Chapitre 1

Dans l’atelier du peintre

Salvatore délimita l’ombre du bras qu’il brossait d’un trait sûr. Son geste accompli, il recula légèrement pour étudier le résultat. Accentuée par le contraste réalisé, l’ébauche de lumière sur la chair nacrée donnait à celle-ci un rendu de soie irréprochable. Si parfait qu’on avait soif de la toucher.

Satisfait, le peintre plissa les yeux de contentement. Il maniait son pinceau avec la précision d’un orfèvre. Il en était en tout plein conscient. Une qualité que lui enviaient tous ses collègues et que jalousaient quelques-uns.

Avec complaisance, il laissa courir son regard sur la toile. Le tableau qu’il achevait s’annonçait comme une merveille de plus, à ajouter à la longue liste de celles qui lui valaient la réputation d’être un des meilleurs artistes de sa génération. Encore quelques retouches, et sa nouvelle œuvre rejoindrait le palais des Médicis.

Trois d’entre elles se trouvaient déjà chez il Magnifico. Une reconnaissance de sa virtuosité qui n’était pas à la portée de tous les peintres d’Italie. Encore moins de ceux de la ville de Florence, dont la pépinière de talents exacerbait la compétition. En cette année 1490, Lorenzo de Médicis demeurait avant tout un homme d’État avisé, redouté autant que respecté pour ses prises de positions politiques. Mais il était aussi un esthète réputé, qui choisissait avec soin les artistes qu’il favorisait.

Salvatore était heureux d’appartenir à ceux-ci. Il appréciait la générosité de son protecteur, sa force de caractère, ainsi que l’amitié sincère que ce dernier semblait lui porter. Redevable et touché par une estime égale, il honorait ses commandes en mettant tout en œuvre pour le satisfaire.

Cette fois-ci, il était particulièrement inspiré par son modèle. Celui-ci représentait un ange brun à la figure juvénile et au corps gracieux, en train de se prélasser sur un nuage vaporeux. Les ailes en partie repliées, le bel éphèbe soulevait à demi son torse glabre, délicieusement souligné par deux petits bourgeons rosés. Un de ses bras élégants rejeté en avant, il paraissait déployer sa main blanche aux longs doigts fins à l’adresse de tous ceux qui le regardait. Comme une invitation à le rejoindre.

Sa position lascive n’excluait pas une part d’innocence qui le rendait irrésistible. Tout au moins, jusqu’à ce qu’un œil averti croisât ses orbes clairs. D’une froideur étonnante sur un visage aussi jeune, ils alliaient le singulier de leur couleur, d’un bleu pastel tirant sur un vert dilué, pour prêter à son regard une expression glacée. Un détail renforcé par la personnalité distante de son modèle, qui donnait à son sujet une ambivalence absolument unique.

Il nommait ce tableau L’Ange de Nyckos. La référence à l’ange paraissait évidente ; quant à Nyckos, c’était pour lui l’évocation d’un voyage ancien qu’il n’oublierait sans doute jamais.

Pris dans les rets d’une nostalgie minée de regrets, le peintre demeura quelques instants le pinceau en l’air, jusqu’à ce qu’il entendît son ami Silvio remuer derrière lui. Sculpteur renommé et portraitiste amateur, ce dernier se complaisait à observer son travail chaque fois qu’il lui rendait visite. Attentif au moindre de ses gestes, il était capable de suivre l’avancée de ses œuvres durant des heures. Une façon à la fois détournée et respectueuse de recevoir une leçon du maître.

Salvatore se prêtait volontiers au jeu. Silvio était son ami et peindre devant un public était une obligation incontournable lorsque l’on exécutait des commandes pour les plus prestigieuses familles de Florence. Certains de ses commanditaires ne se gênaient pas pour surveiller la concrétisation de leurs espoirs, critiquer un détail qui ne leur plaisait pas ou demander une modification de dernière minute. Par rapport au quotidien de la majorité de ses contemporains, le peintre n’avait pas à se plaindre. Les reprises exigées étaient relativement rares.

Douze ans auparavant, la première toile qu’il avait livrée aux Médicis avait décidé de l’ascension fulgurante de sa carrière. La réalisation d’une pietà adressée aux Borgia l’avait ensuite propulsé au rang des meilleurs artistes de sa génération. Depuis, les commandes affluaient. L’argent gagné lui permettait d’entretenir son propre atelier, une domestique et de gâter ses amants de passage. À trente-trois ans, Salvatore Gecatti se considérait non seulement comme un homme comblé, mais heureux de vivre librement ses passions. Pour rien au monde il n’aurait changé d’existence.

Brisant le cours de ses réflexions, Silvio se pencha sur son épaule pour remarquer à mi-voix :

— Il est magnifique. D’où vient-il ?

Un instant, l’œil du peintre se figea sur son modèle. Le jeune homme étendu sur le ventre devant lui ne devait pas avoir plus d’une vingtaine d’années. Entièrement nu, il tenait la pose sur une estrade garnie de coussins, tout en le dévisageant d’un air impassible.

Tout en lui exsudait la beauté : sa silhouette mince et élancée, l’élégance de sa musculature finement modelée, la blancheur de ses épaules, la longueur des mèches bouclées de sa chevelure brune, le tracé délicat de sa figure ; jusqu’à l’arrondi parfait de ses sourcils et le dessin raffiné de sa bouche. C’était pourtant sans conteste la pureté glacée de ses yeux couleur d’aigue-marine qui fascinait Salvatore.

Conscient que son ami attendait une réponse, il s’arracha à sa contemplation.

— De Grèce, je crois.

— Tu crois ? Je reconnais bien là ton pragmatisme pour ne viser que l’essentiel. En tout cas, il a un cul de toute beauté.

Silvio commentait sans plus se soucier de baisser la voix. Salvatore ne pouvait qu’agréer intérieurement. Attentif cependant à préserver le peu de pudeur que son modèle conservait peut-être encore, il rectifia :

— Il a surtout un visage d’ange. Et c’est tout ce qui m’intéresse.

Il en fallait toutefois davantage pour décourager son ami de pérorer comme s’ils se fussent trouvés seuls.

— Ne me dis pas que le reste de cette splendeur te laisse de marbre.

— Contrairement à toi, j’aime séparer ma vie professionnelle de ma vie amoureuse, Silvio. Je vois défiler des corps nus toute la journée. Des traits et des yeux comme ceux-là, en revanche, on n’en rencontre qu’une fois dans sa vie… normalement, acheva-t-il pensivement en reportant de nouveau son attention sur le jeune homme.

Belle poupée refusant de manifester ses sentiments, son modèle ne paraissait pas les entendre. Il était pourtant suffisamment près pour ne rien perdre de leur conversation. Fidèle à son détachement habituel, il dévisageait Salvatore en silence, avec une indifférence étrangement contrebalancée par l’intensité du regard dont il le dévorait.

Le peintre s’interrogeait souvent sur l’insistance de ce regard. Un regard qui, quel que fût le nombre de personnes présentes dans l’atelier, ne paraissait toujours s’intéresser qu’à lui. Son manque de chaleur humaine l’intriguait d’autant plus qu’il lui semblait parfois déceler l’ombre d’un chagrin enfoui au fond des iris clairs. Il se disait alors que la vie avait dû malmener ce garçon, mais le caractère renfermé du bel éphèbe ne l’incitait pas à s’appesantir sur le mal qui le rongeait.

La vie était trop courte pour la gaspiller à tenter de régler les problèmes des autres. Il s’y était cassé les dents sept ans auparavant, et il ne tenait pas à renouveler l’expérience. Il en gardait la cicatrice d’un regret trop cuisant.

Sur bien des points, son modèle demeurait une énigme. Les heures de pose achevées, celui-ci regagnait directement la soupente qu’il lui louait sous les toits sans jamais chercher à engager la conversation. Il ne lui connaissait aucune fréquentation et, mis à part pour effectuer quelques courses quand il l’envoyait quérir des couleurs ou du papier pour lui, il ne sortait pratiquement pas.

Qu’un garçon aussi beau préférât la solitude de sa chambre au gai tintamarre que les jeunes gens de son âge entretenaient à travers les rues de Florence participait à son mystère.

Salvatore se demandait souvent à quoi il occupait le reste de ses journées. La crainte de franchir une limite lui interdisait de l’interroger. Son accent, son manque de repère en ville, son goût pour la saveur des aubergines et les pois cassés que cuisinaient parfois Martha, sa domestique, lui laissaient supposer qu’il était grec, qu’il était arrivé depuis peu à Florence et qu’il était venu lui proposer ses services pour ne pas mourir de faim.

Pour sa part, il continuait de vivre sa vie telle qu’il la concevait, sans lui cacher son orientation sexuelle. De ce fait, il ne lui avait jamais dissimulé son faible pour les partenaires masculins en matière amoureuse.

Depuis qu’il avait emménagé sous son toit, le jeune homme avait d’ailleurs fréquemment aperçu Paolo, son amant du moment. Joyeux drille et comédien de son état, ce dernier appartenait à la troupe protégée par le maître de Florence. Hédoniste convaincu, Paolo ne se gênait pas pour inviter Salvatore à essayer toutes les surfaces utilisables de l’atelier afin de satisfaire leurs besoins charnels.

Les avait-il surpris ? Épiés ? S’était-il détourné avec mépris ? Voire avec dégoût ? Ou bien les avait-il reluqués avec envie ? Le peintre refusait de s’attarder sur la question. L’amitié que lui témoignait Lorenzo de Médicis forçait l’Église à fermer les yeux sur l’orientation de sa vie amoureuse et il n’avait que faire de la désapprobation ou de l’assentiment de son locataire.

Il rencontrait suffisamment de personnes affichant des goûts similaires dans les fêtes auxquelles le conviait la noblesse pour n’éprouver aucune honte concernant ses penchants. Et puis, ne commençait-on pas à parler de mœurs florentines à travers l’Europe entière pour évoquer les ébats érotiques que partageaient deux hommes ?

Ce n’était néanmoins pas une raison pour obliger son modèle à subir les conséquences de ses préférences. Et encore moins pour le soumettre aux réflexions libidineuses d’un ami qui n’avait jamais réussi à fixer un choix définitif sur l’un ou l’autre sexe.

Conscient que Silvio ne parviendrait pas à retenir sa langue, Salvatore posa son pinceau et s’étira, comme si lui-même ressentait le besoin de se détendre, avant de s’adresser au jeune homme :

— Laisse-nous, à présent, Sandro. Cela fait plus de trois heures que nous travaillons et tu dois commencer à t’engourdir. Nous reprendrons la séance plus tard.

Obéissant sans un mot, le bel éphèbe se releva, dévoilant un instant la totalité de sa plastique avant d’enrouler un drap autour de ses reins. Que ce fût au bain public, ou le long de l’Arno quand le temps autorisait de s’y baigner, la pudeur était un luxe que beaucoup ignoraient. Mais en le voyant rejoindre ainsi l’escalier qui montait sous les toits, Silvio eut un hoquet de surprise envieux.

— Il descend tous les jours nu comme un ver de ton grenier ?

— Ça nous fait gagner du temps, répliqua Salvatore avec agacement. Et il ne le fait que lorsque je ne suis pas censé recevoir d’importun tel que toi.

Il n’aurait su dire pourquoi, mais l’insistance de son ami lui déplaisait.

— Magnifique, vraiment magnifique, répéta Silvio en regardant avec regret le garçon monter à l’étage.

Le peintre décocha au sculpteur un œil noir, tout en devinant qu’il aurait du mal à lui tenir rigueur. Bavard, effronté et séducteur impénitent, Silvio compensait une taille moyenne, le manque de lustre d’une chevelure brune qui se clairsemait et un léger embonpoint par la volubilité d’un joyeux caractère, et l’expressivité d’un visage sans grâce, mais souriant.

Son attrait pour Sandro amusait Salvatore. Il suivait néanmoins la progression de son modèle d’un air tellement concupiscent qu’il se sentit obligé de l’avertir :

— Ne t’imagine pas un instant que parce que je t’apprécie, je te laisserai l’ennuyer avec des déclarations ou des gestes déplacés.

Reportant son attention sur lui, Silvio répliqua avec une moue faussement chagrine :

— Pourquoi déplacés ? Mes déclarations et mes gestes te plaisaient lorsque je te faisais la cour.

— Nous avions dix-huit ans et cela n’a jamais dépassé le stade de quelques baisers sulfureux, répondit Salvatore sans se troubler.

Taquin, son ami insista :

— Aurais-tu des regrets ?

— Absolument pas. Je préfère mille fois partager ton amitié que d’avoir dû subir les multiples infidélités que tu imposes à tes innombrables conquêtes.

Nullement vexé, le sculpteur partit d’un éclat de rire. Il connaissait Salvatore depuis l’enfance et il espérait conserver son affection jusqu’à la tombe. Depuis longtemps, il avait renoncé à entraîner le peintre vers une relation plus charnelle, même si ses rêves les plus secrets le poussaient parfois à imaginer de viriles étreintes entre les bras de cette force de la nature.

Regarder son ami provoquait toujours en lui un frisson agréable au niveau des reins. Tout en Salvatore évoquait la puissance du lion au repos : l’indiscipline et la longueur irrégulière de sa crinière rousse, l’épaisseur de son court collier de barbe, la noblesse altière de son port de tête, la beauté de son nez droit, celle de ses lèvres pleines et bien ourlées, sa taille haute et ses épaules larges en accord avec sa musculature développée, jusqu’à l’éclat doré de ses yeux noisette.

Silvio était également bien placé pour savoir que son ami possédait un palmarès plus qu’honorable côté fesses, tout comme le sien. À la différence que le peintre ne collectionnait jamais ses amants simultanément et qu’il conservait l’espoir de rencontrer un jour le véritable amour. Il lui aurait sans doute rappelé le nombre de ses aventures si le jeune homme qui achevait de grimper l’escalier n’avait pas focalisé l’essentiel de son attention.

Le sculpteur avait rarement vu des jambes aussi joliment tournées et il suivit le mouvement des mollets galbés jusqu’à ce que le plancher de l’étage les dissimulât. Pour un peu, il se serait pourléché et ce fut d’une voix empreinte de gourmandise qu’il insista :

— S’il ne te tente pas, il n’existe aucune raison pour en dégoûter les autres. Ce fruit tout juste mûr n’attend que la main d’un connaisseur pour tomber de son arbre.

L’expression de Salvatore se durcit tandis qu’il répliquait d’un ton sec :

— Il ne manifeste aucune attirance pour les hommes.

Apparemment, il ne plaisantait pas. Voilà qui ne manquait pas de piquer la curiosité de Silvio. De plus en plus intrigué et nullement découragé, celui-ci persévéra :

— Qu’en sais-tu ?

La réponse claqua sans le moindre humour :

— Il y a des signes qui ne trompent pas.

— Ça ne veut rien dire, répliqua Silvio. Il a peut-être appris à maîtriser ses pulsions. Et puis, je te rappelle qu’il demeure la plupart du temps couché sur le ventre. Ça lui donne un sérieux avantage pour camoufler une érection.

— Tu ne transformeras pas mon atelier en territoire de chasse !

— Tu t’inquiètes pour la vertu de tes modèles, maintenant ?

— Ça n’a rien à voir. Je veux simplement éviter que tu me le rendes les yeux cernés. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, j’ai besoin de m’inspirer de son teint frais.

— Oh ! Si ce n’est que cela, je peux toujours attendre que tu lui accordes enfin un jour de congé.

La mâchoire de Salvatore se contracta sur une répartie désobligeante qu’il retint de justesse. Il avait beau défendre un point de vue parfaitement honorable, il se sentait étrangement de mauvaise foi. Mauvaise foi que Silvio ne manqua pas de remarquer :

— À moins que mon insistance ne te déplaise pour un motif différent. Ne me dis pas que tu n’as pas imaginé une seule fois poser la main sur sa peau de pêche, autrement que dans l’intention de lui faire prendre la pose.

Affirmer qu’il n’avait jamais fantasmé sur un si beau modèle aurait été mentir. Mais éprouver des regrets face à un candidat apparemment insensible à une quelconque attirance axée sur son propre sexe était stérile. Salvatore détestait se compliquer l’existence. Il refusait également de se perdre en tentatives de séduction dont il n’était pas assuré du retour.

Les moments de complicité charnelle partagés avec Paolo le consolaient amplement d’un désir qu’il devinait sans contrepartie. Ainsi haussa-t-il les épaules avec une désinvolture un peu contrainte pour répondre à son ami, tout en négligeant la première partie de sa question :

— Autant entreprendre une aventure avec une de tes statues de marbre. Il est plus froid que la glace et c’est à peine s’il ouvre la bouche.

— Il est peut-être timide ? objecta Sylvio.

— Non. Je crois surtout qu’il cherche simplement à se faire un peu d’argent, et puis basta.

— C’est bien dommage, soupira le sculpteur tout en jetant un nouveau regard rêveur vers l’escalier.

— Sérieusement, Silvio, laisse-le tranquille. Ses façons distantes n’excluent pas une part d’innocence qui ne mérite pas que tu t’en amuses de cette manière.

— D’accord. Cependant, si j’ai un conseil à te donner : cache-le bien. Je connais plus d’une de nos fréquentations qui ne s’embarrasserait pas de tes vertueux principes en le voyant. Nous bénéficions d’une liberté d’action et de conscience appréciable, mais tu ne pourras rien contre le désir d’un notable ou d’un concurrent suffisamment bien en cour pour le réclamer comme un dû.

Éventualité dérangeante sur laquelle le peintre préféra ne pas s’attarder. Son ami n’eut néanmoins aucun mal à juger de son inquiétude à son silence. Or, il n’entrait pas dans ses intentions de l’assombrir. Repentant, il changea donc instantanément de sujet, et ce fut de manière gentille qu’il passa un bras autour de ses épaules tandis qu’il l’entraînait hors de l’atelier.

— Allez, viens. Tu travailles depuis des heures. Tel que je te connais, tu n’as rien dû avaler depuis ce matin. L’auberge du Petit Marcassin n’est qu’à deux pas. On y mange les meilleurs croûtons de foie de tout Florence. Arrosés d’un bon chianti, tu m’en diras des nouvelles. Et c’est moi qui régale.

Salvatore se laissa emmener, non sans lever les yeux sur l’escalier désert. Rien ne le rattachait à son modèle, si ce n’était l’exécution d’une toile qui présageait de devenir l’une des plus belles qu’il avait peintes. La froideur du jeune homme à son égard attestait d’un manque d’envie évident de développer ne serait-ce qu’un rapport plus amical. Au-delà d’une relation purement professionnelle, répondre par une indifférence polie était de mise.

Alors pourquoi n’arrivait-il pas à ignorer les propos de Silvio ? Sans compter l’impression désagréable qu’il avait d’abandonner son beau modèle à sa solitude tandis qu’il franchissait le pas de sa porte pour profiter des plaisirs de la vie.

Secouant la tête avec irritation contre lui-même, il s’admonesta pour ne plus penser qu’au plat goûteux qui l’attendait à l’auberge et au vin tout aussi bon dont il espérait bien se griser.

Chapitre 2

La solitude d’une soupente

Sandro gravit l’escalier qui menait à sa soupente plus rapidement qu’il ne le faisait à l’accoutumée. Pour un observateur peu attentif, il conservait la démarche lente et quelque peu dédaigneuse d’un prince impudique, indifférent à son entourage. Il n’en accéléra pas moins l’impulsion de son talon pour mouvoir plus vite son pied alors qu’il atteignait la dernière marche.

La perfection de sa plastique lui permettait de garder sa dignité et la tête haute malgré le peu que le drap cachait de sa nudité. Ce mois de juin se révélait heureusement suffisamment chaud pour qu’il pût jouer sans réserve de l’exposition de sa peau dépourvue de défauts et de la gracilité de ses membres. Sans pudeur était un terme qui se rapprochait davantage de la vérité.

Au quotidien, il aimait se promener nu dans l’atelier. Tout au moins lorsqu’il se trouvait seul avec l’homme auquel il louait ses services. À peine couvrait-il ce que la décence exigeait quand Martha pointait son nez pour réclamer quelques pièces pour aller au marché, ou s’informer si le maître avait des désirs particuliers pour le repas. La vieille femme avait mené cinq fils à l’âge adulte et elle en avait vu d’autres. Généralement, elle se contentait de hocher du chef d’un air indulgent dans sa direction.

Sandro savait que sa beauté était une arme et il avait appris à s’en servir. Une arme à double tranchant, mais une arme qui jouait le plus souvent en sa faveur, même si sa froideur était un contrepoids dont il avait conscience. Essayer de conserver l’attention de Salvatore par ce biais lui avait donc semblé naturel. Ainsi descendait-il nu dans l’atelier en espérant que le regard du peintre s’arrêterait sur ses courbes pour autre chose que le simple rapport de l’œil d’un expert désireux de réussir sa toile. Il admettait toutefois que, compte tenu de sa situation, ajouté à la raison de sa présence à Florence, son comportement était à la fois idiot et dangereux.

Il se sentait d’autant plus stupide que ses provocations demeuraient parfaitement sans effet. Jusque-là, elles n’avaient servi qu’à séduire des tiers, tel ce Silvio, dont les commentaires salaces finissaient par l’irriter. Cet importun n’avait pas la moindre idée de ce qu’il tentait vraiment d’initier avec le peintre. Pour son malheur, ce dernier paraissait être l’une des rares personnes à ne rien désirer de lui, au-delà de la simple image de son corps qu’il exécutait sur sa toile.

L’esprit accaparé par son échec, Sandro disparut à la vue des deux hommes avec un sentiment de soulagement mâtiné de tristesse. Comment le destin pouvait-il se montrer aussi cruel envers lui après les épreuves qu’il avait déjà traversées ? Abandonnant la rigidité de sa posture, il poussa la porte de sa chambre. Un souffle douloureux lui échappa alors qu’il refermait le battant derrière lui. Il se sentait comme un enfant qui se réfugie en lieu sûr pour fuir un châtiment non mérité.

Le plancher de bois était épais et les paroles que le sculpteur échangeait avec le peintre lui parvenaient plus étouffés. Silvio ne cachait pas le désir qu’il éprouvait pour lui. Ravalant un nouveau soupir, il avança davantage dans la pièce pour ne plus entendre distinctement leurs dires. Ce n’était pas la première fois que l’ami de maître Gecatti tenait ce genre de propos à son encontre. Lui ou un autre, il s’y était habitué et cela ne le faisait plus rougir. Il aurait simplement aimé que…

Non ! Il ne devait plus y songer. Il avait honteusement profité de la situation pour s’incruster ici, au mépris de toutes les règles de prudence qu’il avait juré de respecter avant de quitter son pays. À présent, il devait assumer sa faiblesse et si possible faire en sorte qu’elle ne nuisît pas à l’accomplissement de sa mission.

Enroulant davantage le drap autour de ses hanches, il s’assit sur le lit. Il avait l’intention de sortir, mais, dans l’immédiat, se vêtir lui semblait une corvée inutile. Il ne possédait d’ailleurs aucune garde-robe digne de ce nom. D’un air las, il jeta un regard sur le tas de fripes déposées sur l’unique tabouret. Celles-ci se composaient de peu de choses : une chemise de toile trop fine, des chausses et un pourpoint brun élimés, une paire de souliers à la semelle usée jusqu’à la corde, auxquels s’ajoutaient des habits de rechange tout aussi usagés pour les jours de lessive et un mantel de gros drap à larges manches pour se protéger de la pluie. Le tout soigneusement plié au fond du coffre en bois situé sous la lucarne étroite qui lui dispensait un peu de lumière.

À son arrivée, il ressemblait davantage à un vagabond qu’à un jeune homme en quête de travail. Si son commanditaire en Grèce n’avait pas pris en charge le coût de son passage, aucun navire n’aurait accepté de l’embarquer. Trop frêle pour manœuvrer les cordages, trop inexpérimenté pour monter dans les vergues, trop beau pour ne pas risquer de susciter des convoitises, trop peu causant pour s’attirer les sympathies nécessaires à lui assurer une traversée sans histoire.

Il était débiteur de son voyage. Il rembourserait. Pour cela, et pour le reste. Il n’avait pas le droit à l’erreur et il accomplirait ce que l’on attendait de lui. Comme toujours. Était-ce toutefois trop demander que de vivre durant quelques semaines comme il aurait aimé le faire des mois encore, si aucun secret ne pesait sur sa conscience ?

La soupente offerte était propre et saine, son lit disposait de draps neufs et d’une couverture pour les nuits fraîches, les gages promis honnêtes, les repas étaient déduits de son salaire, mais Martha remplissait toujours généreusement son assiette et le maître fermait les yeux. On lui avait fourni gratuitement un pain de savon et il était autorisé à utiliser le grand baquet d’eau relégué dans une pièce du bas pour sa toilette.

À bien y réfléchir, il n’avait jamais été traité aussi bien depuis la mort de sa mère. Et cela remontait à si longtemps que les traits de cette dernière se diluaient dans sa mémoire.

En bas, le bruit d’une porte qui se refermait l’avertit du départ des deux hommes. S’approchant de la lucarne, il tendit l’oreille pour écouter les bribes de leur bavardage qui s’éloignaient. Le rire du sculpteur les ponctuait. La rue relativement passante noya rapidement le joyeux accent de leurs voix et Sandro éprouva un brusque sentiment de solitude, alors qu’il aurait dû se sentir soulagé. Il ne reverrait sans doute pas son maître de la journée. C’était mieux ainsi.

Retirant le drap autour de sa taille, il s’approcha du tabouret pour enfin se vêtir. Le départ de Salvatore l’appelait à ses autres devoirs. Qu’il ne prît aucun plaisir à accomplir ceux-ci ne l’exemptait pas de s’y plier. Maussade, il ajusta l’un des lacets de cuir de sa chaussure pour éviter que celui-ci ne se rompît sur un point de frottement.

L’apparition d’un faciès rond au museau couturé de cicatrices derrière le carreau de la lucarne vint heureusement le distraire. Il connaissait ce chat roux, adepte des promenades sur les toits. Son ami de misère était de retour, comme s’il avait perçu sa détresse. Impatient de le rejoindre, l’animal grattait maintenant d’une patte contre le châssis pour lui demander d’entrer.

Un léger sourire éclairant son visage, Sandro débloqua le loquet pour ouvrir le battant. Un air plus chaud s’engouffra aussitôt dans la pièce tandis que les rumeurs de la ville s’amplifiaient. Indifférent au changement d’atmosphère qu’il charriait dans son sillage, le petit félin glissa son corps mince et souple dans la soupente. D’un bond, il se réceptionna avec grâce à ses pieds.

— Bonjour, Vagabondo. Toi aussi, tu penses que nous méritons de consoler nos solitudes ensemble ?

Relevant la tête, le chat qu’il venait ainsi de nommer lui adressa un miaulement feutré. Cela faisait maintenant près d’un mois qu’il avait entrepris de l’apprivoiser et un peu plus de deux semaines qu’il recevait ses visites intempestives. Une fantaisie bienvenue dans la monotonie de son emploi du temps.

Depuis son arrivée chez Salvatore Gecatti, ses journées bien rodées s’enchaînaient sans surprises. Une fois ses séances de pose achevées, il sortait un moment en passant par les toits, tout en prenant soin que personne ne le vît. Commençait alors une collecte d’informations indispensables, qu’il parvenait à glaner en rôdant autour des autres ateliers. Il s’employait à se renseigner le plus discrètement possible et, jusqu’à présent, il avait réussi à dissimuler son manège à son maître.

Les heures qu’il passait ensuite dans sa soupente lui laissaient un temps infini, qu’il avait appris à meubler de peu. Le plus souvent, il évitait l’ennui en observant la vie extérieure par l’étroite ouverture. C’est ainsi qu’il avait remarqué les allées et venues du chat roux entre les cheminées.

Prudent, sans être particulièrement méfiant, l’animal n’appartenait visiblement à aucune famille. Il n’avait pas peur de lui. Chasses et rapines constituaient son ordinaire, mais il semblait aussi apprécier son confort. La douceur des nuits incitait Sandro à dormir la fenêtre ouverte et, tous les soirs, le félin avait pris l’habitude de le rejoindre pour s’installer sur une pile de tissus usagés, entassés dans un coin.

Le plus souvent, il disparaissait au matin, ce qui invariablement occasionnait au jeune homme une sensation de vide. Il guettait avec impatience son retour. Il taisait sa présence, même s’il se doutait que Martha et Salvatore n’auraient rien contre un petit commis assez futé pour chasser les souris. C’était parfaitement égoïste et relativement enfantin de sa part. Il l’admettait, mais il avait besoin de conserver ce bonheur pour lui seul.

— Chut, ne fais pas de bruit, Vagabondo. Attends, je vais te donner à manger.

Joignant le geste à la parole, il se tourna vers l’étagère pour attraper le morceau de lard qu’il avait gardé de son repas de la veille. Son maître avait bien sourcillé en le voyant piocher ce mets de choix dans son assiette pour le mettre de côté, mais il n’avait rien dit. Affamé, le matou se jeta sur la nourriture, qu’il avala en quelques bouchées.

— Désolé, je n’ai plus rien. Je tâcherai de te rapporter davantage ce soir.

En songeant à l’ironie de sa situation, un rire amer lui échappa. Mieux valait que son commanditaire et protecteur ne se doutât jamais qu’il était capable de faire passer l’estomac d’un chat de gouttière avant le sien. Il mettait tant d’espérance en lui, en son aptitude à servir, qu’il était évident que tout attachement inconsidéré n’aurait pas été toléré.

Tout ce qu’il souhaitait, c’était que son ami à quatre pattes se faufilât encore ce soir par les toits pour dormir à ses côtés. L’existence du petit félin lui rappelait tellement la sienne. Étranger à un foyer fixe et susceptible d’être exposé à tous les dangers. Aujourd’hui comblé par une main qui lui offrait le gîte, le couvert et des caresses. Demain risquant de tout perdre s’il croisait un chat plus batailleur, un humain moins gentil, un chien grincheux ou la roue d’une charrette trop rapide. La similitude de leur destin n’en finissait pas de lui rendre ce chat sympathique.

— Tu seras toujours le bienvenu tant que je resterai ici. Je ne pourrai malheureusement pas te nourrir encore très longtemps, alors profite.

Comme s’il comprenait ce qu’il lui disait, le matou se frotta contre ses jambes en lui offrant un regard confiant. Apaisé, le jeune homme se pencha pour laisser sa main filer avec douceur sur son pelage. Le comportement affable de l’animal lui rappelait les chats de son village. Les seuls à lui témoigner un peu d’affection durant ses années de misère.

Songer à sa Grèce natale ne soulevait nulle nostalgie en lui. Mis à part pour l’éclat de son soleil et la blancheur des murs de ses maisons, il ne regrettait pas son départ. Ici, au moins, personne ne connaissait la personne qu’il était avant et ne le regardait de travers à la suite de sa transformation.

— Je vais devoir y aller, maintenant. Je te laisse la lucarne ouverte. Pars et reviens quand tu veux.

Attentif, le chat ponctua son discours d’un miaulement doux qui fit sourire Sandro. Le jeune homme lui accorda une dernière caresse, puis il se redressa pour marcher d’un pas déterminé vers la porte. À cette heure, Martha devait être occupée en cuisine. Il ne risquait donc pas de la croiser dans l’atelier. Il devait profiter de l’occasion de mener à bien les ultimes préparatifs de son plan, même si ceux-ci ne l’enchantaient pas vraiment.

Avec un peu de chance, il allait engranger de nouveaux renseignements susceptibles de l’aider dans l’accomplissement de sa tâche. Comme cela avait été le cas quand un assistant-peintre avait laissé traîner par mégarde un courrier adressé à un concurrent de son maître. Son commanditaire avait veillé à ce qu’il apprît à lire, écrire et compter, en grec, mais aussi en turc et en italien, et il se débrouillait plutôt bien dans tous ces domaines. Il conservait cependant ces savoirs secrets, histoire de s’informer sans en avoir l’air si on oubliait des documents intéressants sous son nez. Il avait été éduqué pour cela.

Que penserait de lui Salvatore s’il venait à découvrir tant de duplicité ?

Contrit à cette idée, il baissa la tête alors qu’il atteignait le bas de l’escalier. De toute manière, mieux valait qu’il ne songeât plus au peintre. Si tout se déroulait comme il le prévoyait, il quitterait définitivement cette maison d’ici quelques jours. Non pas que l’accomplissement de sa mission passât forcément par l’abandon d’un foyer aussi agréable, mais parce que le tableau auquel il insufflait son image s’achevait. Une fois le dernier coup de pinceau appliqué, plus rien ne le retiendrait ici, et tant pis si son cœur se serrait à cette idée.

 

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