lui, c’est mon préféré. »

« Cooper, s’il te plaît, mange… On va être en retard », en regardant sa montre.

« J’ai pas faim », en repoussant son bol et posant ses mains sur ses cuisses, tête enfoncée entre ses épaules, mine boudeuse.

Ce sont dans des moments pareils que Jed a du mal à contenir sa frustration. Voir son frère, ce garçon athlétique de près de deux mètres, se comporter comme un enfant le laisse dans la confusion la plus totale, mélange de colère, de frustration et de découragement. D’inquiétude aussi.

Parfois, quand Cooper est assis, concentré sur son ordinateur, visage d’adulte, incarnation du jeune homme qu’il devrait être, Jed se dit que tout cela n’est qu’un cauchemar dont il va se réveiller.

Tout cela le mine, le ronge… Il a tellement peur de l’avenir. Qu’adviendrait-il de Cooper s’il venait à lui arriver malheur ? Qui s’en occuperait ? Son père ? Il n’a plus de nouvelles de lui depuis le jour où ce dernier a abandonné son frère sur son palier. Sa famille ? Il n’en a plus. Mike n’est qu’un ami et n’a aucun lien de parenté avec eux, même si les frères le considèrent comme un père.

Jed s’accoude et enfouit son visage entre ses mains, las.

Entre sept et neuf ans.

C’est l’âge mental que les médecins ont fini par attribuer à son frère. Débile léger. Dieu que Jed déteste ce terme. Retardé mental léger à moyen en fonction des spécialistes consultés. Jed se perd dans un rire sourd, c’est moins dur à encaisser que « débile » mais, au fond, ça ne change pas grand-chose. Fichus toubibs avec leurs analyses et leurs tests à la con hors de prix, incapables de se mettre d’accord.

Cooper a toujours eu du retard. Il a appris à marcher tard, à parler tard, n’a été propre qu’à six ans, a eu du mal à comprendre et à retenir les simples gestes du quotidien, mais son père a refusé d’admettre qu’il y avait un problème. Cooper était son préféré, le portrait de Jade, sa femme, leur mère…

Jade, morte dans un accident de voiture un an après la naissance du plus jeune.

Anton ne s’en est jamais remis et s’est mis à boire plus que de raison, ne portant plus guère d’attention à ses enfants, et le peu qu’il leur a accordé n’était dirigé que vers le cadet.

Jed, encore enfant, a vite compris que son petit frère n’était et ne serait jamais comme les autres. Anton, lui, a fini par abdiquer face à l’évidence. Cooper était différent. Il a, dès lors, démissionné de son rôle de père et c’est Jed qui a pris sa place au prix de ses études et de sa propre jeunesse.

Jamais pourtant ce dernier n’en a tenu rigueur à son cadet. Il s’est juste mis à détester Anton après avoir en vain tenté de gagner un peu de son attention. Jed adore Cooper et celui-ci le lui rend au centuple, à sa manière, avec ses moyens, avec ses mots. Avec ses indélicatesses.

Ce lien, c’est leur force, ce qui les maintient debout et ce bien qu’à l’époque, ils n’étaient ni l’un ni l’autre capables de vrais gestes de tendresse l’un pour l’autre. Jed parce qu’il avait du mal à exprimer ses sentiments et ses émotions, la vie l’ayant privé d’exemples à suivre, et Cooper parce que c’était là l’une des multiples conséquences de son handicap.

Il arrive pourtant à Jed de l’embrasser. Cooper reste alors perdu entre ses bras, doux sourire sur les lèvres sans jamais le repousser. Parfois Cooper pose son front sur le torse ou l’épaule de son frère qui tente de profiter de ces communions le plus longtemps possible, si rares et d’autant plus précieuses.

Avec les années et à force de persévérance, Cooper a appris à montrer ses émotions et Jed à ne plus cacher les siennes.

À quinze ans, à bout de force, Jed s’est décidé à prendre ses distances. Il a commencé des études professionnelles avant de travailler comme apprenti chez Mike, dormant un jour sur deux dans une chambre au-dessus de l’atelier pour éviter les trajets trop longs et surtout se vider la tête avant de rentrer à la maison.

Mike a tâché de faire au mieux pour les aider, mais il s’est souvent heurté à un Anton amer, en voulant à la terre entière.

« Ce sont vos gosses, merde… Vous êtes leur père », a-t-il un jour éclaté en voyant ledit Anton débarquer ivre mort à l’entrepôt.

« Justement, ce sont MES gosses, vous mêlez pas de ça, je fais ce que je veux. »

Avec l’argent gagné au garage, Jed a réussi à trouver une place pour Cooper dans un centre spécialisé.

Les années ont défilé dans une immuable routine, puis Jed a croisé la route d’un garçon différent des autres, Andy. Celui-ci lui a appris à aimer et à accepter d’être aimé à son tour. À vingt-six ans, Jed a cru avoir enfin trouvé l’équilibre, entre son travail, son frère et son compagnon. C’est alors que sa vie a basculé, une nouvelle fois.

Son père a rencontré Sarah… Elle est tombée enceinte.

Six mois plus tard, en rentrant du travail, Andy a retrouvé Cooper assis sur le palier, une valise à la main.

« Papa est parti avec Tante Sarah, il a dit que je devais l’attendre ici. »

Ils ont attendu ensemble et jamais Anton n’est venu le rechercher. Andy a accepté la présence de Cooper par amour pour Jed, mais cela ne lui a pas été facile de partager son amant avec ce frère qui envahissait tout l’espace, s’immisçant jusque dans leur intimité.

Le jour où Cooper les a surpris en plein milieu de leurs ébats, Andy a craqué et posé un ultimatum à son compagnon.

À vingt-sept ans, Jed a emménagé avec Cooper dans un petit appartement du quartier Est. Une femme est venue les aider à porter leurs cartons. Elle s’appelait Abigail Creenwood. C’était il y a six ans…

Il n’y a plus eu jamais d’Andy dans sa vie. Il n’y a plus jamais eu que Cooper…

Un bruit de cuillère et Jed sursaute.

« Pardon », fait Cooper en tirant son bol vers lui tout en commençant à manger ses céréales.

Il a ressenti la détresse et les doutes de son aîné et sait en être la cause. Il est peut-être retardé, mais il n’est pas totalement stupide. Il n’a peut-être que sept ans dans sa tête mais, à cet âge-là, on sait ces choses. Cela vaut bien un bol de céréales et un ballon perdu.

Cooper sourit, se rappelant soudain où il l’a oublié.

Jed l’observe tout en buvant son café à présent froid.

« Quand on rentrera, on le cherchera ton ballon, d’accord ? Il ne doit pas être bien loin », en lui faisant un clin d’œil complice.

« … et puis j’en ai encore deux », continue Cooper en levant son index et son majeur.

« Oui, Cooper », répond Jed avec un léger sourire tout en s’enfonçant dans sa chaise. « Tes céréales », en lui indiquant son bol.

« J’ai presque fini », clame Cooper avec sa fierté tout enfantine.

***

Appuyé debout contre l’évier, Duncan sirote son café tout en regardant distraitement deux moineaux se chamailler dans le jardin. L’énorme baie vitrée qui donne sur celui-ci apporte une luminosité toute particulière aux pièces en enfilade. Une impression de paradis artificiel qui l’apaise.

C’est cela qui lui a plu lors de sa visite virtuelle de l’appartement. Ça et la vaste pièce centrale dont il a fait sa bibliothèque. Contre les murs de cette même pièce se dressent des meubles en palissandre devant lesquels sont disposées autant de caisses vides que de pleines.

Quelques étagères sont déjà remplies, d’autres attendent le bon vouloir de leur propriétaire.

Duncan aime les livres, plonger dans cette solitude à deux. Il aime l’odeur des vieux manuscrits ou celle des pages neuves. Il pourrait rester des heures assis à se perdre dans ceux-ci, fasciné par le pouvoir des mots.

Durant ses années de lycée, il s’est découvert une véritable passion pour les religions et leur influence culturelle, marquant vite une préférence pour l’art et la culture indienne. C’était si loin de son éducation religieuse catholique rigide et tellement moins hérissé d’interdits.

Il a brillamment réussi ses études de théologie et une chaire lui a même été proposée à l’université, mais il a préféré l’ombre à la lumière et a poliment décliné cette offre tant convoitée. Cela a provoqué, à l’époque, une tempête sans précédent dans sa famille, surtout avec son père. Leurs relations n’ont plus jamais été les mêmes à compter de ce jour.

Dès le début de ses études, Duncan a trouvé sa voie : la recherche, et rien ne l’aurait fait changer d’avis. Pour la première fois de sa vie, il s’est détourné du chemin tracé pour lui par son père.

Il s’est vite fait un nom dans le milieu. Plusieurs professeurs font encore aujourd’hui appel à lui, ainsi que des musées et des maîtres de conférences. Il travaille actuellement sur un projet d’exposition ayant pour thème le Trimurti qui se tiendra au Musée des Arts asiatiques de la ville.

Personne dans son entourage professionnel et familial ne sait pour sa double vie, à l’exception de son frère aîné, Daniel. Les vieux livres coûtent cher, la liberté aussi, et ce n’est pas avec ce que lui rapportent ses recherches qu’il peut remplir les étagères de ses bibliothèques.

Cette double vie est aussi une manière pour lui d’assouvir ses besoins sans devoir s’engager. D’avoir une vie sociale sans s’investir. D’être témoin sans être totalement acteur.

Duncan observe le monde qui l’entoure d’un œil extérieur. Vivant dans ces deux univers opposés, il passe de l’un à l’autre sans sembler en être affecté. Une forme de lâcheté face à la vie qu’il assume parfaitement, personne n’ayant ébranlé le mur de ses convictions depuis qu’il a fait le choix de se vendre.

Tony est le vaisseau et la lumière. Duncan, l’âme et l’ombre. Daniel se demande comment ce frère peut incarner ces deux êtres à la fois, si dissemblables dans la forme, mais si semblables dans le fond.

La solitude derrière ses rares sourires toujours empreints de cette douce amertume brise les résistances de Daniel, et ce même si Duncan partage rires et sourires avec lui. Daniel le sait profondément seul et espère toujours, qu’un jour, quelqu’un vienne chambouler les belles certitudes de son cadet. Même s’il n’y croit plus trop.

Duncan vide sa tasse et la pose dans l’évier quand son téléphone vibre dans la poche arrière de son pantalon.

Le téléphone de Tony.

« Bonjour », de sa voix rauque, entrant dans la lumière.

« Tony… C’est… C’est moi… », fait une voix timide.

« Efrain ? »

« Oui », lui répond ce dernier, visiblement mal à l’aise.

« Tu vas bien ? », s’inquiète aussitôt Duncan.

« Oui, oui… Je… Je voulais juste savoir si on… Si on pouvait se voir ? », la voix tremblante.

Duncan sourit. Bien qu’il fasse appel à ses services depuis bientôt deux ans, Efrain a toujours autant de mal à demander à le voir. L’argent, cet enjeu empoisonné, en est la raison majeure.

« Je suis en retard… pour les dessins… j’ai… », bredouille-t-il.

« Efrain… », le rassure Duncan.

« Oui ? », dans un murmure.

« Ce n’est pas grave. »

« Il me reste encore cinquante dollars, tu sais ! », sachant que Tony ne viendrait pas si l’argent n’entrait pas en ligne de compte.

« Tu veux que je passe ce soir ? », avec une sincère tendresse dans la voix.

« Non », un peu paniqué. « Pa’ est là… Demain… Demain, je serai seul avec maman… Il travaille. »

« Bien… Je pourrai être là pour 20 heures, ça te va ? »

« Oui. »

Duncan perçoit la joie et le soulagement à l’autre bout du fil.

« Je te montrerai… mes ébau… ches », relance Efrain, à bout de souffle.

« Parfait, je suis impatient de voir ça. »

« Moi, je suis juste im… patient… de te voir, toi. »

« Efrain », sur un ton un peu paternel.

« Je sais mais… j’ai bien le… droit d’y croire », un peu dépité.

« Non », réplique Duncan avec plus de fermeté qu’il ne l’aurait voulu.

« T’es pas… sympa, tu sais. »

« Je le suis déjà bien trop avec toi… et tu en abuses », soupire Duncan.

« Je sais », se met à rire Efrain, la respiration éraillée et difficile. « À demain alors ? » continue-t-il.

« À demain, Efrain », en raccrochant aussitôt.

Il se fustige. Il est trop attaché à Efrain, il le sait… Pour lui, il a enfreint nombre de ses règles. Il est le seul et restera le seul, parce que Efrain n’est et ne sera jamais un client comme les autres.

Un mouvement dans le jardin le fait émerger de ses pensées. Il tressaille, s’apprêtant à appeler la police quand il reconnaît Cooper, le voisin qui s’est présenté à lui le jour de son emménagement.

Il est accompagné d’un jeune garçon qui ne doit pas dépasser les dix ans et n’en mène pas bien large. Duncan ouvre brusquement la porte coulissante de sa baie vitrée.

« Qu’est-ce que vous faites là ? », autoritaire.

Le plus petit, pris de panique, s’enfuit sans demander son reste tandis que Cooper se contente de le regarder.

« C’est mon ballon », en pointant son doigt sur une forme ronde perdue dans les rosiers.

***

Tab arrive à bout de souffle devant la porte des Andersen. Il sait que Jed va être furieux. Cooper était censé rester avec lui dans l’appartement de sa mère et ne pas sortir sans autorisation. C’est là une promesse faite dès le premier jour, parce que Cooper n’est pas un garçon comme les autres et que lui, du haut de son mètre 40, ne peut pas gérer toutes les situations, quand bien même il est l’homme de la maison.

Cooper est son ami, son énorme grand frère. Tab l’adore, tout comme il est attaché plus que de raison à Jed, substitut d’un père qu’il n’a jamais connu et qu’il ne connaîtra probablement jamais. Né des suites des aventures d’une nuit entre sa mère et un homme dont elle ne se rappelle rien d’autre que la couleur des yeux et la marque de sa moto.

Tab aime sa mère, mais il ne peut s’empêcher de lui en vouloir. Il aurait voulu avoir un père à ses côtés, et non l’ombre d’un inconnu. Et là, il risque de perdre la confiance de celui qu’il considère comme son modèle. Il baisse la tête et frappe à la porte. Il ne peut pas laisser tomber Cooper.

La porte s’ouvre sur un Jed aux traits chiffonnés que Tab a dû réveiller d’une sieste improvisée.

« Tab ? », la mine renfrognée. « Où est Coop’ ? », en cherchant son frère du regard.

« Il voulait retrouver son ballon », commence Tab en fixant ses chaussures.

Le ballon ? Merde…

Jed a totalement oublié cette histoire.

« Tab », tonne Jed, anxieux.

« Il a pris la clef du jardin et on est allé chez le voisin », en tordant le bout de ses baskets.

« Vous êtes allés chez qui ? »

« Cooper disait que le ballon était là-bas », en relevant ses yeux suppliants dans ceux, furieux, de Jed.

« Je t’ai déjà dit de pas sortir de l’immeuble avec Cooper sans ma permission ou sans être accompagnés d’un adulte… Combien de fois devrais-je encore te le répéter, BORDEL ? », hurle-t-il en sortant comme une tornade de son appartement. « Tu viens avec moi… TOUT DE SUITE ! », en attrapant Tab par le bras et le tirant derrière lui.

Ce dernier sent les larmes lui monter aux yeux.

« Pardon… Je suis désolé, mais il voulait y aller tout seul… Il avait pris les clefs… Je… Je voulais pas qu’il y aille tout seul », des larmes dans la voix.

« Fallait venir me chercher… On ne rentre pas chez les gens comme ça… En plus, on ne le connaît même pas ce mec… Il pourrait appeler la police. »

Jed pâlit à l’idée de voir son frère embarqué par les flics et accélère le pas, dévalant les escaliers.

Tab manque de tomber plus d’une fois, mais Jed ne ralentit pas.

Jake a fait un double des clefs de la porte du jardin. Porte indépendante de l’appartement, lubie excentrique de l’architecte qui a conçu l’immeuble. Il avait espéré, pas tout à fait à tort, l’avenir lui donnant raison, que ce jardin pourrait devenir une sorte de lieu de rencontre, un parc privé à vocation sociale.

Cela n’a pas été immédiatement le cas, le premier propriétaire en ayant refusé l’accès et rehaussé les murs d’enceinte. Il a revendu l’appartement quelques années plus tard à Jake qui s’est assez vite lié d’amitié avec certains des locataires. De fil en aiguille, il a laissé le double des clefs à Jed. Celui-ci, en échange de l’entretien du jardin, pouvait y avoir accès ainsi que son frère quand Jake n’était pas présent, ce qui était souvent le cas.

Ils ont été rejoints par la suite par Adèle et Tab, Abigail et Briana, et parfois Caleb, le concierge de l’immeuble.

Un jour, rentrant plus tôt que prévu de voyage, Jake avait découvert son jardin envahi de tout ce joli petit monde. Jed s’était confondu en excuses, Jake lui avait souri… Tout était dit.

La vie est parfois faite de rencontres magiques, Jake avait été l’une d’elles.

Quand il est parti et a mis l’appartement en location, nul n’a pensé à lui rendre les clefs. Ils ont donc tous continué à profiter du jardin durant la période d’inoccupation de celui-ci. Jusqu’à ce qu’au final, le nouveau voisin emménage et que Jed ne pende les clefs au mur avec interdiction d’y toucher.

Cooper a rechigné mais obéi. Puis il a perdu son ballon préféré et Jed n’a pas tenu sa promesse. Il est parti chez Tab en emportant les clefs. Jed, oubliant parfois la taille de son grand gamin frère, n’a pas pensé que, même accrochées à deux mètres, les clefs restaient à portée de sa main.

Jed arrive à bout de souffle devant la porte close du jardin. Il respire profondément pour reprendre le contrôle de ses nerfs. Ce n’est pas le moment de se mettre le nouveau voisin à dos.

Il jette un coup d’œil vers Tab qui pleure en silence. Jed lâche son bras et pose la main sur son épaule. Ce n’est qu’un gosse après tout.

« Ça va aller », dit-il, tant pour se rassurer lui-même que pour réconforter Tab.

Après tout, d’après ce que lui en a rapporté Abigail, ce voisin s’est montré gentil avec Cooper, notant les troubles mentaux de ce dernier.

Jed toque en dodelinant de la tête. Il aurait été plus intelligent de sonner à la porte d’entrée. Il se trouve tout à coup ridicule, la peur lui ayant fait perdre tout sens logique. Il est d’ailleurs prêt à suivre son idée quand cette même porte s’ouvre sur son frère.

« Jed… Regarde… Il m’a rendu mon ballon », en tendant le jouet vers lui.

« Je vois ça », sur un ton sévère que Cooper perçoit directement comme de la colère.

« T’es fâché ? », en cherchant à croiser son regard.

« Oui, Cooper… Je suis fâché… Qu’est-ce que je t’ai déjà dit ? »

« De pas quitter la maison sans toi », penaud.

« Et ? », insiste Jed en croisant les bras.

« Pardon. »

« Y a pas de pardon qui compte… On rentre, tu manges et tu files dans ta chambre… Tu m’as bien compris ? »

« Mais… »

« Y a pas de mais », claque Jed. « En avant », en s’écartant pour lui céder le passage.

« Ne soyez pas trop sévère avec lui… Il est très beau son ballon, je comprends qu’il ait voulu le récupérer », fait une voix douce et légèrement rauque.

Un homme apparaît derrière son frère.

« C’est Duncan », le présente Cooper en sortant. « Il est gentil… Il m’a rendu mon ballon. »

« Je vous remercie. Je suis désolé pour tout ce dérangement… Je vais vous rendre le double des clefs et ça n’arrivera plus, je vous le promets », baragouine Jed.

Il relève les yeux et croise ceux de son interlocuteur. Celui-ci le gratifie d’un léger sourire et Jed perd pied, se giflant mentalement pour reprendre ses esprits.

« Je m’appelle Jed… Jed Andersen… Je suis son frère aîné », en tendant la main.

« Enchanté… Duncan Mayers », la serrant d’une poignée ferme et brève.

L’homme met volontairement une certaine distance entre lui et ses invités de fortune.

« Ce petit, là », fait Jed en passant le bras autour des épaules de son jeune voisin. « C’est Tab… Lui non plus ne vous causera plus de problèmes… N’est-ce pas ? »

« J’vous promets… Pardon », la tête basse et les yeux rouges.

« Il n’y a pas de mal… Cela nous aura au moins permis de faire connaissance », s’amuse Duncan.

« Oui… On peut voir ça comme ça », bredouille Jed en se frottant nerveusement la nuque.

Ce Duncan le met mal à l’aise et trouve visiblement cela très amusant, ne détachant pas son regard du sien. Jed se met à se dandiner sur place.

« Bon… On va vous laisser maintenant… On vous a assez emmerdé pour la journée. »

« Vous ne m’avez pas… emmerdé », souligne Duncan en mettant les mains dans les poches de son treillis noir.

« Cooper… Les clefs », ordonne Jed en tendant la main vers son frère.

Ce dernier hésite devant un Duncan imperturbable. Il finit par les donner, à regret.

« On pourra plus venir dans le jardin ? », en tordant ses doigts.

« Non, Cooper… », réplique Jed.

« C’est vrai ? » lance le cadet en se tournant vers Duncan.

Ce dernier ne lui répond pas. Le silence devenant gênant, Jed décide qu’il est temps de prendre congé.

« Bon… Encore toutes mes excuses… À bientôt. »

« À bientôt, Jed. »

Cette voix le fiche dans un état pas possible. Jed en rit pour lui-même.

« Au revoir, Tab », le salue Duncan.

« Au r’voir, M’sieur. »

« Pas de Monsieur entre nous. »

« Bien, M’sieur », réitère Tab, timidement.

« Au revoir, Cooper. »

« Au r’voir, Duncan », en repoussant une mèche de cheveux qui lui tombe sur le front.

« Bon ben, salut », lance Jed en tendant le double des clefs.

Duncan hésite un long moment avant de les accepter. Le contact de ses doigts sur sa paume fait légèrement sursauter Jed qui voit un fin sourire se dessiner sur le visage de Duncan. Ce mec se moque de lui, le déstabilise. Jed déteste ça.

« Au revoir », le salue Duncan, croisant à nouveau son regard.

Dieu, en plus d’une voix d’enfer, il a des yeux à se damner. Jed ferme une seconde les siens pour retrouver un peu de sa contenance.

« On y va, les gosses », en poussant Cooper et Tab devant lui.

Il entend la porte qui se referme derrière eux et un cliquetis qui leur indique que le jardin leur est désormais interdit.

Duncan regarde un long moment les clefs dans le creux de sa main, les yeux brillants, puis son visage se ferme en même temps que ses doigts sur celles-ci.

Il passe la fin de la journée à ranger sa bibliothèque, perdu au milieu des livres, sa seule vérité.

Son téléphone sonne. Celui de Duncan.

Sur l’écran, Danny. Il soupire et décroche.

***

 « Qu’est-ce qu’il s’est passé avec le voisin ? », demande Jed en tâchant de ne pas s’emporter.

« Il est gentil », répond Cooper.

« Oui ça je le sais, tu me l’as déjà dit, Cooper… Je veux dire… » Il tire une chaise et s’assied face à lui. « … Pourquoi t’es parti tout seul là-bas ? »

« Tu dormais… », en baissant la tête.

« Tu aurais dû me réveiller. »

« Non… Tu dormais… », insiste Cooper.

« Ça ne te donnait pas le droit de sortir de l’immeuble sans ma permission, tu le sais très bien ! »

« Mouiiiiiii », en rongeant son index.

« Arrête », en repoussant la main de sa bouche. « Je ne veux plus que cela arrive, tu m’as bien compris ? Sinon tu n’iras plus chez Tab. »

« NON », le supplie son frère. « Je te promets… Promis », désespéré.

« Il t’a dit quoi dans le jardin ? », lui demande Jed en regardant distraitement par la fenêtre.

« Rien… Je lui ai montré mon ballon et il l’a pris dans les fleurs qui piquent et puis il me l’a donné. »

« C’est tout ? », fixant les murs d’enceinte.

« Bah oui ! », surpris par les questions de son frère.

« Qu’est-ce que je t’ai déjà dit à propos des gens qu’on ne connaît pas ? », s’appuyant sur le rebord de la fenêtre.

« De pas parler aux inconnus ? », bredouille-t-il. « Mais c’est pas un inconnu… C’est Duncan », se reprend-il aussitôt.

« Oui, Cooper… C’est Duncan… Ma parole, on dirait que tu l’aimes bien, ce mec ? », cédant malgré lui.

« Oui », opine Cooper avec entrain. « Il est gentil. »

« On ne le connaît pas, Cooper », lui fait remarquer Jed d’un air plus grave.

« Moi je sais qu’il est gentil. »

Jed soupire. Son frère et sa confiance aveugle en l’être humain…

Il ne voit le mal nulle part, lui qui a pourtant longtemps été un enfant méfiant et peu sociable, la maladie ayant dressé des barrières invisibles autour de lui. Barrières à présent partiellement brisées.

Jed doit pour cela féliciter le centre spécialisé. Ils ont réussi à aider son frère, à le pousser à s’ouvrir aux autres à force de patience et d’obstination.

Les féliciter mais aussi les maudire parce que, depuis, Cooper fait confiance à tout le monde, même à des gens dont il devrait se méfier.

N’empêche… Ce Duncan est plutôt pas mal.

« Pourquoi tu ris ? », s’étonne Cooper.

« Pour rien… File sous la douche. Je vais préparer le dîner. »

« T’es toujours fâché ? »

« Oui, Cooper… Tu manges et tu vas dormir… Pas de Simpsons ce soir. »

« Mais ! », les lèvres tremblantes.

« Sous la douche, Cooper… Ne m’oblige pas à me répéter. »

« T’es pas gentil », en repoussant sa chaise qui se renverse au sol.

Jed ne dit rien et laisse son frère quitter la pièce, furieux. Il redresse la chaise et s’y assied.

Sur celle de droite, le ballon qu’Andy a offert à Cooper. Avec un soudain pincement au cœur, Jed se demande ce qu’aurait été sa vie s’ils ne s’étaient pas séparés. Il y pense souvent quand la solitude se fait plus présente.

Ce soir-là, il s’endort dans le fauteuil et rêve des yeux bruns aux éclats de soleil de son ancien compagnon.

Chapitre 3

 

Deux ans plus tôt… Hôtel Martillac.

 

Soirée de bienfaisance. Récolte de fonds pour la recherche contre les maladies neuromusculaires.

Quand Duncan, ce soir-là, costume trois-pièces noir, est arrivé au bras de la séduisante Phèdre et que tous les regards se sont posés sur eux, il ne savait pas encore que l’un d’eux allait fissurer le mur de ses certitudes.

Phèdre, brillante neurologue, avait fait appel à ses services via l’une de ses consœurs qui lui avait conseillé Tony pour sa discrétion, mais aussi et surtout pour son esprit éveillé et sa culture générale. Phèdre refusait de s’afficher avec un escort boy incapable d’aligner autre chose que ses dents trop blanches. Quelques rendez-vous sur la toile et un verre au bar d’un hôtel 4 étoiles lui avaient suffi pour se forger une opinion assez précise quant à la personne qu’elle avait en face d’elle.

Elle lui avait expliqué qu’elle ne cherchait en rien un amant d’une nuit et que si elle s’était sentie dans l’obligation de prendre un cavalier pour cette soirée, c’était juste pour éviter de subir l’assaut de ses confrères en mal de reconnaissance. Elle tenait à son indépendance, tant professionnelle que privée.

Duncan n’avait aucune sympathie pour ce médecin imbu de sa personne, mais il admirait son franc-parler et sa détermination. La seule chose qui intéressait Phèdre durant cette soirée était d’en être le centre d’intérêt pour ainsi focaliser l’attention des donateurs sur elle et son équipe… Elle ne s’est cependant fait aucune illusion. La plupart des invités présents n’espéraient qu’une chose : voir leur nom associé à un programme de recherche, une plaque sur un mur ou la découverte du siècle. Mais peu importait, la recherche avait besoin d’argent, cela valait bien quelques sacrifices.

Duncan s’est vite rendu compte que sa cliente avait raison. Sous cet étalage d’apparat, ils se poussaient tous pour briller, et à ce petit jeu-là, Phèdre les battait à plate couture. Son port altier, son élégance naturelle, son regard perçant et son intelligence bien au-dessus de la moyenne lui avaient attiré toutes les faveurs.

Sans aucune gêne, elle a présenté Tony comme étant son amant tout en savourant les regards sidérés de ses interlocuteurs. Les femmes de ceux-ci, elles, ont posé un regard bien plus envieux sur cet homme que Phèdre affichait comme un trophée. Cela n’a pas gêné Duncan outre mesure, cela faisait partie du métier. Le fait qu’il puisse participer à toutes les conversations pour lesquelles on le sollicitait a suffi à clouer le bec aux détracteurs.

Un amant muni d’un cerveau ; plus d’un visage s’est fermé… Phèdre en a jubilé. Elle avait mis des années à se faire une place dans ce milieu machiste de la recherche, elle comptait bien utiliser tous ses atouts pour arriver à ses fins… Même un amant fictif. Car avant d’être une femme, Phèdre était un médecin. Un médecin qui rêvait de battre une autre femme à son propre jeu : la mort.

La soirée s’est déroulée sans accroc et les différents débats qui ont animé celle-ci ont fini par attirer les donateurs friands de lumière.

Duncan s’est peu à peu écarté sous le regard insistant de Phèdre. Il a attendu patiemment la fin de la soirée debout près du bar, un verre de vin de blanc à la main. Il écoutait un vieux professeur grisonnant débiter d’une voix chevrotante un discours mille fois répété sur les effets bénéfiques de la physiothérapie, quand il l’a remarquée.

Une femme d’une quarantaine d’années, plutôt jolie malgré ses traits ordinaires, s’est approchée avec retenue. Elle détonait dans le décorum de la soirée… Habillée avec simplicité mais goût, il a immédiatement su qu’elle n’avait rien d’une future donatrice. Elle a fait un dernier pas vers lui, assez loin pour ne pas empiéter sur son espace personnel, mais assez près pour qu’il sache qu’elle désirait s’adresser à lui.

Il lui a souri mais n’a rien dit.

« Vous êtes Tony ? », lui a-t-elle demandé, mal à l’aise.

Il a opiné.

« Je m’appelle Amy Rickles… C’est le docteur Lewis qui m’envoie. »

Il a levé le regard et croisé celui de Phèdre à quelques tables de là, regard qu’elle lui a rendu avec un éclat qu’il ne lui connaissait pas encore… Celui de la compassion.

Duncan a posé son verre et s’est avancé.

« Suivez-moi », en lui indiquant une table laissée à l’abandon au fond de la salle.

Amy l’a suivi à distance, de plus en plus hésitante.

« Asseyez-vous… N’ayez pas peur, je ne mords pas. »

Duncan lui a offert un léger sourire, mais elle n’a pas semblé se détendre pour autant. Ils n’ont pas échangé un seul mot pendant de longues minutes. Les applaudissements et les discours se sont poursuivis dans une espèce d’indifférence et de lassitude générales. Duncan l’a sentie prendre sur elle, comme si quelque chose lui avait soudain rappelé le pourquoi de sa présence.

« Le docteur Lewis m’a parlé de… enfin… Oh je suis désolée… Je ne sais pas par où commencer », a-t-elle dit en s’enfonçant dans sa chaise, la mine défaite.

« Je vais le faire pour vous si vous permettez… Je m’appelle Tony. Je suis ce qu’on appelle communément un escort boy. Cela étant dit, je peux aussi partager autre chose que mon bras, ce qui fait également de moi un gigolo. »

Amy s’est mise à rougir violemment en baissant les yeux.

« Ce… Ce n’est pas pour… pour moi », en s’accoudant à la table, enfouissant son visage dans sa paume.

« Madame Rickles ? »

 Duncan s’est penché, posant doucement sa main sur le bras libre de celle-ci.

« Elle m’a dit que… que vous… Oh mon Dieu, j’y arriverai jamais… C’est au-dessus de mes forces », s’apprêtant à quitter la table, mais Duncan l’a retenue et obligée à se rasseoir.

« Vous n’avez pas à avoir peur, cette conversation restera entre nous… Parlez, je vous écoute. »

Elle a relevé les yeux dans les siens, surprise par sa gentillesse et la douceur de sa voix.

« C’est vrai que vous acceptez de… de faire ça… avec des hommes ? », visage soudain pâle tout en observant celui impassible de son vis-à-vis.

« Oui », a répondu Duncan.

« Vous m’avez l’air de quelqu’un de bien malgré… », se mordant la lèvre.

« C’est gentil », a ri Duncan devant la gêne d’Amy. « Alors, dites-moi… », l’encourageant, la sentant plus en confiance.

« C’est… C’est pour mon fils », les larmes aux yeux.

« Votre fils ? »

Duncan s’est redressé sur sa chaise, surpris.

Amy l’a fixé longuement. Il plairait à Efrain, elle en était sûre… Il avait les traits marqués, une voix rassurante, des yeux magnifiques. Vert, sa couleur préférée… Il avait l’air d’un homme cultivé et intelligent. Attentionné, même si elle savait qu’il était payé pour le paraître. Mais surtout, il avait de l’expérience et Efrain, lui, n’en avait aucune.

Elle a soupiré.

« Quel âge a votre fils ? », l’a-t-il interpellée, un peu sur la réserve.

« Il va sur ses vingt-trois ans. »

Elle a sorti un mouchoir et essuyé ses larmes en tentant d’éviter d’étendre son maquillage.

« Pourquoi faire appel à moi ? »

Elle a scruté un court instant son mouchoir qu’elle faisait jouer entre ses doigts.

« Vous devez savoir que mon fils est… malade… très malade. »

« D’où votre présence ici, n’est-ce pas ? »

« Oui… C’est le docteur Lewis qui l’a diagnostiqué… Elle m’a invitée ce soir en m’informant qu’elle avait peut-être trouvé une solution. »

« Une solution ? »

« Mon fils s’est découvert… gay… sur le tard, voyez-vous, et avec son père… enfin… Il l’aime vous savez, mais la maladie et puis maintenant ça… C’est trop pour lui… Mais mon… »

Elle a respiré profondément pour reprendre le contrôle de ses émotions.

« Mon fils souffre de la maladie de Charcot, c’est extrêmement rare à son âge, mais il fait hélas partie des exceptions… Il n’existe aucun remède… Mon fils va… Oh mon Dieu ! »

Elle s’est effondrée en larmes. Duncan s’est rapproché et, sans trop savoir pourquoi, lui qui pourtant refusait de s’impliquer dans la vie privée de ses clients, a choisi ce soir-là de faire une exception, la seule.

Amy a pleuré, tête enfouie contre l’épaule de Duncan. Ce dernier a à nouveau croisé le regard de Phèdre et lui a fait un signe de la tête, elle lui a souri… Il a pu lire un merci sur ses lèvres. Au fond, elle était probablement plus humaine qu’elle ne le laissait paraître.

Il a écarté doucement Amy.

« Est-ce que votre fils sait ce que vous faites en ce moment ? » lui a-t-il demandé.

« Oui… Je lui ai dit pour cette soirée, je ne lui mens jamais… Vous devez savoir qu’il n’a jamais eu de petit ami, et là, avec cette maudite maladie, il… il ne pourra jamais en avoir… Je veux qu’il puisse ressentir ne fût-ce qu’une fois le plaisir d’être aimé… Je veux lui offrir ça… Je veux qu’il parte en ayant vécu pleinement au moins cette part-là de sa vie. »

« Vous devez savoir que si j’accepte, je lui dirai la vérité sur ce que je suis… »

« Il la sait déjà », en reniflant. « Je lui ai dit que je lui trouverai un… un professionnel, mais je ne voulais pas… pas d’un vulgaire prostitué… Je voulais quelque chose de mieux pour mon fils. »

« Madame Rickles, je suis un prostitué. »

« Vous savez très bien ce que je veux dire… », a-t-elle souri entre ses larmes. « Si vous saviez comme tout cela est dur pour une mère… Voir son enfant s’éteindre sous ses yeux et ne rien pouvoir faire… Juste… Juste être là et faire en sorte qu’il souffre le moins possible… Lui donner tout ce que l’on peut tant que l’on peut encore le faire. »

« Cette maladie… Est-ce qu’elle affecte sa sexualité ? », s’est enquis Duncan.

« Non pas encore, mais elle le fera… Vous devez savoir qu’il est malade depuis plusieurs mois et que la maladie l’affecte déjà beaucoup. Il doit éviter les efforts trop… enfin », en faisant un mouvement las de la main.

« Je vois », posant sa main sur la sienne et la serrant. « Je veux d’abord voir votre fils et lui parler avant d’envisager quoi que ce soit… Je dois aussi me renseigner sur cette maladie… Je ne voudrais pas commettre d’impair. »

« Vous pourrez me poser toutes les questions que vous voudrez… Je vous répondrai. »

Un court silence.

« Vous connaissez mes tarifs ? », a demandé Duncan d’une voix profonde.

« Non… Le docteur Lewis m’a dit que vous deviez d’abord donner votre accord. Elle a refusé de parler de ça avec moi, mais… mais ça ne sera pas un problème… Je vous donnerai tout ce que vous voulez du moment que vous vous occupez bien de lui », en fixant leurs doigts à présent noués.

« Quand pourrai-je le rencontrer ? »

« Vous acceptez ? »

Le visage d’Amy s’est illuminé en plongeant dans celui de Duncan.

« Je ne vous promets rien… Normalement je ne m’implique pas de cette manière mais, ici, les circonstances sont un peu particulières. »

« Je… Je vous remercie », en se jetant dans ses bras. « Merci. »

***

Aujourd’hui…

En deux ans, l’état d’Efrain s’est fortement dégradé. La maladie a irrémédiablement gagné du terrain. Il a de plus en plus de mal à respirer, ce qui demande souvent l’aide d’une assistance respiratoire… Il a également perdu une partie de la motricité de ses membres supérieurs et ne marche presque plus, ou ne peut le faire qu’aidé d’une tierce personne ou d’un déambulateur.

Manger devient difficile aussi, la déglutition lui demandant des efforts considérables, bien au-dessus de ses maigres forces. Il s’étouffe une fois sur deux, même en buvant un simple verre d’eau. Ce qui a pour conséquence une perte de poids importante et un affaiblissement général mais, malgré tout, Efrain garde la foi.

Quand Duncan entre dans sa chambre, son visage retrouve son sourire perdu.

« Tony », levant difficilement la main, calé contre ses oreillers.

« Bonsoir, Efrain », en s’asseyant au bord du lit et la saisissant dans la sienne.

Duncan pose un long baiser sur les lèvres trop humides du jeune malade.

Efrain en est gêné et détourne le regard. Il salive énormément depuis quelque temps, une nouvelle facette sombre de la maladie, tout comme sa voix qui se perd de plus en plus souvent. Duncan prend un mouchoir et frotte la salive qui coule le long des commissures des lèvres du jeune garçon.

« J’ai pas pu… terminer le dessin… Stupa », la voix heurtée.

« Ce n’est pas grave… Tu me l’enverras quand tu l’auras fini. »

« Je… Je… le terminerai pas », au bord des larmes. « J’ai… plus… la force. »

« Dis pas ça », murmure Duncan en posant son front contre le sien, main sur sa joue.

Ils restent quelques secondes ainsi, communiant dans le silence.

« J’ai… J’ai besoin… besoin… »

Une larme perle que Duncan cueille du bout du pouce.

« Efrain… »

« Besoin », insiste-t-il.

Tout en ne quittant pas son front, les yeux fermés, Duncan glisse sa main sous les draps. Efrain pose sa tête dans le creux de son cou tandis que la main de Tony se referme sur son sexe à moitié dur.

« Besoin », répète sans cesse Efrain.

La maladie a altéré tous ses muscles et s’il peut encore ressentir du désir, il a de moins en moins la possibilité de l’assouvir. Ses orgasmes sont devenus moins intenses aussi, mais là, c’est différent, ce n’est pas sa main qui le caresse, mais celle de Tony. Il ferme les yeux en gémissant à son oreille, se laissant bercer par la chaleur des doigts de cette main d’homme qui le masturbe, lui donnant l’impression d’être encore vivant… La douceur d’un baiser qui vient se poser dans sa nuque le fait frissonner.

« Tony. »

Duncan accélère le mouvement et sent Efrain se contracter contre lui en murmurant son prénom tout en se libérant. Sa respiration se fait rauque et difficile.

« Chuuuut… Je suis là », en reposant doucement le corps chancelant contre les oreillers.

Il prend le masque de l’assistance respiratoire et le pose sur le visage apaisé d’Efrain.

« Respire… Voilà, doucement. »

Le jeune homme se laisse bercer par sa voix. Il entend plus qu’il ne voit Duncan prendre les lingettes humides. Ce dernier lui essuie le bas-ventre puis sa propre main souillée en la fixant. Il a un pincement au cœur. Si peu, presque rien… Comme déjà une fin en soi.

« Tony », la voix étouffée par le masque, cherchant à l’attraper avec ce bras qu’il n’arrive plus à lever.

« Je suis là », en lui ôtant le masque.

« Je t’aime, tu sais », tout en le fixant.

« Je t’aime aussi », lui répond Duncan en se penchant vers lui et l’embrassant, la main dans ses cheveux.

Ce n’est pas vraiment un mensonge, il aime Efrain, pas comme ce dernier l’espère, mais comme lui le peut. Efrain aime à le croire, Tony aime à ce qu’il le croit.

Il reste à ses côtés quelques minutes, sa main tenant la sienne, le temps qu’il s’endorme. Efrain se réveillera bien trop vite, la douleur empêchant tout repos, et ce malgré les médicaments.

Quand Duncan sort de la chambre, Amy l’attend. Elle le serre dans ses bras, cherchant à son tour un peu de cette chaleur humaine qu’il a réussi à apporter entre ces murs.

« C’est bientôt la fin », soupire-t-elle d’une voix neutre. « Il va cesser de souffrir… Mon ange. »

Duncan sent la main d’Amy dans la poche de sa veste… Il a envie de lui rendre cette enveloppe, cet argent sale. Mais cela fait partie de ce qui les unit. Il reversera cet argent à la recherche, comme il le fait depuis le premier jour.

Il entre dans le taxi qui l’attend devant la porte, le visage blême.

« On rentre, Lester. »

Le chauffeur ne dit rien et obtempère. Il a hérité de cet étrange client via un de ses collègues de la ville voisine qui lui a laissé entendre que ce type était réglo, qu’il payait bien et que c’était un régulier.

« Ça va, Monsieur ? », lui demande-t-il.

Il croise le regard de Duncan dans le rétroviseur.

« Oui, merci. »

Il sait que son passager ment, mais il n’insiste pas. Après tout, il ne le connaît pas cet homme, c’est juste un client comme un autre.

***

Jed se gare devant l’Institut Morin, s’extirpe de l’habitacle en soupirant et traverse en courant. Il sonne et attend que le surveillant vienne lui ouvrir. Il le salue à travers la porte vitrée.

« Hey, Hersen. »

« Bonjour… En avance aujourd’hui ? »

« Assez rare pour être signalé, hein ! », se met à rire Jed en se rendant vers les ascenseurs du fond.

Arrivé au troisième, la première chose qu’il entend est la voix de la psychothérapeute qui résonne dans le couloir.

« On lève la main, Luke », sur un ton d’institutrice.

Jed s’amuse, mais son visage se ferme quand il aperçoit de loin son frère assis parmi une dizaine d’enfants et de jeunes adultes. Il est tellement grand avec cette posture qui n’indique en rien qu’il souffre d’un quelconque handicap. C’est ce qui fait le plus mal à Jed, cette impression de normalité qui n’en est pas une. Il observe Cooper, appuyé contre le mur, à l’abri des regards.

Élise se tient debout devant un tableau noir, leur faisant répéter inlassablement la même phrase.

Jed revoit toutes ces années passées à lui apprendre, dans des gestes cent fois réitérés, à s’habiller, à se laver… Tentant de lui donner un minimum d’autonomie. À l’époque, quand ils avaient eu confirmation de son handicap, Jed s’était mis à lire tout ce qui lui tombait sous la main concernant la maladie de son frère. Ce frère qui ne comprenait pas la signification d’un sourire, qui ne faisait qu’imiter les rires sans en comprendre le sens… Ce frère qui mettait de longues minutes à se préparer le matin. Ce frère qu’il a surprotégé et qu’il a conforté sans s’en rendre compte dans son inadaptation sociale.

À l’époque, leur médecin généraliste leur a conseillé plusieurs solutions, dont celle d’un centre spécialisé, mais Anton a obstinément refusé d’admettre que son fils n’était pas comme les autres. Cooper a été inscrit en maternelle où, malgré son handicap, il est parvenu à trouver sa place, son retard mental, déclaré moyen, lui ayant permis de s’adapter à ce nouvel environnement. Le psychologue de l’école l’a aidé du mieux qu’il le pouvait. Pour Cooper, le contact avec d’autres enfants a été un véritable éveil.

Mais quand il est entré en primaire, tout a basculé. Il apprenait plus lentement que les autres et s’est vite rendu compte qu’il n’était pas comme ses camarades de classe. L’institutrice a souligné les problèmes d’apprentissage de Cooper, mais Anton s’est obstiné à les ignorer.

L’enfant a fini par se renfermer sur lui-même, devenant plus agressif. Poussé dans ses derniers retranchements par un père aveugle et souvent trop saoul pour réaliser la portée de ses mots, provoquant des colères mémorables chez ce fils qui s’était soudainement mis à régresser, et ce malgré l’attention de son aîné.

Anton a dû admettre l’évidence quand le directeur de l’école l’a contacté pour lui signifier que son fils était inapte à suivre les cours dans un enseignement classique, et qu’il devait envisager de lui trouver un institut adapté à son handicap. De ce jour, Anton a refusé de s’occuper de lui. C’est Jed qui, dès lors, a pris les choses en main. Il a tenté de lui apprendre tant bien que mal l’alphabet et les bases des mathématiques, mais il n’avait pas les outils nécessaires pour le faire, et Cooper assimilait tellement lentement qu’il a fini par se décourager.

Tout a changé quand Jed a réussi à gagner sa vie et à inscrire Cooper dans le centre de jour que leur a conseillé la psychologue de l’école. Cooper a retrouvé le sourire. Retrouvé l’envie d’apprendre, l’envie d’aller vers les autres, certes à son rythme, mais Jed pouvait voir ses progrès chaque jour… C’était là, sa récompense.

Cooper maîtrise à présent les bases de la lecture et du calcul, assez pour pouvoir se débrouiller et fièrement le montrer à son frère en épelant toutes les étiquettes du supermarché et le prix des aliments. Il s’est fait des amis, tant au centre qu’à l’extérieur, et a fait la connaissance de Tab dès son arrivée dans l’immeuble. Ce dernier et sa mère Adèle y avaient emménagé deux ans après les frères. C’était surprenant et touchant de voir ce petit homme à côté de ce géant se comporter comme les deux enfants qu’ils étaient. Ils sont vite devenus inséparables. Tab a accepté Cooper dans son monde et l’a présenté à ses copains de classe qu’il invite couramment chez sa mère et lui. Il y a bien eu au début quelques moqueries, après tout ce n’était que des enfants, mais Cooper est devenu l’exception dans leur univers, un adulte qui a arrêté de grandir, Peter Pan en chair et en os.

Un bruit de chaise et de claquement de mains fait sursauter Jed. Il voit la grande carcasse de son frère se lever et s’avance. Dès qu’il note la présence de son aîné, le visage de Cooper s’illumine et Jed lui sourit avec une profonde tendresse, mains dans les poches de son jean.

« Bonjour. »

Il se tourne vers Élise, la psychothérapeute qui vient de s’adresser à lui.

« Salut. »

Elle suit son regard posé sur son frère.

« Il ne fera plus de progrès, n’est-ce pas ? », fataliste.

« Il en a déjà fait beaucoup… Je pense qu’il peut encore évoluer, mais si vous pensez à plus d’autonomie, non… Cooper ne pourra jamais être indépendant… Il aura toujours besoin d’attention, de quelqu’un pour le guider, mais je reste persuadée que vous devriez envisager de lui trouver une place dans un atelier, ça ne pourra que lui faire du bien… »

« Un atelier ? Vous savez que Cooper a des difficultés dans un milieu d’adultes… Je refuse de prendre ce risque une nouvelle fois. »

Ils ont tenté d’intégrer son frère dans ce type de groupe quelques mois auparavant, mais Cooper s’est aussitôt renfermé. Il a fallu abandonner cette idée au bout de quelques semaines, au risque de voir tous ses progrès disparaître.

Comme Cooper est là, Jed en profite pour couper court à la conversation.

« À demain », en saluant Élise d’un mouvement de tête.

« Au revoir, Jed… Au revoir, Cooper », en leur souriant.

« Au revoir, madame Élise… À demain », en jetant son sac à dos sur son épaule.

Il court pour rattraper son frère qui s’est déjà éloigné.

« Ça te dirait qu’on aille se manger une glace avant de rentrer ? », lance ce dernier en appelant l’ascenseur.

« T’es plus fâché ? », la voix basse.

« Je ne suis plus fâché, Cooper », se tournant légèrement vers lui, rassurant.

« Une glace à la fraise ? », le regard pétillant.

« Va pour une glace à la fraise. »

Ils s’arrêtent à l’entrée du parc où le marchand de glaces a élu domicile pour toute la période de l’été. Assis sur un banc, ils mangent en silence quand Jed sent Cooper se rapprocher de lui et caler sa tête sur son épaule. Il pose un baiser furtif au sommet de son crâne et savoure ce moment de complicité.

Le Conte oublié des Neufs Royaumes – Extrait

À tous ceux qui ont lutté, luttent et lutteront toujours pour leur Amour.

Hadda

 

En ces temps où les destinées des Hommes et des Dieux s’entrelaçaient, où Midgard n’était qu’un royaume parmi neuf suspendus aux racines d’Yggdrasil, trônait Asgard, cité des Dieux Ases et protectrice des Neuf.

Nul ne pouvait échapper à sa justice. Nul ne pouvait se dissimuler à sa vue. Car Heimdall, Veilleur des Dieux, ne dormait jamais. Et rien, du monde des morts de l’Helheim au royaume des Elfes d’Alfheim, des guerres immémoriales opposant les Ases aux Géants de Jötunheim, ne lui était étranger.

Il savait tout. Il voyait tout.

À l’exception d’une chose.

L’avenir.

Un avenir multiple qui transforma l’Arbre Monde pour toujours.

Hluti 1

 

Le pacte

L’oiseau en cage fit un bruit tel que l’enfant sursauta. Contrarié, il se pencha vers son nouveau compagnon.

— Toi rester sage ! Sinon papa va savoir.

Les yeux du volatile se rétrécirent et il s’agita de plus belle, faisant basculer sa prison au sol.

Agacé, le garçon ramassa la cage. Ce qu’il vit alors le subjugua. En lieu et place de l’espèce rare qu’il avait capturée, un nuage de feu.

Cela ne dura que le temps d’un battement de cils.

Lorsque l’oiseau réapparut, il n’y avait plus trace dans ses yeux que de la panique la plus frappante.

— Encore !

Excité, l’enfant secoua la cage avec une telle violence que son occupant perdit connaissance.

— Méchant oiseau ! Dors pas !

Le garçon ballotta de nouveau le volatile en tous sens. En vain.

Boudeur, il reposa la cage sur son lit avec force. Les murs en tremblèrent.

Mais ce qui au départ n’était qu’une faible secousse gagna en intensité. Bientôt, le sol rocailleux et les parois de la caverne bourdonnèrent, des fissures apparurent, des pierres s’écroulèrent.

Apeuré, le petit hurla. Mais nul ne l’entendit, sa voix recouverte par un grondement de tonnerre si puissant qu’un trou se creusa dans la cavité vieille de plusieurs millénaires.

L’instant suivant, un homme de haute stature, musclé, de longs cheveux blonds noués en tresses, portant armure et marteau court, se tenait devant lui.

Thor, Dieu du tonnerre, de la force, du combat et de la fertilité, abaissa Mjöllnir, intrigué. L’idée qu’Heimdall ait pu se tromper l’effleura un instant. Mais, Odin en soit remercié, le Veilleur n’en saurait rien.

Le Dieu balaya la pièce du regard, laissant à l’enfant le soin de recouvrer ses esprits et ses réflexes. Le premier d’entre eux fut de récupérer la cage qui avait de nouveau chu au sol.

Thor soupira, mais ne rengaina pas son marteau. Le garçon qu’il avait sous les yeux ne devait pas être seul. Et vu sa taille, il n’avait aucune envie de rencontrer le reste de la famille. Alors, puisant dans ses dernières parcelles de patience du jour, il se força à sourire.

Le résultat ne fut pas celui escompté. De peur, l’enfant souleva son lit de roches d’une main et l’abattit sur l’importun visiteur.

Un grognement accueillit cet éboulement imprévu, bien vite suivi d’une explosion. Le lit n’était plus. De même que le sourire du Dieu.

— Donne-moi cette cage.

Ce ton, personne ne l’avait jamais défié. Parce que tout le monde connaissait le mauvais caractère du fils d’Odin et ce qu’il pouvait déclencher.

Tout le monde à l’exception des enfants Géants, trop jeunes encore pour comprendre les règles régentant les neuf royaumes. Ainsi, plutôt que d’obtempérer, l’enfant appela son père.

Une fois suffit pour que le sol tremble de nouveau.

La main de Thor se resserra sur le manche de Mjöllnir, ses yeux courant du Jötunn à la cage. La tentation était grande de laisser cet imbécile d’oiseau à son triste sort. Très grande. Mais Odin demanderait des explications, et ça… mieux valait l’éviter. Le Dieu inspira, appelant à lui toute sa bienveillance, et réitéra sa demande.

— Donne-moi cette cage, s’il te plaît.

— Non !

— Tu ne sais pas ce qu’elle contient.

— Un oiseau.

— Non.

— Ah oui ? Alors c’est quoi ?!

— Un Dieu, idiot.

L’enfant fronça les sourcils, plissa les yeux et scruta l’intérieur de la cage. Il était peut-être jeune, mais il savait ce qu’il voyait.

— Pas vrai !

Le sol tremblait à présent fortement. Les pas du père se rapprochaient. Thor perdait patience.

— Il s’est transformé. Tu l’as capturé. Maintenant, il faut le rendre.

Les larmes affluèrent. Le Dieu se sentit mal à l’aise.

— Je t’apporterai un autre oiseau, encore plus beau que celui-ci. Et moins bête.

Le fils de Géant serra la cage contre lui. C’était son trésor. Et un trésor, ça ne s’échangeait pas.

— Non !

— Bien.

D’un coup de poignet, le Dieu du tonnerre fit tournoyer son marteau, demandant en silence à Odin sa clémence pour son geste cruel, mais nécessaire.

Mjöllnir fendit l’air et atteignit l’enfant en pleine mâchoire, lui délogeant quelques dents, sous les yeux furieux de son père qui venait d’apparaître.

D’un geste vengeur, le Géant abattit son poing sur Thor, qui l’esquiva d’un bond, rappelant son arme à sa main.

La cage, qui avait volé dans les airs, se trouvait maintenant aux pieds du Jötunn adulte.

— Cousin, aurais-tu l’amabilité de me rendre cette cage ?

Estomaqué par l’assurance du Dieu, le Géant s’empourpra.

— Ta mère, notre sœur, Jörd entendra parler de ce que tu as fait. Et la colère d’Odin s’abattra sur toi. Tu n’es pas au-dessus des Lois, fils croisé.

Thor resserra son emprise sur Mjöllnir, faisant blanchir ses jointures. Il préférait une remontrance à autre chose de bien pire s’il ne ramenait pas cet oiseau de malheur.

— J’assumerai mes actes. Mais es-tu prêt à assumer les tiens ?

— De quoi parles-tu ?

— Sais-tu qui est dans cette cage ?

Le regard du Géant passa du Dieu au volatile inconscient à ses pieds. Le doute s’insinua dans son esprit. Cet Ase avait-il toute sa tête ?

— Eh bien, en voilà une question. Un oiseau.

— Un Dieu transformé. Un des vôtres.

La surprise, puis la terreur passèrent dans les yeux du Jötunn. Il s’empressa d’ouvrir la cage et de déposer délicatement l’oiseau dans les mains de Thor. Les vagissements de l’enfant, qui ne s’étaient pas taris depuis le coup fulgurant du marteau, s’amplifièrent.

— Silence ! lui intima son père. Et toi, grand Thor, fils du Père de toute chose, pardonne-lui. Il ne sait encore rien.

— Eh bien, instruis-le ! Pour son bien et celui des tiens.

Le Géant acquiesça. Le Dieu déposa l’oiseau au fond de sa poche, prit son marteau, le fit tournoyer une nouvelle fois et, sans un regard, décolla vers les cieux où le tonnerre grondait toujours.

***

Le soir venu, aucun sermon. Aucune remontrance. Thor devrait attendre le lendemain, lorsque les corbeaux de son père auraient fini de parcourir les neuf royaumes pour lui murmurer à l’oreille ce qu’ils auraient vu et entendu, pour se faire rappeler à l’ordre.

Non, ce soir, Odin, encore ignorant des faits, était en joie : son fils avait ramené sain et sauf son frère de sang.

Et cet exploit valait bien un fastueux banquet !

Lorsque le Dieu du combat pénétra dans l’immense salle où se trouvaient déjà attablés tous les Dieux et Déesses que pouvait compter Asgard, une liesse générale le cueillit au rythme des talons frappant le sol marbré et des chopes d’hydromel percutant les tables en chêne sculpté.

Euphoriques, les Ases entamèrent un chant guerrier qui suivit Thor jusqu’à ce qu’il prenne place entre ses frères.

Un seul convive garda le silence.

Grand, svelte, les cheveux noirs et lisses comme les plumes d’un corbeau, le regard aussi vert qu’une émeraude, Loki, Dieu Géant de la ruse, des métamorphoses et de la discorde, ne bronchait pas. Ce festin avait pour lui le goût de l’humiliation. Et son instinct lui soufflait que les réjouissances n’avaient pas encore atteint leur paroxysme.

Son instinct ne le trompa pas.

Ce fut Irmin, Dieu de la guerre, qui engagea les hostilités. Après avoir félicité Thor pour sa bravoure, il s’adressa à Loki :

— Dis-moi, fils de Laufey, comment te portes-tu depuis ta libération des griffes du terrible enfant Géant ?

Sans surprise, des rires accueillirent cette pique. Prenant son temps pour savourer une gorgée d’hydromel, Loki se tourna pour faire face à l’Ase, un sourire tranquille aux lèvres.

— Ma foi, bien. Merci de t’en soucier.

Et le Dieu Géant de lever poliment sa coupe en direction de son interlocuteur, qui se retrouva désappointé. Son essence divine étant ce qu’elle était, Irmin revint aussitôt à la charge.

— Es-tu sûr que ta tête ne te fait pas trop souffrir ? Je me suis laissé dire que ce petit garçon t’avait violemment secoué contre de solides piques à dents !

Les Dieux s’esclaffèrent. Loki, lui, ne montra pas la moindre contrariété.

— J’en suis sûr.

Les rires se tarirent. Il devenait évident que la frustration d’Irmin croissait et que, dans cette hypothèse-là, mieux valait faire profil bas. Ce qui n’était pas dans la nature du Dieu de la discorde.

Néanmoins ravis d’avoir un peu d’action, les Ases prirent leurs coupes, s’adossèrent confortablement à leurs sièges et suivirent la joute verbale avec un regain d’intérêt.

Seul Thor semblait nerveux. Lui, mieux que quiconque, sauf Odin peut-être, connaissait Loki. Cette engeance Jötunn qui avait été acceptée sur Asgard il y a de cela si longtemps. Ce sourire en coin qui rehaussait ses lèvres charnues, promptes à souffler des mots traîtres et des vérités blessantes, ne pouvait dissimuler qu’une seule chose : une ruse. Savoureuse, à en croire le calme apparent du fils de Laufey. Le Dieu du tonnerre frissonna malgré lui lorsque les yeux verts de Loki croisèrent les siens et que son sourire s’accentua.

— À ma décharge, cette cage a été élaborée par le Nain Eitri. La magie de ses barreaux en aurait arrêté plus d’un.

— Pas un vrai Dieu en tout cas, lâcha Irmin, goguenard. Mais tu n’y peux rien. Après tout, tu n’es pas un Ase.

Une lueur de malice irradia les pupilles de Loki. Thor se raidit.

— Penses-tu, Irmin, que les pouvoirs des Ases soient illimités ?

— Je ne le pense pas. Je l’affirme.

— Bien. Prouve-le, alors.

Des murmures emplirent la salle. Comment prouver une telle chose ? Les Dieux étaient ce qu’ils étaient. Leur essence divine coulait dans leurs veines. Ils n’avaient pas à prouver leurs pouvoirs, comme ils n’avaient pas à prouver la couleur de leurs cheveux ou celle de leurs yeux.

— Tu déraisonnes. C’est comme demander de prouver l’existence du pont arc-en-ciel !

Les rires ricochèrent de nouveau entre les murs de la salle.

— Je ne te demande pas de prouver les pouvoirs des Ases. Juste de prouver qu’ils sont illimités.

Cette fois, Irmin s’emporta.

— Je suis la Guerre ! Il suffit que j’y pense et elle éclate. J’arrive au milieu d’un champ de bataille sur lequel les belligérants sont prêts à déposer les armes et le conflit reprend de plus belle. J’apparais et les affrontements font rage jusqu’à ce que je me lasse ! Que veux-tu de plus ?!

Loki hocha gravement la tête, mais déjà les Dieux l’oubliaient, se complaisant à énumérer leurs pouvoirs et à vanter leur toute-puissance. Dieux de la lune et de la justice, Déesses du soleil et de la connaissance, tous et toutes rivalisèrent d’autosatisfaction pour finalement s’accorder à qualifier la demande de Loki d’inepte.

— Je vous ai tous entendus.

La voix glaciale du Dieu Géant réduisit l’assemblée au silence.

— Sauf toi.

Loki dirigea son regard vers Thor.

— Eh bien, tu as entendu Irmin, murmura le fils d’Odin d’un air las. Ta demande est injustifiée.

— Crois-tu ?

Le regard du Dieu de la ruse brilla d’une malice sauvage. Thor plongea le sien dans sa coupe d’hydromel avant d’en boire une longue gorgée. Il était piégé. Il ne savait simplement pas encore comment.

— Assez, fils de Laufey, tonna Irmin. Tu te ridiculises. Une fois de plus.

Les rires fusèrent, encore et toujours, légers, moqueurs.

Mais stoppèrent sitôt que Loki prononça ces quelques mots, sur le ton de la conversation :

— J’affirme que Thor n’est pas un vrai Ase.

Les membres de l’assemblée se levèrent d’un même bond. Déesse de la paix, Dieu de la guerre, Déesse des tempêtes, Dieu de la poésie…

Quel que soit leur feu divin, ils faisaient bloc. Car nul être ne pouvait insulter un Ase sans en subir les conséquences.

La main de Thor broya sa coupe. Un grondement, pareil au tonnerre, s’éleva de sa gorge.

— Répète, si tu l’oses.

— Je vais faire mieux que ça. Je vais reformuler, sourit aimablement Loki. Tous affirment que les pouvoirs des Ases sont illimités. J’ai entendu leurs arguments. Ils sont sensés. Je ne fais donc que les suivre en affirmant qu’au regard de tes dons, tu n’es pas un Ase.

Odin, qui, jusque-là, n’avait pas pris part au débat, se leva de son siège. Le brouhaha indigné cessa aussitôt.

— Cela suffit. Laissons là ces querelles. Le jour se couche. Mon frère, tu nous es revenu sain et sauf par la grâce de Thor, mon fils. Maudits soient les Nains d’avoir forgé une telle cage ! Nul n’aurait pu en sortir, je l’affirme. Il n’y a là ni faute à pointer du doigt ni haine à avoir. Au contraire, soyons reconnaissants.

Bouillonnant de rage, Irmin jeta un regard mauvais à Loki.

— Tu passes donc sur l’insulte, Père de tout ?!

Odin soupira.

— Ce n’est pas à moi d’en décider. Thor, parle.

Le Dieu du combat se leva et toisa Loki.

— C’est comme ça que tu remercies celui qui t’a délivré des mains des Géants ?

— J’ai remercié mon sauveur. Mais toute cette conversation m’a donné de quoi réfléchir et j’avoue ne pas croire à l’étendue illimitée de certains de tes dons. Et, si je suis les pensées d’Irmin…

— Nous avons tous compris, inutile de revenir dessus. Finissons ces enfantillages, qui ne sont là que pour masquer ton humiliation, et venons-en au fait.

Toute trace d’amusement déserta les traits de Loki. Autant les attaques des autres l’avaient laissé de marbre, et même diverti, autant celles de Thor parvenaient à l’atteindre.

Vexé, blessé, agacé de le laisser avoir autant de prise sur lui, le Dieu de la discorde contre-attaqua de toute sa fourberie :

— Je te lance un défi.

Le prince d’Asgard soupira et se rassit.

— Nous savons tous comment se terminent tes défis. Finalement, quelqu’un sera obligé de venir te sauver.

Les autres Dieux se détendirent quelque peu et se rassirent à leur tour.

— Est-ce vraiment de la lassitude que je lis dans tes yeux, puissant Thor ? Ou n’est-ce qu’un subterfuge visant à masquer ta peur ?

Le Dieu du combat lança sa coupe à travers la salle et bondit sur le Dieu Géant.

— J’ai enfanté le Courage, la Force et la Vigueur, cracha-t-il en enserrant la gorge de son adversaire. Ne viens pas me parler de peur !

— Alors tu ne verras aucun inconvénient à relever mon défi. Je te promets que personne n’aura à secourir personne.

Le regard transparent de Loki le troubla un instant. Mal à l’aise, le prince desserra son emprise.

— Parle.

Le Dieu de la malice balaya la foule du regard.

— Thor, tu es le Dieu du tonnerre. Personne ne le conteste. Comme l’a fait valoir Irmin, tu es le Tonnerre. Nul besoin de tergiverser. Mais qu’en est-il de la Force, du Combat et de la Fertilité ?

— Thor a déjà prouvé sa force ! rugit Forseti, Dieu de la justice. Ne te souviens-tu pas lorsque le Géant Utgardaloki vous a trompés, toi, Thor et Thjalfi ? Tu as échoué à manger plus que le Feu, Thjalfi a failli à courir plus vite que la Pensée, mais Thor a fait des miracles ! Il n’a ployé qu’un genou sous la Vieillesse et a même réussi à lever la queue du Jörm