À ma toute première lectrice, qui lit chacune des folles histoires sorties de mon imagination depuis longtemps déjà,
Maman
Chapitre 1
La rue du Vieux Port accueillait, comme tous les soirs d’été, le très renommé marché de nuit. Dans les allées sales des docks, longeant les quais chargés de conteneurs, s’entassaient des étals colorés et bruyants où s’agitait la population locale. Ici se côtoyaient commerçants renommés et charlatans, vendeurs à la sauvette et potentiels clients, ainsi qu’un bon nombre de soldats du guet, et un plus grand nombre encore de mendiants, de tire-laine et autres miséreux.
Dragan posa distraitement sa main sur la bourse pendue à sa ceinture, sans perdre sa future victime des yeux. Il n’y avait que les plus naïfs pour croire que les voleurs ne se volaient pas entre eux, et Dragan n’était pas à l’abri d’un truand de bas étage. Devant lui, sa proie fendait la foule de grands gestes, zigzaguant entre un cracheur de feu et la tente d’une diseuse de bonne aventure, sans un coup d’œil pour les marchandises richement exposées sur les étalages contigus. Ici, on trouvait des fruits, de la viande, des épices du désert, des herbes à fumer, des onguents et cataplasmes, du cuir. Et, si on savait où se fournir, quelques miettes des technologies illégalement importées d’Oracle. De quoi attirer bourgeois et membres de la pègre locale dans un joyeux brouhaha.
Un sourire mauvais s’imprima sur les lèvres de Dragan. Le fuyard ne connaissait pas la ville aussi bien que lui. Tout dans son allure indiquait qu’il était issu de l’aristocratie luxelienne, ou du moins de la petite noblesse – bravant l’interdit pour aller dilapider la fortune familiale dans un mauvais tripot le soir venu. Il se croyait bien déguisé, avec son simple pourpoint de cuir et sa cape passée de mode, mais la tromperie était grossière. Trahi par les tissus de bonne qualité et son épée sertie plus élégante que fonctionnelle.
Dragan, lui, était né dans les rues de Luxiel. Il en connaissait le moindre pavé, la moindre ruelle. Chaque quartier et son identité propre, ses spécificités têtues, comme différents aspects d’une même personnalité bravache. Seuls les gamins du port connaissaient l’endroit mieux que lui : le bourgeois n’avait pas l’ombre d’une chance de le semer.
Sa proie dut sentir qu’on la filait de près et que le danger se rapprochait : elle accéléra le pas, fuyant à contre-courant dans cette marée humaine.
Le bruit, la chaleur moite de l’été, tout concourait à un certain état d’anxiété qui n’encourageait pas à prendre les bonnes décisions. Le bourgeois s’engagea dans une venelle perpendiculaire pour s’extraire de la nasse.
Mauvaise idée.
La langue de Dragan claqua contre son palais. Il savourait d’avance le goût de la victoire.
***
Maël s’engouffra dans la première rue venue, satisfait de quitter le marché, pas totalement rassuré pour autant.
Il savait qu’on le suivait depuis qu’il était sorti des Trois Brochets. Malgré de fréquents coups d’œil en arrière, il n’avait pas pu déterminer la localisation du danger ni une silhouette à lui attribuer. Il le sentait, simplement : le poids d’un regard sur lui. Comme prévu.
Ses sens étaient affûtés par le mauvais vin qu’il avait consommé à l’auberge et par l’adrénaline qui coulait dans ses veines, comme toujours après une nuit passée à jouer, comme toujours à l’aube d’une nouvelle aventure.
Tout à ses pensées, Maël ne vit pas la silhouette qui dégringolait d’un toit à sa droite. Persuadé que le danger viendrait de derrière, il ne prit conscience que trop tard de la brute face à lui, dague au clair.
Il se figea, la main sur son épée d’apparat. Il recula d’un pas et sentit le contact froid et dur de la pointe d’une lame au creux de ses reins. Un deuxième individu l’avait contourné et l’empêchait de fuir.
— Si j’étais toi…
Maël estima rapidement ses chances. Bon escrimeur, il aurait pu envisager un combat à deux contre un. Mais pas à deux contre un avec une lame menaçante déjà appuyée dans son dos…
— C’est bon, c’est bon ! pesta-t-il, frustré.
Il attrapa la bourse dissimulée dans les plis de sa cape grise, et la jeta, rageur, aux pieds des bandits. Accroc stupide dans une stratégie longuement réfléchie. Tout serait à recommencer.
— Il manque de politesse, le gamin, siffla l’un des deux hommes en ramassant la bourse.
— Ouais, j’trouve aussi ! approuva son complice. On va lui prendre son épée, du coup. Pour compenser.
Maël ne fit pas le moindre geste. Il sentit le tranchant de la lame appuyer davantage contre son pourpoint en cuir, le traversant pour venir effleurer sa peau dans une sensation hautement déplaisante.
C’était trop bête ! Et pourtant, il n’avait pas le choix. Il dessangla l’épée et la laissa tomber au sol.
— C’est bon, vous avez ce que vous voulez ?
— Ouais. Enfin, avant de partir, on va t’apprendre à être poli, quand même. Et à ne pas traîner par chez nous.
Maël ne s’y attendait pas : la lame s’enfonça dans son dos, lui vrillant le cerveau d’une douleur aiguë qui obscurcit totalement son champ de vision. Dans un cri rendu muet par les doigts sales et grossiers de son assaillant plaqués sur son visage, il chancela, plié en deux.
L’autre s’approcha en retroussant ses manches, des menaces plein la bouche.
Mais, déjà, Maël ne les entendait plus. Le monde lui paraissait lointain. Des pointillés noirs dansaient devant ses yeux. La réalité tangua sous ses pieds et il se sentit glisser le long d’un mur.
***
Dragan pesta depuis le coin d’ombre où il s’était retranché pour assister à la scène. Avant de voir les silhouettes sur les toits, il les avait senties.
Le ciel lui avait fait don d’un odorat extrêmement développé. Les relents de sueur et de sang séché que charriaient les agresseurs avaient attiré son attention. Sur ses gardes, il avait ralenti la cadence, une main sur le pommeau de sa dague. Il avait assisté à l’échange et fulminait de se voir ainsi subtiliser une proie dûment traquée.
Il n’était pas prêt à abandonner et à rentrer à la planque bredouille. Les gros coups se faisaient rares. De cambrioleur, il était déjà rétrogradé à simple voleur à la tire : il n’entendait pas en plus se voir rafler la mise. Le bourgeois avait gagné une belle somme aux cartes, ce soir. Dragan voulait l’or. L’attaque l’obligea à revoir son plan.
C’était sa proie, ils la lui avaient volée. Crime d’honneur : n’importe quel voleur s’y serait accordé. Le sang pouvait couler. Lorsque l’un des deux hommes s’assit sur le torse de sa victime, avec un coutelas en main et l’évident projet de lui graver un souvenir indélébile sur le visage, Dragan décida qu’il s’agissait d’une bonne opportunité.
Il écarta son long manteau de feutre noir, attrapant l’un des stylets sanglés contre son flanc gauche. La première arme de jet se plantait avec un « ploc » répugnant dans la nuque d’un des truands qu’il lançait déjà la seconde.
La lame cueillit sa nouvelle cible à l’épaule ; voyant son comparse s’effondrer, la brute avait eu le temps de se retourner, évitant ainsi le tir mortel qui fusait dans sa direction.
Le voyou, désormais seul et blessé, tenta le tout pour le tout. Il s’élança vers Dragan avec l’intention de le transpercer de sa dague. Il empestait la mauvaise bière et l’urine. Dragan fronça le nez et dégaina un couteau. Ils luttèrent un instant, mélange confus de muscles, d’acier et de tissu. Discernant enfin une ouverture, Dragan visa le foie de son adversaire et lui sauta dessus sans attendre, son poids les envoyant tous deux percuter le sol. Dragan prit l’avantage, tira sur la tignasse sale pour chercher la gorge.
Il hésita une seconde. Le tuer, ou le laisser en vie.
La lueur hargneuse qu’il vit dans les yeux du malfrat lui fit comprendre que s’il choisissait de le laisser en vie, il se constituait un ennemi mortel qui n’aurait de cesse de se venger de l’affront.
Tant pis. Les précautions d’abord. La lame de Dragan effleura tendrement la gorge nue, et il s’éloigna en titubant. Le sang se répandait en une nappe rouge et visqueuse sur le sol.
Les mains sur les genoux, penché en avant, il inspira profondément pour se remettre de ses émotions. À côté de lui, son adversaire expirait, émettant des borborygmes répugnants. Bientôt, il n’émit plus le moindre son. L’odeur métallique du sang donna la nausée à Dragan et il s’adossa au mur, les yeux levés vers le ciel voilé.
Deux cadavres dans la ruelle et un gosse de riche à l’agonie.
Il avait connu plus agréable, comme soirée.
Dragan fouilla les poches des truands, y ramassant de la menue monnaie et une belle flasque contenant de l’eau de vie de prune. Il y avait aussi la bourse du bourgeois. Il siffla d’admiration en apercevant son contenu.
Au moins cent couronnes d’argent : de quoi payer le loyer pendant quelques semaines. C’était une bonne prise, au regard de leur situation financière plutôt précaire. Ses collègues seraient ravis. Moqueurs de voir leur comparse se rabaisser à l’état de simple tire-laine, mais ravis.
Il inspecta l’épée à la lueur des étoiles, mais la reposa. C’était une arme d’apparat, mal équilibrée, lourde et facilement reconnaissable à l’écusson en pierres précieuses qui ornait le pommeau. Ce serait dur à revendre et on pourrait remonter jusqu’à lui. Trop de risques pour trop peu de bénéfices. L’arme confirma néanmoins ses doutes : le joueur qu’il avait traqué depuis Les Trois Brochets était issu de la bourgeoisie, voire de l’aristocratie. Il faudrait demander à Alexander. Dans la bande des Lézards, c’était lui l’expert en ragots concernant la haute société de Luxiel.
Dragan tapota les plis de son manteau pour en faire tomber la poussière. Il jura en avisant le sang qui maculait sa chemise sombre, et découvrit au passage une ou deux entailles légères récoltées lors de l’affrontement. Rien de grave. Il s’apprêtait à repartir, les talons déjà tournés, lorsqu’un sifflement rauque le retint.
Dragan n’était pas un tendre. Pourtant, comme la plupart des membres de la pègre de Luxiel, il suivait un code d’honneur assez strict. Il ne tuait que pour se défendre ou pour venger un crime d’honneur, il respectait les femmes, les enfants et les vieillards, il n’utilisait pas plus de violence que nécessaire pour parvenir à ses fins. Il s’agissait là de repères moraux assez succincts, mais il n’y dérogeait pas et ses complices non plus.
Voler, c’était une chose, c’était un métier. À Luxiel, cela faisait partie des règles du jeu. Tout le monde avait au moins un membre de la pègre dans son entourage : un équilibre discutable qui permettait la circulation des richesses. La cruauté gratuite, c’était différent.
Personne ne lui en aurait voulu, de partir en laissant le gamin agoniser contre son mur en se vidant de son sang. Il avait manqué de prudence à se balader ainsi seul la nuit, à s’enivrer dans des quartiers peu fréquentables. Cependant, quelque chose dans la respiration laborieuse du blessé fit hésiter Dragan. Il avait déjà fait demi-tour pourtant, s’était éloigné de plusieurs pas. Ce sifflement, lugubre et erratique, l’arrêta.
Il demeura immobile presque une minute, à tergiverser. Il serait beaucoup plus simple de le laisser là…
Que feraient Léo, Alex et Isaac, à sa place ? Qu’aurait fait Eireen ?
Un gémissement de douleur le tira de ses pensées et il se rendit à l’évidence. Bien sûr qu’il n’allait pas l’abandonner en pleine rue et à la merci de Luxiel tout entière. Il maudit sa tendance récurrente à se placer dans ce type de situation.
— Fait chier… conclut-il, de mauvaise humeur, avant de revenir sur ses pas.
Il s’accroupit au pied du mur, examinant sommairement le gamin.
Gamin qui, après réflexion, devait bien avoir vingt-cinq ans, soit à peu près le même âge que lui. Mais il fallait la maturité d’un enfant pour s’aventurer seul et de nuit dans le quartier du Vieux Port en espérant semer un voleur endurci. Dragan tâtonna le torse maltraité, arrachant au passage un gémissement au jeune homme qui ouvrait les yeux avec peine. Ceux de Dragan s’attardèrent sur le sommet de son crâne et l’or sombre de ses cheveux soigneusement ramenés en catogan. Une couleur rare à Luxiel, où ils restaient volontiers noirs ou bruns. Un blond qui tranchait avec son teint de Luxelien, avec sa peau du même brun chaud que le café ; un blond foncé reconnaissable. Plusieurs engrenages s’enclenchèrent dans le cerveau de Dragan alors qu’il tentait de se souvenir d’un endroit où il aurait pu croiser le jeune homme.
Mais plus que cette couleur, ce fut son parfum qui résonna intensément dans la mémoire de Dragan ; des notes de citron confit et de gingembre, mêlées à celles du savon et du vin rouge des Trois Brochets.
Une série de causes et de conséquences s’enchaîna dans l’esprit du voleur. Il resta silencieux une longue minute, à construire des hypothèses, à établir des probabilités, à peser les pour et les contre. À tenter d’inclure une nouvelle variable de poids dans des stratégies établies depuis des mois.
La voix rauque du blessé siffla, témoin de quelques côtes fêlées, sinon cassées :
— … Toi ?
Malgré sa condition déplorable, il trouva la force de sourire. Il dévisagea l’homme qui se penchait sur lui, comme pour graver ses traits dans sa mémoire.
Dragan possédait un visage commun, quoique plus pâle que l’étaient ceux d’ici. Des cheveux très sombres, qui atténuaient un peu cette différence, et des yeux dont la couleur n’était pas déterminable avec si peu de luminosité. Peut-être bleu, ou gris, ou brun très clair. Sans être blanche comme celle d’un Lazulien, sa peau n’était pas mate comme celle des Luxeliens pure souche. Une couleur dorée qui témoignait d’au moins un parent étranger à la ville.
De haute taille, sa silhouette était celle des gens de son milieu : suffisamment athlétique pour pouvoir courir, escalader, fuir et se battre, mais assez discrète pour ne pas attirer l’attention plus que de raison. Des muscles fins, nerveux, taillés pour l’efficacité.
— … T’étais aux Trois Brochets… C’est toi qui me suivais ?
Dragan trancha. Il était joueur, peut-être un peu trop. Il allait lui permettre de vivre.
— Ouais, ouais. Écoute, mon gars, économise ton souffle si tu ne veux pas crever. Eh merde, conclut-il en voyant la tache sombre qui s’élargissait sur le flanc du blessé.
Il saignait beaucoup et, seul ici, il ne passerait pas la nuit. En plus, il risquait de faire d’autres mauvaises rencontres. Et pour couronner le tout, il avait la jeunesse et la bonne gueule qui attiraient facilement les plus pervers des esprits criminels. L’abandonner ici, c’était le condamner à mourir, ou à pire.
Le pauvre bougre toussa, crachant un peu de sang. Dragan attrapa la flasque d’eau de prune subtilisée à ses victimes et fit couler quelques gouttes sur les lèvres abîmées du jeune homme.
— Merci, susurra ce dernier en grimaçant de douleur. Moi, c’est Maël.
— Je m’en fous. Je ne suis pas ton sauveur, juste le type qui t’a piqué ton pognon et qui veut éviter de laisser un cadavre de plus sur la voie publique. Alors marche en silence ou je change d’avis.
Maël n’ajouta rien. Sa tête dodelinait et Dragan sentit le poids s’alourdir sur lui. Il traîna le blessé sur plusieurs ruelles, jusqu’à sortir du secteur du vieux port pour rejoindre celui des tanneurs.
Impossible de manquer ce quartier, ne serait-ce que par l’atroce odeur d’ammoniaque qui empuantissait l’air. L’eau utilisée lors du premier rinçage des peaux était évacuée directement dans le canal qui longeait l’artère principale. Sous la chaleur extrême de cet été qui n’en finissait plus, l’âpreté des effluves brûlait presque les poumons. Maël devint plus blanc encore ; s’il n’était pas déjà en train de tourner de l’œil à cause de l’hémorragie, l’odeur des cuirs fermentés l’aurait achevé. Dragan leva les yeux au ciel.
— Les gosses de riches, je vous jure…
Lorsque les plus fortunés venaient visiter le coin pour acquérir divers articles dans les boutiques attenantes aux ateliers de travail du cuir, ils se promenaient tous avec un bouquet de menthe fraîche. L’effet était immédiat : ils étaient protégés des odeurs, mais pas des voleurs, qui reconnaissaient alors en eux des proies faciles.
Dragan tira son fardeau sur plusieurs rues encore, jusqu’à la devanture miteuse d’une maison aux volets qui avaient dû être rouges avant que le soleil et l’usure ne les fassent tirer vers le rose sale. Dragan libéra une de ses mains pour frapper à la porte en bois vermoulue et on lui ouvrit rapidement.
Une jeune femme drapée de châles apparut dans l’embrasure, analysa d’un œil expert la situation et les fit entrer. Dragan se déchargea de Maël dans un soupir et installa le blessé sur la table de la cuisine. Déjà, la rebouteuse s’activait autour de son patient, évaluant la gravité de ses diverses contusions. Le sang avait dessiné des traces noires et brillantes sur sa peau sombre.
Dragan entrouvrit la bourse qu’il avait dérobée à sa malheureuse victime et en sortit une couronne d’argent qu’il plaça sur un comptoir en chêne massif, à l’autre extrémité de la pièce.
— Pour ton travail.
— Que dois-je faire de lui ?
Dragan hésita de nouveau. Il dévisagea un instant le malheureux, gravant ses traits dans sa mémoire. Peut-être que ce fameux Maël allait comprendre le message et ne plus s’approcher de lui. Ou peut-être pas. Il était curieux de savoir ce qu’il adviendrait par la suite.
— Le soigner. Et après, ce que tu veux. Moi, je me casse : j’ai assez fait de bonnes actions pour toute une année. Merci, Léah.
Elle sourit et s’installa auprès de son nouveau patient. Elle ouvrit une sacoche de cuir contenant scalpels, fils et autres onguents.
— Tu le regardes comme si tu le connaissais… Je me trompe ?
Dragan ne répondit pas immédiatement, comme s’il pesait ses mots, les yeux fixés sur les cheveux blond foncé. L’odeur de citron et de gingembre flottait dans l’air comme pour le narguer, souvenir précis imprégné dans sa mémoire.
— C’est la première fois de ma vie que je le vois.
Et il ne mentait pas.
— Tu me racontes ? s’enquit son interlocutrice, curieuse, tout en découpant les vêtements de Maël, qui avait définitivement sombré dans l’inconscience.
— Bien sûr que non. Comme d’habitude, répondit-il avec un clin d’œil.
Il passait déjà son capuchon, prêt à ressortir.
— À la prochaine, Dragan.
— Salut, ma belle.
Chapitre 2
Il fallut une bonne heure à Dragan pour traverser la ville dans l’autre sens, jusqu’au tranquille quartier des Tisserands où lui et sa bande avaient installé leur quartier général. Il s’agissait de l’un des rares endroits de la ville – avec le quartier chic des Manoirs qui longeait les méandres de l’Eïko – à disposer de l’éclairage public. De grands lampadaires de bronze projetaient leurs lueurs vacillantes de part et d’autre des rues. L’électricité était un récent cadeau d’Oracle la Corrosive, la cité aux mille étages. La mégalopole de plus de deux millions d’habitants, à la pointe de la technologie, souffrait de son climat hostile dû aux pluies acides qui lui valaient son surnom. En échange de denrées alimentaires, la géante offrait à sa lointaine voisine les secrets de la science. Les travaux avaient démarré cinq ans plus tôt : toute la ville aurait déjà dû disposer de la fée électricité. Malheureusement, avec l’ascension du très pieux prince Estiel au pouvoir trois ans auparavant, une majorité de prêtres dualistes s’était vertement opposée à ce progrès soudain. Tous les chantiers étaient suspendus pour une durée indéterminée.
Le quartier général des Lézards – surnommé de manière assez peu originale la Lézardière – se trouvait au sous-sol d’une herboristerie tenue par un vieillard sympathique qui leur louait sa cave à un prix modeste. Il avait en outre l’élégance de ne pas s’intéresser de trop près aux activités de ses locataires. De jour, Dragan pouvait entrer par la porte principale, mais de nuit, afin de ne pas déranger le sommeil de leur propriétaire, les jeunes passaient par un soupirail discret à l’arrière de la bâtisse. Il fallait se contorsionner un peu, mais c’était un moindre mal.
Dragan ôta la grille qui protégeait l’entrée de son repaire et se laissa glisser à l’intérieur du bâtiment.
S’ouvrait devant lui un couloir humide où une famille d’araignées se disputait le terrain avec des moisissures fluorescentes. Enfin, arrivé à une lourde porte de bois, Dragan se saisit d’une clé dissimulée dans sa poche pour ouvrir.
Le quartier général était une cave aménagée afin d’accueillir au quotidien les quatre membres du groupe. Il n’y avait que deux pièces : une minuscule salle d’eau et un salon qui faisait aussi office de cuisine et de dortoir. L’espace, bien que réduit, avait cependant été aménagé avec soin. Presque avec goût.
Chacun des membres du groupe jouissait d’un hamac en toile et d’un petit coffre où disposer ses effets personnels. Au centre de la salle, un canapé défoncé et deux fauteuils de cuir acquis illégalement formaient un salon, complété par des coussins colorés et une petite table basse en corail jonchée de bouteilles vides et pleines, d’herbes à fumer, d’armes blanches et de cartes à jouer. Des tapis multicolores recouvraient le sol.
Il faisait souvent frais et humide ici, aussi de grosses couvertures jonchaient le divan, à disposition des plus frileux. À cette époque cependant, avec le soleil de plomb qui grillait les bâtiments de pierre toute la journée, se couvrir la nuit était tout bonnement impensable.
Il était plus de trois heures du matin, mais personne ne dormait dans la cave.
Alexander, le duelliste du groupe, ancien escroc et recrue la plus récente, cirait ses bottes avec rigueur, assis sur un coussin rapiécé. Toujours vêtu à la dernière mode, il possédait un visage hautain plutôt attirant, à peine gâché par un nez cassé de nombreuses fois. Ses talents de combattant lui avaient acquis une place définitive au sein de la petite troupe.
Isaac s’affairait dans le recoin qui leur servait de cuisine, composé en tout et pour tout d’une planche sur deux tréteaux et d’un petit four à bois. Une odeur de beignets au miel vint chatouiller l’estomac de Dragan. Il respira l’air humide.
Miel, cardamome, cannelle. Muscade ? Muscade.
Son talent se travaillait au quotidien. Isaac lui lança un beignet, il l’attrapa au vol.
Le doyen du groupe était un homme à part. Son apparence patibulaire et sa manie de ne pas décrocher un mot pendant des jours avaient quelque chose d’effrayant. Les cheveux poivre et sel, des traits comme taillés au couteau, plusieurs cicatrices sur le visage et une stature épaisse : personne n’avait envie de se frotter à ce colosse. Et pourtant, combattant moyen, il excellait dans les arts subtils : un peu serrurier, un peu artificier, un peu infirmier, car très porté sur les poisons et les cataplasmes, il possédait en outre un petit don de magie. Pour ce dernier point, personne n’était au courant hormis les membres de l’équipe. Il n’y avait qu’une chose que les prêtres dualistes haïssaient davantage encore que la technologie d’Oracle, et c’était la sorcellerie. Mieux valait rester discret sur le sujet.
— Léo ? s’enquit Dragan, ne l’apercevant pas dans l’appartement.
Isaac répondit d’un grognement, son menton indiquant l’un des hamacs. Le seul qui soit un peu éloigné des autres et pudiquement dissimulé derrière un paravent aux motifs géométriques.
— Salut, Dragan, répondit une voix féminine de l’autre côté.
Aux bruits de tissu froissé et aux cliquetis métalliques, Dragan comprit que la jeune femme se changeait.
— Votre soirée ? demanda-t-il.
— Pas mal. Douze couronnes d’argent.
Ces derniers temps, Alexander et Léo passaient l’essentiel de leurs soirées à plumer de pauvres naïfs dans les bars à jeux du coin. Alexander trichait, Léo s’assurait qu’il rentre vivant, couvrant son départ du haut des toits.
Léo apparut enfin, s’étirant comme un chat ensommeillé.
Grande et maigre, Léopoldine détestait son prénom et refusait qu’on l’appelle autrement que Léo. Habillée comme un homme d’une chemise de mauvais lin et de culottes de cuir, elle ne se séparait jamais de son arbalète de poing ni de ses stylets. C’est elle qui en avait appris l’usage à Dragan lors de leur rencontre, dix ans auparavant. Léo était sa plus vieille et meilleure amie, son bras droit le plus fiable et une voleuse avertie.
Des cheveux noirs coupés court, un visage anguleux, des pommettes saillantes : Léo n’était pas ordinaire, peu soucieuse de plaire et dotée d’un caractère bien trempé.
— Et toi ?
Dragan ôta ses bottes et attrapa, sous le regard bienveillant d’Isaac, un second beignet au miel encore brûlant. Puis, d’un geste théâtral, il lança la bourse sur la table. Le bruit qu’elle fit en s’y écrasant attira immédiatement l’attention de ses trois complices.
Alexander tapota le canapé à côté de lui. Léo vint s’y affaler, les jambes par-dessus l’accoudoir. Comme à son habitude, Isaac ne marqua pas le moindre signe d’intérêt particulier. Pourtant, il écoutait d’une oreille discrète. Aura calme, diffuse et bienveillante.
Devant les regards des deux autres et sentant qu’il n’y couperait pas, Dragan se prépara à narrer son aventure.
***
Luxiel était une petite ville portuaire. Une cité-État gouvernée par le prince régent Estiel. Elle comportait cinquante mille âmes et on estimait à un pour cent environ le nombre d’habitants en lien direct avec la pègre. Soit près de cinq cents personnes. Le monde des voleurs était petit et tout le monde s’y connaissait, ou presque.
Contrairement à d’autres villes comme Lazuli ou Asthan, la pègre n’était pas régie par une unique guilde de puissants. Elle s’organisait en groupuscules spécialisés : cambrioleurs, escrocs, spadassins, mercenaires, tueurs à gages… Les Lézards étaient, eux, un peu touche-à-tout : peu importait la mission tant que la paye en valait la peine.
Depuis de nombreuses générations, la coutume voulait que chaque groupe de truands choisisse un nom. Afin de se repérer dans la masse, de se différencier, de se créer une identité propre.
Les noms choisis, typiquement, étaient ceux d’animaux. Dangereux, majestueux, puissants. Les Lions du sud, les Dragons rouges, les Serpents des bas-fonds… constituaient autant de groupes distincts.
Lors de la fondation officielle de leur petite troupe, des années auparavant, cette tradition avait beaucoup fait rire les nouveaux collègues. Pleins de morgue, ils s’étaient nommés « les Lézards », animal suprême, quintessence de la force et de la beauté. Ils avaient même hésité avec « les Poules démoniaques ». Cela avait fait rire la plupart de leurs concurrents.
Pourtant, comme leurs emblèmes reptiliens, les Lézards s’étaient faufilés dans le monde tentaculaire de la pègre. Profitant des failles, discrets et agiles, pourvus d’un sang-froid à toute épreuve : finalement, le choix du nom n’était pas si aberrant.
Chez les Lézards, donc, il existait une règle d’or.
On ne se levait pas avant treize heures. La nuit était dédiée au travail, de vingt heures à quatre heures du matin. On se retrouvait, on échangeait les dernières nouvelles et on allait se coucher. Interdiction formelle de se lever avant que le soleil n’ait effectué la moitié de sa course quotidienne.
Les proches du groupe le savaient et ne se présentaient jamais avant le milieu de l’après-midi à la planque, de peur de provoquer le courroux général.
Le lendemain, pourtant, de grands coups frappés à la porte vers onze heures et demie tiraient les Lézards de leur sommeil. Tous sauf Léo, assise dans son hamac. C’était son tour de garde. Un carreau était déjà encoché sur son arbalète.
— C’est quoi ce bordel, grogna-t-elle, se frottant les paupières, alors que d’autres coups retentissaient.
Dragan sautait déjà au pied de sa couche, la marque de l’oreiller imprimée sur son visage, mais l’œil alerte, une main sur son sabre qui dormait à côté de lui. Alexander ronflait encore, insensible au vacarme. Isaac lui secoua brutalement l’épaule.
Dragan et Léo échangèrent un regard intrigué et embué de fatigue. Qui était l’abruti qui s’esquintait sur leur porte à une heure pareille ? La réponse parvint au meneur du groupe sous la forme d’un parfum unique. Il grimaça, mais ne dit rien aux autres.
Répétant une opération rendue fluide par l’habitude, Dragan s’approcha de l’entrée, une main sur le pommeau de son sabre. Léo se calait avec son arbalète dans l’angle de la pièce, prête à occire quiconque franchirait le seuil de leur demeure.
La porte s’ouvrit et il fallut plusieurs secondes à Dragan pour réussir à mettre des mots sur son sentiment.
— Bordel de foutre… Qu’est-ce que tu fous ici ?
Face à eux se tenait Maël, l’inconscient qu’il avait secouru – et dépouillé – la veille. Comme il l’avait deviné. Gingembre, citron confit… et de subtiles notes camphrées, témoins des soins de Léah. Craignant une volonté de vengeance, Dragan se crispa, prêt à se battre. Le jeune homme leva les mains en signe d’apaisement.
— Du calme. Je viens discuter.
Cette simple phrase pleine d’insolence, couplée au fait d’être aussi brusquement tiré du lit, assombrit l’humeur de Dragan. Il attrapa son vis-à-vis par le col de la chemise et l’attira à l’intérieur, claquant la porte derrière lui. Menaçant le bourgeois de la pointe de son sabre, il le força à reculer contre un mur.
Alexander et Isaac s’approchèrent, eux aussi prêts à faire usage de la force.
— T’as des tendances suicidaires ? Qu’est-ce que tu fous chez moi ? Comment tu m’as retrouvé ?
L’autre n’en menait pas large, mais il tint bon, le regard empli de défiance.
— L’argent dénoue les langues : j’ai demandé aux bonnes personnes, elles ont su me donner cette adresse. Tu veux bien me lâcher ? Tu me fais mal.
Il grimaçait. La blessure récoltée la veille aurait nécessité qu’il reste au fond de son lit, pas qu’il vienne fureter dans ce quartier. Dragan raffermit davantage son emprise.
— Tu n’es pas le bienvenu ici, gronda-t-il. Tu vas dégager vite fait. Sinon, je risque de décider d’achever ce que le destin te réservait hier avant que je n’aie la mauvaise idée de m’en mêler.
Il nota la posture instable de Maël, ses traits tirés. Il pouvait sentir la chaleur de la fièvre irradier de son corps, traverser le tissu de la chemise qu’il avait empoignée. Décidément, du repos lui ferait le plus grand bien.
— Qu’est-ce qu’il veut, le gamin ? intervint Léo, se retenant de sourire.
Son arbalète était toujours pointée dans la direction du nouveau venu. Elle trouvait visiblement hilarante la présence d’un aristocrate à demi mort dans leur repaire.
— J’ai un coup à vous proposer.
— Tu te fous de ma gueule ? s’emporta Dragan, remontant sa lame jusqu’à la poser contre la gorge de l’autre. J’espère que c’est la fièvre qui parle, sinon ça veut simplement dire que tu es fou. T’as le culot de te pointer ici, chez nous, et de nous sortir ça ? Léo, tu as déjà entendu quelque chose de plus ridicule ?
— … À part la fois où Alex, bourré, a dit : « Isaac, fais-moi voler » avant de se jeter du deuxième étage et de s’éclater en bas… non.
Un coussin vola à travers la pièce, Léo l’évita en jurant. Elle venait de titiller la susceptibilité du duelliste.
— Qu’est-ce qui t’a fait croire une seule seconde que tu pouvais te pointer ici comme une fleur et nous proposer un coup ? Le monde ne fonctionne pas comme ça. On ne travaille pas avec des inconnus.
— Même pour deux cents couronnes d’or ?
Un léger silence flotta dans la pièce, bientôt transpercé d’éclats de rire. La remarque amusait beaucoup Léo et Alex. Même Dragan arborait désormais un léger sourire.
Peu de particuliers disposaient d’une telle somme à Luxiel, probablement moins de dix, et tous possédaient une garde proportionnelle à leurs richesses. Sinon, il s’agissait de banques, et là, c’était du ressort de bandes bien plus imposantes que la leur.
De toute évidence, Maël, bien qu’un peu simplet, ne constituait pas une menace immédiate et les Lézards baissèrent leurs armes. Alexander leur tourna même le dos pour aller faire chauffer de l’eau et préparer du café.
— Écoute, mon gars, je pense que tu as un problème, poursuivit Dragan en soupirant. Tu dois nager en plein délire. Tu n’as pas retenu la leçon hier ? Ce n’est pas bien de frayer avec des gens comme nous, pour les gens comme toi. Alors, je vais être sympa, et si tu promets de ne jamais remettre les pieds dans ce quartier, je te laisse repartir. Par contre, si je te croise une seule fois…
— Dragan. Un mot ?
Isaac venait de parler. C’était suffisamment rare pour attirer l’attention générale.
Dragan n’hésita pas, rengaina son arme et confia la surveillance de leur visiteur à Léo. Il s’approcha du sorcier, debout contre l’un des piliers porteurs, les bras croisés. Isaac baissa la voix afin que personne d’autre ne profite de son discours :
— Tu devrais l’écouter. Juste au cas où. Ça pourrait être une information intéressante. Les temps sont durs.
Dragan allait rétorquer. Ils ne travaillaient pas sur les dires d’un inconnu : prudence élémentaire. Isaac appuya son argumentaire :
— Les Dragons rouges ont augmenté la taxe. Multipliée par deux. Je l’ai appris hier.
Dragan grimaça. C’était une mauvaise nouvelle. Sa prise de la veille leur assurait quatre semaines de loyer tout au plus. Il lui fallait encore au moins autant pour satisfaire l’appétit des Dragons rouges, au risque de s’attirer leurs foudres.
Il était de coutume que la plus grosse troupe de voleurs de Luxiel impose une taxe aux autres. Officiellement pour des raisons de protection. En réalité, il s’agissait d’un passe-droit : on vous laissait quelques pigeons à plumer, mais il fallait payer. Si vous refusiez, on vous faisait taire de manière définitive. Avec leurs presque trente membres, dont la moitié étaient assassins de métier, difficile de se dresser contre les Dragons rouges.
Avec ce nouvel imprévu, la situation financière du groupe se dégradait nettement. Dragan hésita. Ce n’était pas dans ses plans, mais, après tout, pourquoi ne pas pousser le jeu plus loin ? Il ne pouvait pas accepter trop vite, ce serait suspect. Sa réputation le précédait dans toute la pègre : il ne donnait pas facilement sa confiance.
— Je ne sais pas, tempéra-t-il. Avec le tournoi des clés qui approche… Ça fait un an qu’on prépare tout, je ne voudrais pas qu’un imprévu vienne gâcher notre gros coup de l’année.
— Écoute-le, proposa Isaac. Il n’a pas l’air si bête : il a une bonne raison d’être là. Rien ne nous empêche de le tuer si ce qu’il dit ne nous plaît pas.
Dragan médita un instant le conseil avant de s’y résoudre.
— Sois convaincant, ordonna-t-il en se retournant face à Maël.
Surpris de ce brusque revirement de situation, celui-ci jeta un regard suspicieux alentour, comme pour vérifier qu’on ne se moquait pas de lui.
— Tu as une minute, ajouta Dragan pour faire bonne mesure.
Maël se lança en grimaçant, une main plaquée contre sa blessure :
— La famille Asarith. Je sais infiltrer leur manoir. Ils possèdent un tableau de Gaïa. Même pas planqué dans un coffre-fort.
Les lèvres de Dragan se retroussèrent en un sourire de mépris. Avant qu’il ne puisse faire part à voix haute des gros doutes que lui inspirait le sujet, Maël le devança, le regard dur :
— Et je suis très bien placé pour le savoir, parce que l’héritier légitime de cet abruti de Jorge Asarith, c’est moi.
Chapitre 3
L’annonce laissa les Lézards pantois. Léo fut la première à retrouver ses esprits :
— Je ne vois pas pourquoi on te croirait. Ni pourquoi le fils d’une famille de bourgeois viendrait nous livrer la solution pour dépouiller son père. Je revois mon jugement : tu n’es pas stupide, tu es juste complètement fou.
— On a de légers désaccords, mon père et moi, éluda Maël en haussant une épaule. Il se pourrait que j’aie quitté la demeure familiale sans son approbation.
Dragan secoua la tête.
— Finalement, je précise le jugement de Léo : tu es peut-être bien fou et stupide à la fois. Vous autres, vous pensez à ce que je pense ?
Un instant de silence leur permit à tous de se mettre sur la même longueur d’onde. Alexander se leva, sa rapière en main. Léo fit un pas en avant. Le cercle se refermait autour de leur invité qui se figea, tendu.
— Imagine la rançon qu’on pourrait demander à ton père… susurra Dragan.
Maël se détendit et s’esclaffa :
— La vache, vous m’avez fait peur ! Non, je ne vous le conseille pas. Je vous l’ai dit, on a des petits désaccords, lui et moi… Il ne payerait pas une demi-couronne pour me récupérer. Pire, je pense qu’il s’arrangerait pour que l’échange tourne mal et que je fasse partie des « pertes regrettables ». Pour donner le change, évidemment, il vous ferait poursuivre et tuer. Vous auriez assassiné son fils héritier : ce serait la moindre des choses. Mais, vraiment, mon retour à la maison ne présente pour lui aucun intérêt…
— Quel genre de désaccords ? interrogea Dragan, sans se détendre pour autant.
— Il semblerait que je sois un fils aîné décevant. « Rebelle, immature et débauché », ce sont ses propres mots. Pas intéressé par le commerce ni par la politique, et encore moins à l’idée de faire un bon mariage.
— Je croyais que c’était la fille des Gaelith, la promise de l’héritier Asarith, intervint Alexander.
Toujours à jour en ce qui concernait les derniers potins mondains. Une vraie mine d’informations.
— C’est elle, confirma Maël dans un soupir.
Alexander siffla d’admiration.
— Et ça ne t’intéresse pas ? Dis donc, t’es difficile, parce que la demoiselle…
Il eut un geste évocateur, à la cruelle limite entre le vulgaire et le flatteur. Même Léo approuva :
— Tu m’étonnes. C’est loin d’être un cageot…
Maël eut une grimace de dégoût avant de poursuivre :
— Vous n’êtes pas surpris qu’un fils aîné de mon milieu social soit ici, parmi vous, et pas au palais royal ?
Les autres échangèrent un regard.
La politique n’était pas le fort des voleurs, loin de là. Celle de Luxiel s’avérait particulièrement complexe et retorse. Chaque famille bourgeoise ou aristocrate pouvait envoyer son fils aîné, dès ses quinze ans, vivre au palais royal. Ils y étudiaient, et, surtout, formaient leur réseau. Tous possédaient les mêmes droits sur le trône – en théorie. À la mort du prince régent, les quelque quatre-vingts fils issus de la noblesse se disputaient le pouvoir. Il s’agissait de complots, d’alliances et de trahisons permanentes.
— Vous comprenez mieux la nature de mes désaccords familiaux, poursuivit placidement Maël. Quand j’ai eu l’âge de rejoindre le palais royal, je leur ai dit d’aller se faire foutre.
— Ça fait beaucoup d’informations d’un coup, constata Dragan.
Il se tourna vers Alexander, que son passé de duelliste avait amené à fréquenter la noblesse.
— Il y a moyen de savoir s’il dit vrai ?
Alexander sangla sa rapière à son côté et enfila ses gants en peau de chevreau.
— Je vais aller poser une ou deux questions. Je reviens d’ici une heure pour savoir à quel point on peut se fier à ses dires. Mais ça me rappelle quelque chose, en effet. À l’époque, ça avait fait tout un foin : rares sont ceux qui refusent une place au palais royal…
Dragan approuva.
— Isaac, Léo, accompagnez-le.
— Ça ira ? s’inquiéta le sorcier en pointant leur invité du menton.
— Mais oui. Lui et moi, on doit discuter.
Les trois complices s’éclipsèrent, abandonnant le prisonnier aux mains de leur meneur. Dragan l’invita à s’asseoir. Il resta debout face à lui, les bras croisés, menaçant. Il fallait tenir son rôle de chef.
— Écoute-moi bien. Je ne t’aime pas. Mon souhait le plus grand est que tu dégages d’ici au plus vite. Je n’ai pas confiance : tu as la tête des fouineurs, des types louches qu’il vaut mieux ne pas écouter. Mais laisse-moi te prévenir. Ici, c’est chez moi. Les gens qui vivent ici, ce sont mes frères. Ma famille. S’il s’avère que ta présence n’est pas motivée par les raisons que tu nous as décrites, mais que tu es là dans le but de nous entourlouper, je ne serai pas tendre. On ne vient pas sous mon toit, mettre en danger ma famille, sans punition. Je t’égorgerai sans l’ombre d’une hésitation. On est d’accord ?
Les yeux de sa proie le fixèrent, farouches. Comme un défi. Dragan avait beau dégager une aura de froide insensibilité, l’instinct de protection dont il couvait les siens transpirait par chaque pore de sa peau. Maël avait l’impression d’avoir affaire à une louve défendant sa meute.
— Ma situation est désespérée, Dragan. Je me suis enfui il y a presque deux ans et j’ai dépensé tout ce que j’avais emmené lors de ma fugue ; ce qu’il me restait, tu me l’as volé. Je connais ta réputation, je t’ai observé ces dernières semaines. Le fait que tu m’aies plus ou moins sauvé la vie hier confirme ce que je pensais : tu es un type bien. En tout cas, un type pas trop mauvais. On pourrait faire un gros coup, ensemble.
— Ton histoire ne m’intéresse pas. Les Lézards sont ma famille. Je ne tolérerais pas que ta présence les mette en danger.
Maël s’enfonça dans son fauteuil, son dos douloureux reposant sur le dossier. Il prenait sur lui, mais ses mâchoires crispées marquaient nettement la douleur qui irradiait de sa blessure.
— J’aimerais avoir une famille comme la tienne, conclut-il sombrement.
***
Un parchemin abîmé était posé sur la table basse. Maël, plume en main, complétait les dernières informations.
— Et là, là, là, les postes de garde. Toute la nuit et tout le jour, ils font le tour de la propriété, jardins compris. Pour le tableau, ce sera simple. Quand mon père n’est pas là, je passe discrètement rendre visite à ma mère à la maison. La dernière fois, elle m’a montré la nouvelle trouvaille de mon père. Il n’a aucune idée que c’est un Gaïa. Il a récupéré une collection de toiles miteuses chez un collaborateur. Ma mère le harcèle pour qu’il les fasse expertiser, mais ça l’emmerde profondément. Il n’est pas ce qu’on pourrait appeler un amateur d’art…
— Et comment tu peux être sûr que c’est un Gaïa ? s’enquit Dragan, toujours soupçonneux.
— J’en suis sûr, rétorqua Maël, car, moi, je suis un amateur d’art.
Gaïa était une artiste contemporaine appréciée dans tout Luxiel. Sans atteindre des fortunes incommensurables, ses œuvres se vendaient toujours une jolie somme, de quoi se mettre à l’abri du besoin quelque temps. Le style de l’artiste, sombre et perturbé, n’avait rien de très technique. Ce qui faisait sa renommée, c’était son identité secrète et ses visées politiques virulentes. Personne ne savait qui se cachait derrière le pseudonyme.
Gaïa avait commencé à se faire connaître dix ans plus tôt en écrivant des poèmes sur les murs des maisons. Ses vers avaient poussé dans toute la ville, alimentés par le terreau fertile des conflits sociaux. Portée par un succès grandissant, Gaïa s’était diversifiée. Des statues apparurent çà et là, portant sa griffe. Des tableaux aussi, souvent accrochés en pleine rue, son terrain de jeu favori. Son apogée, quelques mois plus tôt, avait pris la forme d’un poème polémique sur les murs mêmes d’un temple dualiste. Elle accusait non pas la foi dualiste, mais la manière dont les religieux la distordaient pour parvenir à leurs fins de contrôle de la ville. D’autres pratiques, plus étranges, la caractérisaient. Des sculptures de fleurs, des mises en scène théâtrales de plantes, d’animaux, de roches. Toujours au centre même des ruelles, sur les places publiques, au cœur de la pierre des sept mille marches des escaliers parcourant la cité pentue.
Voyant que son argument ne convainquait Dragan qu’à moitié, Maël ajouta :
— Quand je l’ai vu, j’ai tout de suite compris. J’ai appelé un ami à moi, discrètement, il est venu l’authentifier. C’est un vrai.
Assis autour de la table basse, sur le canapé ou sur des coussins à même le sol, les Lézards échangèrent un regard. La fumée embrumait la pièce, la faute à Isaac et sa désagréable manie de consommer diverses herbes dont la détention était plus ou moins légale. Alexander venait de confirmer les dires de Maël concernant sa relation conflictuelle avec son père. D’après les rumeurs, le fils Asarith avait bel et bien quitté le manoir familial deux ans auparavant, avant de disparaître dans les méandres des bas quartiers.
— Pourquoi tu ne le récupères pas toi-même ? Tu n’as pas besoin de nous.
Maël tapota la carte du bout des doigts, se renfonçant dans son coussin.
— La toile fait deux mètres carrés. Il me faut au moins un complice. J’ai entendu parler de vous et je vous surveille depuis un petit moment. Je t’ai repéré aux Trois Brochets, ajouta-t-il à l’attention de Dragan. Je te suivais pour te proposer ce coup. Jusqu’à que ce soit toi qui me suives et que ça finisse comme on le sait.
Il grimaça en touchant ses côtes douloureuses. Heureusement, la lame du truand n’avait atteint aucun organe.
— Et puis tu imagines, si je me pointe chez un receleur – en admettant que j’en trouve un – avec ma tête ?
Il sourit, révélant une rangée de dents blanches et alignées.
Dragan grogna. Avec sa gueule d’ange, ses cheveux blonds soigneusement attachés à l’arrière de son crâne, sa peau sans défaut et ses vêtements qui puaient la bourgeoisie à des kilomètres à la ronde, il se ferait rire au nez. Personne ne le prendrait au sérieux. Au mieux on l’enverrait promener mais, plus vraisemblablement, on le dépouillerait de ses biens, le tableau y compris, avant de faire disparaître son corps mutilé au fond de l’Eïko.
— Il me fallait des contacts dans votre milieu. J’ai observé d’autres bandes, mais elles ne m’inspiraient pas confiance. Et puis tu m’as sauvé la vie, alors je te trouve sympathique.
Léo sourit, roulant des yeux.
— Tu es un peu naïf, mon gars. Tu ne vas pas survivre très longtemps dans les rues.
Maël haussa une épaule.
— J’ai plus un rond. Ça fait deux ans que je suis parti, j’ai dépensé tout ce que j’avais en vivant comme je pouvais, auprès de connaissances lointaines qui m’ont toutes laissé tomber les unes après les autres. J’ai besoin d’argent, pas de meilleures idées et pas franchement le choix. C’est toujours mieux d’essayer ça que de crever seul sous un pont, non ?
Tous méditèrent l’ensemble des informations reçues. Alexander conclut en résumant la pensée générale :
— On va essayer. On n’a rien à perdre, et si c’est un piège, on te descend.
Maël accepta la seconde partie du plan à contrecœur.
***
— Allez, quoi, viens te battre !
Ayant convenu que le moment idéal pour agir se présenterait cinq nuits plus tard, lorsque la moitié de la garde des Asarith serait occupée à protéger ses maîtres à une soirée mondaine, les Lézards peaufinèrent le plan d’action. Ils décidèrent d’accueillir – séquestrer – Maël durant ce temps, ne le laissant jamais sans surveillance.
Le soleil déclinait à l’horizon et emportait avec lui un peu de la chaleur de cet été écrasant : c’était l’heure pour les membres de la petite bande de gagner leur cour d’entraînement. Accolée à leur repaire, l’arrière-cour intimiste était le lieu privilégié des passes d’armes. Des oliviers noueux plongeaient leurs racines à travers les pavés lisses et gris. Trois bancs branlants meublaient l’ensemble, ainsi que plusieurs plantes en pots souffrant de déshydratation. Dans un coin, une table en bois accueillait une cruche en terre et une pile de verres sales. À côté, un râtelier d’armes supportait de mauvaises lames d’exercice. Le seul moyen d’accéder à cet espace était de passer par leur planque, ce qui leur garantissait une certaine tranquillité.
Les Lézards s’exerçaient ici avec assiduité. Leur entraînement s’était renforcé depuis la décision de Dragan, huit mois auparavant, de participer au célèbre Tournoi des clés. L’événement annuel était probablement le plus important qu’accueillait Luxiel. Une semaine de réjouissances au cours de laquelle s’affrontaient les meilleurs athlètes de la ville, pour espérer atteindre l’inatteignable : un prix à mille couronnes d’or…
Adossé au mur de pierre, Dragan observait d’un œil distrait le combat d’Alexander et de Léo. L’une des épreuves du tournoi était bien entendu le duel. La rapière du duelliste ne ménageait pas les dagues de la jeune femme, en sueur, qui repoussait de plus en plus difficilement les assauts ennemis. Alexander s’échinait à conserver un excellent niveau, et Léo, quant à elle, essayait tant bien que mal de progresser. Elle avait toujours préféré le combat à distance.
Sur un banc, Isaac méditait, les yeux fermés. Ses amis savaient qu’il reposait son esprit pour améliorer sa concentration et discipliner son talent. Il n’avait de toute façon pas prévu de participer au tournoi, contrairement aux trois autres. Sa condition physique n’était pas la meilleure et l’un de ses genoux le faisait souvent souffrir.
Maël, quant à lui, piaffait d’impatience. Il avait attaché ses cheveux bas sur sa nuque, comme aimaient à le faire les soldats de la ville. Il avait en outre revêtu un pourpoint de cuir et, avec l’accord des autres, ceint son épée. Dragan, l’avisant dans cette tenue, lui offrit un sourire moqueur.
— Misère, qu’avons-nous là ?
Maël fronça les sourcils, vexé.
— Sache que j’ai eu une éducation très stricte et qui comportait de nombreuses heures avec un maître d’armes ! se défendit-il. Viens te battre !
Alex et Léo, qui reprenaient leur souffle entre deux échanges, pouffèrent en entendant la discussion. Dragan ignora royalement l’autre, continuant à aiguiser ses stylets avec application.
— Tu es blessé, je te signale. Tu ferais mieux d’arrêter d’agiter cette lame dans tous les sens, tu vas finir par blesser quelqu’un et faire sauter tes points de suture.
— Je vais mieux ! L’exercice me fait du bien, je deviens fou, enfermé dans votre tanière. Je ne suis pas du genre à rester inactif. Alors arrête de te défiler ! Aurais-tu peur de perdre en combat loyal ? Égorger les gens par-derrière c’est une chose, mais te retrouver face à face avec un vrai combattant, ça te fait peur !
— Un vrai combattant, répéta Dragan, roulant des yeux. Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre…
— Vas-y, l’incita Alexander, essuyant la sueur de son front à l’aide d’un brassard de tissu enroulé autour de son poignet. Puisqu’il te le demande.
Face à l’insistance générale, Dragan soupira, puis se redressa de mauvaise grâce. Il laissa son sabre sur le banc et ouvrit la boucle de sa ceinture de cuir, faisant glisser au sol les trois fourreaux contenant dagues et stylets. Une fois débarrassé de toutes ses lames, il gagna le centre de la cour et prit une posture défensive.
— OK, on y va. Je t’attends.
— Prends une arme, s’offusqua Maël. Je ne m’attaque pas aux gens désarmés.
— Tu es stupide et tu as tort. On y va, attaque-moi.
Maël le fusilla du regard avant d’adopter à son tour une posture de garde. Il détailla rapidement son adversaire, comme pour le jauger.
Dragan portait une chemise noire de tissu rêche, dans laquelle il devait bouillir à cause de cette chaleur. Pour empirer la situation, un gilet de cuir souple lui enveloppait les épaules. Ses hautes bottes lui montaient jusqu’aux genoux, recouvrant ses chausses simples, noires elles aussi. Avec ses cheveux sombres, les cernes sur sa peau dorée et son regard gris acier, inflexible, il paraissait sinistre. Si encore un sourire venait égayer l’ensemble…
— On dirait que tu vas à un enterrement, commenta Maël alors que les deux adversaires commençaient à se tourner autour.
— J’irai au tien, si tu ne te concentres pas davantage.
Léopoldine et Alex accueillirent cette réplique d’un sifflement appréciateur et suspendirent leur combat, appuyés dos au mur pour profiter d’un peu d’ombre en même temps que du spectacle. Même Isaac ouvrit un œil, tiré de sa méditation. Piqué au vif, Maël se fendit, visant d’un coup d’estoc la gorge adverse.
Peu désireux cependant de réellement blesser son partenaire, et peu habitué à se battre contre un homme désarmé, il retint son coup. À peine, d’une manière tout juste visible, un léger moment d’hésitation qui lui coûta cher.
Au lieu d’esquiver comme tout le monde s’y attendait, Dragan leva le poignet gauche, rempart a priori dérisoire contre la morsure de l’acier. L’épée d’apparat de Maël rebondit dans un crissement désagréable contre le protège-poignet en métal dissimulé sous la chemise noire.
Profitant de cet instant de surprise, Dragan avança vers l’ennemi, comblant la distance les séparant. La lame glissa contre son poignet cerclé de fer et emporta Maël dans son élan.
Dragan pénétra la garde adverse. Dans la continuité du mouvement, il attrapa une minuscule dague contre son flanc, cachée par le gilet de cuir. Il frôla les côtes de Maël, glissant près de lui jusqu’à se retrouver dans son dos, le torse plaqué contre ses omoplates. D’un geste sûr, il le saisit par le menton pour placer sa dague contre la peau fragile du cou.
L’échange avait duré moins de deux secondes. Une passe unique, efficace. Dragan maintint son ennemi immobile, piégé par une étreinte mortelle.
— Enfoiré ! Tu es incapable de te battre avec honneur, balbutia Maël, qui pouvait à peine articuler avec les doigts de l’autre crispés sur ses joues.
Dragan raffermit sa prise. Il lui aurait suffi d’un mouvement pour briser la nuque de Maël. Il se contenta d’appuyer davantage la dague contre la gorge de son adversaire. Un minuscule filet de sang suinta sur la peau mate. Dragan répondit, dédaigneux :
— Se battre avec honneur ? Les cimetières sont pleins de gens qui se battent avec honneur.
Isaac et Alexander tentaient de se retenir de rire ; Léopoldine, elle, ne prenait pas la peine de masquer son hilarité. Satisfait de son petit effet, Dragan relâcha sa victime et rengaina sa dague. Il se dirigea vers le mur où il se tenait adossé plus tôt.
— Considère ceci comme une bonne leçon. Ne te fie jamais aux apparences. Et ne te fie jamais aux paroles d’un adversaire. Surtout, surtout, s’il s’agit d’un voleur.
Maël grimaça, ramassa son épée tombée au sol entre-temps. Il tapota du bout des doigts la ligne rougeâtre le long de sa jugulaire.
— Barbare, commenta-t-il.
Mais il souriait, beau joueur. Alexander eut pitié de lui.
— Viens, on va faire une ou deux passes. Dragan a raison, il faut ménager ton dos. Il ne faudrait pas que la blessure s’ouvre de nouveau. Des passes douces, donc. Et réglementaires cette fois, promis.
— Dragan m’a dit de ne jamais croire un voleur.
Alexander dégaina sa rapière.
— J’étais duelliste. Il doit bien me rester un peu de ce… Ce truc-là, comment tu l’appelles ?
— L’honneur, rétorqua Maël, se mettant en garde de bon gré.
***
Il s’avéra que Maël n’était pas un si mauvais épéiste que ça. Bien sûr, son arme était trop lourde. Belle, sculptée, décorée de joyaux, mais mal équilibrée, avec une lame dont le fil souffrait d’imperfections. Bien sûr, il avait un style académique à en pleurer. À la première altercation dans une ruelle, il se ferait ouvrir en deux.
Bien sûr, jamais confronté à la réalité du terrain, la moindre botte de tire-laine le laissait dépassé, incapable de réagir. Il se battait comme un riche. Malheureusement pour lui, les riches gagnaient rarement à ce jeu-là.
Malgré tout, ses gestes étaient précis et sa silhouette leste, athlétique, démontrait une certaine endurance. Sa blessure semblait à peine le handicaper. Si un ou deux voyous lui apprenaient les ficelles de l’escrime des rues, il pourrait s’en sortir.
Quelque chose chiffonnait Dragan, cependant, alors qu’il observait Alex entraîner leur invité. Il s’en ouvrit à Léopoldine, assise à côté de lui :
— Tu ne remarques rien, dans sa manière de se battre ?
La jeune femme étudia minutieusement l’échange. Puis elle reporta son attention sur Dragan.
Elle le respectait énormément et elle l’appréciait plus encore. Un peu son frère, son mentor, son protégé et son protecteur. Et, surtout, l’homme le plus intelligent qu’elle ait jamais connu. Pas de cette intelligence vivace, qui explose au grand jour. Plutôt cet esprit brillant et discret, silencieux. Qui observe, qui analyse. Tout, tout le monde, tout le temps. Cet esprit qui avait conçu des plans magnifiques, qui ne se reposait jamais. Un esprit dont elle n’était jamais parvenue qu’à effleurer la surface, mais qu’elle savait déchiffrer.
Depuis que Maël était arrivé, Dragan était différent. Il y avait quelque chose… Comme lorsqu’il préparait un gros coup. Comme s’il réfléchissait à chaque seconde. Elle pouvait presque entendre les rouages cliqueter dans sa boîte crânienne.
— Il y a un élément dont je devrais être au courant ? s’enquit-elle d’un murmure.
Dragan analysa un instant la question et choisit sa réponse :
— Tu as confiance ?
— Toujours, rétorqua-t-elle sans hésiter.
— On a gros à gagner. Très gros. Mais ce sera encore long. N’en parlons plus. Alors, tu ne remarques rien ?
Léopoldine reporta son attention sur le duo qui œuvrait non loin d’eux.
— Il a des accès d’excellence, constata-t-elle après plusieurs minutes. Et puis il replonge dans la médiocrité. C’est peut-être sa blessure qui se rappelle à lui… Je ne sais pas. Tu penses qu’il nous cache quelque chose ?
Dragan se contenta de sourire.
***
— Allez, quoi, donne-moi des conseils, minauda Maël à la fin de la séance d’exercice.
— Pas de temps à perdre. Et je n’ai toujours pas confiance, je veux pouvoir t’allonger d’un coup si besoin. Ne t’excite pas trop, le rabroua Dragan.
— Je pourrais être utile…
— Rien du tout. On fait un coup ensemble et après tu dégages. Je ne vais pas perdre mon temps à former un bourgeois à l’art subtil du combat déloyal.
Maël se résigna avec un soupir. Léo lui tapota amicalement l’épaule et lui chuchota à l’oreille :
— Il m’a fallu cinq ans pour qu’il accepte de dormir en ma présence. Il était persuadé que j’allais l’égorger dans son sommeil. Il a fait de francs progrès à ce sujet depuis cette époque. C’est sa rencontre avec Isaac, en prison. Paradoxalement, ça lui a fait un bien fou.
Maël eut l’air très intéressé par cette anecdote, mais Léopoldine ne lui fit pas le plaisir de développer.
— Ce n’est pas contre toi, hein. Même s’il s’améliore à ce sujet, il ne donne pas facilement son amitié. Encore moins sa confiance. Ça peut paraître frustrant, mais ça nous a déjà sauvé la vie…
Maël se contenta de cette explication. Dragan tenait beaucoup aux Lézards et faisait de son mieux pour leur offrir une vie confortable, cela se voyait dans la manière qu’il avait de les regarder. Une mère qui surveille ses petits du coin de l’œil, sans en avoir l’air.
Maël se prit à espérer que le vol du Gaïa se déroulerait sans accroc. Sinon, nerveux comme il l’était, Dragan n’hésiterait pas à lui sortir les tripes du ventre.