Notes d’auteur :

 

Ce livre contient une part de fantastique, mais il présente aussi une partie historique. Mis à part Cixi, tous les personnages sont issus de mon imagination. Néanmoins, je me suis plongée dans une documentation abondante pour coller au mieux à l’époque, aux usages et aux événements réels. Ne possédant personnellement aucune culture chinoise, je m’excuse par avance auprès des personnes sinologues pour les erreurs que j’aurais pu commettre.

Playlist :

Si comme moi vous êtes de ceux qui aiment lire en écoutant de la musique, je ne peux que vous conseiller les deux fonds musicaux qui ont tourné en boucle durant toute la rédaction de ce livre. À savoir, deux bandes originales de films : celle du Dernier Samouraï et de Mémoire d’une geisha.

Chapitre 1

 

La perte d’une mère

Mes premiers souvenirs me ramènent à Shanghai. À ce début de printemps 1861, où tout a basculé. Ce jour-là, je me rappelle qu’il pleuvait. J’allais avoir cinq ans et j’attendais le retour de ma mère…

Généralement, elle passait la journée à broder. Elle réalisait sans modèle de jolies fleurs ou de grands oiseaux étranges, qui déployaient leurs couleurs vives sur des carrés de soie. Les formes qui naissaient sous ses doigts me fascinaient, et je m’efforçais en vain de reproduire ses créations sur le papier qu’elle me donnait.

La plupart du temps, je demeurais assis auprès d’elle. J’aimais son sourire et la douceur de sa voix. Souvent, je dessinais en écoutant les histoires qu’elle me racontait. Rien ne me plaisait davantage que ces moments privilégiés. Lentement, je me rapprochais d’elle, pour finir par poser ma tête sur ses genoux. Ses belles mains blanches caressaient alors ma chevelure, m’abreuvant de tendresse et de quiétude.

Parfois, elle me chargeait de ranger sa boîte à couture, et je recevais sa demande comme le plus précieux des cadeaux. La richesse de la palette colorée des fils qu’elle utilisait m’émerveillait. Avec envie, j’imaginais ce que serait de posséder autant de teintes à étaler sur une feuille. J’adorais crayonner, mais l’enfant que j’étais ne disposait que de quelques bâtonnets de craie et d’un morceau de charbon de bois.

Une fois son ouvrage terminé, elle repliait soigneusement le tissu diapré qu’elle venait de réaliser, pour l’entreposer dans un grand carton. Dès que celui-ci était plein, elle l’emportait de l’autre côté de la ville, chez le tailleur chinois qui l’employait. À l’ordinaire, je l’accompagnais. Sauf lorsqu’une pluie trop drue s’abattait sur la citée. Mes semelles laissaient passer l’eau, et elle craignait que l’humidité ne me rendît malade.

Je détestais ces jours-là. Je devais l’attendre des heures entières et je n’aimais pas rester seul. Néanmoins, je patientais en songeant au baiser qu’elle déposerait sur ma joue à son retour.

Notre maison ne comportait qu’une pièce, à laquelle s’adossait un petit appentis qui nous servait de débarras. En faire le tour ne me prenait pas plus d’une minute et je m’ennuyais vite. Il m’était cependant interdit de sortir, et pour rien au monde je n’aurais désobéi. J’avais appris que l’extérieur pouvait se révéler dangereux.

Un jour, mon père avait franchi le seuil, et nous ne l’avions plus jamais revu. Je conservais de ce moment une impression d’effroi. Des gens criaient et s’agitaient dehors. Des hommes en armes les bousculaient. Malgré les supplications de ma mère, il n’avait pas eu peur de se jeter dans la mêlée, lui laissant le soin de refermer la porte. Cela faisait plusieurs mois qu’il avait disparu, et peu à peu, son visage s’estompait de ma mémoire.

Attristé par ce souvenir, j’étalai avec un soupir le papier qui m’était destiné sur la table. Un pantin de bois et un dragon de chiffons pour tous compagnons, je m’appliquais à dessiner un grand soleil sur un jardin rempli de fleurs. Ce décor, je désirais l’offrir à celle dont la chaleur de l’amour berçait mon existence. Elle était tout ce qu’il me restait, et elle m’avait juré que jamais rien ne nous séparerait.

Les heures passaient, bien plus longues que toutes celles que j’avais dû affronter seul jusque-là. L’inquiétude me gagnait alors que le carreau s’obscurcissait. Fréquemment, je me retournais vers la porte. Celle-ci s’ouvrit enfin. Heureux et soulagé, je me levai en abandonnant mon croquis et mes jouets sur la table.

— Mam…

Mon cri de joie s’étrangla dans ma gorge. Deux inconnus se tenaient sur le seuil. Deux hommes, aussi dissemblables qu’intimidants pour l’enfant que j’étais. Un Européen, comme moi, et un Chinois.

Le premier s’avança, et je reculai précipitamment. Il me dédaigna pour s’approcher du meuble où ma mère rangeait habituellement ses papiers. Le cœur battant, je le vis farfouiller à l’intérieur pour en retirer différents courriers qu’il parcourut rapidement.

— C’est bien la maison des Targane, déclara-t-il en reposant les feuillets.

La perfection de son anglais me surprit. Je pensais que mes parents et moi étions les seuls à connaître cette langue, que nous n’utilisions qu’entre nous.

L’inconnu me couvait à présent d’un regard méprisant, et je me tassai davantage dans mon coin. Une odeur désagréable de tabac froid imprégnait ses vêtements. Je n’aimais pas la coupe de son costume, je détestais ses cheveux courts et je trouvais parfaitement insupportable sa façon de me toiser comme un objet encombrant. Plus que tout, il m’effrayait. Qu’attendait maman pour apparaître et me prendre dans ses bras ?

— Vous croyez qu’il comprend le chinois ? demanda-t-il à son comparse, sans me quitter des yeux.

Une fois encore, il évitait de s’adresser directement à moi. Ressentant l’insulte de son attitude, je serrai les poings.

— Cela ne fait aucun doute, répondit ce dernier en me dévisageant. Il est né ici et ses parents étaient trop pauvres pour songer à l’inscrire dans une école européenne. Il est d’ailleurs trop petit pour ça. Sa mère travaillait pour un des tailleurs du Palais Bleu. Elle possédait des doigts en or d’après monsieur Jiang.

— Même pas capable de se trouver une place de domestique chez l’un des nôtres, constata avec dégoût le premier. Si ce n’est pas malheureux d’élever son enfant dans un quartier pareil. Un gamin si blond.

— Nous pouvons prendre en charge son éducation, reprit le Chinois sans s’émouvoir. Il nous sera redevable, et nous parviendrons toujours à l’utiliser selon ses capacités. À moins que vous ne soyez prêt à payer son passage sur le prochain bateau qui repart pour le Pays de Galle. Après tout, ce garçon dépend de votre communauté. En tant qu’officier administratif, le choix de son avenir vous échoit.

— Nous ne lui devons rien ! aboya l’autre, en me faisant sursauter. Ses parents n’avaient qu’à réfléchir avant d’émigrer pour s’enterrer ici. Lorsqu’on n’a pas le sou, on évite de partir aussi loin. Pour ma part, ma mission se termine là. Vous pouvez en disposer comme il vous plaira.

Le Chinois lui lança un long regard avant de poser un genou à terre pour se porter à ma hauteur. C’était un homme entre deux âges, d’allure sévère, et je devinai en lui un responsable de quartier influent.

— Tu comprends parfaitement ce que je dis, n’est-ce pas ?

Il venait de m’interroger dans la langue que nous employions dès que nous mettions le nez dans la rue. Intimidé par l’acuité de ses yeux sombres, je me contentai d’incliner la tête. Pourquoi ma mère ne rentrait-elle pas ? Que me voulaient ces gens ?

— Comment t’appelles-tu ? s’enquit-il encore en chinois.

— Jonathan.

— Es-tu un enfant sage et obéissant, Jonathan ?

— Oui, monsieur. Où est maman ?

À nos côtés, l’Anglais s’impatienta :

— Que dit-il ?

Il ne me regardait toujours pas. Je détestais ses manières, mais l’on m’avait appris à respecter les adultes, et je conservais le silence.

— Il demande où est sa mère, répondit calmement le Chinois.

— Ta mère ne reviendra pas. Elle est morte, éructa presque l’officier britannique, en s’adressant brusquement à moi.

Je mis quelques secondes avant de comprendre la portée de ses paroles. Puis j’entrouvris la bouche sur un cri qui ne sortit pas. Une gifle ne m’aurait pas secouée davantage. La mort, je la connaissais déjà. Cela ressemblait à la tristesse d’assister au départ d’un ami en sachant qu’on ne le reverra jamais. Je l’avais découvert quand j’avais retrouvé le petit oiseau offert par mon père inerte et raide au fond de sa cage.

Ce souvenir piqua mes yeux de larmes. Un profond sentiment d’abandon me saisit, et je me dis que cet homme mentait. Ma mère ne pouvait pas m’avoir laissé seul ainsi. Quelque chose dans le dédain de mon visiteur me certifia cependant que si. Affolé, j’éprouvai soudain le besoin de la voir, d’écouter le son de sa voix, de sentir ses bras se refermer sur moi. Je brûlais de la réclamer, mais, tremblant d’appréhension, je ne parvenais pas à rassembler mon courage pour le faire.

Le Britannique me jeta un dernier regard, comme s’il me jaugeait, puis il se détourna pour ouvrir le placard sans plus faire cas de moi.

— Emmenez-le à présent, poursuivit-il en inspectant la vaisselle. Je me charge de ces quelques bricoles. Leur vente couvrira à peine les dettes de sa mère. Son nom est consigné dans notre état civil. Si une personne désire s’en occuper, nous saurons toujours lui indiquer où le trouver. Je doute toutefois que quelqu’un demande un jour après lui.

Le cœur battant, j’assimilai difficilement ce que j’entendais. Sans un mot d’explication, le Chinois se releva et me prit par la main. Je réalisai brusquement qu’il allait me forcer à le suivre, et je tentai de me dégager. Il me tenait si fermement que je n’arrivai à rien.

— Allons, viens. Il est temps de rejoindre ta nouvelle maison.

La sévérité de sa voix calma mes velléités de résistance. Bien qu’il me parlât rudement, au moins s’adressait-il à moi. Ravalant mes larmes, je lui jetai un regard suppliant. Mille questions tournaient dans ma tête, que la peur m’interdisait de poser. Plus que tout, j’avais besoin d’être rassuré. Mais, comme l’avait fait l’homme qui fouillait le buffet, le Chinois se détourna sans rien ajouter.

Son comparse continuait de mener l’inventaire de nos maigres affaires et nous ignorait totalement. Mettant sur la table les quelques assiettes d’un vieux service, il repoussa mes jouets comme des objets sans importance, et mon dragon tomba sur le sol. Ses yeux aux étranges pupilles orangées demeuraient fixés sur moi. Ma mère les avait brodés. À cet instant, c’était tout ce qu’il me restait d’elle.

Je voulus le ramasser. La grande main qui m’emprisonnait m’en empêcha en m’entraînant vers la porte. Trop bouleversé pour émettre une protestation, je tendis mes doigts en vain. Dès que je franchis le seuil, le dragon disparut de mon existence, et je n’emportai aucun souvenir de celle dont on me séparait.

Dehors, la pluie avait cessé. La rue pavée de pierres était toutefois glissante. Mon guide adopta un pas prudent qui permit à mes petites jambes de le suivre sans courir. Mon cœur était lourd et l’angoisse me tenaillait. À aucun moment, je n’essayai pourtant de m’enfuir. La ville était dangereuse. Ma mère m’avait toujours interdit d’y circuler seul, et voilà que je la parcourais avec un étranger. Autour de moi, les passants me bousculaient et les venelles qui défilaient se ressemblaient toutes à mes yeux d’enfant. L’homme qui m’emmenait m’éloignait de plus en plus de la maison. Si je parvenais à lui échapper, jamais je ne serais capable de la retrouver sans aide.

À présent, je me raccrochais désespérément aux doigts qui m’arrachaient à mon foyer. L’esprit en déroute, je ne retenais plus mes larmes. Elles dévalaient mes joues, mais j’étouffais mes sanglots. Je me doutais que le Chinois qui me guidait n’aurait pas toléré un scandale. J’apprenais déjà où se trouvait ma place et je reniflai en baissant la tête.

Au bout d’une longue marche, mon accompagnateur s’arrêta enfin devant les portes closes d’un large portail. Je connaissais ces grands vantaux. Ma mère et moi les avions plusieurs fois croisés lorsqu’elle livrait sa marchandise. La hauteur du mur qui les entourait et le son de la cloche qu’on entendait parfois à l’intérieur m’avaient intrigué. À ma question, elle avait répondu qu’il s’agissait d’un orphelinat. Une maison où l’on enfermait les enfants sans parents, et dont personne ne voulait.

Ces paroles prirent soudain tous leur sens pour moi. J’écarquillai les yeux avec désespoir. Frappé par la brutalité de la vérité, mes larmes se tarirent tandis que mes doigts se mettaient à trembler. J’étais encore très jeune, pourtant ce jour-là, je découvris que l’amour pouvait vous être arraché sans préavis. Un avertissement prophétique dont j’aurais dû me souvenir.

Un petit battant s’ouvrit dans les portes massives, et un vieux Chinois nous fit signe d’entrer. Inutilement, je tentai de résister. Celui qui me tenait par la main me tira d’un geste sec. Sans un mot, il m’emmena à l’intérieur. Apeuré, je regardai autour de moi.

Une cour carrée donnait sur trois grands pavillons, prolongés de terrasses surélevées. Près du bâtiment le plus haut, un couple d’une quarantaine d’années nous attendait. Malgré ma frayeur, je constatai avec étonnement qu’ils étaient Européens. Tout comme moi, ils portaient des vêtements chinois, et cela me rassura un peu. L’homme me sembla néanmoins sévère et je resserrai les doigts sur ceux de mon guide. Mais celui-ci me lâcha pour me pousser en avant d’une chiquenaude sur l’épaule.

Me souriant d’un air gentil, la femme m’encouragea à avancer. Je m’approchai d’un pas hésitant. J’entendis le concierge refermer la porte, et le tour de clé me fit frissonner.

Au fond de moi subsistait l’espoir insensé qu’il s’agissait d’une erreur. Maman allait réapparaître, et tout rentrerait dans l’ordre. Balayant cette utopie, celui vers lequel j’arrivais m’agrippa brusquement le poignet. Sa prise me parut si brutale, que je glapis autant de surprise que de crainte. À comparer, le Chinois me traitait avec délicatesse.

— Voyons Jeffrey, un peu de douceur, le tança son épouse, en passant une main douce dans ma chevelure bouclée. Cet enfant vient juste de perdre sa mère.

— Je n’ai pas envie de lui courir après comme nous avons dû le faire pour le jeune Deng Chen, répliqua celui-ci avec ennui.

Néanmoins, il me relâcha. Libéré, je me plaquai dans les jupes de la grande femme brune.

— Tu n’auras pas à le faire. Regarde comme il se tient tranquille. Je suis sûre que c’est un petit garçon adorable qui ne nous causera pas le moindre souci. Où sont ses affaires ? acheva-t-elle, en s’adressant à celui qui m’avait amené.

— Sa mère nous devait beaucoup. Monsieur Smith a tout conservé. Il faudra vous contenter de ce qu’il sera capable de vous rembourser plus tard.

L’homme près de moi me contempla d’un air songeur. Il ne semblait pas méchant, néanmoins je me tassai davantage contre les soieries de sa compagne.

— Est-ce bien raisonnable, murmura-t-il, à l’adresse de sa femme. Nous avons déjà tant de bouches à nourrir. Et je te rappelle que nous étions convenus de n’accueillir que des Chinois.

Resserrant sa prise sur moi, cette dernière répliqua d’un ton ferme :

— Tu sais très bien que les orphelins de race blanche sont rares, voire quasiment inexistants à Shanghai. La plupart des familles se débrouillent pour les rapatrier, ou les Européens du voisinage les adoptent. Celui-ci n’aura pas cette chance. Pas après ce que son père a fait. Si nous ne le recueillons pas, Dieu sait où il traînera ce soir.

J’écoutais sans vraiment comprendre les sous-entendus échangés au-dessus de moi. J’avais faim et j’étais fatigué. Dodelinant de la tête, je me mis à sucer mon pouce. Un geste que ma mère réprouvait, et que j’évitais en sa présence, mais qui en cet instant me réconfortait.

— Que vas-tu faire de lui ? demanda encore l’homme, en retirant avec une douceur inattendue mon pouce de ma bouche.

— Il sera traité comme tous les autres enfants, répondit sa compagne, en me prenant dans ses bras. Il ne bénéficiera d’aucune dérogation, et nous verrons comment il pourra nous être utile une fois qu’il sera grand.

Ainsi commença ma vie à l’orphelinat sous la houlette d’un couple d’Anglais excentriques. J’appris rapidement qu’ils passaient pour aussi peu recommandables auprès de la bonne société que l’avaient été mes parents. Leur dévouement et les sacrifices qu’ils consentaient pour venir en aide à des enfants chinois miséreux les rendaient suspects aux yeux de la majorité de leurs compatriotes. Toutefois, pour l’heure, je me souciais peu de ces luttes de pouvoirs et de prestiges.

Dès le soir même, monsieur et madame Johnson m’installèrent dans le pavillon des petits. Nous étions en tout une trentaine. Âgés de deux à six ans, nous nous répartissions par boxe de douze dans une vaste chambrée. Les plus grands occupaient une autre section, et nous les croisions rarement. La plupart nous quittaient à l’âge de quinze ans.

Placés le plus souvent en tant qu’ouvrier ou domestique auprès de fournisseurs, ils remboursaient par leur travail le coût de leur éducation. Les plus prometteurs poursuivaient encore un ou deux ans des études. Menées à terme avec brio, celles-ci leur offraient l’opportunité d’un emploi de secrétaire ou d’intendant dans les familles les plus prestigieuses de Shanghai. Rejoindre leurs rangs était un honneur et nous les regardions avec envie.

Pour un problème de mixité évidente, l’établissement n’accueillait que des garçons, les bâtiments étant trop petits pour aménager des dortoirs séparés. Je compris vite que les portes de cette fondation ne se rouvriraient pas avant que je ne fusse en âge de me débrouiller seul, ou qu’une aptitude particulière ne me destinât très tôt à un apprentissage à l’extérieur, comme cela arrivait à quelques-uns d’entre nous. Malgré tout, durant des mois, je conservai l’espoir insensé que ma situation demeurait un malentendu.

On ne m’avait pas permis d’assister aux funérailles de ma mère. J’ignorais où se trouvait sa dépouille, et sa mort restait pour moi sujette à caution. J’imaginais des scénarios improbables. À tout moment je m’attendais à un miracle. Mais les jours passaient, et le battant encastré dans les larges ventaux de l’entrée ne s’ouvrait que sur les serviteurs ou nos professeurs. Personne ne venait voir les petits orphelins, et encore moins les adopter.

Je m’intégrai par la force de l’habitude, me soumettant de même aux idéaux de mes bienfaiteurs qui militaient pour l’égalité des peuples. Ils partaient du principe que l’éducation se calquait en fonction des traditions définissant la culture d’une région. À leurs yeux, mon origine ne me donnait droit à aucun privilège. Elle ne m’accordait pas davantage la possibilité de me former selon les valeurs fondamentales de mes parents. Sous leur coupe, je grandis en m’imprégnant totalement de la civilisation chinoise, et plus particulièrement des coutumes en usage à Shanghai.

J’aurais pu m’assimiler en oubliant ma nationalité. Je découvris toutefois rapidement la difficulté d’afficher une différence lorsqu’un trop grand écart empêche de se fondre dans la masse. Je cachais la couleur de mes iris verts derrière mes longs cils dorés, mais je ne pouvais rien faire pour dissimuler ma blondeur. À l’exemple de mes camarades, je portais le costume traditionnel chinois. Je tressais aussi ma chevelure qui n’avait plus été coupée depuis la mort de ma mère, et le soir, quand je me peignais, les vagues bouclées qui tombaient sur mes épaules suscitaient autant d’envie que de moqueries. Je les ignorais de mon mieux.

Je compris vite que l’on se méfiait de moi. Dès le début, je me tins en retrait des autres. La mise en place de ma scolarité vint à propos me distraire. Étudier me permettait d’oublier ma solitude, et je m’absorbai dans le travail.

Chapitre 2

 

La rencontre de Bao

Rien ne bouleversait le programme de notre existence bien réglée à l’orphelinat. Mis à part les visites de monsieur Jiang. La première fois que j’entendis prononcer son nom, je relevai la tête malgré la règle qui nous obligeait à conserver le nez respectueusement tourné vers le sol en présence d’un adulte. Je venais de fêter mon septième anniversaire, mais je n’avais pas oublié ce patronyme proféré par l’affreux Anglais le jour du décès de ma mère.

Le tailleur pour lequel elle travaillait fournissait le palais de cet homme. La venue de ce mystérieux commanditaire suscitait à la fois ma curiosité et ma colère. Ce jour-là, si elle n’était pas sortie pour livrer sa marchandise, elle serait peut-être toujours en vie. Et je n’avais plus qu’une hâte : rencontrer ce personnage que je rendais indirectement responsable de la mort de la seule personne qui m’avait réellement aimé jusque-là.

Je trompai mon impatience en épiant les rares discussions que je parvenais à écouter à son sujet. Je n’appris que peu de choses. Il s’agissait du joaillier le plus réputé de Shanghai. Sa richesse et l’influence de sa famille lui valaient d’habiter dans une des plus belles résidences de la ville. On le disait également apprécié par Cixi, l’impératrice douairière[1]. Pour moi, il figurait seulement une sorte de meurtrier par procuration.

Enfin, le jour tant attendu arriva. Rassemblés en rangs serrés dans la cour, nous patientions en silence. J’imaginais qu’il ferait son entrée assis sur un palanquin, entouré de serviteurs et de gardes. Il nous rejoignit à pied, suivi d’un seul domestique. Vêtu d’une magnifique tunique en soie bleu nuit, il n’en paraissait pas moins royal. Grand et mince, son visage sévère trahissait l’aplomb de ceux qui se savent écoutés, et qui disposent du pouvoir de vie ou de mort sur un interlocuteur trop impertinent.

Ma curiosité fut cependant rapidement ravie par l’enfant qu’il tenait par la main. Le chuchotement d’un de mes camarades m’apprit qu’il s’agissait de son fils unique, Bao. Sa chevelure, tressée en une longue natte dans le dos, dégageait le pur ovale de sa figure aux lèvres fines et au nez droit. Il semblait un peu plus âgé que moi. Habillé avec la même recherche que son père, il nous observait avec une attention que je trouvai bienveillante.

Je devais normalement conserver la tête baissée, mais je ne me lassais pas de l’observer à travers l’épaisseur de mes cils. Sans doute interpellés par mon insistance, ses larges yeux en amandes finirent par se poser sur moi. Leur magnétisme m’obligea à totalement découvrir les miens. Nos regards se croisèrent, et ils s’ancrèrent tout le temps que durèrent les palabres entre les adultes.

Du discours de son père, je retins que celui-ci parlait sans ostentation. Il ne ressemblait pas au personnage que j’avais appris à détester. À présent, les plus âgés lui déclamaient des poèmes. J’avais hâte que cette représentation se terminât. Nous aurions ensuite quartier libre, et je me demandais s’il me serait permis de côtoyer encore un peu celui qui ne cessait de me dévisager.

Le moment où les grandes personnes se retirèrent dans l’un des pavillons arriva enfin. Comme je l’espérais, Bao demeura parmi nous. Des tables couvertes de mets que nous mangions rarement avaient été dressées. La plupart d’entre nous se rassemblaient déjà autour. À mon habitude, je restai à l’écart. Je mourais d’envie d’approcher notre invité d’honneur, mais je savais que les autres m’en empêcheraient. À nouveau, je me contentai de le regarder.

Jeune prince au milieu d’une cour de mendiants, celui-ci répondait à tous ceux qui l’abordaient d’un air affable. Ce débordement de cordialité renforçait mon impression de solitude. Au bout de quelques minutes, je m’aperçus pourtant qu’il choisissait ses interlocuteurs en fonction d’un chemin bien particulier. Il manœuvrait pour m’atteindre. Aussi intrigué que fier de susciter son intérêt, je le laissai me rejoindre.

Enfin, il fut devant moi. Ma blondeur et mes yeux verts semblaient le fasciner. Il faisait incontestablement partie de mes admirateurs. Depuis ma plus tendre enfance, j’entendais les gens s’extasier sur ma beauté, et j’avais rapidement découvert comment en jouer. Flatté, et conscient qu’à travers lui j’en apprendrais sans doute un peu plus sur son père, je lui retournai son sourire. Néanmoins, ma séduction ne cherchait pas seulement à satisfaire ce simple calcul. Elle s’axait sur l’envie réelle de faire connaissance.

Planté devant moi, il me demanda :

— Comment t’appelles-tu ?

— Jonathan.

— Honoré de te rencontrer, Jonathan. Moi, c’est Bao.

Il demeurait une personne importante, et comme on me l’avait appris, je m’inclinai respectueusement devant lui. Son rire flûté me désorienta, tout comme sa main qui interrompit mon geste.

— Mis à part lorsque je suis en représentation officielle, tu n’as pas à faire cela.

Touché par sa gentillesse, je me redressai.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-il encore.

— J’ai sept ans.

— Et moi neuf. Nous pourrions devenir amis si tu veux ?

Sa question me parut saugrenue. Bien sûr que je le voulais. Pour la première fois depuis mon arrivée, quelqu’un me témoignait un intérêt qui me semblait sincère. Pour le coup, j’en oubliai mon arrière-pensée de l’utiliser pour atteindre son père. Il existait cependant un tel gouffre entre nos deux situations, que je n’osais pas croire à ma chance. Brusquement, il me prit par la main pour m’entraîner dans le jardin. Surpris, je le suivis. Il ne s’arrêta que lorsque la hauteur de la végétation nous dissimula. Là, il réitéra sa demande :

— Acceptes-tu de devenir mon ami ?

— Oui, répondis-je en ayant conscience de rougir.

— Alors, si nous sommes amis, me permets-tu de toucher ta natte ? J’ai déjà vu des cheveux comme les tiens, mais je n’ai encore jamais pu les caresser.

Sa requête m’étonnait moins que sa demande d’amitié. Ma chevelure était source de tant de curiosité depuis que je vivais à l’orphelinat que cela me parut presque normal.

— Ils ne sont différents que par leur couleur, tu sais, répondis-je en penchant la tête vers lui.

Tendant la main, il saisit ma tresse. Lentement ses doigts glissèrent jusqu’à sa pointe, s’attardant sur le frisottis qui terminait celle-ci. La relâchant comme à regret, il me regarda de nouveau.

— Tu as des cheveux très beaux. Et ils sont vraiment doux. Merci.

Ce premier contact peu conventionnel échangé, la cloche réglant l’emploi du temps bien rempli de mes journées retentit.

— Je dois retourner en classe, m’excusai-je.

— Non, attends encore un peu.

— Mais on va me chercher.

— Ils t’ont vu partir avec moi. Personne ne viendra t’ennuyer tant que je serai à tes côtés. Reste avec moi, veux-tu ?

Heureux de sa requête, je m’inclinai face à sa volonté. À mon tour je décidai de le surprendre.

— As-tu envie que je te montre le gardien secret de l’orphelinat ? lui proposai-je, en refoulant ma timidité.

Intrigué, il me suivit dans le dédale de bâtiments qui délimitaient le fond du jardin. Alors que nous progressions, je lui expliquai que ces constructions s’élevaient à l’emplacement d’un ancien temple. Seul un vieil autel subsistait de ce passé révolu. Fier de mon savoir, je l’entraînai derrière un muret camouflé par des arbustes. Là se dressait le vestige du dieu tutélaire que je désirais lui présenter, et dont tout le monde paraissait avoir oublié le nom.

En l’apercevant, Bao marqua un arrêt surpris et appréciateur. Cachée des regards, une statue en terre cuite s’érigeait sur un socle de pierre soutenu par deux dragons couchés. Un petit auvent de tuiles rondes la protégeait des intempéries. Aussi grande qu’un adulte, elle représentait un très bel homme, coiffé d’un chignon haut, et vêtu d’une longue tunique qui laissait apparaître ses pieds nus. D’un geste à la grâce étudiée, il tendait une de ses mains en avant, et semblait sur le point d’offrir quelque chose que dissimulait son poing fermé.

Mon nouvel ami s’inclina avec respect devant la sculpture.

— Sais-tu qui est ce dieu ? me demanda-t-il, en relevant les yeux au bout de quelques instants.

Impressionné par sa déférence, je répondis simplement en secouant négativement la tête.

— Puisque nous venons de nous rencontrer, nous dirons que c’est notre dieu protecteur, décida-t-il. Et pour sceller notre amitié, nous allons lui rendre hommage. Nous le ferons chaque fois que nous nous reverrons. Cela nous portera chance.

Il possédait sans doute une profonde culture religieuse et je ne m’étonnai pas. Ravi de la tournure que prenait notre tête-à-tête, je me pliai volontiers à tout ce qu’il exigeait.

Monsieur Jiang nous trouva en train d’exécuter un cérémonial improvisé devant l’autel. Son regard acéré me détailla et je redoutai de me faire gronder. Il se désintéressa toutefois brusquement de moi pour contempler la statue que nous vénérions. Bao ne parut pas prendre garde à son intérêt. Plus tard, il m’apprit que son père se passionnait pour l’art ancien, et plus particulièrement pour tout ce qui avait trait aux légendes oubliées. À ce moment-là, il attendait simplement que ce dernier nous accordât de nouveau son attention. Quand il l’obtint, il prononça alors les mots qui conquirent définitivement le petit garçon que j’étais.

— Père, je vous présente Jonathan. Jonathan est une petite fleur trop rare pour demeurer ici. Pourquoi ne l’amènerions-nous pas avec nous au palais ?

— Pour l’instant, c’est impossible, Bao. Cependant, lorsqu’il sera suffisamment formé pour travailler, si tu désires toujours sa compagnie, nous pourrons l’employer.

La réponse de monsieur Jiang hanta longtemps mes réflexions. Je me demandais pourquoi cela était impossible. Puis, je grandis et je compris que le monde ne se partageait pas seulement entre riches et pauvres. Il se déclinait également en catégories, séparant les Occidentaux aisés des Orientaux fortunés. Les règles qui régissaient l’ensemble étaient à la fois fort simples et terriblement restrictives. Si un enfant chinois servait parfois de chien savant à un petit colon capricieux, il était hors de question qu’un Chinois élevât un jeune Européen, fût-il miséreux. Tout au moins, pas sans susciter la réprobation d’une partie de l’élite européenne récemment implantée, bien trop prompte à croire en sa supériorité en tout.

— Pourrais-je au moins revenir le voir aussi souvent que j’en aurais envie ? insista Bao, en me prenant la main.

Le regard de l’orfèvre se posa de nouveau sur moi. Il paraissait songeur et je crochetai davantage mes doigts à ceux de mon nouvel ami. Cette merveilleuse journée aurait-elle une suite ? Un sourire éclaira soudain le visage de l’homme qui nous observait tandis qu’il déclarait :

— Si tu penses avoir rencontré un ami sincère, je serais cruel de vous séparer. Tu pourras le visiter régulièrement.

— Merci, père.

À mon tour, je remerciais monsieur Jiang.

À partir de ce moment, le père de Bao passa plusieurs fois par an à l’orphelinat. Je découvris progressivement qu’il pratiquait les bonnes œuvres dans un esprit de conciliation à l’égard des étrangers installés en Chine. Sans doute sur l’ordre du défunt Empereur Xianfen[2]. Sa position lui permettait de jouer facilement les informateurs, tout en arbitrant quelques querelles de riches marchands chinois froissés par le traité de Pékin[3]. Signé lors de la défaite de la seconde guerre de l’opium[4], cet accord qui ouvrait onze ports supplémentaires aux Occidentaux demeurait loin de faire l’unanimité hors des cercles pro-européens.

Ces raisons politico-mercantiles évacuées, je devais admettre que monsieur Jiang effectuait sa représentation de façon consciencieuse. Les réserves se remplissaient de riz après chacune de ses visites, et tous les enfants se voyaient offrir de l’encre et un solide morceau de bambou à tailler pour écrire. Il allait sans dire qu’il accordait une importance primordiale à l’instruction. Renforçant l’effort d’éducation mis en place par monsieur et madame Johnson, il repérait les meilleurs parmi ceux qui fournissaient déjà les élites, pour leur attribuer des professeurs supplémentaires. Une fois formés, ces étudiants hautement méritants n’avaient pas d’autre choix que de travailler pour lui, sous peine de devoir rembourser une énorme dette. Toutefois, c’était généralement une promotion que tous espéraient.

Les mois passaient et monsieur Jiang tenait sa promesse. Bao me rejoignait régulièrement à l’orphelinat, et souvent nous étudiions ensemble. Il était lui-même un très bon élève. Je m’appliquais à travailler encore plus dur. Son désir m’ouvrait les portes du Palais Bleu sans contrepartie, mais je voulais lui faire honneur et mériter d’intégrer cette résidence que l’on disait somptueuse. Je possédais une excellente mémoire, le goût d’apprendre, et une facilité pour retenir les langues. Fidèle à sa réputation, monsieur Jiang jaugea rapidement mon potentiel. La lubie de son fils devenait un investissement rentable et il me fournit les meilleurs enseignants.

Malgré mon jeune âge, j’étais parfaitement conscient de son calcul. Lentement, ma colère contre lui se muait pourtant en respect et en admiration. Il me parlait avec gentillesse, s’enquérait régulièrement de mes progrès, m’encourageait, et surtout, il me laissait fréquenter son unique héritier. Peu à peu, je l’assimilai à une figure paternelle disparue pour moi depuis trop longtemps.

À la demande de Bao, j’obtenais parfois des autorisations de sortie exceptionnelles, qui me permettaient de l’accompagner à l’extérieur. Nos rencontres studieuses ne lui suffisaient pas. Il souhaitait discuter avec moi loin des oreilles indiscrètes de nos professeurs ou des orphelins que nous croisions. En ce sens, il répondait à mon propre désir. La plupart des autres élèves me jalousaient, mais la position de mon ami leur interdisait de m’humilier. Certains cherchaient même à se rapprocher de moi. Indifférent au jeu d’influence qu’ils tentaient de mettre en place, je les ignorais.

Enfermé depuis des mois derrière des murs aveugles, j’attendais ces sorties en ville tout en les redoutant. Malgré les années passées depuis la disparition de mon père, je conservais une méfiance invétérée de la foule. Shanghai me fascinait par sa diversité chatoyante sans cesse renouvelée, mais l’importance de sa population m’effrayait. Plus que tout, je craignais de m’égarer. Une fois dehors, je ne lâchais pas Bao d’une semelle.

Soucieux de préserver la sécurité de son fils unique, monsieur Jiang nous imposait néanmoins une contrainte. Nous étions autorisés à nous déplacer librement à travers les beaux quartiers, mais nos escapades s’effectuaient sous la protection d’un garde du corps. Toujours le même, celui-ci se prénommait Han. Discret et vigilant, il nous suivait pas à pas à distance respectueuse.

Mon ami réprouvait cette surveillance. Pour ma part, je l’appréciais. Cette présence furtive me rassurait. Je conservais une appréhension réelle de circuler seul en ville, et je ne quittais jamais Bao des yeux lorsque nous nous engagions dans une artère particulièrement passante.

— Que redoutes-tu ? me demanda-t-il un jour, alors que nous arpentions une rue envahie d’oiseleurs.

— La foule sépare les personnes qui s’aiment, répondis-je machinalement, tandis que j’admirais un rossignol en cage.

Voyant qu’il ne comprenait pas, je lui confiai pour la première fois le mystère entaché de chagrin qui marquait ma petite enfance.

— Mon père. Il a disparu il y a longtemps. Je n’ai jamais su pourquoi. Je ne me rappelle même plus son visage et je n’ai aucune idée de la façon dont il se comportait avec moi. Mais je me souviens très bien de la dernière fois où je l’ai vu. Il était de dos, et il a franchi la porte. Une grande agitation régnait dans la rue. Depuis, je n’arrive pas à me sentir en sécurité dehors quand il y a trop de monde.

Je m’attendais à ce qu’il se moquât de ma pusillanimité, mais il se contenta de m’adresser un sourire désolé.

— Oh, je comprends mieux maintenant pourquoi tu n’aimes pas t’éloigner de moi lorsque nous nous promenons. Rassure-toi, ma petite fleur, tu n’as rien à craindre. Je ne laisserai jamais le moindre mal t’atteindre. Si je t’offrais cet oiseau, cela consolerait-il un peu ton chagrin ?

— Non !

La vivacité de ma réplique le surprit, et j’ajoutai comme on s’excuse :

— Mon père m’avait fait cadeau d’un oiseau. Un matin, je l’ai retrouvé mort dans sa cage. Je ne tiens pas à revivre cet instant.

— La mort fait partie de la vie, Jonathan. Réagir ainsi va te priver de jolies rencontres.

Il parlait parfois avec une sagesse impressionnante pour son âge et je ne saisissais pas toujours ce qu’il cherchait à me dire. Ce jour-là toutefois, je retins surtout que je pouvais également le perdre, et j’en conçus une angoisse qui m’aurait prouvé combien il comptait pour moi si j’en avais encore douté.

Je l’accompagnais souvent dans le dojo où il pratiquait le Kung Fu. Il aimait les arts martiaux, et il possédait déjà un très bon niveau. Son nom ne lui donnait droit à aucun égard de la part du maître qui l’enseignait. Cet homme exigeant tolérait ma présence et j’observais ses progrès. Bao tentait régulièrement de me convaincre de m’essayer à cette activité, mais mis à part pour l’admirer, je n’éprouvais aucun attrait pour les sports de combat. Je préférais peindre.

Mon amour des esquisses mises en couleur ne m’avait pas quitté. Depuis mon entrée à l’orphelinat, je crayonnais sur tous les bouts de papier que je pouvais récupérer. Grâce à Bao et à son père, je disposais à présent de grandes feuilles et de matériel de dessin standard. La richesse du statuaire et des plantes du jardin m’inspirait. Je les illustrais en mélangeant des encres qui donnaient à mes réalisations des coloris uniques.

Les adultes encensaient souvent mon talent et madame Johnson m’encourageait à y consacrer mon rare temps libre. Sans doute comptait-elle sur ce don pour m’assurer un avenir plus brillant. Je n’en tirais néanmoins aucune fierté. Je ressentais plutôt une insatisfaction. Spontanément, je percevais qu’il me manquait encore l’élément qui me permettrait d’affiner ce que ma main exécutait.

Cela faisait un peu plus d’un an que je fréquentais Bao, lorsque ce dernier m’entraîna un matin dans le quartier réservé aux artistes.

— J’ai beaucoup réfléchi, et j’ai enfin trouvé ce qu’il te faut, me déclara-t-il, d’un air aussi réjoui que mystérieux.

Je n’en jetai pas moins un regard inquiet en arrière. Nous nous éloignions de plus en plus de notre destination habituelle.

— Tu ne te rends pas au dojo aujourd’hui ? lui demandai-je, sans cacher ma nervosité.

— Après, me rassura-t-il. J’ai d’abord une course à effectuer.

— Maître Hong n’appréciera pas. Ton père sera prévenu, et tu seras grondé.

— Cela n’a pas d’importance. La commande que j’ai passée vient d’arriver, et je tiens à la recevoir en ta présence. Tu ne regretteras pas le détour, mon beau papillon de soie.

Il avait l’habitude de me donner des surnoms qui prêtaient à sourire derrière mon dos. J’en éprouvais un peu de gêne, mais je ne disais rien. Bao était un être complexe, élevé suivant des traditions millénaires de courtoisie savamment étudiée, ou chaque individu figurait dans un cadre bien déterminé. Sa façon d’exprimer l’affection qu’il me portait prouvait que j’étais unique à ses yeux, et cette évidence me comblait.

Je l’accompagnai avec autant de confiance que de curiosité. Il m’emmena à travers un dédale de ruelles inconnues. Fataliste, notre garde du corps nous escortait à distance respectueuse. Il n’entrait pas dans ses fonctions d’intervenir en cas de désobéissance manifeste, simplement de nous protéger.

— Viens, m’encouragea Bao, en grimpant les marches d’une boutique à l’aspect particulièrement soigné.

L’intérieur donnait sur une longue pièce, éclairée par de larges lucarnes dans la toiture. La lumière du jour ainsi diffusée mettait en valeur de magnifiques estampes, artistiquement disposées sur les murs. Plusieurs vitrines conservaient de simples feuillets peints, qui ne demandaient qu’un encadrement adéquat pour sublimer les sujets délicats qu’ils représentaient. La beauté d’un paysage peuplé d’oiseaux étranges accrocha mon regard, et mon ami s’arrêta pour me laisser l’admirer.

Présents dans l’échoppe, un couple d’Européens nous observait avec dédain. Nous apercevant, le vendeur les négligea immédiatement pour s’approcher de Bao et s’incliner devant lui. Nul doute qu’il savait à quel prestigieux client il avait affaire.

— L’on m’a averti que ma commande était arrivée, l’interpella celui-ci avec une autorité douce.

— C’est exact, jeune seigneur. Tout est là. Suivez-moi, je vais vous montrer.

Gagnant le comptoir, il tira de sous celui-ci un grand paquet entouré de papier de soie.

— Voici, présenta le commerçant, en s’inclinant de nouveau. Tout a été réuni, comme vous me l’avez demandé.

Un sourire satisfait sur les lèvres, mon ami se tourna vers moi.

— Ouvre-le. C’est pour toi.

Incapable de discipliner ma curiosité, je m’attaquai à l’emballage précieux avec fébrilité. J’identifiai rapidement le contenu de la boîte qu’il dissimulait. Il s’agissait d’un ensemble complet d’aquarelle. Depuis que j’avais découvert un merveilleux bestiaire exécuté de cette manière, je rêvais d’acquérir ce genre de peinture. Soucieux de ne pas abuser de la gentillesse de Bao, je ne lui en avais pas parlé. Plus que sa largesse, qu’il eût remarqué mon désir m’émut profondément. J’étais tellement heureux que je restai stupidement sans réagir.

— Cela ne te plaît pas ? s’inquiéta ce dernier.

— Si. Bien sûr, que si. Ô, Bao, c’est un cadeau magnifique. Merci.

Emporté par ma reconnaissance, je l’embrassai sur la joue. Ma spontanéité le surprit. Son teint ambré vira à une jolie couleur rosée, tandis qu’un oh ! d’indignation s’élevait derrière nous. Surpris par le rejet de cette réaction, je me tournai à demi pour jeter un regard confus à la femme qui venait de s’exprimer.

— Quelle éducation, déplora encore celle-ci à son compagnon.

— Voilà ce qui se passe lorsque l’on mélange les races, répondit ce dernier, d’un ton tout aussi méprisant.

Notre garde du corps comprenait visiblement l’anglais, car il se rapprocha, la mine menaçante. D’un geste tranquille, Bao l’arrêta. Je ne voyais pas où était l’offense que j’avais commise, mais je me sentais fautif et lui adressai une expression navrée. Mon air contrit parut le troubler, et il foudroya le couple étranger d’un regard plein de reproches.

— Suis-moi, me dit-il, en crochetant ostensiblement ses doigts aux miens.

Arrivé dehors, il m’entraîna sous un petit appentis relativement à l’abri des curieux.

— Je suis désolé, m’excusai-je. Je ne voulais pas te mettre dans l’embarras.

— Il n’y a aucun mal, répondit-il en riant. Tu peux me mettre dans ce genre d’embarras aussi souvent que tu le désires. Évite seulement de le faire devant mon père et les amis de celui-ci quand ils se trouvent en représentation officielle.

Rougissant à mon tour, j’inclinai solennellement la tête, une main sur le cœur.

— Je te le promets.

Un sourire complice entérina notre accord. L’idée d’embrasser à nouveau Bao me paraissait bien improbable, mais elle me plaisait.

La semaine suivante, je l’accompagnais au dojo, quand je me sentis brusquement retenu par un bras. Tournant vivement la tête, je poussai un cri de frayeur. Assis sur un tapis délavé, un vieil homme à la figure burinée de ride m’offrait son sourire édenté. Une vilaine cicatrice partageait son visage en deux, le couturant du front au menton, et il possédait une orbite creuse qui lui donnait une expression horrible. Sa vêture usagée et ses pieds nus trahissaient le vagabond qu’il était sans doute, et plus tard, je me demandai comment il avait pu s’installer dans ce quartier plutôt bien fréquenté.

Durant quelques instants, je demeurai pétrifié. Jamais je n’avais rencontré quelqu’un d’une laideur aussi épouvantable. Son œil unique me regardait fixement, et je déglutis avec difficulté. D’une traction, le mendiant m’attira davantage vers lui.

— N’aie pas peur, me susurra-t-il d’une voix nasillarde, alors que j’essayais inutilement de me libérer. Je ne veux que te parler.

Alerté par mon cri, Bao tentait de me porter secours en m’agrippant fermement par l’autre bras.

— Relâche-le, vieil homme ! ordonna-t-il.

Les doigts osseux de l’inconnu possédaient une force insoupçonnée, et même mon ami ne parvenait pas à lui faire lâcher prise.

— Relâche-le ! répéta Bao, avec un accent de colère que je ne lui avais encore jamais entendu.

Loin d’obéir ou de manifester de la crainte à l’approche rapide de notre garde du corps, mon agresseur rapprocha sa bouche édentée de mon visage pour me dire précipitamment :

— Rappelle-toi que l’année, que les tiens nommeront 1880 sera celle de l’appel du dragon. Pour toi, ce sera également celle de tous les dangers.

L’haleine rance de l’homme me donnait envie de vomir. Vainement, Bao essayait toujours de l’obliger à desserrer son étreinte. Ses paroles m’apeuraient. Pourquoi me délivrait-il un message si mystérieux ? Et comment pouvait-il savoir ce qui se passerait d’ici quinze ans ? Ce devait être un fou.

L’emprise de sa main disparut brusquement. Déséquilibré, je faillis tomber en arrière. Notre gardien venait de nous rejoindre. Il avait administré un coup violent sur le poignet du vagabond, et je crois qu’il l’aurait châtié davantage sans l’intervention de son jeune maître.

— Laisse-le ! Je pense qu’il a compris. Et toi, va-t’en ! Et ne t’avise plus de toucher à Jonathan.

Le vieillard se releva sans manifester la moindre crainte.

— Tu imagines être suffisamment fort pour le protéger, mais tu as tort, dit-il à Bao alors qu’il ramassait son tapis. Tu ignores tout de la puissance réellement du dragon. Il récompense les cœurs sincères, mais il ne donne jamais rien sans exiger auparavant un terrible sacrifice.

— Il suffit, vieil homme ! le menaça notre garde du corps.

Haussant les épaules, l’inconnu s’éloigna sans se retourner. J’avais la conviction que ces derniers mots s’adressaient à moi et je demeurai tétanisé.

— Ça va ? me demanda Bao, visiblement inquiet.

Désireux de me réconforter, il saisit avec délicatesse le haut de mes bras, en un geste protecteur. Le cœur battant, j’inclinai silencieusement la tête. En vérité, je m’étais rarement senti aussi bouleversé, mais le lieu ne se prêtait pas aux épanchements. Les nombreux passants nous regardaient tous avec curiosité, et j’augurais mal d’un scandale relayé à l’orphelinat. Ravalant mon angoisse, je me forçai à lui offrir un sourire rassurant dont il ne fut toutefois pas dupe.

— Oublie les paroles de ce vieux fou, ajouta-t-il, en resserrant son étreinte malgré la foule. Elles ne veulent rien dire.

J’espérais qu’il eût raison.

[1]   Cixi (ou T’seu-hi), exerça le pouvoir en tant qu’Impératrice-douairière durant quarante-sept ans (de 1861 à sa mort en 1908). Née en 1835, elle devint l’une des concubines de l’empereur Xianfeng dont elle eut un fils, Tongzhi. À la mort de l’empereur, son fils fut appelé à régner, mais il n’avait que cinq ans. Elle prit alors les rênes du pouvoir en tant que régente. Elle consolida celui-ci à la mort de son fils, en 1875, en imposant son neveu Guangxu, âgé de trois ans, comme nouvel empereur.

[2]   Xianfeng, est l’empereur qui choisit Cixi en tant que concubine, puis seconde épouse. Né en 1831, il régna onze ans avant de mourir en 1861. Son règne connut deux guerres avec l’Occident, connues sous le nom de guerres de l’Opium, où la Chine fut lourdement défaite à chaque fois. Lors de la seconde de ces guerres, les armées étrangères marchèrent sur Pékin, en 1860, obligeant l’empereur à s’échapper dans une de ses résidences d’été où, malade, il mourut dans son lit.

[3]   Le traité de Pékin survient après l’humiliante défaite pour la Chine de la seconde guerre de l’Opium, durant laquelle le Palais d’Été de la Cité interdite à Pékin fut pillé et brûlé par les Anglais. Signé en 1860 par le prince Gong, frère de l’empereur Xianfeng, il légalise entre autres le commerce de l’opium (contre lequel la Chine s’opposait jusqu’alors), reconnaît des droits civils et de propriété aux chrétiens, ainsi que la liberté de culte, ouvre de nouveaux ports au commerce étranger, cède certaines parties de son territoire, notamment à la Russie, et accorde de fortes indemnités de guerre aux Britanniques et aux Français.

 

[4]   La seconde guerre de l’opium dura de 1856 à 1860. Elle opposa la Chine à la France et au Royaume-Uni, soutenus par les États-Unis et la Russie. Cette guerre fait écho à celle qui avait précédemment opposé la Chine et les Européens entre 1839 et 1842 pour l’introduction de l’opium dans le commerce, d’où le nom attribué à ces deux conflits. Le traité de Nankin, signé après la première guerre de l’opium, ouvrait cinq ports aux Occidentaux pour le négoce. Malgré cet accord, la balance commerciale des puissances européennes restait largement déficitaire, et surtout le marché de l’opium demeurait toujours illégal, alors que le vice-roi de Canton pratiquait ce commerce tout en condamnant à mort les étrangers qui s’y risquaient. La France, les États-Unis et l’Angleterre demandèrent alors une révision des traités que la Chine refusa. S’ensuivit un conflit sanglant qui mena à la prise de Tianjin, puis de Pékin.

Chapitre 3

 

Le bracelet de Qinqiè Aiqing

Les années passaient. L’amitié de Bao ne se démentait pas. Notre complicité demeurait toujours aussi grande, et à notre insu, elle se mua peu à peu en affection plus tendre. À douze ans, je définissais encore mal l’émotion qui me poussait à m’isoler avec lui pour le tenir par la main, loin du regard des autres. Il me laissait faire, me promettant qu’une fois réunis au Palais Bleu plus rien ne nous séparerait.

Heureux de notre entente, il existait un rituel auquel nous n’aurions dérogé pour rien au monde. À chaque nouvelle visite, il s’empressait de m’entraîner au fond du jardin pour saluer le dieu inconnu ayant présidé à notre rencontre, avant de brûler un peu d’encens sur son autel. Le sérieux avec lequel il accomplissait ce cérémonial m’impressionnait, et je le suivais avec application dans sa dévotion.

Il nous semblait que cette idole nous protégeait. Nous la vénérions autant par jeu que dans l’espoir qu’elle veillait réellement sur le lien qui nous unissait. De plus en plus souvent, je venais également prier seul. La douceur des yeux en terre cuite qui me fixaient m’inspirait un sentiment de confiance absolue, et je quémandais invariablement le retour rapide de celui qui me devenait indispensable. Étonnamment, mon ami me rejoignait toujours le lendemain de mon oraison, ce qui renforçait ma vénération.

J’atteignais mes treize ans quand un événement extraordinaire se produisit. Étrangement, celui-ci se coupla avec l’engagement qui allait déterminer mon avenir.

Depuis quelques mois, je m’étais aperçu d’un changement subtil chez Bao, sur lequel je n’arrivais pas à mettre un nom précis. Âgé maintenant de quinze ans, non seulement ce dernier ne se lassait pas de moi, mais il me tournait autour en se montrant encore plus prévenant et affectueux. De mon côté, je commençais à réaliser que mon cœur battait à un rythme différent de celui de la simple amitié, et cela me faisait peur.

Comme à l’accoutumée, Bao prit les devants en se déclarant avant moi. Ce matin-là, nous nous trouvions dans la salle de classe réservée à notre seul usage. Penchés sur de grandes feuilles de papier de soie, nous nous appliquions à achever un exercice de calligraphie. Appelé par monsieur Johnson, notre professeur venait de quitter la pièce. Silencieusement, nous suivions ses consignes en maniant nos pinceaux avec adresse.

Installé à côté de mon ami, je retenais volontairement la maîtrise de mes gestes. Je souhaitais prolonger aussi longtemps que possible ce moment d’intimité partagée. Si je me fiais à la subite lenteur de son propre tracé, il imitait ma stratégie. Un sourire discret au coin des lèvres, j’étouffai un soupir de pur délice. Il n’en fallut pas davantage pour qu’il réagît. Posant son pinceau, il entrelaça délicatement ses doigts aux miens afin de m’obliger à en faire de même. Un peu surpris, je relevai mon regard sur lui. Certain de capter mon attention, il demanda alors, sans lâcher ma main :

— Jonathan, sais-tu qu’il existe des canards mandarins, qui, las de ne pas trouver de femelle répondant à leur attente, finissent par courtiser les mâles de leur groupe ?

Il parlait avec désinvolture, comme s’il cherchait à m’instruire. Derrière la délicatesse de sa métaphore, je devinai cependant parfaitement le sens de ses propos. Je connaissais cette singularité de la nature, qui était d’ailleurs observable chez d’autres espèces. Bien que rarement, deux canards n’ayant pas réussi à conquérir une femelle bâtissaient parfois un nid ensemble.

— Oui, dis-je, d’un ton calme. C’est une curiosité que j’ai découverte en lisant une grande encyclopédie de la faune écrite sous le règne de l’Empereur Yongzheng[1].

— Et que penses-tu de leur étrange association ? m’interrogea-t-il encore, sans me quitter des yeux.

Soutenir l’intensité de ses iris sombres me parut brusquement extraordinairement difficile.

— Je trouve qu’ils ont parfaitement raison de rechercher un compagnon qui leur convient plutôt que de rester seuls, répliquai-je, sans parvenir à discipliner les battements plus rapides de mon cœur.

Sa main se resserra davantage sur la mienne tandis qu’il me posait enfin la question essentielle.

— Alors, tu n’as rien contre ce genre de nidification ?

Il précisait pour moi un point d’originalité, jugé scandaleux par beaucoup, que je n’osais exprimer. Incapable de prononcer une parole tant je me sentais ému, je me contentai de secouer négativement le menton. Conscient de mon trouble, il approcha son visage jusqu’à caler sa tête contre la mienne.

— Je tiens énormément à toi, Jonathan, me chuchota-t-il en roulant doucement son front sur ma peau. Tu es encore jeune, et je n’attends pas de réponse. Je veux simplement que tu connaisses la profondeur des sentiments que j’éprouve pour toi. Tu es, et tu seras toujours, le premier dans mon cœur.

Bouleversé par la pudeur de sa déclaration, je reculai légèrement pour plonger mes yeux dans les siens. Alors qu’il se montrait si sûr de lui à l’accoutumée, il me regardait soudain de façon presque angoissée. Il n’avait pourtant rien à redouter. Sa confidence soulevait en moi un écho que je refusai de taire plus longtemps.

— Je t’aime aussi, Bao.

Je pensai qu’il retrouverait sa sérénité conquérante, mais il préféra me mettre en garde en me souriant avec tendresse.

— Jonathan, sais-tu au moins ce que tu dis ?

— Ce n’est pas parce que j’ai deux ans de moins que toi que je suis incapable de définir ce que je ressens, me rebiffai-je.

Alors que je parlais, la réalité m’apparut cependant sous un jour plus gris, et je perdis de ma superbe.

— Je t’aime, Bao. De cela je suis certain, cependant…

La gorge nouée par la certitude des difficultés qui nous attendaient, je ne pus m’exprimer davantage. Bien que vivant en partie reclus, je n’ignorais pas que ce genre d’amour était proscrit. D’un côté, j’exultais de joie de découvrir mon tendre penchant partagé, de l’autre, je redoutais l’opprobre qui immanquablement l’éclabousserait lorsque notre secret serait éventé. Plus que tout, je refusais de nuire à Bao. Raffermi par cette priorité, je lui fis part de mes craintes :

— Les canards ont l’avantage de ne pas rencontrer de congénères qui les jugent. Tout au moins, je ne pense pas. On raconte déjà tant de choses sur moi que je me moque qu’on en rajoute, mais je ne veux pas te desservir.

Ma mise au point s’acheva dans un chuchotement malheureux. Il me regarda longuement, comme s’il me jaugeait, et je crus que mon cœur allait tomber en miettes.

— Viens, me dit-il soudain, en m’entraînant dans le jardin.

Sans réelle surprise, je le vis m’emmener devant l’idole en terre censée veiller sur nous.

— Je t’ai précédemment parlé de l’intérêt de mon père pour les vieilles légendes, commença-t-il, en embrassant du regard l’autel. Cette statue l’a toujours intrigué, et depuis qu’il nous a trouvés devant elle, il n’a eu de cesse de découvrir son histoire.

Je devinai que cette diversion n’en était pas vraiment une et je l’interrogeai avec fièvre.

— Et il a réussi ?

— En partie, oui. Monsieur et madame Johnson ne lui ont appris que peu de choses. Ils savent simplement qu’un temple se dressait autrefois ici, et qu’il a brûlé peu avant leur arrivée en Chine. Heureusement, mon père a accès aux archives de la ville. Cela lui a demandé du temps, mais il a finalement déniché ce qui l’intéressait. Le temple aurait été construit voilà plus de cinq siècles, à la demande de la fille d’une des concubines de l’empereur Hongwu, fondateur de la dynastie Ming[2]. On raconte que cette princesse était si belle qu’elle recevait de nombreuses demandes en mariage. Elle aurait pu prétendre à épouser un puissant seigneur, voire un prince étranger, mais elle refusait tous ceux qui se proposaient.

— Et l’empereur ne disait rien ? m’enquis-je, emporté par son histoire.

— L’empereur la considérait comme sa fille préférée, reprit Bao, en posant les yeux sur moi. Durant longtemps, il a décliné tous les partis en son nom. Il se doutait que son cœur était déjà pris. Naïvement, il pensait que mise en confiance, elle finirait par lui présenter l’heureux élu. Pour elle, il était prêt à bouleverser les traditions et à accepter un mariage d’amour. Mais le temps passait, et la princesse ne se montrait jamais avec aucun homme. Lassé par son entêtement, son père l’a donc sommée de désigner un époux parmi ses nombreux prétendants avant qu’une nouvelle année se soit écoulée.

— Elle est triste ton histoire, constatai-je.

— Quand tu connaîtras la fin, tu verras qu’elle est surtout merveilleuse. La princesse ne pouvait pas s’opposer à l’ordre de l’Empereur, mais rien ne lui interdisait d’émettre un souhait avant de choisir son mari. Alors elle demanda la permission de se retirer à Shanghai. Elle désirait bâtir un temple pour s’isoler du monde, et décider en paix du meilleur parti pour elle.

— Il n’y a rien d’extraordinaire à faire édifier un temple taoïste, remarquai-je, un peu déçu.

Je parvenais également mal à identifier le rapport de ce récit avec la statue devant laquelle nous nous tenions. Bao ne faisait pourtant jamais rien sans raison et je me doutais qu’il devait y en avoir une. Effleurant ma joue d’un geste tendre, il poursuivit avec un sourire mystérieux :

— J’y viens, ma petite fleur. En fait, le temple en lui-même n’était qu’un prétexte pour élever un autel à un dieu bien particulier. Un esprit issu des premiers âges. L’émanation d’un dragon sacré. Il y a de cela fort longtemps, ce dragon aurait sacrifié son apparence reptilienne primitive pour l’amour d’un homme. On raconte qu’il était lui-même un mâle, et qu’il aurait transporté son amant dans un pays où les unions se forment en fonction d’affinités qui ne correspondent pas toujours à celles couramment admises. Toutes pourtant incarnent l’alliance la plus parfaite entre le Yin et le Yang.

« Depuis, ceux qui le vénèrent s’adressent exclusivement à lui sous son aspect humain. Sa dévotion s’est perdue au cours des siècles. Sans doute parce qu’une divinité sanctifiant des couples peu ordinaires n’a jamais été populaire au sein des familles attachées au culte des ancêtres. Néanmoins, on dit qu’il règne encore aujourd’hui sur un territoire préservé. La légende rapporte que les amoureux au cœur suffisamment pur et vaillant qui se placent sous sa protection obtiennent un indice qui leur permet de ne jamais désespérer. On relate aussi qu’il suffit de le suivre pour atteindre cet endroit dont beaucoup ne se rappellent plus l’existence. Un lieu où il est possible de vivre librement un amour hors norme, à la seule condition d’avoir au préalable satisfait à l’épreuve du dragon.

À ces mots, je ne pus m’empêcher de songer à la détestable rencontre que nous avions faite quatre ans auparavant. Je n’avais pas oublié les paroles étranges de l’homme qui m’avait saisi le bras en pleine rue. Régulièrement, j’en faisais des cauchemars. Si Bao y pensa également, rien ne trahit chez lui cette réminiscence, et je préférais ne pas ramener entre nous ce souvenir désagréable.

Une impression plus forte vint brusquement me distraire. J’eus le sentiment d’être observé et je tournai la tête du côté où je sentais peser sur moi un intérêt. Désorienté, je ne croisai rien d’autre que le regard bienveillant de l’homme-dragon en terre cuite. Soucieux d’échapper à cette sensation dérangeante, je demandai :

— Et qu’est-il arrivé à la princesse ?

— Elle a disparu la veille du jour où elle devait livrer le nom de son choix à l’Empereur. Le gardien du temple a juré l’avoir vue prendre la route au matin. Personne n’est parvenu à découvrir où elle était partie. Elle s’en est allée avec une seule de ses suivantes. Sa préférée. Celle dont elle ne se séparait pas, et pour qui certains murmuraient que son cœur soupirait. Des années plus tard, l’Empereur reçut une lettre venue d’une contrée lointaine. Sa fille l’assurait de son bonheur tout en requérant son pardon. Furieux, il a brûlé son courrier, et personne n’a jamais plus entendu parler de la princesse.

Le récit était beau, mais un élément me perturbait.

— Pourquoi ne me racontes-tu cette histoire que maintenant ?

— Parce que mon père m’a rapporté cette légende il y a peu de temps, et que je voulais attendre le moment idéal pour le faire. Lui-même la connaît depuis un certain nombre d’années, mais jusque-là, il me jugeait trop jeune pour comprendre tout ce qu’elle implique. Mon père est formel. Il dit que cette statue représente l’esprit de Qinqiè Aiqing.

— Le dieu de l’Amour bienveillant, traduisis-je. On pourrait croire que nous lui sommes prédestinés.

Me faisant face, Bao prit mes mains entre les siennes.

— C’est également ce que je pense, m’affirma-t-il en souriant. Alors, je jure solennellement devant Qinqiè Aiqing que je ne t’abandonnerai jamais, et que je ferai tout pour trouver cette terre inconnue. Peu importe le temps qu’il me faudra. Un jour, nous partirons nous y établir, et tu deviendras mon conjoint.

Profondément ému par sa promesse, j’ajoutai mon serment au sien.

— Et moi, je m’engage à te chérir tout au long de ma vie. Et je prie pour que rien ne nous sépare.

J’achevais à peine de prononcer ces mots qu’un bruit mat me fit tressaillir. Regardant à mes pieds, je reculai précipitamment. La main que la statue tendait en avant venait brusquement de se détacher. Elle ne s’était pas brisée en tombant sur le sol, et je ne parvenais pas à quitter des yeux ce poing fermé qui pointait dans ma direction. Effrayé, je me demandai si je n’avais pas involontairement commis un sacrilège.

Bao se ressaisit le premier. Sans doute conscient de mon effroi, il ne sembla pas accorder grande importance à l’incident.

— Le temps a fait son œuvre, déclara-t-il, en se penchant pour ramasser la relique. Cette sculpture tient encore debout par miracle. Elle est tellement lézardée, qu’il paraît même étonnant que ce genre d’accident ne se soit pas produit plus tôt. J’interrogerai mon père pour savoir s’il est possible de la réparer. Regarde, la main est creuse. C’est drôle, on dirait qu’elle contient quelque chose.

Retournant précautionneusement le morceau de terre cuite, il le secoua doucement. Le son d’une sorte de petit grelot accompagna son geste tandis qu’un bracelet fait de perles de jade vertes parfaitement rondes tombait dans sa paume. Les yeux écarquillés de stupeur, je ne savais plus que penser.

— Il est magnifique, s’extasia Bao en admirant le bijou. L’orfèvre qui a taillé ces pierres était un maître-artisan. Sa réalisation est digne de la plus belle personne. Donne-moi ton bras.

— Moi ?

— Qui d’autre ? Tu ne peux pas refuser, car ce n’est pas vraiment un cadeau de ma part. Je crois que Qinqiè Aiqing désire que tu conserves ce bracelet.

Trop troublé pour réfléchir et incapable de déterminer s’il plaisantait ou non, je lui obéis.

— Ne le montre pas à qui que ce soit surtout, ajouta-t-il en manipulant le fermoir. Ce sera notre secret, et le gage que Qinqiè Aiqing te protège tout particulièrement.

Les yeux rivés sur le cordon de perles, je demeurai immobile. Bien que né du hasard, ce présent était somptueux et j’hésitais à l’accepter. Portant le creux de mon poignet à ses lèvres, Bao y déposa un baiser qui m’obligea à le regarder.

— Rassure-toi, tu ne voles rien. En tant que premier orfèvre de Shanghai et fournisseur officiel de la Cité interdite[3], mon père a le droit de réclamer ce genre de trésor à toute maison qui en trouverait un. Je sais qu’il ne me le refuserait pas si je le lui demandais, et je désire te le donner. Tu dois l’accepter, mon adorable canard mandarin.

Apaisé par l’éclat particulièrement tendre de ses yeux sombres, j’inclinai silencieusement la tête tant l’émotion me nouait la gorge. La même journée, je découvrais que mes sentiments m’étaient retournés et mon prétendant m’offrait la plus mystérieuse des preuves d’amour. Ce soir-là, je rejoignis les autres orphelins le cœur rempli d’étoiles.

À partir de cet instant, je ne quittai plus ce bijou. Le dissimuler s’avéra cependant impossible. À l’étuve, nous nous déshabillions en commun. La première fois, je pensai naturellement à l’ôter avant mes ablutions. Rapidement, je m’aperçus que je ne pouvais plus l’enlever. Mû par un dispositif secret, le fermoir s’était verrouillé. Bien entendu, tout le monde crut à un cadeau de Bao, ce qui n’était qu’à moitié faux, et j’eus droit à un florilège de remarques plus ou moins désobligeantes.

— Regardez-le. Il a décidé de faire concurrence aux belles du pavillon de la Maison du Nord.

— Je suis sûr qu’avec une robe et un peu de maquillage, il ferait parfaitement illusion.

— Son entrée au palais s’annonce sous des auspices plutôt fastes.

— On dirait que la jolie fleur est à présent parée pour le butinage.

— Il a de la chance qu’un maître aussi riche l’ait déjà choisi.

— Si c’est un travail de secrétaire auquel il se prépare, il sera vraiment particulier.

J’ignorai leurs rires, mais je n’appréciai pas la façon dont ils envisageaient ma relation avec Bao. Pour moi, il ne s’agissait en aucun cas d’une servitude, encore moins de la mise en place d’un échange bassement mercantile. Nous nous aimions, tout simplement. Leurs sous-entendus me touchaient plus qu’ils n’auraient dû et, pour la première fois, les regards qu’ils portaient sur mon corps me gênèrent.

Avec une quinzaine de camarades, je logeais maintenant dans la section des adolescents. Nous partagions toujours le même dortoir, mais il ne nous était plus permis de nous baigner dans le même baquet. Depuis quelques mois, nous subissions une transformation corporelle qui poussait certains d’entre nous à se satisfaire manuellement au milieu de la nuit. Pour ma part, j’ignorais encore le plaisir qu’ils tiraient de cette activité solitaire. Je remarquai néanmoins la façon dépourvue de décence dont quelques-uns posaient à présent les yeux sur moi.

Ma silhouette déliée s’allongeait davantage, mon visage s’affinait et la longueur de mes cheveux me donnait un côté parfaitement androgyne. J’avais beau conserver une part d’innocence, je n’en devinais pas moins que certains voyaient en moi autre chose qu’un adolescent. En réaction, je me mis à faire preuve d’une pudeur un peu dédaigneuse, qui ne fit qu’éloigner de moi les quelques rares pensionnaires prêts à prendre ma défense. Habitué à ma solitude dorée, je ne cherchais pas à rectifier le tir. J’en éprouvais cependant secrètement un trouble de plus en plus grand.

Bao ne m’avait jamais touché autrement que pour entrelacer ses doigts aux miens ou caresser ma joue. Depuis notre première rencontre, il n’avait même plus remis la main sur ma chevelure. Une attitude sage qui s’accordait à son éducation et aux diktats de la société. Agir d’une autre façon n’aurait été toléré ni par son père ni par monsieur et madame Johnson. Nous avions beau nous réfugier au fond du jardin pour nous isoler, nous nous doutions que des yeux curieux nous épiaient.

Alors que je subissais moi-même une lente maturation, je m’apercevais enfin de la force de l’affection qu’il me témoignait. Le voile de bienséance qu’il se refusait encore de franchir finissait par le trahir. Quelque part, il me révérait, et la délicatesse de l’amour qu’il me portait m’apparaissait davantage lorsque je le comparais à la manière dont les autres me regardaient.

J’aurais pu me servir de son attachement pour les faire punir. Toutefois, je préférai lui taire ces désagréments. Je devais m’endurcir, et je ne voulais pas que quelqu’un réagît à ma place. Ne répondant ni à l’admiration ni à la jalousie de mes condisciples, je supportais en silence leurs moqueries.

L’impossibilité de dissimuler le bracelet m’obligea cependant à affronter madame Johnson. Avisée de son existence, celle-ci me convoqua dans son bureau. Je la respectais, mais j’avais appris depuis longtemps qu’elle n’avait rien d’une mère. Elle n’appréciait que modérément les libertés que me donnait mon amitié avec le fils de son mécène, et j’entrai dans la pièce sur la défensive. Debout devant la fenêtre, elle m’attendait de pied ferme. Sans préambule, elle attaqua :

— On m’a avertie que vous portiez un étrange bijou. Montrez-le-moi, Jonathan.

Sans un mot, j’obtempérai à sa demande. Ajustant ses petites lunettes, elle prit mon poignet qu’elle mit sous son nez. Retournant celui-ci avec brutalité, elle examina l’objet du délit. Sans doute évalua-t-elle son prix, car je vis ses lèvres se plisser de dépit. In extremis, je me retins de lui dire que de toute façon, ce trésor ne lui aurait jamais appartenu, une directive particulière l’attribuant d’office à monsieur Jiang. Il était inutile de souffler sur les braises dans ma situation.

— Comment avez-vous eu l’audace d’accepter un tel présent sans rougir ? m’invectiva-t-elle, en me relâchant. J’aurais dû écouter mon époux plus tôt et avertir notre bienfaiteur du danger que vous représentez pour son fils.

Déconcerté par la violence de ses propos, je répliquai avec franchise :

— Il n’a jamais été dans mes intentions de profiter de la générosité que l’on m’accorde. Ce bracelet a été découvert totalement par hasard et Bao a tenu à me l’offrir. Refuser l’aurait blessé.

— Et accepter flatte votre ego, me retourna-t-elle, avec un mépris non dissimulé. Votre manque de modestie vous perdra. Vous me décevez, Jonathan. Mais à quoi aurais-je dû m’attendre de la part d’un enfant, qui à cinq ans déjà, spéculait sur sa jolie frimousse pour attendrir les adultes ? Croyez-vous que je n’aie pas remarqué vos manigances ? Vous n’avez aucun sens des valeurs acceptables, et votre ami devrait apprendre à ne pas vous encourager.

La virulence de ses insultes m’atteignait comme autant de petites aiguilles acérées, et je me récriai vivement :

— Nous ne faisons rien de mal, madame.

— Hum ! Pour l’instant, non. Je doute pourtant que cela dure longtemps. Je m’aperçois qu’à votre contact, le jeune monsieur Jiang semble partager le goût de l’interdit. Sachez que ce genre de comportement frise l’indécence, et souvenez-vous de ceci : votre ami pourra toujours compter sur sa fortune et sa famille pour étouffer le scandale. Cela ne sera pas votre cas. Tâchez de vous le rappeler. Laissez-moi maintenant. Votre présence m’insupporte.

Bousculé pour la première fois de ma vie par les principes rigides qui stigmatisaient notre relation, je quittai la pièce en décidant de faire front. Puisque personne ne paraissait comprendre la pureté de nos sentiments, j’agirais désormais sans tenir compte du regard d’autrui. Porter ce bijou devenait pour moi le symbole de ma résistance, et je pris intérieurement l’engagement de ne jamais m’en affranchir.

Quelques jours plus tard, monsieur Jiang me surprit en me demandant de le rejoindre dans le jardin. Ce n’était pas la première fois qu’il se présentait seul à l’orphelinat, mais il m’entretenait rarement en l’absence de son fils. Assis sur un banc, il me fit signe de m’approcher. Debout devant lui, je dissimulai mon trouble pour le saluer respectueusement.

— Bao m’a averti que le cadeau qu’il t’a fait te cause quelques soucis, me dit-il gentiment.

Cette introduction pour le moins brutale finit de me désorienter. J’avais raconté à Bao que je ne pouvais plus enlever le bracelet, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il en parlât à son père. J’ignorais même que celui-ci fût au courant de son présent. Gêné, je répondis en rougissant fortement :

— Ce n’est qu’un problème sans importance, Monsieur.

— Laisse-moi regarder.

À nouveau, je tendis mon poignet. Cette fois-ci, il fut saisi avec beaucoup de délicatesse. Expert en joaillerie, monsieur Jiang prit le temps de manipuler longuement le bijou.

— Le dispositif est délicat et extrêmement sophistiqué, trancha-t-il. Je ne sais pas si je pourrais l’ouvrir sans devoir briser le fermoir.

Sa conclusion anéantissait mon espoir de transformer cette merveille de jade en étendard. Désolé de voir abîmer un tel objet, je m’inclinai la mort dans l’âme devant ce que je pensais être la volonté de mon interlocuteur.

— Si vous tenez à le récupérer, je me plierai à votre exigence, répondis-je.

— Je ne tiens pas obligatoirement à me l’approprier, me détrompa-t-il. Je cherche simplement à t’aider à te débarrasser d’une servitude qui semble t’apporter davantage d’ennuis que de satisfaction. N’est-ce donc pas le cas ?

Incroyablement, il m’offrait la possibilité de choisir moi-même.

— Non, laissez-le ainsi, répliquai-je sans hésitation.

Effrayé par mon audace, j’attendis avec inquiétude sa réaction. Personne ne s’opposait jamais aux désirs de monsieur Jiang, et malgré mon peu d’expérience, j’avais bien remarqué que le bracelet lui plaisait. Durant des secondes qui me parurent une éternité, il se contenta de me fixer.

— Je ferai comme tu le souhaites, déclara-t-il enfin. Mais avant, j’apprécierais que tu répondes à une question. Pourquoi ?

Objectivement, je m’imaginais mal lui avouer que son fils et moi nous aimions, et que ce bijou représentait le symbole de notre attachement. Il me fallait pourtant trouver une réponse adéquate calquée sur la vérité. Pas un instant, je n’envisageai de lui mentir.

— Parce que Bao me l’a offert, et que tout ce qui vient de lui m’est précieux, osai-je expliquer, en redoutant un peu la portée de mes paroles.

— Je vois, se borna-t-il à constater.

Un sourire indéfinissable sur les lèvres, il se releva.

— Bien, approuva-t-il encore. Mes affaires m’attendent, il est temps que je te laisse. Quant à l’avenir, souviens-toi simplement que je n’ai fait qu’exaucer ton vœu.

M’abandonnant sur cette dernière phrase sibylline, il s’éloigna avec un haussement de tête satisfait. Perplexe, je m’interrogeai en vain sur la véritable teneur du message qu’il m’avait délivré et je me contentai de rapporter à Bao que j’avais refusé son aide. Pour le reste, je ne lui en parlai pas. Après tout, mon amoureux avait bien omis de me prévenir qu’il avait informé son père du cadeau qu’il m’avait fait.

Les mois se succédèrent. Accaparé par mille autres préoccupations, je finis par oublier ce qui ressemblait fort à une mise en garde.

 

[1]   L’Empereur Yongzheng (1678 – 1735) appartient à la dynastie Qing.

[2]   La dynastie Ming (1368 – 1644) est la dernière dynastie dominée par les Han. Le premier empereur de cette branche arriva au pouvoir après la chute de la dynastie Yuan, dominée par le Mongol. Elle disparut suite à la prise de Pékin par la rébellion menée par Li-Zicheng, en 1644, rapidement supplanté par la dynastie Qing mandchoue.

[3]   La Cité interdite est le palais impérial au sein de la Cité impériale de Pékin. Sa construction s’effectua de 1406 à 1420, à la demande de l’empereur Yongle, troisième souverain de la dynastie Ming. Selon la légende, la cité compte 9999 pièces (en réalité 8704). Cette légende rapprochait l’Empereur d’un dieu, puisque selon la tradition, seules les divinités avaient le droit de construire un palais de 10 000 pièces.

0
    0
    Your Cart
    Your cart is emptyReturn to Shop