Partie 1 : les causes…
Chapitre 1
— Drew, mon lapin, magne-toi le cul et viens nous sortir de là ! Je n’ai aucune envie de finir trouée façon passoire.
La voix de Lyn grésilla dans les haut-parleurs du cockpit, en partie couverte par le bruit des rafales de balles qui crépitaient autour d’elle. Aux commandes du vaisseau, le son était de si mauvaise qualité que Drew ressentait presque physiquement la distance le séparant de l’astéroïde JOT4652HJ, sur lequel Lyn se trouvait en fâcheuse posture.
— On s’y emploie, marmonna-t-il entre ses quatre rangées de dents serrées.
Sa seule ligne d’horizon se résumait désormais à la silhouette oblongue de l’astéroïde, nimbée d’étincelles guerrières dans la nuit spatiale. À la surface de ce damné caillou, quelques cratères peu profonds se dessinaient en creux tandis que les tours de minage, seules constructions assez hautes pour être repérables depuis l’orbite, se hérissaient comme autant d’épines.
Le vrai danger ne provenait cependant pas des angles coupants et arides de l’architecture spatio-industrielle, aussi peu engageants soient-ils. Non, ce que Drew devait à tout prix éviter, c’était le tir croisé des canons antiaériens braqués sur le vaisseau. Vigilants et agressifs, ceux-ci ne lui laissaient pas une seconde de répit. Les impacts des décharges à plasma s’égrainaient tout autour de la coque en une myriade de particules d’un bleu électrique. Un spectacle à la rythmique impeccable, d’une fascinante beauté s’il n’avait été aussi mortel.
Pour le moment, les boucliers tenaient le choc, mais ce ne serait peut-être pas le cas jusqu’à la fin des manœuvres d’approche.
— Drewwww !
La mauvaise qualité du système de sonorisation du vaisseau ne parvenait plus à masquer la crispation de Lyn, pas plus que son ton faussement décontracté. Ça avait l’air de sacrément chauffer en bas. Seul souci : Drew se trouvait cloué à bonne distance de l’astéroïde, dans l’incapacité de se poser pour porter assistance à l’équipe au sol. Ce n’était pas faute d’avoir prévenu Lyn que sa combine était foireuse. On n’avait pas idée aussi…
Se faire embaucher par une société de forage hors monde tout en espérant sortir le maximum de marchandises en douce le moment venu, quelle que soit la manière d’envisager le déroulement de l’opération, ça ressemblait à un mauvais plan. De ceux qui finissent toujours mal. Ou, au mieux, vous font frôler la catastrophe toutes les deux secondes…
Peu ou prou cette sensation que l’on éprouve en tombant de la cime d’un arbre pour mieux se raccrocher aux branches. Au début, on a l’impression d’avoir échappé au pire, puis les branches en question se mettent à céder, les unes après les autres. Inexorablement. Et l’on se rend compte qu’on n’est parvenu à rien d’autre qu’à ralentir sa chute, en écopant au passage d’une bonne palanquée d’hématomes en tout genre, sans savoir si on ne va pas se rompre le cou au moment de toucher terre.
De quoi vous laisser un goût amer sur les papilles.
C’était ce que ressentait Drew en sachant la moitié de leur équipe en mauvaise posture, clouée sur ce satané caillou. L’autre moitié, dont Drew, patientait en orbite stationnaire depuis des jours, dissimulée par le champ de débris qui gravitait autour de l’astéroïde. Une manœuvre audacieuse, mais le Providence était un bon vaisseau, rapide et discret, idéal pour se faufiler sans être vu. Quant à son pilote, il savait tirer le meilleur parti de ces qualités.
Drew ne faisait pas pour autant de miracles. Quand, depuis la surface de la station minière, Lyn avait enfin transmis le signal convenu, elle avait juste oublié de mentionner les canons à plasma. Ce qui compliquait singulièrement la tâche de son pilote censé récupérer l’équipe au sol ainsi que les marchandises détournées par leurs soins.
Il avait juré en évitant les premiers tirs qui l’avaient pris pour cible. Pour autant, il n’était pas le seul dans la panade. Lyn, son capitaine, et Shaaki, la mercenaire qurax qui les accompagnait en mission depuis un bon bout de temps, essuyaient elles aussi des tirs nourris, piégées à la surface. L’équipe de sécurité de GCK Mining n’appréciait sans doute pas qu’on tente de les délester d’une bonne partie du sargonium extrait au cours du mois écoulé, soit une perte sèche de quelques dizaines de milliers de GSU, la monnaie galactique standard.
Ce qui se révélait fort dommage, parce que là était précisément l’intention de Lyn. Et quand Selina « Lyn » Tanaski avait une idée en tête, difficile de l’en faire démordre. Même en renforçant la sécurité avec des calibres 50…
— Lyn, appela Drew en esquivant une nouvelle bordée de tirs plasma, il faut que tu me désactives les générateurs de ces saloperies de canons antiaériens. Au moins un ! Je ne peux rien faire avec ce foutu tir croisé. On va bousiller le vaisseau.
— Roger, Big Boy. Qu’est-ce que tu ferais sans moi, hein ? Shaaki, couvre-moi…
— OK, boss, gronda la gigantesque femelle alien.
— Faites place, manants !
En dépit du caractère tendu de leur situation, Drew se surprit à ricaner. Poushran, ce qu’il aimait ce boulot ! Sa boss était folle, ils passaient leur temps à flinguer – ou à recruter, suivant les circonstances – des mercenaires plus tarés les uns que les autres, les shoots d’adrénaline étaient fréquents et intenses et, cerise sur le gâteau : il pouvait piloter ce petit bijou qu’était le Providence…
S’il ne parvenait pas encore à se rapprocher de l’astéroïde, le vaisseau ne s’en dérobait pas moins à chaque salve avec agilité et élégance. Il fallait avoir une paire bien accrochée et du doigté pour faire voler le Providence, et Drew possédait ces deux qualités. Un sacré pilote, peut-être bien le meilleur de sa génération qu’ils disaient à l’Académie. C’était en tout cas en lui bourrant le mou avec ce genre de fadaises que l’État-Major triv avait cherché à le retenir. Sa volonté de ne pas se réengager dans l’armée régulière au terme de son service obligatoire avait dû défriser ses supérieurs.
Drew ne le regrettait pas, car rien ne valait l’adrénaline pure qui l’envahissait en sentant le Providence répondre dans la milliseconde à ses injonctions. Il le pilotait du bout de ses trois doigts, effleurant avec légèreté les panneaux tactiles comme on caresse un corps capricieux. Profilé à la manière d’un oiseau de proie, le vaisseau aurait pu n’en faire qu’à sa tête, aussi insaisissable qu’un vent solaire, mais Drew connaissait tous ses tours et savait comment le faire chanter.
Il continua de jouer à cache-cache un petit moment avec les tirs de plasma, peut-être bien pour son seul plaisir. Un balai vif et nerveux dans les débris du champ d’astéroïde. Une danse aussi silencieuse que l’espace lui-même.
Drew repensa à ces vieilles fictions animées que lui avait montrées Lyn les soirs d’escale, des « films » si on utilisait le mot terrien. Les batailles spatiales s’y déroulaient toujours au milieu d’un concert de bruits synthétiques. Un ricanement secoua Drew. Il était bien placé pour savoir que tout ce qui entoure le pilote dans ces moments-là, c’est le silence du cockpit et le mouvement de ses propres mains, frénétique.
Comme à cet instant, alors qu’il infléchissait adroitement sa trajectoire pour éviter une salve lumineuse. De loin, on aurait dit une simple ligne de points bleus tracée dans l’espace. Sauf que cette foutue ligne était capable de trancher tous les blindages, aussi sûrement que le soleil liquéfie la graisse.
Alors que Drew n’osait plus l’espérer, les pointillés se trouvèrent soudain interrompus à bâbord.
— Canon plasma numéro 1 désactivé, annonça la voix chevrotante de Lyn. Magne-toi de venir nous tirer de là maintenant !
— À tes ordres, Capitaine.
Avec un sourire prédateur rendu encore un peu plus inquiétant par les deux rangées de dents pointues qui se superposaient sur chacune de ses gencives, Drew modifia la trajectoire du vaisseau. Maintenant qu’il n’était plus pris entre deux feux, le jeu allait pouvoir commencer.
Il ignora sans mal les tirs résiduels et piqua en direction de l’astéroïde, parfaitement au fait de sa mission. D’abord récupérer les marchandises détournées et stockées par leur partenaire dans un entrepôt désaffecté de la compagnie minière ; ensuite seulement il irait prêter main-forte aux deux combattantes qui poursuivaient leur diversion à quelques nautiques de là.
À mesure que le Providence se rapprochait de l’astéroïde, les contours de la station minière gagnèrent en netteté. Les bâtiments apparurent individuellement, comme essaimés à la surface de ce caillou à peine assez gros pour dériver dans l’espace sans risquer de se faire pulvériser. Bien sûr, tout cela ne constituait que des installations provisoires qui seraient déplacées sitôt les ressources de l’astéroïde épuisées. Pour passer au suivant.
Les corporations minières agissaient comme des parasites pour dépouiller chaque recoin de l’espace, méthodiquement, rationnellement, débusquant le sargonium où qu’il se cache. Pour cela, elles implantaient de petites exploitations aisément démontables et transportables en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, et ce afin d’exploiter le minerai le plus précieux de la galaxie.
Celle de l’astéroïde JOT4652HJ ne faisait pas exception à la règle. Quatre puits de forage implantés à égale distance les uns des autres, le tout surmonté de tours permettant l’extraction et le conditionnement rapide du minerai. Quelques baraquements pour les ouvriers, une zone de stockage pour le matériel ainsi que les marchandises et une piste d’atterrissage sommaire. De quoi faciliter le transport des cargaisons vers les raffineries installées sur de solides planètes, elles.
Le plan conçu par Lyn excluait de facto cette zone, la plus surveillée de la station. Par contre, comme prévu, la situation se révéla tout à fait calme quand Drew manœuvra pour s’aligner à la verticale de l’entrepôt le plus éloigné des canons. D’après leur contact, ce bâtiment ne servait qu’à remiser du matériel de forage, rarement utilisé au demeurant. Le meilleur endroit pour procéder rapidement à leur petit échange.
Une piste de vol stationnaire surplombait l’édifice, installation standard pour ce genre d’entrepôt. Polyvalence et rentabilité avant tout.
Bien que la zone demeure déserte pour le moment, la fenêtre d’action était limitée. Tout discret que soit le Providence, les gardes en alerte n’avaient pas pu manquer l’entrée du vaisseau dans leur espace aérien et devaient déjà redéployer une partie des effectifs.
Drew bascula les propulseurs de quatre-vingt-dix degrés et enclencha le mode de vol stationnaire. Une minute lui suffit pour prendre position, la soute du vaisseau alignée avec le dôme mécanique au centre de la piste. Les mâchoires métalliques de celui-ci commencèrent à s’écarter sitôt le Providence en place et le monte-charge apparut, leur servant sur un plateau la cargaison négociée avec leur complice au sein de la compagnie minière.
Ce dernier se tenait sur la plate-forme, vêtu d’une combinaison spatiale complète, comme tous les occupants de l’astéroïde lors des sorties hors atmosphère artificielle. Il fit signe à Drew qu’il leur restait approximativement cinq minutes pour procéder à la récupération des marchandises. Soit trois fois plus de temps que nécessaire.
Ceci étant dit, l’heure avait sonné de mettre le dernier membre de l’équipage du Providence au boulot…
— Xjv7, appela Drew via le système de ComLink interne au vaisseau. Notre contact est sur la plate-forme mobile. Il est prêt à livrer, tu n’as plus qu’à embarquer la cargaison.
Depuis les profondeurs de la soute, le mécano krisk lui répondit aussitôt, sa voix aussi rugueuse et son ton aussi formel qu’à l’accoutumée.
— Bien, Commandant en Second Karëtchy.
X7, comme l’avait surnommé Lyn faute de pouvoir prononcer le nom du Krisk, n’en dirait pas plus. Il appartenait à une race d’une redoutable efficacité. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, Drew entendit la soute du vaisseau s’ouvrir à la manière d’un ventre affamé. La plate-forme montante s’y engouffra, échappant à sa vue. Moins de deux minutes plus tard, elle faisait machine arrière, vide de tout ce qui n’était pas la haute silhouette d’un Arax, leur contact pour cette opération.
Les autres espèces avaient souvent tendance à sous-estimer les Araxs, sans doute en raison de leur faible espérance de vie et de leurs tendances outrageusement belliqueuses et impulsives. Mais Drew était trop intelligent pour juger toute une race sur la foi de quelques généralités. Leur partenaire s’était acquitté de sa tâche d’intermédiaire avec une rare efficacité.
Ce dernier lui fit d’ailleurs signe que tout était en ordre depuis la plate-forme qui disparaissait à nouveau dans les entrailles de l’entrepôt, engloutie par les parois du dôme mobile.
— Chargement arrimé de manière nominale et sécurisée, Commandant en Second Karëtchy, l’informa X7.
— Bien. On peut redécoller avant que les renforts essayent d’abîmer mon beau carénage…
Drew n’attendit pas d’avoir fini sa phrase pour mettre son projet à exécution. La montée en puissance des propulseurs fit vrombir le vaisseau qui s’éleva à la verticale. Une troupe d’une vingtaine de soldats vêtus de combinaisons aux armes de la colonie minière se précipitait déjà vers le dôme, insectes remuant avec frénésie au sol.
— Encore trop lents, les gars, ricana Drew en virant avec souplesse.
Le vaisseau s’éloigna de la zone de chargement avec la grâce d’un félin dédaigneux.
Encore une opération rondement menée. Juste comme les aimait Drew. Il était pourtant toujours inquiet quant au déroulement de la seconde partie du plan. Il devait encore récupérer ses deux coéquipières coincées au sol.
— Joli cœur cherche sa douce promise, appela-t-il via le ComLink.
L’humour de Lyn laissait toujours à désirer quand il s’agissait de mettre en place des messages codés…
— Douce promise espère l’arrivée de son joli cœur avec ardeur, répondit la jeune humaine de sa voix rauque.
Au moins, elle était en vie.
— Joli cœur est allé cueillir des fleurs pour sa douce promise. Il vient maintenant l’enlever sur son fier destrier.
— Cravache-lui donc la croupe, joli cœur. Sinon tu seras veuf avant d’avoir consommé le mariage…
Si l’on considérait le bruit de la fusillade qui lui parvenait via le système audio, la situation n’était guère plus brillante qu’au moment de leur premier échange. Dans les haut-parleurs, le souffle de Lyn s’élevait, haché et court. Un écho accentué par l’espace confiné de son casque scaphandrier.
— ETA deux minutes. Joli cœur, terminé.
Les systèmes de détection du vaisseau révélèrent la présence d’un grand nombre de troupes hostiles à proximité du signal émis par les deux combattantes. En bonnes stratèges, elles s’étaient dégoté une position retranchée, au sommet d’une tour de contrôle, ce qui leur garantissait un net avantage tactique. Pour autant, elles se trouvaient également acculées et sans possibilité de retraite. Drew avisa l’éclat lumineux et presque métronomique qui, au loin, jaillissait du fusil de précision de Lyn. La jeune femme couvrait le périmètre depuis son perchoir. Shaaki, elle, défendait l’entrée de la tour avec des armes lourdes. Drew en aurait presque souri. Règle numéro 1 du combat galactique : ne jamais laisser un Qurax jouer avec un lance-grenades.
Vu de l’extérieur, un observateur non averti aurait pu penser que les deux combattantes se trouvaient en très fâcheuse posture. Certes, la situation n’était pas idéale. Sauf qu’à bien y regarder, à elles deux, Lyn et Shaaki tenaient en respect une bonne dizaine de soldats parfaitement entraînés.
Pour autant, Drew savait que les munitions n’allaient pas tarder à manquer, aussi économes et prudentes soient les deux femelles. Il évalua les possibilités. Atterrir était exclu. Ils se retrouveraient cloués au sol par un feu nourri et le vaisseau risquait de subir des dommages conséquents. Et étant donné qu’il en avait ras les cornes de passer toutes les escales avec un chalumeau entre les griffes, Drew opta pour la seconde solution.
— Joli cœur à douce promise. Me voici en vue du sommet de votre sombre tour. Vous et la Princesse, tenez-vous prêtes à être enlevées vers un monde meilleur.
— Du sommet de ma tour, vraiment ?
Un sourire flottait dans la question de Lyn. Drew commençait à bien connaître les subtiles inflexions qui peuplaient la voix humaine : Lyn validait le plan tordu dont il venait de lui faire part à demi-mot.
— Princesse Shaaki, rejoins-moi dans la plus haute tour du château, ordonna-t-elle.
— J’t’en foutrais, moi, des princesses…, répondit aussitôt la femelle qurax de sa voix grondante.
Elle obéit toutefois.
Pendant ce temps, Drew manœuvrait le vaisseau entre les bâtiments de la station minière. Comme par un fait exprès, il fallait que la tour de contrôle ait été implantée au centre de la zone la plus dégagée ! Il parvint cependant à trouver l’angle mort du canon à plasma encore en état et à se positionner en conséquence. Inversant une nouvelle fois les propulseurs pour repasser en mode gravitationnel, il laissa doucement descendre le Providence sur un axe vertical. Grâce en soit rendue aux nouveaux stabilisateurs achetés à leur dernière escale !
— Joli cœur prêt à quitter ces sombres cieux pour peu que sa douce promise le rejoigne, informa-t-il Lyn. X7, appela-t-il ensuite, mets-toi en position près du sas. Couvre leur retraite.
— À vos ordres, Commandant en Second Karëtchy.
Au moment où Drew alignait le sas d’embarquement du vaisseau avec la verrière de la tour, cette dernière explosa en un million de fragments étincelants. L’enfer se déchaîna alors dans le poste de contrôle, les coups de feu illuminant la nuit de centaines d’éclats orangés.
— Drew, envoie-nous la passerelle d’abordage. C’est trop loin pour qu’on puisse sauter, statua Lyn, adossée au verre brisé.
Il obéit aussitôt et la plate-forme se déploya dans le prolongement du sas qui s’ouvrait. Lyn, quant à elle, contenait désormais leurs assaillants qui avaient mis à profit la retraite de Shaaki pour les suivre en haut de la tour. Profitant d’une ligne de mire dégagée, X7 se joignit à la fête, canardant leurs ennemis depuis le sas.
— Je vous couvre, boss. Passez devant, dit Shaaki.
— Tu me récupères en bas si je me vautre ? s’amusa Lyn en enjambant le parapet.
Drew retint son souffle en la voyant prendre le peu d’élan possible. Comment voulez-vous que les Humains arrivent à franchir des distances pareilles avec des jambes aussi courtes ? Lyn se propulsa pourtant sans la moindre hésitation. Elle s’élança gracieusement dans les airs, ses bras et ses jambes battant alors qu’elle poursuivait sa course, presque au ralenti.
— Poushran, ça ne va jamais le faire, siffla Drew entre ses dents serrées.
Il avait tort. Son amie atterrit de justesse sur l’extrémité de la plate-forme qui ploya légèrement sous son poids. Elle ne s’en soucia pas plus d’une seconde et, sitôt debout, rechargea son arme avec les munitions que X7 venait de lui jeter.
— Shaaki, à ton tour, ordonna-t-elle en ouvrant le feu sur les soldats qui piégeaient la femelle qurax à l’intérieur de la verrière éventrée.
Cette dernière ne discuta pas et remit sans une seconde d’hésitation sa vie entre les mains d’une Humaine à moitié siphonnée et d’un Krisk moins épais qu’un lampadaire. Elle enjamba le parapet, son pas à la lourdeur d’un cuirassé ébranlant la passerelle de métal. L’articulation inversée de ses jambes puissantes lui permit de prendre un formidable élan et son saut la propulsa d’un seul coup à l’intérieur du Providence.
Drew repensa à ce jour où Lyn avait comparé les membres inférieurs des Qurax à ceux d’un animal de sa planète. Des kangourous, si sa mémoire était bonne. Il se dit qu’il devrait consulter Gnet, le réseau d’information galactique, juste histoire de découvrir la tête de ces bestioles…
Pour le moment, il avait d’autres priorités. Comme de rétracter la plate-forme d’abordage et de refermer le sas du vaisseau pour foutre le camp de ce poushran de caillou. Il s’y s’employa donc, réactivant les propulseurs à pleine puissance afin de s’arracher à l’attraction de l’astéroïde le plus vite possible.
Il leur fallut deux bonnes minutes à vitesse maximale pour se placer hors d’atteinte des canons à plasma, le second venant d’être réactivé. Une fois en sécurité, Drew se permit enfin de relâcher le souffle qu’il n’avait pas eu conscience de retenir. D’autant qu’ils n’avaient aucune chance d’être poursuivis, du moins pas avant un bon moment. La station minière se trouvait privée de ses deux chasseurs spatiaux que Lyn avait pris soin de saboter avant leur petite opération. Donc aucune chance d’être pris en chasse, du moins pas avant un bon moment.
Lyn débarqua dans le cockpit en riant. Débarrassée de sa combinaison spatiale, échevelée, en sueur, un Médipack pressé contre son flanc rougi de sang, mais vivante.
Elle tapa sur l’épaule de Drew, le visage fendu d’un large sourire.
— C’était un sacré rodéo, joli cœur.
— Comme toujours, douce promise…
Malicieuse, la jeune femme sortit une bouteille d’alcool balthäj de derrière son dos.
Pas à dire, la vie était belle…
Chapitre 2
Le ronronnement des propulseurs du vaisseau apaisait toujours le moral de Drew. Après un échange houleux avec leur receleur, le type avait fini par accepter d’écouler la cargaison de sargonium volée à GCK Mining à un prix correct. Et maintenant qu’ils s’éloignaient de la station crasseuse où s’étaient tenues les négociations, Drew savourait le roulis familier du Providence.
Il connaissait sur le bout des doigts chaque note et chaque accord de cette lancinante musique. Rien qu’à l’oreille, il était capable de déterminer si le vaisseau fonctionnait normalement, si le tempo et les vibrations étaient d’une ampleur correcte. C’était son job autant que son élément, celui dans lequel il évoluait naturellement.
L’évidence l’avait frappé dès son premier voyage spatial, alors qu’il explorait le croiseur que son père inspectait pour le compte de l’État-major triv. Il n’était encore qu’un gosse bercé par le mouvement hypnotique du vaisseau, mais il ne lui avait pas fallu dix minutes pour savoir qu’il ferait n’importe quoi pour se retrouver un jour sur le siège du pilote.
Cette promesse, il l’avait tenue sans laisser personne se dresser sur son chemin. Ni son père qui rêvait d’une autre carrière pour son unique héritier, ni les autres cadets d’une Académie Stellaire à la concurrence impitoyable. En dépit de certaines lacunes et de son indifférence pour la théorie, le jeune Triv avait tenu bon. Il s’était accroché de toutes ses forces, travaillant deux fois plus dur que le plus acharné des autres élèves pour relever le gant et terminer major de sa promotion.
Il avait eu du mal à y croire lorsque son instructeur principal, un vieux Triv acariâtre, lui avait remis son diplôme en bougonnant qu’au moins un de ces petits foutriquets arriverait à quelque chose. C’était un sacré compliment que venait de lui faire le vieux ronchon, et Drew ne s’y était pas trompé.
Une fois installé aux commandes de son premier vaisseau, il avait su que tous ses efforts payaient enfin. Là était sa place : à piloter les dizaines de milliers de tonnes de la vieille carcasse sur laquelle il avait été affecté. Enfin, pas uniquement celle-ci. Drew sentait au plus profond de ses tripes qu’il pouvait faire mieux, viser plus haut. Plus loin dans l’espace… Alors il avait remis les bouchées doubles, naviguant de vaisseau en vaisseau. Toujours plus rapide. Toujours plus puissant.
Quelques années plus tard, Drew était le meilleur pilote de toute la flotte trivuanne. Et il le savait. Ça n’était pas de l’arrogance, mais un simple constat fondé sur ses capacités et celles de ses collègues. Il avait trimé assez fort pour s’assurer que personne ne soit en mesure de le surpasser. Et peut-être cette étincelle si particulière en lui y était-elle aussi pour quelque chose. Cet infime petit rien qui, sans travail, s’étiole. Cet instinct qui, une fois cultivé, éclot pour sublimer le potentiel. Ce truc en plus. Le talent.
Insaisissable. Indéfinissable.
Au début, cette vie l’avait comblé. Du moins tant que Drew avait évolué dans un vase relativement clos, au contact d’un seul et unique moule de pensée. La situation s’était complexifiée quand certaines de ses missions l’avaient amené à se confronter aux autres espèces de la galaxie.
À l’échelle des civilisations, la conquête du cosmos était un tout jeune événement, uniquement rendu possible par la découverte d’un combustible assez puissant pour permettre le saut stellaire.
Drew n’avait pas connu les préambules de cette nouvelle ère. Le premier contact avec une autre espèce douée de raison avait eu lieu presque deux siècles avant sa naissance. D’autres rencontres avaient suivi. Certaines s’étaient déroulées sans heurts, d’autres avaient été plus… problématiques. D’autres encore avaient manqué de tourner à l’affrontement ouvert, notamment lorsque les Trivuan et les Humains s’étaient opposés pour le contrôle de la planète XZ456. Un gros caillou, certes, mais un gros caillou riche en sargonium.
Les balbutiements d’une Coalition Galactique n’avaient dû leur salut qu’à l’intervention des Balthäjes, race presque aussi pacifique et diplomatique que les Humains étaient impulsifs et belliqueux. En dépit de tous ces efforts pour fédérer les différentes espèces, deux siècles plus tard, la paix demeurait fragile, presque illusoire, dans une galaxie largement livrée à elle-même. La volonté de cohésion et de stabilité était bien réelle, mais les chances de succès s’avéraient fort minces au regard de cette tâche titanesque.
Le ciel et ses étoiles s’étaient de fait transformés en un gigantesque terrain de jeu, une nouvelle frontière à conquérir ou à piller. Dans ce contexte, les bons vaisseaux et leurs équipages valaient de l’or. C’était pourquoi Drew avait continué un bon moment à piloter pour son peuple, jusqu’au jour où l’appel de l’aventure avait été le plus fort. Il avait fait le tour de ce que l’État-major triv était en mesure de lui proposer tout en sachant qu’autre chose existait : d’autres endroits, d’autres étoiles, d’autres planètes. Plus à explorer. Plus à découvrir.
Il avait tout plaqué : grade, vaisseau, commandement. Et il était parti à la recherche de nouveaux horizons et de motivations neuves. C’est ainsi qu’il avait fait la connaissance de Lyn, alors qu’ils tentaient tous deux de s’échapper d’une station spatiale en perdition.
Un seul module de secours. Deux passagers. Elle l’avait menacé, il avait piloté la navette, ils ne s’étaient plus quittés.
À ce souvenir, Drew sentit ses plaques buccales s’étirer en une imitation de sourire, une expression empruntée à son amie humaine à force de la voir dévoiler ses dents. Et si parvenir à reproduire les mimiques d’une autre espèce n’était pas le plus bel argument en faveur du vivre ensemble, Drew était prêt à y sacrifier une corne.
Tout ce chemin parcouru, que ce soit le sien ou celui des habitants de cette galaxie, le laissait pensif tout en l’emplissant de fierté. D’autant qu’à cet instant, le vrai symbole de cet embryon de paix se dévoilait sous ses yeux, face au Providence : Rämhya.
L’union vacillante des peuples avait donné naissance à une instance fédératrice et à ce colossal projet de complexe spatial. Une gigantesque station orbitale, faisant peu ou prou office de capitale pour la Coalition Galactique depuis une cinquantaine d’années. Tout d’abord destinée à accueillir les ambassadeurs des différents peuples, personne n’avait prévu qu’un aussi grand nombre de civils migrerait vers Rämhya, poussant la station à éclore dans de telles proportions, telle une fleur tentaculaire suspendue dans l’espace.
Alors que le Providence approchait de la zone réservée au spatioport galactique, cette construction titanesque se déployait et s’offrait aux regards de l’équipage. Drew avait connu la corolle stellaire lorsqu’elle ne possédait encore que quelques pétales. Depuis, Rämhya donnait l’impression de prendre de l’ampleur à chaque nouvelle visite, à la manière d’un organisme vivant en pleine expansion.
Difficile de manquer les équipes d’ouvriers en combinaisons spatiales qui s’activaient un peu partout. Par petits groupes, des dizaines d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers se relayaient jour et nuit. Bien que le paysage ait déjà beaucoup changé ces dernières années, l’ampleur de la tâche demeurait colossale. La station crépiterait encore des décennies durant, noyée sous des gerbes d’étincelles des chantiers de construction.
Drew appréciait toujours de revenir sur Rämhya. Non seulement parce que la station fourmillait continuellement d’activité, mais aussi parce que c’était là que l’on percevait le mieux une réelle volonté de vivre ensemble. De réunir les espèces afin de tendre vers un but commun.
Même si on était loin du conte de fées, Rämhya différait tellement de toutes ces planètes presque abandonnées sur lesquelles leur équipage ne faisait que passer. Faute de moyens suffisants, les colons s’y retrouvaient le plus souvent livrés à eux-mêmes, vivant dans des conditions plus que rudimentaires et défendant ces pauvres Eldorados avec des armes datant du siècle dernier. Des cailloux qui n’intéressaient personne à part les pirates et les esclavagistes de tout poil.
Oui, il était quelquefois nécessaire d’oublier que dans le reste de la galaxie, tout était encore à construire. « Le Far West », comme disait Lyn sans que Drew comprenne très bien la référence.
Les bouquets d’étincelles qui fleurissaient et s’épanouissaient en gerbes scintillantes le ramenèrent à la réalité plus douillette de Rämhya. Plus que n’importe quel appareil de mesure, c’était cette pluie dorée qui indiquait à Drew la proximité du point d’amarrage.
Bientôt, la voix de la contrôleuse spatiale résonna dans le cockpit.
— Rämhya. Poste de spatial aérien 18. Veuillez vous identifier. Matricule et cargaison du vaisseau.
Le timbre de l’opératrice était bas, chantant, tinté de cet accent si caractéristique des Balthäjes. Chacune de leur phrase se perdait dans un soupir mélodieux, presque éthéré.
— CSST Providence. Matricule : Delta Foxtrot 456 Whisky Tango. Pas de cargaison à déclarer. Vaisseau de transport civil.
— Veuillez patienter, CSST Providence. Nous traitons vos informations.
Drew obéit sans discuter. Les procédures d’amarrage sur Rämhya étaient particulièrement pointilleuses. Il se préparait donc à une longue attente lorsque le sas du cockpit s’ouvrit, presque sans un bruit. Le mouvement dans son dos et un parfum de fruits sauvages le prévinrent de l’arrivée de Lyn.
Les Trivuan possédaient un odorat bien plus développé que la plupart des autres espèces, à l’exception des Quraxs peut-être. Toujours est-il qu’ils étaient capables d’identifier la fragrance propre à chaque individu. Un marqueur biologique aussi unique et infalsifiable que l’iris de l’œil humain ou les défenses dorsales d’un Yomdaï.
L’odeur à la fois végétale et sucrée de l’Humaine l’avait attiré dès leur première rencontre, suscitant en lui un sentiment de sécurité et d’acceptation rare. Il lui avait fallu en tout et pour tout une mission commune après leur évasion de la station sabordée pour comprendre que Sélina Tanaski occuperait une place toute particulière dans sa vie.
Celle qui était devenue son amie bien avant d’être son capitaine se laissa tomber dans le fauteuil du copilote. Comme d’habitude, la voix synthétique du traducteur universel se superposa au timbre rauque de l’Humaine, directement dans l’oreille de Drew.
— Alors, Big Boy, comment ça se passe ?
— Paperasse à la con en cours…
Lyn poussa un soupir à fendre l’âme tout en se vautrant un peu plus en travers du siège coqué, ses longues jambes pendant par-dessus l’accoudoir. Elle leva la gauche et observa distraitement sa lourde botte de combat. La ranger noire portait plus d’éraflures que le vaisseau après son dernier atterrissage forcé. Le look pirate de l’espace un peu brut de décoffrage avait toujours réussi à Lyn.
Avec sa peau d’un noir de nuit, ses yeux sombres et ses courts cheveux rouges, elle renvoyait sans peine l’image désirée : celle d’une femme qu’il valait mieux ne pas emmerder. Si ses fringues de baroudeur et son air mal embouché ne suffisaient pas, la cicatrice qui courait en travers de son visage depuis son arcade sourcilière gauche jusqu’à son menton faisait le reste du boulot.
Il arrivait que certaines personnes passent outre l’avertissement. Suivant l’humeur du capitaine, quelques variantes intervenaient dans la manière dont l’importun finissait encastré dans un mur. Drew se souvenait encore de ce gigantesque mâle qurax qui avait attrapé le bras de Lyn, éructant que les Humaines n’étaient bonnes qu’à enrouler leurs bouches autour de sa queue. L’alien faisait bien cinquante centimètres et quatre cents kilos de plus que la jeune femme. Il n’était ressorti du centre médical que deux mois plus tard et, aux dernières nouvelles, boitait encore. Lyn avait tenu à lui apprendre la bonne manière de se tenir à genoux…
— Alors, sweety, tu vas faire quoi de ta perm’ ? demanda-t-elle en fouillant sa veste à la recherche de son paquet de clopes.
Fumer, une pratique complètement prohibée sur un vaisseau. Sur n’importe quel croiseur militaire, Lyn aurait fini aux fers pour avoir seulement évoqué l’idée. Mais ils n’étaient pas à bord d’une des poubelles volantes qu’affrétaient les armées régulières des différentes espèces. Le Providence était son vaisseau à elle. Lyn y était seul maître à bord et si elle avait envie de s’en griller une dans le cockpit, elle n’allait pas se gêner. En soi, Drew s’en foutait. Lyn faisait toujours gaffe avec ses clopes et il aimait bien l’odeur de la fumée. « Un truc terrien bourré d’épices », lui avait-elle dit un jour. Une vraie chiasse à trouver, même sur Rämhya.
Lyn s’étira avec délices dans le fauteuil du copilote, la tête renversée tandis qu’elle aspirait profondément. La fumée ressortit de ses lèvres sombres en une série de cercles duveteux que Drew regarda flotter et se dissoudre dans l’atmosphère avant de répondre.
— Je ne sais pas trop. Ça dépendra de combien de temps la patronne nous donne. Au moins une semaine j’espère…
— N’y compte pas trop. Tu sais bien que c’est une vraie peau de vache, rigola Lyn en se redressant. Plus sérieusement, trois jours, peut-être quatre. Notre prochain client ne sait pas encore quand son vaisseau sera là. Mais tu ne m’as pas répondu : alors, c’est quoi le programme ?
Drew considéra la question. La fatigue de ces dernières semaines pesait lourdement sur ses épaules. La mission n’avait pas été de tout repos et, en tant que second, il était aussi souvent sur le pont que Lyn elle-même.
— Dormir. Longtemps. En dehors de ça, je ne sais pas trop. Et toi ?
Son amie lui adressa un reniflement de mépris. Celui qu’elle employait toujours avant de le traiter de petite vieille arthritique (de toute façon, ça n’était pas comme s’il savait ce que voulait dire ce mot-là…). Pour une fois, elle s’en abstint.
— Dormir aussi. Mais juste un peu. Après j’irai m’envoyer un énorme steak bien saignant au TerraBeaf. Et puis danser, boire, baiser. Sûrement pas dans cet ordre-là, compléta-t-elle avec un grand sourire. Tu devrais essayer, tu sais ? Ça te détendrait…
— Je suis toujours détendu, Lyn.
Un sourcil sombre se leva presque jusqu’au plafond, fendu par la courbe de la cicatrice, traînée claire sur peau noire.
— Drew, mon lapin, tu manques totalement de fun. Allez quoi, tu ne crois pas que tu végètes depuis assez longtemps, bordel ? Sors, amuse-toi, envoie-toi en l’air, mais fais quelque chose !
— Je vais m’amuser, Lyn. Je vais…
— Aller à la bibliothèque ou au ciné, le coupa-t-elle en singeant son air dégagé. Et si tu es pris d’un accès de folie, tu iras peut-être boire un bourbon dans ce club pour vieux Trivuan coincés des cornes. Putain, Drew ! Si on écoute les flics, on est des putains de pirates, des renégats sans foi ni loi. Comporte-toi comme tel, nom de Dieu !
— Et comment sont censés se comporter les pirates en permission ? demanda-t-il avec un brin d’amusement.
Lyn se redressa d’un bond dans son fauteuil et leva le poing en signe de victoire.
— Le monde leur appartient ! Du rhum, des femmes et d’la bière, nom de Dieu !
Drew reconnut sans peine la vieille chanson terrienne, la préférée de leur capitaine lorsqu’elle avait un coup dans le nez… Pas de doute : Lyn était prête à casser la baraque. Les pauvres habitants de Rämhya n’avaient qu’à bien se tenir.
— Allez, Big Boy, hors de question que je te laisse te morfondre pendant des jours. Cette fois, c’est moi qui te dicte le programme.
— Donc, boire, manger, chanter, boire encore et éventuellement baiser, si j’ai bien compris ?
— Pas éventuellement. Tu vas t’envoyer en l’air, ça je te le garantis. Et si je dois mettre de la poudre de tentacules davish dans ton verre pour que tu le fasses, je n’hésiterai pas une seconde.
— Tu me droguerais ?
— C’est pas de la drogue, bébé. Juste un aphrodisiaque. Un léger coup de pouce… Pour que tu te décoinces…
— Lyn, soupira-t-il.
— Bon, bon, OK, très bien. Pas de tentacules en poudre, dit-elle en levant les mains. Encore que je paierais cher pour voir la tronche des bonnes gens si un Triv en rut se mettait à poursuivre tout le monde dans la rue…
Malgré lui, un petit rire amusé échappa à Drew.
— Avoue que ça pourrait être marrant, insista-t-elle. Au secours, à l’aide ! se mit-elle à beugler. Il est devenu fou. Il veut s’accoupler. Mais qu’est-ce qui lui prend ? Lâchez cette personne. Lâchez ! Non, pas dans l’oreille, non !
Drew ne se sentit plus capable de retenir le rire qui avait menacé de le submerger dès l’instant où Lyn avait commencé son petit numéro. Elle imitait à la perfection l’expression horrifiée qu’arboreraient les passants. C’était assez étonnant d’ailleurs. Les visages des Humains étaient si mobiles, si souples. Tout y gigotait : les lèvres, le nez, le contour des yeux, même les traits. Les années passées au contact de Lyn n’avaient pas été de trop pour apprendre à décrypter ces mimiques à mille lieues des expressions trivuannes.
La peau des Trivuan était si épaisse que les lignes de leurs visages semblaient parfois figées. Seule la couleur de leurs yeux changeait en fonction de leurs émotions. Tout le reste passait par leur bouche, largement fendue et dépourvue de lèvres. La plaque supérieure qui en assurait l’étanchéité était toutefois mobile et leur assurait un spectre d’expressions presque aussi large que celui des humains. Il suffisait de savoir les interpréter.
Or Lyn était douée pour ça, presque autant que Drew l’était pour lire les siennes. À l’heure actuelle, la jeune femme s’amusait. Beaucoup. Elle poursuivait ses pitreries avec entrain, comme si elle savait que Drew avait besoin de rire par-dessus tout. Un pari efficace…
— Je vois qu’on s’amuse bien là-dedans, tonna soudain Shaaki, de sa voix rauque.
Ni l’un ni l’autre ne l’avait entendu arriver. Pour un alien de sa taille – presque deux mètres cinquante pour quatre cents kilos – Shaaki se révélait étonnamment silencieuse.
Lyn l’accueillit avec un sourire.
— J’étais en train de préparer Drew à sa future parade nuptiale.
Un grondement éraillé qui devait être un rire monta de la poitrine de la redoutable guerrière.
— Pas con, boss. Je doute qu’il se souvienne encore de comment on fait.
— Oh, je suis là aussi, hein, bougonna-t-il.
Le ComLink grésilla au-dessus d’eux, interrompant les rires et les taquineries dans le cockpit.
— CSST Providence. Autorisation d’amarrage accordée. Rendez-vous au quai G14. Un officier vous y attendra. Veuillez préparer le livre de bord.
— Ce sera fait. Merci.
— Bienvenue sur Rämhya, conclut la Balthäje. Tour de contrôle, terminé.
— CSST Providence, terminé.
Personne ne parla plus dans le cockpit tandis que Drew remettait un peu de puissance dans les propulseurs et dirigeait le vaisseau vers la baie d’amarrage assignée. Les deux femmes profitèrent de la manœuvre d’approche pour observer une fois de plus la gigantesque station spatiale. Un spectacle dont on ne se lassait pas.
Autour d’un noyau circulaire, les branches de Rämhya se déployaient en une série de corolles toutes reliées les unes aux autres. Des corolles gigantesques et lumineuses pensées pour loger des dizaines de milliers d’individus. Rämhya n’était ni plus ni moins qu’une mégalopole galopante suspendue dans l’espace par la puissance incalculable de ses générateurs de champs gravitationnels. On aurait pu la croire à la dérive, mais la station orbitait en fait à bonne distance de tout corps céleste sans jamais dévier de sa trajectoire.
Une fleur de lumière posée au milieu du vide de l’espace avec, pour seule toile de fond, des millions d’étoiles. Rien de tel pour vous faire sentir misérablement petit et insignifiant.
Drew poursuivit son approche en douceur et, vingt minutes plus tard, ils étaient prêts à accoster au quai G14. Le pilote inversa la poussée des propulseurs pour rester en vol stationnaire et ouvrit les écoutilles d’amarrage. Les bras articulés du quai se déployèrent et s’y arrimèrent sans problème. Parfaitement aligné, le vaisseau trembla à peine quand les ventouses magnétiques l’attirèrent à quai. Quelques secondes plus tard, le sas de décompression remplissait son office avec un sifflement aigu.
Lyn se redressa d’un bond quand la voix synthétique de l’ordinateur de bord leur annonça que la procédure était complète. Ses rangers heurtèrent le sol de la coursive avec un bruit métallique.
— Bon, les enfants, dit-elle en frappant dans ses mains, prêts pour la tournée des Grands Ducs ?
— J’ai le temps de régler la paperasse avec l’officier de quai avant qu’il ne nous arrête pour contrebande ? ironisa Drew.
— Laisse, je m’en occupe, répondit Lyn. Va attraper un caleçon de rechange. Ce soir, je te sors, mon tout beau. Mais, d’abord, on va aller faire un petit tour dans la Zone 4.
En entendant cette déclaration, Drew et Shaaki échangèrent un regard inquiet.
— Qu’est-ce que tu veux aller faire dans ce coupe-gorge ?
Le sourire de Lyn s’agrandit, tout comme l’appréhension de ses deux équipiers.
— J’ai vu des 3D sur le Gnet de ce tatoueur qui vient de s’installer. Ce mec fait des trucs incroyables… Étonnant pour un Humain ! Et il me reste justement ce dessin que je traîne depuis des plombes, faute de trouver un type à sa mesure. Je crois bien que je viens de choper mon gars.
— Tu veux te faire tatouer ?
— Depuis des lustres ! J’ai ce foutu dessin en tête depuis que je suis ado. Je n’ai jamais trouvé qui que ce soit à la hauteur du truc. Même les Balthäjes n’ont pas réussi à me proposer quelque chose de correct. Mais lui ! J’ai vu ce qu’il fait et, poushran… c’est lui, Drew !
Les yeux de son amie brillaient d’une lueur d’excitation presque enfantine. On aurait dit une gosse sur le point d’entreprendre un rite de passage. Drew sourit avec indulgence. Il pouvait bien faire plaisir à Lyn après tout. Et puis il serait plus tranquille de ne pas la voir se balader toute seule dans ce foutu quartier. Elle était tout à fait capable de se défendre, mais les Humains n’étaient pas foncièrement les bienvenus dans ce coin. C’était d’ailleurs étonnant que le tatoueur ait choisi ce cul de basse fosse pour s’établir.
— OK, Lyn. Je te suis quand on en aura terminé avec les formalités. Et arrête de jurer en trivuan, ça perturbe mon traducteur…
Elle lui adressa un clin d’œil malicieux avant de franchir le sas qui menait au pont principal du vaisseau. Deux secondes plus tard, sa tête repassait par l’ouverture.
— En plus, tu vas voir, il est ultra canon. Tu vas pouvoir te rincer l’œil !
Drew secoua la tête en souriant tandis qu’il procédait à sa check-list d’amarrage.
— Lyn… Tu sais que les Humains, ce n’est pas mon truc. Vous êtes flasques et de toutes les couleurs ou presque. Il n’y a rien de sexy là-dedans…
— Tu peux parler, tête de dragon ! s’exclama-t-elle, faussement vexée.
Elle chercha quelque chose à lui lancer, mais rien ne lui tomba sous la main. Aussi fit-elle semblant de lui envoyer un projectile en pleine face. Drew esquiva sans mal l’objet inexistant.
— Allez, va voir ce fichu officier de quai avant qu’il ne fasse ouvrir les portes du vaisseau par les forces de sécurité !
— Ça serait pas la première fois… On se retrouve aux navettes dans une demi-heure.
Drew se contenta d’agiter la main sans se retourner. Il avait pas mal de choses à finir s’il voulait être à l’heure.
Chapitre 3
Quand Drew la rejoignit, Lyn faisait déjà les cent pas devant la plate-forme d’embarquement. Un peu speed sur les bords, la petite Humaine. Heureusement, peu de gens patientaient pour rejoindre les zones commerciales et résidentielles de la station.
— En piste ! le héla joyeusement Lyn dès qu’elle le vit.
Ils montèrent dans la navette automatique qui, pour une fois, n’agressa pas l’odorat délicat de Drew. Soit le véhicule était neuf, soit il avait été nettoyé assez récemment. En tout cas, il n’y détecta pas l’infâme salmigondis d’odeurs caractéristique des transports en commun.
— Veuillez énoncer votre destination, exigea la voix synthétique de la navette.
— Zone 4. Station « Monument aux disparus ».
— Arrivée prévue dans dix minutes. Veuillez boucler vos ceintures de sécurité.
Dès qu’ils eurent obtempéré, le module s’éleva automatiquement et les emporta sans le moindre à-coup. Lyn en profita pour croiser les pieds sur le tableau de bord et piquer un petit somme. Drew admirait cette faculté qu’avait son amie de mettre à profit chaque temps mort pour récupérer. Il ne lui fallait que quelques secondes pour s’endormir et presque aussi peu pour se réveiller en pleine possession de ses moyens. De toute façon, sans cela, impossible pour elle de tenir le rythme infernal imposé par leurs missions.
De son côté, Drew admirait le paysage qui défilait. Quand on n’activait pas le système d’opacification des vitres, la vue extérieure se révélait fascinante. La navette rejoignit une voie réservée, à une trentaine de mètres de hauteur, et s’y inséra sans difficulté. Elle circulait trop vite pour qu’il soit possible de distinguer les gens dans les allées, mais le flot dense et lumineux des autres véhicules était déjà tout un spectacle en soi. De même que les contours indistincts de la station, cette rivière étincelante s’étendait jusqu’à l’horizon.
Lyn ne rouvrit les yeux que lorsque la navette leur annonça l’arrivée en Zone 4. Quelques secondes plus tard, l’engin s’amarrait à l’arrêt demandé. Drew ne connaissait pas tous les recoins de Rämhya – il aurait sans doute fallu une vie pour cela –, mais il ne doutait pas une seule seconde que la Zone 4 soit de loin le plus pourri de tous.
Dès les premières migrations spatiales, cette partie de la station avait abrité les populations les plus démunies. Beaucoup d’aliens issus des races encore non affiliées à la Coalition y avaient trouvé refuge. Ça n’était pas que ces espèces avaient été persécutées ou maltraitées. Pas vraiment. Mais ne disposant pas de représentants reconnus par les autorités, il leur était difficile de se faire écouter des hautes instances. Aussi se regroupaient-elles en larges communautés, plus ou moins marginalisées selon les cas.
L’extension de la station n’avait pas arrangé les choses. Alors que tous les peuples s’étaient unis pour mettre sur pied et donner une vraie chance à la nouvelle Rämhya, les non-affiliés avaient contribué aux travaux à la même hauteur que les autres, malheureusement sans voir leurs conditions de vie évoluer. Dès que le projet avait commencé à prendre corps, les intérêts raciaux et la puissance étouffante des corporations avaient repris le dessus.
Bien que s’étant éloigné des préceptes culturels de sa race, en tant que Triv c’était une situation que Drew peinait à comprendre. Son peuple avait toujours placé le bien commun au sommet de la pyramide des priorités. Le peuple avant l’individu. La famille avant le fils. Le bataillon avant le soldat. Être prêt à se sacrifier, à vouer son existence à la cause. C’était de ce bois-là qu’étaient faits les Trivuan.
En ce sens, leur rencontre avec les autres espèces avait constitué un véritable choc. Une prise de conscience souvent brutale. C’était avec les Humains que les relations avaient été les plus tendues, et ce pendant un long moment. Les Trivuan ne parvenaient pas à comprendre cette race mue par l’égoïsme et la recherche de la satisfaction immédiate. Dubitatifs, ils avaient regardé ces petits bonshommes flasques s’agiter et vociférer pour se faire une place dans la Coalition dès leur arrivée, alors que certaines espèces travaillaient depuis des décennies à gagner ce privilège.
Qui aurait voulu d’alliés que seule la conquête spatiale avait empêché de détruire leur monde natal à force de luttes fratricides et d’inconscience ? Drew n’était pas si différent de ses frères Trivuan à cet égard : il avait longtemps vu d’un mauvais œil l’influence croissante de ces aliens poilus. Seule sa rencontre avec Lyn l’avait amené à reconsidérer la question. Du moins partiellement.
Oui les Humains étaient impatients. Oui ils étaient égoïstes et jouisseurs, agressifs et belliqueux. Non, ils n’étaient pas capables de respecter la moindre autorité. Mais ils disposaient aussi de trésors d’énergie et d’inventivité, d’une combativité rare et d’un sens de l’adaptation qui leur avait permis de réussir là où les autres avaient échoué : convaincre toutes les races de la galaxie de s’engager dans le projet Rämhya.
Alors, aujourd’hui, ils n’étaient plus très nombreux les Humains qui habitaient encore cette foutue Zone 4. Ils s’en étaient extraits, avaient atteint des postes importants, et ne pourrissaient dans ce mouroir que ceux considérés comme des citoyens de seconde zone. Les laissés pour compte de la politique galactique.
En respirant l’air mal conditionné où s’attardaient des effluves de vieille friture, Drew avait l’impression de retrouver l’ambiance de n’importe quelle colonie à demi-abandonnée au fond d’un système périphérique. Les ruelles étaient sombres et crasseuses, toutes entières bardées de métal piqueté de rouille, de même que les bennes à ordure vomissaient leur lot de sacs éventrés par des animaux faméliques et à moitié sauvages. Des gamins de toutes races à peine vêtus jouaient dans ces tas de détritus. La plupart y resteraient sans doute aussi pour dormir.
Alors qu’ils progressaient prudemment dans les allées sombres, Lyn s’approcha d’un groupe de marmots et s’accroupit à côté d’un petit Arax. Avec leurs faces de coyotes et leur peau aussi brillante et dure que du métal, leur race n’avait rien d’engageant. Pourtant Lyn n’hésita pas et sourit au gamin qui produisait un étrange sifflement aux tonalités changeantes. Sa manière à lui de sangloter, bien qu’aucune larme ne s’écoule de ses yeux félins.
Lyn sortit de sa poche arrière une barre protéinée qu’elle lui tendit. Le petit scruta la confiserie et l’Humaine avec méfiance, mais cette dernière l’encouragea en posant la friandise sur ses genoux osseux et tremblotants. L’Arax hésita tandis qu’il essuyait sa truffe avec sa manche, depuis longtemps maculée de crasse et d’autres immondices que Drew ne voulait même pas imaginer.
— Prends… C’est pour toi, insista Lyn d’une voix douce.
Le gamin ne se le fit pas dire deux fois et, d’un geste vif, saisit la sucrerie qu’il attira dans son giron. Il l’y cacha avec vélocité avant de leur adresser un nouveau regard méfiant. Lyn lui sourit et se releva. Depuis l’arrière d’une benne à quelques pas de là, un certain nombre de paires d’yeux félins épiaient tous leurs mouvements.
Drew ne fut pas fâché de quitter la ruelle. Il emboîta le pas à son amie qui s’était remise à babiller sans prêter attention aux mômes qui les suivirent un petit moment. Ils durent traverser un certain nombre de ces venelles tristes à pleurer avant d’atteindre une allée un peu plus dégagée. Pour autant, entre la multitude anarchique des câbles électriques et la hauteur des constructions précaires, on n’y voyait pas plus le ciel artificiel de la station qu’ailleurs dans la Zone 4. Drew, qui ne se lassait jamais de contempler l’étendue de l’espace, se demanda comment ces gens faisaient pour vivre. Certains n’avaient même jamais vu les étoiles, écrasés par les paysages artificiellement simulés sur les parois opaques.
L’allée dans laquelle ils débouchèrent était un peu plus large et surtout bordée de boutiques crasseuses. Une vieille rumeur disait que l’on pouvait tout trouver dans la Zone 4, que ce soit en devanture ou derrière les comptoirs. Drew et l’équipage avaient livré assez de cargaisons douteuses dans le coin pour savoir que c’était la plus pure vérité. Dans les arrière-salles aux éclairages grésillants se côtoyaient aussi bien des dealers que des esclavagistes ou des trafiquants d’armes. Le tout étant de savoir où chercher. Et d’avoir les bons contacts afin de parvenir entier jusqu’au lieu de l’échange…
Ils finirent par dégoter le salon de tatouage, coincé entre l’échoppe d’un vieil Arax qui vendait un alcool frelaté sans doute juste bon à vous transpercer l’estomac, et un immeuble sur le point de s’effondrer. Pour autant, rien dans la devanture du tatoueur ne s’accordait à la morosité ambiante.
Toute la façade était recouverte de peintures de crânes humains décharnés, les orbites creuses et vides. Des têtes de mort. Celles-ci n’avaient cependant rien de morbide ou de sinistre tant leurs couleurs vives attiraient l’œil et évoquaient des contrées noyées de soleil. Des endroits où la vie était douce et la joie naturelle.
— C’est mexicain, expliqua Lyn en suivant le regard de son pilote. Un peuple de la Terre. Une fois par an, ils visitent les tombes des morts pour les nettoyer et y apporter de la nourriture. Il y a aussi des processions avec ce genre de crânes.
— Pour aller voir les morts ?
— C’est très festif, je t’assure. J’ai eu l’occasion d’assister une fois au Día de Muertos quand je vivais encore sur Terre. C’est un sacré spectacle !
— Vous êtes vraiment étranges, les Humains…
— Hey, c’est pas parce que vous autres, gros lézards, avez décidé d’oublier vos superstitions, que tout le monde doit faire pareil. C’est du patrimoine ça, Monsieur !
— Je n’en doute pas une seconde, ironisa Drew. Bon, tu te décides ?
D’un mouvement de cornes, il désigna la boutique.
— Ouais. On y va.
Ils poussèrent la porte et un petit carillon à l’ancienne les accueillit : un assemblage bricolé de tubes métalliques et de clochettes qui tintinnabulèrent gaiement. La partie publique du salon de tatouage se révéla déserte et ils purent en faire le tour à loisir, même si le mobilier spartiate ne leur apprit rien : un comptoir en bois véritable qui avait connu des jours meilleurs, encore plus de crânes colorés sur les murs, l’odeur entêtante des encres et du désinfectant…
Drew ravala sa surprise. En dépit de la vétusté du quartier, l’endroit était impeccable. Aucune odeur de crasse ou de moisi propre à le faire douter de l’hygiène des lieux ne flottait dans l’air. C’était plutôt de bon augure si Lyn devait passer une paire d’heures sur place, une aiguille lui perçant la peau.
À leur droite, une porte peinte en trompe-l’œil s’ouvrit et un Humain en surgit. Drew avait depuis longtemps cessé de se dire que tous les représentants de cette race se ressemblaient. En fait, de toutes les espèces, c’était sans doute celle qui présentait le plus de diversité génétique. Ils étaient tous différents : en taille, en poids, par la couleur de leurs yeux, celles de ces drôles de poils qui leur hérissaient le crâne… Des cheveux, comme ils les appelaient.
L’homme – c’était bien un mâle puisqu’il n’arborait pas ces drôles de petites bosses sur la poitrine comme Lyn et les autres femelles – se révéla même assez atypique pour attirer l’œil du Triv. Déjà, son crâne était lisse. Seule une ombre noire sous sa peau laissait penser qu’il n’était pas dépourvu de pilosité à cet endroit. Peut-être qu’il se rase la tête comme d’autres humains se rasent le visage, pensa le pilote.
Et puis il y avait sa peau. Bien moins foncée que celle de Lyn, presque dorée. Drew n’avait jamais vu une telle pigmentation. Elle évoquait quelque métal précieux de sa planète natale. Certaines parties laissées visibles par les vêtements de l’homme – notamment son cou – étaient parées d’une multitude d’ornements du noir le plus sombre. Sans doute des tatouages humains, se dit Drew en détaillant les arabesques sombres qui marquaient la peau cuivrée comme autant de bijoux.
Les tatouages n’étaient pas étrangers aux Trivuan. Tous en portaient au moins un sur le dos des mains. Mais, contrairement à ceux des Humains, ces marques ne revêtaient aucune vocation esthétique. Elles étaient issues d’une longue tradition clanique et destinées à renseigner les autres Trivuan sur les origines de l’individu. Lyn lui avait expliqué que des pratiques similaires avaient existé sur Terre, mais que cet usage était sur le point de disparaître avant même la conquête spatiale.
Les Trivuan, eux, n’avaient jamais abandonné cette coutume. La cérémonie de marquage était un rite de passage très important. À quinze ans, l’enfant recevait cette marque qui le désignait comme un adulte à part entière, un membre actif de la société, apte à accomplir son devoir et à servir son peuple. C’était aussi l’occasion d’organiser une grande fête à laquelle étaient invités tous les parents et voisins.
Plus tard, certains Trivuan ajoutaient d’autres marques, comme autant d’étapes dans leur vie. Pour les couples, il s’agissait souvent d’accorder son tatouage à celui de son conjoint. Les Trivuan qui appartenaient à l’armée, eux, ajoutaient pour la plupart le symbole de leur unité.
Drew, quant à lui, ne portait que son marquage originel. Il ne s’était jamais senti digne de graver quoi que ce soit d’autre sur son visage, sa nuque ou toute autre partie de son corps assez tendre pour le permettre.
La voix grave et caverneuse de l’Humain le tira de ses pensées. Elle ne ressemblait pas à celle de Lyn. Plus rauque, elle se paraît d’accents chantants fidèlement reproduits par le traducteur automatique.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda-t-il, l’air un peu méfiant.
Prudent. Une saine habitude quand on vivait dans la Zone 4. Surtout pour un Humain.
À sa décharge, Drew était forcé d’admettre que leur duo avait de quoi choquer. Voir une Humaine et un Triv cheminer ensemble, ce n’était pas chose courante. Ça ne serait d’ailleurs pas la première fois que cela leur attirerait une réflexion, le pire étant lorsque les gens les pensaient en couple. Au début, Drew avait essayé de discuter. Puis comprenant qu’il n’y avait rien à tirer des bien-pensants et que la situation amusait beaucoup Lyn, il avait laissé tomber.
— Bonjour, répondit celle-ci de sa voix mélodieuse. Je viens pour quelques renseignements. Pour tout vous dire, j’ai un dessin en tête depuis quelques années et je voudrais voir ce qu’il est possible d’en faire.
Ce disant, elle fouilla la poche intérieure de sa veste en cuir. Le tatoueur en profita pour se détourner de la jeune femme et détailler Drew avec une hostilité à peine masquée. Quand Lyn releva le nez, il désigna le grand alien d’un mouvement de tête.
— Et lui ?
Lyn se contenta de lui offrir un sourire moqueur en lui tendant une feuille de papier.
— C’est mon meilleur copain… Il m’aide à choisir les couleurs.
Elle ne récolta qu’un reniflement de mépris de la part du tatoueur qui attrapa le feuillet et l’emporta jusqu’au comptoir afin de l’étudier avec attention. Drew remarqua alors que l’Humain avait les yeux d’un noir aussi profond que celui de ses tatouages. Un regard sombre et perçant. Aucun détail ne lui échappait alors qu’il examinait le dessin apporté par son amie.
— Belle pièce. C’est vous qui avez réalisé le croquis ?
Le sourire de Lyn devint plus enjôleur alors qu’elle s’accoudait au comptoir.
— Oui. À l’époque où j’étais encore capable de tenir un crayon.
— Vous avez arrêté ? demanda l’Humain en fronçant les sourcils. Dommage… Il y a quelques trucs à corriger, mais c’est plutôt bon dans l’ensemble.
— Merci. Enfin, je suppose…
Drew étouffa un petit rire derrière sa bouche close tant la moue dubitative de Lyn était impayable. Sûre de son charisme, elle n’était pas habituée à ce genre de compliments en demi-teinte. L’attitude distante du tatoueur l’avait déstabilisée, mais le mâle devait être à son goût, car elle ne se laissa pas abattre.
— Alors, qu’est-ce que vous me proposez ? demanda-t-elle en se penchant davantage.
L’expression taciturne ne varia pas d’un iota.
— Tout dépend. Vous le voulez où ?
— Je pensais m’arranger pour que cette ligne du dessin suive ma colonne vertébrale.
— Hum, pourquoi pas. Tournez-vous.
— Vous voulez que j’enlève ma veste ?
— Ça serait pas plus mal…
Lyn s’exécuta avec une grâce féline et Drew fut étonné de ne pas voir le mâle sourciller ou s’attarder sur les courbes pleines de la jeune femme. Sa tenue de combat près du corps ne laissait rien ignorer de la beauté de sa ligne mince et tonique. Elle était belle et elle le savait. Drew aussi, mais uniquement parce qu’il avait entendu d’autres Humains le dire.
Le tatoueur, quant à lui, semblait n’en avoir cure. Il examinait le dos cambré avec une concentration toute professionnelle, tentant d’évaluer la manière dont il pourrait placer le dessin sur la colonne vertébrale. Sans crier gare, il se redressa pour retourner derrière son comptoir où il ouvrit la console holographique. La lumière bleutée de l’écran projeta une ombre mouvante sur la patine du bois.
— Oui, ça me semble envisageable. Vous pensiez faire ça quand ?
— Le plus tôt possible, répondit Lyn. Dans la semaine peut-être. Enfin si vous avez un créneau. Après on va repartir en mission et je ne sais pas pour combien de temps on en aura.
L’Humain se racla la gorge en consultant son agenda.
— Mouais… Pas évident. Écoutez, si vous êtes vraiment sûre de vous, ce que je peux vous proposer, c’est de vous prendre maintenant pour les contours. On verra le remplissage à votre retour.
— Parfait ! s’exclama Lyn qui bondissait déjà sur ses pieds.
D’elle-même, elle se dirigea sans hésiter vers la seule pièce qu’ils n’avaient pas encore visitée : l’atelier. Le tatoueur haussa un sourcil devant cet accès d’enthousiasme, mais ne releva pas. Cependant il se renfrogna un peu plus en voyant que Drew emboîtait le pas à son amie. Pour la première fois depuis leur arrivée, ce dernier se décida à parler et coupa l’Humain avant même qu’il puisse ouvrir la bouche.
— Je vais avec elle. Et ce n’est pas négociable…
Sa voix résonna dans la petite boutique, rauque et grondante. Un avertissement sans détour qu’il était fort déconseillé d’ignorer. Les yeux sombres du tatoueur se rétrécirent jusqu’à former deux fentes dans lesquelles étincelait la noirceur de ses pupilles. Il ne répondit rien et se détourna en esquissant un simple geste de la main, l’air de dire « faites comme vous voulez, je m’en tamponne ».
Lyn se retourna vers Drew et lui lança un clin d’œil. Ils pénétrèrent ensemble dans l’atelier. La pièce était encore plus immaculée que la partie publique si c’était possible. Les effluves d’encre et de désinfectant gagnèrent en intensité, au point d’incommoder l’odorat sensible du Triv.
Pour oublier son inconfort, il écouta distraitement les bavardages de Lyn. La taille, l’emplacement, les couleurs du tatouage, tout était décortiqué. Le tatoueur s’assurait avec un professionnalisme inattendu que son amie savait ce qu’elle voulait. Il ne commença à préparer et à vérifier son matériel qu’une fois convaincu, puis il indiqua à Lyn un paravent multicolore derrière lequel elle pourrait enlever son T-shirt.
Seul un petit ricanement lui répondit et Lyn déposa sa veste de cuir sur une chaise. Son T-shirt noir passa par-dessus ses épaules et suivit le même chemin. Indifférente à sa semi-nudité, la jeune femme vint ensuite s’installer à plat ventre sur la table, les mains croisées sous son menton.
Drew ne se formalisa pas de l’impudeur de son amie. La vie sur un vaisseau de la taille du Providence était faite de promiscuité et de peu d’intimité. Ça n’était pas la première fois qu’il voyait surgir ces petits renflements doux qu’elle appelait ses seins, tout en sachant également qu’une telle démonstration n’était pas la norme. La plupart des Humains ne se déshabillaient pas comme si de rien n’était en face d’un membre de leur espèce, surtout s’il était du genre opposé. Comme pour les Trivuan, la nudité était une affaire de sexualité.
Sauf que Lyn se foutait de ce genre de considérations. Elle était à l’aise avec son corps et n’aurait pas cillé si le regard de l’Humain s’était attardé sur sa poitrine. Ce ne fut pas le cas. Drew s’en étonna avant de se dire que l’artiste devait voir passer plus que son compte de corps nus.
Le bruit de gants en latex claquant contre la peau le ramena à la réalité, juste un peu avant que le vrombissement du dermographe commence à résonner. La petite vibration régulière était apaisante, presque réconfortante. Ça lui fit aussitôt penser à la manière dont son peuple utilisait les sons sous-harmoniques pour exprimer toute une gamme d’émotions difficiles à verbaliser. Avec les Quraxs, ils étaient la seule espèce à employer ce mode de communication.
Tandis que Drew se perdait dans ses pensées, le tatoueur se percha sur un tabouret à côté de Lyn et jeta un dernier regard au modèle posé sur un chevalet à hauteur de ses yeux. Il commença à piquer la peau pour tracer les lignes noires d’une main assurée et l’odeur de l’encre se fit plus forte, juste avant de se mélanger à celle du sang. Intrigué, Drew se rapprocha et vit que l’homme essuyait régulièrement les petites perles rouges qui se formaient sur son passage à l’aide d’un papier absorbant. Cela surprit le Triv. Eux ne saignaient pas. L’encre se logeait dans la partie calcifiée de leur épiderme, dans l’armure, comme l’appelaient les Humains et les autres espèces à peau tendre.
La chair de Lyn, elle, était souple et douce comme un voile de tissu. Le tatoueur avait-il parfois peur de la déchirer ? Sans même s’en rendre compte, Drew se pencha plus près pour admirer le travail, presque par-dessus l’épaule de l’Humain.
C’était proprement fascinant.
L’homme avait relevé ses manches, découvrant ses avant-bras, eux aussi tatoués. De nouvelles arabesques, entrelacs sombre de pleins et de déliés, s’enroulaient gracieusement autour de ses bras. Comme parcourue d’une multitude de petits serpents gracieux, la peau cuivrée était parée de cet étrange langage qui remuait au rythme des contractions musculaires.
Drew resta fasciné par l’uniformité de ce mouvement jusqu’à ce qu’il remarque un élément étrange, un détail qui dénotait dans la perfection de ce rythme visuel. Quand le tatoueur appuya la tranche de sa main sur la peau de Lyn afin d’esquisser une ligne plus complexe, une série de barres obliques tracées à l’intérieur de son poignet se révéla. Quinze, peut-être vingt segments de tailles égales, mais de largeurs variables.
Un code-barre.
Et sans qu’il sache bien pourquoi, cette idée donna à Drew envie de vomir. Parce que ce genre de lignes, ça n’avait rien à faire sur la peau de quiconque. Il ne put retenir le sifflement de rage qui agita ses cordes vocales à cette vue.
Surpris, le tatoueur suspendit son mouvement et sursauta en avisant l’alien si près de lui. Il avait été tellement absorbé par son travail qu’il n’avait pas dû le sentir approcher. La vision périphérique des Trivuan était excellente, aussi Drew remarqua-t-il sans problème le regard un peu vague que l’homme lui adressa. Lui-même se sentait incapable de se détacher des lignes sombres. L’Humain, sans doute intrigué par son immobilité, suivit son regard. Dès qu’il eut compris ce que Drew fixait avec tant d’intensité, un grognement sourd roula dans sa gorge et il se précipita pour baisser ses manches.
Une note aiguë échappa à Drew et il chercha le regard d’obsidienne.
— Qu’est-ce que c’est ?
L’Humain ne répondit pas et se concentra sur le tatouage de Lyn. Le bruit du dermographe les entoura de nouveau, comme une couverture familière. Cette familiarité qui, parfois, loin d’apaiser, donne envie de tout envoyer valser.
— Alors ? pressa-t-il le tatoueur.
— Rien qui te regarde si tu ne veux pas que je remplace le joli tigre à dents de sabre de ta copine par un dauphin sur fond de soleil couchant, grommela son interlocuteur en essuyant quelques nouvelles gouttes de sang.
Le sujet le mettait mal à l’aise. Drew pouvait le sentir dans son attitude, le ton de sa voix, sa posture et même dans cette répartie agressive. Mais lui-même n’arrivait pas à se défaire de ce besoin de savoir qui l’avait saisi en remarquant le code-barre. Un symbole de possession. Comme on marque sa chose, un objet inanimé et sans conscience…
— Drew, les interrompit Lyn qui conservait les yeux clos, tu serais gentil de ne pas énerver le mec qui injecte de l’encre indélébile dans mon dos.
— Drew ? s’étonna le tatoueur en glissant un regard à l’alien. T’as pas un nom de centurion romain comme tous tes potes Trivuan ?
— Centurion romain ? répéta Drew sans comprendre.
Pour la énième fois depuis qu’il avait commencé à voyager dans la galaxie, il se dit qu’il aurait dû suivre des cours sur les cultures aliens. Peut-être qu’il aurait compris la référence…
— Tu vois même pas de quoi je parle, je parie ? Les Romains, c’était un peuple de l’Antiquité sur Terre. Et ils avaient tous des noms à la con, des trucs qui rimaient avec anus. Comme vous autres, quoi…
Un grand sourire barrait le visage humain, difficile à déchiffrer. Ça n’était pas un sourire joyeux comme ceux de Lyn. Pour autant, l’homme semblait amusé alors qu’une lueur agressive flambait dans ses yeux, comme s’il avait quelque chose à faire payer à son interlocuteur.
Drew se repassa mentalement la réponse du tatoueur et comprit qu’il était en train de se foutre de lui.
— Anus, hein ? répliqua-t-il sans réfléchir. Tu en fais un beau, toi, de trou du cul !
La mâchoire carrée du type descendit d’un cran. Il se reprit cependant très vite et une autre expression naquit sur son visage, un peu moins agressive, mais toujours aussi moqueuse à en juger par le pli au coin de sa bouche.
— Un Triv avec le sens de l’humour ? On aura tout vu, dis donc…
Drew ne répondit rien et laissa sa large bouche s’ouvrir pour former l’équivalent Triv d’un sourire. Ou d’une petite moue.
L’Humain aussi avait le sens de l’humour, du moins une fois qu’il mettait sa provoc en sourdine. Plus que de l’agressivité, il avait l’air sur la défensive vis-à-vis de Drew qui se demandait s’il avait fait quelque chose de culturellement offensant sans s’en rendre compte, ou si l’Humain était juste mal à l’aise avec les aliens. Ça n’était jamais facile de savoir ce qui contrariait ces bestioles-là… Trop de non-dits, trop de sous-entendus.
Drew laissa un silence un peu plus confortable retomber sur eux alors que seuls le vrombissement du dermographe et le son de leurs respirations emplissaient l’air. Anticipant l’attente à venir, il se retira dans un coin de la pièce où il avait repéré un siège. Il y logea sa grande carcasse et se dit qu’il allait devoir prendre son mal en patience jusqu’à la fin de la séance, aussi se concentra-t-il sur sa respiration et se laissa-t-il glisser dans un demi-sommeil alerte.
Quand il en sortit, il jeta un œil à l’écran holographique de l’ordi embarqué dans son armure pour voir que quatre heures s’étaient écoulées. Le son du dermographe venait de s’évanouir et le tatoueur se levait pour attraper un tube de pommade. Il en enduisit généreusement le dos de la jeune femme et lui donna quelques conseils pour les semaines à venir. Drew se leva afin d’admirer le dessin avant que l’Humain ne le recouvre d’un large pansement de gaze.
Chacune des lignes noircies était rouge et boursouflée, comme si la peau de Lyn avait été griffée pendant des heures. À dire vrai, le dessin en dessous était magnifique, mais Drew se demanda s’il était normal que l’épiderme de son amie prenne cet aspect. Le tatoueur lui donna la réponse avant même qu’il puisse l’interroger.
— Ça va mettre un peu de temps à dégonfler. Surtout, ne grattez pas et n’oubliez pas d’hydrater au moins trois fois par jour, dit-il en balançant sans préavis le tube de crème en direction de Drew.
Celui-ci le rattrapa au vol et jeta un regard interrogateur à Lyn qui se redressait.
— Les filles adorent que les beaux gosses baraqués leur passent de la crème sur le corps, rigola-t-elle en enfilant son T-shirt.
Drew secoua la tête sans répondre et la suivit vers la boutique où les attendait le tatoueur. Il avait déjà ouvert sa console holographique pour consulter son agenda.
— Vous voulez qu’on fixe une date maintenant pour le remplissage ? demanda-t-il sans les regarder. Ou vous préférez me recontacter quand vous rentrerez ?
— Je pense que…
Lyn ne finit pas sa phrase. Juste derrière eux, les clochettes de la boutique tintèrent et un autre homme fit son entrée. Pour un Humain, il était gigantesque. Presque aussi grand et large que Drew en fait. En dépit de la couleur d’ébène sombre de sa peau, il était couvert de tatouages des pieds à la tête. Ses cheveux étaient rasés à l’exception d’une petite crête de poils noirs au milieu de son crâne.
— Hey, Patch, héla le nouvel arrivant d’une voix profonde. M’sieur, Dame, les salua-t-il distraitement.
Le tatoueur releva le nez de son agenda et adressa un étrange sourire au géant.
— Woody. Ça fait un bail, mec…
— Trop longtemps, ronronna le type alors qu’il contournait le comptoir.
Drew crut qu’il allait s’arrêter et tendre la main comme le faisaient les mâles humains pour se saluer. Au lieu de ça, il se plaça dans le dos du tatoueur – Patch, comme il l’avait appelé – et se plaqua sans vergogne contre ses reins, son bassin en contact avec le doux renflement des fesses de ce dernier.
— Tu as fini ta journée ?
Patch émit un petit rire de gorge qui atteignit Drew en plein dans l’estomac. Et même si la prudence lui dictait de se détourner du spectacle, il s’en trouva incapable.
— Laisse-moi cinq minutes, rigola Patch en chassant les mains baladeuses qui s’attardaient sur ses hanches.
— Tu en as deux.
Et aussi soudainement qu’il était apparu, Woody se détacha, recula et se dirigea vers la sortie, non sans leur adresser un sourire éblouissant. Drew entendit Lyn glousser, mais tout ce qu’il pouvait voir, c’était les joues rosies de Patch et sa poitrine qui se soulevait en un souffle un peu haletant. En désespoir de cause, Drew serra les dents pour essayer de retenir un sous-harmonique de frustration.
Au moment où les clochettes tintinnabulaient sur la porte qui se refermait, Patch leva les yeux vers lui et avisa sa moue crispée. Un éclair de rage et de défi enflamma les charbons de son regard.
— Quoi ? aboya-t-il. T’as jamais vu un pédé de ta vie ? Putain d’alien rétrograde ! T’as un problème avec ça ?
Lyn se racla la gorge et Drew referma les trois doigts de sa main sur son bras pour l’empêcher de s’interposer. Il était curieux de voir ce que l’Humain avait sur le cœur.
— Tu sais quoi, centurion trou du cul ? Ici, tu es chez moi. Pas sur ta putain de planète de barbares. Alors je te déconseille de faire la moindre réflexion !
Drew le fixa un bon moment avant de répondre d’une voix nette.
— Je n’en avais pas l’intention.
En retour, Patch lui jeta un regard méfiant. Il ne faisait aucun doute que l’Humain était en train de l’évaluer, qu’il cherchait à savoir ce que Drew pensait vraiment. L’ironie de la situation heurta le pilote de plein fouet. Si quelqu’un était bien placé pour savoir ce que son espèce tolérait et ne tolérait pas, c’était bien lui, même s’il n’était pas prêt à partager cette information avec l’Humain.
Ni maintenant ni jamais…