Paint it Black – The Rolling Stones
I wanna see it painted, painted black
Black as night, black as coal
I wanna see the sun blotted out from the sky
I wanna see it painted, painted, painted, painted black[1]
Je chante dans ma tête les paroles de Mick Jagger pendant que la batterie bat comme un cœur boosté à l’adrénaline et que l’orgue est frappé avec les poings. Tout dans cette chanson respire la rage, l’amertume et l’envie de sombrer dans la noirceur. Pourtant, elle se chantonne avec entrain.
Il n’y a personne dans la station-service pour me voir hocher la tête en rythme sur la musique qu’ils diffusent un peu trop fort, à part la caissière et un grand type qui boit son café en regardant son téléphone.
Je choisis un panel varié de barres aux céréales, de mini-carottes et de fruits secs lorsque mon geste s’arrête à mi-chemin. Le grand type. Je ne l’ai vu que quelques secondes, le temps de remarquer qu’il était charmant et semblait s’ennuyer autant qu’un nudiste à un défilé de mode, mais il est louche. Je m’en rends compte maintenant : il a levé trop vite son gobelet de café, comme s’il était vide et qu’il faisait semblant de boire. Les taches brunes sur le rebord étaient trop sèches, trop claires, pour être récentes. Je n’ai repéré aucun véhicule dehors, à part ma Pontiac et un vélo, qui doit appartenir à la caissière. Qui d’autre viendrait à vélo passer le temps dans une station-service à deux kilomètres d’une petite ville ?
Je jette un autre coup d’œil dans sa direction, il me sourit. En une fraction de seconde, je le détaille de la tête aux pieds. Grand et mince, cheveux noirs qui retombent sur les épaules, peau cuivrée, yeux brun miel, presque dorés, T-shirt Pikachu ridicule pour un homme de son âge (une ou deux années de moins que moi, peut-être dix-neuf ans), short découpé dans un jean et baskets jaunes. Malgré ses vêtements de bambin à la plage, il est vraiment très charmant, peut-être trop. Je suis sur la piste d’une sorcière, et ce gars pourrait bien être un de ses acolytes.
Je prends quelques canettes de café froid en analysant les détails qui pourraient m’indiquer que l’individu est un sorcier. Son charme pourrait être dû à la capacité de développer ses phéromones pour se rendre irrésistible. C’est une pratique surtout utilisée pour monnayer des services sexuels, mais il arrive que certains s’en servent pour subjuguer, manipuler et convaincre les plus faibles. Ma formation me permet d’y résister. Je préfère ça à une technique de combattant, comme le renforcement des muscles ou des os.
Un an d’entraînement intensif a fait de moi un agent du Dogme largement capable de déceler les différentes spécialités des sorciers. Ils ne savent en développer qu’une seule, un seul organe. Une fois qu’on a repéré si on avait affaire à un gars qui a tout misé sur ses poings, par exemple, on peut cesser de s’inquiéter de ses coups de pied.
Je passe au rayon des magazines, que je fais semblant de consulter, pour réfléchir aux indices les plus simples. Les sorciers se regroupent par convictions dans ce qui peut ressembler à des gangs, des sectes ou des grandes familles, selon les groupes. On appelle ça des covens. Mon suspect porte plusieurs bracelets entremêlés. Sur l’un d’eux pend une breloque en forme de lune argentée, assez récente. C’est un symbole très répandu chez les Wiccans. Dans sa chevelure, j’ai repéré une mèche tressée, autre habitude des Wiccans.
J’expire en relâchant la pression qui montait en moi. La Wicca est un coven pacifique, plus proche des hippies que d’autre chose. Ils utilisent leur magie pour protéger, guérir et étudier. Ils sont plus du genre à danser nus dans des clairières qu’à poser des bombes.
Si cet homme est bien un sorcier, il est inoffensif. Je préfère ça. La sorcière que je traque est une Skelter, un ancien coven très agressif. Je ne la vois pas s’associer avec des Wiccans.
Tous les indices me font conclure qu’il s’agit bien d’un spécialiste des phéromones – un charmeur – qui peut désorienter et manipuler avec un simple sourire. Rien de bien méchant, mais je me dois de l’interroger et de confirmer mes soupçons.
Je souris à la caissière – une adolescente qui porte un hijab et lit une revue sur les séries télé du moment.
— Je prends tout ça et j’ai fait le plein, dis-je en posant mes achats et en montrant la Pontiac garée à côté de la pompe à essence.
Sans me répondre, elle commence à passer les articles devant le lecteur de codes-barres. Je me penche vers elle en baissant la voix :
— L’homme qui fait semblant de boire son café, il est là depuis longtemps ?
Son expression se crispe. Elle devait s’inquiéter sans se l’avouer.
— Y a trois heures qu’un van l’a déposé. Il m’a dit qu’il attendait quelqu’un.
Je paie en essayant de garder un air détendu. En rangeant mon portefeuille, je soulève bien ma veste pour lui montrer mon arme rangée dans son holster, un Glock calibre 40.
— Je vais aller le confronter. Vous avez de quoi vous défendre au cas où il réagirait mal ?
— Ouaip, fusil à pompe sous le comptoir. Vous êtes du FBI ou un truc dans ce genre ?
— Un truc dans ce genre.
Ma coupe et ma carrure militaire, mon costume cintré fraîchement repassé contrebalancent mon jeune âge et me donnent une allure officielle, sérieuse, sans que j’aie à montrer le moindre insigne. Mais cette apparence a aussi tendance à alerter ceux que je m’apprête à intercepter.
Dans les haut-parleurs, Leonard Cohen prend le relais des Rolling Stones.
— Ah oui, au fait, c’est vous qui choisissez la musique ou c’est une radio ?
— Je choisis, me dit l’ado avec un large sourire.
— Excellente sélection.
J’avance vers le suspect pendant que la voix grave chante que les dés sont pipés, mais que tout le monde les lance en croisant les doigts.
Je me mets en condition mentale pour résister à des phéromones augmentées : respirations lentes et longues, concentration sur les faits plutôt que sur les apparences, légers roulements des épaules. Il m’accueille avec un petit hochement de tête sexy – depuis quand les hochements de tête sont-ils sexy ? – et ne semble pas s’inquiéter de me voir l’accoster.
— Bonjour, Monsieur, dis-je. La journée s’annonce belle, n’est-ce pas ?
Malgré tous mes efforts pour ne pas avoir l’air d’un flic qui arrête une voiture à contresens, je sens que mon ton est loin d’être léger.
— Hmm, ouais, répond-il d’un air hésitant.
— J’ai roulé toute la nuit. C’est agréable de prendre une pause.
— C’est sûr.
Il commence à se crisper, son regard glisse vers la porte. J’hésite à sortir mon arme, ça pourrait le faire paniquer. L’approche douce est toujours la meilleure.
— Le café est bon ?
Le suspect regarde son gobelet, semble réfléchir, puis pousse un hurlement qui me vrille le crâne.
Quand je reprends mes esprits, étendu sur le sol, il n’est plus là. La caissière se relève, la tête entre les mains. Même à distance, elle a subi les effets du son ultra-aigu.
Ce type est un pulmonaire ! Il peut lâcher des cris perçants assez puissants pour faire perdre connaissance. C’est comme de recevoir une tornade de givre en pleine poire. On m’a entraîné contre ça, mais je n’étais pas prêt à y faire face. Comment peut-il maîtriser deux techniques en même temps ?
Je vérifie que je ne me suis pas pissé dessus, ou pire. Par chance, le sorcier n’avait pas prévu de crier et n’avait pas emmagasiné assez d’air pour être à puissance maximale. Mon pantalon est sec. Des deux côtés.
La caissière me regarde sans comprendre.
— C’était quoi, ça ?
Je lui ordonne de rester à l’intérieur et de fermer derrière moi, puis titube en essayant d’ignorer les fourmis qui montent dans mes jambes. Leonard Cohen continue à chanter :
And everybody knows that the Plague is coming
Everybody knows that it’s moving fast[2]
Dehors, tout est calme. Le soleil matinal illumine les lieux. Le vélo est toujours là, ma Pontiac GTO 1967 envoie des reflets chromés presque aveuglants. Nous sommes trop loin de la ville pour qu’il ose courir sur la route, surtout pour fuir un agent qui possède une voiture. Bloomwood est une petite cité boisée, construite au cœur d’une forêt, mais la station-service est en terrain découvert, en bordure d’une plaine rocailleuse. Le suspect est tout près, caché.
Je sors mon arme, la pointe devant moi, me prépare à contrer un nouveau cri étourdissant et fais le tour du bâtiment. Je jette un œil dans le congélateur à crèmes glacées. Rien en vue, à part qu’ils rangent les parfums chocolatés avec les fruités, ce qui est absurde. Mais je ne suis pas là pour classer leurs glaces. Et… oh, ils ont la Ben & Jerry’s Cookie Dough ! Je ne la trouve plus nulle part ! Je note d’en acheter quand j’aurai arrêté le crieur et je continue mes recherches.
Je bascule le battant de la benne à ordures. À moins qu’il ne se soit enroulé dans un sac poubelle, il n’est pas là.
La porte des toilettes est ouverte. J’y entre en criant « On ne bouge plus ! » et tente d’ignorer l’odeur d’urine séchée. Les gonds du premier box sont cassés. Il n’y a personne.
J’essaie de contrôler ma respiration. Mon cœur tambourine et je commence à transpirer. J’ouvre le deuxième box d’un violent coup de pied. Personne. Je bloque un moment sur un graffiti « Je suis Batman », qui suscite de nombreuses questions : quel intérêt de dévoiler son identité secrète si on ne sait pas qui l’a écrit ? Cette personne pense-t-elle sincèrement être Batman ? Si c’est une technique de drague, pourquoi n’y a-t-il pas de numéro de téléphone à côté ? J’y réfléchirai plus tard.
Il ne reste qu’un box. Personne. Les graffitis sont plus conventionnels, à part « Girafe ! », une sorte d’insulte animalière qui me laisse perplexe.
J’expire à fond en m’épongeant le front. Puis ressors. Où peut-il se planquer, au milieu de nulle part ?
Mon regard est de nouveau attiré par les éclats argentés de la Pontiac. C’est la première chose qu’il a dû voir en sortant, mais il devait bien se douter que je l’avais verrouillée.
Sauf si…
Sans y croire, je m’approche de ma voiture.
— Je sais que vous êtes là-dessous, dis-je en me demandant s’il a pu s’aplatir à ce point.
Une main surgit de sous la Pontiac, armée d’un taser crépitant qui me touche le pied.
Je m’écroule.
Le sorcier s’extrait de sous la voiture en ricanant. Je me relève aussitôt et le pointe avec mon Glock.
— Vous pensiez vraiment qu’un coup de taser sur une botte Rangers allait m’atteindre ? Espèce de girafe !
L’insulte m’a échappé. Saleté de graffitis ! Il faut que j’arrête de les lire, à chaque fois ils me restent en tête pendant des jours.
Le pauvre gars me regarde comme si je venais de ressusciter. Il fait mine de parler, mais pousse un nouveau cri étourdissant.
Je résiste. Cette fois, je suis prêt. Tous mes muscles se contractent, mais ma main droite reste tendue, le Glock braqué sur le sorcier. Je serre et desserre le poing gauche pour évacuer la pression. J’ai un petit vertige, toutefois son hurlement n’a pas fonctionné.
— Vous ne m’aurez pas deux fois. Lâchez votre taser et mettez les mains en l’air. Et pour votre information, un pistolet à impulsion électrique, ça se presse directement contre la peau, ça ne traverse pas les bottes. Une chaussette, un pantalon en toile, à la rigueur. Et vous le plaquez quelques secondes, le temps que ça fasse effet. Je rêve ou c’est un modèle rose ?
Le sorcier a lâché son arme d’un air penaud.
— C’était le moins cher, ronchonne-t-il.
— C’est la première fois que vous tasez quelqu’un ?
— Ouais.
Je lui demande de se retourner et déverrouille le coffre de ma voiture pour y récupérer mes menottes.
— Vous auriez dû vous entraîner. On ne porte pas une arme qu’on ne sait pas utiliser. C’est un danger pour soi et pour les autres.
— Désolé, sergent, mais j’ai pas d’amis masos. Ah, attends, maintenant que j’y pense…
— Agent, pas sergent. Agent fédéral du Dogme. Vous êtes en état d’arrestation. Et pour tester votre taser, vous auriez pu descendre dans un bar, proposer une tournée à celui qui saurait rester debout après une décharge. Ça vous aurait entraîné.
J’ai prévu de faire ça, un jour. J’ai beau jouer les fanfarons, je ne connais que la théorie et suis encore assez inexpérimenté dans ce genre d’arme.
Je saisis les poignets du sorcier et le menotte. Il se tortille un peu, pour se donner l’air de ne pas être trop docile, mais je sens qu’il a abandonné la bataille.
— Et puis qu’est-ce que vous auriez fichu si j’avais décidé de partir sans vous avoir trouvé ? Je vous aurais roulé dessus, giraf… imbécile !
— J’aurais improvisé, répond-il en haussant les épaules.
— Vous savez la paperasse que j’aurais eu à remplir si je vous avais tué ?
J’essaie de tourner ça en menace, mais ça m’aurait anéanti de rouler sur un Wiccan qui ne doit pas être coupable de grand-chose, surtout pour ma première vraie mission. Ce type n’est qu’un dealer de marijuana, ou peut-être un voleur de voitures qui attendait qu’un client ne pense pas à verrouiller en allant payer, mais rien de pire que ça.
Je lui ouvre la portière arrière.
— Montez, on va au poste de Bloomwood. C’est là que j’allais, de toute façon.
[1] Je veux la voir peinte, peinte en noir
Noir comme la nuit, noir comme du charbon
Je veux voir le soleil effacé du ciel
Je veux le voir peint, peint, peint, peint en noir
[2] Et tout le monde sait que la Peste arrive
Tout le monde sait qu’elle progresse rapidement
(My Girl) Where Did You Sleep Last Night? – Nirvana
My girl, my girl, where will you go
I’m going where the cold wind blows
In the pines, in the pines
Where the sun don’t ever shine
I would shiver the whole night through[1]
Kurt Cobain pleure sur sa guitare pendant qu’on s’enfonce dans les bois de Bloomwood. Mon suspect fait la tête.
— Je suis l’agent fédéral Larsen.
— Mouais.
— Vous avez un nom ?
— Kanda.
Son regard m’envoie des éclairs dans le rétroviseur. Kanda oscille entre la nonchalance, l’énervement et l’ennui. On dirait un enfant pris en faute qui essaie toutes les stratégies pour ne pas être puni.
— J’espère que vous aimez la bonne musique, dis-je pour briser la glace.
Je ne suis pas le genre d’agent qui brutalise les suspects pour s’amuser ou pour les impressionner. La mission du Dogme est d’instaurer la paix entre les sorciers et les « innocents », les gens qui ignorent l’existence de la sorcellerie. Ça n’implique pas de bastonner les délinquants.
— J’aime bien cette chanson, répond-il. Mais la version de Dolly Parton est mieux.
Je manque de freiner d’un coup. DOLLY PARTON ? Comment ce type peut-il comparer le chanteur de Nirvana à une cowgirl en costume à paillettes ? Et comment cette femme pourrait-elle avoir repris un classique du grunge ?
Mon désarroi doit se voir, parce que Kanda me lance un sourire narquois.
— C’est un très vieux chant, beaucoup de monde l’a repris. La version de Dolly était assez connue quand Kurt Cobain l’a chanté. Elle a même dit qu’elle aimait bien son interprétation.
J’essaie de cacher ma surprise. Je suis censé être incollable en musique rock, et voilà qu’un sorcier en T-shirt Pikachu me fait la leçon. J’aurais dû le bâillonner, finalement. Je suis prêt à encaisser un cri étourdissant, mais pas une anecdote qui relie mon Kurt Cobain sacré à une chanteuse botoxée.
Pour passer mes nerfs, je grignote une barre de céréales tout en gardant un œil sur la route. J’ai oublié d’acheter la Ben & Jerry’s tant j’étais occupé à esquiver les questions de la caissière. Elle pourra raconter à ses copines qu’un avion a survolé la station-service à basse altitude, passant le mur du son juste au-dessus de nous. Si elle m’a cru. À la tête qu’elle a tirée, on risque plutôt d’entendre parler d’ovni et d’un jeune agent des X-Files ou des Men in Black.
On traverse une forêt éclatante de verdure. L’odeur des pins envahit la voiture.
J’ai envie d’interroger mon suspect tout de suite, mais il faut attendre d’être au poste, avec son dossier sous les yeux. Ne jamais griller les étapes.
Kurt Cobain saute d’une octave pour pousser sa voix à dérailler. C’est la partie que je chante, d’habitude. Ou plutôt, que je hurle. Je me souviens à temps que je ne suis pas seul dans la Pontiac et reste silencieux.
— Je peux avoir à manger, sergent ?
— Non. Et je suis un agent. A-gent.
On arrive enfin à ce qui doit être le poste de Bloomwood : une cabane de chasseurs paumée dans les bois. En général, les postes du Dogme sont discrets, les innocents ne devant pas plus connaître notre existence que celle des sorciers : faux bureaux administratifs, fausses maisons ou même fausses morgues. La cabane semble rudimentaire et dégage une forte odeur de compost.
Je me gare et sors mon mini-aspirateur pour nettoyer les miettes que mon petit déjeuner a laissées sur le siège, ce qui fait ricaner Kanda. Je l’ignore, mets une canette de café froid dans ma poche et viens le sortir de la voiture.
Nous sommes accueillis par un officier local et un enfant.
— Bonjour. Vous êtes du Dogme ? me lance le gamin.
— Euh… Oui, mais ne dis pas ça comme ça. Si j’étais un innocent ou un journaliste, tu aurais grillé ta couverture.
L’officier soulève sa casquette de baseball pour se gratter le crâne avec un sourire gêné.
— Désolé, mon filleul me sert d’assistant. Il est encore en train d’intégrer les règles…
— Il est un peu jeune pour vous aider. Et pour être dans le secret.
L’enfant doit avoir neuf ans, peut-être dix. Son sweat à capuche Levi’s lui donne un air plus mature que mon suspect Pikachu.
— C’est que je suis tout seul sur ce poste. Il se passe pas grand-chose dans la région, et ils nous réduisent le budget chaque année…
— Hmm. Je suis l’agent fédéral Viggo Larsen. Vous avez été prévenus de ma venue.
— Enchanté, moi c’est JJ. Seth, on a été prévenus ?
Le filleul hausse les épaules.
— Je vais écouter les messages, répond-il.
On le suit pendant que je soupire, prenant Kanda par le bras. Il semble s’amuser de notre petite promenade dans les bois.
L’intérieur de la cabane est encore plus rudimentaire que l’extérieur : une tête de cerf décrépite dont il manque les yeux, une table branlante, une CB branchée sur la fréquence de la police, un râtelier de fusils, un mini-frigo et… de stupides symboles dessinés sur les murs.
— C’est quoi, ça ? dis-je en désignant un yin yang raté.
— Des sigils de protection, répond fièrement le petit Seth.
Il raccroche le téléphone, dont il consultait le répondeur. J’expire un grand coup en tentant de ne pas m’énerver.
— D’abord, l’annonce de ma venue a été envoyée par e-mail sécurisé, comme le veut la procédure. Pas par téléphone ! Ensuite, aucun signe « magique » ne fonctionne, ce sont des superstitions. D’ailleurs, ce truc-là, c’est le logo du groupe Blue Öyster Cult. Même si les symboles ésotériques marchaient, ça n’en ferait pas partie.
Comment de telles croyances peuvent-elles encore perdurer dans le Dogme ? Son oncle ne lui a-t-il rien expliqué ?
— C’est pour éviter que les sorciers lisent dans nos esprits, argumente Seth.
Encore mieux…
— Aucun sorcier ne peut lire les esprits, dis-je en ponctuant chaque syllabe en tapant du doigt sur la table. Les sorciers agissent sur leur corps. Meilleure vision, respiration, ouïe, force, etc. C’est leurs organes dont ils amplifient les capacités. Ils ne lisent pas les pensées, ne lancent pas de malédictions, ne vous transforment pas en girafe et n’arrêtent pas votre cœur à distance !
Seth vient se cacher dans les jambes de son oncle, qui me lance un regard furieux.
— C’est juste des dessins que le gosse a faits, crache-t-il. Pas besoin de tenir une conférence.
J’essaie de me détendre. Il a raison, je suis ici pour suivre une piste et accessoirement pour interroger un suspect rencontré par hasard. Le baby-sitting foireux d’un agent assermenté n’est pas de mon ressort. J’assois Kanda à la table où les officiers ont laissé une partie de Monopoly Junior en plan.
JJ sort deux bières du frigo et m’en tend une en signe de paix.
— Pas pendant le service.
L’agent se raidit. Mince, il faut que je le prenne moins de haut, le pauvre essaie de briser la glace.
— Mais j’accepterai volontiers après avoir interrogé mon suspect. Vous avez de la Grasshopper ?
— On boit de la Reaper. Elle est super bonne.
— Moi, j’en veux bien, intervient Kanda.
Seth va lui en chercher une, mais je l’arrête. Pour le coup, même son oncle lui fait les gros yeux.
Je m’installe face à Kanda et décapsule mon café froid.
— Vous avez un terminal, pour que je procède à l’interrogatoire ?
L’officier me regarde comme si je m’étais mis à parler en coréen.
— Une tablette ? précisé-je. Ou un ordinateur, connecté à la base de données du Dogme ?
— On n’a pas tout ça. Mais on a le téléphone. Ah, et v’là nos dossiers.
JJ pose fièrement sur la table un carton plein de fichiers en papier. EN PAPIER. Toutes les informations recueillies sur les sorciers doivent être communiquées au Dogme via son serveur sécurisé, et surtout pas sur des écrits qui pourraient être volés ou détruits. Je me retiens de faire la remarque et note mentalement qu’il faudra que j’envoie une lettre d’amélioration à la direction. Il y a beaucoup de rappels à l’ordre à faire sur nos procédures. Beaucoup.
Je sors mon smartphone, qui est moins pratique qu’une tablette ou un PC, mais qui conviendra. Je me connecte au Dogme et démarre l’interrogatoire.
— Nom, prénom.
Pas de réponse. Je lève les yeux vers Kanda, qui joue la surprise.
— Qui ? Moi ?
— Oui, vous. Kanda, c’est votre vrai nom ?
— Kanda Locklear. Tu peux me tutoyer, tu sais.
— Je ne préfère pas.
La recherche dans la base du Dogme ne me renvoie aucun résultat. Je me tourne vers JJ et lui demande s’il est dans leurs fichiers. D’un mouvement de tête, il ordonne à Seth de fouiller dans leur carton. En attendant, je crée la fiche sur le serveur du Dogme et suis les questions habituelles.
— J’imagine que vous n’avez pas de pièce d’identité.
— Non, j’avais une carte de fidélité au Bubble Tea Shop, mais je l’ai perdue.
— Pays d’origine ?
Kanda lâche un petit rire sarcastique.
— La belle et grande Amérique. Et mes ancêtres étaient là avant vous.
— C’est un chaman, ça se voit, grogne JJ en s’ouvrant déjà une deuxième bière.
J’ignore sa remarque idiote. Tous les Blancs ne sont pas des prêtres, tous les Amérindiens ne sont pas des chamans. J’ai du sang danois du côté de mon grand-père et je ne suis pas un Viking pour autant.
— Parents ?
— Ma mère était une pute.
Il a lâché ça pour nous provoquer, mais semble aussitôt le regretter. Je vois passer dans ses yeux l’amour qu’il a pour sa mère et la honte qu’il ressent soudainement de l’avoir appelée comme ça. Il a dû entendre ça de nombreuses fois – « pute » – et ne s’est autorisé à le sortir que pour nous offusquer. Mais il s’est choqué lui-même, bien plus que nous. Même Seth s’est contenté de glousser en entendant ce gros mot.
— Ma mère était cherokee, reprend-il. Elle est morte quand j’avais onze ans. Mon père était un client, elle n’a jamais su lequel.
— Fallait mettre une capote, grogne JJ.
— Elle prenait ses précautions, mais ça ne marche pas à tous les coups. Sinon tu serais pas là non plus.
Kanda commence à s’énerver. JJ bafouille en cherchant une excuse ou une réponse cinglante. Le pauvre Seth est perdu dans ses dossiers et ne sait pas comment réagir à l’ambiance qui devient électrique.
— Tout le monde se calme, dis-je d’un ton posé. C’est juste un interrogatoire de routine. Je suis désolé d’apprendre que vous n’avez pas connu votre père et que votre mère est décédée. Si vous préférez, nous allons passer aux questions suivantes.
Je suis vraiment désolé pour lui. Il vient de quitter son rôle de délinquant narquois pour m’apparaître en victime d’une enfance sordide.
JJ décide de bouder et part mettre un casque sur ses oreilles pour écouter la CB.
— J’ai été élevé dans une maison close en Oklahoma, reprend Kanda. On m’a dit qu’elle était morte d’une pneumonie. Il m’a fallu quelques années pour réaliser qu’on m’avait menti. Elle semblait déprimée, avec des « crises » de joie soudaine, de moins en moins d’argent… Elle était accro et a fait une overdose. Ça me semble évident aujourd’hui, mais à l’époque j’avais onze ans. Ah, et non, elle n’était pas sorcière.
— Ça n’est pas héréditaire, dis-je en rentrant les informations sur sa fiche.
— Je sais. Mais je sais aussi que vous alliez me poser la question.
J’en retiens qu’il connaît le déroulement d’un interrogatoire, bien que, d’après la base de données du Dogme, ça soit la première fois qu’on l’arrête. En même temps, si tous les postes isolés fonctionnent comme celui de Bloomwood, il pourrait y avoir un dossier cartonné sur Kanda dans une trentaine de villes différentes.
— Coven ?
— J’en ai pas.
— Vous n’êtes pas Wiccan ?
— Y a un ranch Wiccan à Bloomwood, me signale Seth.
Je le sais déjà, mais le remercie quand même. Kanda fait la moue.
— Je loge chez eux, mais je n’ai pas de coven fixe. Je papillonne de l’un à l’autre.
Il papillonne ?
— Ça t’énerve, ajoute-t-il. Je ne rentre pas dans tes cases.
Je coche la case « autre » sur la ligne « coven ».
— On a des cases pour tout. Qu’est-ce que vous faites chez les Wiccans ?
— J’étudie leur sanctuaire pour animaux, pour pouvoir en ouvrir un moi-même. Ils sauvent du bétail qui était destiné à l’abattoir, mais aussi des chats et chiens abandonnés, des chevaux de course « à la retraite »…
Son ton est guilleret, un peu forcé, alors que le reste de ses déclarations était donné d’un ton plat ou ému quand il évoquait sa mère. J’en déduis qu’il ment, ce que je précise en commentaire de mes notes.
Seth a fait le tour des dossiers.
— On n’a rien sur lui.
— Je ne suis là que depuis un mois, précise Kanda.
Je le note en finissant mon café.
— Spécialité ?
— C’est un délire de dog, ça. Je ne crois pas à vos classifications.
Je grimace. Les sorciers aiment appeler les agents du Dogme comme ça. Le mot est devenu si populaire que même certains de mes collègues l’utilisent.
— La classification de Reznor est rigoureuse, un organe par sorcier.
— Il faut des poumons, un larynx, des lèvres et une langue pour produire un son… Combien d’organes ça fait ?
— Donc, sorcier pulmonaire ?
— Si tu le dis, sergent…
— Agent. Pas d’autre technique ? Les phéromones, par exemple ?
Il semble surpris.
— Deux spécialités ? Ça rentre dans tes cases, ça ?
Je soupire. Son charme fait toujours effet. Mais je me rends bien compte qu’il ne pourrait pas maintenir son sort aussi longtemps. Kanda est juste canon.
Je n’écris pas ça sur sa fiche.
— Qu’est-ce que vous trafiquiez à la station-service ?
— Je lisais des magazines. Vous savez que « girafe » et « fesse de cul » sont devenus des insultes à la mode chez les 14-16 ans ? On apprend des choses folles en lisant.
Fesse de cul ?
— Personne ne vend de revues en centre-ville ?
— Je buvais aussi un café.
Je me retiens de grogner.
— En attendant quelqu’un ?
— C’est le meilleur café du coin.
— Tonton préfère celui du Double R, intervient Seth.
Kanda lâche un éclat de rire. Je continue en lui montrant la photo de la sorcière que je traque.
— Vous connaissez Polly Smith ?
— Nope.
— Vous avez papillonné de coven en coven. Y compris avec les Skelters ?
— Quoi ? Non ! Les Skelters étaient des malades. Tu me crois vraiment lié à cette secte ?
Non, mais j’aimerais qu’il m’avoue ce qu’il trafiquait ce matin, que je puisse clore son dossier et revenir à mon enquête.
— Est-ce que…
— Merde, s’exclame JJ en retirant le casque de la CB. Y a une fusillade au ranch, il faut qu’on y aille.
— Le ranch Wiccan ?
— Oh non, c’est eux ! crie Kanda. C’est Blackstar !
— Qui ?
Il se lève en faisant tomber sa chaise. Il est devenu pâle.
— Allons-y. Allons-y vite.
JJ est en train de saisir un fusil.
— Seth, reste ici pour surveiller le suspect, ordonne-t-il.
— Non, prenez-moi avec vous ! crie Kanda. Je peux aider.
Il paraît paniqué. On ne peut pas le laisser avec un gamin de neuf ans, il s’échapperait en deux secondes.
— OK, on le prend, dis-je.
— Seth reste quand même pour garder le poste, déclare JJ.
En baissant la voix, il me confie :
— Il est trop jeune pour une fusillade.
On l’est tous.
[1] Ma chérie, ma chérie, où vas-tu aller ?
Je vais où le vent froid souffle
Dans les pins, dans les pins
Où le soleil ne brille jamais
Je voudrais frissonner toute la nuit