Les secrets des capitaines solitaires – Extrait
Prologue
Il n’y a pas très longtemps, on m’a parlé de Rose.
C’était dans un bar de Reykjavik, en Islande. J’avais passé la soirée à bavarder avec l’un de ces voyageurs que l’on croise parfois, ces gens qui ont parcouru le monde et qui ont des histoires à raconter.
Au hasard de la conversation, cet inconnu, ce voyageur, m’a parlé de cette femme extraordinaire qu’il avait croisée un jour aux îles Galápagos. Une Française. Il ne savait pas très bien de quoi elle vivait ni ce qu’elle avait fait avant, et elle n’avait plus vraiment d’âge. Une vieille dame magnétique qui changeait la vie, disait-il. Rien que ça. Quand il a parlé d’un capitaine gentleman qui vivait plus ou moins avec elle, j’ai su qu’il me parlait de ma grand-mère.
Je n’ai pas été surpris. J’ai souri, parce que j’ai toujours su qu’un jour, j’entendrais parler de Rose, et que ce serait à un bout du monde, dans une conversation de voyageurs où l’on parlerait d’autres bouts du monde. Je n’ai pas essayé de savoir quand cela s’était passé, si c’était des années ou quelques mois auparavant. Cela n’avait pas d’importance, car je suis convaincu que le temps n’a jamais réussi à rattraper Rose.
Ma grand-mère est insaisissable et irréelle, comme le sont les légendes.
Elle s’appelle Rose et ce n’est pas une vraie grand-mère.
On vous parlera d’elle à l’autre bout du monde, dans un bar de Buenos Aires ou de Manille, de Valparaiso ou de Rome. À Helsinki ou Moscou, des gens la connaissent, vous raconteront comment elle a compté dans leur vie. Son nom surgit dans les conversations. Elle est un personnage au cœur des histoires. De beaucoup d’histoires. Car Rose a connu des gens de toutes sortes.
Il y a tellement à raconter sur Rose.
Dans mes tout premiers souvenirs, je suis avec ma grand-mère chez un glacier à La Baule et je dois avoir 8 ou 9 ans. Ma grand-mère me regarde en train d’avaler une glace deux fois plus grosse que moi, avec des tonnes de chantilly et des boules multicolores. Elle me fait un clin d’œil aussi. Elle me dit que nous formons une bien jolie famille. Une famille parfaite. Et elle me dit de garder le secret. Elle me dit qu’il ne faut rien dire aux adultes et que, moi, je ne dois surtout pas devenir comme eux. Qu’ils ne peuvent pas comprendre. Que dans les familles, surtout quand elles sont aussi parfaites, il faut savoir garder les secrets.
Ma grand-mère a des cheveux blancs qui entourent son visage et des petites lunettes rondes autour des rides de ses yeux, mais elle a 20 ans. Elle me regarde engloutir ma glace et elle me dit qu’elle et moi, on a une grande aventure à vivre. Je lui demande de ma voix d’enfant si ça va être dangereux. Elle se met à rire et dit que le danger, c’est dans la tête, que c’est un truc d’adulte et qu’il ne faut jamais écouter les adultes.
C’est le premier souvenir que j’ai d’elle. De ce que je crois me rappeler. Au fil des ans, les souvenirs d’enfance se mélangent avec d’autres images. De mon histoire ou de la sienne. Les souvenirs ne sont qu’une projection de la mémoire, une sorte d’image sucrée, comme cette glace multicolore… Il est difficile de s’y retrouver.
Dans un autre souvenir d’enfance, nous sommes dans un port et il y a un immense cargo devant nous. Sur le pont, il y a quelqu’un qui fait signe à ma grand-mère. Elle me dit que la vie se résume à des histoires de bateaux qui s’en vont, mais je ne sais pas encore qu’elle a raison. Soudain, elle lâche ma main d’enfant et elle se met à courir vers la passerelle. Puis des cordes se déroulent et le bateau s’en va. Moi, je fais des signes avec mon mouchoir et je me demande quel genre de grand-mère abandonne son petit-fils sur le quai. Elle est sur le pont du cargo qui s’éloigne et elle me crie de ne pas m’en faire, que je n’ai qu’à prendre le prochain bateau. Et elle rit très fort.
Cette scène-là par contre, si je m’en souviens, je suis bien certain qu’elle n’a jamais eu lieu. Elle n’a pas pu avoir lieu. Pas dans le monde de mon enfance et de la famille parfaite. C’est un souvenir de rêve, une illusion de l’imagination, une sorte de métaphore de son histoire. Ou de la mienne. Tout est un grand mélange.
Parfois, je me demande pourquoi je n’ai pas eu une grand-mère comme celles des paquets de gâteaux, avec une robe vichy qui virevolte entre les clafoutis fumants sortant du four.
Une grand-mère de livre d’images.
Non, ma grand-mère à moi, elle a 20 ans. Elle a 20 ans pour toujours et elle ne peut pas mourir. Je sais, ça a l’air bizarre, et pourtant, c’est la vérité.
Au commencement, il y avait la famille parfaite.
Et puis j’ai grandi. Vers la fin de l’enfance, j’ai ouvert par hasard la boîte à secrets de ma grand-mère et j’ai rencontré Rose. Rose ne rentrait pas dans les cases de la famille modèle. Rose voyageait sur un chemin de liberté, une route comme un tourbillon qui nous a entraînés, émerveillés, fait dérailler de nos vies bien tracées, submergés comme un appel du grand large…
Oui, il faut que je raconte ce que je sais de Rose et quelques-uns de ses fameux secrets.
De merveilleux secrets qu’on ne trouve pas dans les collections rose ou verte des livres des enfants sages. Les histoires de Rose sont pour les enfants qui ont grandi. Pour les grands enfants qui se trouvent perdus sur les chemins des adultes.
De toute façon, il était triste à mourir ce vieux cliché de la mamie qui fait des confitures et des gâteaux.
1
— Ta mère marche complètement à côté de ses pompes !
Je venais de rentrer du lycée. Dans la famille Masserand, les disputes n’étaient guère courantes et l’ambiance était d’ordinaire plutôt feutrée dans le grand appartement parisien que nous habitions depuis toujours.
J’ai refermé sans bruit la lourde porte d’entrée et j’ai tendu l’oreille pour écouter la suite de la conversation entre mes parents dans le salon. Il était question de ma grand-mère, de virements sur des comptes et du fait que ces derniers temps elle était beaucoup partie en voyage.
— Je ne peux tout de même pas mettre ma mère en cage… a mollement protesté la voix de mon père.
— Tu peux lui demander quelques explications, non ? Et quelle est cette lubie de mettre les voiles sans rien dire à personne ? C’est très étrange. Il y a de quoi s’inquiéter un minimum !
Si on m’avait demandé ce que j’en pensais, j’aurais dit que depuis la mort de mon grand-père quelques années auparavant, moi, je la trouvais plutôt heureuse, ma grand-mère. Et plus libre sans le moindre doute. Elle avait toujours été plutôt distinguée, mais elle s’était mise à porter des chapeaux, à se teindre les cheveux d’un blanc brillant lumineux. Elle avait une vieille copine qu’elle connaissait depuis toujours et qu’elle traînait partout en voyage. Elles partaient en week-end toutes les deux, à Deauville, à la Baule, à Nice, à Biarritz ou Saint-Malo sans doute. Des destinations de vieilles dames. Pas de quoi s’alarmer.
Dans la suite de la conversation, j’ai compris que ce qui posait vraiment problème, c’étaient les sommes d’argent que grand-mère Rose consacrait à ses petites escapades. Apparemment, il y avait quelques anomalies dans ses comptes que mon père gérait. Elle avait vendu des actions sans prévenir personne, quelque chose comme ça…
— Et combien va-t-il rester après ses petits caprices ? a demandé froidement ma mère. Qui sait si elle ne sera pas un jour obligée de vendre son appartement… ou la maison de La Baule.
— Je ne peux légalement pas faire grand-chose…. C’est l’héritage qui te tracasse à ce point ?
— Je n’en reviens pas que tu puisses penser une chose pareille, a dit ma mère en soupirant, même s’il semblait évident que c’était bien cette question qui l’inquiétait.
J’avais bien du mal à imaginer que ma mère puisse être intéressée ainsi par un argent dont elle n’avait finalement pas besoin et je me suis senti déçu par ses mots qui trahissaient une pingrerie insoupçonnée. Après avoir travaillé longtemps avec mon grand-père, mon père avait repris la tête de l’entreprise familiale, un cabinet de conseil en patrimoine et les revenus de la famille étaient confortables. Ma mère aussi travaillait. Elle avait un diplôme de Lettres modernes, mais il y a longtemps qu’elle avait laissé tomber les cours de français pour se tourner vers la communication. Elle donnait désormais des cours, comme intervenante, pour des écoles de commerce et des classes de BTS.
Même si je trouvais que la profession de mon père était chiante à mourir, que j’avais souvent l’impression que ma mère aurait voulu faire autre chose, nous n’étions pas des gens à plaindre. Nous habitions non loin de Saint-Germain-des-Prés, ma sœur et moi fréquentions un très bon lycée et nous avions pour les vacances la maison familiale de La Baule. Une jolie vie de beau quartier. Un sort très enviable de bonne famille.
Et moi, j’adorais ma grand-mère.
Je me suis avancé doucement dans l’appartement. J’ai passé la tête entre les portes battantes du salon.
— Salut ! Alors, vous vous disputez ? ai-je dit sur un ton de petit con innocent.
— Clément ! s’est exclamé mon père d’une voix troublée. (Il s’est raclé la gorge.) Ça s’est bien passé la journée, mon grand ?
J’ai haussé les épaules. À chaque fois qu’il me donnait du « mon grand », j’avais l’impression d’avoir 8 ans à nouveau.
— Journée tranquille, ai-je dit.
— On ne se disputait pas… Ta mère est simplement inquiète parce qu’il semble que ta grand-mère soit… comment dire…
— Complètement givrée, a terminé sèchement ma mère.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Il semble qu’elle ait dépensé une grosse somme d’argent. Sans m’en parler… Sans nous en parler.
Il avait rectifié avant même que ma mère n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche.
— Et alors ? Elle peut bien faire ce qu’elle veut de son pognon. Elle ne l’emportera pas dans la tombe et elle est blindée grand-mère ! Qu’est-ce que ça peut bien faire si elle claque un peu de thunes pour se faire plaisir ?
— Clément ! Tu es insolent !
Ma mère m’a regardé, les sourcils froncés. Sévère. Institutrice. Je détestais quand elle prenait cet air-là.
— Clément, non pas que cela te regarde, mais on parle de beaucoup d’argent, a ajouté mon père sur un ton de comptable.
J’ai haussé les épaules.
— Ce n’est pas terrible d’appeler des banquiers pour espionner sa propre mère !
— Clément… On s’inquiète ! C’est tout ! À l’âge de ta mamie, il peut arriver que les gens perdent un peu la tête, et il faut rester attentif à…
— Foutez-lui donc la paix à Mamie ! Elle s’éclate, quoi…
J’ai préféré battre en retraite, sans un mot, direction ma chambre, à l’autre bout de l’appartement, et j’ai claqué la porte. Je n’étais pas vraiment en colère. Un peu vexé peut-être du ton sur lequel ils m’avaient parlé. J’étais juste à cet âge compliqué où l’on vous demande de réfléchir sur des concepts de philosophie, sur des auteurs torturés, de commenter des formules sur le sens de l’univers et, dès qu’on passe la porte de la maison, on se retrouve à nouveau projeté en enfance. L’avis des enfants ne compte que quand il arrange les adultes. À bientôt 18 piges, une porte qui claque vaut parfois mieux qu’un long discours.
Avec le lycée et ma vie d’ado, je n’avais pas passé beaucoup de temps avec ma grand-mère ces trois dernières années. J’ai soudain pris conscience que je l’avais négligée. La mort de Grand-père avait mis fin au rituel du déjeuner du dimanche autour duquel, pendant si longtemps, toute la famille s’était retrouvée. Et puis il me semblait aussi que les week-ends où elle était à Paris s’étaient faits plus rares depuis quelque temps déjà…
Avant, quand je passais la voir après l’école ou le collège, dans son appartement du 5e arrondissement, elle était comme les grand-mères des livres heureux, les collections roses. Il y avait toujours des gâteaux, des clafoutis aux pommes, des beignets, des macarons. Bon, évidemment, elle n’avait rien préparé elle-même et elle sortait tout ça de grandes boîtes marquées Fauchon, mais tout était toujours délicieux. Elle me demandait comment ça se passait à l’école et, souvent, elle m’emmenait à la librairie toute proche et m’achetait des livres d’aventures. Et à Noël, elle trouvait toujours un cadeau génial à nous offrir, à moi et ma petite sœur.
Quand Grand-père était mort, j’avais eu du chagrin, bien sûr, parce que c’était mon grand-père, mais ce qui m’avait rendu le plus triste, c’était d’avoir pris conscience que les jours d’enfance étaient tragiquement comptés. Et qu’un beau jour, ma grand-mère allait mourir aussi.
Le grand-père, ce n’était pas pareil. Il était gentil avec moi, mais il était froid et secret et je ne me souviens pas qu’il m’ait jamais beaucoup parlé. C’était un homme de comptes et de chiffres. Un personnage austère, un peu impressionnant, qui traînait toujours avec le journal de la finance. Même en retraite, il avait continué à travailler. J’avais 13 ou 14 ans quand il avait quitté ce monde sans crier gare, victime un peu sans doute de sa passion pour les cigares cubains et le whisky.
Puis j’étais entré au lycée, ma sœur était devenue une adolescente égoïste et insupportable et ma grand-mère avait commencé à quitter Paris de plus en plus souvent. J’avais entendu ma tante glisser au cours du triste repas de Noël qui avait suivi le décès de Grand-père que l’« on ne savait pas très bien combien de temps elle allait lui survivre et faire semblant d’être heureuse ».
Mais ma grand-mère faisait remarquablement semblant. À tel point qu’assez vite, les visages de pitié et les sourires de compassion de la famille avaient laissé la place à une sorte de gêne indescriptible, à un curieux sentiment d’indécence… Elle n’était pas morte noyée dans le chagrin, tout le monde s’en réjouissait certainement, mais on ne pouvait s’empêcher de trouver choquant de la voir si heureuse, aussi vite. Même plus qu’avant peut-être et c’était bien ça le problème. Elle affichait une bonne humeur à toute épreuve, un dynamisme étonnant, un appétit de vie inattendu.
Quand je passais la voir dans ces années-là, elle était toujours pressée, même si elle trouvait du temps pour « son petit-fils préféré ». Elle me bombardait de questions sur ma vie, le collège, le lycée, les profs, les copains, ce que j’écoutais comme musique, les films que je voyais au cinéma. Mais finis les clafoutis, les macarons et autres trucs de mamies. Le couloir de son appartement était souvent encombré par des valises ou de très chics sacs de voyage en cuir.
Elle parlait très peu d’elle-même, à bien y repenser, comme si ce sujet ne l’intéressait pas, ou ne me concernait pas. Mais le comportement de ma grand-mère ne me paraissait pas inquiétant. Au contraire, elle avait l’air plus jeune que jamais. Sa tignasse était épaisse et d’un blanc assumé, joyeusement éclatant, presque scintillant. Terminées les lunettes discrètes et tristes. Elle avait découvert les lentilles et les montures de couleur. Elle s’était mise à porter des jeans. Pour l’hiver, elle s’était acheté un de ces bonnets de trappeurs canadiens avec des langues en fourrure sur les côtés. Quand il pleuvait, elle ne sortait jamais sans un magnifique ciré jaune qu’elle avait payé une fortune dans un Comptoir de la mer lors d’un week-end dans l’ouest. Elle multipliait les lubies vestimentaires et semblait s’amuser beaucoup. Et comme elle avait un goût très sûr, ses tenues bien que voyantes restaient toujours chics. Il faut une sacrée dose de classe pour porter des cirés jaunes en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés sans avoir l’air d’une Bretonne égarée sur un quai de Montparnasse.
Non, vraiment, elle allait bien ma grand-mère… et c’était comme si la famille lui en voulait d’afficher un tel appétit de vie alors qu’en toute logique, elle aurait dû se contenter de prendre le thé avec des vieilles dames au café du Luxembourg, entre deux tournois de bridge et des enterrements.
Elle refusait catégoriquement de ressembler à une vieille dame. Elle n’était pas dans le moule et, à bien y réfléchir, pour moi, elle était simplement hyper cool.
Le soir au dîner, mon père a pris un ton de chef de famille et il nous a annoncé que grand-mère avait disparu.
— Comment ça « disparu » ? a demandé ma sœur Élodie, avec sa voix dédaigneuse d’adolescente un peu pétasse. Elle est morte ou quoi ?
Mon père a levé des sourcils d’une façon curieuse. L’espace d’un instant, on aurait dit deux points d’interrogation sur son front.
— Non, elle n’est pas morte… Enfin, on ne sait… non, elle n’est pas morte, voyons ! a protesté mon père. Elle n’a pas donné signe de vie depuis plus de dix jours, voilà…
— Tu as essayé de contacter madame Gratonnier ? ai-je demandé.
— Bien sûr, tu penses ! Elle dit qu’elle lui a dit qu’elle partait en voyage, mais elle ne sait pas où…
Madame Gratonnier, c’était la meilleure amie de ma grand-mère, celle avec qui elle s’en allait en week-end. Une vieille dame très gentille, un peu effacée, avec un rire de poule. Elle m’avait toujours paru un peu stupide. Mais c’était l’amie de ma grand-mère, alors à chaque fois que je l’avais vue, j’avais fait des efforts pour être aimable.
— Quand l’a-t-elle vue pour la dernière fois ?
— Du calme, Clément, a coupé ma mère. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter… pour le moment. Mais quand une femme de son âge est introuvable pendant si longtemps, il convient de se poser quelques questions…
— Vous avez prévenu la police ? a demandé ma sœur.
— Non, bien sûr que non, a dit mon père.
— Vous êtes allés chez elle ? ai-je insisté.
— Évidemment ! Rien d’anormal, apparemment.
— Tu y es allé toi-même ?
— Madame Gratonnier arrose les plantes. Elle y passe tous les deux jours.
Il avait contacté plusieurs de ses connaissances, son avocat, son banquier et ma grand-mère n’avait donné signe de vie à personne. Elle avait un portable qui était sur messagerie, ce qui n’était pas surprenant. Elle avait toujours détesté le téléphone, et ce, bien avant qu’on ne puisse le glisser dans une poche. Chez elle, elle pouvait laisser sonner dix fois avant de se décider à décrocher.
— Elle est peut-être simplement partie quelques jours chez une amie, ai-je hasardé.
— Il y a eu de gros mouvements d’argent sur son compte en banque, a ajouté mon père.
— Ces derniers jours ?
— Ces derniers mois.
— Alors cela n’a peut-être aucun rapport !
— Oh je t’en prie, Clément ! a dit sèchement ma mère. Ton père est en train de t’expliquer qu’il y a de fortes chances pour que ta grand-mère soit partie contre son gré… ou qu’elle soit partie sans s’en rendre compte !
Je me suis mis à rire.
— Comment ça « sans s’en rendre compte » ? C’est ça que vous pensez ? Que Mamie est dingue et qu’elle est dans Paris en train d’errer dans les rues ? Ou de parler à un lampadaire ?
— Clément ! Ne dis pas n’importe quoi… Enfin, c’est une hypothèse, a dit mon père.
— C’est très plausible, a dit ma mère.
— N’importe quoi ! Mamie est en pleine forme, c’est vous qui êtes cinglés !
— Clément, ça suffit ! a crié mon père. Ta grand-mère a disparu et si nous la retrouvons… Quand nous la retrouverons, je crois qu’il sera tout à fait bon d’avoir un avis médical ! Ne crois pas que ça nous fasse plaisir, mais c’est… nécessaire.
Je ne savais pas quoi dire. J’étais atterré. Je refusais d’imaginer que quelque chose de grave soit arrivé à ma grand-mère. Et j’étais déçu par l’attitude de mes parents qui imaginaient tout de suite qu’elle était forcément aux fraises.
— Vous faites chier, j’ai dit.
— Clément, pourquoi ce langage ? a soupiré mon père.
Je me suis levé d’un bond. J’ai traversé l’appartement à toute vitesse et j’ai claqué la porte de ma chambre pour la seconde fois de la journée. Mais cette fois, même si je ne savais pas bien pourquoi, j’étais vraiment en colère.
Quel âge avait ma grand-mère exactement ? Je ne m’étais jusqu’alors jamais posé la question aussi précisément. Je connaissais sa date d’anniversaire, mais je n’étais pas sûr d’avoir jamais connu l’année. Quand on est enfant, la soixantaine est un âge qui n’existe pas. Inimaginable, comme l’infini.
J’ai calculé par rapport à l’âge de mon père et je suis arrivé à la conclusion qu’elle devait avoir 70 ans, ou un peu plus. Ce n’était pas jeune, certes, mais c’était loin d’être un âge pour devenir folle. De nos jours, le nombre des années ne devient dramatique que vers les quatre-vingts. Plus de quatre fois mon âge. Toute une vie…
Le lendemain de cette soirée de drame familial, on était samedi, je suis sorti faire un tour du côté de la rue Mouffetard. Je me suis promené, par hasard ou presque, dans les rues proches de l’immeuble de ma grand-mère. Je craignais vaguement de tomber sur elle, si jamais elle était vraiment en train d’errer comme une âme perdue dans les rues de Paris ou de parler à un lampadaire…
Je ne l’ai pas croisée, bien sûr.
Les rues grouillaient de monde comme toujours, touristes et provinciaux en balade et Parisiens pressés, énervés par ces envahissants visiteurs aux pas lents sur leur territoire. Au bout d’un moment, je me suis retrouvé vers le jardin du Luxembourg, devant l’un de ces immeubles chics et devenus hors de prix depuis que Paris avait peu à peu chassé les classes moyennes de ses beaux quartiers. Je suis entré dans un hall, où je me souvenais d’être déjà venu il y avait bien longtemps. J’ai regardé les noms sur l’interphone.
Madame Gratonnier habitait au deuxième étage.
J’ai sonné. Une voix un peu chevrotante et vaguement apeurée m’a répondu.
— Madame Gratonnier, bonjour ! ai-je dit en parlant machinalement très fort, comme si toutes les vieilles étaient inévitablement sourdes. Je suis Clément, le petit-fils de votre amie Rose ! J’aurais bien voulu vous parler quelques minutes, si je ne vous dérange pas !
Quelques secondes de silence au bout de l’interphone.
— Madame Gratonnier ?
— Oui, oui… Qui est-ce ?
— Clément ! Le petit-fils de Roselyne ?… Votre meilleure amie !
— Ah, oui… Deuxième étage à droite !
Elle m’attendait à la porte quand je suis arrivé sur le palier. Au contraire de ma grand-mère, elle avait tout d’une vieille. Allure voûtée, cheveux tristes et gris coiffés en chignon, elle portait une robe bleue à fleurs qui était certainement neuve, mais qui semblait sortie d’une armoire des années cinquante.
Elle était surprise de me voir sans doute, mais semblait ravie d’avoir de la visite.
— Clément, qu’est-ce que tu as grandi !
Je m’attendais à une remarque de ce genre, le genre de phrases d’adultes qui, quand j’étais petit, me faisait dire qu’elle était un peu idiote. Je lui ai rendu son sourire.
— Ne reste pas là, entre !
L’appartement de Mme Gratonnier était d’une propreté impeccable. Pas une trace de poussière sur les meubles en bois verni de l’entrée où des plantes étaient posées avec soin sur des napperons blancs. Elle m’a conduit dans un salon qui était plutôt vaste mais tellement encombré de bibelots que la pièce semblait minuscule. Un chat est venu se frotter sur mon jean. C’était un joli chat blanc, très propre et très doux, un de ces chats de salon qui font partie du décor et qui ne sortent jamais, le genre de félin embourgeoisé qui file se planquer à la vue d’une souris.
— Balthazar, laisse Clément s’asseoir, a chevroté la douce voix de Mme Gratonnier. Tu veux un café, Clément ? Ou un chocolat chaud ?
— Un café, très volontiers, avec plaisir… Si ce n’est pas trop compliqué.
— Penses-tu !
Je ne savais que très peu de choses de Mme Gratonnier. J’étais déjà venu ici, avec ma grand-mère, j’en étais certain, mais cela remontait à des années. J’ignorais si elle avait des petits-enfants, ou même des enfants. Disposées sur une table au coin du canapé, des photos en noir et blanc un peu défraîchies résumaient toute sa vie. En bonne place trônait le portrait d’un homme, M. Gratonnier sans doute, jeune sur une vieille photo avec la mer en arrière-plan, puis plus âgé dans un autre cadre, tenant Mme Gratonnier par la taille, devant un hôtel de luxe, quelque part sur la Côte d’Azur. Quelques photos d’enfants, petits, puis plus grands. Visages banals d’une vie sans éclat ni secrets. En apparence, forcément, car tout le monde a sa part de mystère.
Elle a apporté le café sur un joli plateau, avec des tasses en porcelaine à fleurs et un sucrier avec une pince à sucre, et je me suis senti un peu coupable de la voir se donner tout ce mal.
— Je suis désolé de vous déranger, ma visite doit vous surprendre…
— Ton père m’a téléphoné ces derniers jours pour savoir si j’avais vu ta grand-mère.
— Oui, je sais. C’est un peu pour cela que je suis venu.
— Je suis passée chez elle arroser les plantes et aérer pas plus tard qu’hier.
Elle ne semblait pas inquiète le moins du monde, comme si l’absence de ma grand-mère était complètement normale et anodine.
— Elle vous a demandé d’arroser les plantes avant de partir ?
Madame Gratonnier a souri.
— Bien sûr, je m’occupe toujours de son appartement quand elle n’est pas là.
— Mais elle ne vous a pas dit où elle partait ? Ni comment la joindre ?
— Non, pas exactement… Elle part très souvent, tu sais. Elle me laisse les clés et je passe quand je suis dans le coin. Quand elle est là, on papote. Quand elle n’y est pas, j’arrose les plantes…
— Elle ne vous dit jamais où elle va ?
— Ah non. Ta grand-mère ne me raconte pas tout, tu la connais.
Apparemment, je ne la connaissais pas si bien que cela. Je m’étais toujours imaginé qu’elle partait pour des week-ends en Normandie, sur la Côte d’Azur ou à même à Genève, mais qu’elle emmenait son inévitable copine Thérèse avec elle….
— Oh, oui, cela arrive quelquefois, mais je ne suis pas de tous ses voyages. Ce serait un peu trop pour moi. Elle a la bougeotte ta grand-mère, tu sais !
J’ai trouvé que son sourire était un peu trop crispé, comme un maquillage, un visage figé et rassurant pour éviter de trop en dire. Mais je vois toujours des mystères partout.
— Donc vous ne savez vraiment pas où elle est en ce moment ?
Non, Thérèse Gratonnier ne savait pas où était partie son amie. Mais il n’y avait rien d’étrange dans sa « disparition ». Ce n’était d’évidence pas la première fois qu’elle mettait les voiles comme ça, sans rien dire à personne. C’était par contre la première fois que son absence suscitait une telle curiosité.
— Ta grand-mère n’arrête pas de répéter qu’elle est libre, Clément. Je lui ai dit plusieurs fois qu’elle devrait vous prévenir quand elle s’en va comme ça. Mais elle m’envoie balader, elle dit qu’elle n’a pas de comptes à rendre sur son emploi du temps…
— Et elle part toute seule à chaque fois ?
Madame Gratonnier a froncé les sourcils, et son regard s’est perdu vers les rideaux en velours de la grande fenêtre.
— Je ne peux rien te dire, Clément. Je ne sais que très peu de choses. Rose ne parle pas de ses voyages. Elle dit que c’est son jardin secret.
— Mais enfin, ma mamie n’est quand même pas un agent de la CIA en mission !
— Un agent de la quoi ?
— Les services secrets américains… C’était une plaisanterie, Madame Gratonnier !
— Ah, oui ! Ah ! ah ! ah !
J’ai reconnu le rire stupide que j’avais entendu dans mon enfance. Et je me suis aussi rendu compte que Mme Gratonnier avait de légères absences. Elle en savait peut-être plus qu’elle ne voulait le dire, mais il y avait aussi comme des nuages dans son esprit. Mais ce n’était peut-être qu’une impression. Les jeunes s’imaginent toujours que les vieux sont gâteux.
— Vous avez raconté tout ça à mon père ?
— Oh, bien sûr ! Et je lui ai dit qu’il ne fallait pas qu’il s’inquiète, qu’elle était simplement en voyage… Comme si souvent. Tu veux un peu de café ? Ou un chocolat chaud ?
— Non merci, vous m’avez déjà servi un café…
Je l’ai regardé avec un sourire et elle a posé son regard sur la cafetière en porcelaine sur la table basse.
— Oh bien sûr, a-t-elle dit avec un soupir en revenant soudain sur terre.
Si on devait s’inquiéter pour quelqu’un qui commençait à perdre la boule, ce n’était pas ma grand-mère… Mais autre chose me tracassait. Si Mme Gratonnier avait dit à mon père ce qu’elle venait de me dire, pourquoi les parents s’étaient-ils livrés à cette scène mélodramatique au dîner d’hier soir ? Grand-mère était en voyage, elle n’avait prévenu personne, ce n’était certainement pas très sympa de sa part, mais ce n’était guère surprenant vu son tempérament. Je ne voyais pas bien d’où avait surgi la montagne d’inquiétude dans la famille. Cela ne pouvait donc être que l’argent disparu qui posait problème et j’ai trouvé ça triste. Décevant, même.
Madame Gratonnier continuait de parler mais je n’écoutais plus. Elle racontait quelque chose à propos de Balthazar, le chat, qui était retourné se blottir sur un coussin moelleux.
J’ai continué de bavarder quelques minutes avec elle, pour être poli. À défaut d’avoir levé le mystère sur les voyages de Rose, je me sentais rassuré. J’ai pris congé de Mme Gratonnier et je l’ai laissée à sa solitude et ses bibelots.
J’ai passé pas mal de temps dans ma chambre le dimanche suivant. Travail, révisions, avec le bac en ligne de mire dans quelques semaines. Je ne m’inquiétais pas trop, je ne faisais pas partie des cancres. Mais je ne comprenais pas grand-chose aux maths par exemple, matière qu’on me disait logique mais à laquelle mon cerveau rêveur restait hermétique. Je ne comprenais pas l’intérêt de toutes ces histoires de x et y, de f et de x. Mon esprit s’enfuyait toujours dès qu’il se retrouvait confronté à des histoires de nombres et de symboles grecs. Sérieusement, qui pouvait bien se passionner pour des équations ? Qui pouvait bien trouver du plaisir à cette matière désespérément binaire où il n’existait que deux résultats : vrai ou faux ? Oui ou non. Un ou deux. Pas de place pour un « ça dépend », ou une petite histoire qui aurait rendu la chose un peu moins prévisible.
Les profs de maths m’avaient toujours cordialement détesté. J’arrivais à être bon dans toutes les matières humaines, mais je devenais un cancre absolu sitôt confronté à l’austère logique des maths.
Moi, j’aimais les mots, les langues, les promesses de voyage. Ce n’était pas un hasard si mon meilleur ami au lycée s’appelait Esteban et qu’il était espagnol. Pour être précis, il était français, mais né en Espagne. Il parlait français et espagnol sans la moindre différence, et ce bilinguisme parfait, cette aisance qu’il avait à naviguer d’une langue à l’autre, avait quelque chose de magique. Nous étions devenus amis parce qu’il n’était pas tout à fait comme les autres, pas tout à fait raccord avec le décor. J’aimais son côté pas à sa place, un peu comme moi quand j’entrais dans la salle de mathématiques.
Le lundi, après le lycée, au lieu de rentrer directement chez moi, j’ai pris le métro pour aller faire un tour vers chez ma grand-mère. J’ai sonné à l’interphone mais personne n’a répondu. Je me suis risqué à passer un coup de fil et le téléphone a sonné une dizaine de fois avant de basculer enfin sur le répondeur. Je me suis demandé combien de temps allait durer cette drôle d’absence. Si elle allait seulement revenir un jour. Il paraît qu’il y a des tas de gens qui disparaissent chaque année. Ils sortent acheter des clopes ou du pain et on ne les revoit plus jamais. Parfois le bizarre s’invite dans la vie des gens. En général, ils n’y sont pas préparés. On ne se prépare qu’au quotidien. On ne vit jamais que par habitude, et quand l’histoire devient digne d’être racontée, c’est souvent parce qu’elle est devenue dramatique…
J’avais plein d’hypothèses. Elle était partie à la campagne chez une amie artiste qui n’avait ni téléphone ni Internet. Elle avait passé le week-end au casino de Deauville, gagnant ou perdant des fortunes au poker (ce qui aurait aussi expliqué les retraits sur son compte). Ou elle était tombée par hasard sur une amie d’enfance qui habitait en province et elle s’y était invitée en toute simplicité. Dans mes hypothèses, il n’y avait rien que du très plausible. Et rien d’inquiétant.
Quand j’ai appelé mon meilleur ami Esteban, je lui ai raconté l’histoire de mon introuvable grand-mère et il s’est tout de suite enflammé…
— Si ça se trouve, elle a fait un braquage ! Ou alors, elle a renversé un gouvernement en Amérique du Sud ! T’en sais rien, si ça se trouve c’est la fille cachée du Che !
— Ah bon, il avait une fille cachée, Che Guevara ?
— Bah oui, ta grand-mère !
On a éclaté de rire.
— T’es vraiment con, Esteban !
— C’est pour ça que je suis ton pote !
Plus tard, j’ai entendu mon père rentrer, je suis passé lui dire bonsoir et me préparer une tasse de thé à la cuisine. Je lui ai demandé s’il avait eu des nouvelles et il a simplement secoué la tête en baissant les yeux. Je voyais bien qu’il était sérieusement inquiet. Je n’avais raconté à personne ma petite visite à Mme Gratonnier. Je n’avais pas essayé d’aborder le sujet au dîner. Je n’avais pas envie d’entendre ma mère encore insinuer que ma grand-mère n’était qu’une vieille folle qui perdait les pédales. Ce qu’elle pensait, assurément.
Le lendemain soir, en sortant du lycée, Esteban a tenu à m’accompagner chez ma grand-mère. Il ne la connaissait pas, je n’avais pas besoin d’escorte, mais cette histoire l’intriguait au moins autant que moi.
— Tu sais, je vais sonner chez elle, et si elle n’est pas là, je vais faire demi-tour.
— Je sais, je sais. Au pire ça me fera une petite balade !
J’étais content qu’il m’accompagne. D’abord parce que j’adorais passer du temps avec lui. Il était toujours drôle et plein d’enthousiasme. Cette histoire de disparition, ce n’était même pas encore une histoire et il n’était pas sérieux quand il parlait de la fille cachée de Che Guevara en train de préparer quelque complot révolutionnaire, mais je savais qu’au fond de lui, il aurait adoré avoir mis dans le mille. Et j’étais sûr qu’il avait en réserve tout un tas d’autres hypothèses farfelues dans l’affaire de l’introuvable grand-mère.
J’ai ressenti une curieuse excitation en appuyant sur l’interphone. Je me demandais vaguement si un type barbu avec un accent espagnol allait répondre. Si on allait tomber sur un nid de guérilleros chevelus… Esteban et sa putain d’imagination…
Personne n’a répondu, évidemment. J’ai sonné une seconde fois, pour être sûr, et nous sommes sortis de l’immeuble. J’ai jeté machinalement un coup d’œil vers les fenêtres paisibles de l’appartement de ma grand-mère au quatrième. C’est curieux comme les choses peuvent devenir si mystérieuses, soudain…
— Bon donc pas trace de Mamie, a résumé Esteban d’un ton dramatique.
J’ai approuvé de la tête, tout en regardant au hasard un taxi qui venait de s’engager dans la rue. La silhouette à l’arrière m’a paru vaguement familière et j’ai attrapé le bras de mon ami.
— Attends un peu !
Le taxi s’est arrêté devant l’immeuble et j’ai aperçu un chapeau à carreaux, rouge et rose, du genre repérable entre mille. Je n’ai plus eu aucun de doute sur l’identité de la passagère quand je l’ai vue s’extirper de la voiture. Elle a filé à l’arrière du taxi et n’a même pas attendu que le chauffeur descende pour ouvrir le coffre. Elle a sorti elle-même un set de sacs en cuir.
— C’est elle ? a soufflé Esteban.
— Oui, c’est ma grand-mère…
Nous étions à moins d’une centaine de mètres du taxi et tandis que nous revenions sur nos pas, une autre silhouette est sortie de la voiture. Je me suis arrêté de marcher. La personne qui accompagnait ma grand-mère et qui s’empressait à présent pour porter ses bagages était un homme. Mais pas un monsieur distingué en costume de gentleman-farmer, comme pouvaient l’être les messieurs de l’âge de ma grand-mère. Un jeune homme. Celui qui venait de descendre nous ressemblait beaucoup. Il avait des cheveux blonds mi longs, un jean, un blouson de toile bleue et il avait à tout casser 25 ans…
— Tu le connais ?
— Non, je ne crois pas…
— Un cousin à toi, peut-être ?
Certainement pas un cousin. Ou alors que je n’aurais jamais vu ? Sorti d’un bout de famille dont je n’aurais jamais entendu parler ?
Nous sommes restés immobiles sur le trottoir, à quelques dizaines de mètres, suffisamment loin pour ne pas attirer l’attention. Ma grand-mère a échangé quelques mots avec le chauffeur puis est rentrée dans le hall de l’immeuble, le jeune homme sur ses talons.
— Qu’est-ce qu’on fait ? a demandé Esteban. On retourne sonner chez elle ?
J’étais si surpris que je ne savais pas ce que je voulais faire. Elle était parfaitement en vie, toute hypothèse d’errance amnésique envolée. Le plus raisonnable était de rentrer à la maison, rassuré, ne pas chercher à en savoir plus, et, si ma grand-mère le jugeait bon, elle me parlerait de ce jeune homme la prochaine fois que je la verrais.
Qui était ce jeune étranger et qu’est-ce qu’il pouvait bien trafiquer avec une mémé qui avait trois fois son âge ? Dans un monde normal, les jeunes gens ne se baladent avec des vieux que quand ce sont leurs grands-parents ou de la famille… De leur plein gré, du moins.
J’étais plus curieux que jamais. Esteban aussi d’ailleurs et il n’a pas protesté quand j’ai suggéré d’attendre encore quelques minutes devant l’immeuble pour voir si le jeune homme en ressortait. Il n’était peut-être qu’une sorte d’assistant ou de secrétaire. Ma grand-mère avait parfaitement les moyens de s’attacher les services d’un domestique ou d’un aide porte-bagages, quelque chose de ce genre…
Esteban m’a offert une cigarette. Je ne fumais que rarement. Le tabac était un piège dans lequel je ne voulais pas tomber, mais il fallait bien tuer le temps, se donner une contenance, plantés là sur un trottoir d’en face…
— Allons rendre une petite visite à la mamie, ai-je décidé. Après tout, on lui a largement laissé le temps de rentrer.
— Oui, qui est-là ?
— Mamie ? C’est moi, c’est Clément !
— Quoi ? Qui ?… Clément ? Vraiment ? Mais qu’est-ce que tu fais là, mon garçon ?
Le ton était glacial dans l’interphone. Je me suis senti un peu blessé. D’habitude, une grand-mère est toujours ravie de voir ses petits-enfants. Même la mère Gratonnier que je connaissais à peine s’était montrée plus chaleureuse.
— Je passais te voir. Je suis avec un ami.
— Ah bon !… Eh bien montez, les enfants, montez !
La porte s’est déverrouillée avec un bruit électrique. En attendant l’ascenseur, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir inventer comme prétexte à cette visite à l’improviste, en pleine semaine. Son amie Mme Gratonnier ne manquerait pas de lui dire qu’elle m’avait vu et que j’avais posé un tas de questions. Autant jouer franc-jeu, ai-je pensé. Après tout, c’est plutôt mignon un petit-fils qui s’inquiète pour sa grand-mère. Mais c’était ce rôle d’adulte, surveillant, ou apprenti espion qui me dérangeait un peu. Et Esteban ? « Salut Mamie ! Je te présente Esteban, il est persuadé que tu prépares un coup d’État ! Il m’a accompagné pour voir si tu planquais des armes et des révolutionnaires barbus dans ton appart… »
Nous sommes sortis de l’ascenseur et j’ai sonné à la porte. Silencieux, immobiles sur le paillasson, nous avons entendu des bruits de pas et ce qui m’a semblé être des chuchotements, mais je n’en étais pas tout à fait sûr.
— J’arrive ! a crié la voix de ma grand-mère en montant dans les aigus.
Un bruit de clé qui tourne et la porte s’est ouverte d’un coup brusque.
— Clément ! Jeune garnement ! Venu voir si sa mamie est toujours vivante ! Et avec du renfort ! Entrez, les enfants !
Sans m’avoir laissé le temps d’en placer une, elle s’est précipitée pour m’embrasser tout en parlant. L’instant d’après, offrant un large sourire à Esteban, elle l’a embrassé également comme si elle le connaissait depuis toujours.
J’ai à peine eu le temps de remarquer les sacs en cuir dans le couloir qu’elle nous avait déjà entraînés vers le salon.
— C’est une sacrée surprise, je ne m’attendais pas à te voir, Clément ! Mais je suis contente, évidemment, cela fait si longtemps. Je devrais te gronder ! Tu passais souvent avant après l’école, je ne sais pas pourquoi tu as perdu cette habitude de venir me voir.
« Peut-être parce que tu n’es jamais là ! » Trop cinglant, comme réplique… Clément, ferme ta gueule et sois gentil avec ta grand-mère…
Tout en nous désignant le canapé du geste expert de la maîtresse de maison aux bonnes manières, elle s’est retournée vers moi, avec un clin d’œil.
— Je me doute qu’à ton âge, tu as beaucoup mieux à faire que de venir voir mémé ! Et vous, jeune homme… ou toi ! Je ne vais quand même pas te vouvoyer ! Vous êtes dans la même classe tous les deux ?
Esteban s’est retrouvé plongé dans le vaste canapé moelleux, bombardé de questions joyeuses, tout surpris par l’énergie tourbillonnante de ma grand-mère. Ma grand-mère était bien vivante, ça oui. Elle était même plus vivante que tout le monde et j’avais bel et bien l’impression que les murs et les planchers tanguaient et vibraient à son rythme énergique.
— Je suis Esteban, est parvenu à articuler mon ami. Et oui, Clément et moi sommes dans la même…
— Formidable ! Je ne rencontre jamais les amis de mon petit-fils ! Je ne rencontre pas les amis de mon fils non plus, d’ailleurs, mais à la réflexion, je m’en passe très bien. Il ne connaît que des avocats et des banquiers, et ces gens-là sont très ennuyeux… Vous prendrez bien un verre, les enfants ? Voyons, que puis-je vous offrir… ? Je ne vais quand même pas vous faire du thé, vous n’êtes pas des vieilles mémés…
Elle a disparu en direction de la cuisine et Esteban s’est mis à rire doucement.
— Et ben voilà, elle a une pêche d’enfer ta grand-mère ! m’a glissé Esteban, un peu trop fort.
— Oh, il ne t’avait pas prévenu ? a crié la voix de ma grand-mère depuis le couloir. Tu t’attendais à tomber sur un vieux débris, Esteban ?
Cette fois, Esteban a franchement éclaté de rire.
Elle est revenue à peine deux minutes plus tard avec des bières et un paquet de chips.
— Voilà, c’est tout ce que j’ai trouvé, a-t-elle dit en posant les bouteilles sur le marbre de la table basse.
— Oh, mais c’est très bien ! Tu es toute seule ici, Mamie ?
Son regard s’est planté dans mes yeux.
— Mais oui, évidemment ! Clément, tu sais bien que je vis seule depuis la mort de ton grand-père…
— Oh oui, mais il m’avait semblé…
Je me suis mordu les lèvres. Il m’avait semblé quoi ? Qu’on l’avait espionnée avant de sonner chez elle ?
— Nous avons cru entendre des voix quand on a sonné tout à l’heure, a dit Esteban en volant à mon secours.
— Ah bon ? a fait ma grand-mère. Vous vous êtes sûrement trompés, les enfants, il n’y a… personne ici.
L’hésitation n’avait duré qu’une fraction de seconde, à peine perceptible. Où était passé le jeune homme ? L’appartement n’était pas immense, en plus du vaste salon-salle à manger il y avait deux chambres et une pièce qui avait été jadis le bureau de Grand-père. C’était un bel appartement typiquement parisien, avec des planchers qui craquent, de grandes cheminées en marbre, de larges fenêtres donnant sur la rue et de jolis motifs en relief sur les hauts plafonds blancs. La décoration était simple, épurée et sans chichi. Les bibelots nid à poussières n’encombraient pas les meubles. Aucune photo de famille ringarde ne venait s’interposer entre les jolies aquarelles et les nombreuses plantes. J’ai repensé à l’appartement de Mme Gratonnier, aux photos avec M. Gratonnier dans leurs cadres usés. L’intérieur de Rose m’apparaissait soudain comme très impersonnel, épuré comme une double page d’un magazine de déco. Ma grand-mère ne vivait pas en nostalgie.
— Tu devrais appeler Papa, ai-je dit. Il est comme un dingue… Maman aussi.
Ma grand-mère a écarquillé les yeux.
— Ils s’inquiètent ? Mais pourquoi donc ?
— Mais comment ça pourquoi donc ? Mamie, tu as disparu depuis plus de dix jours !
Elle a haussé les épaules, avec une moue boudeuse qui m’a rappelé ma petite sœur.
— Disparue ! Quelle belle connerie ! C’est incroyable ! J’ai quand même le droit de partir quelques jours sans demander un visa à la famille !
— On s’est inquiétés, c’est tout !
— Tu parles !
Elle s’est forcée à sourire, puis elle a ouvert le paquet de chips qu’elle a versé dans une assiette.
— Bon, à la réflexion, je vais appeler ton père, a-t-elle dit après quelques secondes de silence. Ce bougre de nigaud serait fichu de prévenir les flics…
Elle s’est levée pour aller décrocher le téléphone dans le couloir de l’entrée. Esteban et moi sommes restés assis dans le canapé à siroter doucement les bières Heineken, directement à la bouteille, ma grand-mère n’ayant pas eu l’idée de nous proposer des verres.
Je n’ai pas entendu le début de la conversation, mais très vite le ton est monté.
— Oui, je comprends bien que tu te sois inquiété ! Oui, oui… Cela aurait été sympa de te prévenir, mais je n’ai quand même pas à te signaler le moindre de mes faits et gestes !
Nous nous sommes regardés avec Esteban.
— Et où est-ce qu’elle était ? a-t-il demandé.
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Demande-lui quand elle revient !
J’ai haussé les épaules. Dans le couloir, la voix de ma grand-mère était en train de s’envoler dans les aigus.
— Mais j’ai encore le droit de dépenser mon argent comme je l’entends ! C’est insensé !… Comment ça où j’étais ? En voyage ! J’étais en voyage, voilà tout !… Eh bien, il faudra t’en contenter !
Nous avons entendu le bruit du combiné qui claque sur son socle. Ma grand-mère est revenue, l’air très énervée, le visage glacial. Elle s’est assise dans le fauteuil en face de nous sans un mot, et son regard s’est fixé dans le vide, perdu semblait-il sur les plantes vertes posées sur la cheminée en marbre.
— Ton père me parle comme si j’étais une vieille folle… Tu sais qu’il vient de me traiter d’irresponsable ?
L’expression outragée sur le visage de ma grand-mère, sa mine déconfite, lui donnait l’apparence comique d’une petite fille qui tape du pied en pleurnichant que le monde est injuste.
— Alors, c’est ça maintenant ? a repris Rose d’un ton agacé. Bientôt il va falloir que je demande la permission pour sortir de chez moi ? Que j’appelle quand j’utilise ma carte bleue ?
— Tu ne crois pas que tu dramatises ?
— Tu sais, mon petit Clément, j’ai rendu des comptes à un mari pendant… voyons, quarante ans, quelque chose comme ça… Je ne vais pas laisser mon fils prendre le relais, tu vois ce que je veux dire ?
— Voyons, il s’agit juste de dire que tu t’en vas, c’est tout. Pour qu’on ne s’inquiète pas… Tu étais partie où, d’ailleurs ?
J’étais assez content de la façon dont j’avais mis la question sur le tapis. Discrètement dans la conversation, avec désinvolture, détachement, naturel…
— Disons que j’étais… sur une autre planète !
Et elle a haussé les épaules.
— Disons aussi que je n’ai pas envie de te répondre, mon petit Clément. Ne m’en veux pas.
— D’accord, Mamie.
Trop curieux le petit-fils.
Elle faisait bien ce qu’elle voulait, naturellement. Ce qui aiguisait autant la curiosité, ce n’était pas tant l’endroit où elle était que le fait qu’elle tenait clairement à garder le secret. Du coup, nous mourions d’envie de tout savoir…
Esteban s’est levé soudain. Il n’a pas eu besoin d’ouvrir la bouche.
— À droite, au bout du couloir, a dit ma grand-mère.
— Merci !
Nous sommes restés seuls sans parler pendant de longues secondes elle et moi. En général, ce sont les enfants qui ont des secrets. Qui refusent de dire où ils vont et qui s’énervent au téléphone.
— Ça va au lycée ?
— Oh oui… Tout se passe bien, le bac approche…
Un autre jour, j’aurais eu envie de lui raconter un peu ma vie. Des choses que je ne disais pas à mes parents. Elle avait toujours prêté une oreille plus qu’attentive. Une oreille amie. Compréhensive. Complice.
Mais elle, elle ne voulait pas tout me dire. Elle choisissait le mystère, ce qui créait une inévitable distance entre nous.
Elle a souri, d’un air un peu désolé, comme une excuse. Alors j’ai souri en retour comme si ce n’était pas grave et que je comprenais. La complicité qui avait un temps uni un petit-fils à sa grand-mère était vouée à changer. Je n’étais plus un enfant et c’était juste du temps qui passe.
Quand Esteban est revenu, ma grand-mère lui a posé quelques questions, sur sa famille, ses parents, sur l’Espagne qu’il avait quittée tout petit mais où il retournait souvent. Au moment de partir, sur le pas de la porte, il m’a semblé encore entendre un bruit quelque part dans l’appartement, comme un truc qui grince, une fenêtre, un plancher, mais je n’en étais pas vraiment sûr.
Voyant que je regardais ses bagages dans le vestibule, ma grand-mère m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’elle était une grande fille, qu’elle voulait simplement voyager un peu tant qu’elle le pouvait encore et je trouvais qu’elle avait un ton bien dramatique en disant cela. Puis elle m’a embrassé, elle a embrassé Esteban et elle a déclaré qu’elle avait été ravie de nous voir.
— Au fait, j’ai vu ton amie l’autre jour. Madame Gratonnier.
Ma grand-mère a ouvert des yeux ronds et affiché son sourire ironique.
— Tu as croisé Thérèse ? Ah bon ? Ou ça ? Chez le médecin ?
— Non, pas du tout, je suis passé la voir chez elle. Pourquoi le médecin, elle est malade ?
— Non, elle se porte comme un charme. Mais elle n’a pas besoin d’être en mauvaise santé pour être tout le temps fourrée chez le médecin. Pourquoi donc es-tu allé la voir, tu la connais à peine ?
Je crois que je voulais juste lui faire comprendre que je m’étais inquiété.
— Je cherchais à savoir où tu étais passée.
Ses yeux ont fui les miens. Il y a eu un très court silence, puis son sourire en coin a réapparu.
— J’espère qu’elle ne t’a pas trop déprimé…
— Déprimé ? C’est assez méchant de dire ça, je croyais que c’était ta meilleure amie !
— Pardon, je n’aurais pas dû dire cela. C’est juste qu’il y a des gens qui vieillissent plus vite que d’autres. C’est comme ça. Je lui laisse mes clés, elle vient arroser les plantes, c’est aussi pour la pousser à sortir un peu de chez elle… Oh, je ne veux pas dire du mal de Thérèse, mais sa compagnie est devenue un peu pénible ces derniers temps… Mais tu sais, les vieilles amies, elles nous énervent autant qu’on les adore !
Nous nous sommes embrassés à nouveau, en riant parce que c’était la deuxième fois, mais cette fois nous sommes vraiment sortis.
— Je sais où elle est allée, au fait, a soudain déclaré Esteban alors que nous descendions la rue.
Je me suis arrêté de marcher.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je sais où était ta grand-mère ces derniers jours.
— Mais comment tu peux savoir ça ?
— Ah ! ah ! Je suis Sherlock Holmes. Ou Colombo, mais sans l’imper qui pue…
— Esteban, arrête tes conneries, dis-moi ce que tu sais !
C’était très simple. En allant aux toilettes, il était passé devant un meuble de l’entrée juste à côté des bagages, sur lequel était posé un sac à main grand ouvert.
— Putain, ne me dis pas que t’as osé fouiller dans ses affaires !
— Non, bien sûr que non… Enfin, il y avait un agenda sorti du sac… Et un billet de train qui dépassait… J’ai juste soulevé la couverture, tu vois, simplement, histoire de voir le billet…
— Et alors ?
— T’aimerais savoir, pas vrai ?
— Esteban, putain, dis-moi !
— Ça va te surprendre !
Il faisait mousser son histoire. Ce qu’il venait de faire, cela s’appelait « fouiller », dans le monde des garçons bien élevés d’où nous venions. J’ai fait mine de vouloir le frapper et je l’ai attrapé par le cou comme pour le faire tomber. Il a capitulé en riant.
— OK, OK, ta chère et vénérable grand-mère est rentrée d’Amsterdam aujourd’hui. Par le train Thalys de 15 h 45.
— Amsterdam ? En Hollande ?
— C’est bien, Clément ! Tu me l’aurais situé en Suisse ou en Italie, je me serais posé des questions pour ton futur bac…
— Mais qu’est-ce qu’elle est allée foutre à Amsterdam ?
— Ça, je ne peux pas te dire… Voir les musées ? Manger du gouda ? Fumer des gros joints ?
— T’es con, Esteban !
Il a repris son petit air mystérieux.
— Et il y avait bien quelqu’un d’autre dans l’appartement. En passant devant une porte, j’ai clairement entendu des bruits dans l’une des chambres.
— Le mec du taxi ?
— Qui d’autre ? On sait qu’il est rentré avec elle, on sait qu’il n’est pas ressorti. Donc…
Donc ma grand-mère n’était pas seule ce soir-là à l’appartement. Et elle revenait d’Amsterdam. Avec quelqu’un. Quelqu’un dont elle ne nous avait pas parlé, mais qui était là, dissimulé dans l’appartement…
Je ne croyais évidemment pas aux théories fumeuses de révolutionnaires sud-américains, mais qui était ce jeune mec et pourquoi diable se planquait-il chez ma grand-mère ?
Quand j’ai connu Esteban, on était en troisième ou quelque chose comme ça, on se retrouvait à la sortie des cours et on partait dans Paris. On prenait le métro, on allait dans des quartiers, juste comme ça, pour voir ce qu’il y avait. Parfois, on repérait un quidam parmi les passants et on s’amusait à le prendre en filature, à bonne distance tout de même, et on prenait des paris sur ce qu’on allait découvrir de sa vie. Le plus souvent, on tombait sur un type qui passait à la boulangerie avant de rentrer chez lui ou bien un homme d’affaires qui allait tromper sa femme dans un petit hôtel de quartier lugubre. Des vies bien ordinaires en vérité, mais le simple fait de les suivre en cachette suffisait à transformer de parfaits inconnus en intrigues. C’était bizarre ce qu’on faisait. Et ça nous amusait justement parce que c’était bizarre. On se prenait pour des agents secrets, des détectives de romans. On s’inventait des histoires, on espérait tomber sur quelque passionnant mystère et ça mettait comme un goût d’aventure dans nos vies de collégiens.
On avait fini par arrêter ces délires étranges vers la fin de la seconde, soudain lassés de ce jeu où l’aventure n’était que dans notre imagination. Dans la réalité, on jouait à cache-cache entre les voitures en stationnement pour finalement s’apercevoir qu’on suivait un type qui allait à la gym. On était devenus trop grands pour ce genre de conneries.
Mais c’était comme ça que nous étions devenus des amis. Avec nos petites escapades au parfum de secret. Des enfants cherchant l’aventure collection verte, avec de jolis mystères et des méchants pas vraiment méchants. Comme celui de la grand-mère disparue, un mystère pas tout à fait éclairci et qui avait remis le feu à notre imagination.
Les gosses qui se prenaient pour des aventuriers ne demandaient qu’à reprendre du service.
Ce soir-là, je suis resté un long moment sur mon lit, à écouter de la musique, un truc qu’Esteban m’avait passé, un groupe de rock californien, avec des riffs de guitare et beaucoup de batterie. Je trouvais que le chanteur avait une voix de voyageur, même si j’aurais été bien en peine de définir ce que ça voulait dire. J’ai laissé mon regard se promener sur les posters de ma chambre, photos de villes américaines la nuit, d’une plage avec des surfeurs au loin dans les vagues australiennes, les endroits où je me promettais d’aller un jour. Les paradis modernes d’un jeune homme du milieu des années 2000. Mes rêves de voyages.
Et je me suis demandé ce que ça me ferait, si dans quarante ou cinquante ans, au soir de ma vie, je me retrouvais encore là, dans une chambre à Paris, à regarder des photos sur des murs. Ce serait terrible, ai-je pensé, d’y voir encore de simples images de paysages de rêve, sans les avoir transformés en souvenirs.
Était-ce cela qui était arrivé à ma grand-mère ? Était-ce la raison à ces petits voyages ? Pour chasser des regrets ? À cause de photos sur des murs ?
Ma grand-mère était allée à Amsterdam. Elle était revenue avec un jeune homme qui se cachait dans son appartement. J’avais tout juste levé un coin de voile, assez pour y voir du mystère. Rose n’en devenait que plus fascinante.
Elle n’était déjà plus simplement ma grand-mère. Elle était le personnage d’une histoire où je n’étais pas invité à entrer.