PROLOGUE

 

Carl prend le verre que le barman vient de lui servir et se tourne pour s’appuyer au comptoir. Tout en sirotant son cocktail dont il a déjà oublié le nom, le jeune homme de vingt-quatre ans observe la foule se déhancher sur une musique techno/trance que personne n’écoute ailleurs qu’en boîte de nuit.

Les stroboscopes et la fumée blanche crachée par les machines au-dessus des spots rendent les formes indistinctes, mais Carl s’en fiche. S’il était sorti pour draguer, il ne serait pas venu dans cet endroit. Ce soir, s’il est là, c’est pour oublier, ce qui veut dire alcool et musique tonitruante qui vont l’empêcher de penser. Même s’il a bien conscience que c’est un oubli passager, que ses problèmes seront encore là demain. Il ne cherche qu’un soulagement, même temporaire.

Mécontent de se laisser emporter par ses sombres pensées, il avale son verre d’un trait, le pose un peu trop fort sur le bar et se glisse dans la foule gesticulante. Fondu dans la masse des corps en sueur, il ferme les yeux et s’abandonne aux boum boum qui semblent vibrer dans ses veines.

Il sait au bout de seulement quelques minutes que c’était une mauvaise idée. Il aurait mieux fait de rester chez lui avec un pot de glace arrosé de vodka et un film bourré d’explosions et manquant de scénario, cela aurait été beaucoup plus distrayant. Là, tout ce à quoi Carl peut penser, c’est que Philip déteste ce genre d’endroit. Ce qui est probablement la raison pour laquelle il a choisi cette boîte de nuit pour s’enivrer d’alcool, de mauvaise musique et de corps suants serrés trop près les uns des autres.

Philip

Le nom seul le fait gémir de douleur.

Comment Carl a-t-il pu autant se tromper sur cet homme ? Pourtant, il est plutôt bon juge en ce qui concerne les caractères d’habitude. Avec son mode de vie, c’est d’ailleurs presque devenu une sorte de sixième sens. Néanmoins cette fois, il a foiré, et dans les grandes largeurs qui plus est. Il entend d’ici son paternel lui dire…

Non.

Il ne pensera pas à son père maintenant, ça ne ferait que l’enfoncer encore plus.

Carl secoue la tête et arrête de danser. Décidément, sortir était réellement une mauvaise idée. Résigné, il se fraye un chemin parmi les danseurs pour atteindre la sortie quand des mains se posent fermement sur ses hanches, et le plaquent à un torse large et à un ventre légèrement rebondi. Ça le fige. Ce n’est pas sa faute, il a toujours réagi comme ça à un homme au ventre moelleux. Il n’a jamais été du genre à tomber en pâmoison devant un adonis. Lui, ce qu’il aime, ce sont les hommes bien en chair, avec des formes auxquelles s’accrocher.

Il se dit qu’il ne devrait pas se laisser aller ainsi contre la personne, que c’est une mauvaise idée, qu’il a le cœur brisé… Enfin, le cœur brisé, tout est relatif. Peut-on vraiment dire que son cœur a été en danger après seulement quatre mois de relation ? Carl ne va pas en débattre maintenant. Surtout que l’inconnu vient de plaquer son pelvis à ses fesses et que Carl peut sentir la preuve évidente du désir qu’il inspire à cet homme.

Alors, même si son sixième sens dont il est si fier sonne de toutes ses forces dans son esprit, il se dit :

« Allez, mon petit Carl, vis dangereusement pour une fois. »

Il se retrouve à danser avec l’homme pendant ce qui semble être des heures, mais ça ne dure probablement pas aussi longtemps.

Chaque fois que Carl essaye de se retourner, l’homme l’en empêche et Carl se laisse manœuvrer. C’est si bon de s’abandonner, que quelqu’un d’autre prenne les décisions pour lui, si bon de se laisser porter. Alors Carl ne résiste pas. Pas plus qu’il ne le fait lorsqu’il est entraîné vers les toilettes ou quand il est fermement poussé dans une cabine.

Il a juste le temps de mettre les mains devant lui pour éviter de percuter le mur, mais là encore, il ne se retourne pas. Les sirènes dans sa tête hurlent tout ce qu’elles peuvent, mais il les ignore. Après tout, qu’est-ce qui peut arriver ? À part être baisé dans les toilettes un peu cradingues d’une boîte de nuit miteuse, il ne risque pas grand-chose, n’est-ce pas ?

Et puis, si son partenaire ne veut pas qu’il le voie, c’est peut-être parce qu’il est marié ? Ou un gay caché dans un placard si profond que seul un spéléologue pourrait en trouver l’entrée. Ou encore, c’est quelqu’un que Carl connaît. Mais en fait, il s’en fiche royalement. Une baise anonyme est peut-être ce qu’il lui faut.

Carl ne proteste toujours pas quand une main se pose sur son crâne pour quasiment lui écraser le visage contre le mur. Il n’ouvre toujours pas la bouche au moment où une autre se glisse sur le devant de son jean, ouvre le bouton et la fermeture éclair du vêtement, et le baisse violemment, accompagné de son boxer. En réalité, ça lui arrache même un gémissement de désir.

Il a toujours aimé les hommes capables de le manipuler à leurs guises, le mettant dans les positions qu’eux décidaient.

— Hum, c’est un bon garçon, ça, murmure une voix rauque derrière lui.

Carl geint. La voix à elle seule aurait suffi à le liquéfier, mais associée aux mots, c’est une chose à laquelle il a toujours été incapable de résister.

« Bon garçon »…

C’est fou le pouvoir que deux simples petits mots peuvent avoir sur une personne. Ça annonce les prémices de quelque chose qu’il adore encore plus. Il espère vraiment ne pas se tromper.

Ce sont ces deux petits mots et la promesse qu’ils contiennent qui l’empêchent de protester quand une queue dure et à peine humide se fraye un chemin douloureux entre ses reins étroits.

— Oh oui, tu es un bon garçon, pas vrai ? semble s’émerveiller l’inconnu.

Il lui semble connaître la voix sans qu’il arrive à la replacer. Un ancien coup d’un soir, peut-être ? Ça expliquerait qu’il sache aussi bien comment traiter Carl. Sans chercher plus loin, il hoche la tête, malgré la main qui le plaque au mur.

— Et tu vas prendre ma queue dans ton petit cul de salope en silence ou tu as besoin de ma main sur ta bouche de suceuse ?

Carl a les yeux qui roulent dans leurs orbites. L’inconnu semble connaître tous les boutons sur lesquels appuyer pour le transformer en une chose malléable et consentante.

— M-main, balbutie Carl.

Aussitôt, il est arraché au mur, le geste enfonçant encore plus le membre qui le déchire en lui. Une grande main calleuse et bronzée se pose sur sa bouche, serrant le bas de son visage au point de lui arracher un gémissement de douleur, bruit qu’il avait réussi à retenir jusqu’à présent.

— On va passer un marché, toi et moi, lui dit l’inconnu, sa bouche effleurant l’oreille de Carl. Si tu arrives à ne pas émettre le moindre bruit, je te sucerai et j’avalerai. Par contre, si je t’entends, tu nettoies ma queue avec ta bouche après que j’ai défoncé ton petit cul de chienne en chaleur, et ensuite je te punis. Qu’est-ce que t’en dis ?

Carl ne peut que dire oui. L’humiliation a toujours été son talon d’Achille. Il ne sait pas pourquoi, mais c’est ainsi. Il a vérifié, mais rien dans sa vie n’explique son désir et la jouissance qu’il retire à être rabaissé plus bas que terre. C’est juste son truc et voilà tout. Parfois, il ne faut pas chercher plus loin.

Il parvient difficilement à hocher la tête et, aussitôt, ce qui s’apparente à une chevauchée infernale commence. C’est tellement dur, violent et sec que Carl en vient à se demander comment ça peut être bon pour son partenaire. Apparemment, celui-ci y trouve son compte, puisqu’il fait connaître son plaisir au moyen de grognements et de râles de plaisir parfaitement identifiables.

C’est totalement différent pour Carl. Il est au-delà de l’extase. Au fil des années, il a développé une addiction à la douleur qu’il ne comprend pas toujours, mais qu’il a appris à accepter. Rien de tel qu’une douleur soutenue dans les reins qui dure des jours pour se souvenir qu’on s’est fait troncher dans les règles de l’art. Et là, il sait sans l’ombre d’un doute qu’il va avoir du mal à marcher pendant un bon moment et que le passage aux toilettes va être une torture. Néanmoins, il serre les dents et fait de son mieux pour n’émettre aucun bruit. Parce que l’inconnu qui le besogne avec férocité lui déverse un flot continu de mots dans le creux de l’oreille. Des mots qui le félicitent et l’avilissent.

— C’est ça… Bonne chienne… T’aimes ça, hein ?… T’as un cul de petite salope… Je parie que tu te fais défoncer le cul dès que tu en as l’occasion… Y a qu’à voir comme tu me laisses t’enculer… Je parie que tu fais ça tout le temps, te faire baiser à cru…

Ce sont ces mots-là qui figent Carl. Ce sont ces mots-là qui le font réagir et se figer.

« À cru »…

Merde ! L’inconnu n’a pas mis de préservatif. Carl aime vivre hors des normes, mais pas au point de jouer à la roulette russe avec sa vie.

— Ah, ricane l’homme à son oreille. Je vois que tu percutes enfin dans quoi tu t’es embarqué. Et pourtant, ce n’est pas de mes éventuelles maladies que tu devrais t’inquiéter.

Un frisson de peur remonte le long de la colonne de Carl et les sirènes explosent avec plus de force dans sa tête. Il commence à se débattre, à ruer et à se cabrer pour déloger son partenaire qui le tue peut-être en ce moment même, mais rien n’y fait. L’homme est plus fort que lui et si, d’habitude, c’est exactement ce qui l’envoie au septième ciel, à cet instant, Carl sait qu’il doit fuir, et vite.

— Ne bouge plus, gronde l’inconnu en posant une main sur la gorge de Carl avant de serrer. C’est trop tard. Il fallait réfléchir avant.

Il reprend sa baise infernale, indifférent aux ongles de sa victime qui labourent la moindre parcelle de peau qu’ils peuvent atteindre, aux ruades qui cherchent la liberté et aux râles que sa main peine à couvrir.

Finalement, alors qu’il va sombrer dans l’inconscience, Carl jouit et a juste le temps de se dire que c’est bizarre, avant que tout ne devienne noir.

L’homme le laisse tomber sur le sol après quelques minutes, comme un déchet ou un jouet cassé dont il ne veut plus. Il observe le corps sans vie tout en se rhabillant. Puis, sans un regard en arrière, il quitte les lieux, un étrange sourire sur les lèvres.

CHAPITRE 1

 

Horace Diocène est à son bureau depuis deux bonnes heures en ce lundi matin lorsque la porte de la pièce s’ouvre avec violence.

Il doit pouvoir tirer un enseignement ou une leçon de morale au fait qu’il ne sursaute même pas à l’intrusion. Ça veut certainement dire qu’il en a trop vu dans sa vie et que plus rien ne l’étonne. Ou alors que son instinct de préservation est devenu inexistant.

C’est en prenant son temps qu’Horace referme le dossier qu’il parcourait et relève la tête pour découvrir Léandre Pandrious, haletant comme s’il avait couru jusqu’ici, le visage rouge et les yeux humides de larmes. L’homme a posé les deux mains sur le bureau, donnant l’impression qu’il va tomber s’il n’a aucun support.

Léandre a l’air en colère, ce qu’Horace ne trouve pas spécialement surprenant. Les deux hommes se sont connus dès leur premier jour à l’école de police et sont rapidement devenus amis, et ils le sont toujours, quand bien même Horace ne fait plus partie de la maison depuis plus de trente ans. D’aussi loin qu’Horace se souvienne, Léandre a toujours eu l’air en colère.

Ça n’explique pourtant pas ce que l’homme fait dans le bureau d’Horace à huit heures dix-sept un lundi matin. Horace fronce ses sourcils broussailleux, qui ont depuis longtemps perdu le roux flamboyant de sa jeunesse au profit du gris de ses soixante-trois ans. Il n’est pas vieux, mais il n’est pas jeune non plus.

Avant qu’Horace puisse dire quoi que ce soit, Léandre annonce abruptement :

— Charalampos est mort !

Horace met quelques instants à se souvenir de qui est ce Charalampos. La connexion se fait lorsqu’il se rappelle ce jour où le gamin, qui devait avoir six ou sept ans, est rentré en larmes de l’école parce que ses camarades se moquaient de son prénom. Léandre s’était fâché, lui disant qu’il était un Pandrious, et qu’un Pandrious, ça ne pleure pas. Horace, lui, avait proposé d’appeler le petit « Carl ». Le gamin l’avait regardé comme si c’était le plus beau jour de sa vie et avait adopté le surnom avec enthousiasme. Léandre avait marmonné qu’il allait faire du morveux une tapette, mais Horace s’était contenté de rire. Et là, Léandre lui annonce comme ça que son fils Carl est mort ?

— Carl est mort ? Quand ? Comment ?

Comme quoi, il reste encore des choses en ce monde pour l’étonner et l’obliger à réagir.

— Samedi soir, répond Léandre d’une voix grondante. Dans une de ces boîtes de nuit pour tapettes qu’il fréquente.

Horace se retient de grogner. Pas parce qu’il partage la colère de son ami par rapport à la sexualité de Carl, mais parce que l’utilisation du terme péjoratif le fait grincer des dents. Il a lui-même un neveu gay et le petit est comme un fils pour lui.

— Léandre, soupire-t-il.

— Ah, ne commence pas ton laïus sur les termes politiquement corrects, s’emporte Léandre. Pas quand mon fils s’est fait étrangler par un de ses michetons dans une boîte de nuit des bas-fonds de la ville. Ma pauvre Elena ne va jamais s’en remettre. Heureusement qu’elle ne sait pas qu’il était plus PD qu’un pingouin.

Horace choisit encore de ne rien dire, parce qu’il sait de source sûre qu’Elena Pandrious est parfaitement au courant de l’homosexualité de son fils unique et s’en fiche royalement. Pour preuve, elle essaye même de le caser régulièrement avec des garçons qu’elle trouve parfaits pour lui.

— Micheton ? choisit-il de relever à la place. Carl se prostituait ?

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? tempête Léandre en commençant à faire les cent pas dans le bureau. Tu sais très bien que Carl ne me parlait plus depuis huit ans !

Oh que oui, Horace en a parfaitement conscience. Il se souvient même parfaitement de la dernière fois où les deux hommes se sont trouvés en même temps dans la même pièce. Ils se sont hurlés dessus et en sont venus aux mains.

Léandre avait eu « l’excellente » idée d’arranger un mariage pour Carl. Avec une gentille fille grecque bien sous tous rapports et parfaitement soumise à la loi patriarcale de sa famille. Autant dire que le gamin avait plutôt mal pris l’initiative de son paternel. C’était lors de la fête d’anniversaire des vingt et un ans de Carl.

— J’ai vérifié, poursuit Léandre. Il ne s’est jamais fait arrêter pour racolage, mais tu sais aussi bien que moi que ça ne veut rien dire.

En tant que Haut-Commissaire de police, Léandre a accès à des ressources qui lui ont permis d’avoir son rejeton à l’œil. De l’avis d’Horace, ce n’était pas pour venir en aide à son fils si jamais celui-ci avait des ennuis, mais plutôt pour éviter que leurs noms ne soient associés. Horace aime son ami, mais il est assez lucide pour connaître et reconnaître ses défauts.

Horace se demande ce qui serait arrivé à son neveu s’il avait eu la même attitude que Léandre. Le frisson d’horreur qui parcourt son échine lui fait comprendre qu’il ferait mieux de ne pas s’aventurer sur ce terrain-là, à moins de vouloir avoir des cauchemars pour le restant de sa vie. Ce dont il a été témoin lui a déjà largement suffi.

Horace décide de se concentrer un peu plus sur ce que lui raconte son ami, parce que malgré leur lien, il sait parfaitement que Léandre n’est pas simplement venu s’épancher et pleurer sur son épaule.

— Est-ce que tu imagines ce que ça m’a fait quand des gars de mon propre commissariat se sont pointés à ma porte pour m’apprendre que mon fils a été retrouvé étranglé dans les toilettes d’un club merdique, le pantalon sur les chevilles ? continue Léandre. Ils n’ont rien dit, mais j’ai bien vu qu’ils se fichaient de moi. Pour eux, ce n’est qu’un petit PD qui s’est fait dessouder par un client.

Léandre plante finalement son regard noir dans celui bleu glacier d’Horace et dit :

— Hors de question que le meurtre de mon fils soit traité et oublié dans un coin comme si c’était celui d’une petite pute de bas étage ! Tu m’entends ?! Je veux que tes gars se chargent de retrouver celui qui a fait ça !

Et voilà, ce que craignait Horace est en train d’arriver. Il soupire et se lève pour venir poser une main réconfortante sur l’épaule de son camarade.

— Léandre, commence-t-il sur le ton le plus diplomatique possible, mes gars ne s’occupent pas de ce genre de choses. Je dirige une agence de sécurité, pas…

Léandre l’interrompt en rejetant violemment sa main et en vociférant à quelques millimètres de son visage :

— Ne me prends pas pour un con ! Tu crois vraiment qu’après tout ce temps, je ne sais pas ce qui se cache derrière la façade de ton business ?! « Dernière Chance », ça te parle, Horace ?!

Horace essaye de ne pas réagir, mais intérieurement, il grimace. Il sait très bien que les gens parlent de « Dernière Chance », mais que son ami, officier de police, soit au courant, c’est autre chose.

En 1984, lorsqu’Horace a été mis à pied pour avoir tabassé un suspect, il a décidé d’envoyer la hiérarchie et le règlement se faire foutre et a démissionné. Venant d’une famille aisée, il aurait pu vivre de ses rentes. Mais rester à se tourner les pouces alors que là dehors, des gars restaient en liberté et continuaient de tuer, violer et pourrir la vie des honnêtes gens ? Très peu pour lui.

Alors il a fondé Diocène Security, une agence de sécurité qui lui a servi de couverture pour créer Dernière Chance. Comme son nom l’indique, DC – c’est ainsi que l’appellent les agents qui y travaillent – est l’endroit où vous allez quand rien d’autre ne fonctionne. Horace assume complètement le fait que ça ressemble comme deux gouttes d’eau à L’Agence tous risques. À son avis, il y a pire comparaison.

Au fil des ans, il a recruté la crème de tous les corps de métier nécessitant d’enquêter, de protéger et parfois de tuer. Parce qu’il ne s’agit pas de prendre les premiers casse-cous venus pour aller casser du malfrat. C’est plus compliqué que ça. Même si aucun des suspects sur lesquels ils enquêtent ne finit devant un juge, il s’agit de ne pas se tromper. Les preuves doivent être en béton armé.

C’est le seul point sur lequel Horace ne transige pas. Ses agents travaillent peut-être comme ils le souhaitent, certaines forces de l’ordre peuvent même les appeler des mercenaires ou des barbouzes, mais ce ne sont pas des assassins. Tous ceux qui finissent entre leurs mains expertes l’ont mérité.

Même Hit, un tueur à gages qui vient de les rejoindre, suit une morale très stricte lors de l’exécution de ses contrats. Lorsqu’Horace a découvert que Hit se chargeait de ceux qui le contactaient uniquement par appât du gain, vengeance ou sans preuve, il a décidé d’envoyer ses meilleurs hommes le traquer. Le convaincre de se rallier à l’agence n’a pas été une mince affaire, mais Horace sait qu’il ne le regrettera pas.

— Léandre, insiste-t-il. Je dirige une agence de sécurité, la « Diocène Security », tu es bien placé pour le savoir, c’est toi qui m’as aidé à obtenir des contrats avec le gouvernement.

— Je t’ai couvert pour Ronsky, rétorque sèchement Léandre.

Cette fois, Horace ne peut cacher sa réaction. Et pour cause. L’affaire Ronsky date de très exactement douze ans, trois mois et quatre jours. Et s’il peut être aussi précis, c’est parce que, pour la première fois depuis de très nombreuses années, il s’était personnellement impliqué. Aucun de ses hommes n’avait réagi quand il s’était lui-même chargé de Ronsky, bien qu’ils se soient certainement posé des questions. Le seul à connaître absolument tous les détails de ce dossier, c’est Owen Carter, son secrétaire.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, répond Horace d’une voix blanche de rage.

Même après toutes ces années, le seul fait d’entendre ce nom lui donne envie de déterrer ce fils de pute, de le ressusciter et de le tuer encore et encore.

Léandre s’approche de son ami et serre son bras comme pour donner plus de poids à ses paroles :

— Je sais ce que Ronsky a fait et pourquoi tu l’as tué, lui apprend-il. On a trouvé des preuves chez lui. J’ai vu…

— Si tu veux que nous restions amis, je te conseille de ne pas finir cette phrase, coupe froidement Horace en se détournant pour se rasseoir à son bureau.

En faisant ça, Horace espère signifier que l’entretien est clos. Léandre ne l’entend visiblement pas de cette oreille, puisqu’il murmure d’une voix brisée :

— Horace… C’est mon fils… S’il te plaît…

Horace reste silencieux si longtemps que Léandre finit par baisser la tête, montrant ainsi qu’il accepte sa défaite, et se détourne pour sortir du bureau. Alors qu’il atteint la porte, la voix d’Horace s’élève dans son dos :

— Envoie-moi tout ce que tu as dans la journée. Je verrai ce que je peux faire, mais je ne te promets rien.

Léandre se retourne pour remercier son vieil ami, mais découvre qu’Horace s’est déjà replongé dans son dossier. Comprenant que son attitude a mis à mal leur relation, il souffle un simple « merci » et quitte les lieux.

En entendant la porte se refermer, Horace repose les papiers qu’il faisait semblant d’étudier et soupire en rejetant la tête en arrière pour fixer le plafond.

Carl est mort…

Si ses agents ne découvrent pas qui a fait ça, le caractère emporté et impulsif de Léandre pourrait bien apporter son lot de problèmes à l’agence. Résigné, Horace décide que si Léandre décide de mettre la DC sous les feux des projecteurs, il fera ce qu’il faut pour protéger ce qu’il a créé. Les protocoles ne sont pas pour la galerie, après tout. Même si en trente ans, ils n’ont jamais eu à les utiliser.

Tous les cas de figure ont été envisagés il y a longtemps et les plans sont mis à jour régulièrement pour prendre en compte l’évolution de la technologie et la disparition de certaines planques. Tout le monde à l’agence se doit de connaître chaque combinaison sur le bout des doigts afin de réagir en conséquence. De la réceptionniste à l’agent le plus chevronné, chacun sait disparaître dans la nature et réapparaître ailleurs sous de nouvelles apparences et identités. Avec le métier qu’ils exercent, ils n’ont pas trop le choix de toute façon.

Quelques heures plus tard, Horace reçoit le dossier concernant le meurtre de Carl et le transmet directement au département scientifique. Il n’a aucune raison de regarder les photos de sa mort. Il y a des choses dont on se passe très bien dans la vie. Malheureusement, il y en a d’autres qu’on ne peut éviter éternellement.

Horace tend une main réticente vers l’interphone et appuie sur le bouton pour appeler Owen.

— Oui ?

— Nous devons parler, annonce succinctement Horace.

Il y a une légère hésitation, puis la voix d’Owen s’élève de l’appareil :

— J’arrive tout de suite.

Quelques instants plus tard, un jeune homme tiré à quatre épingles le rejoint dans son bureau. Grand, plus d’un mètre quatre-vingt-cinq, un peu trop mince, les yeux presque ambrés et les cheveux noirs impeccablement coiffés, Owen porte des chaussures cirées, un costume noir, une chemise blanche et une fine cravate noire, le tout parfaitement repassé.

Horace étouffe un soupir, parce qu’Owen ressemble à une caricature de croque-mort. Peu importent ses efforts, il n’a jamais pu le convaincre de changer de style de vêtements. Ou d’attitude. Parce qu’Owen arbore toujours un air sombre et sérieux. En réalité, Horace n’a pas le souvenir de l’avoir vu rire ou même sourire une seule fois en presque quatorze ans.

Il a conscience qu’Owen a de bonnes raisons pour s’habiller ainsi ou pour vouloir structurer sa vie au maximum, mais mettre un jean ou sourire, ça ne le tuerait pas, n’est-ce pas ? Sauf qu’Horace n’insistera pas plus. Il est déjà bien content d’avoir réussi à ce que son secrétaire laisse tomber les gilets qui accompagnaient ses costumes.

Owen le salue d’un signe de tête, s’assied, pose son bloc-notes sur ses genoux et sort son stylo.

— Je ne t’ai pas demandé de venir dans le bureau pour travailler, annonce Horace.

Owen hausse un sourcil inquisiteur et Horace sait que c’est la seule réaction qu’il aura. Il le connaît bien et a conscience qu’il n’a pas toujours été comme ça. Owen était un enfant plein de vie et de rires, avant. Désormais, il est réservé, presque froid. Encore une fois, Horace regrette de ne pas pouvoir ramener Ronsky à la vie.

— Léandre est passé me voir, commence-t-il avant d’être coupé plutôt sèchement.

— Si c’est pour me parler de Carl, je suis déjà au courant, dit Owen. Antigone m’a appelé hier soir.

Horace grimace. Antigone Pandrious est… Comment la décrire ? Disons que contrairement à la façon dont son père a tenté de l’élever, elle est devenue une jeune femme au caractère bien trempé et une forte tête. Probablement plus par instinct de survie qu’autre chose, puisqu’il fallait au moins ça pour contrer le caractère du père. Antigone en a rajouté une couche en devenant flic. Léandre a tellement hurlé le jour où il a découvert qu’elle entrait à l’académie de police que tout le monde a cru qu’il allait faire une crise cardiaque. N’empêche que, malgré sa crise, lorsque sa fille est sortie major de sa promotion, Léandre s’est contenté d’un hochement de tête et d’un « bien ». Antigone a failli se fendre le visage en deux tellement son sourire était immense. Parce que tout le monde sait qu’un « bien » du Haut-Commissaire Léandre Pandrious équivaut à un « Je suis tellement fier que je pourrais exploser de joie ».

Tout ça pour dire que si Owen a appris la nouvelle par Antigone, elle n’a dû lui épargner aucun détail et que même s’il n’a pas l’air plus perturbé que ça, Horace le plaint, parce qu’elle lui a probablement lu le rapport préliminaire d’autopsie.

Horace décide d’approcher la situation indirectement :

— Qu’est-ce que tu en penses ?

Owen hausse les épaules.

— J’en pense que peu importe ce que la bleusaille en dit, Carl n’était pas du genre à se taper tout ce qui levait la queue devant lui, rétorque-t-il. Je sais qu’il venait de rompre avec son mec, mais à part ça…

Owen fait traîner la fin de sa phrase, indiquant qu’il n’a pas plus de détails.

— Alors, il est possible que Carl soit sorti pour se changer les idées, déclare Horace qui réfléchit déjà aux implications.

— Ouais, répond Owen en haussant de nouveau les épaules. Je suppose que Léandre veut qu’on s’occupe de l’affaire ?

Horace soupire et confirme d’un mouvement de la tête.

— Je convoque une réunion pour onze heures, dit Owen en se levant. Quels agents tu veux mettre sur le dossier ?

Horace n’a même pas besoin de réfléchir avant de dire :

— Walker et Johnson.

Owen hoche la tête et quitte le bureau.

***

Marlon Walker entre dans la salle de réunion d’un pas décidé en espérant que cela ne durera pas trop longtemps, parce qu’il ne rêve que de dormir, même s’il sait que le patron ne convoque que peu ses agents pour autre chose qu’une nouvelle affaire. Sauf que Hit et lui viennent d’arrêter le meurtrier d’une petite fille et, à dire vrai, cette affaire l’a éreinté. Ça se voit d’ailleurs sur son visage. À cet instant, il ressent de façon accrue chacune de ses quarante-six années. Avec ce genre de réflexion, il est peut-être temps qu’il trouve un boulot plus reposant.

Se moquant de lui-même, il se dit qu’il faut qu’il arrête de penser ce genre de conneries, parce qu’il sait de façon certaine qu’il mourra la tête dans ses dossiers ou tué par un suspect. En fait, il n’est pas fait pour une vie sans adrénaline, ce qui explique pourquoi il est encore célibataire – sa dernière conquête n’ayant pas supporté sa vie trépidante.

Marlon s’installe à la grande table et observe les autres participants qui entrent derrière lui. Stuart Johnson le salue d’un hochement de tête avant de s’asseoir également, Marlon lui répondant de la même manière.

Marlon ne connaît pas bien Stuart. Ils n’ont jamais travaillé ensemble, mais on dirait que ça va changer. Tout ce qu’il sait de lui, c’est qu’il a vingt-sept ans et qu’il était dans les Marines avant d’être recruté par la Dernière Chance trois ans plus tôt. Lui-même a été recruté par Horace Diocène en personne, il y a maintenant presque treize ans.

Marlon était en train de noyer son amertume envers sa hiérarchie dans un verre de whisky au comptoir d’un bar quand Horace était venu lui parler. Deux heures plus tard, Marlon rendait sa plaque et son arme sans un regard en arrière. Il ne l’a jamais regretté depuis.

La DC est devenue une seconde famille, un endroit où il peut être lui-même, menacer de tuer quelqu’un sans qu’on le regarde de travers et où il s’entend plutôt bien avec tout le monde.

Il retire cette dernière pensée lorsqu’Owen Carter entre à son tour dans la pièce. Quoique ce n’est même pas qu’il ne s’entend pas avec le gamin – ils ont presque vingt-ans d’écart, il l’appelle gamin s’il le veut ! –, parce que pour ça, il faut un minimum d’interactions. Or, avec Owen, c’est impossible. À part « bonjour », « au revoir » quand ils se croisent dans les couloirs et le « Agent Walker » et « Monsieur Carter » qu’ils échangent quand Marlon vient voir le patron dans son bureau, les deux hommes ne se parlent pas. Et Marlon trouve ça parfait.

Il y a quelque chose chez Owen qui met Marlon mal à l’aise. Il ne sait pas ce que c’est et son instinct lui dit de ne surtout pas aller fouiller, que ça ne lui rapporterait que des emmerdes, ne serait-ce qu’avec le patron, qui est étrangement protecteur avec le gamin. Patron qui entre justement dans la salle de réunion.

Marlon se redresse légèrement, une habitude qu’il a prise à l’académie de police et qu’il n’a jamais totalement perdue depuis. Il n’en jurerait pas, mais il lui semble voir du coin de l’œil qu’Owen lui lance un regard moqueur. Sauf que lorsqu’il le regarde, le gamin est aussi impassible et imperturbable qu’à l’accoutumée. Il n’a pas le temps de se poser plus de questions : Horace commence à expliquer l’affaire et Marlon dit mentalement au revoir à sa semaine de vacances.

Marlon écoute tout en compulsant l’un des dossiers qu’Owen a dû placer sur la table avant la réunion. C’est le rôle d’un secrétaire de préparer ce genre de chose, non ? C’est ce que pense Marlon, même s’il n’est pas assez fou pour demander un café au gamin, parce qu’il finirait sûrement avec un couteau dans la gorge.

Certes, Owen n’est « que » secrétaire, mais dans cette agence, qui peut savoir d’où viennent les gens ? Même la réceptionniste peut être envoyée sur le terrain, bien que ce soit improbable. Et puis Owen dégage un air de dangerosité, une aura de « Ne viens pas me chercher » qui, selon les instincts de Marlon, veut dire qu’il est tout aussi entraîné que lui.

Secouant la tête tout en essayant de comprendre pourquoi il n’arrête pas de penser au gamin, Marlon tente de se replonger dans les détails de l’affaire, même s’il a beaucoup de mal. Aussi subtilement que possible, il lance un petit coup d’œil à Owen, mais celui-ci ne semble pas différent de son habitude. Il a toujours l’air aussi aimable qu’une porte de prison, tiré à quatre épingles – il porte des boutons de manchettes, bon sang ! –, Owen est le même que tous les autres jours. Seule la couleur de son costume varie. Marlon n’a jamais pensé deux fois au gamin après l’avoir vu. Alors pourquoi aujourd’hui est-il différent ? Parce qu’il y a indéniablement une différence.

Marlon cesse ses interrogations lorsqu’il lit le nom de la victime. Peu attentif, il ne s’en était pas rendu compte avant, mais le voir écrit noir sur blanc lui cause un léger choc.

— Pandrious ? dit-il. La victime est…

— Le fils du Haut-Commissaire Pandrious, oui, termine Horace.

— J’allais dire le frère du Pitbull, mais c’est pas forcément mieux, marmonne Marlon.

— Pitbull ? relève Owen. C’est d’Antigone que vous parlez, agent Walker ?

Marlon se demande s’il est le seul à ressentir la brusque chute de température que le ton d’Owen génère. Il ne serait franchement pas étonné de voir son souffle sortir sous forme de buée de sa bouche. Il ne se démonte pas et répond tranquillement :

— Oui, pourquoi, monsieur Carter ?

— Ça vous amuse ? attaque Owen, une expression furieuse sur le visage.

D’aussi loin que Marlon se souvienne, c’est la première fois qu’il voit autre chose que de l’indifférence sur le visage froid de ce jeune homme. C’est assez étrange à observer.

— Je vous demande pardon ? s’exclame Marlon.

Avant qu’Owen puise répondre, Horace reprend la parole :

— Owen, tu devrais aller prendre ta pause déjeuner.

Bien que le ton soit doux, Owen ne semble pas s’y tromper. La suggestion n’en est pas une. C’est un ordre. Il se lève en repoussant violemment sa chaise en arrière et quitte la pièce au pas de charge. Marlon le regarde partir, puis reporte son attention sur le patron, lequel reprend l’exposé des faits comme si de rien n’était.

Toutefois, vingt-cinq minutes plus tard, quand la réunion est terminée, il s’approche d’Horace.

— Owen va bien ? demande-t-il.

Horace soupire.

— Les surnoms sont un sujet sensible, mais il va bien, assure-t-il. Vous vouliez autre chose, Marlon ?

Marlon sait quand il est congédié. Aussi secoue-t-il la tête et, après avoir salué son patron, rejoint Stuart pour qu’ils commencent leur enquête.

CHAPITRE 2

 

Stuart et Marlon décident de commencer par une visite de l’appartement de la victime. Pour éviter de paraître louches, ils prennent avec eux de faux badges de police, mais leurs armes, elles, n’ont rien de factice.

Alors qu’ils se rendent dans le centre-ville, Marlon repense au coup d’éclat d’Owen et se demande ce qui a bien pu le motiver. Ça ne peut quand même pas être simplement à cause de l’emploi d’un surnom, si ? Même si celui-ci n’est pas forcément très gentil, il ne sert qu’à taquiner l’inspectrice qui, elle, l’a toujours trouvé drôle.

Et peut-être que ce n’est pas réellement ce qui chiffonne Marlon. Il connaît Owen depuis, quoi ? Trois ou quatre ans ? Quelque chose comme ça, et jamais le gamin ne s’est mis en colère. En réalité, Marlon ne l’a jamais vu exprimer la moindre émotion, ce qui est quand même assez étrange.

— Walker ?

Marlon sursaute et se tourne vers Stuart, qui le fixe avec les sourcils relevés. Le ton utilisé par son partenaire suggère que ce n’est pas la première fois qu’il tente d’attirer son attention.

— Désolé, j’étais perdu dans mes pensées, s’excuse-t-il.

— Tant que tu m’fais pas ça pendant une planque ou quand on s’occupera du responsable, je m’en cogne. On y est, ajoute Stuart sans laisser le temps à Marlon de répondre.

Marlon soupire. Ça augure bien de leur future collaboration. C’est la première fois qu’ils bossent ensemble et Marlon n’est pas sûr d’avoir envie que ça se renouvelle. Évidemment, il est un peu trop tôt pour en juger, mais les premières impressions sont généralement les bonnes.

Marlon et Stuart sortent de la voiture et observent l’immeuble dans lequel vivait Charalampos Pandrious. Tout de verre et d’acier, on peut dire que le bâtiment « pue le fric », sensation encore renforcée par la présence d’un portier et d’un réceptionniste dont ils peuvent voir le bureau derrière la porte vitrée.

— Le dossier dit bien que Pandrious ne travaillait pas, non ? questionne Marlon.

— C’est ce que j’ai lu, ouais, rétorque Stuart en se tordant le cou pour regarder le dernier étage de l’immeuble. Ça rapporte d’être sans emploi, apparemment.

— Ou alors le père a raison et le gamin tapinait.

— Étonnamment, je doute que l’appart de Rosalie ait le même standing, ironise Stuart.

— Rosalie ?

Stuart rougit jusqu’à la racine de ses cheveux.

— C’est une… c’est… Bref, on y va ?

Stuart n’attend pas la réponse et s’avance vers le portier. Marlon le suit, un petit rictus moqueur accroché aux lèvres. Il ne sait pas qui est Rosalie, mais elle trouble visiblement Stuart s’il réagit comme ça.

Ils montrent leurs fausses plaques au portier qui les dirige aussitôt vers le réceptionniste en évitant soigneusement de les regarder. C’est probablement parce qu’il a quelque chose à se reprocher, mais les deux agents n’étant pas là pour ça, ils laissent couler. Pour l’instant. Parce que rien ne dit que ce qu’il cache ne concerne pas leur enquête.

Ils approchent le comptoir de la réception et attendent patiemment que l’homme raccroche son téléphone.

— Oui, madame Rosenberg, dit l’homme avec un sourire chaleureux. Votre fils n’aura aucun problème pour monter, mais je retiendrai quelques minutes sa compagne… Ne vous inquiétez pas, madame Rosenberg, j’ai l’excuse parfaite, il pourra finir de préparer sa demande… À votre service, madame Rosenberg.

Le réceptionniste raccroche en secouant la tête avec une certaine tendresse, puis regarde les deux agents.

— Bonjour, messieurs, en quoi puis-je vous aider ? demande-t-il avec un sourire joyeux.

Marlon a l’impression de se trouver devant un mec shooté aux arcs-en-ciel et aux licornes. Ça devrait être interdit d’avoir l’air aussi heureux, parce que ça fait sonner toutes les alarmes dans la tête de Marlon. Peut-être qu’il traîne trop du côté sombre de la vie pour qu’un homme souriant lui foute les boules, mais c’est comme ça. C’est probablement irrationnel de penser de cette façon, mais apparemment, c’est la journée.

Sortant de nouveau leurs plaques, Stuart les présente sous leurs fausses identités :

— Lieutenant Low et Brass. Nous souhaitons vous poser des questions sur Charalampos Pandrious.

Le réceptionniste perd instantanément son sourire et Marlon se sent tout de suite mieux.

— Ce pauvre monsieur Carl, se lamente l’homme. Personne ne l’appelait jamais Charalampos. C’était un jeune homme tellement gentil, serviable, et jamais une plainte à son sujet.

Ça n’étonne aucun des agents que le jeune homme se soit trouvé un diminutif. Ils auraient fait la même chose avec un prénom pareil. Il y a des parents qui ne pensent pas à ce que leurs enfants vont subir avec les noms de baptême qu’ils leur choisissent.

— Il habitait ici depuis longtemps ? demande Marlon.

— Voyons voir, réfléchit l’homme. Il habite au 5B. C’était celui de madame Andrès jusqu’à son décès, il y a un peu plus de trois ans, donc ça fait trois ans.

— Vous savez quel genre de travail il faisait ? enchaîne Stuart.

Le téléphone sonne, si bien que le réceptionniste répond à la question tout en décrochant :

— Oh, monsieur Carl ne travaillait pas, explique-t-il avant de dire dans le combiné : Résidence Commander, Thomas à votre service, bonjour.

Stuart et Marlon se regardent, la même question à l’esprit. Comment Carl pouvait-il se payer un appartement dans un immeuble pareil s’il ne travaillait pas ?

Thomas finit par raccrocher et enchaîne comme si l’interruption n’avait pas eu lieu :

— Madame Pandrious a acheté l’appartement et l’a mis au nom de monsieur Carl. Je crois qu’il était artiste, mais je serais bien incapable de vous dire ce qu’il faisait exactement, ce genre de chose me passe complètement au-dessus de la tête. J’avoue que je n’y connais absolument rien. Ma petite amie m’a emmené à une exposition de sculpture une fois. Je suis resté devant un miroir pendant trente minutes en essayant de comprendre ce que l’artiste avait essayé d’exprimer. Ce n’était qu’un miroir pour donner l’impression que la pièce était plus grande. Enfin, c’est ce que ma copine m’a expliqué, en tout cas.

Marlon et Stuart le laissent déblatérer pendant qu’ils notent dans leur carnet de demander au Haut-Commissaire s’il savait que sa femme avait acheté un appartement à son fils. S’ils doivent en croire ce qu’ils savent des relations familiales, Carl et Léandre ne se sont pas parlé depuis des années, il y a donc toutes les chances pour que le père ne le sache pas.

— Il avait quelqu’un dans sa vie ? demande Stuart.

— Pas que je sache, répond Thomas, mais monsieur Carl ne parlait pas beaucoup de sa vie privée. Il sortait, évidemment, mais ne découchait jamais. En tout cas, jamais quand c’est moi qui étais de nuit. Il lui est arrivé de rentrer éméché, mais jamais plus.

— Éméché ? relève Marlon.

— Vous savez : la voix pâteuse, la démarche un peu chancelante, mais rien de plus, explique le réceptionniste.

Marlon note « Fêtard ? Abus d’alcool ? » dans son carnet tout en hochant la tête.

— Autre chose ? interroge encore Stuart.

Thomas secoue la tête.

— Rien qui ne me revienne, non. Désolé.

Marlon referme son calepin.

— Ne vous excusez pas, vous nous avez été d’une grande aide, lui assure-t-il. Vous pourriez nous donner les clés de son appartement ?

Thomas ne tique même pas. Apparemment, si on a une attitude assez officielle et des plaques, le réceptionniste ne se pose pas plus de questions. Marlon se dit qu’il n’aimerait pas vivre dans cet immeuble où tout le monde peut entrer pour peu qu’il en impose. Les arcs-en-ciel, c’est bien, mais ce n’est pas ça qui protège des mauvaises intentions.

Le réceptionniste leur tend un trousseau de clés et se réinstalle à son poste sans plus se préoccuper d’eux.

Marlon et Stuart attendent d’être dans l’ascenseur pour commenter :

— Le mec a à peine regardé nos plaques, grogne Stuart.

— Je me demande comment sa mère a pu lui acheter un appart’ ici, s’interroge Marlon.

— C’était peut-être d’un autre standing, il y a trois ans, suggère son partenaire.

— Mouais, j’ai comme un doute.

Alors qu’ils sortent au cinquième étage, ils croisent une dame âgée qui les regarde avec suspicion. C’est exactement le stéréotype qu’on imagine quand on pense à une vieille dame. Toute petite, l’air revêche et les cheveux bleus. À croire que passé un certain âge, il y a un cahier des charges et qu’elle a coché toutes les cases.

— Madame, saluent-ils en chœur.

— Qui êtes-vous ? questionne-t-elle aussitôt. Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Nous sommes de la police, madame, tente de la rassurer Marlon.

— La police ? Il y a eu un cambriolage ? À cet étage ? Je le savais ! s’exclame-t-elle. Je n’arrête pas de dire que même si Thomas est un gentil garçon, il n’est pas très dissuasif. Oh, ne vous y trompez pas, c’est un garçon adorable et très serviable, mais pas très réaliste.

Pendant que la vieille dame s’épanche, Marlon laisse son regard vagabonder dans le couloir. C’est comme ça qu’il remarque que la porte du 5B est légèrement entrebâillée. Instinctivement, il porte la main à son arme, attirant l’attention de Stuart, qui se place devant la vieille dame. Elle se tait immédiatement.

— Madame, où est votre appartement ? demande doucement Marlon.

— Juste là, dit-elle sur un ton qui ne montre aucune peur.

Marlon en est plutôt impressionné. N’importe qui d’autre, et peu importe l’âge, serait tétanisé dans ce genre de situation. Pas elle, visiblement.

En suivant des yeux la direction qu’elle pointe du doigt, Marlon découvre qu’elle habite juste à côté de l’appartement qui les intéresse.

— Madame, dit-il sur le ton le plus calme possible, vous allez rejoindre l’ascenseur lentement et calmement.

— Jeune homme, j’ai quatre-vingt-sept ans, je fais tout lentement, chuchote-t-elle furieusement, mais elle obéit.

Marlon et Stuart attendent que les portes de l’ascenseur se soient refermées avant de sortir leurs armes et d’avancer silencieusement vers l’appartement de leur victime. Alors qu’ils se mettent en position, Stuart pointe la serrure du doigt. Un trousseau de clés pendouille, comme si la personne qui était entrée était tellement pressée qu’elle n’avait même pas pris le temps de les reprendre. Ce qui peut également dire qu’elle est encore là et également que cette personne était proche de Carl.

Stuart observe les gonds du battant et décide qu’ils ont l’air assez bien entretenus pour que la porte ne grince pas quand on l’ouvre. Il lève une main et replie lentement trois doigts, un par un, avant d’ouvrir la porte et de se faufiler dans l’appartement.

Ils pénètrent dans un salon qui, sans être en désordre, donne une impression de chaos. Trop d’objets ne semblent pas à leur place. Ils ne sont jamais venus avant, ils n’ont donc aucun moyen de savoir si quelque chose a été déplacé et c’est pourtant la sensation qu’ils ont.

Quelqu’un a fouillé ou est en train de fouiller les lieux.

Un bruit, peut-être un flacon qui se brise sur le sol, attire leur attention en direction d’un couloir. D’un geste, Marlon indique qu’il passe le premier et s’engage dans le passage, Stuart à sa suite.

Le couloir ne comporte que trois portes, dont deux sont ouvertes et donnent sur la salle de bains et les toilettes. Il y a de grandes chances que la troisième soit la chambre. Après avoir vérifié que les deux autres pièces étaient vides, Marlon et Stuart se positionnent devant la porte fermée – Marlon légèrement devant Stuart –, presque au même moment où le battant s’ouvre soudain sur une masse énorme, mais rapide.

Marlon est violemment repoussé contre son partenaire, et ils ne doivent qu’à leurs entraînements et à leurs réflexes de ne pas finir sur le sol. Pourtant, ils perdent de précieuses secondes à se stabiliser et lorsqu’ils sortent de l’appartement, le suspect est déjà dans les escaliers. Les deux agents se lancent à sa poursuite, mais n’arrivent pas à rattraper leur retard malgré tous leurs efforts.

Alors qu’ils déboulent dans le hall et foncent vers les portes, Marlon et Stuart voient parfaitement l’homme. Ou plutôt son dos. Un dos très large surmonté par un cou de taureau et une tête aux cheveux coupés très court. Le reste du corps est proportionnel au dos de cet homme qu’on peut sans problème appeler un colosse. Marlon a juste le temps d’espérer qu’il ne sache pas se battre, parce que sinon ils vont avoir du mal à l’arrêter, quand l’homme passe la porte vitrée de l’immeuble, apparemment trop pressé pour l’ouvrir. Le portier sort in extremis du chemin et regarde, hébété, Stuart et Marlon courir à la suite de l’homme.

— J’aime pas quand ils nous font courir, bon Dieu, s’agace Stuart.

— Parce que tu crois que j’aime ça ? lui rétorque sèchement Marlon.

Ils se rapprochent lentement malgré le trottoir bondé de monde, lorsque le colosse traverse la route sans prévenir. Il évite de justesse une voiture ; malheureusement, Stuart n’a pas autant de chance.

Marlon a soudain l’impression que tout se passe au ralenti. Il voit le parechoc percuter les jambes de Stuart et son partenaire emboutir le parebrise, puis être projeté sur l’asphalte et enfin rouler plus loin.

Le monde reprend son cours normal et le bruit explose autour de Marlon : les cris des témoins, le hurlement des pneus des autres voitures et les bris de verres qui rejoignent Stuart sur le sol.

Marlon s’arrête en dérapant auprès de Stuart et s’accroupit pour prendre son pouls. Il pousse un soupir de soulagement lorsqu’il en trouve un, même s’il est faible. Une main se pose sur son épaule, et son premier réflexe est de se retourner et de pointer son arme sur la menace potentielle. Une jeune femme le fixe, choquée, et les yeux écarquillés bloqués sur le canon du Glock qui la pointe.

— Merde, dit Marlon en baissant son arme. Désolé.

Il sort sa plaque pour qu’elle arrête de le regarder comme s’il allait devenir fou et se mettre à défourailler dans la rue. Même comme ça, elle n’a pas l’air franchement rassurée.

— J-J’ai appelé une ambulance, lui explique-t-elle.

— Merci.

Marlon jette un coup d’œil autour de lui, même s’il sait que le colosse est loin. Il soupire, découragé.

Horace ne va pas aimer ça, se dit-il.

***

Une heure après l’accident, Stuart a été transporté à l’hôpital dans un état stable, mais préoccupant, et Marlon est de retour dans l’appartement avec une équipe scientifique.

L’agent observe autour de lui, mais il a toujours trouvé que les salons n’offraient qu’une façade. Quand on y réfléchit bien, c’est la pièce où on montre ce qu’on veut que les autres voient. Alors qu’une chambre révèle notre vraie personnalité. C’est donc là que se rend Marlon.

En entrant dans la pièce, il voit quatre techniciens s’affairer et il essaye de ne pas se mettre dans leurs pattes. Depuis la porte, il détaille le mobilier ; le lit au cadre métallique, la commode en bois clair et l’armoire de la même couleur. Marlon trouve tout ça légèrement féminin, marié aux murs gris perle, mais il n’y connaît rien en déco. Ses propres meubles ont été achetés en cinq minutes au magasin le plus proche, il est donc plutôt mal placé pour juger.

La chambre n’étant pas très vaste, Marlon en fait rapidement le tour ; il se rend très vite compte qu’il y a un problème avec les proportions. La pièce devrait être plus grande. Fronçant les sourcils, il ressort et entre dans la salle de bains. Encore une fois, il trouve la décoration un poil trop féminine à son goût. Ce n’est pas qu’il y ait du rose et des fanfreluches, mais il y a une indéniable touche qu’on associe le plus souvent aux femmes. Par exemple, sur le côté du lavabo se trouve une coupelle avec des savons de couleurs et de formes variées. C’est quelque chose à la fois utile et décoratif. Marlon, pour sa part, a un gel douche à la fois pour se laver le corps et les mains, point.

Les sourcils froncés, il ressort pour étudier le mur du couloir et plus précisément l’espace qui sépare la chambre de la salle de bains. Enfin, il retourne dans la chambre. Levant les yeux au ciel, il n’arrive pas à croire ce qu’il pense avoir découvert. Marlon commence à passer les mains sur le mur qui relie les deux pièces. L’un des techniciens le regarde s’activer, puis demande d’une voix moqueuse :

— Vous cherchez la pièce secrète, agent Walker ?

Franchement, Marlon serait le premier à rire de la boutade s’il ne venait pas justement de trouver ce qu’il cherchait. Il appuie sur le mur avec sa main droite et, sur un léger clic, une porte s’ouvre.

— Ben merde alors, souffle le technicien. Le cliché !! Si ce truc est rempli d’engins de torture, je mange mon chapeau !

— T’as pas de chapeau, Vic, lance un de ses collègues.

— J’en achèterai un pour l’occasion, promet-il.

Marlon ne peut s’empêcher de ricaner, parce que s’il découvre un arsenal de torture dans la pièce, ce sera réellement le parfait cliché.

Il tâtonne sur le côté à la recherche d’un interrupteur sur lequel il appuie une fois trouvé. Marlon reste un instant silencieux, le temps de bien regarder le contenu de la pièce cachée, qui fait toute la longueur de la chambre et environ un mètre cinquante de profondeur, avant de lancer :

— Vic ?

— Quoi ?

— Va t’acheter un chapeau.

— Tu déconnes ?!

Vic bouscule Marlon, observe le contenu des étagères, puis s’exclame sur un ton irrité :

— Mec, c’est pas drôle. J’ai vraiment cru que j’allais devoir manger un chapeau.

— Y a quoi dans le placard ? demande un autre des techniciens.

— Des accessoires BDSM, répond Vic en retournant à sa précédente occupation.

Marlon observe de nouveau les objets rangés avec soin sur les étagères ou pendus à des crochets, et se dit qu’il est vraiment innocent. Pour lui, un accessoire BDSM, c’est un bâillon, un bandeau, des menottes ou un de ces trucs pour mettre une fessée – oui, ben il n’est pas un spécialiste, il ne sait pas comment ça s’appelle –, pas des fouets comme celui d’Indiana Jones, un genre de martinet dont les lanières sont terminées par des boules en bois ou encore une cagoule avec seulement deux petits trous pour les narines. Marlon doit bien avouer que certains des objets qu’il n’arrive ni à décrire ni à identifier lui foutent la trouille. Il pense qu’il doit manquer quelques cases à ceux qui utilisent des instruments de ce type pendant l’acte sexuel. Il a l’esprit plutôt ouvert, et du moment que tout le monde a l’âge et est consentant, il se fiche de ce que les gens font, mais quand même, il a du mal à comprendre où trouver du plaisir là-dedans.

Un frisson – peur ou dégoût, il hésite encore – parcourt son échine alors qu’il sort de la pièce secrète.

— Les gars, vous rapportez tout ça au labo pour analyses.

— Heureusement que tu nous le dis, ironise Vic. On n’y aurait pas pensé tout seul, dis donc.

Marlon fait la grimace.

— Désolé.

— Ouais, ouais, jette Vic. Laisse-nous bosser et va donc accomplir ton devoir, ô innocent justicier.

Marlon ne relève pas la boutade et quitte les lieux. Il ne part pas la queue entre les jambes, mais pas loin. Il ne sait pas ce qu’il a aujourd’hui, mais il va falloir qu’il se reprenne, parce qu’il est plus professionnel que ça d’habitude. On dirait un agent sur sa première enquête et c’est loin d’être le cas. Il a été flic pendant dix ans avant de rejoindre l’équipe d’Horace, il serait temps qu’il le prouve. Même lors de cette affaire, il n’a pas été aussi empoté.

Alors qu’il entre dans l’ascenseur pour redescendre dans le hall, il se demande si la voisine âgée de Carl est toujours là. Il l’espère, parce qu’il se dit que si quelqu’un peut lui donner des informations sur Carl, c’est elle. Pas qu’elle soit du genre à espionner, mais son instinct lui dit qu’elle est du genre à tout savoir sans avoir besoin de demander. Elle dégage cette aura de mystère et de dangerosité qu’un agent ne perd jamais vraiment, même des années après avoir pris sa retraite.

Quand il émerge dans le hall, il découvre la vieille dame occupée à casser les oreilles d’une jeune recrue. La jeune femme a le regard d’une proie prise au piège et Marlon s’interroge sur où Horace l’a trouvée si elle est aussi mal à l’aise avec un témoin.

— Je prends la suite, annonce-t-il en rejoignant les deux femmes.

La recrue a l’air plus que soulagée, tandis que la vieille dame fait un bruit plus que disgracieux.

— De mon temps, le recrutement était un peu plus strict, commente-t-elle avec dédain.

Marlon sourit – il a deviné juste –, tout en sortant sa fausse plaque. Elle ne lui laisse pas le temps d’ouvrir la bouche.

— Ne me sortez pas vos boniments, je ne vous croirais pas. Si vous êtes flic, moi j’ai encore vingt ans.

Marlon change de cible en cours de route. À la place de sa plaque, il sort son calepin et son stylo et dit :

— Très bien, madame… ?

— Kavannah, lui répond-elle. Et moi, je vais vous appeler Escargot. De mon temps, un suspect ne nous échappait pas. Si j’avais eu ne serait-ce que dix ans de moins, je l’aurais attrapé moi-même.

— Je n’en doute pas, madame Kavannah.

Marlon a l’impression d’être un enfant pris en faute. Principalement parce qu’elle a raison. Décidément, aujourd’hui, ce n’est pas son jour.

— Vous connaissiez bien monsieur Pandrious ? commence-t-il à interroger.

— Carl, vous voulez dire ? rétorque-t-elle. Franchement, appelez son enfant Charam-je-ne-sais-plus-quoi, mais à quoi pensaient les parents ? De mon temps, on ne pouvait pas appeler ses enfants n’importe comment. Maintenant, si ce n’est pas tiré par les cheveux, ce n’est pas à la mode. Pff. La mère est pourtant une petite créature absolument délicieuse. Par contre, le père… Pouaaaaaah. Si j’avais toujours le droit de porter une arme, je lui aurais tiré dessus.

— Je croyais que Carl et son père ne s’étaient pas parlé depuis des années ? s’étonne Marlon.

— Oh, Carl n’a pas vu son père, assure-t-elle. Je ne sais pas s’ils se parlaient autrement, mais Carl n’était pas là quand l’autre hurluberlu est venu faire un scandale à Philip, notre portier de jour.

Marlon hausse un sourcil intéressé.

— Votre portier ? Vraiment ? Vous ne sauriez pas ce qu’ils se sont dit, par hasard ?

— Mon cher, la rue entière sait ce qu’ils se sont dit, ironise-t-elle. Le père de Carl hurlait tellement que je l’ai entendu depuis l’autre bout de la rue. Il accusait Philip d’avoir dévoyé son fils. Ce sont des conneries. Carl était homosexuel, ce n’est pas quelque chose qui s’attrape, mais c’est ce que le père avait l’air de croire.

— Je vois. Merci pour votre aide, madame Kavannah, dit-il en rangeant son carnet de notes. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps.

— Oh, vous savez, mon rendez-vous est dans quinze minutes, grommelle la vieille dame. On peut dire que je l’ai déjà manqué.

Marlon la regarde avec un petit sourire, puis il fait signe à la recrue. Quand elle le rejoint, il lui explique :

— Madame Kavannah a un rendez-vous dans un quart d’heure. Tu peux l’emmener ?

— Euh… oui, bien sûr, répond l’agente sur un ton incertain.

— Oh, on pourra mettre la sirène ? demande madame Kavannah en glissant son bras sous celui de la jeune femme, les yeux brillants d’excitation.

— Euh… oui, bien sûr, répète-t-elle.

— Ayez un peu d’assurance, fillette ! la houspille madame Kavannah. Ne commencez pas toutes vos phrases par « euh », vous ressemblez à un flétan quand vous faites ça. De l’assurance, bon sang de bois !

Marlon les écoute d’une oreille tout en rejoignant sa propre voiture, un sourire amusé accroché aux lèvres. Dommage qu’elle ait quatre-vingt-sept ans, il l’aurait bien recrutée.

Il perd son sourire en se plaçant au volant de son véhicule. Parce que maintenant, il est temps de prendre la direction du bureau et du probable savon qu’Horace va lui passer.

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