Chapitre 1

 

Le chauffeur stoppe le bus au dernier moment, manquant de m’envoyer valser contre la barre en métal. Heureux d’avoir esquivé une fracture du nez, je descends, impatient de retrouver notre chez-nous. Une semaine de vacances chez ma mère, c’était de la torture. Cela dit, le point positif, c’est que je ne l’ai pas beaucoup vue. Elle s’est trouvé un Parisien pour partager son lit et ses sorties de folie. Entre ses nouveaux sacs à main et sa libido du tonnerre, sa tête valait le détour quand son fils unique a débarqué pour poser ses valises sept jours d’affilée. Pauvre maman. Elle a planqué son air dépité derrière des bolinhos de chuva[1], espérant sans doute me faire avaler ses beignets en même temps que son désespoir.

Il faut dire que nous n’avons jamais été très proches, elle et moi. Elle a quitté le Brésil il y a trente ans pour s’installer en France avec un premier mari, qu’elle a plaqué pour faire un enfant avec le second.

Moi.

Le gosse, pas le mari. Lui, c’était un Costaricien. Il s’appelait Pablo et, selon elle, c’était un gros con. C’est tout ce que je sais. J’ai bien essayé de dégotter des informations, mais après vingt-cinq ans à m’échiner sans même savoir s’il était blanc ou noir, j’ai laissé tomber. De toute façon, pour elle, les hommes sont tous les mêmes et ne méritent pas que je m’y intéresse outre mesure.

Je crois qu’elle n’aime pas mon mec, même si elle ne l’a jamais vu. Angelo n’a pas grand-chose d’angélique, pour être honnête. À part ses fesses, peut-être. Je l’ai rencontré à une soirée, ce qui résume notre vie. On sort, on danse, on boit, on baise. Bon, peut-être que je comprends ma mère sur ce coup-là.

Impatient de retrouver Angelo, je grimpe les escaliers quatre à quatre et frappe à la porte. S’il avait été romantique, je lui aurais offert des fleurs, mais il pense plus au cul qu’à l’amour. Nous avons emménagé ensemble à Barcelone, dans ce petit studio au dernier étage, il y a quelques mois. On y vit à deux, mais les soirées en couple sont rares. Il y a souvent quelqu’un à la maison, ou alors c’est nous qui sommes absents.

— Dis donc, arrête de pioncer et viens m’ouvrir !

Pas de réponse. Je pensais qu’il serait là ce matin. Visiblement pas. Je fouille partout pour retrouver mes clefs. L’odeur de friture qui émane de l’appartement en face me donne faim. J’espère que mon mec a pensé à remplir le frigo, je n’ai plus un rond. Et avec le trajet en bus depuis la banlieue parisienne, je suis éreinté.

— Angelo ?

La porte enfin ouverte, je me fige. Il y a quelque chose de… changé. L’ambiance, déjà. C’est un peu renfermé. On avait un petit palmier d’ornement, qu’on voyait en entrant tout de suite, mais il a disparu. Il fait sombre, on dirait que personne n’a ouvert les volets depuis mon départ. À pas de loup, je m’approche et remarque que plusieurs de nos décorations ont été ôtées elles aussi. Bon, avec le budget de deux étudiants qui passent plus de temps à écumer les discothèques qu’à réviser, il faut relativiser quand je parle de déco. Ça se résume à un tableau érotique et une tenture colorée.

— Angelo, t’es là ?

Quelqu’un nous a cambriolés. Oui, c’est sûrement ça. Mais comment est-il entré ici ? Mystère.

— Bon sang…

Une partie de moi a compris et s’effondre, l’autre cherche encore quelle fenêtre a été brisée. Aucune, évidemment. Ne reste qu’un bout de papier sur la table qui nous sert de range-bazar et de support pour emballages de fast-food. Mes pieds m’y traînent, mon cerveau est déjà ailleurs, mon corps refuse et se crispe. Quelques mots griffonnés dans un français approximatif, mon cœur qui s’arrête et la lettre d’Angelo qui tremble entre mes doigts ; ne manque plus qu’une mélodie jouée au piano pour que la terre entière se suicide avec moi. Il est parti. Il s’est tiré. Personne ne l’a kidnappé, non, il s’est barré avec le type qu’on baisait tous les deux. Rien que ça. J’en chialerais, mais je reste planté comme un con à lire et relire ses derniers mots.

« Toi et moi, on ne vie plus comme avant despuis quelque temps. Ce n’est plus pareille. Pedro est venue me chercher, je crois que on s’est trouvé tous les deux. Je suis désolé. »

C’est tout. Il n’a même pas signé. Il n’y a que ça et en plus son message est truffé de fautes.

Pourquoi est-ce que je ne pleure pas ? Je devrais craquer, tomber à genoux, déverser sur le sol toutes les larmes de mon corps. Je sens que ça éclate à l’intérieur, mais rien ne sort. Ma gorge se noue, mes dents se serrent, je vais finir par me péter une molaire. Espèce de petit merdeux. Forcément, Pedro, c’est moi il y a deux ans, quand nous nous sommes rencontrés tous les trois. J’avais enchaîné les petits boulots, j’étais arrivé en Espagne avec du pognon plein les poches et une grosse envie de le dépenser en cocktails, drogues et soirées privées. À la base, j’étais censé étudier la littérature hispanique. Ça ne coule pas de source, vu comme ça, donc je le précise.

Angelo, il a toujours aimé le fric. Je savais que si un jour je finissais ruiné, c’en serait terminé de notre idylle. Il a dû apprendre pour mes dettes, d’une manière ou d’une autre. Peut-être que ça m’aide à avaler la pilule. Dans le fond, il n’y a pas de surprise.

Mon quotidien effréné a du mal à comprendre ce gros « stop », en revanche. J’avais tout prévu : on aurait baisé, on serait allés à la plage, on aurait poursuivi en soirée chez je ne sais qui, on serait rentrés à six heures du matin demain avec plus d’alcool que de sang dans les veines. On aurait vécu ces retrouvailles dans le bruit et la luxure. Tu parles…

Face à moi, un meuble télé vide. Angelo a embarqué ce qu’il pouvait, bien sûr. Quel type en aurait plaqué un autre sans profiter d’un peu d’argent de poche pour se payer un cacheton ou deux avec son nouveau mec ? Je m’assieds sur le canapé élimé et fixe le mur pendant un temps qui me paraît court et long à la fois. Il n’y a plus rien. Enfin, si. Il y a ma mère. Sa voix tourne en boucle dans mon crâne, je commence à avoir mal à la tête et la serre entre mes mains.

« Les hommes sont tous des benêts, ne t’attache pas ».

« Tu ne feras pas ta vie avec un garçon qui ne pense qu’à ta bite ».

« Tu ferais mieux de le larguer avant qu’il le fasse ».

Ouais, elle est comme ça, ma mère. Toujours très sympa, elle adore remonter le moral, ça se voit ? Peut-être bien qu’elle avait raison. J’ai tout plaqué pour ce petit con. J’ai passé plus de temps avec lui qu’avec n’importe qui d’autre dans cette foutue vie. Je lui ai accordé le droit de vivre avec moi, je lui ai confié mes jours et mes nuits, il est le premier à avoir partagé plus que mon pieu. Et aujourd’hui, tout ce qu’il reste de nous, c’est Pedro.

 J’ai envie de dégueuler, mais c’est comme les larmes : la bile reste bloquée quelque part entre mon bide et les chiottes. Je suis obligé de me forcer, m’enfoncer un doigt dans la bouche pour dégobiller enfin. Même là, il n’y a rien. C’est douloureux, cependant. C’est toujours ça de pris. Au moins maintenant, je sais pourquoi je chiale. Recroquevillé par terre, le dos contre le mur de la minuscule salle de bains dans laquelle je ne tiens même pas les jambes allongées, je fixe la cuvette, hagard.

Je le hais. Je le hais de me faire ça à moi, de me faire ça comme ça, de me faire ça aujourd’hui. Je lui éclaterais le crâne contre la façade de sa putain de boîte de nuit si je ne risquais pas un lynchage public en bonne et due forme par tous ses potes aussi barges que lui ; tous ces drogués qui ont transformé ma vie en ce qu’elle est à l’heure actuelle.

En fait, non, c’est à cause de moi que je suis devenu comme ça. Personne ne m’a mis de couteau sous la gorge. Je me suis vautré dans les emmerdes, roulé dedans, j’y ai pris mon pied tout seul comme un grand. Un grand débile.

Le téléphone sonne. Je quitte les toilettes en traînant des pieds et décroche sans vérifier qui appelle. Si c’est ma mère, je lui raccroche au nez.

 Salut, mec. T’es rentré en Espagne ?

Le gars à l’autre bout, c’est Rafael, un ami madrilène. Lui aussi je l’ai connu en soirée, à la différence qu’il est sérieux, n’enchaîne pas les gonzesses, a une situation stable et ne s’enquiquine pas de morpions dans le genre d’Angelo.

— Ouais.

— J’ai eu le temps de passer à la librairie, acheter le livre que tu voulais. C’est pour ton examen ? C’est quand ? Je peux venir ce week-end à Barcelone. Vous serez disponibles ?

Mon examen. Ça m’était sorti de la tête. Je crois qu’il est déjà passé et que j’ai oublié d’y aller. Ma mère ne comprend rien à la fac, j’invente un planning pour qu’elle me fiche la paix. Pour la validation des crédits en présentiel, cependant… adieu, je n’existe plus. De toute façon, j’étais déjà à deux doigts de tout plaquer. Ça me servira de bonne excuse.

C’est la fin de sa phrase qui me reconnecte à Rafael. Il attend une réponse.

— Il est parti.

J’ai laissé échapper ces mots sans réfléchir. Un gros blanc s’installe entre nous. Rafael n’a peut-être rien compris à ce que je raconte. Mes doigts tripotent une écharpe qui traînait là depuis cet hiver. Les fils s’enroulent tout autour, je n’arrive plus à démêler mon nœud.

— Comment ça, parti ?

J’ai envie de raccrocher, de lui répondre qu’il a mal entendu. Je suis déconnecté. Complètement. Les minutes défilent et je les regarde d’un œil extérieur, à côté de mes pompes. On dirait qu’on m’a drogué et que j’assiste à mon overdose. C’est plutôt crade comme sensation.

— Parti. Avec Pedro.

Rafael retient de justesse un juron. Deuxième long silence pesant. On s’enlise.

— Je viens samedi, ça te va ?

— J’en sais rien, soupiré-je. Ça va être le bazar. J’ai plus un rond, je ne peux pas payer le loyer tout seul. Je pense que je vais rendre l’appart.

— Et la fac ? Fais pas de connerie, Jesse.

C’est drôle comme mon cerveau ne me renvoie qu’à des préoccupations purement matérielles. À aucun moment je n’ai envie de me jeter du haut de l’immeuble, non. Tout ce à quoi je pense, c’est comment ne pas finir sous un pont dans trois jours. Soit c’est une technique ancestrale, une sorte d’anesthésie momentanée pour que je puisse supporter le choc, soit je n’ai pas encore compris ce qu’il se passait, ça va me revenir dans la tronche dans un mois et, là, je vais vraiment en chier. À mon avis, j’aurai droit à un joli combo de l’option A et de l’option B.

— J’en sais rien, répété-je. Écoute, je viens de rentrer. Je peux te rappeler ? Je n’ai pas eu le temps de me poser, j’ai besoin de réfléchir. La fac, c’est plus tellement une priorité. Il va me falloir un boulot.

— T’as appris la nouvelle quand ? Si t’as besoin de fric, tu me le diras avant de faire la manche ?

Petite précision : Rafael, c’est l’équivalent de mon ange gardien. À chaque fois que j’ai merdé, il a rattrapé mes bourdes. Question d’argent, je veux dire. Je me suis retrouvé dans de sales draps une fois ou deux et il s’est échiné à me sortir la tête de l’eau. Pourtant, je me serais bien laissé couler.

Le problème, c’est que je suis le genre de mec qui abandonne quand les autres le lâchent. J’ai besoin d’eux pour me sentir vivant. S’il n’y a personne qui me botte les fesses, je ne suis plus que mon ombre : invisible, inutile. « Tu ressembles à ton père quand t’es comme ça », marmonne ma mère dans ces moments-là. Dans sa bouche, c’est la pire insulte.

— Il y a une demi-heure. T’as pas à me filer des thunes, tu m’as déjà assez dépanné.

— Ah. Écoute, Jesse… T’as toujours été réglo. Si t’as besoin de deux loyers, je peux te les avancer. Réfléchis, mais ne décide de rien sur un coup de tête. Laisse au moins passer la nuit, d’accord ?

— Ouais.

— Ça va aller ?

— Ouais.

Non. Pas du tout, non. Mais il bosse, lui, il ne peut pas traverser la moitié du pays du jour au lendemain pour me serrer dans ses bras comme s’il était le papa d’un gamin qui se serait fait un bobo.

— Courage.

Il attend que j’appuie sur le petit bouton rouge. La gorge nouée de nouveau, je ne réponds pas et mets fin à la conversation.

Est-ce que demain sera pire ? Est-ce que j’aurai réalisé ? Réagi ? Est-ce que j’aurai encore plus envie d’éclater la tronche d’Angelo ou est-ce qu’au contraire, je ressemblerai à ces mecs prêts à ramper aux pieds de leur ex ? Je prie pour ne devenir ni l’un ni l’autre, m’autorise une douche express avec le fond de savon qu’il a laissé – merci, crevure – et m’écroule dans ce lit trop grand pour moi tout seul. C’est un cauchemar. Seulement un cauchemar. Vivement demain que je me réveille.

Chapitre 2

 

Le principal problème avec les gens comme moi, c’est qu’on ne sait jamais s’ils sont sérieux ou s’ils surjouent. Là, par exemple, si l’on me demandait dans quel état d’esprit je me trouve, je répondrais que je suis vide de l’intérieur et que j’ai envie qu’on m’arrache le cœur pour ne plus jamais ressentir quoi que ce soit pour un garçon. Pourtant, de l’extérieur, je ressemble à n’importe quel type de vingt-cinq piges qui vient de foutre sa vie en l’air : les mains dans les poches, les dreads attachées n’importe comment, des baskets qui ont trop vécu et un sac à dos qui tombe un peu trop bas. On ne dirait pas un homme, mais un collégien. Qui aurait redoublé quarante fois.

— Maman ?

Choquée de me trouver sur le pas de la porte, ma mère arrive en courant, encore enroulée dans son peignoir. Ses yeux menacent de sortir de leurs orbites, mais j’ignore encore s’il s’agit de l’effet de surprise ou d’une fureur qui va m’exploser à la figure dans trois secondes.

— Mon fils, qu’est-ce que tu fais ici ? Tu ne devais pas reprendre l’école pour les examens ? Qu’est-ce que tu as encore inventé comme bêtise ? Santa Mãe de Deus, mas o que eu fiz ?[2]

Je déteste quand elle se met à se lamenter en portugais. On dirait qu’elle prêche dans une église évangélique pour que Dieu accorde ses bonnes grâces à son pauvre fils trop turbulent. J’y peux rien, j’ai toujours été hors des clous. Mauvais élève, bagarreur, casse-cou, impulsif. Je dois sûrement tenir ça de mon père. Elle a carrément allumé un cierge pour Le remercier, le jour où elle a appris que j’étais accepté en fac de lettres. C’est dire à quel point elle y croyait…

— Les examens ont été repoussés.

Et oui, je suis aussi menteur par-dessus le marché. Si avec ça je ne finis pas en Enfer, c’est vraiment que Dieu m’aime beaucoup, beaucoup.

— Tu te fiches de moi, Jesse ?

Oui.

— Non.

En fait, mon mec m’a plaqué pour se tirer avec notre plan cul, j’ai presque mille euros de dettes et la moitié de découvert, mais j’ai traversé l’Espagne et la France pour te demander l’asile tellement j’ai envie de me flinguer.

Évidemment, ce n’est pas du tout ce que je lui dis.

— J’ai confondu les périodes de révisions avec la fac en France. Je repars dans une semaine, t’inquiète.

— Tu veux me faire avaler ça ? Ne me prends pas pour une idiote, Jesse ! Je n’en peux plus de toi ! Pour une fois tu as lancé, il faut encore que tu arrêtes ?

Ça a beau faire trente piges qu’elle vit ici, ma mère a toujours eu des petits soucis avec la langue française. Son accent à couper au couteau suffit en général à effacer ses fautes quand elle remplace le verbe être par le verbe avoir.

J’ai beau ne pas m’entendre à merveille avec elle, il faut avouer que c’est une femme forte et indépendante. Elle a géré sa vie seule depuis très jeune, au Brésil déjà. En France, elle s’est démenée pour m’offrir une enfance décente. Je n’ai jamais manqué de rien, à part de son amour de temps en temps. Et d’un père qui s’en est pris plein les oreilles.

— J’ai tout validé jusque-là, t’inquiète pas.

— Oui, avant ce Angelo. Tu ne fréquentes pas les bonnes personnes, mon fils. Tu m’as exaspérée.

— Tu m’exaspères, rectifié-je en marmonnant dans ma barbe.

— Arrête de me répondre et va faire les courses puisque tu es là et que tu sais si bien parler.

J’ai à peine franchi le seuil qu’elle me fout dehors avec un billet dans les mains. L’histoire de ma vie.

— Tu veux quoi ? crié-je derrière la porte déjà fermée.

— Pour manger.

Oui, ça, je m’en doutais un peu. Quand je dis que j’ai l’air d’un ado…

Exténué par le voyage en bus depuis Barcelone, je ravale mes répliques amères et déambule dans les rues. Des façades maussades, un ciel grisâtre, des nuages prêts à exploser ; là au moins, on est raccord, le ciel et moi. J’ai réussi à ramener une cartouche de cigarettes et m’enfume le cerveau tout le long du trajet. Il se met à pleuvoir quand j’arrive devant la supérette.

Bien élevé, je salue le gérant d’un signe de la main. Si je commence à bavarder, il ne s’arrête plus et je vais rester là-dedans quarante minutes pour trois tomates. Je ne sais même pas quoi acheter. À l’appart, avec Angelo, on ne mangeait pas grand-chose de sain et d’équilibré. Pas que les petits plats brésiliens soient légers, mais la lubie de ma vieille depuis quelques années, c’est de cuisiner français. « Comme à la télé ». L’épicier converse en arabe avec un client. Je ne comprends rien, mais en profite pour faire le tour, et remplir un panier de légumes et de plats surgelés déjà préparés. Oui, parce qu’un jour sur deux, elle a la flemme.

C’est souvent moi qui me suis tapé les courses, alors j’ai vite appris à compter pour arriver en caisse avec un total le plus proche possible du billet qu’on m’a refilé. À trois centimes près, aujourd’hui. Je m’en tire bien.

J’emprunte sur le retour le même chemin qu’à l’aller ; du goudron défoncé et des trottoirs où l’on aurait vite fait de se casser une cheville. En arrivant, je constate que ma mère est habillée, maquillée, et astique les meubles en chantonnant. Elle doit avoir un rencard avec son mec.

— Tiens, tu es là enfin. Viens, on va parler tous les deux, Jesse.

J’ai rien dit, on oublie le rencard. C’était juste une façon de se détendre avant de me hurler dessus. Son regard assassin me fixe tandis que je range mon bazar entre le congél’ et le frigo. Pour la première fois depuis hier, je peux enfin quitter mes baskets. Je rêve d’une douche.

— Pourquoi tu es là ? demande-t-elle en plaquant les poings sur ses hanches.

— Dis-le si je t’embête…

Je m’installe sur le canapé, éreinté, la tête comme une bassine. J’aimerais dormir, aussi.

— Jesse. J’étais fière de toi pour l’école, tu sais ? Pourquoi tu gâches tout ? Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je n’ai pas dit que j’avais abandonné.

— C’est moi qui reçois ton courrier !

Ah oui. Oups. Elle me secoue une lettre sous le nez, furieuse. J’en peux plus des lettres. La prochaine que je vois, je la crame.

— Je vais chercher du travail.

— Ah oui ? Du travail de quoi ? Tu vas donner des cours alors que tu n’as pas de diplôme ? Tu veux faire quoi, mon fils ? Je ne te comprends pas. Tu as arrêté pour ce garçon ? Il te demande de l’argent ? Tu préfères profiter et t’amuser plutôt que construire ton avenir, non seulement ça m’inquiète, mais en plus ça me met en colère ! Je croyais en toi et tu me déçois beaucoup.

Je n’ai pas le temps de répliquer qu’elle poursuit en portugais, beaucoup plus à l’aise. Là, ça fuse. C’est marrant comme elle se lâche quand ça coule tout seul.

Si j’avais du blé, je crois que je me serais barré. En Alaska. Non, pas en Alaska, j’en ai déjà ras le bol de la grisaille parisienne, hors de question d’avoir froid toute l’année. Au Mexique. C’est bien, le Mexique. Peut-être que je me sentirais plus moi-même ailleurs qu’ici, entre ces barres d’immeubles que je ne peux plus voir en peinture.

Il faut dire que Barcelone, c’était plus un rêve qu’autre chose. Les cours de littérature, ils sont dispensés dans n’importe quelle fac de n’importe quel pays, mais c’est là que je voulais aller. Une façon de vivre ma jeunesse à fond. Si j’avais su que je regretterais à ce point…

— Jesse, tu m’écoutes ?

Non.

— Je peux aller me doucher ?

Et dormir. Et ne plus jamais me réveiller.

Je dois afficher une mine pas possible, parce que les sourcils de ma mère retrouvent leur position initiale.

— Va. Je veux voir ce soir les entreprises chez qui tu auras envoyé ton CV aujourd’hui.

J’écarquille les yeux, stupéfait. Il est seize heures. Elle croit vraiment que je vais m’occuper de ça là, tout de suite, maintenant ? C’est pas croyable d’avoir une vieille pareille. Je n’existe pas, sauf quand il faut me tomber dessus.

— Ouais, ouais. À toute.

— Meu Deus, l’entends-je marmonner en m’enfermant dans la salle de bains.

Quand elle m’énerve comme ça, j’ai la sensation de retomber vingt ans en arrière, d’être un gosse auquel on doit tout expliquer, qu’on met en garde toute la journée, qu’on surprotège. Mes préoccupations ne tournent cependant pas qu’autour d’un CV que je n’ai jamais écrit. Il va falloir vendre les meubles, en priorité. Quitte à demander à un ami de s’en charger sur place, pour m’éviter des trajets. Envoyer un courrier pour mettre fin au bail, aussi.

Les mots de Rafael résonnent entre le bruit de l’eau et ma mère qui pousse la chansonnette dans le salon. Si j’accepte son fric et si je le rembourse petit à petit, ça me laissera le temps de voir venir. De trouver un boulot. Je ne sais même pas par où commencer. J’ai sommeil, j’ai la dalle, je n’ai rien avalé depuis mon départ de Barcelone. Même sur la cigarette, je vais devoir rogner. Ce n’est pas le moment de claquer de l’argent là-dedans.

La douche a au moins le mérite de détendre mes muscles, à défaut de mon esprit. Je me sens moins mal. Mes neurones carburent, eux. Je devrais appeler Diego. Je l’ai dépanné sur certains cours au début, quand j’étais encore assidu. On a picolé ensemble une fois ou deux. Il acceptera peut-être de m’aider pour les meubles. Oui, c’est une bonne idée, ça ! Appeler Diego.

— Jesse, l’eau chaude ne coule pas par le Saint-Esprit, sors de là avant de me coûter cher !

Urgence numéro deux : trouver un boulot le plus vite possible pour me tirer d’ici. Je ne supporterai pas ma mère encore trois mois. Peut-être dans un hôtel. Je parle français, portugais et espagnol, je baragouine quelques mots d’anglais, assez pour qu’on ne fronce pas trop les sourcils quand je parle. Ça devrait être jouable, un hôtel.

— Jesse !

— Oui, c’est bon, je sors.

Ou dans un bar. Je ne suis pas maladroit, comme type. Peu de risques que je renverse un plateau de tapas.

J’ai oublié de prendre une serviette. Elle va m’arracher les dreads si j’utilise la sienne. Je tape des pieds sur le tapis pour éviter de tremper tout l’appartement et trottine jusqu’à ma chambre, en priant pour qu’elle reste dans le salon.

Raté.

— Jesse, bon sang, je nettoie par terre ce matin et il va avoir de l’eau partout.

Elle réussit à me frapper les fesses avec le bout de son balai avant que je ne m’enferme dans mon ancienne chambre en râlant.

— Je sors boire un café avec une amie, je vérifie tes envois en rentrant. Tu ne me prendras pas pour une idiote deux fois de suite, mon garçon ! C’est terminé, je te le dis. Si tu veux manger, il reste du riz de midi, sinon tu te débrouilles. À tout à l’heure ! J’ai besoin de prendre l’air, tu m’as déçue, tu sais ?

— Ça fait dix fois que tu le dis, j’ai bien compris que j’étais un cas désespéré, t’inquiète.

— Ça ne me fait pas rire !

— Moi non plus.

La porte claque. Je me retrouve seul avec mon lit, un petit bureau et une armoire presque vide. La plupart de mes fringues sont entassées dans ma valise. J’ai le corps en vrac et le cœur en morceaux. Seule ma tête tient la route et parvient à penser, par je ne sais quel miracle.

Encore humide, les cheveux dégoulinant de flotte, je m’affale sur le matelas, ma paume plaquée contre mon front, comme si ça pouvait m’aider à réfléchir. La déception de ma mère sera pire si elle apprend la véritable raison de mon retour. Le mieux serait de faire le mort, mais dans le même appart et tant qu’elle ne passera pas les trois quarts de son temps chez son mec, ça s’annonce compliqué. J’aurais pu jouer la carte de la pitié, lui balancer que je me suis fait plaquer comme la dernière des merdes, mais je n’ai pas la force de supporter son avis sur Angelo. On avait notre vie, peut-être pas la meilleure, mais c’était la nôtre.

Instinctivement, j’attrape mon portable pour fouiller les réseaux sociaux. Il m’a viré de là aussi. Il me connaît bien, tout compte fait. Il savait que j’allais fouiner.

Le sommeil me rattrape, ou alors ça vient de ce petit côté réconfortant, quand on retrouve la chambre de son enfance. Nous avons toujours vécu ici avant mon départ. Vingt-cinq ans dans cette piaule, qui aura vu défiler mes posters, mes affiches, mes livres, mes rêves et mes espoirs. Le sentiment de solitude qui ne m’a pas quitté depuis Barcelone s’intensifie. J’ai la dalle, pourtant aucune envie de manger. Je suis crevé, mais je n’arrive pas à dormir plus de deux heures d’affilée. J’aurais dû être sérieux jusqu’au bout. Tenir le coup encore deux ans. Je me sens tellement stupide. J’ai frimé et voilà où j’en suis aujourd’hui. Retour chez maman. Si mon ego n’était pas déjà brisé, il se serait suicidé.

Je n’imagine pas la suite de ma vie. Je n’y arrive pas. Tout ce qui m’éclairait a disparu du jour au lendemain. Combien de fois est-ce que j’ai remonté le moral des copains et des copines après une rupture ? Je ne me souviens plus de ce que je leur servais comme discours. Rien de très intelligent, certainement. Des paroles en l’air, que je pensais sur le coup et qui désormais me paraissent aussi fades que l’avenir qui se dessine, sans le seul type qui faisait vibrer mon quotidien.

Est-ce que c’est pour ça que ma mère ne s’est jamais remariée ? Est-ce qu’elle a toujours su que l’amour, c’était de la merde ? Ou alors peut-être que c’est pour les autres, pour les gens bien. Pour ceux qui font attention à leurs moitiés, qui leur écrivent des mots d’amour, qui s’offrent des fleurs et des chocolats, qui s’aiment avec sincérité. Est-ce que j’aimais Angelo ? Je ne m’étais jamais posé la question avant que la vérité ne me tombe sur le coin de la figure. C’était bien de ne pas réfléchir à ça.

Appeler Diego, me rappelle ma cervelle. Ni une ni deux, j’inspire un grand coup et compte les sonneries jusqu’à ce que résonne une voix grave et posée. Ce type est toujours tranquille et il ne fume rien. C’est un mystère.

— Salut, Jesse. Dis, on ne te voit plus à la fac, t’as pris le large ou quoi ?

— Salut. Ouais, tu l’as dit. Écoute, je peux te demander un service ?

— Dis toujours.

Je lui explique la situation en la résumant grossièrement. Pas une seule fois il ne me coupe la parole, et à la fin de mon monologue, il a l’air d’hésiter. Merde. J’avais pas pensé que ça l’embêterait. Est-ce que je suis égoïste à ce point ?

— Je suis désolé pour Angelo. J’ai un oral cette semaine, donc je vais réviser à fond, mais si ça peut attendre le début du mois prochain, je devrais pouvoir t’aider.

— Pas de souci, de toute façon, je n’ai pas encore publié les annonces sur Internet. Si tu connais des gars de la promo que ça peut intéresser, ça me va aussi. Au moins ce sera utile à tout le monde.

— Je vais voir ce que je peux faire. Et pour les clefs ? Comment je suis censé récupérer ton bordel ?

C’est si joliment dit que ça m’arrache un sourire. Bon sang. J’avais plus souri depuis… longtemps. Depuis la dernière fois que j’ai mis les pieds chez ma mère, en fait.

— Il y a une grenouille accrochée à la sonnette. Tu l’enlèves, tu secoues un peu, la clef est dedans.

 T’es carrément barge.

— Merci.

Le blanc qui s’installe me rappelle ma conversation avec Rafael. Je la sens venir, la petite phrase de conclusion…

— Ça va aller ? T’as l’air à l’ouest, un peu.

Voilà.

— Ouais. T’inquiète. Je vais me coucher, je viens de rentrer en France. On se tient au jus ?

Je le remercie à peu près dix fois avant de raccrocher et m’effondre pour de bon, exténué. Il faut vraiment que je dorme.

Chapitre 3

 

Le paysage qui défile ne change pas trop quand la voiture franchit la frontière entre la France et l’Espagne. La plupart des gens qui viennent ici font le plein d’alcool et de cigarettes avant de reprendre la route en sens inverse. Le dos en compote, sur une banquette arrière étroite et le crâne qui cogne parfois contre le haut de la vitre, je me penche pour regarder par la fenêtre. On ne voit ni mer ni palmiers, seulement une zone tristouille qui ne ressemble pas du tout à la chaleur espagnole. Ce n’est que plus au sud que l’on commence à saisir cet air si particulier, celui qui me fait me sentir chez moi ici, plus qu’à Paris.

La cohabitation avec ma mère s’est soldée par un cuisant échec. Je n’ai tenu que deux semaines et nous nous sommes disputés à peu près du matin au soir. Seule interruption, les moments qu’elle s’octroyait avec ses copines ou chez son mec. Par conséquent, me voilà à enchaîner les covoiturages jusqu’à Madrid. Le premier m’a conduit à Lyon hier soir. J’ai dormi dans un bus jusqu’au sud de la France, soit à peine quelques heures de repos, avant d’embarquer de nouveau pour l’Espagne, cette fois. Un arrêt à quelques kilomètres en milieu de matinée, puis me voilà désormais passager de deux Madrilènes. Coup de bol.

Le plus dur mentalement, c’est de dépasser Barcelone. La simple vision du panneau sur l’autoroute me fout la gerbe. Vraiment, à plusieurs reprises, j’ai failli demander qu’on fasse une pause pour dégobiller. C’est dingue de se rendre malade comme ça pour un type qui n’en a plus rien à cirer et donne son cul à tous ceux qui passent. Pedro était plutôt ouvert, cela dit. Ça ne doit pas le déranger, pas plus que moi à l’époque. Au moins, nos ébats étaient pimentés. Peut-être qu’avoir un copain, un seul, et s’y tenir, ça me conviendrait mieux. Il faudrait que j’essaie pour voir. Quand j’aurai oublié cette enflure.

J’ai peur que ce soit chiant, en fait. Qu’on s’ennuie. Que ça manque de peps. Enfin, je n’en sais trop rien. Et je suis trop fatigué pour réfléchir.

— On s’arrête un moment pour boire un café et fumer une clope, m’informe le conducteur.

Parfait, idéal pour me requinquer ! Je suis le premier à sauter de la voiture quand il se gare.

Rafael m’a proposé de m’héberger un temps, au moins jusqu’à ce que mon compte en banque ne m’insulte plus quand je le consulte. Ce type, c’est la chance de ma vie. Je peux assurer que le jour où il se trouvera une nana, je vais la surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour être certain qu’elle est assez bien pour lui.

Non, ça va, je ne me sens pas trop psychopathe quand je dis ça. Enfin, un peu.

Le café, c’était du rapide. Ils n’ont pas l’air de prendre leur temps, ces deux-là. J’ai cru comprendre que sa compagne avait mal à la tête. Ou la nausée, je ne sais plus. Peut-être les deux. Lui est petit et roux ; elle, grande et brune. Si elle est enceinte, je me demande à quoi ressemblera le morpion.

— C’est reparti ! lance Monsieur avec un grand sourire. Dites, vous venez à Madrid pour les études ?

— Voir un ami.

Le prochain qui me parle de la fac, je l’étripe.

— Vous êtes français ?

— Oui.

Il semble que je me sois endormi, parce que quand je regarde par la vitre de nouveau, le paysage s’est transformé. Tout est plus sec, plus aride. Il y a moins de bâtiments, l’architecture ayant laissé place à un défilé de petites montagnes hérissées d’arbres et couvertes d’herbe jaunie par la chaleur et le soleil. De temps à autre, des cultures tranchent par leur vert plus saturé, pimpant, presque. Je me permets d’ouvrir la fenêtre, pour finir de me réveiller autant que pour mieux admirer la vue.

On m’a souvent dit que j’étais chanceux comme mec. Parfois, j’ai comme un doute. Pour s’approcher de la réalité, je dirais plutôt que plus je suis dans la mouise, plus j’ai de la chance, en effet. Le reste du temps, pas trop. Mais bon, j’aurais pu naître au Brésil, grandir dans une favela, vouloir émigrer aux États-Unis et me faire fusiller par un Blanc. Ça permet de relativiser, n’est-ce pas ?

— On ne va plus tarder, m’informe Madame.

— Super, merci.

Nous avons franchi des vignes, bénéficié d’un panorama sublime sur Las Sierras, et voilà que tout un tas d’édifices moins sensationnels que le paysage aride des environs pointent le bout de leur nez. Tant pis, au moins on arrive.

Je suis fracassé. Je me suis tiré avec la totalité de ma vie contenue dans une valise et un sac à dos. C’est flippant. Diego a réussi à fourguer la plupart des meubles à des copains de promo. Les autres, je les ai affichés sur tous les groupes possibles et imaginables des réseaux sociaux, puis dans les petites annonces. Dieu merci, je m’en suis débarrassé. Je m’en sors plutôt pas mal : assez pour me payer le trajet en voiture, un fast-food sur une aire d’autoroute entre les différents covoiturages et j’ai même acheté des chaussures. Des vraies, des chaussures d’homme, pas des baskets. Sait-on jamais, si je trouvais un job rapidement… Ce ne serait pas le moment de tout faire capoter en arrivant fringué comme un kéké des plages.

— Je peux descendre ici, je crois que le métro n’est pas loin. On doit se rejoindre dans ce quartier.

— On ne t’avance pas un peu plus ? Avec la valise, ça ira ?

— Oui, oui. Merci beaucoup ! Au revoir !

Nous nous quittons sur un dernier signe de la main et je zigzague de rue en rue, téléphone dans une main, bagage dans l’autre, à la recherche de notre point de rencontre avec Rafael. Il fait plus chaud ici qu’à Paris.

À Madrid, tout me paraît immense. Le temps que mon téléphone se repère, je lève le nez sur les hautes façades qui se dressent au-dessus de ma tête. De quoi se sentir infime, minuscule, une fourmi qu’on écraserait sans prendre garde. J’apprécie l’architecture des bâtiments, cependant. Un mélange de néo-classique et de constructions plus contemporaines, des balcons partout – en tout cas, là où je me trouve –, des colonnes et des frontons.

— Jesse ?

La voix de Rafael m’arrache un frisson. En un mot, il me donne envie de me jeter dans ses bras, d’éclater en sanglots, de le remercier, de l’embrasser, et tout cela à la fois. Mon ange gardien. Je n’en fais rien, cependant, et me contente d’une bise chaleureuse. Il n’a pas idée à quel point il me sauve la vie.

— Merci pour tout, soufflé-je avant même un bonjour.

Il me dévisage, visiblement inquiet. Rafael, c’est un peu mon contraire. Des cheveux bruns en pagaille, des yeux verts qui font tomber les filles comme des mouches, un tempérament calme et posé, jamais un mot plus haut que l’autre.

— Comment est-ce que tu te sens ?

— Ça va. Mieux, disons, depuis que tu es là.

J’ai moins envie de crever, mais ça aussi je le garde pour moi. Le petit problème de Raf, c’est qu’il panique vite quand quelqu’un va mal. Son frère cadet s’est suicidé il y a cinq ans. Je crois que ça l’a rendu parano, mais, à sa place, je serais sans doute pareil.

— T’as maigri, non ?

— J’ai zappé mes séances de sport et je ne baise plus, ça joue, tenté-je sur le ton de la plaisanterie.

— Tes meubles ?

— Vendus. Je me suis débrouillé pour n’avoir que deux mois avant la rupture du bail au lieu de trois. L’appart est vide, je n’aurai plus qu’à passer faire un brin de ménage avant de le rendre. Du coup, je peux te payer un loyer.

— On parlera de ça à la maison, je t’ai déjà dit que je faisais ça pour t’aider. Je n’ai pas besoin de fric. Viens, le métro est par là.

Je le suis, sage et discipliné. Ma mère serait jalouse et furieuse de voir comme je peux être sympa avec d’autres qu’elle.

— Tu habites loin ?

— Non, cinq minutes d’ici.

Il n’a pas menti. Quatre minutes de métro et trente secondes de marche, nous atterrissons dans une petite rue absolument charmante, où tout le monde a suspendu des pots de fleurs aux balcons. Certains immeubles arborent même des décorations baroques sur la façade. Ça en jette.

— T’as un balcon ?

— Ouais. Si tu veux fumer, ce sera dehors, d’ailleurs. Pas d’odeur de tabac à la maison.

— Très bien, pas de problème.

Si j’avais eu un grand frère, j’aurais aimé qu’il soit comme Rafael. Prévenant, un peu papa poule, drôle et sérieux à la fois. En ouvrant la porte d’entrée, il m’adresse un sourire… de soulagement ? Est-ce qu’il avait peur que je ne vienne pas ? Ou alors j’ai l’air dépressif et il a hâte de m’attacher au canapé ?

— Bienvenue chez toi. J’ai réorganisé le salon pour que tu puisses avoir un espace à toi. Le petit clic-clac là-bas, c’est le tien, mais je trouvais ça plus sympa qu’on se mate des films ensemble alors j’ai quand même conservé mon canapé et déplacé le bazar. J’ai vidé les tiroirs du bas de la bibliothèque, ils sont assez larges pour que tu puisses y ranger tes fringues. Dans la salle de bains, j’ai ajouté une serviette, la tienne ce sera la bleue et moi, la jaune. Viens, je te fais visiter. Pose tes affaires.

J’ai un million de fois plus envie de chialer. Si je m’écoutais, je lui baiserais les pieds en sanglotant. Ce mec est un amour. Même chez ma mère, je n’ai plus de serviette de bain quand j’arrive. Il a repensé tout l’espace de son appartement pour que je ne me sente pas à l’écart tout en ayant un petit coin à moi. C’est la plus belle preuve d’amitié du monde. La gorge serrée sous le coup de l’émotion, je ne trouve rien à répondre et suis Rafael dans la cuisine, puis la salle de bains, les toilettes, un saut rapide dans sa piaule et enfin le balcon. Si je devais apprendre à dire je t’aime, ce serait avec lui que je voudrais m’entraîner.

— Je vais nous préparer deux cafés, je reviens.

Il faut que je parle. Au moins que je le remercie, encore une fois, et que j’arrête de rester muet comme un idiot. Il doit se demander ce qu’il me prend, où est passé le type drôle et sûr de lui qu’il a connu quand on se torchait sur la plage à moitié à poil. Même moi, je me demande où il est.

— Je peux fumer ?

Voilà les mots qui franchissent mes lèvres quand il arrive avec nos tasses. Il acquiesce d’un hochement de tête et me dévisage de nouveau quand j’allume une cigarette.

— Écoute, commence-t-il d’une voix hésitante, il faut qu’on mette un truc au clair. Je ne te demande pas de fric pour vivre ici, à l’exception du remboursement des loyers que j’ai payés à ta place. Vraiment. Je ne suis pas ton père, je ne suis pas ton proprio, OK ? Et si t’as pas envie de parler, je peux comprendre. Par contre, la seule chose que je te demande en échange de tout ça, c’est d’être réglo. Tu te trouves un taf, tu arrêtes de picoler et de claquer tout ton fric dans des cachets à la con, et je ne veux pas avoir à venir te chercher dans une merde monstre, pas même une seule fois. Pas de fête à la maison, pas de mec non plus. Tu chopes qui tu veux, mais pas chez moi. On est d’accord ?

— OK.

Ma réponse paraît le surprendre, à en juger par son haussement de sourcils.

— T’inquiète, ajouté-je. Je sais me tenir. Tu n’entendras jamais parler de moi. Je te le promets.

— Bien. Tu dois être fatigué, tu veux dormir ?

— Ça va.

Je ne dors plus, de toute façon. Mes nuits sont devenues tellement mouvementées que je me lève avec un mal de crâne affreux et des cernes plus gros que la veille.

— T’as faim ?

Voilà qu’arrive ma première poussée de honte : ouais, j’ai la dalle, sauf que je vais devoir piquer dans son frigo. Ça me met mal à l’aise. C’est une sensation désagréable, l’une des pires que j’ai connues, je crois, que d’être à ce point dépendant de quelqu’un. Je gigote sur le balcon, gêné, mais mon estomac a répondu à ma place. Sale traître.

— Moi aussi. Je commande une pizza, la flemme ce soir, ça te va ?

— Oui, oui. Merci.

Il hausse les épaules, mais j’insiste.

— Merci, répété-je. Pour tout.

— Le bar à tapas au coin de la rue cherche un serveur. C’est ton jour de chance, mon petit Jesse.

Au coin de la rue, ça oui. Je n’en espérais pas tant. Ça veut dire pas besoin de prévoir un budget transports. Question expérience, en revanche, ça risque d’être compliqué. Je n’ai jamais bossé pour de vrai. Tous mes boulots, c’était soit . J’étais déclaré une fois sur deux et ça me convenait très bien. Là, c’est la vraie vie. Celle des gens qui se lèvent le matin tout grognons, qui se couchent le soir fracassés. La seule différence, c’est que je ne ferai plus la fête le week-end. Ni les autres jours, d’ailleurs. C’est un changement radical qui mérite que j’en fasse le deuil. En route pour une nouvelle vie !

 

[1] Littéralement : des « beignets de pluie », pour occuper les enfants les jours de pluie. Beignets sucrés à la cannelle.

[2] « Sainte Mère de Dieu, mais qu’ai-je fait ? »

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