Je dédie ce récit à tous les amoureux de l’Histoire, qu’elle soit grande ou petite.
Avec toute ma sympathie, en espérant que ce retour dans le passé vous fera vibrer et vous divertira.
Notes d’auteur
Trois points :
1 – La présente édition est une réédition. Il me semble important de vous signaler qu’elle ne comporte aucun changement par rapport à la précédente.
2 – Les Dames de Riprole sont une série en 5 tomes, qu’il vous est possible de lire selon vos préférences. Chaque livre a en effet été écrit pour pouvoir se lire indépendamment des autres. Cela dit, si vous appréciez l’aventure au long cours, le destin de cette famille normande, de ses alliés et de ses ennemis s’inscrit dans une lecture complète, allant du tome 1 au tome 5.
3 – La modernité entraîne des modifications de la langue. Dans l’écriture actuelle, l’emploi du subjonctif présent remplace souvent celui du subjonctif imparfait, même lorsque le récit se déroule au passé. Je m’y plie généralement, sauf lorsque j’écris un roman historique. Dans ce cas, et donc en ce qui concerne cette série, j’ai fait le choix de conserver le subjonctif imparfait, qui donne un petit côté suranné parfait pour coller à l’époque. Ne vous étonnez donc pas de trouver certains verbes orthographiés différemment de ce que l’écriture moderne prescrit.
Merci d’avoir lu ces quelques notes.
Chapitre 1
L’envol loin des siens
Le front appuyé contre les petits carreaux sertis de plomb de la fenêtre à meneaux, Isabelle regardait dans la cour. Malgré sa patte folle, le vieux Martial terminait d’installer ses maigres affaires dans le lourd charroi bâché qui allait la transporter auprès de son futur époux.
Étouffant un soupir, la jeune femme songea que le cheval attelé n’aurait guère de mal à tracter le véhicule qui contenait son trousseau. Ce dernier était si misérable que n’importe qui en retiendrait la liste : deux tenues ordinaires complètes, une robe en lin bleu plus coquette, un mantelet fourré pour l’hiver, une grande pelisse, une coiffe avec mentonnière et une paire de gros draps. Très peu de choses en vérité, auxquelles son frère Arnault avait ajouté la balle de laine la plus fine de leurs moutons.
Isabelle avait bien conscience que si on ne l’avait demandée que pour sa dot, elle ne se serait jamais mariée. Elle ne savait d’ailleurs pas trop comment elle devait prendre cette union. Certes, elle était heureuse de ne pas finir vieille fille, et curieuse de découvrir sa nouvelle vie ; cependant, l’idée de devoir se plier à l’autorité de sa future belle-mère, qui semblait austère, cassante et maniérée, l’effrayait un peu.
Ici, elle vivait comme une sauvageonne, qui grelottait l’hiver parce que le château délabré ressemblait à un nid à courants d’air. Elle ne mangeait pas toujours à sa faim et il fallait qu’elle trimât autant que les autres pour tirer de maigres profits de leurs terres. Trop pauvres, la plupart de leurs paysans ne parvenaient même plus à leur verser l’impôt. Isabelle demeurait néanmoins libre de se mêler à ses gens comme elle le désirait, et mis à part lorsque son frère Arnault se souvenait qu’elle était une damoiselle, personne ne la contraignait dans l’organisation de ses journées.
Ce qu’elle redoutait avant tout, c’était de quitter définitivement Riprole. À moins que son futur époux ne lui permît de revenir de temps en temps saluer sa parentèle, elle partageait pour la dernière fois le quotidien de ceux auprès desquels elle avait grandi. Elle n’aimait pas cette idée, et rien que d’y songer, son cœur se serrait. Sa belle-famille comprendrait sans doute d’autant moins sa nostalgie que l’histoire qui la liait au château s’émaillait de peines et de tragédies. Pour sa part, elle ne voyait que l’affection qui rapprochait entre eux les survivants de ces drames. Ils étaient tout ce qui lui restait, et pour les préserver, elle se serait pliée en quatre. Elle acceptait d’ailleurs ce mariage sans rechigner uniquement pour assurer aux siens un avenir meilleur.
En bas, Martial venait de terminer d’entasser les maigres paquets. Bientôt, il enverrait quelqu’un la prévenir qu’il se tenait prêt pour le départ. Il boitait trop pour monter les escaliers, et personne ne s’offusquait qu’il employât d’autres domestiques de la sorte.
Isabelle avait fait ses adieux la veille. Pour l’occasion, Arnault avait rassemblé tous les serviteurs et quelques paysans dans la grande salle de justice. Il lui avait permis de s’épancher auprès de ses amis aussi longtemps qu’elle l’avait désiré. Le nouveau seigneur de Riprole avait beau se comporter comme un rustre sans cœur depuis la disparition d’Eudes – leur aîné –, quand les événements s’y prêtaient, elle retrouvait en lui le frère tendrement protecteur qu’elle avait connu dans ses premières années.
Si seulement les révoltes et la guerre n’avaient pas décidé de s’inviter dans leur vie…
Incapable de se détacher de la fenêtre avant qu’on vînt l’en arracher, Isabelle laissa courir son regard sur le chemin de ronde. Treize ans plus tôt, ses pierres grises avaient vu périr plus de la moitié de la petite garnison formée pour préserver leur famille. À l’époque, elle n’avait que sept ans, pourtant elle savait déjà qu’elle vivait dans un monde violent, sujet à un conflit qui opposait Français et Anglais depuis de si longues années que songer à une paix durable ressemblait à un vœu pieux.
Armand de Riprole parlait souvent à ses enfants de la menace que la couronne du Lion pointait sur leur chère Normandie. Très jeune, Isabelle avait appris que le règne éclairé du feu roi Charles V, allié à la chevalerie française, avait écarté le danger en boutant les Anglais hors de la majeure partie de la France. Mais les envahisseurs conservaient une tête de pont à Cherbourg qui inquiétait le seigneur de Riprole. Lorsque, à la mort de Charles V, il était devenu de notoriété publique que son fils, le pauvre roi Charles VI, était fol et que ses plus puissants vassaux se disputaient le pouvoir à Paris sous la houlette de la reine Isabeau, le châtelain avait rapidement compris que tout était de nouveau à craindre.
L’enfance d’Isabelle avait été bercée par ces incertitudes politiques. À l’époque, outre les récits de son père, elle grappillait des éléments disparates à travers les conversations des chevaliers et les histoires des ménestrels de passage. Malgré leurs revenus modestes, le seigneur de Riprole se faisait un devoir d’accueillir les voyageurs. Au fil des ans, la petite forteresse s’était transformée en une halte presque incontournable. Une célébrité qui avait joué en leur défaveur, lorsqu’un groupe de paysans poursuivis par les pillards débandés d’un ost[1] anglais était venu trouver refuge derrière les remparts.
La partie nord du mur d’enceinte en conservait encore la trace. La tour qui servait de cantonnement avait entièrement brûlé. Criblée de flèches enflammées, dont certaines avaient atteint les planchers en passant par les meurtrières, elle s’était effondrée en ensevelissant six hommes. Eudes, son frère aîné, combattait alors aux côtés de leur père. À l’époque, il n’avait que quinze ans. Sa taille et sa force en faisaient cependant déjà un adversaire redoutable. Isabelle se souvenait de lui comme d’une personne qui se montrait raisonnable pour deux, et capable de juger rapidement la mesure des sacrifices. Néanmoins, ce jour-là, malgré ses mises en garde, il n’avait pas réussi à convaincre le seigneur de Riprole de fermer les portes ni de baisser la herse avant que tous les pourchassés fussent en sécurité à l’intérieur.
L’assaut qui s’était ensuivi avait été sanglant, et les réfugiés n’avaient dû la vie qu’à l’intervention miraculeuse d’un petit groupe de chevaliers qui s’était déporté pour venir les aider. Isabelle en conservait une image particulièrement dramatique. Calfeutrée à l’étage derrière la même fenêtre qu’aujourd’hui avec les femmes et les enfants, elle avait vu son père mourir sous ses yeux. Transpercé par une lance, Armand s’était effondré au milieu de la cour. Ce souvenir horrible marquerait à jamais sa mémoire. Tout comme elle se rappellerait toujours le cri de rage qu’avait alors poussé Eudes, pourtant si maître de lui en toutes circonstances.
C’était également ce jour-là qu’Arnault, âgé de seulement onze ans, s’était extirpé des bras des servantes pour sortir ramasser l’épée paternelle et venger le trépas du seigneur de Riprole. Taillant et tranchant avec la force du désespoir, il avait tué son premier homme sans la moindre hésitation, malgré les larmes qui dévalaient ses joues. Son caractère enjoué et porté à aider les autres n’avait cessé de s’assombrir depuis, jusqu’à devenir d’une dureté qui frisait parfois la cruauté. Et la disparition d’Eudes lors de la bataille d’Azincourt, un an plus tôt, n’avait rien arrangé.
Avec affliction, Isabelle songeait que ces événements avaient bouleversé pour toujours la vie de ses deux aînés. Adoubé chevalier par la troupe de passage en raison de sa conduite exemplaire, Eudes avait décidé de les suivre, entraînant Arnault, qui s’était autoproclamé son écuyer. Impressionné par la volonté de son cadet, et désemparé par l’étendue du chagrin de celui-ci, le nouveau maître de Riprole n’avait pas osé le repousser.
Durant trois ans, ses deux frères avaient sillonné la région avec le groupe de guerriers pour occire les derniers Anglais suffisamment téméraires ou malchanceux qui se trouvaient sur leur route. Une paix précaire régnait pourtant entre les deux couronnes ennemies, mais les luttes de pouvoir autour du roi Charles VI étaient déjà si marquées qu’aucun édit n’était venu entraver la détermination de ces combattants vengeurs. Eudes s’était taillé une réputation de justicier et de redresseur de torts, avant de rentrer pour assurer la succession de leur père, et tenter de valoriser des affaires qui n’avaient cessé de péricliter depuis le trépas d’Armand. Il avait laissé Arnault aux bons soins d’un de ses amis chevaliers, en espérant que celui-ci parviendrait à canaliser la violence dont son cadet faisait parfois preuve.
Pendant ces années, Isabelle était demeurée seule au château avec leur petit frère Béranger, âgé de trois ans au moment de l’attaque. Leur mère était morte de maladie un an auparavant, et les deux orphelins avaient attendu le retour de leurs aînés sous la garde d’Hermeline, qui leur avait précédemment servi de nourrice. Gaëtan, le mari de celle-ci et ancien compagnon d’armes de leur père, s’occupait de la forge et de ce qu’il restait de l’armurerie, tout en faisant fonction de régisseur en l’absence de son nouveau seigneur.
La jeune femme conservait un souvenir apaisé de cette période. Hermeline avait perdu ses enfants lors de l’épidémie qui avait emmené sa propre mère et elle veillait sur eux avec vigilance. À la différence de ses frères, Isabelle ne savait ni lire ni écrire. En revanche elle avait appris quelques notions de calcul avec Gaëtan et la façon de négocier au mieux quand un achat s’avérait indispensable. Pour sa part, Hermeline lui avait enseigné tout ce que devait connaître une épouse pour prendre en charge l’organisation de la vie quotidienne de son ménage.
Incontestablement, le couple de régisseurs lui témoignait beaucoup d’affection, même si le respect entravait parfois la manifestation formelle de ce sentiment. De son côté, Isabelle leur retournait un amour filial. Elle comblait néanmoins davantage son besoin de tendresse auprès de Béranger.
Contrairement à Eudes, capable de déployer une force étonnante, mais qui préférait s’imposer par la raison, ou à Arnault, qui avait toujours affirmé une témérité contrebalancée par une chance insolente, Béranger ressemblait à un faon chétif et craintif. De santé longtemps délicate, il avait appris à lire auprès du prieur du couvent voisin, qui espérait l’employer plus tard comme copiste. Eudes le jugeait trop doux pour faire de lui un combattant, et il n’avait jamais cherché à l’envoyer loin de Riprole. Pour le plus grand bonheur d’Isabelle, qui appréciait leur complicité et le protégeait comme une seconde mère. Elle ne voulait pas que la guerre transformât son tendre petit frère. Arnault avait tellement changé au retour de sa campagne militaire…
Le plus sauvage de la fratrie était rentré par un jour de printemps de l’année 1412, alors que personne ne l’attendait. Isabelle ne l’avait pas revu depuis huit ans, néanmoins elle n’avait eu aucun mal à le reconnaître. Avec ses cheveux bruns bouclés, ses yeux presque noirs et son beau visage aux traits carrés, il était le portrait craché de leur père.
La joie avait poussé la jeune femme à lui sauter au cou dès qu’il était descendu de cheval. Malgré son armure, Arnault l’avait fait virevolter dans ses bras comme si elle ne pesait pas plus qu’un fétu de paille. Ce jour-là, il s’était montré gai, prévenant et gentil comme autrefois. Très vite cependant, la transformation de son caractère s’était manifestée. Il s’assombrissait pour un rien et s’emportait souvent. Au point qu’Isabelle l’évitait.
Adoubé chevalier après un fier service, Arnault avait décidé de rester pour aider Eudes à relever le domaine. Il rapportait un modeste pécule, qui avait permis de réparer la herse. Mais il demeurait encore tant à accomplir. La seigneurie de Riprole était petite. Isabelle et les siens survivaient, guère mieux lotis que les paysans et les serfs dont ils avaient la charge. De la gloire d’un ancêtre ayant combattu avec Saint Louis ne subsistaient qu’un nom et un château en mauvais état. Plusieurs toits laissaient passer la pluie, la pierre pour moudre le grain était fendue, le feu de la forge s’allumait difficilement, la cour centrale se dépavait, la tour nord tombait toujours en ruine, et, pour couronner le tout, les souris envahissaient régulièrement l’entrepôt des réserves.
De bonne volonté, Isabelle n’hésitait pas depuis sa tendre enfance à tondre les moutons, à carder la laine et à la filer. Au printemps, elle surveillait les agnelages. En été, elle participait aux moissons si les bras manquaient. Autant d’activités qui l’éloignaient de son rôle de dame et qui la stigmatisaient aux yeux des familles à la recherche d’une bru susceptible de montrer les manières d’une châtelaine bien éduquée. Autour d’elle, toutes les filles de noblesse de plus de quinze ans étaient fiancées, si ce n’était déjà mariées. Un temps, elle s’était sentie lésée. Pour la consoler, Eudes répétait autrefois qu’il ne la donnerait qu’à un homme capable d’apprécier toutes ses qualités. Une douce illusion, qui lui avait permis de se résigner sans larmes alors que les années passaient.
Elle n’avait rien à apporter. Avec sa taille étroite, ses membres graciles et son petit minois qui conservait un air d’enfance, on la disait jolie. Elle savait aussi que le bleu de ses yeux plaisait, et elle reconnaissait la beauté de sa longue chevelure brune qu’elle cachait le plus souvent sous une coiffe de paysanne. Mais qui voudrait de sa peau tannée par le soleil lorsqu’elle travaillait dans les champs, et de ses mains crevassées par l’eau froide du lavoir en hiver ?
Et puis de nouveaux bruits de guerre étaient venus gommer ses soucis d’épousailles. Profitant de la confusion qui régnait à la cour de France, le roi d’Angleterre, Henri V, avait décidé de reconquérir la campagne normande. Les intempéries s’installant, il avait dû se résigner à rapatrier ses troupes, tout au moins temporairement. Un an auparavant, à l’automne, la fine fleur de la chevalerie française s’était donc portée à Azincourt pour empêcher ses hommes de regagner leur base. En interdisant aux Anglais d’embarquer, les Français espéraient également les battre à plate couture et débarrasser ainsi le pays de leur nouvelle menace.
Eudes et Arnault avaient rallié les rangs de cette fine fleur chevaleresque. La supériorité du nombre était telle en faveur des Français que ces derniers pensaient la victoire acquise. Sous-estimant la maniabilité des arcs de leurs adversaires – des armes nettement plus efficaces que leurs arbalètes –, ils avaient chargé au mépris du terrain gorgé d’eau, de leurs troupes à pied et d’un sens de la stratégie malmené par un individualisme forcené. Les archers anglais les attendaient tranquillement, postés dans un ordre parfait. Une fois à portée de tir, ils les avaient décimés.
Arnault était rentré trois semaines plus tard. Sale, trempé, et les yeux rougis d’avoir trop pleuré. La débandade qui avait suivi la contre-attaque anglaise l’avait séparé d’Eudes dès le début, et personne ne savait ce que celui-ci était devenu. On comptait tant de morts côté français qu’Arnault avait passé plus de quatre jours à errer pour essayer de retrouver le corps de leur frère parmi ceux qui jonchaient le champ de bataille. Certains étaient tellement piétinés par les chevaux qu’ils étaient méconnaissables. Il fallait se fier aux armures et aux armoiries pour les identifier. Arnault avait cherché jusqu’à ce que la découverte du heaume et d’une partie de la cuirasse de leur aîné annihilât ses espoirs. Aucune rançon n’avait jamais été demandée par les Anglais. Six mois plus tard, il reprenait le titre de seigneur de Riprole pour assurer la succession d’une main de fer.
L’évocation de cet affrontement funeste laissait Isabelle défaite encore aujourd’hui. Trop de familles avaient été endeuillées. Indirectement, Arnault la mariait pourtant à cause de ce désastre. Depuis le printemps, les Anglais n’arrêtaient pas de progresser sur le territoire. Les Normands se retrouvaient une fois de plus en première ligne et la plupart des fiefs tentaient de s’organiser pour résister. Ou tout au moins, anticiper la meilleure stratégie pour éviter d’être dépossédés quand les armées ennemies déferleraient sur eux.
Malgré sa vaillance, la petite aristocratie se doutait qu’il n’y aurait pas de miracle. Elle n’espérait plus que le conseil de régence gouvernant à la place de Charles VI soulevât un ost pour l’assister. Depuis l’assassinat de Louis d’Orléans, le frère du roi, la guerre civile avait considérablement affaibli Paris. Et ce n’était pas son cousin, Jean de Bourgogne, qui les aiderait. Pressé de se débarrasser du parti Armagnac responsable du trépas de son père, il conservait une neutralité de bon aloi pour les Anglais[2].
Abandonnés par leurs princes, les Normands attendaient le moment de mourir ou d’incliner la tête devant l’envahisseur. Au milieu de ce marasme, le souvenir d’Azincourt gardait la sensibilité d’une plaie ouverte, et nombreux se préparaient à une solution de repli pour frapper avec force plus tard. Comme beaucoup, sous couvert de recevoir ses voisins, Arnault complotait. Ses faits d’armes lui valaient renommée et respect parmi ses pairs. Il comptait utiliser sa position pour ralentir la progression de leurs ennemis. Pour cela, il s’était notamment lié avec Tancrède de Boissandre, seigneur d’une baronnie proche de Lisieux, qui voyait avancer les Anglais en direction de ses terres bien trop rapidement à son goût.
Sous couvert de camaraderie, et d’un voyage qui l’avait amené à chevaucher près de Riprole, le baron avait fait halte au château pour s’entretenir en privé avec Arnault. Une rencontre de fausse courtoisie, qui avait obligé Isabelle à assumer du mieux qu’elle l’avait pu son rôle de châtelaine. Elle avait si bien réussi que leur hôte s’était ensuite servi de tous les prétextes pour revenir lui rendre visite, avant de finir par demander sa main.
Une alliance inespérée, que son frère avait négociée en contrepartie d’une somme rondelette qui lui permettrait de mener de nouveaux travaux de rénovation et d’engranger un peu plus de denrées pour passer l’hiver. Le fait que ce mariage aiderait les siens à retrouver un peu de confort consolait Isabelle d’avoir été vendue comme une jument à la foire.
Heureusement, son futur époux ne semblait pas un homme méchant. Toutefois, elle ne le connaissait pas suffisamment pour deviner si elle l’apprécierait ou non. Elle venait d’avoir vingt ans, et Tancrède en comptait le double. Il souffrait d’une légère boiterie, souvenir d’un mauvais coup d’épée lors d’un duel, et montrait la petite bedaine de ceux trop portés sur les agapes. Il parlait fort et riait de la même manière, mais il s’efforçait de la distraire quand il mangeait avec elle à table et il n’hésitait pas à l’accompagner à travers champs pour une promenade. Elle ne le trouvait ni beau ni laid. Elle savait déjà qu’elle ne l’aimerait jamais d’amour, néanmoins elle pouvait espérer tomber en amitié avec lui.
Un mois auparavant, elle avait été présentée à la famille de son promis, lors de fiançailles qui avaient réuni plus de monde dans la grande salle qu’elle n’en avait encore vu rassemblé de toute sa vie. Impressionnée, elle avait passé la soirée à répondre par monosyllabes. Au point que la mère de Tancrède, Agnès de Boissandre, avait été effarée par son ignorance et son manque de paraître en société. En tant que baronne douairière, elle avait donc décidé de la dégrossir avant le mariage, sans lui laisser d’autre choix que celui d’obéir.
La jeune femme devait ainsi quitter le château pour rejoindre celui de son futur époux. Sous la houlette de dame Agnès, elle apprendrait les bonnes manières, l’art de mener une conversation, celui de la broderie, mais également à se plier à l’observance d’une discipline religieuse plus stricte – la baronne ayant été proprement scandalisée par l’absence de chapelain à Riprole. Autant de nouveautés dont certaines auraient pu se révéler plaisantes si Isabelle n’avait pas décelé derrière la volonté de l’emprisonner comme un oiseau en cage.
Une paire de bras entoura soudain sa taille tandis qu’une tête se posait sur son épaule.
— Je vais te regretter, sœurette.
Dénouant l’étreinte, Isabelle se retourna. Debout devant elle, Béranger la fixait de ses grands yeux en amande. Seul blond de la famille, Hermeline disait de lui qu’il ressemblait trait pour trait à leur mère, dont il avait également hérité de la chevelure et de la peau très blanche. Son regard, aussi bleu que le sien, trahissait souvent son état d’esprit. Elle aimait le voir briller sous l’effet du contentement. Aujourd’hui, cependant, il ne reflétait que le chagrin.
— Ne sois pas triste, petit frère. Le château de sire Tancrède ne se trouve qu’à deux jours de chevauchée. Si mon futur époux ne m’autorise pas à quitter ses terres, je gage qu’il ne te refusera pas de venir me visiter. Tu apporteras ta harpe.
Béranger possédait un de ces petits instruments dévolus aux trouvères ambulants, facilement transportable. Il en jouait divinement bien. Son rêve le poussait à devenir ménestrel, à la grande colère d’Arnault, qui supportait mal l’idée que son cadet envisageât de se mettre au ban de la noblesse et de l’Église[3]. En représailles, le seigneur de Riprole avait décidé qu’il en ferait un chevalier, malgré les seize ans passés du réfractaire, âge un peu avancé pour entrer dans la fonction d’écuyer.
— Tu as envie que je charme le dragon femelle qui va te servir de belle-mère ?
— Béranger ! se récria Isabelle en riant. Dame Agnès serait fâchée si elle t’entendait la qualifier ainsi.
— Rassure-toi, je te promets de m’adresser à elle avec toute la galanterie qu’il sied à un homme de cour, répliqua-t-il en s’inclinant devant elle de façon parfaitement policée.
La jeune femme ignorait où il avait appris d’aussi belles manières, et parfois, cela l’inquiétait.
— Te voilà bien ambitieux tout à coup.
— Si je veux échapper à Arnault et réaliser mon rêve, je n’ai guère le choix. Il faudra que je frappe haut et fort.
D’une main apaisante, Isabelle caressa sa joue. Elle l’aimait énormément et elle aurait voulu lui offrir un avenir à sa convenance. Mais en l’occurrence, celui qu’il envisageait l’effrayait. Pour une fois, elle n’était pas loin d’aller dans le sens d’Arnault.
— Il ne s’y prend pas bien, mais il ne cherche qu’à te protéger, tenta-t-elle de tempérer.
Secouant la tête, son frère répliqua en soupirant :
— Il désire faire de moi un homme que je détesterai.
— Tu le connais mal. Tu étais trop petit pour te souvenir de lui avant la mort de notre père. Pourtant il t’aimait. Et je suis sûr qu’il t’aime toujours.
— Il le montre de manière étonnante alors. Et il refuse d’admettre la réalité. Je suis le premier à admirer les chevaliers, mais même si je le voulais, je n’ai pas l’étoffe pour en devenir un. Toi, tu sais que je suis incapable de rester dans la cour quand vous égorgez un cochon. Sans compter que je n’ai jamais tenu une épée. Eudes le lui cachait. Cette année encore, j’ai pu lui taire mon inexpérience grâce à ses absences fréquentes du château. Toutefois, si Arnault l’apprend, son premier réflexe sera de m’obliger à affronter ces choses.
Désolée de le sentir malheureux, Isabelle l’attira dans ses bras.
— Si tu espères qu’il renonce à son idée de te placer auprès d’un chevalier qui t’accepte comme écuyer, c’est pourtant ce genre d’arguments que tu dois lui retourner.
— Il va me traiter de couard, répondit Béranger, le visage enfoui dans son cou.
— Affronter ses peurs n’est pas une mauvaise chose, Béranger.
Le jeune homme remua pour pouvoir la regarder.
— Ça, je le sais. Pour autant, je ne veux pas donner la mort.
Isabelle aurait aimé prendre le temps de le rassurer, mais le trot de pas menus en provenance de l’escalier l’avertit que leur moment de solitude s’éloignait.
— Alors, promets-moi que si la situation empire, tu n’hésiteras pas à venir te réfugier au château de Boissandre. Tancrède est un homme bon. Il ne te chassera pas. Et je trouverai une solution pour calmer Arnault.
— D’accord, murmura Béranger.
Le mince sourire accroché à ses lèvres ne parvenait pas à cacher la déchirure de la séparation. Les larmes aux yeux, il ajouta :
— Je t’aime tant, Isabelle. Tu vas tellement me manquer.
Le visage rond de Gavotte, une servante élevée avec Béranger, apparut dans l’encadrement de la porte restée entrouverte alors qu’il achevait sa phrase. Sa présence indiscrète retint la jeune femme de réconforter davantage son frère.
— Le vieux Martial est prêt, damoiselle. Il m’envoie vous chercher.
Déposant un dernier baiser sur le front de son cadet, Isabelle s’enveloppa dans sa grande cape de drap gris.
— N’oublie pas, Béranger. Si tu te heurtes à trop de difficultés, viens me trouver.
Et sans rien ajouter, elle s’engagea dans l’escalier à la suite de Gavotte.
Dans la cour, un petit vent frais l’accueillit. Elle resserra les pans du large vêtement autour d’elle. Le mois d’octobre était déjà bien entamé, et elle aurait de la chance si elle effectuait le voyage sans essuyer d’averse. Martial l’attendait assis à l’avant du charroi, tenant les rênes. Jacques, le porcher du château, se précipita pour l’aider à grimper dans le véhicule. Elle accepta sa main un peu sale sans sourcilier pour s’installer près du vieil homme.
Arnault avait décidé que Martial l’accompagnerait. Gaëtan avait bien mis en garde son seigneur contre la rumeur selon laquelle des brigands traînaient à travers la campagne, néanmoins il n’était pas parvenu à influer sur son choix. Arnault mobilisait la plupart des bras valides pour réparer le toit de la grange avant l’hiver. Il pouvait d’autant moins se séparer d’un serviteur vaillant que les autres comblaient le retard des labours d’automne à cause des dernières pluies.
Heureuse de constater que son père de substitution se souciait encore autant d’elle, Isabelle refusait toutefois de se laisser gagner par l’anxiété. Après tout, le trajet n’était pas si long. En faisant halte pour la nuit au couvent des sœurs de la Charité, ils arriveraient d’ici le lendemain en fin d’après-midi. La route était suffisamment empruntée par les marchands ou les voyageurs qui se rendaient à Lisieux pour être relativement sûre. Ils devaient simplement se dépêcher de traverser le Vallon Perdu avant le crépuscule. En partant dans la matinée, ils avaient largement le temps de dépasser ce lieu désert pour rejoindre les murs de l’abbaye.
— Et surtout, n’oubliez pas de peigner votre belle chevelure soir et matin, répéta Hermeline en s’essuyant les yeux.
— Ne t’inquiète pas, Hermi, répondit Isabelle en employant le petit nom qu’elle utilisait quand elle était enfant. J’ai bien retenu tout ce que tu m’as appris. Je n’aurais pu rêver meilleure seconde mère.
Étouffant un sanglot, la grande femme au teint un peu rougeaud recula dans la foule. Tous les serviteurs du château se massaient maintenant autour du charroi pour adresser à leur damoiselle leurs vœux de bonheur. Même Gaëtan, pourtant si pudique dans l’expression de ses sentiments, assistait à son départ sur le seuil de la forge. Béranger l’avait suivie, mais il demeurait dans le renfoncement de la large porte qui menait au logis seigneurial pour dissimuler ses larmes.
Tous, sauf Arnault. Alors qu’il autorisait avec une bienveillance étonnante ce débordement émotionnel depuis la veille, il avait à peine concédé à sa sœur le droit de lui faire ses adieux. Raide et imperturbable, il l’avait reçue dans la pièce où il aimait se retirer quand il avait à rédiger un message, pour ne lui accorder que quelques mots sans chaleur, lui refusant jusqu’à un baiser. Les réactions de son frère étaient parfois incompréhensibles.
Étouffant un soupir, Isabelle releva les yeux en haut de la façade où se trouvait la chambre du seigneur de Riprole. En apercevant la haute silhouette vêtue de noir qui l’observait derrière la fenêtre, elle resta figée durant quelques instants. Arnault se départait si peu souvent de sa rigueur pour revenir sur une décision. Et voilà que, contre toute attente, il lui manifestait de nouveau un minimum d’intérêt. En outre, devant témoins.
Franc et curieux, son regard croisa celui de son frère. Le verre mal dégrossi du carreau floutait malheureusement son expression et elle ne put lire en lui, mais elle eut l’agréable surprise de le voir la saluer d’une brève inclination de tête. Ravie de ce revirement inattendu, elle lui offrit son plus beau sourire. Fidèle à lui-même, Arnault se détourna dès que son visage s’éclaira.
Isabelle n’en prit pas ombrage. Son frère aîné s’était montré. Il était donc beaucoup moins indifférent qu’il désirait le laisser croire. Réconfortée par le cadeau qu’il venait de lui accorder, elle prit sur elle pour donner l’ordre de départ :
— Allons-y, Martial.
Crissant sur les pavés de la cour, le lourd charroi s’ébranla sous les cris heureux des enfants, qui les accompagnèrent jusqu’à la poterne en leur souhaitant bon voyage. Isabelle leur retourna quelques phrases joyeuses. Pourtant, quand le cheval s’engagea sur le chemin rempli d’ornières, elle dut lutter contre les larmes. Courageusement, elle refusa de regarder en arrière.
[1] L’ost désignait une armée qui faisait campagne à l’époque féodale. Elle se composait de vassaux dépendants d’un suzerain. Ils devaient répondre à l’appel de ce dernier en cas de guerre.
[2] La folie de Charles VI met en place un conseil de régence, présidé par la reine Ysabeau, où siègent les grands du royaume. L’influence du duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, oncle du roi, grandit peu à peu. Puis c’est au tour de Louis d’Orléans, le frère du roi, de prendre l’ascendance. La rivalité entre les deux hommes finira par aboutir à une guerre civile, quand le fils de Philippe le Hardi, Jean sans Peur, nouveau duc de Bourgogne, fait assassiner son oncle Louis d’Orléans à Paris. Les Anglais profitent de la situation pour soutenir ponctuellement les deux partis ou acheter leur neutralité, tandis qu’à Paris s’enchaîne une succession de massacres.
Françoise Autrand, Charles VI : la folie du roi, Paris, Fayard
Nicolas Offenstadt, Armagnacs et Bourguignons : l’affreuse discorde, L’Histoire, no 311 « La guerre civile, 2000 ans de combats fratricides », juillet-août 2006
[3] Les ménestrels étaient mal considérés et tout noble qui optait pour ce genre de vie dérogeait. Ainsi, un noble qui exerçait cette activité jugée incompatible avec sa qualité perdait ses privilèges.
Chapitre 2
Le chevalier errant
— Nous nous arrêterons bientôt, messire ?
— Serais-tu fatigué, Thierry ?
— Non, messire Tristan. Mais Airelle boite de plus en plus.
Bercé par la cadence de son grand destrier, le chevalier jeta un regard derrière lui. La petite jument baie qui portait son écuyer ne semblait effectivement pas au meilleur de sa forme et il arrêta la sienne pour lui permettre de le rejoindre. L’encolure basse et l’œil éteint, la monture de son compagnon avançait avec bravoure, mais d’un pas incontestablement branlant.
Un peu plus tôt, elle s’était blessée au paturon arrière tandis qu’ils traversaient la rivière. Les larges pierres plates qui pavaient le fond du gué étaient instables et l’une d’entre elles s’était brusquement déchaussée alors qu’ils atteignaient l’autre rive. Surpris, l’animal avait reculé avant de glisser contre une arête tranchante. La plaie peu profonde qui en résultait guérirait rapidement, toutefois la douleur et la peur ressenties le minaient depuis.
— Nous devrions parvenir à un village à la sortie du vallon, répondit le chevalier en inspectant les environs d’un air vigilant.
Leur vie d’errance les habituait à dormir en pleine nature. La configuration du lieu, plus que la menace des intempéries, le retenait néanmoins de faire halte à cet endroit. Le coin demeurait beaucoup trop isolé par ces temps incertains. N’importe qui pouvait se cacher dans les fourrés bordant le chemin, les prendre en étau et fondre sur eux. D’ailleurs, lorsqu’ils avaient demandé leur route pour se rendre à Lisieux, les gens leur avaient bien recommandé de ne pas s’attarder dans le Vallon Perdu.
— Je pense que la sortie de ce coupe-gorge n’est plus très loin, poursuivit-il en remettant sa monture au pas. Si Airelle te paraît trop fatiguée, soulage-la en allant à pied. Je t’attendrai.
Cela faisait maintenant une semaine que les deux compagnons voyageaient et le chevalier n’aurait pas été contre une nuit passée dans une auberge. À défaut d’étuve, il se serait bien décrassé dans un grand cuvier. Il se doutait cependant qu’une fois de plus, son écuyer et lui devraient se contenter d’un peu de foin entassé au fond d’une étable ou d’une bergerie pour dormir, accompagné d’un seau d’eau claire pour se débarbouiller. S’ils avaient de la chance…
Tristan de Mortrans n’était pas à proprement parler un homme épris de confort, toutefois il prenait très au sérieux son rôle de mentor. Aguerrir son écuyer ne sous-entendait pas vivre comme un traîne-misère, encore moins ignorer les règles d’hygiène les plus élémentaires. Il avait déjà eu suffisamment de mal à lui inculquer celles-ci quatre ans plus tôt. Il n’avait pas du tout envie de batailler avec le jouvenceau sur ce sujet comme il l’avait fait au tout début de leur association. À seize ans, Thierry était à présent trop grand pour qu’il l’attrapât par le col et le déshabillât de force, avant de le plonger dans un baquet rempli d’eau chaude pour l’étriller jusqu’à ce que sa peau rougît.
Mis à part cette fâcheuse tendance à éviter les bains, le garçon affichait des aptitudes certaines pour devenir chevalier. Généreux et patient, il se dévouait spontanément pour rendre service à ceux qui le sollicitaient. Il faisait également preuve d’adresse aux combats quand il l’entraînait, et bien que Tristan refusât encore qu’il demeurât à ses côtés en cas d’engagement sérieux, Thierry avait plusieurs fois montré son courage en le secondant lors d’accrochages mineurs.
Capable d’épargner un adversaire en fonction des motivations de ce dernier, il manifestait une foi sincère, et il avait rapidement assimilé un minimum de bonnes manières pour se comporter sans heurt en société. Seul bémol à ce brillant tableau : la franchise poussait parfois le jouvenceau à énoncer tout haut ce que les autres pensaient tout bas. Liberté que Tristan tolérait tant qu’il exprimait ses désaccords avec déférence.
Le chevalier avait rencontré son jeune compagnon en traversant les Ardennes. Ignoré par sa famille, celui-ci vivait dans le poulailler du château paternel. Le seigneur du lieu, veuf et embarrassé par sept autres fils, ne faisait pas plus cas de lui que d’un serviteur ordinaire. Brun aux yeux clairs, le gamin passait ses journées à se faire houspiller. Tristan avait été touché par sa détresse et fâché par les traces de coups qui couvraient son corps malingre. Il se remettait alors lui-même d’une blessure grave, reçue lors d’une bataille où il avait vu mourir son premier écuyer.
Bien décidé à arracher l’enfant à un sort aussi triste, il n’avait rencontré aucune difficulté à convaincre son hôte de le lui confier. Le fait qu’il ne connût personne dans la région pour répondre de sa probité avait été largement contrebalancé par deux autres avantages déterminants : le départ de Thierry représentait une bouche de moins à nourrir, tout en lui assurant un avenir correct et inespéré. Le garçonnet s’en était donc allé sous les regards jaloux de ses frères.
Tristan n’avait alors que vingt-cinq ans, pourtant pas une seule fois au cours des quatre années passées il n’avait regretté son geste. L’enfant devenu jeune homme lui témoignait une affection sincère, qu’il lui retournait volontiers. Sentiment renforcé lorsque Thierry avait incidemment découvert son secret. Fortement ébranlé par la vérité, ce dernier développait depuis une sorte de dévotion protectrice à son égard.
Au début, cette attitude avait quelque peu irrité Tristan. L’étrange inversion des rôles qui en découlait l’obligeait à se montrer encore plus ferme pour tenir Thierry éloigné des combats, à présent qu’il savait que son écuyer n’hésiterait pas à risquer sa vie pour lui, quitte à se faire stupidement embrocher. Heureusement pour son amour-propre, la réaction du garçon se calquait davantage sur le désir de réparer une injustice que sur de la pitié. Une preuve de plus, s’il en fallait, de son esprit chevaleresque. Il ne pouvait décemment que se louer de ses services. Argument supplémentaire pour veiller sur lui correctement.
Fort de cette réflexion, le guerrier pressa le pas de son cheval. Un regard en arrière lui apprit qu’Airelle parvenait à suivre le rythme. Il chevauchait depuis des heures, et la fatigue commençait à devenir éprouvante. Un instant, il pencha la tête pour détendre sa nuque endolorie. Outre son écu, Thierry se chargeait également de transporter son casque. Tristan aimait voyager à visage découvert pour sentir le vent jouer dans sa chevelure. Brune et raide, celle-ci tombait au ras de ses épaules, encadrant des traits réguliers et doux hâlés par le grand air. Son expression paisible rendait les gens prompts à lui faire confiance, et montrer une figure avenante l’aidait à trouver facilement un gîte pour la nuit.
Il lui pressait d’autant plus de quitter le vallon que son estomac réclamait une nourriture solide. Depuis la veille, le seul repas partagé avec son écuyer se composait d’un maigre lapin, qui s’était littéralement fracassé contre les pattes d’Alfan, son beau destrier noir. Le moment était sans doute arrivé de dépenser le peu d’argent qu’il leur restait pour s’approvisionner correctement au prochain village. Il songeait à ce qu’il allait pouvoir acheter pour se restaurer, quand le changement de configuration du terrain vint distraire sa faim. La combe se rétrécissait et le chemin zigzaguait davantage entre les branchages.
Prudent, Tristan raffermit sa main sur la garde de son épée. Il progressait en se fiant au comportement des oiseaux. Aucun silence suspect ou envol massif ne trahissait de présence intrusive. Il commençait à se détendre quand, au détour d’un buisson, le corps d’un vieil homme allongé sur le dos apparut. Les yeux grands ouverts et vitreux de celui-ci ne montraient plus la moindre étincelle de vie. Tranchée nette, sa gorge avait abondamment versé un sang qui rougissait sa chevelure grise. Un peu plus loin, un charroi à la toile éventrée laissait traîner son timon sur le sol. Le cheval d’attelage avait disparu.
Tristan mit pied à terre en tirant son arme. Habitué aux façons d’agir de son maître, Alfan s’immobilisa sans chercher à le suivre. Le lieu semblait désert, mais son vécu avait appris au chevalier à demeurer circonspect. Poussées par la misère, les bandes de voleurs étaient plus vicieuses que les Écorcheurs qui avaient un temps débordé sur la province.
— Reste en arrière, Thierry. Et sois prêt à détaler si ça tourne mal.
Il se doutait que le plus jeune n’appréciait pas cet ordre, mais son devoir était de le préserver.
Lentement, il avança. Passant près du mort, il se baissa pour fermer ses yeux. Puis il se signa, sans cesser de surveiller autour de lui. Le pauvre homme semblait avoir été tué alors qu’il tentait de s’enfuir. Tristan se demanda ce qui avait bien pu le pousser à s’engager seul sur ce chemin. Le charroi paraissait vide. Les brigands avaient probablement volé tout ce qu’il contenait ainsi que le cheval. Il contourna néanmoins le cadavre avec prudence.
La première chose qu’il vit en passant du côté des broussailles fut une chaussure de cuir usagé, si petite qu’il pensa d’abord qu’elle appartenait à un enfant. Puis il aperçut un pied nu qui dépassait du haut du talus. Rengainant son épée, il se précipita de l’autre côté de la butte qui donnait sur le bosquet.
Couchée sur le ventre, une femme inconsciente écartait de façon obscène ses membres sur la pente tapissée de feuilles sèches. Ses habits lacérés la laissaient nue jusqu’à la taille, révélant un corps à la peau blanche comme le lait. Sa coiffe arrachée libérait sur le sol une chevelure brune qui dissimulait sa figure, mais Tristan jugea qu’elle devait être relativement jeune. Une longue entaille balafrait son flanc gauche, ensanglantant son dos et poissant le tissu qui la couvrait encore. Avec colère, il nota que d’autres traînées carmin marquaient l’intérieur de ses cuisses, elles aussi dévêtues.
Rapidement, il se porta aux côtés de la jeune femme. Rabattant son linge troussé, il se pencha sur elle sans grand espoir. À sa surprise, l’inconnue respirait toujours. Parant au plus pressé, il se releva pour courir déchirer un morceau de la toile du charroi. Bien que peu profonde, sa blessure continuait de saigner et il devenait urgent de s’en occuper.
De nouveau près d’elle, il vérifia qu’aucun corps étranger ne se trouvait niché dans la plaie avant d’emmailloter sommairement son torse mince. Plus attentif à agir efficacement qu’avec délicatesse, il procédait en reproduisant des gestes qu’il avait appris sur les champs de bataille. L’inconscience de la victime lui facilitait la tâche. Il ne la retourna qu’une fois certain d’avoir noué correctement le bandage. À présent, il pouvait se montrer plus précautionneux.
Avec douceur, il enleva les feuilles et les brindilles collées sur sa peau blanche. En découvrant l’ampleur du calvaire enduré par la jeune femme, son cœur se serra davantage. Les marques qui constellaient son épiderme le renseignaient amplement sur la rudesse de l’épreuve qu’elle avait dû subir. Des griffures et de nombreuses ecchymoses parsemaient sa gorge, ses bras et ses épaules. Sa poitrine portait même des empreintes de dents. Les hommes qui s’en étaient pris à elle l’avaient forcée avec une sauvagerie brutale, et Tristan sentit un profond dégoût pour ses semblables l’envahir. La guerre endurcissait les âmes et il s’était parfois vu obligé d’infliger de cruelles blessures, toutefois il ne s’habituerait jamais à certaines barbaries.
Malgré ses soins, l’inconnue demeurait inerte entre ses bras. D’un doigt léger, il repoussa les mèches qui cachaient son visage. Des traces de coups fleurissaient sur ses pommettes et son menton, sans pour autant parvenir à l’enlaidir. Au naturel, elle devait être très jolie. Tristan soupira en songeant que sa beauté n’avait dû qu’attiser davantage le désir de ceux qui l’avaient agressée. Sa peau pâle était glacée. Inutilement, il regarda autour de lui. Si elle avait possédé une pèlerine, celle-ci avait disparu.
Dégrafant de sa main libre la cape qu’il portait sur son armure, il enveloppa la jeune femme dans les plis du tissu. Derrière lui, un bruissement de feuilles l’avertit que Thierry approchait. Le jouvenceau avait compris qu’il ne risquait rien et il arrivait à sa hauteur pour l’assister. Refusant de le gronder pour cette désobéissance, le chevalier se contenta de refermer les pans du vêtement sur le corps inerte. Même si la jeune femme demeurait inconsciente, sa pudeur avait déjà été suffisamment mise à mal. La misère du temps faisait d’elle une victime, et il en serait responsable jusqu’à ce qu’il lui trouvât un gîte où elle pourrait guérir en paix.
Calant sa tête contre son épaule, il la souleva avec délicatesse dans ses bras.
— Qu’allons-nous faire d’elle, messire ?
La question de son écuyer était pertinente, malheureusement il n’avait pas la réponse. Une évidence semblait pourtant acquise : après la violence subie, mieux valait qu’elle ne se réveillât pas ainsi serrée contre lui. Pour le reste, qui était-elle ? D’où venait-elle ? Le peu qu’avaient abandonné les malandrins derrière eux ne laissait pas beaucoup d’indices. Sans être de bonne facture, ses vêtements déchirés ne correspondaient pas à ceux d’une paysanne. En outre, pour qu’elle voyageât dans un aussi grand charroi, Tristan en déduisait qu’elle devait au moins appartenir à la classe marchande. Néanmoins, tant qu’elle demeurerait inconsciente, il n’avait aucun moyen d’en apprendre davantage.
Retournant sur le chemin, il finit par prendre sa décision :
— Nous la déposerons dans la première chaumière que nous rencontrerons. En priant pour que ses occupants puissent l’identifier et la ramener au plus tôt auprès de sa famille.
Satisfait de son choix, il émit un sifflement bref à l’attention d’Alfan. Parfaitement dressé, le cheval le rejoignit en trottant. Monter en selle sans malmener davantage la jeune femme requérait de l’aide, mais alors qu’il aurait eu besoin de Thierry, ce dernier traînait en arrière. Agacé, il allait le rabrouer, quand celui-ci l’interpella avec un accent de triomphe dans la voix :
— Messire Tristan, cette lettre était glissée au fond du charroi.
Un grand sourire aux lèvres, son écuyer courait vers lui en agitant un rouleau de papier. Tristan ravala sa réflexion désagréable. La curiosité de son jeune compagnon semblait payer, une fois de plus. Pour autant, il ne serait pas dit qu’il n’en assumerait pas la conséquence.
— Donne-moi ce courrier, ordonna-t-il dès qu’il l’eut atteint. Et veille un instant à ma place sur cette personne.
— Mais…
— Comment veux-tu que je lise cette missive, encombré de la sorte ? Prends-la. Je t’assure qu’elle ne te mordra pas.
Le regard vert du chevalier lui conseillait fortement d’obéir, et Thierry tendit les bras. Copiant ses gestes sur ceux de son aîné, il réceptionna la jeune femme avec douceur. L’implication de son mentor ne le surprenait pas. Il éprouvait lui-même le besoin d’aider cette pauvre fille, dont l’état aurait affligé toute personne possédant un peu de cœur. Mais il n’avait encore jamais tenu une femme de cette manière, et il redoutait qu’un mouvement maladroit n’aggravât ses plaies. Elle ne pesait heureusement pas plus qu’un fétu de paille, et il se mit à guetter le moindre signe d’inconfort sur son visage.
Rassuré sur la capacité de son écuyer à prendre soin de la blessée, Tristan s’intéressa au courrier. Celui-ci était scellé par un cachet de cire qu’il brisa sans hésitation. Si cela lui permettait d’identifier l’inconnue, les partis concernés ne lui en voudraient vraisemblablement pas de son indiscrétion. À travers un message écrit dans un style sans fioritures, le rédacteur confiait sa sœur à son futur époux. Malgré la froideur des tournures, Tristan perçut une menace à l’encontre du promis, ou plutôt de la mère de ce dernier, si celle-ci s’avisait de chagriner la jeune fiancée.
Intrigué, le chevalier s’interrogea sur le genre d’homme qui pouvait à la fois se montrer aussi sec et attentionné. Mais très vite, il revint au sujet qui motivait sa démarche. Ses yeux glissèrent du patronyme du destinataire à celui du signataire. Il ignorait qui était Tancrède de Boissandre, et où se trouvait son château. En revanche, son écuyer et lui étaient passés non loin de celui de Riprole dans la matinée, et il se souvenait fort bien de ce nom. Un paysan, à qui il avait demandé leur chemin, lui avait indiqué de contourner par l’est la vétuste citadelle qu’ils apercevaient alors.
Un regard sur la jeune femme inanimée le conforta dans son choix. Il n’avait aucun moyen de savoir s’il s’agissait bien d’Isabelle de Riprole. Néanmoins, damoiselle ou suivante, elle serait plus à l’aise pour se remettre de cette épreuve auprès de ses familiers. Bien qu’il doutât qu’elle arrivât un jour à totalement oublier la violence dont elle venait d’être la victime. Sa jeunesse et le sang qui maculait ses cuisses l’incitaient à penser qu’elle devait être vierge au début du voyage, et ce genre de bestialité n’entrait pas dans la meilleure manière de découvrir les secrets de la chair entre les bras d’un homme.
Désolé pour elle, Tristan prit Alfan par la bride pour opérer un demi-tour. Sa décision les obligeait à retourner en arrière. De toute façon, ils n’étaient attendus nulle part. Avec une dextérité dictée par l’habitude et facilitée par la légèreté de son équipement, il monta en selle. Copiée sur un modèle ancien à sa demande, son armure ne comportait qu’un minimum de plates complètes. Elle l’exposait à davantage de blessures que celles, plus massives et couvrantes, de la plupart de ses compagnons d’armes, elle lui accordait toutefois une liberté de mouvement qu’il n’aurait sacrifiée pour rien au monde.
— Je vais m’occuper d’elle à présent, Thierry.
Réprimant mal un soupir de soulagement, son écuyer s’empressa de lui rendre son précieux fardeau.
— On ne soupire pas lorsqu’il s’agit de secourir une femme en détresse, le gronda-t-il gentiment.
— Je sais, messire, mais je craignais tellement de finir de la casser.
Tristan cala la blessée contre lui en adressant un sourire bienveillant au jouvenceau.
— Nous allons retourner sur nos pas. Jusqu’à Riprole.
— Le château dont parlait le paysan que nous avons croisé ce matin ?
— Exactement. Tu te souviens de son emplacement ?
— Oui, messire. Dois-je comprendre que vous avez réussi à identifier cette personne ?
— En partie. D’après la lettre, ce charroi vient de Riprole, et il conduisait la sœur du seigneur du lieu. Alors, à moins qu’il ne s’agisse d’une de ses dames suivantes, nous venons de trouver Isabelle de Riprole.
— Oh !
Cet « Oh ! » en disait long sur l’embarras de Thierry, et Tristan dissimula son amusement.
— Rassure-toi. Elle ne t’en voudra certainement pas d’avoir pris soin d’elle, même si pour cela tu as dû la serrer d’un peu près. Et si tu le désires, nous ne lui dirons pas.
— Je préférerais, messire.
— Comme tu voudras. Je vais devoir solliciter Alfan pour la ramener au plus vite. Te sens-tu suffisamment fort pour me rejoindre en avançant suivant le pas d’Airelle ?
— Ne vous souciez pas de moi. Je saurai me débrouiller. Et puis, en cas de besoin, vous m’avez appris à me servir de ceci, termina fièrement son écuyer en posant la main sur l’épée qu’il portait à la ceinture.
Tristan n’aimait pas devoir l’abandonner seul dans la campagne. La bande qui avait attaqué ce charroi pouvait se trouver n’importe où, et cela l’inquiétait.
— On n’est jamais trop prudent. Tiens, répliqua-t-il en décrochant son fléau d’armes de sa selle pour le lui tendre. C’est encombrant, mais le voir suffit généralement à dissuader la plupart des malandrins.
Les yeux du jeune homme brillèrent tandis qu’il se saisissait de l’arme. C’était la première fois que Tristan la lui remettait, et il mesurait la confiance qu’il lui faisait. Bien vite, son attention se reporta cependant avec alarme sur son maître.
— Et vous, messire ?
— J’ai encore mon épée, ma hache et ma dague. Prends soin de toi, et n’use de cette arme qu’en cas de dernière nécessité. C’est tout ce que je te demande.
— Sur mon honneur, je vous la rapporterai avant que la nuit ne soit tombée, messire.
Adressant un sourire à son écuyer, Tristan talonna Alfan pour rejoindre Riprole.