À tous ceux qui, comme moi, savent que nous ne sommes pas seuls dans l’univers.
Prologue
J’ai toujours pensé que les extraterrestres envahiraient la planète à la manière des vieux films de science-fiction que mon père regardait à la télévision le samedi après-midi, c’est-à-dire sous un déluge de rayons laser avec, en fond sonore, un opéra composé de sifflements métalliques, d’explosions bruyantes et de ronflements de moteurs à fusion.
En réalité, ils sont arrivés sur la pointe des pieds, sans faire le moindre bruit. La NASA et le SETI[1] n’ont rien noté d’inhabituel sur leurs écrans radars, les radiotélescopes sont restés sourds, aucune alerte n’a été donnée. Le calme le plus total sur les ondes. Je me souviens qu’il a fait très sombre dans la maison lorsque les premiers engins sont apparus dans le ciel. Le sol a simplement frémi sous nos pieds, les assiettes et les verres ont à peine tremblé dans le lave-vaisselle. Seul notre chat est monté à l’étage en miaulant. Intrigué, mon père est sorti sur le pas de la porte pour voir ce qui se passait. La plupart des habitants du quartier ont eu la même réaction que lui. Je l’ai très vite suivi sur le palier pour me serrer contre sa hanche.
Dehors, on se serait crus lors d’une éclipse solaire. Il ne faisait pas tout à fait nuit, mais c’était suffisant pour tromper les lampadaires de notre rue, qui se sont allumés un par un.
Tous les voisins avaient le nez en l’air. Même le chien de Mme Baker est resté planté là, sans bouger, à fixer l’étrange machine suspendue au-dessus de nous. C’était un vaisseau de la taille d’une ville, aux contours irréguliers, parcouru par un réseau très élaboré de faisceaux lumineux sinistres. Devant cet engin massif, je me suis mis à trembler. Afin de calmer mon inquiétude grandissante, mon père s’est empressé de glisser un bras dans mon dos. Lorsque nos regards se sont croisés, j’ai lu dans le sien quelque chose que je n’avais encore jamais vu auparavant : de la terreur.
J’aurais aimé qu’il me dise qu’il n’y avait rien à craindre, que c’était un grand jour pour l’humanité, que tout allait bien se passer, mais il ne l’a pas fait. Sans doute parce que chacun de ses mots aurait sonné comme un mensonge.
Soudain, tout est devenu très calme autour de nous. Je ne me souviens pas d’avoir entendu un silence aussi étourdissant au cours de ma vie d’adulte. C’était comme si tous les sons avaient disparu de la surface de la terre, comme s’ils avaient été aspirés par magie. Il y a eu, ensuite, un éclat aveuglant quelque part au loin.
Ma mère a fini par nous rejoindre avec ma sœur en pleurs dans les bras. Quand elle a prononcé le prénom de mon père, sa voix était si faible qu’on aurait dit un murmure. Ce dernier s’est alors tourné vers elle pour lui serrer la main.
J’ai su à cet instant précis qu’un événement significatif venait de se produire et que rien ne serait plus jamais comme avant.
[1] Search for Extraterrestrial Intelligence. Programme américain visant à détecter des signes de vies extraterrestres.
Première Partie
Cole
Des années plus tard
Notre maison est en ruine, il y a des débris partout, des arbres déracinés, des corps sans vie. Le souffle de l’explosion m’a rendu sourd d’une oreille. Quelque part, pourtant, un bébé pleure, une femme crie et un homme appelle au secours. J’ai la tête dans un étau, mais, hormis quelques égratignures et une bosse qui gonfle sur mon front, je ne suis pas blessé. Une odeur âcre de combustible brûlé m’attaque les narines et une fumée noire, épaisse, me pique les yeux. Le sol autour de moi est recouvert de tuiles, de briques, de planches. Le vent soulève des cendres et quelques feuilles de journaux noircies. Il transporte également toute une panoplie de nouvelles senteurs, comme celles des corps carbonisés, du plastique fondu ou bien celle de la terre labourée par les ogives ennemies. Parmi les débris traînent des photos prises par mon père, des dessins que j’ai gribouillés, des vêtements de ma mère et une poupée de ma sœur. C’est toute une vie qui gît, là, dans les décombres de notre maison. Ma vie d’avant. Je prends soudain conscience de ce qui vient d’arriver, du chaos qui m’entoure, de la réalité de l’événement. Sans bouger d’un pouce, je cherche des yeux les membres de ma famille. Ils sont introuvables. Sûrement morts. Soudain, une voisine s’approche de moi en m’appelant par mon prénom. Elle me caresse la joue gauche, me parle doucement. Sa main est glaciale. Je ne saisis pas ce qu’elle me dit et…
Un coup sec dans les côtes me réveille en sursaut.
— On arrive, grommelle une voix étouffée derrière un foulard.
J’ai encore fait ce même cauchemar, celui qui me hante depuis mon enfance. Les images s’imposent à mon esprit avec une redoutable clarté. Peu à peu, ma vue se fait plus nette. Les contours d’une silhouette se tenant au-dessus de moi se dessinent. Tout me revient en une seconde : l’époque dans laquelle je vis, l’endroit où je me trouve, les gens qui m’accompagnent.
— Ne t’avise pas de recommencer, Jackson, grogné-je d’une voix menaçante. Je ne suis pas un sac de patates.
— Ça fait cinq minutes que tu couines dans ton sommeil.
Je fronce les sourcils, pose un regard meurtrier sur mon camarade.
— C’est toi qui vas couiner si tu te casses pas de là tout de suite, grogné-je.
Jackson Smith me toise une dernière fois, secoue la tête en lâchant un juron que je préfère ne pas relever et se courbe pour regagner sa place.
Je reprends doucement mes esprits en effleurant mon arme. C’est un fusil à détonation ionique qui envoie de multiples rafales capables de réduire un Stiix en bouillie. Le savoir tout contre moi me rassure. Par réflexe – ou par habitude, je ne sais pas –, je vérifie que mon couteau est toujours dans son étui et qu’il me reste assez de munitions dans les poches. Par le passé, je me suis déjà retrouvé sans rien devant un de ces fumiers d’envahisseurs. Je m’en suis sorti de justesse avec une luxation de l’épaule. Ce jour-là, j’ai eu de la chance, car les Stiix sont des durs à cuire. Depuis, j’assure toujours mes arrières en ayant sur moi le plus de cartouches possible.
La route est jonchée de nids de poule et les secousses sont rudes. Je n’arrête pas de me cogner l’arrière de la tête contre les parois du véhicule tactique qui nous transporte et cela ne fait qu’aggraver ma mauvaise humeur.
— Cole ! m’interpelle soudain Ronnie, un camarade assis un peu plus loin. Attrape !
Il me lance un morphocasque, bleu nuit, fabriqué dans le même composite que nos tenues de camouflage. Muni de capteurs qui étudient la morphologie de son porteur, il épouse parfaitement la forme du crâne dès qu’on l’enfile. J’active aussitôt les différentes fonctionnalités, et de nombreuses informations apparaissent sur la visière souple et transparente, telles que ma fréquence cardiaque, mon taux de sucre, ma température…
— Merci, dis-je.
— Pas de quoi.
Ronnie renifle en cherchant à accrocher mon regard, mais je baisse le menton pour ne pas accéder à sa silencieuse requête.
Je connais Ronnie depuis deux ans. C’est le médecin-infirmier de la bande. Avant d’intégrer la Résistance, il était interne en chirurgie dans un hôpital universitaire qui a été bombardé par l’ennemi. Ronnie a survécu trois jours dans les décombres avant qu’une équipe de secours ne le trouve. À l’instar de plusieurs d’entre nous, il a perdu presque toute sa famille durant les premiers jours de l’invasion. Je crois qu’il a encore une tante qui vit près de l’ancienne frontière suisse, mais je n’en suis pas sûr. Féru de psychologie, Ronnie ne peut pas s’empêcher d’essayer de sonder l’esprit des gens qu’il rencontre, du troufion de base au plus haut gradé, ce qui lui a valu plusieurs surnoms comme doc, fouineur ou encore l’emmerdeur. Moi, je l’appelle tout simplement par son prénom, parce que j’estime qu’on a passé l’âge de se filer des sobriquets. La psychologie, ce n’est pas mon truc non plus. C’était peut-être une matière intéressante autrefois, mais à présent que les Stiix ont débarqué, je trouve qu’il y a des choses plus importantes à accomplir que d’essayer de comprendre d’où proviennent les angoisses ou les tocs de quelqu’un.
De toute façon, l’Homme a toujours été une espèce dérangée et je ne vois pas ce qu’on peut faire pour y remédier.
— Encore un de tes foutus rêves ? me questionne Ronnie.
— Je n’ai pas envie d’en parler, réponds-je.
— Ce n’est pas bon de garder ça en toi, me bassine-t-il.
Un truc que j’ai oublié de préciser à propos de Ronnie, c’est qu’il est particulièrement tenace.
— J’ai dit que je ne voulais pas en parler.
— Ça te ferait pourtant du bien de…
— Ronnie, bon sang !
J’ai fait exprès d’amplifier ma voix, histoire qu’il n’insiste plus. Ce dernier lève les mains en signe de reddition. Je me resserre sur moi-même, non parce qu’il fait froid, mais parce que je me sens quelque peu idiot de m’être emporté aussi vite et sans véritable raison. Ronnie cherche simplement à m’aider. J’aimerais lui dire que je suis désolé, sauf que les mots restent coincés dans ma gorge. Les autres font mine de n’avoir rien entendu.
L’atmosphère est tendue.
Notre véhicule continue son chemin à travers les impacts de bombes et les gravats. On roule depuis l’ouest de la France vers P’ris – Paris, autrefois. Enfin, ce qu’il en reste. Avant, il nous aurait fallu un peu moins d’une matinée pour relier la côte atlantique à l’ancienne capitale de la France, mais à cause de l’état des routes et des patrouilles de Stiix, nous ne progressons pas vite, d’autant que nous ne roulons que de nuit. Il est primordial de passer inaperçu.
Instinctivement, je jette un regard en biais vers notre précieux chargement, puis remonte lentement vers la vitre coulissante, derrière laquelle je distingue une partie du visage de Draax. Un frisson me traverse tandis que je m’attarde sur son profil. Il fixe la route éclairée par la lumière jaunâtre des phares avec un mélange de confiance en lui et de crainte d’être surpris par une bande d’envahisseurs.
Je songe à notre tentative avortée de relation. Nous n’avons jamais été amoureux l’un de l’autre, notre histoire n’ayant été que purement sexuelle, mais le fait est qu’en ces temps difficiles, nous y avons trouvé notre compte. Quand il nous arrivait de dormir ensemble, Draax me prenait toujours dans ses bras dès que je me réveillais en sueur et haletant. Je ne serais pas contre le fait qu’il me serre contre lui, là maintenant. Draax ne m’a jamais questionné sur mes cauchemars. J’imagine qu’il doit penser que ça ne le regarde pas ou peut-être qu’il s’en fiche tout simplement. C’est bien son style.
En principe, les résistants que nous sommes ne sont pas autorisés à nouer ce type de relation. Par compassion ou simplement par crainte de se mettre Draax à dos, personne dans notre entourage n’a toutefois jamais rien balancé à nos supérieurs. Et puis, entre nous, il serait malvenu de nous dénoncer alors que Jackson sort avec Sélène, l’unique fille de la bande, depuis dix-huit mois. Ronnie prétend que, dans le sud, les enfants issus des amours de deux résistants sont automatiquement séparés de leurs parents. D’après lui, il existerait des pouponnières d’État cachées sous terre, dans lesquelles on formerait les bambins à la guerre en vue d’en faire de futurs combattants. J’ai du mal à y croire, mais tout est possible à notre époque.
Je fixe tour à tour Jackson et Sélène, qui pianote sur un ordicom, l’air concentrée. Je parie qu’avec elle, ça ne se passerait pas comme ça si on essayait de lui enlever son enfant. Ami ou ennemi, il se prendrait une balle entre les deux yeux. Peu importe que ce soit pour le bien de l’humanité. Elle n’hésiterait pas une seule seconde.
Tout à coup, un choc violent fait lever l’avant du véhicule, puis l’arrière, nous secouant tous à l’intérieur. Dans l’habitacle, j’entends Ian, le conducteur, jurer avant de ralentir et de couper le moteur quelques mètres plus loin.
À l’arrière, on se jauge les uns les autres, attentifs et méfiants.
— C’était quoi, ça ? demande Jackson en retirant les écouteurs de son audiopad.
— On ne va pas tarder à le savoir, réponds-je.
Sélène rabat l’écran de son appareil.
— Détendez-vous, les mecs, prononce-t-elle d’une voix chaude et légèrement accentuée. On a dû rouler sur un débris.
La tacticienne a vu juste.
Draax fait coulisser sa vitre.
— Un pneu a éclaté, nous informe-t-il. Jackson, tu surveilles le paquet. Les autres, en position. Ian, tu vas jeter un œil.
Je suis presque soulagé de descendre. Je n’en peux plus d’être assis. Les muscles de mes cuisses sont tétanisés, j’ai des crampes aux mollets et le cul en feu. Je règle mon casque afin de m’assurer une bonne vision et saute hors du véhicule, suivi de près par Sélène et Ronnie. Je n’ai pas le temps de détendre mon corps de ses crispations que je suis déjà en mode commando. Sur le qui-vive, je m’assure qu’il n’y a pas de visiteurs en embuscade. Mes deux comparses agissent de même et nous encerclons le blindé, la crosse de nos armes contre l’épaule, prêts à tirer.
— Faut changer la roue avant, déclare Ian. Les autres ont tenu bon.
— Magne-toi, lui intime Draax. On est à découvert ici.
Ian s’active du mieux qu’il peut.
Lui non plus n’a pas envie de rester dans les parages plus longtemps. Par-dessus mon épaule, j’aperçois au loin l’ombre des buildings encore debout, celle de certains monuments autrefois célèbres ainsi que quelques lumières dorées qui vacillent, probablement des feux de camp. P’ris est une des rares cités à être encore aux mains des humains. Durant les premiers jours de l’invasion, les habitants ont essuyé des tirs et des bombardements à n’en plus finir, causant des millions de victimes. Trouvant refuge dans les longs couloirs du métropolitain, les survivants ont fini par s’organiser et riposter. Depuis, ils font ce qu’ils peuvent pour survivre.
Draax longe la route que nous venons d’emprunter. Équipé d’une écolampe fixée sur son rétrofusil, il inspecte le bitume déformé par les intempéries et le manque d’entretien.
— Ne t’éloigne pas trop, lui conseillé-je sur un ton impératif via le micro intégré à mon casque.
Mais il ne m’écoute pas.
Sélène s’approche de moi, inquiète.
— Qu’est-ce qu’il fout ? me demande-t-elle.
— Je crois qu’il cherche sur quoi on a roulé.
— Je n’aime pas trop cet endroit. On doit se tirer d’ici rapidement.
Ma coéquipière retourne auprès du véhicule.
— Draax, dis-je. Reviens vers nous.
— Minute, beau gosse, réplique-t-il aussitôt dans un flot de grésillements.
— Reviens, je te dis !
Je me tourne vers Ian, qui termine d’installer la roue de secours, puis me reporte sur Draax.
— Magne-toi ! m’écrié-je dans le micro.
— Beau gosse, tu me rappelles qui commande ici ?
Il est de moins en moins visible dans l’obscurité à cause de la distance qu’il met entre nous et lui.
— C’est toi, concédé-je.
— Merci de t’en souvenir.
J’allume ma thermo-vision et distingue aussitôt les oscillations de température de Draax qui, accroupi, semble intrigué par un objet posé en travers de la route. J’ignore ce que c’est. L’image n’est pas totalement nette.
— Putain ! crie-t-il soudain dans mon oreille. Ce n’était pas un accident ! On a roulé sur une mine.
Je le vois se relever en toute hâte. Au même moment, des silhouettes apparaissent dans les champs qui bordent la route.
— Draax ! hurlé-je en tirant un premier coup de semonce sur une des créatures. Cours !
Mon tir a alerté Ronnie et Sélène, qui viennent aussitôt me prêter main-forte. Draax est un homme terriblement bien charpenté, mais en raison de sa masse musculaire, il ne se déplace pas aussi vite qu’il le faudrait. Je vois apparaître de plus en plus d’ennemis dans son sillage. Tout en courant, Draax tire derrière lui. Bon viseur, il manque rarement sa cible.
— Il faut dégager de là, maintenant ! s’écrie Sélène.
— On ne peut pas l’abandonner ! m’indigné-je. Ian, t’en es où ?
— J’ai presque fini ! grogne-t-il.
Nous continuons de soutenir notre compagnon comme nous le pouvons. Des balles explosives sifflent de chaque côté de lui.
Ian termine de donner son dernier tour d’écrou et se redresse.
— On peut y al….
Un projectile l’atteint en plein milieu du front et sa tête explose comme un melon. Je regarde son corps décapité s’affaler sur le sol.
La colère me submerge et je me mets à avancer en shootant droit devant moi. Les Stiix tombent comme des mouches.
— Ils sont trop nombreux ! constate Jackson. On n’en viendra pas à bout.
Tout à coup, Draax s’effondre, touché à la jambe droite. Son cri de douleur résonne dans la nuit.
Quand nous arrivons à sa hauteur, je remarque qu’une balle perforante lui a déchiqueté la cuisse. Nous nous mettons en cercle autour de lui. Jackson jette au sol un petit boîtier qui fait apparaître un dôme d’énergie.
C’est un bouclier de sa confection supposé nous protéger.
— Il ne tiendra pas très longtemps, nous prévient-il.
Ronnie se penche sur Draax et commence par lui faire un garrot avec la ceinture de son pantalon.
— Il perd beaucoup de sang, nous fait-il savoir.
Je ne peux m’empêcher de jeter un œil à la blessure. La cuisse de Draax n’est qu’un amas de chair sanguinolente et d’éclats d’os brisés.
— Laissez-moi là, gémit Draax en s’allongeant.
— On ne laisse personne derrière, affirme Jackson.
Ronnie sort une seringue d’une poche de sa veste et, sans ménagement, plante l’aiguille dans la jambe de notre lieutenant.
— Ça va soulager la douleur, explique-t-il.
Les Stiix ne sont plus qu’à quelques mètres de nous. Leurs pupilles luisent dans la nuit comme celles des chats. Leurs impacts de tirs ricochent sur le bouclier magnétique, mais pour combien de temps encore ?
— Le chargement est plus précieux que ma vie ! s’écrie Draax une fois sa cuisse anesthésiée. Cassez-vous d’ici !
Je jette un œil en direction du véhicule. La porte arrière est grande ouverte.
Draax cherche à se redresser.
— File-moi ton arme ! m’ordonne-t-il.
— Hors de question.
— Jackson ?
— Nope !
— Nom de Dieu, s’énerve Draax. Le dôme va céder d’un instant à l’autre ! Et vous avez tous une mission à remplir, alors ne discutez pas !
Sélène se colle à moi.
Je sens sa main se refermer sur mon biceps gauche.
— Tu sais qu’il a raison, dit-elle avec fermeté. On doit partir. On n’a pas d’autre choix. C’est trop important.
Une injure s’échappe de ma gorge.
Le film protecteur commence à se fissurer.
— D’accord, fais-je à contrecœur. On s’y prend comment ?
— Dès que le champ de force disparaît, explique Draax, vous filez sans vous retourner jusqu’au blindé. Je vais tellement les canarder qu’ils vont s’en souvenir. Je terminerai avec un joli feu d’artifice.
À cela, je le vois serrer entre ses doigts une grenade à explosion courte.
Je pose une main sur son épaule.
— Draax, dis-je d’une voix plus plaintive que je ne l’aurais cru, je…
— Qu’est-ce qu’il y a, Cole ? Tu vas chialer ?
Draax ne m’a jamais appelé par mon prénom en public. C’est quelque chose qu’il réservait pour les rares fois où l’on s’envoyait en l’air. Je comprends que c’est sa façon de me dire adieu.
— Tu as toujours été un sale con, dis-je.
— Ouais, rétorque-t-il. Et toi, t’es pas un si bon coup que ça.
Il me fait un clin d’œil et l’ébauche d’un sourire illumine une demi-seconde son visage. Un Stiix s’approche du champ magnétique. Il sait qu’il ne peut pas le traverser, tout comme il sait que nous ne pouvons pas en sortir.
Un pas en arrière, il pousse une sorte de feulement pour prévenir les autres.
— On va se faire tirer dessus comme des lapins, assure Jackson.
— Vous êtes prêts ? hurle Draax.
Lorsque le mur d’énergie cède enfin, je fonce tête baissée, suivi par mes trois compagnons. Derrière nous, Draax s’en donne à cœur joie. Grâce à sa diversion, nous parvenons assez facilement au véhicule.
Tout à coup, une détonation plus puissante que les autres fait trembler le sol sous nos pieds. Je ne peux m’empêcher de me retourner, persuadé que Draax vient de mourir.
À ma grande surprise, ce dernier n’a pas activé son ogive.
En fait, l’explosion provient d’un hélicoptère qui survole notre position en tirant sur tout ce qui n’est pas humain. J’entends bientôt des voix masculines venir d’un peu partout et une équipe d’hommes lourdement armés surgit de nulle part pour nous mettre en joue.
Eryk
Personne n’était préparé à un tel événement. Comment les humains auraient-ils pu l’être ? L’attaque a été soudaine et brutale, pour ne pas dire d’une redoutable efficacité. Technologiquement supérieurs, méthodiques, les Stiix ont envahi la terre en seulement trois jours. Les premières frappes ont détruit les principales grandes villes du monde, puis les troupes au sol ont fait le reste. Certaines régions ont été complètement rayées de la carte et des populations entières ont été décimées. Pourtant, malgré l’ampleur du désastre et le nombre de victimes, l’humanité a survécu. Les rescapés se sont regroupés, de nouveaux décideurs sont apparus. Les gens se sont rebellés, plus que jamais unis face à l’ennemi.
Nous avons connu quelques victoires et de nombreuses défaites, mais nous sommes encore là.
Sauf toi.
Eryk Pras essuie les larmes qui lui brûlent les joues. Il a beau se raisonner, il ne parvient pas à contenir ses pleurs. Il cherche au plus profond de lui la force de ne pas crier, mais sa peine est si vivifiante qu’il finit par se mordre un poing pour étouffer le bruit des sanglots. La douleur physique est un bon remède. Elle lui permet de garder le contrôle quand il se sent partir ainsi. Eryk n’a pas le droit de montrer son chagrin. Il passerait pour une mauviette aux yeux de ses hommes, et sa légitimité serait remise en question.
Surtout, son père n’accepterait jamais qu’il s’abaisse à un tel comportement.
« Les faibles ne commandent pas, a-t-il toujours affirmé. Les faibles ne guident pas. Ils restent à la traîne derrière les plus forts et ils se font tuer. »
Les mots du colonel William Pras tournent en boucle dans la tête de son fils alors que des souvenirs remontent à la surface, principalement ceux de son adolescence difficile dans les casernes militaires. Les lits au carré, les pompes au lever du jour, l’étude des armes à feu, les aboiements, les ordres. Tout revient.
Tu m’avais débarrassé de tout cela, Caleb. Tu m’avais guéri.
Assis dans un fauteuil, les coudes posés sur ses cuisses, Eryk serre entre ses doigts un écran portable diffusant une courte vidéo. Il la connaît par cœur. Combien de fois l’a-t-il visionnée ? Sûrement des centaines, et néanmoins, il est traversé par les mêmes émotions quand il voit surgir le visage de son amant décédé.
C’est tout ce qu’il reste de sa vie passée avec Caleb. Ce petit moment fugace, ces quelques minutes immortalisées sur une puce électronique.
Ça et les souvenirs.
La vidéo montre son compagnon en train de rouspéter parce qu’il n’aime pas être filmé. Très vite, cependant, le brun à lunettes se met à éclater de rire.
Ton rire me manque tellement.
Malgré le conflit, le quotidien difficile, ils étaient heureux ensemble. Comme d’habitude, la souffrance d’Eryk se mue en une colère stimulante. Il donne un violent coup de pied dans le tiroir ouvert d’un casier métallique devant lui. Cet accès de rage lui fait du bien, l’apaise. En relevant la tête, le capitaine croise son reflet dans un petit miroir accroché au mur. De minuscules vaisseaux sanguins ont éclaté dans ses yeux et ses iris paraissent étrangement plus gris que bleus. En glissant une main dans ses cheveux blond foncé, il se redresse, fait pivoter son fauteuil et jette le dispositif sur son bureau.
Il faut te ressaisir, se dit-il en s’efforçant de se concentrer sur le tas de documents éparpillés sous ses yeux. C’est du passé. Caleb est mort.
Eryk se donne plusieurs petites tapes sur les joues, se torche le nez du revers de la main et se penche sur un rapport d’inventaire des stocks de nourriture disponible. L’écho du rire de Caleb s’attarde dans sa tête.
À peine a-t-il entamé sa lecture que quelqu’un se présente à lui en toute hâte.
— Capitaine !
Eryk relève la tête. Il montre encore les stigmates de son récent coup de mou, mais dans la pénombre de son bureau, cela peut passer pour de l’épuisement. Eryk dévisage longuement le visiteur. Ce dernier a, quoi ? Une vingtaine d’années à tout casser ? Il en fait dix de plus avec son gabarit de rugbyman, son nez cassé et la fine barbe qui recouvre ses joues.
Il n’a rien connu d’autre que la guerre, se dit Eryk en essayant de se souvenir de son prénom.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il, la voix enrouée.
La jeune recrue le fixe avec insistance et avec autre chose qu’Eryk connaît bien. Ce n’est pas la première fois que quelqu’un se permet un tel affront, mais la plupart du temps, impressionnés par sa carrure ou à cause de son charisme habituel, les plus intimidés finissent par détourner le regard.
Excepté celui-là.
Il n’y a pas que du respect dans ses yeux, relève Eryk. Il y a également du désir. C’est vrai que ça se produit parfois.
Même s’il n’en fait pas état, son orientation sexuelle n’est un secret pour personne dans les rues de P’ris et il arrive que cela fasse naître quelques pensées libidineuses chez certains, surtout dans les moments de relâchement ou lorsque la solitude devient trop difficile à supporter. Eryk a oublié qu’il pouvait plaire.
— Je t’ai posé une question, lâche-t-il froidement au bout d’une minute afin de ramener le troufion à la réalité.
Ce dernier sursaute sur place.
— Une situation nécessite au plus vite votre intervention, monsieur, dit-il.
Depuis quelque temps, Eryk Pras a l’impression que le moindre problème dans la cité réclame son assistance.
Il se frotte le front, agacé.
— Qu’est-ce qui s’est passé encore ?
— Hertz et son équipe ont été attaqués dans le secteur 4.
— C’est grave ?
— Un de nos hommes a reçu un coup de couteau à l’épaule. Un autre a été blessé à la tête. D’après les premiers rapports, il semble que les résidents aient refusé de partager leurs rations de vivres. Il s’en est fallu de peu pour que ça dégénère en émeute.
Ça devait bien finir par arriver, songe Eryk.
— Tu as dit dans le secteur 4, c’est bien ça ?
— Oui, capitaine.
— Je pense qu’il est temps que j’aille rendre une petite visite au padre Lotman.
Et que je remette ces gens dans le droit chemin.
— Bien, capitaine.
En se levant, Eryk dévoile au bleu son physique d’athlète. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, l’officier est une véritable force de la nature. Outre sa gueule d’Apollon, il arbore deux pectoraux parfaitement développés sous un T-shirt noir à manches courtes. Ses biceps qui se contractent avec fermeté attestent d’un exercice physique intense et régulier. Tandis qu’il enfile un simple bomber récupéré sur le cadavre d’un pilote américain, l’aspirant ne peut s’empêcher de remarquer la circonférence des poignets de son chef ainsi que la puissance de ses mains. Tout chez le capitaine Pras exprime la virilité, même son sourire qu’il fait généralement en coin, comme s’il n’osait pas se dévoiler.
— Qu’est-ce que tu fous encore là ? s’emporte enfin Eryk. T’as pas autre chose à faire que de me reluquer ?
Le jeune soldat pique un fard et quitte la tente sans demander son reste.
Eryk s’en amuse en lui emboîtant le pas. Dehors, le ciel nocturne scintille de mille et une étoiles. Autrefois, Eryk aurait trouvé le spectacle agréable. Peut-être même se serait-il allongé dans l’herbe avec Caleb pour se perdre dans l’immensité de l’univers, mais, aujourd’hui, il voit en chacun de ces points lumineux un monde peuplé de monstres prêts à s’attribuer la planète. Eryk fait quelques pas dans la terre sèche en se dirigeant vers une Jeep. Il est rapidement rejoint par Jorge Desmond, son second. Sur son passage, il sent plusieurs regards réprobateurs glisser sur lui.
Certains le mettent mal à l’aise, d’autres sont en revanche empreints d’un profond respect. Il ne saurait dire, en cet instant, lesquels le déstabilisent le plus.
— Tu ne comptes quand même pas te rendre dans le secteur 4 ? le questionne sèchement Jorge Desmond, qui a deviné ses intentions.
En règle générale, Eryk ne tolère pas qu’on lui parle sur ce ton, mais Jorge n’est pas n’importe qui. Les deux hommes sont amis de longue date. Ils ont notamment combattu côte à côte lorsque la ville a été assiégée par des mercenaires, peu avant que le colonel ne quitte la ville pour Bordeaux.
— Il faut que le padre Lotman apprenne à gérer ses administrés, répond Eryk en regardant droit devant lui. Il doit faire appliquer les règles.
— Eryk, c’est très tendu là-bas. Nos hommes ont failli se faire tuer.
— Raison de plus pour que j’y aille.
— Les secteurs sont sur le point d’exploser. Les gens en ont assez de vivres comme ça. Ils ne veulent plus fouiller dans les gravats à la recherche de boîtes de conserve dont ils devront se séparer par la suite ou trimer des heures durant pour donner un quart de leur maigre culture.
Eryk s’arrête subitement.
— On les protège, ils nous nourrissent ! beugle-t-il en enfonçant son index dans le plexus de Jorge, c’est ce qui a été convenu depuis le début, OK ?
— Oui, bien sûr, reconnaît Jorge, mais les denrées se font rares et nous continuons à leur réclamer les mêmes quantités de nourriture. Tu risques d’aggraver les choses en y allant.
— Nos hommes ont besoin de rester en forme.
— La population ne doit pas être sacrifiée au profit des militaires.
Jorge plonge ses pupilles dans celles d’Eryk, dont la bouche se tord à cause d’un tic nerveux.
— Je ne peux pas tolérer ce type de comportement, indique Eryk d’une voix ferme. Si je ne réponds pas à cette rébellion, d’autres surviendront.
Eryk pose ses deux mains sur les solides épaules de son ami.
— Notre système est loin d’être équitable, concède-t-il, mais c’est ainsi qu’il fonctionne. Je ne laisserai pas un padre ou qui que ce soit d’autre remettre en cause ce pour quoi nous nous sommes battus. Je sais qu’il est derrière le mécontentement de ses résidents. Il cherche à me déstabiliser, lui ainsi que certains autres conseillers. Je ne les laisserai pas faire.
Et sans attendre le moindre contre-argument de son adjoint, le capitaine Pras grimpe dans sa Jeep, escorté par une poignée de soldats armés.
Le véhicule s’éloigne de Jorge Desmond à toute allure pour circuler entre les carcasses de voitures calcinées, les blocs de béton et les feux autour desquels se réchauffent quelques Prisiens encore dehors. Laissant sa vue se balader autour de lui, Eryk se souvient de la ville avant les attaques, quand on la nommait encore « la ville lumière ». Il se rappelle les trottoirs noirs de monde, l’odeur du pain frais qui s’attardait devant la devanture des boulangeries, le bruit des klaxons ainsi que les querelles entre conducteurs coincés dans les embouteillages. Il se souvient du parc, aujourd’hui ravagé par les cratères, dans lequel il a échangé son premier baiser avec Caleb, de la chaleur du soleil sur son visage, de la pression de ses lèvres sur les siennes.
Tout à coup, un caillou percute l’avant de la Jeep, brisant l’un des phares.
— On dirait bien qu’on se rapproche, l’informe le conducteur.
L’accueil ne sera pas des plus chaleureux. Les pneus du 4 x 4 crissent sur le bitume déformé, puis s’immobilisent devant un groupe d’individus.
Eryk saute du véhicule et fonce directement sur eux.
— Où est le padre Lotman ? les questionne-t-il de but en blanc.
Aucun des présents ne remue ni ne répond. Alors que ses soldats se mettent en position, Eryk se fraye un chemin à travers la foule. Du fait de sa corpulence, il atteint sans difficulté celui qu’il recherche. Le dirigeant est assis sur un tas de gravats, en pleine discussion avec une femme. C’est un homme d’âge mûr, probablement la cinquantaine, maigrichon. Une courte barbe grisonnante lui colore les joues et le menton, et de profondes rides sillonnent son visage. Il porte une curieuse chaîne autour du cou, au bout de laquelle pend une grosse pierre ambrée.
Eryk ne s’occupe pas d’un quelconque protocole et, se penchant vers le conseiller, l’attrape par le col Mao de sa chemise pour le soulever sans ménagement. La femme s’offusque d’une telle brusquerie, mais un regard en biais de la part d’Eryk lui ôte tout désir de protestation.
— Je peux savoir ce que c’est que cette histoire, Lotman ? aboie ce dernier en secouant le diplomate.
Des voix et des reproches s’élèvent parmi l’assemblée, mais personne n’ose vraiment bouger à cause des matraques télescopiques que les soldats activent à tour de rôle.
— Reposez-moi, capitaine. S’il vous plaît.
Eryk s’exécute.
— Maîtrisez vos gens, postillonne-t-il, ou je le ferai moi-même.
— Il s’agit d’une simple méprise, je vous assure.
— Qu’est-ce qui vous permet de croire que vous pouvez agresser mes hommes de cette manière ?
— Je n’ai jamais voulu que cela arrive, garantit le représentant de la congrégation. Les responsables ont été réprimandés.
Eryk Pras repose le conseiller sans le quitter des yeux.
— Ce n’est pas la première fois que l’on me rapporte ce type d’incident dans votre secteur, s’empresse-t-il d’ajouter.
— Les gens ont faim, lui rappelle le petit homme. Ce nouveau ravitaillement n’était pas possible.
— Où sont passés vos réserves de grains ou les légumes que vous faites pousser ?
— Nous avons davantage de bouches à nourrir à cause des nombreuses naissances de ces derniers mois, sans compter les migrants que nous avons accueillis la dernière fois…
— Vous êtes le gardien de cette unité, le coupe Eryk, qui se fiche éperdument des explications qu’on lui donne. C’est à vous qu’il revient de veiller au contrôle des naissances. Quant aux rescapés, ils ont été répartis de façon équitable entre les secteurs. Vous avez vous-même voté cette répartition !
Énervé, Eryk s’écarte du padre Lotman pour englober dans un unique regard l’assemblée réunie.
— Je sais que vous souffrez ! clame-t-il à l’adresse des gens autour de lui. Je sais que votre quotidien est rude, mais les hommes de la Garde prisienne risquent chaque jour leur vie pour protéger la vôtre.
Il se tait un instant, avant de poursuivre dans un éclat un peu plus rauque :
— Que croyez-vous qu’il adviendra si nous n’assurons plus votre sécurité ? Si mes hommes sont trop fatigués pour faire leur tour de garde ?
Devant l’absence de réponse, Eryk attrape un petit garçon sous les bras pour le soulever en l’air.
— S’il n’y a plus de soldats pour vous défendre, qui le fera ? Souhaitez-vous voir vos enfants mourir une arme à la main parce qu’ils les auront remplacés ?
Eryk se concentre sur chaque mine fâchée, chaque bouche crispée, chaque regard baissé, puis repose le bambin, qui court se réfugier dans les bras de sa mère.
Dans le fond, je ne peux pas les blâmer, mais si je ne me montre pas ferme une bonne fois pour toutes, c’est le début des ennuis.
— Ceux qui ne sont pas satisfaits de leur sort, enchaîne-t-il, peuvent quitter la ville sans délai. Je ne les retiens pas. Si vous pensez que l’herbe est plus verte ailleurs, je vous en prie, vous êtes libres de vous en aller. Nous verrons bien combien de temps vous tiendrez à l’extérieur de la ville.
Des murmures et des chuchotements lui parviennent d’un peu partout, puis après réflexion la foule commence à se disperser. Beaucoup de Prisiens regagnent leurs tentes ou disparaissent dans la bouche de métro la plus proche.
Un petit nombre de fidèles reste auprès du padre Lotman.
— Vous jouez avec la peur des gens ! vocifère ce dernier. Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans la misère pendant que vous…
— … nous sommes en guerre ! lui rappelle Eryk.
— Je vais réunir le conseil de la ville, menace Lotman. Cette situation n’a que trop duré.
Eryk ricane en se détournant de lui.
— Faites donc ça ! Pendant que vous serez occupé à vous plaindre, vous me ficherez la paix.
La Jeep repart dans un nuage de poussière.
À l’intérieur, personne ne bronche.
Ils n’approuvent pas ce que j’ai dit, songe Eryk en scrutant les militaires assis à côté de lui. Pourtant, je fais ça pour le bien de la communauté.
Soudain, l’émetteur enfoncé dans son oreille gauche lui indique un appel.
— Pras, j’écoute.
— Eryk ?
C’est la voix de Jorge à l’autre bout.
Celui-ci semble tracassé.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— On a de la visite.
— Des Stiix ? demande Eryk.
— Viens tout de suite.
Cole
Sur ma gauche, la lune ronde et lumineuse éclaire la tour Eiffel, du moins ce qu’il en reste. Une partie de l’édifice a été détruite lors des bombardements stiixiens. Les quatre pieds sont toujours intacts, bien ancrés dans le sol, mais la pointe est couchée quelques mètres plus loin, pratiquement dissimulée sous les herbes hautes. L’armature du second étage est tordue et la rouille ronge les écrous. La dernière fois que je l’ai vue, la Dame de fer trônait fièrement comme un symbole de liberté. À présent, elle n’est que le reflet de ce qui s’est passé.
Le témoin silencieux de notre défaite face à l’ennemi.
Mon regard se promène à travers la ville pendant qu’on nous conduit vers les responsables. Tout n’est que ruine autour de nous, immeubles effondrés, arbres calcinés, déracinés, cratères de différentes tailles. Les boulevards historiques et les ruelles pavées ont disparu sous la poussière, le sable, les ronces. Par endroits, la végétation recouvre presque entièrement le bitume. Plongée dans le noir, la périphérie de la ville a totalement été laissée à l’abandon. Seul le cœur de la cité est occupé. À mesure que nous nous en rapprochons, je remarque de plus en plus de barricades. Les survivants ont élu domicile dans ce qui était autrefois le IVe arrondissement. Une sorte de haute clôture a été dressée à la va-vite avec de la tôle et du parpaing. Plusieurs bus font office de remparts et des voitures ont été encastrées les unes dans les autres afin de protéger les gens de toute intrusion. Je tombe aussi sur des meutes de chiens sauvages à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent.
Nous empruntons la même route depuis notre capture et j’en conclus que c’est voulu. Toutes les autres voies de circulation ont été délibérément obstruées afin de garantir un meilleur contrôle des allées et venues. La technique est identique dans toutes les villes libres que nous avons traversées.
Je m’inquiète pour Draax. Lorsque les Prisiens l’ont fait monter dans une de leurs camionnettes, ce dernier était pâle et fiévreux. Ronnie a lourdement insisté pour rester auprès de lui, de sorte que les soldats ont fini par accéder à sa requête. Vu l’état de sa jambe, je crains que Draax ne survive pas. Jackson, Sélène et moi avons été menottés, puis installés à l’arrière d’un pick-up.
Après nous avoir questionnés sur les raisons de notre présence, un homme à la peau noire, aux pupilles d’un vert translucide et répondant au nom de Jorge Desmond nous a demandé de révéler notre identité. Nos prénoms lui importaient peu.
Ce qu’il voulait savoir, c’était si nous étions des mercenaires.
— Nous sommes membres de la Résistance bordelaise, lui ai-je indiqué un peu méchamment.
Il n’a pas paru étonné de cette information.
— De quelle division ?
Quand je lui ai répondu que nous agissions sous les ordres du colonel Pras, il a fait une drôle de tête, puis il a indiqué à ses hommes de prendre la caisse que nous transportions. Jackson a cherché à s’interposer, ce qui lui a valu un coup de crosse de fusil dans le bas-ventre et d’avoir le souffle coupé une longue seconde.
Sélène s’est empressée de les insulter comme elle sait si bien le faire tout en se jetant sur l’agresseur, mais elle a été maîtrisée, elle aussi.
— Faites gaffe ! me suis-je exclamé à mon tour en ayant vu deux types inspecter notre cargaison d’un peu trop près. Ce que contient cette malle est…
Je n’ai pas pu terminer ma phrase, car j’ai également reçu un coup au visage. On ne rigole pas trop ici, j’ai l’impression.
À l’arrière du véhicule, le silence est pesant. Je ronge mon frein et j’ai mal à la mâchoire. Mes liens sont trop serrés et la peau de mes poignets commence à me brûler. Sélène regarde fixement devant elle. Jackson fronce les sourcils. De temps en temps, il tourne la tête sur le côté, sans doute pour s’assurer que le véhicule transportant Draax et Ronnie nous suit toujours. Nous passons enfin un portail fabriqué avec du grillage et des plaques de métal soudées à des barreaux. Des sentinelles armées montent la garde. L’air empeste la crasse, le fioul et une multitude d’odeurs nauséabondes.
On finit par se garer près d’une place au centre de laquelle des gravats m’indiquent qu’autrefois se dressait une large fontaine publique. Tout autour des éboulis ont été montés des toiles de tente et des abris de fortune. Des hommes patrouillent, d’autres astiquent leurs fusils, assis sur des caissettes de bois. J’en vois certains sortir au pas de course d’un immeuble sans fenêtres, torse nu, la peau encore humide et fumante de vapeur.
— On va pouvoir prendre une douche bien chaude ! me glisse Jackson en se penchant légèrement vers moi.
Cette idée semble réjouir Sélène, qui approche son nez de son aisselle gauche avec un air de dégoût. Même si nous avons déjà connu bien pire, j’avoue que je ne serais pas contre le fait de me laver moi aussi.
Mon regard se pose sur Jackson et je me rends compte que son éternel bouc brun commence à se fondre dans une barbe de plusieurs jours.
— Je ne compterais pas trop là-dessus, lui réponds-je alors que les véhicules s’arrêtent.
Le grincement d’une portière que l’on ouvre attire notre attention. Jackson, Sélène et moi, nous nous retournons pour observer une équipe médicale prendre en charge notre ami blessé. Ronnie nous rejoint, la mine déconfite.
Ses mains sont tachées de sang.
— Il ne va pas bien, nous apprend-il sans ménagement. Sa jambe est complètement foutue.
— Ce n’est pas vrai, soupire Sélène en secouant la tête.
— Je suis quasiment sûr qu’ils vont devoir l’amputer.
— Draax préférerait mourir que de se retrouver handicapé ! s’exclame Jackson.
— On pourra toujours lui greffer une jambe artificielle, réplique Ronnie.
— Tu crois trouver ça dans ce bidonville, peut-être ? m’insurgé-je.
Je m’oriente vers le dénommé Jorge.
— Vous avez ce qu’il faut pour ce type de procédure médicale ? me renseigné-je avec l’espoir fou qu’il me réponde oui.
Ma voix trahit une certaine émotion, que je m’efforce de camoufler rapidement. Le gars hausse les épaules avec un petit sourire en coin. Sa réaction me donne envie de lui flanquer mon poing dans son joli petit minois.
Je m’approche brusquement, malgré mes mains retenues dans le dos.
— Tu trouves ça drôle, peut-être ? grogné-je.
Mon comportement pousse deux gardes à armer leurs matraques électriques. Je sais l’effet que ça fait, mais ça ne me dérangerait pas de me prendre une décharge si, en échange, je peux donner un coup de boule à leur chef.
Ce dernier recule d’un pas.
— Enfermez-les, ordonne-t-il.
— Une minute, réclamé-je. Je vous ai dit que nous faisions partie de la Résistance ! Pourquoi nous gardez-vous prisonniers ? J’ai une lettre de mission et un laissez-passer.
Je pivote alors pour montrer la poche arrière de mon pantalon.
Jorge Desmond s’empresse de me confisquer le papier plié en deux.
— Vous croyez être les premiers à vous présenter ici avec un avis de passage ? se moque-t-il en agitant le document sous mon nez.
D’un signe de la tête, nous sommes emmenés à l’intérieur d’un immeuble désaffecté transformé en prison.
On prend toutefois la peine de nous libérer de nos entraves. En me massant les poignets, j’inspecte les lieux.
— Ce n’est pas vraiment l’accueil auquel je m’attendais, ironise Jackson.
— C’est vrai qu’ils n’ont pas l’air de faire confiance à grand monde par ici, relève Sélène.
— Je ne comprends pas leur réaction, observé-je. Les Prisiens sont supposés avoir été informés de notre arrivée.
— Apparemment pas, lâche Ronnie.
— Pourquoi nous sauver des Stiix si c’est pour nous enfermer juste après comme des truands ? nous questionne Ronnie.
Je suis bien obligé d’admettre que sa question a du sens. La situation me paraît grotesque. Je m’appuie contre un mur, qui s’effrite légèrement à mon contact, et me laisse glisser pour m’asseoir. Mes compagnons font de même, sauf Jackson, qui préfère rester debout.
Je dévisage rapidement Sélène tout près de moi. Malgré la situation, il émane d’elle un sentiment de quiétude, comme si elle savait que les choses allaient s’arranger.
Jackson s’approche des barreaux pour s’y agripper.
— On peut avoir un peu d’eau au moins ? demande-t-il.
Au bout de cinq minutes, il va s’asseoir à côté de sa belle, qui pose sa tête sur son épaule et ferme les yeux. C’est l’unique manifestation d’affection que le couple s’offre depuis que nous sommes partis de Bordeaux. Je pense à Draax, qui doit passer un sale quart d’heure. Machinalement, mon regard se pose sur Ronnie. J’aurais préféré voir du sang de Stiix sur ses mains plutôt que celui de mon ex-amant. Je pense aussi à Ian. Je revois son corps sans tête sur le bitume froid. Le colonel nous l’avait imposé à la dernière seconde, car il connaissait bien la région.
Vingt minutes plus tard, mon esprit est embrumé. En me frottant les yeux de fatigue, j’aperçois Jorge Desmond avec un jeu de clés dans les mains.
— Notre capitaine va vous recevoir, nous informe-t-il en ouvrant la porte de notre cellule.
— Nous recevoir, me moqué-je, comme si nous étions ses invités.
Sous la tente où nous sommes conduits, je découvre un bureau en chêne massif sur lequel traîne un fouillis pas possible, un casier en métal et un lit de camp d’une personne, ainsi que des caisses, du linge et quelques livres.
C’est plutôt sommaire pour un leader, songé-je.
Le sol est recouvert de dizaines de vieux tapis entrecroisés les uns sur les autres. Quelques écolampes placées à des endroits stratégiques permettent de bien éclairer l’intérieur. Dehors, le ronronnement régulier d’un moteur m’indique que l’électricité est alimentée par un groupe électrogène. Le chauffage est assuré par des radiants suspendus au plafond. Au centre de la tente se tient de dos un individu en T-shirt noir. Je me fais aussitôt la réflexion qu’il est sacrément baraqué. Cou de taureau, épaules larges, taille épaisse. On voit tout de suite à quel genre d’homme on a affaire : au stéréotype surentraîné. Le type en question se retourne pour nous jauger un par un. Je lui donne dans les vingt-cinq, trente ans. Il m’a l’air un peu jeune pour être à la tête de toute une armée de soldats.
Lorsque son regard gris-bleu rencontre le mien, j’ai subitement l’impression d’être nu devant lui. Ma gorge s’assèche comme une goutte d’eau sous un soleil de plomb. Il est très rare que quelqu’un me déstabilise de la sorte. Cette idée me met d’ailleurs encore plus mal à l’aise. Malgré tout, je ne le lâche pas des yeux. Hors de question qu’il perçoive mon trouble. Je ne sais pas ce qu’il attend pour nous parler, mais ce temps me permet de le détailler plus longuement. Ce qui me frappe en premier chez lui, c’est la rondeur de son visage qui s’harmonise assez bien avec la pointe de son menton et son large front dégagé. Il possède un nez droit qui se recourbe à son extrémité et des lèvres joliment proportionnées. Il y a chez cet homme quelque chose de profondément magnétique. La douceur de ses traits est atténuée par deux lignes d’expression marquant son front, une profonde ride du lion ainsi qu’une mâchoire un peu forte. Le Prisien porte les cheveux rasés sur les côtés et plus longs sur le dessus, coiffés vers l’arrière. Une coupe un peu trop sophistiquée à mon goût pour quelqu’un qui semble avoir des responsabilités.
Je continue mon inspection lorsqu’il demande d’une voix sombre :
— Qui commande parmi vous ?
Je mets une seconde à comprendre qu’il s’adresse à nous. Mes comparses tournent simultanément la tête dans ma direction. En l’absence de Draax, ces derniers me désignent selon toute vraisemblance comme le plus haut gradé.
— J’imagine que c’est moi, dis-je.
— Et à qui ai-je l’honneur ?
— Lieutenant Cole Liederman, de la division Alpha, sous les ordres du capitaine Jason Draax.
Je me penche en avant.
―Voici, le sergent Ronnie M’Bawe, notre médecin, et les majors Jackson Smith et Sélène Rodriguez.
— Je m’appelle Eryk. Maintenant que les présentations sont faites, dites-moi ce que vous êtes venus foutre ici.
— Nous sommes en opération.
— Quel genre de mission ?
— C’est confidentiel.
— Que contient votre malle ?
— Top secret.
— Pourquoi est-elle verrouillée ?
— Malgré tout le respect que je vous dois, dis-je en bombant le torse, je n’aime pas trop votre ton ni cet interrogatoire. Nous avons reçu un ordre, nous l’exécutons. Point. Et je ne crois pas que nous ayons à vous fournir la moindre explication.
Le prénommé Eryk n’a pas l’air d’être franchement impressionné par mon discours. Ma remarque le fait même sourire. Un sourire que je qualifierais d’enfantin, empreint d’une subtile coquinerie, et qui disparaît très vite pour céder la place à une mine crispée. Son regard s’assombrit en un éclair, son visage se ferme comme la porte d’une prison glisse devant un détenu.
Le contraste est saisissant.
— Je suis navré que mon ton ne vous plaise pas, siffle-t-il en avançant de deux pas, mais c’est celui que j’utilise en présence d’inconnus tels que vous transportant, de toute évidence, une arme dangereuse. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ?
Je ne réponds pas, mais ce faisant j’amplifie ses soupçons. Son visage est à présent suffisamment proche du mien pour que je puisse distinguer les pores de sa peau. Cette promiscuité soudaine me déstabilise un peu. Je ne suis pas du genre à être impressionné par qui que ce soit, mais ce mec en impose, je dois bien le reconnaître.
J’essaye de faire bonne figure.
— Écoutez, dis-je en constatant que nous faisons presque la même taille. On vous remercie de nous avoir tirés des griffes des Stiix, mais comme je viens de vous l’expliquer, nous avons une mission à remplir et je trouve que vous nous avez déjà fait perdre suffisamment de temps comme ça.
Eryk recule jusqu’à son bureau pour s’emparer du courrier que le colonel Pras nous a remis. Il l’étudie rapidement et se tourne vers nous.
— Quelle est la nature de votre mission ? insiste-t-il. Il n’y a rien dans ces lignes qui vous autorise à venir ici avec une ogive.
Je suis surpris par toutes ces interrogations. Il n’a vraiment pas l’air d’avoir été informé de notre venue ou alors il fait semblant de ne rien savoir.
Dans les deux cas, je ne comprends pas sa réaction.
— Personne n’a dit que c’était une bombe, fait remarquer Ronnie.
Eryk Pras jette un coup d’œil dans sa direction, puis revient vers moi.
— Si ce n’est pas un engin explosif, pourquoi n’ouvrez-vous pas la malle, que je voie ce qu’elle contient ?
Nous nous murons dans le silence.
Eryk avance vers nous.
— Vous ne partirez pas d’ici tant que je ne saurai pas ce que mon père mijote, dit-il en levant la lettre de mission.
J’arque un sourcil en direction de mes coéquipiers, qui paraissent tout aussi surpris que moi.
— Votre père ? formulé-je.
Eryk
— William Pras est bien mon père, confirme Eryk avec une pointe d’aigreur dans la voix. D’un point de vue biologique en tout cas.
— J’ignorais que le colonel avait un fils, murmure l’infirmier à l’un de ses compagnons.
La fille hausse les épaules dans une attitude qui laisse sous-entendre qu’elle se moque bien de cette information.
— Il en a deux, si vous voulez tout savoir, précise Eryk. Que comptez-vous faire avec le contenu de cette malle ?
— Si le colonel est votre père, comme vous le prétendez, pourquoi ne pas lui demander vous-même ? l’interroge le dénommé Liederman.
Eryk se déplace jusqu’à lui.
Celui-là a une grande gueule, se dit-il en le dévisageant.
Des cheveux noirs coupés court, un visage agréable, quoique sa bouche paraît presque un peu trop féminine. Ses sourcils épais sont joliment dessinés. Son nez droit a la forme d’un triangle parfait, et ses oreilles sont rondes et petites.
Un bel assemblage.
Eryk a toujours aimé les types qui manifestent du répondant, que ce soit au lit ou dans la vie de tous les jours. Quand on est bâti comme lui, on a tendance à attirer les épeurés, les cœurs brisés, les fragiles. Lui n’aime rien d’autre que la friction virile des épidermes, les ébats costauds. Caleb réunissait toutes ces qualités. Un tempérament fiévreux avec ce qu’il fallait de tendresse dans un corps sportif. Lorsqu’il leur arrivait de se disputer, le ton montait très vite entre eux. Dans ces moments-là, Caleb prenait une grosse voix en le menaçant avec son index. Son visage s’enflammait et il perdrait le fil de sa respiration. Eryk aboyait tout autant en levant le poing, mais ça n’allait jamais vraiment plus loin. Les deux amants finissaient toujours par rire de la situation et terminaient leur querelle sous les draps. Le sexe étant tout aussi explosif que leur dispute.
Le capitaine se pince l’arête du nez en chassant ses souvenirs. Il pressent que ce Cole n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds.
Des gars comme lui sont nécessaires à la Résistance, admet-il tout en reconnaissant qu’ils ont tendance à créer des problèmes.
Ces quatre-là ne feront pas exception à la règle, il en mettrait sa main à couper.
— Écoutez, soupire Liederman, nous sommes dans la même équipe…
— Ça reste encore à prouver, l’interrompt sèchement Eryk.
La tension monte encore d’un cran.
Eryk se racle la gorge.
―Je sais que vous pensez agir pour le bien de tous, prononce-t-il avec une intonation moins formelle, mais je connais les méthodes de mon père. Elles sont souvent expéditives et rarement fructueuses. Il n’a que le mot victoire à la bouche. Rien n’a plus d’importance à ses yeux que de remporter cette fichue guerre contre les Stiix, peu importe ce que cela coûte. Il est le roi des coups tordus et celui-là m’a tout l’air d’en être un.
— Ce n’est pas un coup tordu ! s’offusque Jackson. Des dizaines de mecs plus intelligents que vous ont travaillé des mois pour mettre au point ce projet.
— Et ce projet consiste en quoi au juste ?
Jackson devient rouge. Il paraît essoufflé comme s’il venait de courir cent mètres.
— Nous n’avons pas l’intention de causer le moindre problème, assure Liederman. Tout ce que nous voulons, c’est traverser votre ville pour rejoindre l’est.
— Avec ce chargement ?
— En effet.
Eryk claque des doigts et deux soldats approchent aussitôt. Ce sont de sacrés gaillards, et pourtant, à côté de leur patron, ils ont l’air aussi chétifs que des enfants.
— Vous allez remballer vos affaires et repartir d’où vous venez, déclare le capitaine.
— C’est hors de question, proteste Liederman. Votre père nous a donné l’ordre de…
— Je me fous de ses ordres ! Vous pensez peut-être que je vais vous laisser vous balader avec une bombe alors que des troupes ennemies traînent dans les parages ? Prendre le risque qu’elle tombe entre leurs mains et qu’ils s’en servent contre nous ?
Cole Liederman se renfrogne.
Eryk Pras poursuit :
— Il n’est pas question que vous remettiez en cause notre sécurité. Nous n’avons pas eu d’attaque depuis pratiquement six mois. On les laisse tranquilles et ils nous foutent la paix.
Jorge indique alors à ses hommes de les renvoyer en cellule. Cole Liederman se débat énergiquement, mais il n’en est pas moins contraint de quitter la tente. Une fois seul, Eryk Pras regagne son bureau. Parler de son père l’a rendu grincheux. En fouillant dans un des tiroirs de son casier, le capitaine tombe sur une bouteille d’alcool. Un de ces tord-boyaux qu’on peut se dégoter dans le secteur 2 pour peu que l’on s’adresse aux bonnes personnes. Il contemple la bouteille et croise, durant un bref instant, son image déformée.
Après l’avoir débouchée avec les dents, Eryk avale une lampée. La liqueur lui brûle la gorge et lui chauffe l’œsophage. Certains Prisiens se servent du breuvage pour désinfecter les plaies purulentes ou pour astiquer le chrome de leur véhicule.
Ça fait presque sept mois que Caleb est mort. Sept mois qu’il vit en apnée, qu’il se déplace dans ce monde comme un fantôme errant.
Nouvelle gorgée.
Le visage de son père hante son esprit. L’honorable William Pras, dont la carrière exemplaire et le patriotisme sans bornes lui ont valu d’être propulsé à la tête de la Résistance bordelaise. Un type sans cœur qui a fait de son fils aîné une copie de lui-même et qui n’a pour son cadet que du mépris.
Jorge Desmond apparaît tout à coup à l’entrée de la tente. Il patiente une seconde, puis se dirige lentement vers son capitaine pour prendre place dans un fauteuil aux accoudoirs usés.
— Qu’est-ce que tu penses de leur histoire ? demande-t-il.
Eryk s’enfonce dans son siège en croisant les jambes sur son bureau.
— Je n’en pense rien, répond-il en offrant la bouteille à son adjoint, qui la refuse poliment.
— Tu ne les as pas crus ?
— Évidemment que si. Il n’y a que mon père pour inventer des missions casse-cou de ce type. Des interventions de la dernière chance, comme il les appelle.
— Et tu n’es pas curieux ?
— À propos de quoi ?
— De leur projet ! Imagine que l’arme qu’ils ont apportée puisse vraiment mettre un terme à la guerre.
— La guerre sera terminée quand les Stiix nous auront tous butés, incise Eryk.
— Tu ne penses pas ce que tu dis.
— Il n’y a bien que le colonel et toi pour croire que nous avons encore une chance de l’emporter, grimace-t-il. La vérité, c’est qu’ils ont gagné et qu’on a perdu.
Eryk se lève pour faire quelques pas. Jorge se tait un instant avant de se racler la gorge.
— Tu as conscience que nous n’avons aucun droit de les retenir ici, dit-il.
Eryk scrute son ami du coin de l’œil en approchant le goulot de la bouteille près de ses lèvres.
— Je sais, souffle-t-il.
— Je vais essayer de joindre Bordeaux afin d’obtenir quelques renseignements, dit Jorge.
— Tu n’en feras rien, lui intime Eryk. Je ne veux aucun contact avec la Résistance.
— Ton père n’a pas envoyé ces hommes par hasard.
— Je n’en ai rien à foutre.
— Tu veux compromettre une mission capitale pour l’humanité, uniquement pour faire chier ton père ?
— Plutôt par vengeance.
— Tu n’es pas sérieux ?
— Tu sais très bien ce qu’il m’a fait ! s’emporte Eryk en tapant du poing sur la table. Tu le sais parfaitement ! Ça mérite amplement que je bousille une de ses putains d’opérations commando, non ?
Jorge se mord la lèvre inférieure. Quand son ami broie du noir comme ça et qu’il se met à boire, la discussion peut rapidement virer au désastre. Dans ces moments-là, rien ni personne ne saurait le raisonner.
Peu après la mort de Caleb, Eryk a plongé dans une sorte de catatonie émotionnelle. La vie avait perdu de sa saveur, plus rien n’avait d’intérêt. Sa propre existence n’avait plus d’importance. Cet état de tristesse absolue l’avait conduit à agir de manière totalement inconsidérée. Il ne manquait pas une occasion de foncer tête baissée vers des hordes de Stiix avec l’espoir de se faire tuer, sortait seul en pleine nuit hors de la cité, ivre comme un putois, pour pisser sur la route, et beugler haut et fort tout le bien qu’il pensait des envahisseurs.
— Caleb n’aurait jamais voulu ça, certifie Jorge d’une voix posée.
Eryk se renfrogne.
— Ne me parle pas de Caleb.
— Tu sais que j’ai raison.
Eryk renifle tout en s’asseyant à l’angle de son bureau.
— Ils dégagent aux aurores, un point c’est tout.
Jorge n’est pas d’accord avec cette décision, mais il n’a pas d’autre choix que de la suivre. Eryk est son supérieur et il doit se plier à son autorité.
C’est comme cela que ça fonctionne ici.
— Est-ce que tu peux au moins prendre la peine de réfléchir aux conséquences de ta décision ?
— Je ne changerai pas d’avis.
Poussant un long soupir de résignation, Desmond acquiesce à contrecœur.
— Bon, dit-il, changeons de sujet. Qu’a donné ton entrevue avec le padre Lotman ?
Un petit sourire se dessine au coin des lèvres d’Eryk.
— Je lui ai fait passer un message. J’ose croire que c’est un homme intelligent et qu’il va tout faire pour calmer le jeu.
— Il pense agir pour le bien de sa communauté, fait observer Jorge.
— C’est moi qui agis pour le bien de la communauté ! assure Eryk en pointant son index vers lui.
— Toi et tous les gars sous tes ordres, lui rappelle Jorge sur un ton sec.
— Oui, concède Eryk, enfin tu vois ce que je veux dire.
Un long silence s’installe entre les deux hommes, que Jorge finit par rompre :
— Les prisonniers ont demandé l’autorisation de rendre visite à leur capitaine.
— Comment va-t-il ?
— Trop tôt pour dire quoi que ce soit.
— Une personne à la fois, autorise Eryk. C’est tout ce que tu voulais voir avec moi ?
Jorge se lève.
— Mouais, lâche-t-il en vissant une casquette en tissu sur sa tête.
Eryk le suit du regard. Il se racle la gorge comme si un chat venait de s’y glisser.
— Je sais que je peux me montrer difficile par moments, confie-t-il, un peu penaud. Je suis désolé. Tu sais que j’attache beaucoup d’importance à ton opinion… et à notre amitié.
Jorge aurait pu lui offrir un sourire amical, mais il se contente de pincer timidement les lèvres et de secouer la tête.
— Mouais, grommelle-t-il. Promets-moi de ne pas finir cette bouteille et de reconsidérer ta décision concernant les plans de ton père.