Pour Christophe,
et à la mémoire de Raph.
Prologue
Assis à la table de son salon, Jérémie n’arrive pas à s’endormir et ouvre son ordinateur portable pour relire le scénario qu’il a écrit. Il est dévasté par la nouvelle qu’il vient d’apprendre, et il attend le petit matin pour rejoindre Londres en Eurostar. Ses yeux sont embués par les pleurs et le whisky qu’il a bu pour essayer de se consoler. Il cherche depuis plusieurs jours une phrase d’introduction au texte qu’il est près de terminer. Lui revient alors en mémoire un moment de sa vie, intense, peut-être le paroxysme de la relation qu’il a vécue, et il se dit que c’est ainsi que commencera le scénario du film qu’on lui a commandé.
Intérieur nuit :
Le personnage est dans son lit. Sa voix exprime en off ce qu’il rédige sur un carnet, la caméra s’approchant peu à peu de son visage.
C’était un soir d’été, il faisait encore lourd à deux heures du matin. Sur le lit éclairé par la lune, nous étions enlacés l’un contre l’autre. Étreinte fougueuse, retrouvailles après une dispute et mon abandon pour le corps d’un autre ; tu me pardonnais, sachant que c’était là le seul moyen de me garder près de toi. Nous nous aimions, nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre, et chaque trahison renforçait notre besoin irrépressible d’être ensemble, de fondre nos poitrines en un seul corps, de mélanger nos chairs pour ne faire plus qu’un. S’unir, se retrouver en l’autre dans l’unicité de nos prénoms semblables. Nous avions longuement pleuré, mêlant nos larmes à nos baisers et à la sueur provoquée par notre étreinte. Tu m’as déclaré alors :
— Qu’est-ce qui va nous arriver ?
Et cette phrase résonne encore dans ma tête des années après.
Partie I – Cinq ans avant
1
Debout dans sa chambre dont le lit et le sol sont jonchés de vêtements épars, Jérémie se sent, du haut de ses trente-deux ans, comme un adolescent : fiévreux et impatient. Un appel sur son portable et le voilà en effervescence, ne sachant pas comment s’habiller en cette fin de matinée d’été. Comme il ne veut pas avoir l’air trop sérieux pour ce rendez-vous, il choisit de porter un bermuda, une chemise à manches courtes et des runnings Nike bleu marine. Il essaie les vêtements et se contemple dans le miroir. Non, ça ne va pas. OK pour les chaussures, mais il doit se donner un look plus branché, la chemisette boutonnée le fait ressembler à un preppie[1]. Il échange donc le bermuda pour un jean auquel il fait des ourlets et enfile un T-shirt échancré gris anthracite. Il teste un chapeau. Non, c’est trop, il n’aime pas la personne qui lui fait face dans le miroir, pas aujourd’hui. Il a rendez-vous dans le parc, une allure décontractée, voire sportive, sera plus appropriée. Il pourrait prétendre qu’il en a profité pour courir… même si son dernier footing remonte à des mois ! Il retire le jean et fouille dans le tiroir du bas de sa commode parmi les shorts. Il en trouve un minuscule et échancré qui lui plaît bien, enfile un débardeur moulant et se détaille de nouveau dans le miroir. Mille neuf cent quatre-vingt-deux. Une image tout droit sortie d’un magazine porno.
Non, là, tu es ridicule. C’est trop provocant.
Finalement, il opte pour un short marine d’une longueur plus décente, ultra léger, orné de la petite virgule blanche, y associe un T-shirt marine et bleu roi, toujours avec les mêmes runnings. Une casquette ? Mauvaise idée. Pourtant, avec ce soleil de plomb, il vaut mieux en prendre une. Une fois l’accessoire sur sa tête, il s’inspecte de nouveau.
Mais qu’est-ce que je fais ? Je suis ridicule. Bon, ne changeons rien, je suis bien comme ça. Je n’ai pas à me donner des allures, je n’ai qu’à être moi-même. Et merde !
Il jette un coup d’œil à sa montre, laquelle indique qu’il est bientôt treize heures. Il a juste le temps de marcher jusqu’au parc en remontant la Dixième. Ils doivent se retrouver au sud de Sheep Meadow. Ça y est, il a les mains moites.
Il prend ses clefs, ses Ray-Ban et ferme la porte de son appartement.
La chaleur en ce mois d’août est presque suffocante. Heureusement, la météo annonce un orage pour la fin d’après-midi. Il sort de son immeuble, tourne à gauche et commence à remonter la Huitième avenue sur le trottoir de gauche, encore ombragé par les buildings. Il lui faudra une demi-heure pour arriver à Colombus Circle et entrer dans Central Parc sous les grands arbres, avant de se diriger jusqu’au pré, là où tout le monde vient s’allonger pour profiter du soleil. C’est sans doute un des meilleurs lieux de drague de New York.
Il a été cueilli par cet appel, ce matin à son réveil, alors qu’il avait décidé d’oublier ce garçon rencontré quelques jours auparavant dans un bar, et dont il n’avait pas eu de nouvelles ensuite comme il l’avait espéré. Il s’était attendu à recevoir un message le lendemain même de leur rencontre tellement il avait ressenti une intensité dans leur échange, mais ne voyant rien venir, il s’était fait une raison, se disant que, vraiment, les gays étaient des gens bien trop compliqués…
~
Le vendredi précédent, il a traîné ses guêtres, ou plutôt, en l’occurrence, ses boots, jusqu’au Eagle Bar sans en avoir vraiment envie. Il était seul en ville, ses connaissances ayant toutes déserté la fournaise qu’était devenue la métropole pour des rivages plus sereins, dans le Connecticut, le New Jersey, voire la Californie. Mais lui, le petit frenchy qui n’est dans la grosse pomme que depuis quelques mois, n’a pas les moyens de s’offrir des vacances ni de retourner chez lui. Il doit payer son loyer, et s’estime heureux d’avoir trouvé ce travail chez Dean and Deluca qui lui permet de s’en sortir et d’essayer d’écrire. Il sait qu’il est chanceux d’avoir dégoté ce studio dans Manhattan, par le biais d’amis de ses parents. Il est idéalement situé à l’angle de Grove Street et de Bedford, en plein quartier gay. Comme quoi, il est toujours bon d’avoir des relations. Une fois n’étant pas coutume, il a exceptionnellement terminé son travail à dix-huit heures ce soir-là, et il est rentré chez lui d’un pas lent et fatigué, traînant son ombre sur les trottoirs de Manhattan. Hors de la climatisation des magasins, marcher dans les rues est insupportable, le soleil brûlant toujours en cette fin d’après-midi. Une fois dans son appartement, il a ouvert la porte de son réfrigérateur et s’est assis en tailleur devant, dans un semblant de fraîcheur, en sirotant une bière dans la lumière orangée inondant la pièce par la fenêtre. Puis l’ennui l’a gagné, avec ses questionnements :
Qu’est-ce que je fous là depuis des mois ? À quoi bon continuer ici, dans cette ville où je reste finalement un étranger ?
Il se sent seul, n’a personne avec qui partager quoi que ce soit, en dehors de quelques potes qu’il a du mal à revoir de façon régulière. Il s’est tout de même fait assez rapidement un ami, Kevin, mais il le voit sporadiquement. Il n’a pas de mec, juste des coups d’un soir, enchaînés les uns après les autres. Non pas qu’il s’en plaigne, il aime cette liberté tout autant que la possibilité de suivre ses désirs et de rencontrer facilement des hommes, et Dieu sait que l’offre est alléchante à New York !
Le soleil s’est couché, laissant des traînées rougeâtres dans le ciel bleu pâle. Les lampadaires se sont peu à peu allumés, ainsi que les fenêtres de tous les immeubles, mais la chaleur demeure étouffante. Il en est à sa troisième bière quand, devant la tristesse de ce que propose la seule étagère à moitié remplie de son frigo, il décide de sortir s’acheter un bol de nouilles et d’arpenter les rues afin de n’être plus complètement seul. Vêtu d’un simple short en jean déchiré et d’un débardeur vert pâle délavé, il a mis ses grosses boots en cuir noir achetées dans une fripe de Canal Street, car elles lui rappelaient Marlon Brando dans L’Équipée sauvage. Arpentant les rues, il s’est retrouvé devant l’entrée de l’Eagle, bar cuir où il aime se rendre régulièrement pour savourer l’ambiance masculine et conviviale qu’offre ce lieu.
~
L’Eagle est un des plus vieux bars gay de New York, devenu un symbole comme le Stonewall depuis les années soixante-dix. Le lieu est simple, sombre et souvent blindé de monde, amassant sa clientèle en été sur le roofdeck où un deuxième bar est installé sur un plancher de bois. Les torses sont souvent nus et harnachés, les barbes y sont nombreuses en ces temps hipsters et les contacts se créent aisément. Pas de soirée à thème ce soir-là, juste une foule compacte qui se presse vers l’extérieur pour profiter de boire sous le ciel étoilé.
Jérémie commande une pinte, traîne un peu autour du billard inoccupé contre lequel est appuyé un bear en jockstrap qui lui sourit. Il retourne le sourire de ses belles dents blanches et décide de monter sur la terrasse. Cela prend dix minutes tellement il y a de monde. Dehors, l’ambiance est à la fois décontractée et survoltée. Il fait des hugs à deux mecs qu’il connaît, des habitués du lieu, lance un clin d’œil au barman avec qui il a baisé un des premiers soirs lors de son emménagement ; il se sent bien. Deux mecs rient à côté de lui, un autre lèche le téton de son compagnon au torse velu avant de lui rouler une pelle. Tous boivent des bières.
Accoudé à la balustrade en bois, un garçon le fixe. Il porte une chemise à carreaux rouge et jaune, un jean coupé en bermuda et de vieilles sneakers ultra-plates déchirées qu’il a enfilées sans chaussettes. Il a une masse de cheveux bouclés d’un roux tirant sur l’orangé, qui tombent à l’avant de son front alors que sur les côtés ses cheveux sont courts, presque rasés. Ses yeux sont d’un bleu presque transparent, et il arbore une moustache courte et épaisse. Il ne sourit pas, mais ne décroche pas ses yeux de Jérémie, le contemplant d’une façon qui devient presque gênante au bout d’un moment. Jérémie tente de soutenir le regard du garçon après l’avoir détourné par deux fois, cependant il lui est difficile de tenir.
Qu’est-ce qu’il a, ce mec ? pense-t-il. Il est gonflé de me dévisager ainsi.
Glissant un doigt dans un des passants avant de son short de jean, Jérémie essaie alors de se donner une contenance en y mettant une sorte de fierté, et continue à soutenir le regard de l’inconnu qui esquisse un léger sourire, amusé. À cet instant, Jérémie est surpris par une main sur son épaule.
— Hi, comment vas-tu ? lui lance en français Kevin, qui s’est approché de lui sans qu’il s’en aperçoive.
Grand et mince, d’une allure typiquement anglaise, cet homme de quarante ans est prof de français dans une Public High School de l’East Side. Ils se sont rencontrés dans ce bar et ont sympathisé peu après l’arrivée de Jérémie six mois plus tôt, et ils se retrouvent parfois le soir pour y prendre un verre après leurs boulots respectifs, lorsque Jérémie ne finit pas trop tard.
Kevin est un homme à la fois drôle et très séduisant avec qui il partage les mêmes références artistiques. Ils vont de temps en temps au cinéma voir de vieux films en noir et blanc, parfois même un musical à Broadway.
— Tu as entendu ? demande Kevin, enthousiaste.
— Quoi ? réplique Jérémie, perplexe.
— Non, t’es pas au courant ?
— Non, quoi ? s’enquiert Jérémie.
— Octobre, Madison Square Gardens…
Jérémie le détaille, cherchant à deviner les pensées de son ami.
— Mais encore ?
— Barbra ! s’écrie Kevin en levant les bras au ciel.
— My God ! Non ?
— Oui ! J’espère que tu as des économies, ma fille, ça va coûter une blinde !
— Je pourrai jamais me payer ça, répliqua Jérémie, dépité.
— Deux cent cinquante, le moins cher.
— Argh !
— Hors de question d’avoir des places à moins de cinq cents. Je te fais l’avance, j’ai le fric. Les places seront mises en vente lundi.
— Oh ! T’es un amour ! Mais je vais mettre un an à te rembourser !
— Don’t worry. Et puis c’est ton anniversaire fin septembre. Une partie de ta place sera ton cadeau.
Jérémie se jette dans ses bras. Il rêve depuis sa plus tendre enfance de voir celle qui a sans nul doute la plus belle voix au monde. Son enfance a été bercée par ses chansons, ses parents étant eux-mêmes de grands fans. Les fées se sont bel et bien penchées sur son berceau… Comment ne pas être gay, pense Jérémie en souriant, quand on est bercé par les chansons de Streisand !
Soudain son esprit se souvient du garçon aux cheveux roux, et il essaie de regarder au-delà du visage de Kevin afin de replonger, même rapidement, dans les yeux bleus insistants. Malheureusement, celui-ci est parti. Il tourne la tête à gauche et à droite, mais impossible de retrouver la crinière flamboyante dans la foule compacte. Kevin lui lance un regard interrogatif.
— Rien. Juste un mec, explique-t-il, un peu dépité.
— Qui ? demande Kevin avec curiosité.
— Personne. Un mec que je trouvais mignon et qui m’a souri. Oh, c’est trop cool, j’en reviens pas. Barbra ! Tu crois qu’on arrivera à avoir des places ? reprend-il, les yeux brillants tellement il est enthousiaste.
— Je serai devant mon ordi à dix heures pile pour être dans les premiers à réserver. Don’t worry.
Ils trinquent avec leurs bières.
— À Barbra !
— Espérons que Jason sera là.
Ils éclatent de rire. Une fois sa pinte terminée, Jérémie pose sa main sur la taille de Kevin et lui annonce qu’il va en reprendre une au bar, espérant – sans aucune innocence – arriver à localiser le mec perdu dans la foule. Il se dirige vers le comptoir, jouant des coudes pour arriver jusqu’au serveur qu’il connaît, inspecte autour de lui, mais ne retrouve pas l’inconnu. Alors, il commande un autre verre et scrute les corps autour de lui. Beaucoup de bears, de mecs portant des chemises de bûcheron aux manches arrachées, mais le plus grand nombre est torse nu, avec parfois des harnais ou des bracelets en cuir. Quelques-uns portent des shorts de running en nylon dévoilant des cuisses musclées et poilues, ce qui a le don d’émoustiller Jérémie.
Il est rapidement rejoint par Kevin, qui s’accoude au comptoir, et ils reprennent leur conversation, la musique étant moins forte à cet endroit. En tant qu’habitué du lieu, Kevin connaît beaucoup de monde et est constamment accosté par des mecs venant le saluer ou lui faire un hug. Cela amuse Jérémie, qui en profite souvent pour se faire présenter et apprendre à connaître, de vue du moins, de plus en plus de monde dans ce milieu.
La deuxième pinte faisant son effet malgré la chaleur, Jérémie abandonne Kevin pour rejoindre les toilettes qui se trouvent à l’étage inférieur. Il y a là aussi beaucoup de mecs qui attendent pour pisser ou qui se draguent dans le petit labyrinthe de couloirs. Il arrive enfin à se frayer un chemin jusqu’à l’urinoir, sort son sexe et se soulage à côté d’un mec qui le regarde. Jérémie lui sourit, mais se concentre sur sa vessie. Le mec approche sa main pour lui caresser le sexe, cela coupe illico son jet de pisse et fait gonfler l’objet du désir. Jérémie le laisse faire un temps, puis repousse doucement la main, faisant comprendre d’un rictus désolé qu’il a vraiment besoin d’uriner.
Sans se laisser démonter, le mec se retourne, se baisse et commence à sucer son autre voisin d’urinoir. Jérémie se concentre, débande et finit de pisser. Il sort alors des chiottes en enjambant deux mecs accroupis et se laisse entraîner dans l’ombre, frôlant des torses, de rêches denims tendus, jusqu’à ce qu’il sente un bras l’entourer et une main se poser sur l’arrière de son short, le rapprochant intimement d’un corps inconnu.
Il distingue mal les contours du visage qui s’avance vers lui. Il est maintenant à deux centimètres d’un type dont la main caresse son menton avant que sa bouche ne fonde sur la sienne. Il ouvre ses lèvres et accueille la langue humide. Le baiser est long, d’une infinie tendresse à laquelle on ne s’attend guère dans de pareilles circonstances. Il sent une moustache contre sa lèvre supérieure. Serait-ce le mec qui le regardait tout à l’heure ? Il essaie de mieux voir, mais l’obscurité l’en empêche. Il tente alors, tel un aveugle, de caresser la tête qui l’embrasse afin de deviner sa coupe de cheveux. Ceux-ci sont courts sur le bas du crâne, mais il n’a pas le temps d’en tâter le sommet que l’autre lui saisit les mains, le forçant à baisser ses bras le long de son corps, les retenant à l’arrière de sa taille. Jérémie se laisse faire, excité par cette situation.
Le garçon continue à l’embrasser tout en maintenant ses bras d’une seule main, et vient avec l’autre chercher un téton sous son débardeur. Il le lui pince doucement, faisant monter le désir. Il le retourne alors, le plaquant contre le mur, et défait les boutons de son short de jean, découvrant ses fesses nues. Il lui lâche un instant les poignets, le temps de déchirer l’emballage d’une capote, enfile la membrane, crache dans la paume de sa main et le pénètre sans autre préliminaire.
Jérémie sent son sphincter se détendre sous l’excitation et les effluves environnants de poppers. Il se contorsionne pour retrouver la bouche qui le rejoint et leurs langues se déchaînent. Jérémie ondule sous l’effet du plaisir, offrant son corps entier à cet inconnu qui le caresse et a pris possession de lui. Ils n’ont pas échangé un mot. La sueur coule le long de son corps, que l’inconnu lèche tout en continuant de lui maintenir les bras tendus au-dessus de sa tête contre le mur. Jérémie râle de plaisir, sent son corps électrisé.
Ils convulsent et éjaculent en même temps, et le baiser qui s’ensuit, une fois son cul dépossédé, est langoureux et suspend le temps. La tête posée contre son dos, le mec caresse son torse et ses avant-bras, Jérémie lui frôle les couilles doucement. Puis le mec lui lance, sans autre discussion :
— Je dois pisser.
Et il s’éloigne vers les toilettes.
Jérémie reste un temps à reprendre ses esprits, pensant que le mec va le rejoindre, puis, suffoquant de chaleur, il ressort sur la terrasse. La nuit est complètement tombée et la foule est plus dense. Il reboutonne son short et cherche Kevin du regard sans arriver à le localiser. Assoiffé, trempé de sueur, il décide alors de se diriger vers le bar, fait signe au serveur de lui remettre une bière et, tandis qu’il fouille dans sa poche pour chercher son argent, voit passer devant son visage une main tendant un billet. Son regard scanne un bras tatoué de roseaux remontant jusqu’au coude, se perdant dans la manche retroussée d’une chemise à carreaux rouge et jaune. Sur le cou, la peau est glabre, et quelques taches de rousseur parsèment sa joue. Il comprend alors, en apercevant la moustache et en rivant ses yeux dans ceux bleu clair et pétillants de plaisir de ce garçon, qu’il s’agit de la bonne personne.
— Hi ! lui lance-t-il, sa bouche découvrant un sourire éclatant de félicité.
Jérémie contemple ce mec, c’est une vraie bombe. Il remarque à cet instant-là le minuscule anneau qui orne son septum et trouve cela très beau. L’inconnu engage alors la conversation :
— Hi ! Jeremy.
— Comment connais-tu mon nom ? s’étonne Jérémie en haussant un sourcil.
— Je ne connais pas ton nom, je m’appelle Jeremy.
— Moi aussi, répond Jérémie, souriant en retour, surpris l’un comme l’autre de cette coïncidence.
Ils prennent les verres déposés devant eux et les entrechoquent. Le regard de Jeremy est pétillant et semble malicieux. Ils portent les verres à leurs bouches et avalent une grande gorgée pour se rafraîchir. La mousse reste un temps sur la moustache de Jeremy, qui l’essuie du revers de sa main en souriant toujours.
— Enchanté, alors, répond le type. C’est la première fois que je te vois, t’es pas d’ici ?
— Je ne suis en ville que depuis six mois.
— T’as un léger accent.
— Je suis français.
— Ah cool, ton anglais est très bon.
— Merci.
— Et pourquoi tu es venu vivre à New York ?
— L’envie de vivre autre chose, j’en avais marre de ma petite ville en France, je végétais. J’ai eu envie de découvrir un autre lieu et de parfaire mon anglais. J’ai toujours eu une fascination pour New York depuis que j’y suis venu enfant avec mes parents. Et toi tu es d’ici ?
— Moi, j’ai grandi au Texas, pas l’idéal quand on est gay. Je suis ici depuis maintenant cinq ans. Je m’y sens chez moi, plus qu’à Austin. Et tu fais quoi dans la vie ?
— Pour l’instant, je bosse chez Dean and Deluca. La restauration, c’est facile quand on est français ! C’est pas le boulot idéal, toutefois ça me permet de vivre et c’est plutôt sympa comme job. Dans l’idéal je voudrais écrire. J’essaie, mais jusqu’à présent, rien de très bon n’est sorti de ma plume. Et toi ?
— Moi, je bosse au centre LGBT, répond Jeremy. D’ailleurs, il va pas falloir que je traîne, je me lève tôt demain matin.
— Tu habites loin ?
— Bah, pas vraiment à côté, je suis à Brooklyn. Mais j’ai mon vélo. Ça me ferait plaisir qu’on se revoie. Tu veux bien me donner ton numéro de téléphone ?
Acquiesçant, Jérémie prend une carte sur le bar, demande un stylo au barman et note son numéro de portable. Jeremy met la carte dans sa poche, le fixe d’un regard coquin et lui dit « à très vite », toujours souriant. Il s’approche de lui et pose ses lèvres sur sa bouche en un chaste baiser. Il se retourne et s’éloigne dans la foule quelque peu délitée à cette heure.
Jérémie est troublé. Tout cela s’est passé si vite. D’abord la baise, puis cette courte discussion. Il tourne la tête à la recherche de Kevin, qu’il ne trouve pas. Ce n’est pas grave, il a dû repartir. Il jette un coup d’œil à son portable et découvre qu’il lui a laissé un message : « Vous êtes mignons, je te laisse draguer tranquille, je rentre. »
Kevin les a donc vus et s’est éclipsé. Jérémie finit sa bière et redescend les escaliers pour se retrouver dans la rue déserte. Il marche vers le village et regagne son appartement. Il aime ces clichés new-yorkais de sirènes et de fumées émanant des soubassements des buildings dans la nuit éclairée. Il croise un groupe de jeunes Écossais en kilt qui chahutent et chantent à tue-tête en gaélique ; l’un d’eux se retourne sur son passage et soulève son kilt en souriant. Jérémie est amusé, il lui sourit en retour. Finalement, l’autre lui adresse un clin d’œil et tire sa langue, puis se retourne pour rejoindre le groupe qui s’éloigne.
[1] Preppie : Style vestimentaire universitaire associé à une classe aisée américaine.
2
Il est quatorze heures lorsqu’il entre dans Central Park. Il s’engage sur le West Drive jusqu’à la hauteur de la Soixante-sixième. Le soleil est de plomb, n’empêchant pas quelques personnes d’avoir étalé leur serviette pour bronzer sur le pré. Drôle d’idée de lui avoir donné rendez-vous à cet endroit. Il le cherche du regard, pensant que Jeremy doit s’être étendu au soleil, croit l’apercevoir en la personne d’un beau rouquin en slip sur une serviette orange, lorsqu’il entend siffler derrière lui. Il se retourne et le découvre adossé à un arbre, souriant sous le vert feuillage qui apporte une ombre salutaire sur ce bout de pelouse. Il porte un short beige ample dont il a roulé les bords, un T-shirt rayé rose pâle et gris, toujours des sneakers plates, mais bleu ciel cette fois-ci, et un petit chapeau de paille grise. Après cette rapide inspection, Jérémie s’approche de lui.
— Je pensais te trouver allongé sur l’herbe.
— T’es fou ! Avec cette chaleur ! Non, j’ai plutôt tendance à fuir le soleil, ma peau blanche ne le tolère pas trop.
— Pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici alors ?
— Je bosse à côté, et puis c’est charmant de se promener dans le parc, non ?
Charmant, il aime bien ce qualificatif. Jeremy s’approche de lui et pose ses lèvres sur les siennes. Un baiser, un vrai, ni trop court ni trop long. Suffisamment pour que leurs langues se caressent de manière furtive et pour avoir un sentiment d’être déjà dans une relation.
C’est surprenant, presque indécent tant ils ne se connaissent pas encore. Et pourtant, ils échangent un baiser franc et décidé, simple et naturel. Jeremy sourit, il a quelque chose dans son regard trahissant une sincérité et une bonté qui sont rares à déceler avec autant d’évidence. Il ramasse son sac à dos et engage le pas sur l’asphalte.
Ils cheminent sous les arbres et laissent leurs pas les guider au hasard, passant sur un pont qui enjambe un plan d’eau au bord duquel se sont installés quelques couples, puis se retrouvent devant l’Angel of Waters sur Bethesda Terrace. La statue de l’ange en haut de la colonne de la fontaine est majestueuse au centre de cette rotonde. Ils s’assoient sur la margelle du plan d’eau, et Jeremy retire ses sneakers pour glisser ses pieds dans l’eau.
— Oh ! C’est bon, tellement rafraîchissant ! Tu devrais me rejoindre.
Mais il n’ose pas. Jeremy lui envoie alors une giclée d’eau avec sa main en riant. Amusé, et rafraîchi, Jérémie retire alors ses Nike et pose à son tour ses pieds dans l’eau fraîche. Jeremy se rapproche afin que sa cuisse touche la sienne. Ils contemplent l’étendue face à eux, les yeux plissés pour ne pas être aveuglés par le soleil.
— J’aime bien venir ici. Quand je bosse pas trop loin du parc et que j’ai un peu de temps, j’en profite toujours pour venir me connecter à la nature. Parfois c’est le midi, à l’heure de ma pause, je prends alors un hot-dog ou une petite salade et je viens m’installer pas trop loin d’une entrée. En fin d’après-midi, c’est bien aussi, j’ai souvent un peu plus de temps avant de rentrer chez moi, alors je viens marcher, me poser et méditer. Je crois qu’une feuille d’herbe est à la mesure du labeur des étoiles.
Il se tourne vers Jérémie, visiblement surpris par cette dernière phrase.
— Walt Whitman. C’est un poète extraordinaire. Il a écrit des pages sublimes sur la nature. Et quelques très beaux textes sur l’amour et le désir entre hommes.
— Je ne connais pas, répond Jérémie. Enfin, oui, j’en ai entendu parler, mais je n’ai jamais rien lu de lui.
— Je te filerai un de ses livres, tu es obligé d’aimer ! C’est le plus grand poète américain ! Si tu voyais le parc en hiver, quand il neige, on a plus vraiment l’impression d’être à New York.
— Oui, ça doit être beau quand tout est blanc, j’ai hâte de voir ça. Moi, je viens parfois courir le matin quand je commence pas trop tôt.
— Tu es arrivé en début d’année ?
— Fin février.
— Et tu viens d’où, de Paris ?
— Non, de Nîmes, c’est une petite ville dans le sud de la France. Une ville romaine.
— Ce doit être joli.
— C’est joli, mais c’est tout petit. J’en avais marre de voir toujours les mêmes personnes, il me fallait découvrir d’autres horizons.
— Je comprends, rétorque Jeremy. J’aime l’effervescence des grandes villes, et New York est vraiment un îlot dans tous les États-Unis, comme un État à part.
— Oui, c’est ce que disent beaucoup de gens. Au début, les gens que je rencontrais s’excusaient de votre président. Tu sais, me disaient-ils, nous a New York, on n’a pas voté pour lui ! Je trouvais ça drôle. Les gens viennent du monde entier pour vivre et travailler à New York. C’est un lieu cosmopolite, et j’aime ça. Beaucoup plus que ne peut l’être Paris, il me semble.
D’un mouvement lent, mais bien voulu, Jeremy frotte sa cuisse contre celle de Jérémie. Celui-ci observe son manège avec plaisir, puis le regarde en souriant.
— T’es mignon, lui lance-t-il.
— Toi aussi, répond Jeremy.
Puis, après un moment d’hésitation, il reprend :
— Tu sais, ce qui s’est passé l’autre soir à l’Eagle, c’était bien, mais, même si j’aime bien faire ce genre de plan de temps en temps, dans l’impromptu, avec un inconnu, il n’y a pas eu de hasard. C’était toi que je cherchais. Je t’ai vu tout de suite quand tu es arrivé sur le roofdeck. Tu m’as plu immédiatement. Je n’arrivais pas à te quitter des yeux. Puis quand un type est arrivé et t’a embrassé sur les lèvres, je me suis dit : « Merde, il a un mec. »
— Ah, Kevin.
— Alors je me suis rapproché pour entendre votre conversation plus distinctement. C’était pas évident avec le bruit et la musique, mais j’étais soulagé quand j’ai compris que c’était juste un pote. C’est juste un pote, hein ?
Jérémie acquiesce.
— Alors je t’ai suivi aux toilettes, et quand j’ai vu le mec qui t’a pris la bite, j’avais les boules, je voulais pas que tu te laisses faire, il était moche. Puis t’es sorti des chiottes, je me suis caché dans le noir et je t’ai vu passer devant moi. Je me suis dit que j’avais de la chance. Alors je t’ai attiré vers moi. J’étais super excité.
— J’ai vu ça, déclare Jérémie, un sourire en coin.
— J’ai adoré baiser comme ça avec toi.
— J’avoue que moi aussi, tu m’as plu tout de suite quand je t’ai vu me fixer du regard au bar. Puis je t’ai perdu de vue. J’ai espéré que c’était bien toi qui me prenais dans tes bras dans le noir. J’en étais pas sûr au début, puis j’ai senti ta moustache. Alors, en quelque sorte, moi aussi, je me suis trouvé chanceux. Puis t’es parti et je suis revenu sur ma pensée. Je me suis dit : « Encore un mec comme les autres, il avait juste envie de me baiser. »
— Non, y avait pas que ça. C’est étrange de dire ça alors qu’on a baisé direct, mais c’était différent. Je le sentais.
— Tu sais, répond Jérémie, tu me plais bien, mais je tiens à ce que tu saches qu’en ce moment, j’ai envie de plus qu’un simple plan cul comme je peux en enchaîner si facilement. Si on doit se revoir, j’aimerais que ce soit dans l’optique de se découvrir et d’apprendre à se connaître.
— C’est exactement ce que je ressens aussi, et j’ai envie de continuer à te voir dans ce but. J’avais peur que t’aies juste envie de baiser, et qu’on aille direct chez toi ou chez moi pour ça aujourd’hui. Enfin, j’en ai envie, tu sais, mais bon, pas que.
Après un instant de réflexion mû par l’émotion, Jérémie pose une main sur la cuisse aux poils blonds et frisés, penche son épaule vers Jeremy, tourne sa tête d’un quart de tour et pose ses lèvres sur les siennes.
— On va boire quelque chose ? propose Jérémie. Je meurs de soif.
— OK, allons à la terrasse là-bas.
Ils s’installent à une petite table ronde en métal sous le feuillage d’un grand arbre, un peu à l’écart des autres. Après l’avoir questionné sur ses envies, Jeremy se dirige vers le kiosque qui vend toutes sortes de glaces et de boissons fraîches. Jérémie le regarde s’éloigner, remarquant ses mollets bien dessinés et son attitude nonchalante.
Dans la file des promeneurs qui attendent d’être servis, Jeremy se retourne pour lui sourire. Ce garçon a beaucoup de charme. Lorsqu’il revient avec les deux verres de limonade, il trébuche et s’en renverse un peu sur les jambes, mais il en rit en s’assoyant :
— Je suis une vraie cruche ! déclare-t-il en s’essuyant avec une serviette en papier, avant de lever son verre à cette belle journée.
Ils sirotent leurs limonades à l’aide de leurs pailles ; Jeremy étend ses jambes et soupire de bien-être. Un moineau vient se poser sur leur table et les regarde tour à tour, penchant sa tête de gauche à droite. Jeremy plonge alors une main dans une de ses poches et en ressort quelques miettes de pain qu’il dépose sur le plateau de la table. L’oiseau s’en approche et vient les picorer. Jérémie est surpris et amusé.
— Je garde toujours quelques miettes sur moi quand je mange un sandwich, j’aime partager ce que j’ai avec les oiseaux, ils m’ont toujours fasciné.
Puis il ouvre sa main, laissant apercevoir les morceaux de pain qu’il gardait enserrés. L’oiseau les découvre, s’avance en sautillant d’un côté, puis de l’autre, n’osant pas s’avancer davantage. Il s’éloigne, revient, tourne sa tête et finit par s’envoler pour se poser sur le dossier d’une chaise à proximité. Jeremy garde la paume ouverte, sans faire de mouvement.
— Il ne faut pas bouger et savoir être patient.
Finalement, l’oiseau revient alors sur la table, fait deux aller-retour en petits bonds sur celle-ci, jaugeant le visage de celui qui lui offre cette nourriture. Après quelques minutes, il finit par s’approcher de la main. Sur ses gardes, il marque un temps d’arrêt, et tout d’un coup vient se poser sur la paume offerte pour y picorer les miettes, sans plus aucune peur. Il mange rapidement et s’envole, tournoyant un instant autour d’eux avant d’atterrir sur le sol à quelques mètres de là. Les deux compagnons se regardent en souriant.
Face à ce sourire, le cœur de Jérémie bascule et il ne peut s’empêcher d’imaginer la suite… La baise sera torride. Ils se jetteront l’un sur l’autre à peine la porte de l’appartement franchie. Déjà dans l’ascenseur, ils se rapprocheront et s’embrasseront avec fougue, sentant leurs queues se raidir au travers de leurs shorts. Dans l’entrée, à peine la porte refermée, ils s’arracheront leurs T-shirts afin de se caresser le torse en s’embrassant. Les lumières de la ville scintilleront au-delà des fenêtres tandis que Jérémie prendra Jeremy contre le dossier d’un vieux fauteuil dans le salon. Ils crieront de bonheur en jouissant en même temps sur le tapis…
Après avoir terminé leurs limonades, ils décident de se promener dans le parc, sous les verts feuillages, puis s’assoient au bord de l’eau. Le soleil commence à être moins chaud et ils profitent de cette fin d’après-midi, allongés sur l’herbe, discutant, se posant des questions afin de se connaître un peu mieux.
— Ça fait longtemps que tu travailles au centre LGBT ? demande Jérémie. Je croyais qu’il n’y avait que des bénévoles dans ce genre de lieu.
— En effet, il y a essentiellement des bénévoles, mais une grosse structure comme celle de la ville de New York emploie quand même quelques salariés. J’y ai bossé en tant que bénévole pendant deux ans avant qu’on me propose un poste fixe.
— Tu faisais quoi avant ?
— Je travaillais chez un vétérinaire. Je m’occupais de l’accueil, des rendez-vous, de vendre des produits pour chiens et pour chats.
— Tu as un animal ? l’interroge Jérémie, de plus en plus curieux.
— Non, plus. J’avais un chat pendant quelques années, je l’avais récupéré chez le véto, il avait été abandonné… mais il est mort il y a six mois et je n’ai pas eu le courage d’en reprendre un autre. Tu aimes les animaux ?
— J’en ai toujours eu, enfant, chez mes parents. J’ai vécu avec des chiens, des chats et même un cochon d’Inde. Mais j’ai jamais eu envie d’en avoir en étant seul, je veux dire, en appartement, en ville. J’étais fasciné par le moineau tout à l’heure. Par sa confiance en toi. J’adore les oiseaux. Les petits oiseaux, les canaris, les mésanges, les rossignols. Et par-dessus tout, les moineaux qu’on voit dans toutes les villes. Pourtant, tu vois, je supporte pas de voir des oiseaux en cage. J’aime les voir libres.
— Oui, c’est aussi une des raisons qui font que j’aime venir dans le parc. Il y a des écureuils aussi. Mais avec les moineaux, c’est différent. J’ai toujours eu un attachement particulier pour eux. Ils sont pas farouches quand ils te sentent calme.
Allongé sur l’herbe, tout en parlant, Jeremy a pris la main de son compagnon, et celui-ci se laisse faire. Contre toute attente, tout ça paraît très naturel. Une légère brise s’est levée et le soleil est passé derrière de grands immeubles bordant le parc, offrant une atmosphère plus respirable. Ils se sentent bien ensemble, se livrant l’un à l’autre avec facilité et spontanéité sans avoir peur du jugement de l’autre. Ils échangent avec sincérité, sans essayer de jouer un rôle, comme c’est souvent le cas afin d’essayer de plaire à l’autre. Nul besoin de faire de l’esprit ou de feindre quoi que ce soit. Tout est simple. Ils se relèvent en même temps après un moment de silence qui n’a rien eu d’embarrassant, juste un moment de quiétude où ils étaient à l’unisson, et ils se remettent à marcher. Leurs pas les guident vers une sortie à l’est, près de la Soixante-dix-septième rue. Jeremy propose alors une terrasse pour prendre un apéritif du côté de Soho. Son compagnon accepte et ils prennent le métro afin d’éviter la foule de touristes autour de Times Square.
Comme le bar se trouve non loin de Dean & Deluca, Jérémie connaît bien le secteur.
— C’est drôle que tu m’amènes ici. C’est mon quartier de boulot.
— Désolé, j’y avais pas pensé, réplique Jeremy en esquissant une moue gênée.
— Ce n’est pas grave. J’aime bien ce quartier, et c’est quand même assez éloigné du magasin. Donc ça va. Je ne bosse pas avant après-demain, ça fait du bien d’avoir un peu de repos. Tu disais que tu habites Brooklyn. Dans quel coin ?
— Je suis sur Wythe Avenue, à Williamsburg, lui répond Jeremy.
Jérémie acquiesce sans conviction.
— Je connais peu Brooklyn, s’excuse-t-il.
— Si ça te dit, on peut aller dîner par là-bas. Il y a plein de bons restaus, propose son compagnon en souriant.
— Oui, pourquoi pas, approuve Jérémie en retrouvant son sourire.
— Tu verras, c’est un quartier très sympa.
Jérémie hoche la tête ; il a hâte de découvrir cette nouvelle partie de la ville.
— Tu m’avais pas dit que tu avais un vélo ? reprend-il après quelques minutes.
— T’en fais pas, je l’ai laissé à un endroit sûr. Je pourrai le récupérer demain.
Ils passent commande auprès d’une charmante serveuse aux cheveux courts et bruns, et aux bras recouverts de tatouages. Tous les deux optent pour des Spritz qu’ils sirotent tranquillement en regardant passer les gens.
— Je n’ai pas beaucoup eu l’occasion de sortir de Manhattan depuis que je suis là. Je suis allé seulement deux fois à Brooklyn. La première fois, c’était pour me rendre à un marché aux puces que j’ai jamais trouvé, et la deuxième…
Il s’arrête net.
— Oui ?
— Tu vas te moquer de moi. C’était une nuit, j’avais pris un Uber pour aller chez un mec. Grindr.
Jeremy se met à rire.
— Tu n’as pas à être gêné. On fait tous ça !
— Oui, mais ce soir-là, le plan s’est révélé être désastreux. Le mec n’était pas seul. Il y avait deux autres types qui étaient moches et complètement imbibés. Je suis resté une demi-heure et je suis ressorti. Mais mon téléphone n’avait plus de batterie, alors j’ai sonné à nouveau chez le type et il ne m’a jamais rouvert. J’ai dû marcher pendant près d’une heure dans une sorte de zone désertique où je flippais de faire une mauvaise rencontre avant d’enfin trouver un taxi. J’étais complètement paumé, crevé et énervé contre moi-même. Autant te dire que j’ai détesté Brooklyn !
Jeremy lui adresse une moue compatissante.
— Alors à moi de te le faire découvrir différemment. Tu vas aimer. Je te le promets.
Il se lève, pose un billet de dix dollars sur la table et tend la main à Jérémie. Celui-ci sourit, saisit la main tendue et le suit jusqu’à Union Square. Le métro dans lequel ils entrent est bondé à cette heure-là et la chaleur n’arrange rien. Aux odeurs habituelles se mêlent celles de transpiration après une journée de travail et cela n’a rien de ragoûtant. À chaque station, un flot monte dans la rame, mais jamais personne ne descend.
Rapidement, ils se retrouvent collés l’un à l’autre, ce qui les fait sourire et les excite. Ils auraient pu en être gênés, mais ce n’est pas le cas. Ils laissent faire la nature et se sentent bien ainsi, complices.
Lorsqu’ils descendent à la station Bedford Avenue, la nuit est tombée et le quartier est plutôt animé. Des boutiques de vêtements sont encore ouvertes, l’une d’elles présente en vitrine des casquettes qui attirent tout de suite le regard de Jérémie. Attenant à la boutique se trouve un bar d’où provient une musique aux basses bien rythmées. En face, il y a l’entrée d’une salle de concert, un bowling, et un grand panneau sur un immeuble en construction annonce un futur hôtel de luxe. Les mecs autour d’eux sont tous canons, barbus, avec un bon look néo-rétro, bonnets sur la tête en plein été, shorts avec de grosses pompes de chantier, chemises hawaïennes ou débardeurs extra longs échancrés jusqu’au nombril. Pas un seul qui soit sans tatouage.
— Oui, c’est le royaume des hipsters. Tu n’as pas de tatouage, toi ? demande Jeremy en jetant un coup d’œil à son compagnon.
— Non, pas encore, mais je rêve d’en faire un. Le tien est très beau, tu l’as depuis combien de temps ?
— Je l’ai fait faire il y a un an, dans un salon à deux rues d’ici. Je t’y emmènerai si tu veux. Tiens, tu vois cette friperie ? J’y achète quasiment toutes mes fringues. Là, il y a un super bar. Si tu descends la rue… Allez, viens, on va descendre la rue, tu vas voir.
Ils marchent sur environ deux cents mètres, traversent une avenue et s’engagent dans ce qui semble être une impasse. Puis ils tournent à droite au bout de celle-ci, et là, la surprise est totale.
Face à eux, à l’arrière de l’East River, se dresse le plus beau panoramique que l’on puisse rêver de voir sur le skyline de Manhattan. Le Chrysler, l’Empire, l’United Nations ; une vue à couper le souffle, tout illuminée. Jeremy est satisfait de la surprise qu’il vient de faire.
— C’est beau, hein ?
— Waouh ! C’est fabuleux, répond Jérémie en sortant son portable pour prendre une photo.
— Attends, tiens, donne-moi ton téléphone.
Jeremy saisit l’iPhone et le retourne vers eux en tendant le bras, prenant un selfie devant ce magnifique panorama. Jérémie, ému, le prend par la taille et sourit à l’objectif.
— Cheese ! Comme ça, ce moment sera immortalisé. Voilà, il est à toi. Tu vas aimer Brooklyn. J’en suis certain.
— Je crois que j’aime déjà, répond Jérémie, un peu gêné, comme si cet aveu trahissait un sentiment naissant, bien qu’il sache qu’il est trop tôt pour songer à une relation sérieuse.
Sur le bord de la rivière, aménagé en promenade arborée, quelques personnes déambulent, profitant de la vue. Ils se retournent pour traverser l’avenue et s’arrêtent devant l’entrée d’un restaurant.
— Je te propose de dîner ici. C’est simple, mais très bon, déclare Jeremy, ravi de prolonger leur rencontre.
— Allons-y, alors, approuve Jérémie en hochant la tête.
— Tu aimes le homard ?
— J’en raffole, annonce Jérémie, un large sourire aux lèvres.
— Tu mangeras ici les meilleurs lobster rolls du monde, et ils font de super bons cocktails.
Ils grimpent les quelques marches en bois menant à l’entrée du restaurant, où ils sont accueillis par une serveuse pétillante qui leur dit que, par chance, une table en terrasse vient de se libérer. Au milieu des bambous, les tables sont respectablement espacées, des photophores sont disposés sur chacune d’elles, donnant une ambiance intimiste et estivale à ce semblant de jardin.
Ils s’installent et commandent deux cocktails du jour, à base de whiskey et de ginger-beer. La serveuse leur apporte la carte, mais comme Jeremy connaît bien l’endroit, il commande deux lobster rolls et une salade à base de chou kale et de mangue qu’ils partageront.
— C’est sympa ici. En effet, je n’avais pas du tout cette vision de Brooklyn.
— Tu sais, Brooklyn est, je crois, deux fois plus grand que Manhattan. Il y a plusieurs quartiers sympas, mais ils sont chacun espacés par des zones industrielles et des sortes de no man’s land, ce qui explique la facilité à s’y perdre.
Jérémie hoche la tête en souriant.
— Et tu habites dans ce coin-là ?
— Oui, à deux rues d’ici. Tu verras tout à l’heure.
Jérémie est à la fois surpris et content de l’assurance de Jeremy. Oui, il ira chez lui après. Ils n’avaient pas encore évoqué cette possibilité, mais en même temps, s’il a fait tout ce trajet pour se retrouver à côté de chez lui, il y a là une évidence.
À un autre mec, il aurait rétorqué qu’il ne doutait de rien, cependant il est content de profiter de cette soirée en compagnie de Jeremy. Il se laisse porter par la vague qui le soutient.
— Tu as l’air songeur… lance Jeremy en voyant son compagnon se perdre dans ses pensées.
— Non, rien, tout va bien. Je suis content d’être ici… avec toi.
Jeremy esquisse un sourire étincelant en entendant ces mots.
— Parle-moi de toi. J’ai envie de mieux te connaître. Tu n’es ici que depuis quelques mois, tu disais ? reprend-il.
— Oui, depuis février.
— Et que faisais-tu en France ?
— J’ai glandé un peu après mes études. J’ai fait les Beaux-Arts. C’était bien, une liberté totale. Mais après, si tu te spécialises pas dans quelque chose… bah, comme moi, tu te retrouves sans rien. Alors j’ai bossé comme serveur en continuant à dessiner et j’ai aussi fait un peu de vidéo. J’avais une chambre dans un appartement en coloc avec deux autres mecs. Gay tous les deux. On sortait souvent ensemble à des fêtes. On terminait parfois la nuit dans le même lit tous les trois. Puis j’en ai eu marre. Un jour, des amis de mes parents m’ont proposé de me louer leur appart ici. J’ai sauté sur l’occasion. Mes parents m’ont filé un peu de fric. Je suis parti un mois après.
— C’est courageux.
— Je sais pas, j’avais besoin de changement. De changer mes habitudes de jeune adulte. J’ai envie de construire ma propre vie. J’ai trente et un ans. Il est temps que je fasse quelque chose, explique-t-il en haussant les épaules.
— Et tu es au bon endroit. New York regorge de créativité. Mais aujourd’hui, l’essentiel de cette effervescence vient d’ici. De Brooklyn. Un grand nombre d’artistes et d’entrepreneurs se sont installés ici ces dernières années. Il y a de tout, et chacun conçoit ou développe dans une ambiance plus zen. À Brooklyn, on est écolos, on est respectueux de l’environnement, on profite de chaque instant. Même si le dollar reste le maître en toute circonstance ! On est aux États-Unis, ne l’oublions pas ! J’ai eu la chance d’avoir cet appart que je ne pourrais pas me payer si ce n’était une connaissance qui fait des dons au centre LGBT qui me le loue. Il reste un peu cher pour moi, mais c’est un lieu superbe.
Ils commencent à manger les rolls qu’on leur a apportés, toujours en sirotant leurs cocktails. Finalement, ils en commandent un deuxième en picorant cette délicieuse salade. La musique est douce, la météo est clémente… Bref, ils sont incroyablement bien. La discussion se poursuit, ne laissant jamais de blanc. À chaque sujet terminé, un autre lui succède. Ils se racontent des bribes de leurs vies, apprennent peu à peu à se connaître. À la fin du repas, Jeremy demande :
— Alors, tu veux venir chez moi ?
— Avec plaisir, répond Jérémie, mais seulement si tu me permets de t’inviter en réglant l’addition.
Ils se sourient, leurs regards exprimant un désir contenu depuis le début de l’après-midi. Ils ont envie l’un de l’autre. Ils sont avides de libérer leurs corps.
Ils s’endorment l’un contre l’autre sur le lit blanc après avoir joui une deuxième fois. Leurs ébats les ont conduits du hall d’entrée de l’appartement au salon, les pièces n’étant éclairées que par la seule lueur provenant de la rue. Face au lit se trouve une grande fenêtre à travers laquelle on aperçoit le haut de l’Empire State Building. Jérémie l’a découvert tandis qu’ils faisaient l’amour. Maintenant, il a sa main posée sur la poitrine de son amant, sentant les battements réguliers de son cœur. La nuit est calme, beaucoup plus qu’à Manhattan. Un monde nouveau semble venir de s’ouvrir.