À Elisabeth Zolomy,

Tu me manques chaque jour.

Théorie de la hiérarchisation des personnes

 

Principe Premier

À chaque être humain, ci-après nommé aspirant, est attribuée une valeur chiffrée : le « capital cribits », dont l’évolution reflète en temps réel le potentiel de sa future contribution au monde.

Principe Deuxième

Tout aspirant qui vaut un milliard de cribits au moment de sa mort se verra construire une persona : réplique informatique archivée pour mémoire éternelle au sein du Musée Galactique des Choses Disparues.

Principe Troisième

Les droits de gestion et d’exploitation des données personnelles d’un aspirant mineur demeurent la propriété de ses tuteurs légaux. À la majorité de l’aspirant, ces droits peuvent être revendus contre unités monnayables ou contributions matérielles ou immatérielles.

Amendement au Principe Troisième : Principe de Primauté

[…] à moins que l’aspirant ne désire les acquérir au prix du marché.

Prologue

 

An 2106

— Rebecca Monelle.

Elle se leva comme un ressort. Les producteurs l’avaient placée au bord d’une rangée pour qu’elle puisse gagner la scène facilement, mais le premier élan passé, la fillette resta immobile comme un faon sur ses jambes flageolantes. Une main ferme la poussa dans le dos. Elle trébucha en descendant les gradins et se crispa lorsqu’elle avisa la foule de regards vissés sur elle.

Certains d’entre eux sertissaient des visages humains recouverts de poudre, de tatouages délicats ou de parures sophistiquées. Ils ne l’intimidaient pas : elle avait l’habitude de leurs étincelles envieuses et calculatrices. Non, les regards qui la faisaient trembler étaient de verre et de silicium. Ceux-là enregistraient tout, pour les médias aussi bien que pour l’intelligence informatique qui jugeait chaque personne en ce monde et distribuait ou ôtait des cribits en guise de bons et mauvais points.

Depuis qu’on l’avait installée, les gens ne faisaient plus rien sans arrière-pensée. Les amis qu’ils fréquentaient, les applications qu’ils téléchargeaient, les livres qu’ils lisaient, les lieux où ils se promenaient ou même la façon dont ils s’habillaient et se coiffaient… tout était gouverné par les lois complexes des probabilités.

Si cet adolescent passait une après-midi de plus dans ce skatepark, aurait-il moins de chance d’intégrer une université prestigieuse ? Et s’il parlait à cet enfant pauvre dans la cour de récréation ? Et si son père continuait à parier l’argent de ses cours particuliers. Et si… et si… et si… Deux mots qui tournaient dans toutes les têtes au rythme de ce compteur qui montait et descendait pour vous montrer la voie, avec comme destination ultime le Musée Galactique des Choses Disparues.

Rebecca y pensait constamment, elle aussi, mais sa mère, rompue à ce jeu, s’assurait qu’elle prenne toujours les bonnes décisions. D’où l’émission de ce soir.

Les cam-moucherons fusèrent de chaque recoin et, bientôt, elles dessinèrent une sphère iridescente autour d’elle qui l’observait, la jaugeait sous toutes les coutures.

Leur cible se redressa davantage et veilla à effacer le moindre pli d’inquiétude de son front : les grands de ce monde s’épanouissaient sous les regards.

— Rebecca Monelle, répéta le directeur sur l’estrade.

Son costume d’un prune sombre contrastait avec la blancheur de son sourire. Becca détesta immédiatement l’arrogance qui se dégageait de lui.

Arrivée au bas des escaliers, elle ralentit et effaça les plis de sa jupe. Quelques mèches frisées froufroutaient sur son front, hors des rubans bleus. Le nuage se resserra.

— Bzz, bourdonna une voix fluette à sa gauche.

Myriam et son sempiternel air supérieur, malgré son éternelle seconde place.

— Eh bien ! Qu’est-ce que t’attends ? Vas-y, Becca-bzz !

Lorsque Becca parvint enfin sur l’estrade, le directeur la tira à ses côtés et lui posa une main paternelle sur l’épaule, tout contre son cou. Il sourit. Les cam-moucherons s’affolèrent.

— Félicitations, Rebecca. Nous sommes fiers de te décerner ton certificat d’études de base que tu obtiens avec brio. Tu décroches également le titre de jeune espoir en informatique et génie biomécanique, grâce à ta participation à pas moins de trente camps de vacances ! Dis-moi, jeune fille, tu ne te reposes jamais ! ajouta le directeur avec un clin d’œil faussement espiègle. Puisse ton avenir se montrer toujours aussi brillant.

Un discret vibrato jaillit du brassard de la fillette, sur lequel trônait un écran bordé de strass. Elle devina à l’expression triomphante de sa mère qu’elle avait reçu un message similaire :

« Rebecca Monelle, 11 ans : + 250 cribits. »

An 2110

Rebecca chassa d’un geste impatient la nuée de cam-moucherons qui se pressait autour de sa tête. Elle rajusta ses lunettes rondes aux verres d’un bleu électrique et s’enfonça dans le siège de cuir rouge traditionnellement réservé à l’invité. Théséus, l’indétrônable coqueluche de la chaîne d’infos boursières, la foudroyait de son sourire éclatant.

— Allons… ne soyez pas timide ! l’encouragea-t-il. Imaginez tous ces auditeurs pendus à vos lèvres. Vos professeurs, vos amis, et surtout votre famille ! Alors, dites-moi, avec ce… Newb… avez-vous enfin le sentiment d’avoir pris place dans la tradition familiale, qui vous a donné l’avantage de partir avec un capital initial de 450 000 cribits ? Quoique jusqu’ici personne n’en ait douté, il me semble que vous êtes évaluée à…

— 533 403 cribits. Et il s’agit de Newbee première génération : une nouvelle espèce de pollinisateur biomécanique destinée à lutter contre la famine causée par la Poix de Roux. Contrairement aux modèles actuels, qui s’encrassent très vite à cause des polluants, Newbee possède un système de nettoyage biologique interne et, en cas de panne, il a la faculté, pourvu qu’on lui en fournisse les moyens, de…

— Fascinant. Proprement fascinant. Il me semble que nous devrions prendre connaissance de votre valeur ajoutée dans quelques secondes. Mais d’ici là, je peux vous assurer que les acheteurs se bousculent au portillon en attendant votre majorité. Tous veulent investir dans l’avenir brillant de la petite-fille d’Eulalie Monelle.

Bzz.

Le brassard de Becca vibra à l’unisson de celui du présentateur. Il n’y jeta pas un coup d’œil : l’information s’était affichée en temps réel sur ses lentilles connectées.

— Oui, mais oui ! C’est incroyable, inouï. Mademoiselle, vous venez de…

« Rebecca Monelle, 15 ans : + 100 000 cribits. »

An 2111

— Rebecca, je peux vous parler ?

Elle s’immobilisa dans l’encadrement de la porte et se retourna vers le professeur. Ses camarades de classe la bousculèrent en gagnant la sortie, comme l’eau d’une rivière fouette un rocher figé dans la tourmente.

— Bzz, marmonna Myriam d’un ton sinistre en la dépassant.

Becca s’avança d’un pas lent vers le bureau professoral. À peine âgé d’une dizaine d’années de plus qu’elle, M. Davis fixait un coin de la classe d’un œil vide. Un infime tressaillement de ses globes oculaires indiquait pourtant qu’il lisait. Ou plutôt, parcourait une page immaculée qui n’aurait pas dû se retrouver dans sa pile de copies, et certainement pas sous le nom de Monelle.

Ce ne pouvait être qu’une erreur, une simple méprise. Mais chaque acte importait, et celui-ci, aussi improbable soit-il, ne serait pas dépourvu de conséquences.

— Ce n’est pas une erreur, monsieur.

Le professeur sursauta et darda son regard d’un bleu perçant sur les lunettes de Becca. L’un des rares à en être encore capable, songea-t-elle.

— Je n’ai rien répondu parce que…

— C’est une erreur, la coupa-t-il. Une regrettable erreur qui ne se reproduira plus.

Son regard divagua, puis se posa de nouveau sur elle.

— Vous êtes intelligente, Becca, et si l’une de mes élèves devait atteindre le légendaire milliard de cribits, je parierais sur vous sans tergiverser. D’ailleurs, si j’en avais les moyens, je n’hésiterais pas une seconde à investir dans votre avenir. J’ai toute confiance en vous, jeune fille, et cette confiance ne tolère pas le sabotage. Je choisis de considérer cela comme… un égarement dans votre parcours, c’est pourquoi j’ai effacé votre devoir.

Becca hocha la tête et le remercia du bout des lèvres.

— Je peux partir ?

Il la chassa d’un signe du menton.

Bzz.

Un sourire étrange tordit les lèvres de Becca ; elle rajusta ses lunettes. Le professeur Davis était brillant, mais il n’avait décidément rien compris. Même s’il le croyait, il n’avait rien effacé du tout.

« Rebecca Monelle, 16 ans : – 150 cribits. »

 

Chapitre 1

 

La ferme du goût

19 août 2112

Rebecca Monelle, 17 ans : 1 639 440 cribits

Capital stable

 

Becca marchait en direction de la cafétéria, l’estomac dans les talons. Les larges baies vitrées qui trouaient le revêtement carrelé ouvraient sur une bande agricole bordée d’immeubles dont on avait dynamité les derniers étages pour faire passer la lumière.

Lorsque l’immensité écrasante des gratte-ciel s’insinuait trop profondément en elle, Becca se plantait face à la vitre, les deux mains plaquées sur les côtés du visage à la manière d’œillères. Alors, elle pouvait s’arracher à l’immensité suffocante de Transit-1 Zone Europe en imaginant que les champs s’étendaient à perte de vue.

Néanmoins, le paysage n’avait rien de réconfortant à cette heure-ci, avec les vagues de chaleur qui ondoyaient au-dessus du sol et l’air troublé par la pollution. Cerise sur le gâteau de ce paysage post-apocalyptique, les rayons du soleil se perdaient dans les sommets déchirés des immeubles, renvoyés dans toutes les directions par les éclats de verre et de métal. L’ensemble évoquait un incendie mortel et incontrôlable.

Becca poursuivit sa route sans même ralentir.

Même d’ici, à l’abri du bâtiment climatisé, elle ressentait la lourdeur accablante de l’atmosphère. Inspirer lui donnait l’impression de combattre un poids invisible posé sur sa poitrine. Un voile de sueur couvrait sa peau et trempait ses vêtements. Chaque pas lui coûtait plus d’énergie que le précédent et un léger vertige, probablement lié à la faim, lui faisait tourner la tête.

Malgré cela, elle avait prolongé sa matinée de travail jusqu’au milieu de l’après-midi, avec l’espoir de trouver la cafétéria déserte.

Le bruissement d’une conversation échappée de la porte voisine la détrompa cruellement. Becca hésita, puis ralentit, sa capsule-repas à la main. Sans le bruit de ses pas pour les couvrir, les voix ressortaient plus nettement. Elle reconnut le pépiement aigu de Marina – une archiviste des goûts, comme Becca – et le ton moqueur d’Archibald, un feom[1] de la maintenance technique. En fond sonore résonnaient les annonces de la chaîne d’infos boursières, où Théséus et Andromèda décortiquaient les performances des esprits les plus prometteurs du système solaire.

Aussi discrète qu’une cam-moucheron, Becca s’approcha de l’embrasure. Ses collègues lui tournaient le dos et fixaient un holoécran projeté dans les airs à quelques pas d’eux. Le sujet du jour, incarné par la miniature d’un quadragénaire charismatique, tournait lentement sur lui-même entre les hôtes de l’émission. Becca soupira : au moins, elle n’était pas la vedette du programme, ce qui lui aurait causé bien plus d’embarras. Son propre cas n’avait droit qu’à une ligne blanche sur un bandeau rouge qui défilait en bas de l’écran : « Rebecca Monelle, la chute se confirme. Décryptage avec un psychologue spécialiste de l’enfance et de l’adolescence à vingt-trois heures sur Infos-cribits. »

L’annonce n’avait pas échappé à Archibald.

— Tu ne te demandes jamais ce qu’elle fout ici, dans cette ferme d’archivage pourrie ?

Apparemment, le sujet avait déjà été abordé maintes et maintes fois, car il n’eut même pas besoin de préciser de qui il parlait.

— Si, bien sûr.

— Non mais c’est vrai ! insista Archibald. Les archivistes comme elle et toi ne sont jamais que des techniciens ! Les goûteurs font leur dégustation à la sauce yoga, leurs sensations sont enregistrées et puis vous envoyez tout ça vers le Musée. La seule différence avec moi, c’est le bureau solo et le joli fauteuil.

Becca haussa un sourcil. Certes, elle avait choisi ce poste car il ne rapportait rien en cribits, mais tout de même : le résumé d’Archibald lui apparaissait insultant et désinformé. Il y avait quelque chose de poétique à archiver la Terre, comme on rangerait ses photos-souvenirs avant de déménager. Rien à voir avec la maintenance de la tuyauterie ! Plus elle s’appliquait dans son travail, meilleure devenait l’expérience des visiteurs. Et ces derniers, souvent exilés dans l’espace, avaient besoin de ce lien avec leur planète mère.

— C’est pour ça que tu veux devenir archiviste, Arch ? À t’entendre, on dirait que la maintenance technique est plus stimulante, le railla Marina.

— Oh, fais pas genre, tu vois parfaitement ce que je veux dire !

Il jeta une gelée de fruits dans sa bouche et l’écrasa entre ses dents. La membrane gélatineuse éclata avec un petit pop. Après une brève hésitation, Marina hocha la tête.

— Ah, tu vois ! se rengorgea Archibald. Bon, alors ? C’est quoi ta théorie ?

Marina fit la moue pendant quelques secondes, puis son excitation l’emporta :

— Tu as vu l’émission de la semaine dernière ? Ils comparaient le cas de Rebecca à celui d’Eulalie Monelle… Bien sûr, il n’était pas encore question de cribits ni d’archivage, à l’époque, mais avant de créer le Musée, la grand-mère de Rebecca n’avait jamais fait de vagues. Elle était toujours restée si discrète, si recluse…

Becca se souvenait de ce programme. Elle en avait regardé un bout avec Monarque, mais avait déserté au bout de quelques minutes, écœurée par la morgue de ces gens qui pensaient que quelques diplômes et un gros capital leur donnaient le droit d’avoir un avis sur tout et sur tout le monde.

— … Je crois que je suis d’accord avec le docteur Pelaviz. Cette mise à l’ombre doit faire partie du personnage de Rebecca et de son processus créatif. Comment veux-tu avoir des idées qui révolutionnent le monde si tu es sans cesse entourée de gens qui épient tes moindres faits et gestes ? Je suis sûre qu’elle prépare un gros truc, une invention incroyable qui lui offrira une place au chaud dans le Musée Galactique des Choses Disparues, quelque part entre sa grand-mère et les treize merveilles du monde.

Archibald ricana. Rebecca, quant à elle, s’efforçait de chasser le nœud qui s’installait dans son ventre.

Pourquoi les gens ne voyaient-ils que ce qui les arrangeait ?

— Ouais, tu défends la thèse du génie excentrique et incompris, tel qu’on le voit dans la vaste majorité des fictions contemporaines.

Marina s’agita sur sa chaise.

— Réfléchis ! dit-elle d’une voix inhabituellement forte. Tu crois que sa mère la laisserait pourrir sur cette planète à l’agonie avec son vieux croûton de grand-père si ça ne faisait pas partie d’un plan ?

À l’instant où Becca faisait machine arrière, bien décidée à avaler son dîner dans l’intimité de son bureau, son estomac la trahit d’un grondement profond et caverneux.

Les deux commères se retournèrent d’un bloc et, tout à coup, l’holoécran s’éteignit.

Becca remonta ses lunettes, jusqu’à ce que le haut des verres cogne contre son front.

— Oh, Rebecca ! Bonjour, bafouilla Marina.

Elle rassembla ses affaires tant bien que mal et quitta la pièce sans chercher à poursuivre la conversation.

Archibald ralluma l’holoécran et zappa jusqu’à une chaîne de télé-réalité où cent jeunes de seize à dix-huit ans se livraient une compétition féroce pour impressionner le parrain de l’émission : un investisseur prêt à révolutionner leur avenir.

Le technicien ignorait Becca avec toute la concentration dont il était capable. Il fixait un point derrière l’holoécran et faisait mine de s’intéresser à l’interview d’un garçon en pleurs.

De là où elle se trouvait, Becca ressentait les vagues de gêne qui émanaient d’Archibald. Ses cheveux roux, coupés très court, ne dissimulaient rien de ses oreilles rouge vif et il ne pouvait s’empêcher de toussoter, comme si un morceau de gelée s’était coincé dans sa gorge.

Becca installa sa capsule-repas sur la table, puis ouvrit une interface de programmation via son empreinte – dispositif qui lui permettait de contrôler n’importe quel ordinateur ou objet connecté par la pensée. Elle s’afficha directement sur sa rétine, ainsi que les quelques lignes de code qu’elle avait imaginées dans son esprit. L’objectif était simple : chasser Archibald. Ce dernier double cligna des yeux quand son brassard émit un bip, déployant la notification sur ses lentilles connectées.

Il marmonna sans bouger.

Adieu la conscience professionnelle, songea Becca, effarée. Elle venait de simuler un arrêt du système d’irrigation de leur parcelle principale. Vu l’urgence de la situation, Archibald aurait dû lancer un diagnostic complet des canalisations et, Becca en était certaine, il ne pouvait pas le faire d’ici. En théorie, elle aurait dû avoir le champ libre pour avaler son repas.

Résignée, elle déverrouilla la capsule et un fumet de spiruline épicée lui chatouilla les narines. Elle avala une bouchée de la mixture aux relents chimiques et laissa traîner son regard en direction de l’holoécran. Le garçon en larmes avait disparu, cédant la vedette à une fille d’origine asiatique. Cette dernière avait dû réussir l’épreuve du jour, car elle affichait un sourire radieux. Son capital cribits à six chiffres scintillait sur son front.

L’estomac de Becca se noua et, d’une impulsion mentale, elle ordonna à son empreinte de prendre le contrôle du programme télévisé. Les chaînes se succédèrent, jusqu’à atteindre un bulletin d’informations locales. Archibald se tourna vers elle, le front plissé, mais n’osa pas protester. Il se plongea dans l’émission tout en mâchonnant les restes de son repas. Les images d’une prairie calcinée emplirent la pièce. Les fumerolles d’un incendie mourant fonçaient l’horizon : un autre champ qui partait en fumée, contaminé par la Poix de Roux. En attaquant simultanément les récoltes et les insectes pollinisateurs, cette saloperie avait causé les famines les plus dévastatrices d’Occident. Et malgré les années, aucun remède n’avait encore vu le jour. Le personnel des fermes de la région observait, impuissant, les incendies se rapprocher, jetant leurs flammes sur les talons de la maladie. Becca espérait simplement que les travailleurs interviewés à l’écran avaient rappelé leurs Newbee avant de craquer leurs allumettes. Elle ne supporterait pas de voir ses petits prodiges réduits en cendres aussi bêtement.

Lorsque Becca avait annoncé publiquement qu’elle resterait sur Terre avec son grand-père et ne suivrait pas le reste de la dynastie Monelle sur la station orbitale d’Europe, ses plus fervents supporters en avaient conclu qu’elle cherchait à développer un remède contre la Poix de Roux. Après tout, elle avait déjà créé Newbee : un pollinisateur biomécanique qui, en suppléant feus ses modèles de chair, avait permis aux Terriens de ne pas crever de faim. Cette seule rumeur, que sa mère, Erika, avait eu le bon sens de ne pas infirmer, avait maintenu le capital cribits de Becca à flot pendant de nombreux mois, au grand dam de cette dernière. Marina avait tort : Becca n’avait pas besoin de calme pour s’atteler à sa prochaine grande invention. Non, malgré son envie et ses idées innombrables, elle ne créerait plus rien tant que son capital cribits ne serait pas devenu aussi insignifiant que celui d’un nouveau-né défavorisé. Il en allait de sa liberté.

Une vibration jaillit de la montre connectée fixée à son poignet, la tirant de ses pensées. Le cœur de Becca bondit dans sa poitrine. Elle lança une requête via l’empreinte. Son capital cribits s’afficha sur sa rétine et elle poussa un soupir de soulagement : il n’avait pas augmenté.

Ce n’était que l’alarme indiquant qu’une nouvelle goûteuse attendait d’être calibrée.

Becca se leva et referma la capsule sur un dîner à peine entamé : la présence d’Archibald lui avait coupé l’appétit. Elle se figea en remarquant que son collègue s’était levé lui aussi ; il rangeait ses affaires dans une sacoche usée, pendue au dossier de sa chaise, tout en jetant des œillades furtives dans sa direction. Elle regarda ailleurs.

— Rebecca ?

Archibald avait prononcé son prénom précautionneusement, sans l’assurance qu’il avait montrée quelques minutes plus tôt, quand il discutait de son cas avec Marina.

— On m’attend en salle de calibrage.

Elle avait presque atteint la sortie lorsqu’Archibald se précipita vers elle et lui coupa toute retraite. Le pouls de Becca s’emballa, son expression s’assombrit.

— La panne, déclara Archibald, le souffle court, je sais que c’était toi.

Un lourd silence s’étira entre eux. Le technicien sembla déçu, mais ne se découragea pas pour autant.

— Tu es peut-être une des jeunes femmes les plus prometteuses de notre système solaire, mais ça ne fait pas de moi quelqu’un de stupide, tu sais ?

Question rhétorique. Rebecca fit basculer le poids de son corps pour s’éloigner d’Archibald sans le vexer.

— Même si tu te doutais que c’était moi, ta conscience professionnelle aurait dû te forcer à vérifier.

Archibald éclata d’un rire chaleureux, presque communicatif. Sans trop savoir pourquoi, Becca l’imagina autour d’une table, entouré de ses amis, échangeant plaisanteries, anecdotes et éclats de rire.

— Sacrée Rebecca, murmura Archibald, toujours un coup d’avance…

La concernée laissa son regard errer vers le couloir, ostensiblement.

— … et jamais le temps pour ses collègues. Je peux t’accompagner en salle de calibrage ?

— Pour quoi faire ?

— OK… Archie, sois direct, marmonna-t-il avant de reprendre, un ton plus haut. Tout le monde sait que tu ne vas pas rester ici pour toujours et j’en ai marre de la maintenance technique. J’aimerais que tu me formes à reprendre ton poste le jour où tu partiras.

Rebecca haussa un sourcil.

— Tu risques d’attendre longtemps, répondit-elle en s’éloignant dans le couloir.

À son grand déplaisir, Archibald la suivit.

— Je suis du genre patient.

D’une impulsion mentale, Becca ouvrit le programme « étiquettes », un widget d’investisseurs qu’elle avait pioché dans les ressources familiales et qui lui permettait de voir les capitaux cribits de ses interlocuteurs superposés au-dessus de leur tête, à la façon d’une jauge de vie dans un jeu vidéo. Celui d’Archibald, ridiculement faible, grimpait de seconde en seconde, une unité à la fois, simplement parce qu’elle avait daigné lui parler.

Elle décida de l’ignorer.

Il continua à la suivre.

 

— Bonjour, Bérénice, murmura Becca lorsqu’elle pénétra dans la pièce attenante à la salle de calibrage.

De l’autre côté du miroir sans tain, Bérénice releva le menton. Elle tremblait. En dehors de la voix de Becca, la future goûteuse baignait dans un vide sensoriel presque absolu.

Ses grands yeux sombres fouillaient l’espace blanc à la recherche d’une aspérité, d’un angle de mur où ancrer son regard. Mais il n’y avait rien. Bérénice crispa les doigts sur sa chaise ; elle semblait prête à s’évanouir.

— C’est l’éclairage qui fait ça, l’informa Becca tandis qu’elle installait ses équipements. C’est presque comme être dans l’espace, tu ne trouves pas ?

La gorge de Bérénice se contracta, secouée par un haut-le-cœur. Derrière la vitre, Becca eut un léger mouvement de recul.

— Waouh, elle n’a pas l’air en forme, souffla Archibald, acculé au fond de la pièce.

De l’art d’exprimer l’évidence…

Rebecca le foudroya du regard et Archibald mima une fermeture éclair lui refermant la bouche.

Le modèle en trois dimensions du cerveau de Bérénice se matérialisa devant Becca, bientôt recouvert par un délicat entrelacs de fils argentés. Lorsque Becca aurait terminé son travail, ce réseau formerait un motif unique : l’empreinte personnelle de Bérénice. Une fois mature, cette interface cerveau-machine serait capable de décoder son influx nerveux et de l’influencer en retour. De cette façon, chaque sensation, chaque émotion que la goûteuse ressentirait lors de ses dégustations pourraient être enregistrées par un ordinateur connecté à son empreinte, archivées dans le Musée Galactique des Choses Disparues et ressenties par un client comme s’il était lui-même Bérénice.

La patiente abordait la dernière phase du processus. Les relais étaient déjà bien en place, mais le réseau de nanotubes de carbone se ramifiait encore ; c’était le moment parfait pour orienter sa croissance. D’une pensée, Becca activa l’imagerie fonctionnelle : comme elle le craignait, les aires liées à la peur apparurent en surbrillance. Bérénice était en train de tout bousiller.

— Je ne sais pas ce qu’on t’a raconté à propos de l’empreinte, mais c’est faux. Ce n’est qu’une procédure de routine. Rien de ce qui se passe ici ne sera décisif pour ton avenir.

Mensonge. Si les circuits de l’empreinte se détournaient des centres du plaisir et des aires cérébrales liées au goût et à l’odorat pour s’imprégner de peur, Bérénice ne serait jamais goûteuse.

L’adolescente se détendit imperceptiblement. Son flux sanguin se réorienta, emportant avec lui le délicat réseau de nanotubes.

— Tu es déjà allée dans l’espace, toi ? demanda Bérénice.

Question stupide : ceux qui quittaient la Terre ne revenaient jamais.

Archibald remua, comme au sortir d’une transe ensommeillée : la réponse de Becca l’intéressait aussi.

— Seulement dans ma tête.

Bérénice rit et Becca se détendit à son tour : sa patiente semblait prête à rentrer dans un état méditatif.

— Tu sais ce que tu as à faire, n’est-ce pas ?

Un léger bâillement s’était glissé entre les mots.

— Douceur, sérénité, joie, extase et gratitude.

— Exactement.

Bérénice ferma les paupières et s’abandonna dans son fauteuil. Son ventre se soulevait et s’abaissait en de larges mouvements amples, lents et réguliers. Un léger sourire flottait sur ses lèvres.

Bientôt, son cerveau montra tous les signes de la pleine conscience. Becca fit basculer le dossier de son propre fauteuil ; suivant son regard, la reproduction holographique du cerveau et de son empreinte en construction s’éleva au-dessus de son visage. Lorsque les cinq intentions fondamentales seraient assez solides dans l’empreinte de Bérénice, Becca lui présenterait un à un tous les échantillons de production de la ferme. L’adolescente devrait les sentir, les goûter et les expérimenter dans leurs mille nuances : un travail harassant pour elle et insipide pour Becca, qui durerait jusqu’aux petites heures de la nuit.

L’aube éclaircissait l’horizon lorsque Becca quitta la ferme pour rejoindre le cœur de la ville. Archibald s’était défilé vers vingt-trois heures, prétextant une dernière soirée avec des amis qui quitteraient bientôt Transit-1. Au-dehors, la température s’était radoucie, tombant aux alentours des trente-cinq degrés. Becca essuya le voile de transpiration qui lui maculait la nuque et releva ses cheveux épais et bouclés en un chignon lâche. Le chemin le plus agréable – et le plus sûr, mais pas le plus court – pour rentrer chez elle passait à travers les bandes agricoles constamment éclairées qui sillonnaient Transit du centre à la périphérie. Autrefois, ces bandes correspondaient aux lignes de chemin de fer transverses qui permettaient d’amener les travailleurs de la périphérie à la zone de très haute densité urbaine. Mais la première cité Transit de la zone vieille Europe était si dépeuplée à présent que plus personne ne vivait si loin vers l’extérieur. La seule ligne ferroviaire longue distance à avoir survécu menait en Afrique centrale, où se trouvaient les ascenseurs spatiaux affectés à leur zone. Becca n’avait que peu de souvenirs des anciennes lignes de train, mais elle avait vu les photos des commémorations ; à ses yeux, Transit était plus jolie maintenant. Déserte. Presque rendue à la nature. La jeune femme adorait sentir les longues tiges caresser ses mollets, et ses pieds fouler la terre tiède. Quelques Newbee voletaient de fleur en fleur, absorbant les dernières gouttes d’arrosage sur leur corolle afin d’abreuver leurs tissus biologiques.

Becca battait des paupières, sombrant peu à peu dans un demi-sommeil amplifié par la marche, lorsqu’un drone du système d’attribution des cribits accrocha son regard. Il la survolait, décrivant d’amples arcs de cercle pour tenter de capturer ses traits. Elle se raidit, un juron au bord des lèvres. Qu’est-ce que ce truc foutait là en pleine nuit ? Il l’attendait ?

D’instinct, elle se coucha dans les fleurs et tenta de se fondre dans la poussière. Elle pressa ses immenses lunettes contre l’arête de son nez, tout en sachant que cela ne suffirait pas. Le drone s’immobilisa et elle étouffa une imprécation. Trop tard, il l’avait déjà identifiée. Autant en profiter pour faire tomber quelques miettes de son capital cribits.

Elle se leva avec lenteur, luttant contre un vertige. L’appareil se planta en vol stationnaire à un mètre de son visage. L’engin ne soutenait pas la comparaison face à ses Newbee. Bien sûr, il était purement mécanique, loin de la subtile alchimie entre les nanotechnologies et la biologie, mais bon sang, qu’est-ce qu’il semblait rustique ! Une sphère couverte de caméras si grossières qu’on pouvait les voir faire la mise au point.

Becca se mordit les lèvres et repoussa ses talents d’inventrice dans un coin de son esprit. Son capital devait descendre. Pas monter. C’était le seul moyen de sortir de ce système infernal, dans lequel les citoyens troquaient leur liberté contre l’espoir d’un archivage post-mortem.

La jeune femme offrit un léger bâillement à l’objectif, puis un second.

— Tu vois, je meurs d’ennui ici. L’archivage des goûts pour le Musée, tu sais ce que c’est… du travail à la chaîne, en somme. Ça n’use pas vraiment les neurones, mais il faut bien que les colons de l’espace puissent s’offrir une pause gastronomique à prix d’or, pas vrai ?

Elle glissa un petit rire entre les mots et cligna des yeux, feignant la stupidité.

« Rebecca Monelle, 17 ans : – 2 cribits. »

 Conseils gratuits personnalisés ? lui proposa le drone.

Ça, c’était nouveau…

— Non merci…, maugréa Becca, soupçonnant que cela ne ferait pas taire cette damnée machine.

— Vous ne générez plus assez de données personnelles. Renforcez votre présence sur les réseaux sociaux. Activez l’enregistrement automatique de votre journée par l’empreinte. Ces mesures peuvent sembler intrusives, mais elles seules peuvent garantir qu’en cas d’archivage, votre persona capture votre essence profonde et porte le fidèle souvenir de celle que vous étiez.

Becca tenta de chasser le drone à grands gestes, sans succès.

 Votre capital cribits stagne. Or, à ce stade de votre vie, il devrait croître constamment…

 Lâche-moi, saleté de robot !

— Sociabilisez, poursuivit vaillamment le drone-conseil. De préférence avec des citoyens mieux cotés que vous.

 Ah oui ? Et ils sont où ces citoyens, dis-moi ? Dans les colonies ! Pourquoi crois-tu que je reste ici, moi ?

— Créez-vous des contacts…

Apparemment, cette stupide machine était programmée pour débiter son discours jusqu’au bout, en ignorant les interventions.

Elle ramassa une poignée de terre et la jeta de toutes ses forces sur le drone. Il s’ébroua, sans parvenir à ôter toute la saleté de ses objectifs.

« Rebecca Monelle, 17 ans : – 3 cribits. »

— vous pourriez rencontrer des investisseurs prêts à racheter les droits de vos données personnelles et à vous propulser à la cime de l’humanité en contrepartie.

Une moue ironique se dessina sur ses traits.

Comme si ceux qui me collent au train ne me suffisaient pas amplement…

Sa séance de conseils terminée, le drone s’éleva d’une poussée verticale et se mit à scanner les environs à la recherche d’une nouvelle victime.

Becca essuya la poussière de ses lunettes, puis les chaussa, comme on serre un talisman que l’on sait pourtant inutile. Elle se remit en route, ivre de sommeil.

 

[1]   Feom : nom neutre. Contraction des mots « femme » et « homme » que l’on utilise lorsqu’on ne connaît pas le genre d’une personne. Par détournement d’usage, ce terme est également utilisé pour désigner une personne lambda. NdA.

 

Chapitre 2

 

Au plus offrant

20 août 2112

Rebecca Monelle : 1 639 438 cribits

Capital stable

 

Becca vivait seule avec son grand-père, au dernier étage d’une des trois tours autarciques du quartier Expérimental. Ces constructions, au gigantisme assumé, permettaient autrefois aux privilégiés de se soustraire à l’engorgement permanent de Transit… et à la proximité des populations les plus défavorisées.

Outre leurs suites de luxe, elles comprenaient de spacieux bureaux, des écoles, plusieurs centres commerciaux, salles de sport et infrastructures de loisirs, sans oublier les parcs intérieurs. Avant que ne commence l’exode vers les colonies, on y trouvait aussi un hôpital et, dans les bas-fonds, un crématorium, de sorte qu’en théorie, on pouvait y vivre une vie entière sans mettre un pied dehors.

Plus jeunes, Étienne et Rebecca avaient baptisé cet endroit « le vaisseau interstellaire ». Lorsque le frère et la sœur parvenaient à se soustraire à la surveillance d’Erika, de leur nounou ou d’instructeurs trop distraits, ils aimaient s’échapper dans les couloirs vêtus de combinaisons spatiales bricolées à la hâte et jouer tantôt au commandant, tantôt aux ingénieurs, ou, plus rarement, aux passagers qui découvraient pour la première fois l’apesanteur. Le parc du dixième étage devenait la serre principale du vaisseau, les couloirs se transformaient en coursives de maintenance et leurs chambres devenaient cabines.

Un discret sourire passa sur les lèvres de Becca lorsqu’elle se remémora les boucles folles d’Étienne, sa curiosité et sa joie de vivre… Elle ne l’avait plus serré dans ses bras depuis que leur mère l’avait emmené sur la station orbitale d’Europe, quatre ans et sept mois auparavant.

Loin de l’aînée aux idées dangereuses et anticonformistes, Erika avait le champ libre pour faire de son cadet un investisseur attractif et docile, à la hauteur de la famille Monelle.

Ces pensées, susurrées dans son esprit par la voix de sa mère, lui donnaient un goût de bile.

— 87e, murmura-t-elle à l’attention de l’ascenseur de verre.

Becca s’appuya contre la vitre pendant la montée silencieuse, l’âme rongée de colère et d’inquiétude. Elle était ici et lui là-bas. Elle ne pouvait pas le protéger. Tenter de lui faire ouvrir les yeux alors qu’il baignait déjà dans ce monde ne servirait qu’à le faire souffrir, en plus de la mettre en péril.

La vision des étages déserts, plongés dans l’obscurité, ne fit rien pour améliorer son humeur. Ils défilaient les uns après les autres. L’éclairage froid de l’ascenseur révélait parfois l’angle d’un étal vide ou une bâche tendue sur on ne savait quoi.

Le 87e s’ouvrait sur une antichambre décorée à l’ancienne, avec son sol de marbre et ses murs d’un blanc jauni aux moulures délicates. Deux fauteuils empire trônaient sous un pan de mur, où une capsule de projection reproduisait des photographies et des coupures de presse : un mémorial à l’honneur de la grand-mère de Rebecca, exclusivement destiné à rappeler aux visiteurs à qui ils avaient affaire.

Becca trouva la porte de leur appartement entrouverte. Elle grimaça : Monarque devenait de plus en plus distrait quant à leur propre sécurité. La planète se vidait peu à peu, effeuillée des couches les plus aisées de sa population. À Transit-1, nombreux étaient les appartements de luxe restés à l’abandon, et encore plus nombreux les endettés au-dehors. L’immeuble disposait d’un verrou à cribits et l’ascenseur protégeait les étages supérieurs des intrusions, mais ce n’était pas une raison pour jouer d’imprudence. Becca savait que Monarque désactivait le verrou deux fois par jour. Le matin pour faire monter Martha, la bas-capital qui lui dénichait les meilleurs légumes de la ville, et le soir quand elle rentrait chez elle, après une journée passée dans l’immeuble à trafiquer on ne savait quoi. Quant à l’ascenseur, il n’était pas à l’abri des pirates.

L’appartement baignait dans une obscurité douce. Un mince filet de lumière sourdait de la cuisine, où chantonnait une émission de radio spécialisée dans les anciens tubes. D’une pensée, Rebecca éteignit la pièce, dénoua ses chaussures et traversa la salle à manger. Ses doigts longèrent la table en bois massif : une rareté sous laquelle Erika avait gravé ses initiales quand elle était enfant. Sa mère, au moins, avait eu la chance de vivre, de jouer et de penser comme une petite fille. Monarque avait gardé tous ses vieux jouets, comme ce cheval à bascule qui trônait fièrement sur le buffet à côté d’une lampe à interrupteur manuel et d’un vieux téléphone. Il s’était créé un musée d’un autre genre, avait sauvegardé tout ce qu’il avait pu de l’oubli. Pour qui ? Dans quelques années tout au plus, il n’y aurait que les cafards et les rats pour admirer son œuvre.

Becca se dirigeait vers sa chambre lorsqu’une ombre plus dense attira son regard au milieu du salon.

— Monarque…, souffla-t-elle, une pointe de tendresse mêlée de culpabilité fichée dans la voix.

Le vieil homme ronflait doucement, le corps tordu dans le fauteuil qu’il n’avait sans doute pas quitté de la journée. Becca effleura sa main d’une caresse et son grand-père s’éveilla aussitôt.

— Becca-bzz, grogna-t-il. Quelle heure est-il ?

— Cinq heures.

— Combien d’orbits ce soir ? s’enquit-il.

Les orbits servaient de monnaie unique dans le système solaire. Au contraire des cribits, ils représentaient la valeur marchande des choses. Avoir un capital cribits à sept chiffres ne rendait pas Becca riche pour autant. Sa mère lui versait tout juste assez pour vivre, s’assurant dans le même temps que Rebecca ne serait jamais assez fortunée pour racheter les droits de ses données personnelles. Même au prix du marché.

Elle alluma une lampe et se laissa tomber dans le fauteuil voisin.

— Comme tous les soirs, même les soirs de Musée… pas assez.

Monarque déplia sa colonne vertébrale avec précautions et se pencha en avant, son regard d’un brun profond posé sur elle.

— Tu sais que je rachèterais les droits de tes données personnelles si je le pouvais… de ta date de naissance et de la couleur de tes yeux à tes données bancaires et tes statistiques de navigation.

— Tu veux dire, si l’héritage de grand-mère t’était revenu à toi, et non pas à ta fille ? Si, à sa mort, elle ne t’avait pas laissé sans rien, alors que tu as supporté son génie, sa folie, pendant toutes ces années où elle a conçu le Musée ?

Monarque la fixa sans répondre. Becca savait qu’elle l’avait blessé ; elle le voyait dans la détente imperceptible de son maintien, comme un renoncement.

— Je veux dire : si je le pouvais.

Un profond soupir s’échappa de ses poumons et s’acheva sur une toux.

— Becca ?

— Hmm.

Le cou tordu, il observait la fenêtre derrière son fauteuil. Sa voix frémissait d’excitation.

— Tes charmantes travailleuses ont ramené des boutons.

Aussitôt, la poitrine de la jeune femme se délia. Elle attrapa un gant blanc, se pencha par-dessus le vieil homme, piquant au passage un baiser sur son front, et entrebâilla la fenêtre. Une procession de Newbee pénétra dans la pièce. L’éclairage ambré allumait des étincelles sur leurs corps de chair et de carbone ; leurs ailes délicates battaient en fréquence dans un concert de bourdonnements. Chaque abeille détenait un bouton entre ses pattes, tantôt minuscule comme une tête d’épingle, tantôt si large qu’il empêchait presque sa porteuse de voler.

Elles avancèrent droit sur Becca et déposèrent tour à tour leur collecte sur sa paume gantée.

Un, deux, trois, quatre, comptait Becca en retenant son souffle.

Monarque observait la scène, aussi immobile qu’une statue, une lueur émerveillée au fond des yeux.

Cinq, six, sept.

Sept potentiels clients.

Leur tâche achevée, les abeilles filèrent dans la nuit, leur vol considérablement allégé.

Becca fit rouler les boutons entre ses doigts, le cœur battant. Elle ne pouvait pas rencontrer tous les clients – c’était trop risqué –, mais peut-être que parmi les sept, Monarque en dénicherait un qui en vaudrait la peine. C’était lui qui avait initié le système des boutons : lorsqu’un feom souhaitait prendre contact avec elle, il déposait sa trouvaille aux coordonnées prévues et attendait la réponse de Rebecca. La plupart du temps, elle ne venait jamais. Si bien qu’au sein du marché noir, ses visites illégales avaient pris un parfum de légende, vivement démentie par les déçus et discrètement propagée par quelques heureux, auxquels elle confiait les cycles de coordonnées, sans cesse renouvelés.

Une main parcheminée se glissa sur la sienne, la tirant de sa rêverie.

— Becca, souffla Monarque, apporte-moi la loupe et une paire de gants, veux-tu ?

Une minute plus tard, il se tenait courbé sur la pile de trésors rapportés par les abeilles.

— Ça, c’est un vieux bouton de chemise, grogna Monarque. C’est du plastique. On en trouvait partout, ça ne vaut pas un clou. S’il ne peut pas faire mieux que ça, il ne pourra pas t’offrir grand-chose pour la visite.

Monarque déposa le bouton sur l’accoudoir gauche, dépité, avant d’en saisir un autre aux teintes chaudes et brillantes.

— Celui-là est plus intéressant.

Il fit tourner le petit rond brillant devant son œil, agrandi par la loupe.

— Bouton de manchette ! Il y a du cuivre sous l’or. Mais c’est un meilleur choix.

Il le déposa sur l’accoudoir de droite.

Trois minutes plus tard, il avait éliminé les cinq boutons qui restaient : quatre boutons pression et un bouton de braguette.

Un air désolé se peignit sur son visage. Becca détourna la tête.

— Ce sera pour la prochaine fois, dit-elle d’un ton aussi neutre que possible.

Mais y aurait-il assez de « prochaines fois » ? Si elle ne rassemblait pas la somme voulue avant sa majorité, dans moins d’un mois, tout serait terminé. En vertu du Principe Troisième, sa mère pourrait revendre les droits de ses données personnelles au plus offrant et toute notion de liberté créatrice, ou même de vie privée, lui serait arrachée. Son investisseur récolterait des royalties sur chaque information vendue la concernant. Et plus elle grimperait – contrainte et forcée – vers le milliard de cribits, plus ses droits enrichiraient son geôlier. Sa seule solution était de profiter du Principe de Primauté pour les acquérir. Cette loi, l’une des rares qui recelaient encore un semblant de droit humain, lui donnait une et une seule occasion de racheter ses droits sans enchères. À leur valeur réelle. Mais en deux ans et demi, Becca n’avait récolté qu’un dixième de la somme nécessaire. Elle tentait tant bien que mal de repousser la vérité cruelle dans un coin de son esprit, de continuer à avancer, jour après jour, vers cet objectif inatteignable. Mais il lui fallait se rendre à l’évidence : elle manquait cruellement de temps.

— Essaie le bouton de manchette, peut-être qu’il en vaut le risque.

Becca hocha la tête et aida son grand-père à se relever. Ils progressèrent doucement vers la plus grande chambre et elle l’allongea sur le lit.

— Bonne nuit, Becca-bzz, souffla-t-il, au bord d’un gouffre de sommeil. N’oublie pas de nourrir les papillons avant de repartir à la ferme.

***

La serre aux papillons culminait au sommet de l’immeuble. Eulalie l’avait fait construire pour Monarque : un cadeau de mariage au prix prohibitif pour lequel elle avait sacrifié la plus grande partie de ses économies. Pour y accéder, il fallait reprendre l’ascenseur et monter jusqu’à son terme. Lorsque le smog se dégageait et que Transit-1 déployait son immensité grise en contrebas, le vertige devenait presque insoutenable.

Monarque racontait à qui voulait l’entendre que sa serre aux papillons avait fait germer l’idée du Musée dans l’esprit de sa femme. Bien entendu, il existait des dizaines d’autres versions : la plupart circulaient sous forme de fables urbaines, mais Monarque défendait la sienne corps et âme.

À ses yeux, sa serre et le Musée remplissaient exactement la même fonction à des échelles différentes : celles d’arches en pleine tempête, créées pour que l’humanité déracinée puisse conserver intact le souvenir de sa planète d’origine. Selon la légende familiale, il avait répété cela jusqu’à l’usure pendant des années ; un peu moins, depuis la théorie de la hiérarchisation des personnes et l’avènement du système cribits.

Becca fit coulisser la porte de verre et pénétra dans l’atmosphère climatisée. Bientôt, des myriades d’ailes délicates fouetteraient l’air, mais pour l’heure, les protégés de Monarque s’éveillaient doucement sous le couvert des feuilles.

La jeune femme versa un mélange d’eau et de saccharose dans de petites coupelles perchées sur de longues tiges, puis se dirigea vers le fond de la serre, où des dizaines de chrysalides se développaient à l’abri d’un cube de verre. L’une d’entre elles, immense et aux couleurs chatoyantes, tremblotait doucement au rythme de la vie qui se débattait à l’intérieur. Une naissance toute proche… Cela ferait plaisir à Monarque.

Becca la contempla quelques secondes, prise dans cet instant suspendu, avant de partir en hâte pour la ferme.

À son retour, de longues heures plus tard, le buste d’Erika Monelle l’attendait, flottant au-dessus du terminal de communication instantanée. Plongée dans son travail, sa mère ne l’avait pas encore aperçue. Becca jeta un rapide coup d’œil aux alentours, en quête de son grand-père, mais ne le vit nulle part. Elle devrait gérer sa mère toute seule, cette fois.

— Bonjour, Erika, dit-elle avec lenteur.

Nerveuse, elle attrapa un frisottis du bout des doigts.

Sa mère leva les yeux de ce qui devait être son propre terminal ; un bref éclair de satisfaction passa au fond de son regard.

— Rebecca.

L’hologramme s’agrandit lorsque Marc, l’agent – et beau-père – de Rebecca, pénétra dans le bureau. Pendant quelques instants, Becca put contempler la beauté glacée d’Europe qui flottait dans l’espace noir retransmis par écran mural. Des masses de végétation orangée et bleue s’épanouissaient à sa surface, comme de la moisissure sur une boîte de Petri. Ce genre d’images, directement tirées du télescope de la station, était du dernier chic quand on habitait une colonie riche. Pour les nostalgiques, il restait toujours le Musée. Marc lui adressa un léger signe de tête avant de murmurer quelques mots à l’oreille de son épouse. Erika gloussa lorsque Marc piqua un baiser sur sa tempe, puis reporta son attention sur sa fille.

— Rebecca, ma chérie, enlève-moi ces affreuses lunettes qui te mangent la moitié du visage ; aucun logiciel de reconnaissance faciale ne t’identifiera avec ça !

Becca toisa sa mère derrière la protection de ses lunettes. L’idée même de poursuivre cette conversation sans les verres épais et sombres pour la dissimuler lui donnait des sueurs froides.

Elle flotte dans l’espace au-dessus d’Europe ; elle ne peut pas t’atteindre…, se répéta-t-elle, bien que ce soit un pur mensonge : la « Gestionnaire du Patrimoine Monelle » étendait ses doigts tentaculaires dans tout le système solaire.

Après un moment de lutte silencieuse, Erika laissa échapper un discret soupir.

— Depuis quand n’as-tu plus consulté ton statut en bourse ?

Becca haussa les épaules.

— Depuis que je ne me vois plus comme une marchandise, lâcha-t-elle avec autant d’acidité qu’elle le put.

Le visage d’Erika se durcit.

— Tu te comportes comme une gamine et je sais que tu en es consciente. Les investisseurs, la collecte de données… Tout ça n’est qu’un moyen de faire fructifier ton potentiel et de faire grandir le patrimoine de la famille.

Sa voix se radoucit, mais Becca savait qu’il s’agissait d’un leurre :

— Tu pourrais rejoindre le portefeuille d’investissements de l’université d’Europe ou de celle d’Encelade, ou de Ganymède si tu le souhaites, elles sont toutes excellentes. Tu pourrais avoir toutes les ressources nécessaires pour créer des inventions formidables et tu recevrais le soutien des professeurs les plus brillants ! N’est-ce pas ce que tu souhaites ?

Bien sûr qu’elle le souhaitait… Mais le futur que sa mère lui dépeignait n’était qu’un mirage, une utopie. Une fois enchaînée à un investisseur, chaque minute de son temps serait régie par un conseil d’administration ; elle n’aurait plus la moindre liberté.

— Tu sais bien que si, mais…

Le visage de sa mère se détendit imperceptiblement, sa voix s’enroba d’inflexions plaintives ; c’était là qu’elle devenait la plus dangereuse.

— Alors pourquoi n’as-tu rien produit d’intéressant depuis des mois ? Ton travail à la ferme est un gâchis épouvantable, tu…

— J’aime travailler là, cela m’apaise.

Becca perdait pied, elle le savait. Sa défense était pathétique face au charisme et à la poigne d’Erika.

— Pas moi ni Marc. As-tu idée des efforts que nous devons fournir pour persuader les investisseurs que tu ne files pas sur une mauvaise orbite ? Les gens se taisent quand je passe dans les couloirs ; ils parlent de toi, Rebecca. Ils se demandent si à ta mort tu vaudras suffisamment pour être archivée dans le Musée comme Milliard.

Le cœur de Becca se serra lorsque sa mère prononça le mot « mort ». Comment pouvait-elle parler avec un tel détachement du décès de sa propre fille ? À l’en croire, une vie informatique valait mieux qu’un corps de chair et de sang. Erika inclina la tête de côté, son regard se fit encore plus perçant. Becca se rua sur le bouton d’arrêt du terminal, mais pas avant que sa mère ait pu lui asséner sa dernière attaque :

— Et as-tu pensé à Étienne ? Aux conséquences que…

Le visage de sa mère disparut et Becca se laissa tomber sur le carrelage tiède avec des sanglots chargés de rage.

Lorsque Monarque franchit le seuil de l’appartement, après une journée passée au chevet de ses chrysalides, Becca était assise face au terminal domestique et épluchait d’innombrables propositions de contrats. Quand un candidat à l’archivage mourait, le Musée rachetait – en orbits sonnants et trébuchants – l’ensemble des informations nécessaires à l’élaboration de la persona. Selon la valeur du candidat et la quantité de data utiles engrangées au cours de sa vie, cela pouvait représenter une somme considérable. Qu’une entreprise ou une université privée prenne en charge l’éducation d’un enfant prometteur et devienne par la suite détenteur des droits de ses données était vite devenu une pratique banale.

— Alors, dis-moi, lança la voix essoufflée de Monarque, quelle est l’offre la plus crapuleuse ?

Becca se précipita dans l’entrée et guida le vieil homme vers son fauteuil. Sa peau prenait peu à peu la couleur d’une prune trop mûre, prête à exploser. Becca lui servit un verre d’eau, puis retourna s’asseoir face au terminal.

— Biomechanics Enterprise, je crois. Ils siègent à la station de Ganymède et détiennent de nombreuses chaires à l’université. Le contrat exige que j’aille faire mes études là-bas et que je travaille dans leur service recherche et développement sur mon temps libre. En échange, ils offrent une mensualité de cinquante mille orbits au Patrimoine Monelle.

Becca s’interrompit, le temps d’un battement de cœur.

— Et ils financent les trois premières années d’Étienne dans l’école de son choix, ainsi que le voyage s’il doit quitter Europe.

Elle savait qu’Erika ne le laisserait jamais prendre ses propres décisions, mais…

Son choix. Le sien.

L’idée avait quelque chose de merveilleusement irréel.

— Ça ne semble pas si terrible, sourit Monarque, une lueur de malice au fond des yeux.

— Oh, mais ce n’est que le précontrat ! Tu n’as encore rien vu : le 12 septembre, lorsque j’aurai dix-huit ans, leur service juridique me connectera à un traceur d’empreinte, avec obligation de fructification. Ils pourront voir ce que je vois, contrôler ma vie privée dans chacun de ses aspects, s’assurer que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour que ma valeur grimpe vers le milliard de cribits, et surtout, collecter autant de données utiles qu’ils le souhaitent pour faire gonfler leur maudit capital d’informations à revendre.

Leurs regards se croisèrent ; de petites rides s’épanouirent sur le visage de Monarque, suivies de près par un éclat de rire sonore, aussitôt étouffé par une quinte de toux.

— Becca… Ma Becca-bzz… Je te promets qu’à nous deux, on te rachètera. Moi avec mon instinct, toi avec ton cerveau.

Il lui répétait cette phrase jour après jour depuis plus de deux ans, comme un rêve porteur d’espoir. Becca piqua un baiser sur la tempe de Monarque, puis se dirigea vers sa chambre, serrant et desserrant le bouton de manchette entre ses doigts.

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