Les Gens sur la Plage – Extrait
À Jean Paul,
1
Flore Cassandri.
J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne trouve pas trace d’une Flore Cassandri. Cette fille qui m’a contacté peut très bien m’avoir rencontré à l’école primaire, comme être un de ces escrocs dans un cybercafé, quelque part en Afrique… Les arnaqueurs ont très vite compris comment tirer parti des réseaux sociaux.
Ce nom, ce prénom… Quelque chose résonne comme un secret enfoui. Instinctivement, en cliquant sur le bouton qui va nous mettre en contact, j’hésite un instant – comme si accepter cette demande en « ami » pouvait rompre un équilibre, venir perturber la mécanique bien rodée de ma vie si sage et sans folie…
Je me suis inscrit sur Facebook il y a plusieurs mois, comme tout le monde, quand le réseau social a commencé à vraiment prendre de l’ampleur dans la vie des gens. Comme tout le monde, j’ai repris contact avec quelques personnes oubliées, le temps d’un tchat et d’un point sur la vie. Quelques copains du lycée ou de la fac, d’anciens collègues ou des gens que je n’ai fait que croiser.
Que peut-il bien surgir de mon passé ?
Je dois bien avouer que je suis extraordinairement banal. La grande aventure, c’est pour les autres. J’ai eu une enfance normale, dans une petite ville de province que j’ai quittée pour les études, avant de m’installer définitivement à Paris. J’ai gravi les échelons dans la boîte qui m’a recruté à la sortie de l’université, une entreprise qui vend des eaux minérales – plates, pétillantes, aux agrumes –, une multinationale de vendeurs de flotte. J’y ai occupé plusieurs postes, services commerciaux ou marketing, où j’ai toujours été apprécié pour mon sérieux et mon efficacité. Dans ma vraie vie ou parmi ce réseau « d’amis » plus ou moins virtuels, on ne trouve pas de mystère, personne qui ne soit devenu célèbre, ni criminel, ni président – rien que des gens qui me ressemblent, qui ont grandi en province, fait des études pour la plupart, avant de se marier et de faire des enfants. Des gens comme tout le monde.
Une petite heure après avoir accepté de devenir son « ami », je reçois un message privé, avec une photo d’elle. « Pour que tu saches à qui tu parles », ajoute-t-elle en commentaire, car son profil est presque vide et terriblement anonyme – avec beaucoup de photos de paysages sans âme et quelques partages de ces citations feel-good sur le besoin de croire en soi, de s’affirmer et d’autres banalités du même tonneau…
Ses yeux me disent vaguement quelque chose. Je repense à mes années de fac, ces seules années un peu folles où j’ai connu les vapeurs d’alcool et les coups d’un soir, avant de me poser dans des vies de couple anesthésiantes. Je cherche vers les aiguillages de ma vie étudiante, puisqu’après cela, je n’ai rien vécu de même un tout petit peu fou… J’ai essayé de construire une vie avec une fille, puis une autre, et puis une autre. Ça s’est toujours terminé, sans que je comprenne vraiment comment ou pourquoi, sans doute parce qu’au fond de moi, je n’ai jamais voulu que ça dure. Je n’ai jamais rencontré la bonne personne, le grand Amour qui aurait fait chavirer mon cœur. Je suis célibataire, à presque quarante ans. Il y a sans doute de quoi flipper – en tout cas, c’est bien ce que les autres me font ressentir. Mes amis ont tous des femmes et des mômes, mais moi, je ne me sens toujours pas prêt, ou quelque chose comme ça. J’ai surtout beaucoup bossé – trop, sans doute. Les plus grands moments de bonheur que j’ai connus depuis mon enfance sont mes vacances au soleil et les virées au ski avec le comité d’entreprise.
« Désespérément immature », a commenté ma dernière copine quand elle m’a quitté. Peut-être avait-elle raison… Je ne réussis jamais à me projeter dans l’avenir. Les enfants, la vie de couple, le repas du dimanche chez les beaux-parents, ce sont des trucs qui m’effraient. Mais c’est simplement parce que je ne suis jamais vraiment tombé amoureux – voilà, c’est sans doute pour ça que toute ma vie ressemble étrangement à mon CV. J’ai fait de bonnes études et, quelques postes plus tard, je me retrouve directeur. Un beau parcours professionnel, à défaut d’une vie privée trépidante. Je travaille toujours trop, parce que sinon je m’ennuie, ça se résume presque à ça. Je ne sais pas ce qui peut clocher chez moi pour que je ne rencontre pas l’amour, comme ça arrive aux autres. Je me répète souvent, comme une excuse, que je ne peux pas toujours tout réussir… Un jour, je rencontrerai quelqu’un, et ce sera simplement évident.
Mais je n’ai pas atterri sur Facebook pour draguer, malgré le vide sidéral de ma vie sentimentale. Je n’espère rien d’un contact avec cette fille surgie de nulle part.
Un autre message arrive. C’est un pavé confus de plusieurs lignes. Elle dit que je peux peut-être l’aider à y voir plus clair, au sujet de quelque chose qui s’est passé il y a très longtemps. Si je suis bien qui elle pense, alors j’ai peut-être la clé d’un mystère de sa vie.
Elle ajoute qu’elle sait que je vais trouver tout cela bizarre – mais que non, ce n’est pas une arnaque. Je lui avoue en réponse que je n’ai aucune idée de qui elle est, et j’ignore même si nous nous sommes déjà rencontrés.
Elle me semble plus confuse encore dans la suite de la conversation. Je ne suis peut-être pas la bonne personne et elle s’en excuse d’avance. Ce qu’elle a à me dire est assez compliqué et elle préférerait le faire de vive voix. Je lui fais remarquer qu’elle habite Clermont-Ferrand et moi Paris, mais je suis d’accord pour aller prendre un verre à Montparnasse ou à la gare de Lyon, si elle veut.
Pendant plusieurs jours, aucune nouvelle, et puis un soir, je reçois un message plus explicite que les précédents :
« Si tu es bien qui je crois, alors tu as passé la plupart des étés de ton enfance au camping des Bruyères, sur la côte atlantique. C’était il y a longtemps, une bonne vingtaine d’années, mais je pense que tu y as connu mon frère. C’est de lui que je voudrais te parler. »
Mon dernier séjour au camping des Bruyères doit remonter à mes dix-sept ans et il y a une éternité que je n’ai pas repensé à ces étés d’enfance.
J’ai eu des copains, là-bas. D’autres enfants rencontrés sur la plage à l’heure de la marée montante, quand il fallait défendre des vagues les châteaux forts patiemment construits pendant toute l’après-midi. Ce camping était un mini monde, une petite France, avec des enfants venus des quatre coins du pays. Il y avait même des Hollandais, des Anglais, des Danois… Des gens de toutes sortes et d’un peu partout, et c’est précisément ce qui rend cet endroit si merveilleux dans ma mémoire.
Mais il n’y en a pas eu tant que ça, des copains qui ont compté.
Je lui demande comment s’appelle son frère, mais je le sais déjà.
Je me souviens soudain de ce prénom : Flore. À l’époque, ma mère et mon père avaient fait une remarque idiote : « Ils ont des prénoms bizarres dans cette famille. Flore. Et pourquoi pas Faune pour le prochain ? » s’étaient-ils moqués. Mes parents étaient très friands de jeux de mots balourds…
Flore est la petite sœur de Nathanaël. Forcément, je ne l’ai pas oublié – je me suis demandé ce qu’il a pu devenir, ce genre de choses. Mais c’est comme ça pour tout le monde, on grandit et on se détache de l’enfance. Au fond de ma mémoire, les boîtes à souvenirs des étés au camping des Bruyères prennent la poussière depuis si longtemps…
Toute mon enfance fut douce et heureuse comme le soleil sur les plages de juillet.
Mais notre histoire avec Nathanaël est faite de secrets. De beaucoup de secrets.
Flore m’explique que son frère, mon ami d’enfance, a disparu depuis des années. L’été qui a suivi mon dernier séjour là-bas. À l’aube de ses dix-huit ans, juste après être allé passer ses vacances au camping comme tous les ans, Nathanaël s’est volatilisé. Comme ça. Un matin, il n’était plus là et personne n’a plus entendu parler de lui ensuite.
Je reste plusieurs minutes devant l’écran de l’ordinateur à me demander quoi répondre – que dire ? Les copains de vacances se perdent de vue à la fin de l’enfance, c’est presque toujours comme ça. On est amis pour la vie, et puis la vie arrive…
Nathanaël n’était pas comme tout le monde. Il ne pensait pas comme tout le monde. À l’époque, je me disais que ce garçon était assez unique et assez fou pour se hisser un jour en couverture des magazines. Il était de cette race-là : les fougueux, les audacieux, les optimistes…
Je n’arrive pas à me représenter Natty à l’âge qu’il doit avoir aujourd’hui. C’est peut-être pour ça que j’ai si peu repensé à lui, au fil des années – pour le conserver intact dans mes souvenirs, éternel adolescent rieur, figé comme une carte postale des jours heureux. Notre amitié fait partie de ces vrais secrets, ceux qu’on ne partage jamais.
Une histoire inattendue aux parfums d’enfance vient de surgir dans ma vie sans soleil, c’est peut-être le moment de replonger dans le passé.
En vérité, cela fait des années que j’attends que quelque chose me pousse à sortir de cette routine qui me ronge en arrière-plan. Je finis par déprimer à feu doux dans mon existence millimétrée. Le travail de neuf heures à dix-huit heures, le squash le mardi soir avec Jeff, du juridique ; le tennis le samedi matin avec Yves, le directeur comptable ; les expos avec ma copine Martine, qui est aussi férue d’art que moi. Souvent j’ai des dîners chez des amis qui sont tous des gens très bien, avec de bons boulots et des réunions importantes sur leurs agendas. Ma vie est bien rangée et presque parfaite. Il faudrait juste que je prenne un peu de temps pour moi.
J’ai été à deux doigts de tout plaquer, il n’y a pas si longtemps – démissionner, vider mes comptes et recommencer quelque chose de nouveau, un truc qui aurait du sens loin de la routine grise de Paris. Mais j’ai renoncé après avoir constaté que je n’avais aucune idée de ce que j’avais envie de faire. Je suis du genre raisonnable – on ne fait pas dérailler un train qui est lancé sur de si bons rails. Tout va bien dans ma vie, j’ai juste des moments de déprime de privilégié.
Cette histoire imprévue, c’est comme une distraction, une petite aventure qui apparaît alors que je me sens terne et inintéressant…
On va continuer d’échanger des messages sans que j’en apprenne plus sur le sort de mon ami d’enfance. Flore n’a jamais eu aucune nouvelle – Nada, comme elle dit. Pas l’ombre d’un indice ni le commencement d’une piste. Mais l’histoire de sa famille, c’est compliqué… Et si je meurs d’envie de savoir ce qu’elle entend par « compliqué », je n’ose pas lui demander. Au lieu de ça, j’apprends qu’elle bosse pour le conseil régional d’Auvergne et qu’elle sort d’une histoire compliquée aussi – elle se dit donc que c’est peut-être le bon moment pour elle de faire le point et de retourner là où son frère a passé son dernier été. Pourquoi pas ?
Le paradis d’enfance. Le pays des gens sur la plage.
Alors, évidemment, on pourrait peut-être se voir là-bas – au cas où j’aurais moi aussi des envies de voyages en Nostalgie. Comme ça, on pourrait se parler vraiment. De notre enfance, de son frère, de ce que je pourrais avoir à lui raconter de cette époque-là. Tout ça est un peu bizarre, mais quitter Paris le temps d’un week-end peut me faire le plus grand bien. L’océan, l’air pur ; oui, c’est une excellente idée.
De toute façon, elle ne sera pas seule, précise-t-elle, peut-être pour que je ne me fasse aucune illusion sur un possible dénouement romantique à cette escapade. Elle sera à l’hôtel en compagnie de sa vieille tante Mathilde qui trépigne d’impatience à l’idée d’aller voir un peu la mer, elle qui s’ennuie ferme à Clermont-Ferrand. Mais on pourra aller prendre un verre, aller dîner… Juste se rencontrer, puisqu’on ne se connaît plus.
***
Deux ou trois semaines plus tard, je me retrouve là, plongé dans le fauteuil moelleux d’un café qui étend sa terrasse en bois jusqu’au bord de la plage. La station balnéaire de mon enfance est aussi vide que l’établissement, déprimante comme peuvent l’être les villes touristiques quand la saison est finie. Les paradis d’été sont tristes à mourir en hiver.
Flore Cassandri arrive en compagnie de sa tante, une dame de quatre-vingts ans, élégante dans son manteau en fourrure, avec un visage revêche qui me met tout de suite mal à l’aise. Elle me toise d’un air pète-sec.
Toute la situation est très étrange. Je rêve d’un week-end d’évasion, et je file rejoindre une fille inconnue et sa vieille tante qui l’est encore plus dans une station balnéaire en plein mois de mars… Tout ça pour évoquer des souvenirs vieux de vingt ans.
Qu’est-ce que je fous là ? Quelle idée bizarre ! Pourquoi ne me suis-je pas payé un voyage au ski ou sur une île grecque ?
Parce que tu n’avais personne pour t’accompagner, me souffle en réponse une cruelle petite voix intérieure…
Flore, la trentaine, porte un jean de marque. Mince, élancée, elle a un visage de femme dynamique, le genre à diriger des réunions et des équipes de projets. Son sourire trahit son expérience commerciale. Elle me regarde droit dans les yeux et me gratifie d’une poignée de main confiante et rassurante – mais pas forcément très chaleureuse.
— Tu es déjà là, c’est formidable, Charles ! Je suis ravie de te rencontrer enfin. Je te présente ma tante, Mathilde.
— Enchanté, vraiment !
Je tente un sourire et la vieille dame me répond d’une grimace. Quand le serveur se pointe, comme nous sommes les seuls clients, il s’attarde un peu à parler de la pluie et du beau temps. On commande finalement des jus de fruits – j’ai très envie d’une bière, mais je suis certain que la mémé est du genre à juger tout le monde et je n’ai pas envie de me voir coller une étiquette d’alcoolique. Il n’est que deux heures de l’après-midi.
— Ça fait combien de temps que t’es pas revenu par ici ? me demande Flore d’un ton désinvolte.
— C’est la première fois, à vrai dire.
— Tout de même… Tu as fréquenté cet endroit pendant, quoi ? Dix-sept ans ? Et tu n’es jamais retourné faire un pèlerinage ? On fait tous cela, à un moment de notre vie…
— Il faut croire que ce moment n’était pas encore arrivé… Je suis en train de le faire, ce pèlerinage, un peu…
— Oui, voilà, c’est un peu l’occasion.
Dans le silence gêné qui suit, la tante Mathilde me jette des regards soupçonneux, et quelque chose m’échappe. Ce n’est pas Flore la petite sœur que je devrais retrouver comme ça, des années après, pour parler de notre enfance… Sa sœur, je ne la connais pas, ça n’a pas de sens : c’est lui qui devrait être là, à sa place. On se serait retrouvés par Facebook, tout pareil, et on aurait décidé de se revoir. On aurait forcément plein de trucs à se dire. Sur cette terrasse, celui qui manque, c’est le prince Natty, comme je l’appelais pour moi-même quand je pensais à lui entre les vacances, pendant les longs mois à rêvasser en classe, loin du monde des gens sur la plage.
Ou au moins, je préférerais être là sans la vieille tante Mathilde qui ne me semble pas très espiègle…
— Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider, dis-je ensuite, pressé par un besoin étrange de me justifier. Si j’ai bien compris, ton frère a disparu à la fin des vacances, l’été qui a suivi mon dernier séjour ici. Mais je n’étais pas là. Ma famille et moi, nous ne sommes pas venus l’année de mes dix-huit ans.
Flore approuve rêveusement, mais la tante me dévisage en fronçant les sourcils.
— C’est tout de même un peu simple ! dit la vieille acariâtre sur un ton qui n’a rien d’aimable. De ce que je peux savoir, vous étiez drôlement proches à cette époque ! J’ai du mal à croire que vous ne sachiez rien de ce qu’il a pu devenir !
— Qu’est-ce que vous voulez dire, exactement ?
— Rien, elle ne veut rien dire, intervient Flore en la fusillant du regard.
— Je n’ai pas foutu les pieds ici depuis des années ! L’été où il a disparu, je n’étais pas en France. Mes parents avaient cassé leur tirelire pour m’offrir un séjour en Angleterre… J’ai passé plusieurs semaines dans une famille pour apprendre l’anglais. Ça se faisait pas mal, à l’époque.
— Oh, mais voyons ! Tante Mathilde s’emballe un peu… Tu peux imaginer, cela fait vingt ans que toute la famille vit avec des questions. Alors, on pouvait espérer que tu allais te souvenir de quelque chose, c’est vrai… Je n’espère pas retrouver mon frère, pour tout dire. Je me suis faite à l’idée que je ne le reverrai jamais. J’aimerais juste savoir ce qui a pu lui arriver. Et me rappeler qui il était…
— Je ne savais même pas qu’il avait disparu… Ce n’est pas que je l’ai oublié… C’est juste que… c’est l’enfance. C’est loin.
Elle me fait un sourire de compassion, mais la vieille se met à tousser avec un petit cri moqueur.
— Je trouve ça un peu trop facile, moi. Je suis persuadée que vous savez quelque chose…
— Hein ? Mais que voulez-vous que… ? Vous insinuez quoi, à la fin, Miss Marple ?
— Du calme, enfin ! s’écrie Flore.
Je baisse la tête d’un air penaud, la vieille tante fait de même tandis que le serveur nous jette des regards réprobateurs. Il est sans doute en train de se dire que les touristes hors saison sont tous des Parisiens agressifs…
Complètement givrée, la vieille. Elle, là, elle est en train de jouer au Cluedo dans sa tête et, dans son délire, elle me voit en train d’assassiner mon ami d’enfance – c’est n’importe quoi.
La rencontre virant à l’orage, une fois les consommations expédiées dans une conversation légère et forcée, je dis à Flore que j’ai l’intention d’aller voir le camping. Ce n’est pas bien difficile, il suffit de longer la plage. C’est une balade un peu longue sans doute pour une dame de quatre-vingts ans, mais Flore, elle, peut avoir envie de m’accompagner. Cette plage, c’est aussi son enfance à elle. Enfin, évidemment, si elle pense comme la vieille que je peux être un assassin, elle n’est pas obligée de me suivre.
Mais je ne prononce pas cette cynique remarque et Flore trouve l’idée excellente. La tante Mathilde renchérit en disant qu’elle a envie de se reposer tranquillement, à contempler la mer.
2
— Alors, c’est là ?
— Oui, c’est bien ici… Mais tout a changé…
Il n’y a pourtant pas le moindre doute. J’ai bien connu cet endroit, cette dune marécageuse derrière la plage de sable fin. Quelques arbres abattus par une récente tempête gisent tristement dans un mélange de mousse, de boue et de sable, et il subsiste encore des traces de chemins pierreux, avec leur roche rougeâtre encore apparente. C’est la seule preuve visible que ce lieu a un jour été autre chose. Un tout autre monde, un paradis d’été où je suis venu chaque année pendant dix-sept ans.
— Toi, tu ne te souviens de rien ?
— Mon frère et moi avons presque dix ans d’écart. La dernière fois que j’ai mis les pieds ici, je devais en avoir huit ou neuf… Je n’ai que de très vagues souvenirs.
— Il en reste que dalle, de toute façon… Le camping a été démoli et la nature a repris ses droits…
Au loin, au-delà du marécage, vers la route, on devine bien quelques mobil-homes derrière un grillage, là où doit se trouver encore l’entrée de ce qui reste des Bruyères. Jadis les caravanes venaient jusqu’au pied de la dune, à quelques dizaines de mètres seulement de la plage.
— Ils ont tout détruit… Comme s’ils avaient cherché à effacer toute trace du camping. Ils ont même rasé la maison des sauveteurs. Et les blocs sanitaires…
Flore se met à rire.
— Tu es triste parce qu’ils ont détruit les chiottes ?
Elle se moque – et c’est vrai que ça paraît un peu ridicule –, mais elle était trop petite, à l’époque, pour se souvenir… Un bloc sanitaire dans un camping, c’est le centre de vie. C’est là que tout le monde se croise. Les gens y font connaissance, discutent pendant la queue aux douches, avant de finir par s’inviter pour l’apéritif à la caravane de l’un ou de l’autre. Et c’est là qu’avec son frère Nathanaël, j’ai vécu de véritables aventures… De vraies épopées imaginaires ou des farces de garnements, entre batailles d’eau et courses-poursuites en tongs.
Parfois, on y cherchait même des trésors…
Mais tout ça n’existe plus. De mon enfance en ces lieux, il ne reste que de vagues traces insignifiantes.
— Tu vois cette petite butte avec les arbres dessus ? Les grands pins à moitié arrachés là-bas ? Le bloc sanitaire était juste derrière…
— Ah, mais tu y tiens vraiment, à tes chiottes !
Si elle savait tout ce qui s’est passé dans ces chiottes, comme elle dit… Parfois, les gourbis les plus infâmes peuvent devenir le théâtre de passionnantes histoires – enfin, quand on est enfant, évidemment… La queue aux douches, les heures de pointe à la vaisselle, les nettoyeurs qui bloquaient tout deux fois par jour pour désinfecter avec leurs jets de vapeur, ça faisait partie du folklore. Plus personne ne peut imaginer un truc pareil, aujourd’hui… Les normes et habitudes ont beaucoup changé, mais dans les années 80, les gens savaient sacrifier un peu de confort pour l’insouciance d’un mois en plein air. Une joyeuse atmosphère de liberté régnait alors – et les sanitaires en faisaient partie, dans leurs courants d’air et leurs murs blanchis à la chaux.
Je garde le souvenir de moments très heureux. C’était la vie en maillot de bain, au rythme des marées de cette plage de l’Atlantique ; les vacances à la mer. La désinvolture de ma jeunesse enfuie… Je sens mon esprit glisser doucement dans une boue de nostalgie inquiétante.
— C’est ridicule ! Le camping n’existe plus, retournons sur la plage.
Nous traversons la dune. Les plantes qui y poussent sont toujours les mêmes – de grandes tiges vertes toutes fines, et les chardons comme des pièges entre les buissons. Avant, il y avait des passages dans la dune et un sable fin qui caressait les pieds. Mais la nature a reconquis son territoire en effaçant les doux sentiers.
Sur la plage, nous nous laissons tomber dans le sable pour contempler l’océan. On devine les formes caractéristiques de la ville de La Rochelle dans le lointain, et l’île invisible d’en face, celle qu’on aperçoit seulement quand le temps est bien dégagé.
— Y avait des tas de campings, dis-je. À certains endroits de la côte, les caravanes venaient tout au bord de la dune, presque sur la plage. C’est curieux, on dirait qu’ils ont tout reculé de quelques centaines de mètres.
— Peut-être un coup des écologistes ? Ils gagnent les élections municipales et ils prennent un arrêté pour protéger la dune ?
— J’imagine mal les proprios des campings se laisser confisquer leur business par une simple décision de la mairie. Il y avait des milliers de gens, ici, l’été. Chaque camping était comme une petite ville. Une machine à fric bien rodée… Il a dû se passer un truc plus grave. Genre un ouragan, ou une tempête…
— T’en aurais entendu parler, tu ne crois pas ?
— Ouais. Peut-être pas… Ne cherche pas, c’est juste le temps qui a passé…
***
Je raccompagne Flore à son hôtel. Elle va dîner avec sa tante, et je prétexte une fatigue et un mal de tête soudain pour ne pas avoir à me joindre à elles.
Un bord de mer hors saison a des allures d’abandon, avec ses rues sans vie et ses rideaux baissés, et y trouver un restaurant relève du défi. Je finis par m’échouer dans cet endroit hors du temps, à la fois café-bar et restaurant, où la décoration est faite de filets de pêche et de lampes poussiéreuses en coquilles Saint-Jacques. L’établissement est sans doute ouvert depuis des décennies – peut-être même y suis-je déjà venu, même si le décor ne fait pas écho dans mes boîtes à souvenirs.
Je choisis un burger parce qu’il n’y a pas grand-chose à commander. La patronne est vaguement souriante, alors j’engage la conversation quand elle vient m’apporter la bière dont j’ai rêvé toute la journée. Je lui dis que je venais souvent dans la région, quand j’étais jeune, toujours au même camping. Elle se met à rire et répond que je ne suis pas le seul. Elle voit souvent des gamins devenus grands qui viennent ici depuis toujours – la région est belle, les plages magnifiques, alors, évidemment, les grands gamins font des gamins, qui font des gamins, et tout ce petit monde vient là depuis des générations ! « Ah, ah, ah ! »
— Moi, j’allais au Camping des Bruyères. J’ai reconnu l’endroit, mais le camping a disparu…
— Les Bruyeres ? Oh, mais il existe encore !
— De mon temps… enfin, quand je venais ici, il y avait des caravanes jusqu’au bord de la dune… Presque carrément sur la plage.
— C’est que ça doit faire un sacré moment que vous n’êtes pas venu par ici, alors… Ils ont fait reculer tous les campings du littoral il y a quelques années ! C’est ça qui s’est passé.
— Les reculer ? Mais pourquoi ?
Elle hausse les épaules tout en ajustant un tablier sur lequel est dessiné un phare. Celui du bout de la plage du nord de la ville, sans doute – c’est une curiosité dans la région, et je me souviens d’y être allé lors d’une balade en voiture avec mes parents.
— C’était pas tout à fait la même histoire, avant… Les gens qui possédaient des campings avaient étendu leur territoire au plus près de la mer. Il y avait comme un flou sur la limite des propriétés… Je ne dis pas que c’étaient des filous, mais bon… Un jour, on a eu un gros changement à la mairie et ils ont remis de l’ordre. Tout simplement. Ce qui est étonnant, c’est que ça ait duré aussi longtemps. Ils en ont bien profité, pour sûr.
— Ils ont dû râler un peu, les proprios des campings, non ?
— Ah, ça… Pour couiner, ça a couiné… Mais y avait tout un tas de trucs écologistes aussi… La dune en danger au niveau de la flore et de la faune, ou je ne sais quoi. Ça a gueulé, mais ils n’ont pas eu le choix. Certains ont perdu plus des trois quarts de la surface. Mais si vous passez par la route, vous le retrouverez, votre camping. Sauf que ce n’est plus un camping, c’est un hôtel de plein air, comme on dit maintenant. Les trucs qu’ils vont pas chercher, hein !… Enfin bref, il n’y a plus que des mobil-homes.
— Et loin de la plage, du coup.
— Ah, ça ! Même aujourd’hui, certains couinent encore !
Je termine mon repas en solitaire, perdu dans mes pensées et mes souvenirs. Je sais qu’il y a des portes que je ne veux pas forcément ouvrir, des morceaux de mémoire derrière que je préférerais laisser dormir.
Je trouve dommage de manger dans un bouge sans âme, alors que je rêve d’un barbecue sur la plage ou d’un pique-nique dans le sable – cet endroit, cette ville, ce n’est même pas une ville, puisque tout est fermé. Je rêve d’été au mois de mars. Je cherche d’impossibles saveurs d’enfance…
Je ne sais pas ce que j’espérais en acceptant ce week-end foireux.
Cette fille, Flore… Elle est bizarre. Qui part à la recherche d’un frangin disparu, vingt ans après ? Qu’espère-t-elle trouver en venant ici ? Pense-t-elle, comme sa gâteuse de tante, que je peux avoir un lien avec sa disparition ?
Que je l’ai peut-être tué, même ?
Si mon ami d’enfance s’est ainsi volatilisé, peut-être est-il mort, en effet. Flore pense sans doute que son frère a eu une fin tragique et mystérieuse. Mais il a aussi pu choisir de disparaître et de ne jamais donner de nouvelles…
Je veux croire que Natty est toujours là, quelque part à côté d’ici ou ailleurs, très loin dans ce monde. Il est en vie, il a réussi à aller au bout d’un de ses grands rêves. C’est peut-être même pour ça qu’il a disparu comme ça. C’est comme cette chanson de Goldman qu’on écoutait souvent à l’époque, dans nos walkmans ou nos radiocassettes… Au bout de mes rêves.
Le Natty que j’ai connu aurait été capable d’un truc pareil. Il était assez rebelle pour cela. Assez libre pour cela. Et avec tellement de rêves dans la tête…
Si ça se trouve, lui, il a suivi un chemin d’aventure qui l’a rendu heureux.
On en parlait, parfois. Des chemins d’aventure. Ces mots adolescents me reviennent après toutes ces années… C’était hier, il y a si longtemps…
Et moi, qu’ai-je fait de ces années, de tout ce temps ?
Voilà bien le genre de pensées que je ne veux pas affronter… Je sais déjà que le bilan n’est pas reluisant. Je n’ai pas vécu grand-chose. En tout cas, aucune des grandes aventures qu’on évoquait à l’époque comme un destin évident, plus tard, quand on serait grands…
Quand je l’ai quittée aux portes de son hôtel, l’un des rares ouverts en cette saison et qui me paraissait si luxueux quand j’étais petit, Flore m’a dit simplement qu’elle voulait que je me souvienne. De son frère et de moi. Pour que je puisse lui en parler avant de repartir – ce que je voudrais bien lui dire, évidemment, elle voulait respecter ce qui pourrait être trop intime. Je lui ai affirmé d’un ton plein de compassion qu’il n’y avait rien dans ma mémoire qui puisse lever le voile sur le mystère de sa disparition, j’en étais bien certain.
— Aucune importance. Ce que tu pourras me dire me rappellera mon frère. Parler de lui le fera revivre un moment.
J’ai hoché la tête en me disant que je n’étais pas sûr d’avoir envie d’évoquer certains détails de ma relation avec son frère. Au fil des années à la plage, Natty et moi avions créé un monde de secrets. Du genre de ceux qu’on ne raconte pas à une petite sœur. Même vingt ans après, même si le frangin a disparu, même si ça permet de résoudre une énigme.
On ne trahit pas les amitiés d’enfance.
Ce n’était pas un simple camping. C’était un monde où les enfants étaient en liberté et les adultes sur la plage.
Un pays dont nous étions les rois, Nathanaël et moi.
Personne ne connaissait le terrain de jeu comme nous. C’était une terre d’aventure dans des yeux d’enfants. Un royaume où s’était peut-être à jamais perdu le prince Natty.
Et je n’en avais rien su, emporté par la vraie vie dans le monde des adultes.
3
Quelque part dans les années 80.
L’autoradio branché sur RTL diffuse une chanson de France Gall. Les derniers kilomètres ont la couleur de l’été. L’air au-dehors sent déjà la mer et le soleil.
Et moi j’avais pas la couleur de peau.
Pour le Calypso
Besame Mucho
Vertige des pays chauds
Danser là-bas bientôt
Tico-tico-tico
Calypso…
Mon père arrête la voiture comme il peut, en essayant de ne pas bloquer l’entrée ou la sortie du camping avec notre toute nouvelle caravane. D’ordinaire, nous mettons les voiles dès le lendemain du dernier jour d’école, car il n’est pas question de gâcher un seul jour d’été dans notre triste région d’origine. Mais nous arrivons plus tard, cette année, et le camping arbore un écriteau « complet » qui inquiète mes parents – ils ne vont quand même pas nous refouler, nous qui venons tous les ans, depuis toujours en ce qui me concerne ? Surtout que, cette année, si nous sommes en retard pour le début des vacances, c’est à cause de la caravane, justement. Soigneusement choisie après des dizaines de modèles visités dans toutes les concessions de la région, commandée des semaines auparavant, il a fallu aller la récupérer à cent kilomètres de la maison. Et cela risque de nous coûter notre place, on va devoir choisir un emplacement pourri, loin de la mer ou à côté des poubelles ! Ou pire, on va nous mettre en attente, de l’autre côté de la route, dans cette espèce de pré aménagé en camping bis et qui ne ressemble pas du tout aux vacances à la mer.
Entre les cabines téléphoniques et la boulangerie grouille une foule de gens en maillot, avec des sacs en filets et des paniers en rotin, car aujourd’hui, c’est jour de marché. Les commerçants ont installé leurs étals comme ils le font une fois par semaine, le long des peupliers qui séparent l’entrée des premiers emplacements. La mer est loin, invisible, tout au bout de cette allée d’arbres, bien encombrée en ce milieu de journée. Piétons et cyclistes slaloment entre les voitures qui roulent au pas. J’ai le sourire parce que nous sommes arrivés et je regarde si d’aventure je n’aperçois pas quelques visages familiers, des copains de l’année d’avant, ou même leurs parents.
— Tu crois qu’on va pouvoir rentrer quand même ?
— Je ne sais pas, Charlie. Ton père est parti à la réception. Ils nous connaissent, tu penses, depuis le temps qu’on vient.
— J’ai pas du tout envie d’aller dans un autre camping…
Ma mère pousse un doux soupir et tapote ma main pour me rassurer. J’ai envie de descendre de la voiture, de courir derrière les rideaux d’arbres, d’aller voir près des dunes s’il n’y a vraiment plus de places, comme le dit l’écriteau…
Mais quand mon père revient quelques minutes plus tard, il tient dans sa main le macaron à coller sur le pare-brise, qui est bleu, cette année. Il remonte en voiture avec un sourire satisfait.
— Alors, ce n’est pas complet ? s’étonne ma mère.
— Si ! Officiellement ! Mais la bonne femme m’a reconnu et elle a dit que pour les bons clients, il y a toujours de la place !
Mon père est ravi. Il n’est pas n’importe qui, au camping des Bruyères. Il est un bon client – on ne va pas le mettre en attente de l’autre côté de la route jusqu’à ce que des places se libèrent ! Maintenant, les vacances vont pouvoir commencer. Et pour la première fois avec cet engin flambant neuf que nous traînons fièrement derrière la voiture, nous roulons au pas dans les allées sous les arbres.
— C’est vrai que c’est bien rempli, soupire ma mère. J’espère qu’on va trouver une place pas trop loin de la mer… et pas à trois kilomètres des sanitaires !
— Et pourquoi on ne retourne pas sur l’emplacement de l’an dernier ? On était bien, sur la petite butte…
— Parce que cette année, on a une caravane, Charlie. On ne peut pas la monter sur la butte, avec le sable. On va voir où il y a de la place, il ne faudra pas être trop exigeants, j’en ai peur…
Nous arrivons dans notre quartier. Au plus près de la mer, là où l’herbe disparaît et où les arbres se font rares. Par ici, le sol est fait de sable aussi fin que celui de la plage – la seule différence, ce sont ces aiguilles de pin qui s’y mélangent et qui piquent quand on marche pieds nus.
— Ils n’ont pas allongé les allées ? remarque ma mère.
— Tous les ans, ils rajoutent des chemins, affirme mon père. D’ici deux ans, on va pouvoir s’installer sur la plage…
Nous longeons les caravanes le long de la dune. Il y a une colonie de Hollandais, plusieurs installations à la suite, et ma mère ne les aime pas beaucoup, les Hollandais – elle dit toujours qu’ils sont sans-gêne et pas sympas. Depuis mon siège arrière, je vois le drapeau vert qui flotte dans le ciel bleu, au-dessus du poste de secours. Cela veut dire qu’on peut se baigner. J’ai hâte de pouvoir sortir de cette maudite voiture surchauffée par le soleil, d’enfiler mon maillot et de courir sur la plage.
Tout s’arrange toujours au pays des vacances. Non loin de la petite butte, mes parents reconnaissent des gens avec qui ils ont bu l’apéro l’an dernier – il reste de la place, si Jeannot veut bien retirer sa grosse voiture qui bloque le passage…
Effectivement, l’emplacement est parfait, une fois la 504 de Jeannot partie. Il y a deux pins pour fournir de l’ombre, on n’est pas trop loin des sanitaires – mais hors du chemin de ceux qui s’y rendent – et nous échapperons au vulgaire défilé des gens avec des rouleaux de P.Q. sous le bras.
On doit une fière chandelle au type en maillot de bain orange qui nous a dégoté l’emplacement, d’autant plus qu’il nous a ramené trois autres personnes pour aider à pousser la caravane dans le sable. Mes parents l’invitent, lui et sa femme, pour l’apéro. Ils viennent d’Auxerre, et même s’ils ont sûrement des prénoms, jusqu’à la fin des vacances, mon père et ma mère vont continuer de les appeler « le mec d’Auxerre » et « la dame d’Auxerre ». Moi, ce couple ne m’intéresse pas vraiment – ils sont vieux, et ils n’ont pas d’enfants qui pourraient devenir des copains.
Pendant que mes parents sont en pleine réflexion sur la façon de monter un auvent pour la première fois, j’obtiens le droit de monter dans la caravane et d’enfiler le maillot de bain qui signifie que les vacances commencent vraiment.
Je demande si je peux aller à la plage maintenant, mes parents s’amusent de mon impatience, mais ils approuvent avec bienveillance. Ils savent qu’ici, dans ce camping que je connais depuis toujours, je ne cours aucun danger. Les voitures roulent au pas en faisant attention de ne pas déranger les joueurs de boules, les gens gardent le sourire en faisant la vaisselle ou la queue aux douches. La vie d’ici est nonchalante et baignée d’insouciance.
Moi, j’ai dix ans, et ce chemin dans la dune, c’est chez moi. La mer est à moi, la plage est à moi. Les autres sont des imposteurs et ils ne connaissent rien à mon camping.
En passant près d’une caravane, j’entends une chanson de France Gall à la radio. La même chanson qu’on écoutait, juste avant d’arriver – tico-tico-tico, Calypso… – un enfant sage en train de lire dans un siège de camping. La caravane est immatriculée 77. Des Parisiens – à force de venir, je connais bien les numéros des départements ; et toute la région parisienne, par ici, ce sont des Parisiens. Je me dis que, peut-être, d’ici quelques jours, on va se rencontrer avec le garçon et jouer ensemble. Peut-être.
En attendant, je retrouve la plage comme l’an dernier, avec les mêmes rochers, le même bleu. La marée est basse ou presque, et on voit au loin les alignements de bouchots à moules qui effleurent la surface.
J’ai dix ans et je suis en liberté pendant tout un mois. Ici, j’ai le droit de venir tout le temps à la plage. Je suis en vacances au paradis.
En courant vers l’océan, je me mets à chanter tout seul.
Tico-tico-tico, Calypso.
Je ne sais pas pourquoi c’est cet été de mes dix ans qui sort en premier de mes boîtes à souvenirs… La mémoire de l’enfance, c’est mystérieux et pas vraiment fiable. Les années d’avant sont floues, les suivantes plus précises, car c’est là qu’ont vraiment commencé les histoires…
L’année de la caravane.
J’ai enfin l’impression que, cette fois, nous sommes de vrais campeurs, avec une vraie maison en dur. Nous ne sommes plus les rigolos obligés de se lever pour tenir les piquets de la tente au moindre coup de vent.
Je ne croise aucun de mes copains des années précédentes. Ni le gros Guillaume ni son petit frère, Audric, qui sont toujours là d’habitude, avec leurs grands-parents, ni cette fille, Stéphanie, rencontrée à la fin des vacances précédentes et que mon père a appelée « mon amoureuse » – à neuf ans, je suis bien certain de n’avoir eu aucun sentiment amoureux, mais on ne peut pas empêcher les parents de dire des trucs qui mettent mal à l’aise.
Mon meilleur copain de ces années-là s’appelle Julien. Il a une petite sœur un peu collante et il est un peu plus grand que moi. Au début, on ne se voit qu’à la plage, ou dans l’eau, et puis de fil en aiguille, nos parents se rencontrent et se mettent à prendre l’apéro ensemble.
Ils sont du Jura. Je ne sais pas bien où c’est, sauf que c’est à la montagne – mais pas des vraies montagnes, comme dit mon père qui aime bien charrier, parce qu’on ne peut y faire que du ski de fond. Pendant l’année scolaire, c’est un autre monde, celui où on doit s’habiller, porter des pantalons. Dans la vie normale, les gens des vacances ne sont pas les mêmes personnes – et je ne sais pas si Julien et moi, on serait devenus copains si on avait fréquenté la même école.
À dix ans, je suis un enfant heureux comme le sont les enfants qui vivent sur une plage.
Dans ma mémoire, les années se mélangent. Je n’ai jamais pensé à ranger ces boîtes à souvenirs.
***
Je marche seuuuul…
Sans témoin, sans persooooonne…
Que mes pas qui résonnent, je marche seuul…
C’est la chanson de Goldman qui passe partout cet été-là qui joue les bandes-son alors que le paysage de la côte défile dans les derniers kilomètres avant le camping.
Alors on doit déjà être l’année suivante.
Je me sens moins proche de Julien qu’avant. Il est tout le temps en train de parler de sport. On a onze ans, et il écoute le tour de France à la radio chaque après-midi dans sa caravane. Il ne va à la plage qu’après l’arrivée. Il m’énerve un peu, parce que je ne comprends pas bien comment on peut être aussi accro à une voix qui raconte des histoires de mecs en train de faire du vélo – quel intérêt peut-il bien trouver à écouter ces conneries, plutôt que de profiter de la mer ?
C’est cette année-là, celle de mes onze ans, que je rencontre Nathanaël.
La première fois que je le croise, nous sommes en train de faire la queue aux douches dans le soleil de la fin d’après-midi. Il est avant moi dans la file et on passe un petit moment à se dévisager. Il a onze ou douze ans, grosso modo comme moi, et je me demande bien de quel coin du camping il peut venir, puisque je ne l’ai jamais vu auparavant. Il porte juste un maillot de bain, des tongs et une serviette sur l’épaule. Il a des cheveux châtain clair très longs, jusqu’au milieu du dos – ce qui est rare pour un garçon. Plutôt grand pour son âge, sans doute, son regard bleu me transperce quand nos yeux se croisent.
Une douche se libère et il me fait un drôle de sourire en disparaissant dans la cabine, comme une sorte de rictus de satisfaction d’être passé avant moi.
Plus tard, je vais le recroiser plusieurs fois au bloc sanitaire et, à chaque fois, on échange des regards, comme peuvent le faire les enfants qui aimeraient se parler, mais qui ne trouvent ni l’audace ni l’occasion.
À ce moment-là, il m’intrigue, tout simplement. J’ai envie de le connaître, sans savoir pourquoi lui en particulier. Je sens peut-être confusément qu’il n’est pas comme les autres – pas comme Julien, ni comme tous les copains de l’école…
Le camping, c’est une ville. Si l’écriteau de l’entrée revendique fièrement mille cinq cents emplacements, selon mon père qui a l’œil, il y en a beaucoup plus. Il dit que les proprios sont des malins et qu’ils ne doivent pas déclarer les campeurs près de la mer – mon père est fort pour renifler les trucs louches. En vérité, le camping accueille au moins six ou sept mille personnes. Des gens venus de toute la France, et même d’autres pays d’Europe.
Dans une partie de la propriété campe toute une colonie d’Anglais. Un tour-opérateur loue des caravanes à des gens tout blancs qui repartent tout rouges. Le temps est pourri en Angleterre, et c’est pour cela qu’ils sont si pâles et qu’ils grillent comme des homards – c’est ce que dit le père de Julien, le Jurassien, quand il raconte ses vannes à l’apéro.
Dans le rythme nonchalant des vacances à la mer, les journées sont organisées autour de points de repère comme les horaires des marées, la température de l’eau et la météo. Le soir, on fait la queue aux douches, parfois pendant une heure – cela fait partie des contraintes qu’il faut accepter de bonne grâce pour avoir le privilège de vivre ainsi, presque sur la plage.
Pour tromper l’ennui, je regarde les jambes des gens qui attendent avec leur serviette sur l’épaule et leur Tahiti douche à la main. Selon la quantité de sable qui colle à leurs mollets, j’établis mentalement un classement des plus prioritaires pour se laver – un ordre qui ne correspond que rarement à leur entrée effective dans les cabines, mais ça m’occupe pendant l’attente toujours interminable…
Et chaque jour, je me demande si je vais croiser à nouveau le curieux garçon de mon âge avec ses cheveux longs. Peut-être n’a-t-il fait que passer, en visite, pour seulement un jour ou deux… Je ne sais même pas pourquoi je pense encore à lui. On n’a même jamais parlé.
Après le dîner arrive l’heure des parties de foot sur la plage. Les voisins des voisins, les fils des voisins, les Allemands du bout de l’allée, ça finit par faire du monde, assez pour former des équipes. On se retrouve autour d’un ballon jusqu’à la tombée de la nuit. Des buts sont improvisés avec des paires de tongs plantées dans le sable, et les adultes se chambrent – sur leurs régions, principalement : que c’est des gros mauvais dans le Jura, ou que, dans l’Allier, ils n’ont même pas d’équipes de foot ; ce genre de virilités basiques…
Entre enfants, on ne se charrie pas comme ça, mais je trouve qu’ils prennent tous ce jeu de plage vachement trop au sérieux. Je finis toujours par m’engueuler avec Julien parce que j’ai manqué un ballon. Je suis très mauvais – je ne joue que pour faire plaisir à mon père, à Julien. Pour faire comme tous ces autres garçons qui, eux, semblent adorer ça, le foot.
Cette fois, je me fais engueuler pour un but marqué alors que je suis goal. Julien et mon père me disent que si je suis dans la lune, il ne faut pas que je joue, que si je préfère rester sur la plage à rêvasser, je peux très bien faire ça. Moi, en fait, j’essaie surtout de repousser la balle le plus loin de moi possible quand elle est à ma portée. Je n’arrive pas à trouver l’envie de battre l’autre équipe, pour la gloire de nos départements d’origine ou l’ego des parents.
J’ai effectivement envie de marcher sur la plage et de rêvasser. Alors, ce soir-là, je les prends au mot et j’arrête de jouer.
Ils tentent de me rattraper en me disant que maintenant les équipes sont déséquilibrées, « c’est malin ». Julien balance que je n’ai qu’à retourner à la caravane jouer à des jeux de filles, puisque j’aime pas le foot – c’est vraiment un gros débile ! Avant, quand on était petits, on s’entendait bien. À présent, rien d’autre ne compte que ses matchs à la con !
Je marche en bougonnant et je passe la cabine des sauveteurs. Au-delà, c’est toujours la plage du camping, mais c’est celle des gens qui viennent de l’entrée ou d’autres parties du camp. Ce n’est pas le territoire que je connais bien – celui du bloc sanitaire numéro 4.
Je me laisse tomber dans un coin de sable, au bord de la dune, là où les joueurs de foot ne peuvent plus me voir, invisible du reste du camping. Je me sens bizarre, comme pas à ma place parmi tous ces gens qui veulent que je sois absolument comme eux. Devant moi, sur la plage fréquentée par de rares campeurs et des couples qui promènent leurs chiens, je vois le garçon aux cheveux longs. Il marche un peu plus loin vers les rochers qui descendent la plage jusqu’à la mer. À un moment, il se retourne et nos regards se croisent. Il finit par s’approcher.
— Alors, t’as laissé tomber le foot ? dit-il, comme ça, sans un salut ou bonsoir.
Il a un sourire en coin, un air effronté pour un gamin de onze ans. Il porte un short-caleçon avec des dessins rigolos comme ceux que vendent les marchands de l’entrée du camping deux fois par semaine – un jour, j’ai voulu en acheter un, moi aussi, mais ma mère a jugé que c’était trop cher.
— Je ne suis pas super bon au foot.
Je réponds avec un ton d’excuse, car il faut sans doute s’excuser de ne pas aimer le foot. Il se laisse tomber dans le sable à côté de moi, le regard vers la mer et l’horizon.
— Ouais, j’aime pas ça non plus… ça gave, dit-il. Le pire, c’est que tout le monde y joue.
— Tu fais quoi, toi ?
— Comme sport ? Pas grand-chose. Enfin, si, je nage un peu… Mais courir comme un connard avec un ballon, c’est vraiment pas mon truc.
J’éclate de rire. Il s’appelle Nathanaël, mais je peux l’appeler Natty, si je le veux. Je dis que moi, c’est Charles, mais que tout le monde m’appelle Charlie.
— Je ne te vois jamais sur la plage, l’après-midi…
— Nan, on n’est pas dans ton coin. Je sais où tu vas, toi. Y a tes parents et vous êtes toujours avec une autre famille, ceux qui ont un énorme parasol qui s’envole dès qu’il y a du vent.
— Tu m’observes ?
Il hausse les épaules avec sourire entendu.
— Tu ne me vois pas parce que tu ne fais pas gaffe, c’est tout. Je passe de temps en temps dans ton coin, j’aime bien faire un tour sur la plage. T’es toujours en train de faire des châteaux forts en sable ou de jouer dans la flotte avec ton pote du foot.
Il vient d’Angoulême – je ne sais pas bien où c’est, mais si je veux un jour chercher sa caravane, c’est l’immatriculation 16. Avec ses parents, ils viennent ici depuis deux ans, parce qu’ils aiment bien le camping directement au bord de la plage, comme ça.
— Moi, je viens ici depuis toujours, je crois. Chaque mois de juillet.
— Ouais, c’est vraiment cool, cet endroit.
On reste ensuite un moment sans parler, et puis Natty se lève d’un bond.
— Bon, je dois y aller. Tu vas retourner au foot ?
— Non, sûrement pas. Je vais rester un peu ici encore. Aller voir les pêcheurs un peu plus loin, peut-être. Tu vas faire quoi, toi ?
— Ah, ah ! Je vais chercher l’or qui dort sous la terre et les trésors sous la mer !
— Quoi ? De quels trésors tu parles ?
Il me semble soudain bien mystérieux avec son air moqueur et ses yeux qui pétillent.
— Ah, ah, ouais, je suis un chercheur de trésors… Y a plein d’aventures partout, par ici. C’est à cause de la mer…
— Quoi ? Je comprends rien… Tu cherches le trésor d’un pirate ?
— Ah, ah, oui, quelque chose comme ça….
Sur ce curieux mystère, Natty s’éloigne avec un petit signe de la main.
— On va se revoir, c’est sûr. Je te raconterai peut-être ce que j’aurai trouvé. Si t’es sage !
Je le regarde partir en me disant que ce garçon est vraiment bizarre. Cette histoire d’or sous la terre et de trésor sous la mer, c’est peut-être une simple phrase pour faire l’intéressant mais, en tout cas, ce Natty vient de mettre mon imagination en flammes.
Qui sait ? Peut-être vais-je me retrouver entraîné dans une de ces histoires comme celles que je lis, avec des enfants qui trouvent des trésors ? Je ne sais pas si ça peut arriver dans la vraie vie – mais ici, ce n’est pas tout à fait la vraie vie…
Je me dis aussi que, peut-être, Natty et moi, on va devenir copains…
Mais je ne vais pas le revoir cette année-là. Au mois d’août, on va toujours ailleurs. Et nous partons quelques jours après cette trop brève rencontre.