Je dédie ce récit à tous les amoureux de l’Histoire, qu’elle soit grande ou petite.

Avec toute ma sympathie, en espérant que ce retour dans le passé vous fera vibrer et vous divertira.

Notes d’auteur

 

Trois points :

1 – La présente édition est une réédition. Il me semble important de vous signaler qu’elle ne comporte aucun changement par rapport à la précédente.

2 – Les Dames de Riprole sont une série en 5 tomes, qu’il vous est possible de lire selon vos préférences. Chaque livre a en effet été écrit pour pouvoir se lire indépendamment des autres. Cela dit, si vous appréciez l’aventure au long cours, le destin de cette famille normande, de ses alliés et de ses ennemis s’inscrit dans une lecture complète, allant du tome 1 au tome 5.

3 – La modernité entraîne des modifications de la langue. Dans l’écriture actuelle, l’emploi du subjonctif présent remplace souvent celui du subjonctif imparfait, même lorsque le récit se déroule au passé. Je m’y plie généralement, sauf lorsque j’écris un roman historique. Dans ce cas, et donc en ce qui concerne cette série, j’ai fait le choix de conserver le subjonctif imparfait, qui donne un petit côté suranné parfait pour coller à l’époque. Ne vous étonnez donc pas de trouver certains verbes orthographiés différemment de ce que l’écriture moderne prescrit.

Merci d’avoir lu ces quelques notes.

 

Chapitre 1

 

Une mission particulière

Assis près de la fenêtre, sur l’unique tabouret flanquant l’angle de sa chambre, Thierry achevait de décrypter la lettre qu’il venait de recevoir. Un des premiers apprentissages de Tristan avait été de lui enseigner la lecture alors qu’il n’était encore que son écuyer, et il appréciait aujourd’hui doublement ce savoir. Lire demeurait pour lui un peu laborieux, déchiffrer la belle écriture calligraphiée du chevalier s’apparentait toutefois à un véritable plaisir. Obtenir des nouvelles de son ancien mentor était une joie rare et pour rien au monde il n’aurait évincé un mot difficile.

Arrivé en fin de matinée, le chevaucheur s’était d’abord présenté devant dame Yolande, à qui il avait délivré sa missive principale. Il était ensuite parti à sa recherche pour lui remettre ce courrier soigneusement scellé par un cachet de cire. L’homme avait sans doute croisé en route le propre messager envoyé par la châtelaine, annonçant la venue prochaine de Thierry en Normandie. La curiosité de celui-ci de découvrir ce qu’il advenait de ses amis n’en était pas moins grande. Il ne lui serait que plus facile de renouer avec eux lorsqu’il les retrouverait.

Il avait ainsi appris le retour d’Eudes, le frère aîné d’Isabelle, la femme de son seigneur lige. Porté pour mort après la sanglante bataille d’Azincourt, ce chevalier perdu ramenait avec lui une étrangère, une Anglaise, avec laquelle il allait prochainement se marier.

De ce que Thierry croyait comprendre, une alliance résultait de ces épousailles et leurs ennemis accordaient à présent la neutralité à toute la châtellenie normande. Un pacte passé avec un duc anglais, cousin du roi d’Angleterre, qui devait apparemment un service aux seigneurs de Riprole. Cet arrangement stipulait qu’il ne leur serait fait nul mal, ainsi qu’à leur parenté ou à leurs gens, et que tous conserveraient terres et biens rattachés à celles-ci. Il existait néanmoins une condition à ce compromis. Arnault, le second frère d’Isabelle, devait quitter le château[1].

La réserve émise envers le plus belliqueux de la fratrie de Riprole ne surprenait pas vraiment Thierry. Du temps où il vivait sous le toit de ce ténébreux seigneur, il le suspectait déjà de lutter contre l’envahisseur de façon peu chevaleresque. Il n’avait jamais bien saisi toutes les implications de ses manigances, mais il se doutait que celles-ci risquaient de peser lourdement sur ses proches si elles venaient à être découvertes. Ce qui semblait se vérifier, à la différence que l’intervention de ce duc anglais apportait apparemment une solution pour éviter un massacre.

Dans sa lettre, Tristan lui narrait également les agissements de Tancrèdre de Boissandre et la rancune de Jean de Hodes. Si Thierry avait rencontré le premier, présent au mariage de Tristan et d’Isabelle, il n’avait jamais vu le second, mais il connaissait son nom de sinistre réputation. La cruauté de ce triste sire était connue jusqu’en Provence. Ses talents de gestionnaires au service de la répression et le tranchant meurtrier de son épée au combat également. Retors et suffisamment bien en cour pour mériter la confiance du roi d’Angleterre, Henri V, Jean de Hodes s’occupait de la prévôté de Calais, où il régnait par la terreur tout en coordonnant le débarquement des troupes anglaises.

Le courrier de Tristan sous-entendait aussi qu’Arnault avait imprudemment défié le maître de Calais et que celui-ci ne rêvait que de l’occire, ainsi que le reste de sa famille. Le duc avait fort heureusement permis au frère d’Isabelle de partir. Grâce à son intervention, le réprouvé avait non seulement pu échapper au courroux de ce Hodes, mais à la suite de l’entremise de Tristan auprès de sa sœur Yolande, il était en route pour prendre de nouvelles fonctions à Roche-Vieille, un des châteaux directement rattachés à l’autorité de la grande forteresse des Mortrans, dans le haut Lubéron.

Dame Yolande détestait qu’on lui forçât la main, mais elle refusait rarement un service à son cadet, qu’elle avait pratiquement élevé avant que le sort ne fît de ce dernier un chevalier errant. Un guerrier que Thierry assimilait à un homme de cœur et dont il avait mesuré le degré d’exigence tant au niveau des capacités physiques que de la valeur morale lors de son apprentissage sous ses ordres.

De cette missive, l’ancien écuyer retenait surtout que tout le monde se portait bien et que la famille de Riprole se préparait à célébrer un double mariage. Une nouvelle qui l’emplissait de joie, car il se sentait particulièrement proche de l’un des protagonistes. Si l’annonce des épousailles d’Eudes de Riproles avec Kate d’Elbrit ne lui procurait qu’un contentement de circonstance, celui de Béranger et de Douce le plongeait à la fois dans la félicité de savoir que son ami allait enfin s’unir à celle qu’il aimait, et dans un état de nostalgie mêlé de regrets quand il songeait au doux émoi qui l’habitait autrefois en présence du beau ménestrel.

Un sentiment qu’il avait toujours caché avec soin à Béranger et dont celui-ci ne s’était apparemment jamais douté. À la différence de sa promise qui, elle, l’avait percé à jour. Thierry avait d’ailleurs fini par conclure une sorte de pacte à ce sujet avec Douce, juste avant de quitter Riprole[2].

Thierry avait évacué son trop-plein d’affection pour son bel ami en se consolant auprès d’un chevalier bavarois, envoyé comme ambassadeur à la dame de Mortrans quelques mois plus tôt. Un homme largement plus âgé que lui, à la répartie facile et au coup d’épée précis. La gouaille mâtinée d’irrévérence de celui-ci l’avait tout de suite séduit, bien avant qu’il ne comprît que ce dernier lui faisait des avances. S’était ensuivie une relation secrète, sans amour véritable, que pimentait le sceau de l’interdit et de la découverte d’un plaisir purement physique en ce qui le concernait.

Trois semaines plus tôt, les vicissitudes de sa charge avaient reconduit son amant dans sa Bavière natale, et aujourd’hui, les ordres de Yolande renvoyaient Thierry à Riprole. Réprimant un sentiment de revanche malvenu, il se demanda qu’elle serait la réaction de Douce en le revoyant. Songeur, il replia le courrier, avant de le déposer sur l’étagère où s’alignaient ses maigres trésors. La jolie Vosgienne ne représentait qu’une épine sans grande importance comparée au soulagement moral que ce retour lui apportait. Savoir ses amis à la merci de l’invasion anglaise alors qu’il était si loin d’eux le rongeait.

Souvent, il s’inquiétait du sort de Tristan et de sa femme Isabelle. Il n’ignorait pas que la dame de Mortrans leur avait écrit plusieurs fois pour leur proposer de fuir la guerre en leur offrant de se réfugier à sa cour. Connaissant les prétentions de dame Yolande sur Matthias, l’unique enfant du couple, il comprenait cependant le peu d’empressement de Tristan à lui répondre favorablement[3].

Pour sa part, le goût de l’aventure, mais également le désir de s’éloigner du tendre et beau Béranger, l’avait poussé voilà neuf mois à rallier cette seigneurie indépendante, sise à la limite de la Provence et des Alpes, en plein cœur des massifs boisés et montagneux du Lubéron. Ce lieu ne lui était pas totalement étranger. Il l’avait précédemment visité une fois en compagnie de son maître qui souhaitait rencontrer sa sœur, alors qu’il était encore sous la coupe de son apprentissage.

En identifiant en lui l’ancien écuyer de son frère, Yolande de Mortrans l’avait reçu avec une courtoisie doublée d’un intérêt non feint. Le premier soir, elle l’avait littéralement épuisé de questions. Un souvenir peu agréable tant il craignait de lâcher une information qui aurait nui au bonheur reconstruit de Tristan, la personne pour laquelle il aurait donné sa vie sans hésitation. Elle s’était heureusement satisfaite du peu qu’il avait accepté de lui apprendre. Depuis, il appartenait à sa garde particulière. Un poste convoité par tous les hommes d’armes de la région, qui le couvrait d’honneur et de fierté.

En devenant chevalier, pour peu qu’il se montrât vaillant et soucieux des codes d’une morale que bafouaient ouvertement quelques-uns de ses pairs uniquement avides de puissance et d’argent, il accédait à un minimum de respectabilité. Néanmoins, il ne se leurrait pas sur la place sans prestige qui lui revenait.

Issu d’une seigneurie très pauvre, dernier d’une fratrie de huit garçons, privé de mère depuis sa naissance, son père lui accordait jadis si peu d’importance qu’une fois ses petites jambes suffisamment solides pour échapper aux coups de ses frères, il l’avait envoyé dormir dans le poulailler, comme si ce lieu était un endroit de repos naturel pour un enfant. Tristan l’avait arraché à son sort misérable alors qu’il atteignait ses douze ans. Sans lui, il serait sans doute mort de froid, de faim ou de maladie.

Adoubé chevalier treize mois plus tôt, en novembre 1417, Thierry ne pouvait compter ni sur un nom ni sur une fortune pour asseoir sa renommée. Ses dix-neuf ans lui donnaient néanmoins l’avantage de la jeunesse, auxquels s’ajoutaient un visage avenant et un physique plutôt flatteur, que soulignait une musculature joliment forgée au gré des entraînements. Le bleu de ses yeux s’harmonisait parfaitement au brun de sa chevelure, coupée au ras des épaules, et il surprenait souvent le regard des femmes s’attardant plus que nécessaire sur son passage. Des regards auxquels il s’astreignait parfois à répondre en espérant brouiller les pistes sur ses affinités réelles.

De caractère affable, toujours porté à rendre service, il s’était fait de nombreux amis depuis son arrivée en Lubéron. Gouvernée d’une main de maître par dame Yolande, la grande forteresse qu’il protégeait se dressait sur un éperon rocheux. Elle comptait près de cinq cents âmes, auxquelles s’ajoutaient journellement des marchands, des paysans et des voyageurs en transit. Une cour à échelle réduite sur laquelle il lui fallait veiller, tout en assurant la sécurité de sa protectrice lorsque celle-ci siégeait dans la grande salle réservée aux audiences pour recevoir les doléances de ses liges ou du menu peuple dépendant de son autorité. Activité régalienne que la dame de Mortrans pratiquait un jour sur deux, avec un sérieux et une régularité indéniables.

Les hommes en armes directement rattachés à la garde de la châtelaine dormaient pour la plupart dans la même chambrée. Qu’il disposât d’une pièce dévolue à son usage personnel était une preuve supplémentaire de la faveur que lui accordait la sœur de Tristan. Un privilège qui suscitait quelques jalousies qu’il préférait ignorer.

Pour l’heure, il bénéficiait d’un temps de repos, comme après chaque longue séance d’entretiens de dame Yolande avec ses sujets. Durant trois heures, debout, immobile et attentif aux plus petits gestes ou mouvements d’humeur des participants, il avait dû patienter près de l’estrade sur laquelle siégeait la châtelaine, assise dans sa haute cathèdre. Elle tenait à disposer de gardes du corps réceptifs au moindre danger. Elle avait ainsi scindé leur groupe en deux compagnies distinctes, instaurant un ordre de rotation particulièrement strict qui régulait les horaires en fonction des responsabilités de chacune.

Thierry faisait partie de ce que ses frères d’armes nommaient communément « la première vague » et il reprendrait son service une fois l’angélus de midi sonné pour accompagner sa suzeraine dans une tournée sur ses terres ; assister en témoin discret à une entrevue commerciale ou politique ; galoper loin des remparts en tant que messager ; ou simplement rester en faction devant le couloir qui menait aux appartements privés. La diversité de ses journées palliait largement le manque d’intérêt de certaines activités.

Trois coups frappés à la porte le ramenèrent au temps présent. Se relevant pour traverser la pièce, il ouvrit le battant sans précipitation. Un serviteur entre deux âges, habillé d’une longue tunique rouge vif, couleur de la famille des Mortrans, se tenait sur le seuil. Celui-ci le salua d’une brève inclinaison de tête, avant de l’informer sans plus de cérémonie :

— Dame Yolande vous prie de la rejoindre dans la salle des audiences. Immédiatement.

N’attendant pas de réponse, l’homme se détourna pour le précéder.

Thierry s’accorda quelques instants pour vérifier l’irréprochabilité de sa tenue avant de lui emboîter le pas. L’aversion de sa protectrice pour les vêtures négligées était connue de tous et il ne souhaitait pas faire les frais d’une de ses sorties sur l’importance d’une présentation impeccable. Fort heureusement, ses cuissardes de cuir noir conservaient le lustre du brossage de la matinée, et sa cotte de mailles légère, faite pour patrouiller en temps ordinaire à travers tout le château, retombait à la perfection sur l’épaisse tunique de laine feutrée, également teinte en rouge, qu’il portait en l’hiver. Quant à son baudrier de cuir noir renforcé de métal, il soutenait de façon parfaitement équilibrée l’épée à une main qu’il privilégiait dans tous ses combats.

Cette revue de détail terminée, le chevalier hâta le pas pour rejoindre l’homme qui s’éloignait devant lui. L’aile attribuée au repos militaire était déserte à cette heure et le long couloir qu’ils empruntaient ne donnait que sur des portes closes. Utilisant un raccourci réservé aux seules personnes de confiance, les deux hommes eurent tôt fait de gagner la vaste salle servant d’antichambre au tout venant, dont le large portail à double battant restait ouvert sur la cour extérieure malgré le froid.

Guidé par la force de l’habitude, Thierry s’assura d’un regard que rien ne troublait la quiétude du lieu. Les domestiques se croisaient d’un air affairé en vaquant à leurs tâches quotidiennes ; près de l’entrée, un marchand parlementait ferme avec un garde pour obtenir la permission d’installer sa camelote à l’intérieur ; plus loin, trois voyageurs en attente d’une entrevue patientaient sur un banc disposé à cet effet.

Tout semblait normal. Satisfait, le chevalier bifurqua vers l’escalier qui menait à l’étage, là où se trouvaient les appartements privés. Passant devant le soldat qui interdisait aux étrangers d’emprunter ce passage, il vérifia d’un regard expérimenté l’armement de celui-ci, avant de se diriger vers le fond de la vaste salle, où se trouvait la pièce réservée aux audiences.

Il avançait sans appréhension. La veille, Yolande de Mortrans l’avait déjà mandé pour lui faire part de sa décision. Elle le renvoyait en Normandie en tant que protecteur de sa filleule et pupille, Phillipa de Montfert, qu’elle souhaitait exclure de sa cour. Sans lui en exposer clairement la raison, elle lui avait fait comprendre que la sécurité de cette dernière dépendait de cette mise à l’écart et qu’elle comptait sur lui pour la maintenir éloignée de la Provence au moins jusqu’à l’été.

En théorie, il devait partir dès que l’objet de ce déplacement serait rentré de son escapade dans un château voisin pour assister à une fête. Une équipée improvisée, qui suscitait un état de colère larvé chez sa protectrice depuis qu’elle connaissait cette désobéissance. La campagne environnante avait beau être paisible, il était facile de se perdre dans l’épaisseur de la forêt, sans compter les loups, les brigands et les factions de mercenaires remontant vers le Nord pour prêter main-forte au roi Charles ou à l’envahisseur anglais.

Sortir sans escorte n’entrait d’ailleurs pas dans l’éducation d’une damoiselle convenablement élevée. Quoique Thierry s’interrogeât sur l’apprentissage des bonnes manières par Philippa. Sujette à des bouderies inexplicables, la jeune femme faisait aussi preuve d’une insolence qui frisait l’indécence. Comment une personne aussi pointilleuse sur le savoir-vivre que la dame de Mortrans pouvait-elle supporter une telle péronnelle ? Philippa était soit stupide, soit particulièrement provocatrice, et de toute façon incapable de s’accorder à la prudence.

Sans doute venait-elle de rentrer, poussant la châtelaine à précipiter leur départ. À moins que le courrier adressé à sa sœur par messire Tristan ne comportât des nouvelles qui changeaient les projets de Yolande. Une dernière hypothèse qui assombrit Thierry. Il se sentait si heureux à l’idée de revoir ses amis…

Respirant profondément, il chassa ses pensées brouillonnes alors qu’il arrivait devant la porte que gardaient deux de ses camarades. Son accompagnateur ouvrit celle-ci avec toute l’affectation qui seyait au protocole, avant d’annoncer à la maîtresse des lieux d’un ton cérémonieux :

— Dame Yolande, Sire Thierry de Surval répond à votre convocation suivant vos ordres.

Installée sur l’estrade qui trônait au fond de la pièce, la châtelaine congédia froidement son domestique :

— Merci, Alban, tu peux disposer à présent. Dis simplement aux gardes d’introduire immédiatement ma filleule quand celle-ci arrivera. Et que personne d’autre ne nous dérange. Sous aucun prétexte.

Reculant en s’inclinant, le serviteur referma soigneusement le battant de la porte derrière lui. Intrigué, Thierry devina qu’il s’agissait d’un entretien privé de la plus haute importance. S’avançant jusqu’au milieu de la salle, il se courba à son tour respectueusement devant la suzeraine.

— Ma dame.

De quinze ans plus âgée que Tristan, Yolande montrait la figure d’une femme sur laquelle le temps n’avait pas de prise. Malgré ses quarante-cinq ans, la blancheur de son front ignorait le creux des rides, et sa chevelure brune, retenue sur les côtés par deux tresses ramassées en macaron, excluait le moindre fil d’argent. Vêtue d’une robe d’un jaune doré à l’encolure de fourrure blanche, elle affichait un port de reine, qui ne vacillait pas sous le poids de son large hennin à deux pointes[4], du même vert champêtre que ses yeux. Grande et mince, sa beauté et son esprit attiraient toujours autant de prétendants, tout aussi intéressés par sa personne que par le montant de sa fortune. Déterminée à conserver l’indépendance de son domaine et à le gouverner seule, elle continuait d’éconduire tous ceux qui se déclaraient.

Assise dans la haute cathèdre en bois dépourvue de coussins, raide et le visage dénué de la moindre expression de bienvenue, elle l’invita d’un geste à s’approcher davantage :

— Point de manières entre nous, Thierry. Nous venons de passer une partie de la matinée ensemble, et bien que nous ne nous soyons pas adressé la parole, vous savez combien j’apprécie votre vigilance. C’est d’autre part à cause d’elle que je vous ai choisi pour veiller sur Philippa. Ma filleule est rentrée voici deux heures. Mon chambellan l’a surprise alors qu’elle tentait de se glisser dans sa chambre en catimini. Je ne lui ai accordé que le temps de rassembler ses affaires. Elle ne devrait d’ailleurs pas tarder à nous rejoindre.

La sécheresse de son discours lui confirmait que la châtelaine ne cédait en rien sur la désobéissance de sa pupille. Elle paraissait toujours aussi remontée et il préféra s’abstenir de commenter la sournoiserie du retour de la rebelle. Ce qu’il déduisait de ces propos lapidaires le désorientait néanmoins.

— Rassembler ses affaires ? répéta-t-il sans cacher sa surprise. Dois-je comprendre que notre départ est avancé ?

— Vous avez l’esprit vif, repartit-elle. C’est un trait de caractère que j’aime également chez vous. La matinée n’est pas achevée. En descendant dans le vallon pour suivre le bord de la rivière, vous arriverez à Roug-la-Chataugue juste avant la tombée de la nuit. Le bourg est suffisamment important pour que ses lumières vous guident en cas de besoin, et l’aubergiste ferme tard. Eh bien, qu’y a-t-il, chevalier ? Vous avez l’air troublé.

Thierry l’était assurément. Considérant qu’il convoierait une gente dame, le terme manquait même d’emphase.

— Je pensais que nous partirions plutôt de grand matin, se risqua-t-il à remarquer. Les jours sont courts en décembre. Les dernières pluies ont grossi la rivière. Il suffit qu’elles inondent les terres arables et nous serons obligés de faire un détour qui nous retardera.

Les sourcils légèrement plus arqués d’entendre sa décision discutée, Yolande répliqua d’un ton cassant :

— Depuis quand un chevalier pinaille-t-il sur ce genre de détails ?

— Ce n’est pas pour moi, se récria-t-il avec empressement. Mais damoiselle Philippa paraît si fragile. Risquer de passer la nuit dehors par ce froid me semble préjudiciable à sa constitution.

Il n’appréciait pas particulièrement la jeune femme, néanmoins il ne pouvait ignorer la répétition des maux de tête qui terrassait parfois celle-ci, au point qu’elle ne quittait pas sa chambre de la journée. Sympathie ou non, il prenait son rôle de chevalier très au sérieux et ses attributions exigeaient qu’il veillât sur autrui.

— Ne vous fiez pas à la fragilité affichée de Philippa, le contra Yolande, qui semblait lire en lui. Souvenez-vous que sa prétendue faiblesse ne l’a en rien gênée pour me désobéir, et soyez convaincu qu’elle a couru la campagne sans la moindre difficulté pour se rendre à l’invitation du baron de Saint-Ernain. Philippa ne montre pas toujours le vrai côté d’elle-même et certaines vérités sur sa nature vous surprendraient, chevalier.

L’insistance du regard de la châtelaine le figea. Ces derniers mots le mettaient en garde contre l’esprit dissimulé de la fautive, et pourtant, un instant, il eut l’impression qu’ils l’englobaient. Se pouvait-il qu’elle eût démasqué son propre secret ? Mal à l’aise, Thierry s’exhorta à conserver un visage serein tandis qu’elle enchaînait :

— Le messager arrivé ce matin confirme qu’il faut vous hâter. Avant que l’hiver ne s’installe durablement. La route des cols d’Auvergne reste praticable, néanmoins la neige commence déjà à la recouvrir. La lettre de mon frère tombe à point pour valider le bien-fondé de ma décision et presser votre départ. Que les Anglais accordent un répit à ses amis vous permettra d’entrer dans le château sans difficulté.

Retrouvant son assurance, Thierry répondit en lui présentant sa propre analyse de la situation :

— Je suis au courant. Messire Tristan m’a informé de ce fait. Il sous-entend cependant que cette trêve demeure suspendue au bon vouloir du roi de France. Si ce dernier appelle à lui son arrière-ban, les seigneurs de Riprole le rallieront. Connaissant l’amitié que nourrit pour eux votre frère, il les suivra.

Yolande balaya ses craintes en lui opposant une moue dubitative.

— Je doute que Charles VI se souvienne qu’il lui reste des liges capables de le soutenir. Sa folie est si bien ancrée qu’il ne se rappelle même plus être le roi de France. À Paris, les Bourguignons tiennent la place et ce n’est un secret pour personne que leur sympathie va aux Anglais. Le dauphin Charles[5] s’est exilé à Bourges, mais son gouvernement n’est pas pris au sérieux. Riprole a obtenu un statut de neutralité tout à fait intéressant par les temps qui courent.

— Et j’espère qu’il le conservera longtemps, approuva le chevalier. Non pas que l’idée de me battre me répugne, mais savoir mes amis à l’abri me remplit de bonheur. La guerre fait rarement montre de tendresse, que ce soit envers les civiles ou les combattants.

— De sages paroles dans une bouche fort jeune, le conforta Yolande. Je comprends que mon frère ait pris tant de plaisir à votre formation. Il se fera une joie de vous revoir. Et j’ai toute confiance en vous pour escorter Philippa en Normandie.

Enhardi par le ton plus conciliant de la dame de Mortans, Thierry demanda :

— Puis-je vous poser une question ?

— Faites.

— Pourquoi avoir choisi une destination si lointaine ? Vous possédez de nombreux châteaux en Lubéron et aussi des amis qui auraient volontiers hébergé votre filleule pour la protéger.

— C’est exact, acquiesça son interlocutrice en hochant le menton. Mais vu son esprit de rébellion, je crains qu’aucun ne soit en mesure d’assurer sa sauvegarde. Philippa a eu le tort de s’attirer les foudres d’un prélat du pape. Or, je dois recevoir prochainement ce pontife qui demeurera à ma cour durant quelques mois pour raison politique. Même s’il est peu probable qu’il la reconnaisse, je préfère éviter de les mettre en présence et je désire la tenir loin de son aire d’influence. Pour son propre bien, autant que pour la paix de mon fief.

Une fois encore, Thierry tiqua sur le dévoilement du parcours de cette fille. Elle traînait derrière elle une aura de mystère, qui piquait son sens pratique pour détecter un danger ou une supercherie. Qui était-elle en vérité ?

— Le comportement de Philippa me pousse à revenir sur notre entretien d’hier, enchaîna la châtelaine. Je croyais qu’elle s’était assagie après son dernier coup d’éclat auprès de la garnison, mais son escapade me prouve le contraire. Sa désobéissance pourrait vous placer en fâcheuse posture si vous ne possédez pas certaines informations la concernant. Mais avant, je veux entendre de votre bouche ce que vous pensez de ma pupille. Et pas de faux-semblants, Thierry. Je n’ignore rien des bruits qui courent sur son compte. J’aime votre franchise, et j’y tiens.

Impressionné par son ton impérieux, le jeune homme mit quelques secondes pour rassembler ses idées. Depuis son arrivée à la cour des Mortrans, la nouvelle venue suscitait tout un tas de commentaires, au sein desquels il était difficile de démêler le vrai du faux. Yolande la présentait comme sa pupille et sa filleule. Il en déduisait qu’elle devait être orpheline, ou tout au moins que personne ne s’occupait plus d’elle depuis quelques années. Tristan ne lui en avait jamais parlé, mais le chevalier s’étendait généralement peu sur les arrangements familiaux de sa sœur. Il devinait cependant la véracité du lien de parentèle rattachant la dame de Mortrans à cette damoiselle hors normes.

De son côté, Philippa de Montfert n’évoquait jamais ses parents ni son lieu de naissance. Encore moins l’endroit où elle avait grandi. Thierry supposait toutefois qu’elle avait reçu une éducation soignée. Ses fonctions au château l’amenaient régulièrement à la croiser et il l’avait maintes fois aperçue dans la bibliothèque, en train de lire des ouvrages traitant d’histoire ou de philosophie, mais aussi de mathématiques.

Elle semblait également apprécier la calligraphie et le dessin, où elle excellait, et il avait un jour eu la surprise de l’entendre déclamer de la poésie à sa protectrice. La cour de la dame de Mortrans accueillant fréquemment des étrangers, il avait découvert qu’elle parlait communément quatre langues. Devait-il voir dans tous ces domaines l’intervention de Yolande ? Et si oui, pourquoi avait-elle caché une telle perle jusqu’à présent ? Comment se faisait-il d’ailleurs qu’à vingt et un ans, elle ne l’eût point encore mariée ? Mystère.

Cela dit, si Philippa avait de l’instruction et se montrait parfaitement capable d’adopter les meilleures manières lorsqu’elle le décidait, elle ne se gênait pas non plus pour étaler son mauvais caractère si l’envie lui en prenait. Puissants ou manants, nul n’échappait à sa férule. Elle se révélait volontiers insolente envers qui lui déplaisait, elle appréciait un peu trop le vin et elle avait un jour dépouillé la moitié de la garnison de sa solde en s’invitant à une partie de dés. Ce qui avait fortement irrité la dame de Mortrans à son encontre.

Renfrognée la plupart du temps, voire boudeuse, Philippa détestait se mêler aux dames d’atours et déclinait toutes les propositions d’accompagner celles-ci pour se divertir. Il arrivait également qu’elle passât la journée entière recluse dans sa chambre, où elle n’admettait aucune chambrière. Mis à part la châtelaine, elle ne semblait d’ailleurs liée à personne.

— Comment jugez-vous ma filleule, l’encouragea Yolande. Sincèrement.

Soupesant ses paroles, Thierry répondit enfin :

— Je dirais que c’est une damoiselle qui ne manque pas de caractère. Elle est fort belle et suffisamment instruite pour seconder n’importe quel seigneur dans la gestion de ses terres. Néanmoins, elle se comporte parfois de façon… peu appropriée dans ses manières pour une personne de son lignage. Sans vouloir vous offenser.

— Allez au bout de votre réflexion, Thierry. Soyez sans crainte, j’ai besoin de connaître l’entièreté de votre opinion sur elle.

— Eh bien, disons qu’elle manifeste à l’occasion un peu trop d’enthousiasme pour des activités difficilement conciliables avec sa condition.

— Hum, je vois, répliqua Yolande avec un reniflement dédaigneux. Je suppose que vous faites référence à son intrusion dans ma garnison pour dépouiller mes soldats aux dés.

— Oui, ma Dame. Sans compter sa façon de fixer les hommes qu’elle croise, ajouta-t-il, encouragé par l’intérêt bienveillant de la châtelaine. Nul jeu de réelle séduction dans ces regards, je vous rassure. Néanmoins, une sorte de hardiesse provocante, comme si elle les mettait au défi de lui arriver à la cheville.

Hochant la tête d’un air entendu, la suzeraine agréa ses propos :

— Vous me confortez dans ma propre impression. Sa propension à se conduire comme si elle était un mauvais garçon est un méchant travers, auquel vous devrez vous opposer une fois rendus à Riprole.

Effaré en découvrant l’étendue réelle de sa mission, Thierry ne cacha pas sa surprise :

— Moi ?

— Oui, vous. Je tiens à ce que ma filleule se comporte comme la plus modeste et la plus féminine des personnes quand elle sera arrivée en Normandie. Vous comprendrez en temps voulu. Je suppose que vous avez rassemblé vos affaires après notre entrevue d’hier.

— Je ne me déplace jamais avec autre chose que mon cheval, mes armes et mon armure, répondit le jeune homme, un peu déstabilisé par le changement abrupt de la conversation. Mais il faudra sans doute adjoindre une mule à la monture de damoiselle Philippa. Je me souviens que les serviteurs ont déchargé trois gros coffres du chariot qui l’a amenée ici. Elle devra faire des choix.

Balayant sa réserve d’un revers de la main, Yolande l’informa :

— Je les lui ai déjà imposés par l’intermédiaire de mon chambellan. Elle voyagera léger. Avec un seul ballot fixé à l’arrière de sa selle. J’ai d’ailleurs donné des ordres aux valets d’écurie. Vos montures sont harnachées et n’attendent plus que le bon vouloir de Philippa.

Une fois de plus, Thierry allait objecter en rappelant que la journée était bien entamée pour commencer un tel périple, quand la porte qui s’ouvrait interrompit leur conversation.

[1] Arnault doit quitter Riprole à la suite de son aventure à Calais, où pour retrouver Eudes il n’a pas hésité à braver Jean de Hodes, Prévost et superviseur de l’occupation anglaise, qui lui voue depuis une haine implacable. (Les Dames de Riprole – Tome 3 : L’Épervier de l’espoir)

[2] Douce a parfaitement compris l’attirance de Thierry pour Béranger, et la méfiance la pousse à demeurer distante avec lui. Pour plaire au ménestrel qui aimerait les voir se rapprocher, Thierry fera le premier pas en offrant à la jeune femme un cadeau particulier juste avant son départ de Riprole (Les Dames de Riprole – Tome 2 : Les Noces de l’innocence)

[3] Connaissant le secret de Tristan, Yolande réclame l’enfant d’Isabelle pour en faire son héritier (Les Dames de Riprole – Tome 1 : La Dame du Vallon Perdu)

[4] Le hennin était la coiffe traditionnelle des nobles dames ou de bourgeoises aisées du haut Moyen Âge. Il ressemblait à une sorte de cône pointu ou de pain de sucre. Il existait à une ou deux cornes. Il pouvait être surmonté d’un voile et rebrodé de perles.

[5] Charles de France (futur Charles VII), fils de Charles VI et d’Isabeau de Bavière, se vit dépouillé de son héritage par sa mère, en raison de la folie de son père, de la guerre civile allumée par ses oncles et des prétentions du roi d’Angleterre Henri V sur le trône de France. Craignant un instant pour sa vie, et refusant de céder son royaume, il partit s’installer à Bourges, où il nomma un gouvernement. C’est à lui que Jeanne d’Arc se présentera à Chinon, en 1429.

 

Chapitre 2

 

Le secret de Philippa

Philippe pénétra dans la salle des audiences d’un pas aussi décidé que contrarié. Il savait qu’il avait commis une faute en se rendant la veille à l’invitation du sieur de Saint-Ernain sans escorte, et surtout, sans autorisation. Il se doutait que sa marraine le sermonnerait pour cette affirmation d’indépendance autant que pour avoir accepté la proposition de son hôte à dormir dans son château. Il entrait cependant dans son rôle de jouer la prudence d’une jeune femme qui refusait de se rompre le col en chevauchant durant la nuit.

Une damoiselle, qui plus est non accompagnée, ne commettait pas ce genre d’impair sans que sa réputation n’en souffrît. Mais, par Dieu ! Il commençait à en avoir assez de se morfondre en se pliant au code de bonne conduite imposé par Yolande. Porter des cotillons en se débrouillant pour que personne ne se doutât de ce qu’il cachait en dessous depuis quatre semaines passait encore, se voir interdire tout ce qui donnait un peu de sel à la vie pour afficher l’attitude d’une fille bien élevée finissait par le rendre allergique à l’idée même de douces mœurs.

Il avait beau adorer tromper son monde en se déguisant en femme depuis son plus jeune âge, trop, c’était trop ! S’il ne connaissait pas aussi bien le caractère de la dame de Mortrans, il aurait pu croire que celle-ci avait décidé de le punir par là où il péchait à l’ordinaire. Ce qui en l’occurrence aurait été la taxer d’hypocrisie. Il n’irait pas jusqu’à dire que sa marraine approuvait son choix, toutefois elle était d’une trempe à dépasser les préceptes moraux ou religieux quand il s’agissait d’exploiter un avantage. Il ne l’avait d’ailleurs jamais déçue depuis la première mission secrète qu’elle lui avait confiée lorsqu’il n’avait que quinze ans.

Fort ironiquement, s’il se trouvait présentement coincé dans ce rôle de gente damoiselle sans fortune recueillie par une riche parente, ce n’était pourtant pas faute de s’être glissé dans la peau du personnage viril qu’elle lui avait taillé sur mesure, afin de lui permettre d’atteindre son dernier objectif.

La fille du Grand Argentier du comte de Provence Louis d’Anjou, comte de Provence, était connue pour tenir une petite cour où elle appréciait de parler d’amour courtois. Son père n’y voyait rien à redire, persuadé qu’elle se contentait de soupirer au son des rondeaux. La rumeur s’accordait cependant sur ses façons plus que coquettes envers les hommes qu’elle favorisait lors de ces rencontres. Elle les aimait beaux, jeunes et plus entreprenants que ne le conseillaient les textes prônant la passion vertueuse. Philippe s’était donc astreint à jouer les jolis cœurs, visant un but émaillé d’étreintes rudes et sensuelles. Une composition difficile, qu’il avait pratiquée sans réel appétit pour les charmes offerts et à sa portée. Un sacrifice qui lui avait toutefois permis de se rapprocher du bureau où le père de la belle conservait les courriers qui intéressaient Yolande.

Après un baiser particulièrement torride, qui avait convaincu la coquine de le retenir la nuit entière dans sa chambre située près dudit bureau, il pensait enfin réussir à s’y introduire, quand il s’était fait stupidement surprendre par l’oncle de la donzelle, un légat du pape arrivé de manière impromptue en Provence. Venu souhaiter le bonsoir à sa nièce, l’homme d’Église était tombé sur le couple à demi dévêtu. Certain que l’innocence de la jouvencelle se voyait assaillie par un vil suborneur, l’oncle avait immédiatement appelé la garde. Philippe s’en était tiré en s’évadant par la fenêtre, avant d’entreprendre une dangereuse odyssée sur les toits.

Après une course qui l’avait mené jusque dans les bas-fonds de la ville d’Arles, il avait enfin réussi à semer ses poursuivants. Il pensait s’en sortir en se faisant oublier durant quelques jours avant de passer sous le nez des sentinelles à l’entrée des remparts. C’était compter sans la colère du père de sa conquête, qui avait décidé de venger l’honneur de sa fille. Son nom d’emprunt et son signalement avaient été distribués dans toute la ville. Réfugié chez un tavernier qui lui devait un service, il avait fini par dépêcher un messager pour demander de l’aide à Yolande.

La dame de Mortrans exigeait de ceux qu’elle employait une fidélité et une discrétion à toute épreuve, mais tous savaient qu’ils pouvaient se fier à elle en cas de problème. Une semaine après l’envoi de son billet, Philippe avait vu arriver un camelot itinérant qui portait un signe de ralliement reconnaissable. Sortant une robe de sa besace, l’homme lui avait expliqué qu’il devait se changer, avant de se rendre dans un établissement plus réputé du centre-ville. Là, une petite escorte l’attendait, mené par un baron spécialement dépêché pour le tirer de ce mauvais pas.

Il avait suffi à Philippe de prendre la place de la jeune fille que le gentilhomme accompagnait, de simuler un coup de froid pour s’emmitoufler dans une litière et le tour avait été joué. Tousser à fendre l’âme en franchissant les portes de l’enceinte de la ville avait découragé les gardes de trop s’intéresser à son visage. Étayant l’authenticité de son nouveau personnage, il avait voyagé ainsi jusqu’en Lubéron. Censé arriver d’Espagne, il passait depuis pour une pauvre châtelaine, chassée de ses terres par la cupidité d’un voisin envahissant, qui ne devait qu’à la bonté de la dame de Mortrans, sa marraine, de recouvrer le havre et la sécurité d’un foyer.

Philippe avait d’autant plus facilement adhéré à cette comédie, que Yolande était effectivement sa marraine. Elle veillait sur lui depuis le trépas de son père, petit seigneur sans fortune mort à la guerre sept ans plus tôt, et l’ensevelissement volontaire de sa mère dans un couvent la même année, quand cette dernière s’était avisée des préférences de son fils pour les amours mâles. Un reste d’affection maternelle l’avait malgré tout poussée à le confier aux bons soins de la dame de Mortrans, qui était une amie, à charge pour elle d’essayer de corriger la dépravation de son unique enfant.

Objectivement, le jeune homme ne regrettait ni sa mère ni cet arrangement. Sa tutrice s’acquittait de sa fonction en lui remettant chaque mois une bourse plutôt bien remplie et elle avait vite compris les services qu’elle pouvait tirer de son esprit curieux, intrépide et cultivé.

Jouant la suzeraine qui ne souhaitait pas s’encombrer plus que nécessaire d’une bouche inutile à nourrir, la châtelaine avait exigé qu’il demeurât à Albi, dans la maison de maître qui l’avait vu naître. À l’ordinaire, Philippe y étalait l’existence oisive d’un débauché, passant son temps à courir tripots et tavernes avec ses amis, paradant aux fêtes organisées par les échevins et répondant aux invitations des nobles des environs. Le jeune homme se débrouillait pour bouger souvent et ne jamais divulguer le nom du lieu où il se rendait. Une manière de vivre bien pratique pour disparaître sans éveiller les soupçons lors des missions que sa marraine lui confiait.

Il aimait cette double vie, où il agissait parfois sous l’apparence d’une jolie femme. Il appréciait le danger, les imprévus et les casse-têtes à résoudre. Il avait l’art de se grimer, mais le plus souvent il se présentait sous les traits du beau jeune homme qu’il était en réalité, dont l’allure endormait la plupart du temps la méfiance. Qui se serait douté que derrière ce visage d’ange se cachait tant de malice et que sa silhouette de page étonnamment gracile dissimulait l’adresse d’un redoutable bretteur ?

Une beauté dont il usait immodérément, sans négliger aucun de ses atouts. Ses cheveux de jais, plus lisses et chatoyants sous la lumière que les plumes d’un cygne, s’accordaient à merveille au brun ardent de son regard bordé de cils épais. Non coiffé, ce rideau de soie lui arrivait au milieu du dos, afin de coller à son rôle de damoiselle lorsque les circonstances l’exigeaient, mais aussi par goût personnel, ce qui lui permettait d’éviter les inconvénients des postiches.

Habillé en fille, il se présentait souvent avec un joli petit chignon torsadé, piqué d’un voile qui lui retombait sur les épaules, comme aujourd’hui. Vêtu en garçon, il masquait la longueur de sa chevelure en la tordant sous un chaperon encadrant la totalité de sa figure aux traits fins, ou bien il la remontait sous un petit bonnet carré qui lui seyait à ravir, tout en lui donnant un air d’innocence.

Philippe avait trouvé très amusant de se promener sous le nez du sieur de Saint-Ernain habillée en femme, alors que ce dernier paraissait s’interroger sur le lieu où il avait déjà vu d’aussi jolis yeux. Ils s’étaient précédemment croisés à Albi. Plusieurs fois. Mais ce seigneur ne le connaissait que sous son identité de garçon. D’ailleurs, peut-être était-ce pour cela que Yolande se montrait tellement en colère ? Parce que malgré sa vêture de jeune dame, cet homme aurait pu le reconnaître. Ce qu’il n’avait pas fait et qui prouvait une fois de plus que ce déguisement lui convenait à merveille.

Et voilà qu’elle s’entêtait dans sa décision de l’exiler en Normandie, car le prélat auquel il devait sa mésaventure annonçait son arrivée au château de Mortrans. Pire, elle venait de le sommer par l’intermédiaire de son chambellan de plier bagage pour partir dans l’heure qui suivait, accompagné par l’un de ses chiens de garde.

Remonté contre ce qu’il considérait comme un abus de pouvoir, le jeune homme se planta devant l’estrade sur laquelle siégeait Yolande en esquissant de mauvaise grâce une révérence.

— Le bonjour, marraine. Vous souhaitiez me voir ?

La présence de Thierry le forçait à s’en tenir à son rôle féminin, ce qui l’indisposait davantage envers ce dernier. Prévoyant les récriminations à venir, il aurait aimé se défendre avec une fougue moins policée, remiser sa voix un peu trop douce, recouvrer des manières et une facilité de parole totalement en accord avec sa personnalité qui refusait de plier face à un maître. Non seulement il allait devoir voyager avec ce chevalier sorti de nulle part, mais ce boulet commençait déjà à lui interdire de se comporter comme il le désirait.

Assise dans sa haute cathèdre, hiératique et belle, la châtelaine n’eut aucun mal à deviner son état d’esprit. Le regard sévère, elle le tança immédiatement :

— Évitez de prendre ce ton effronté avec moi, Philippa. Ou il pourrait vous en cuire. À défaut d’explications, je suis en droit d’attendre des excuses. Votre comportement irresponsable me déçoit profondément. Si l’on avait découvert ce que vous savez, votre désobéissance aurait pu me placer dans une situation délicate. Le seul point positif de votre escapade est de m’avoir convaincue de vous éloigner du Lubéron le plus rapidement possible.

Nullement impressionné par la dureté de ses paroles, Philippe ne baissa pas les yeux. Aussi déterminé qu’elle, il affrontait la fixité du regard vert qui le transperçait en se tenant bien droit. À se jouer des remarques désobligeantes depuis sa tendre enfance, il avait appris à combattre l’adversité d’où elle vînt, avec un courage qui frôlait parfois l’inconscience.

— Dois-je comprendre que vous m’accordez toujours suffisamment d’importance pour vous soucier de moi ? répliqua-t-il sans ciller.

Seul indice qu’il dépassait les bornes, les doigts de Yolande se crispèrent sur les accoudoirs de son assise.

— Décidément, votre insolence vous perdra un jour, répondit-elle en conservant un calme glacé. Je devrais vous punir, mais je crois que cet exil en Normandie vous sera plus profitable. Mon frère a le don d’apprivoiser les bêtes les plus rétives et, s’il faut en arriver là, ses amis semblent taillés pour vous maîtriser.

À son tour, Philippe poussa un bref soupir d’exaspération. Il n’avait jamais rencontré Tristan de Mortrans, mais il savait que tout le monde en pensait grand bien. Au point de ne voir en lui que le produit de l’imagination de quelques simplets restés trop longtemps éloignés de leur idole. Personne ne cumulait à ce point autant de droiture et de bons sentiments, et il ne serait pas dit qu’il se plierait à la volonté de ce héros de pacotille quand il ferait sa connaissance. Dût-il se confronter à ce Thierry, qui paraissait vouer à cet homme une admiration proche de la dévotion.

— Si je ne vous appréciais pas un minimum, croyez bien qu’un écart comme celui que vous venez de faire vous aurait déjà condamné à un exil rapide dans le plus éloigné de mes châteaux, acheva avec froideur Yolande.

Le manque de diplomatie de ces derniers mots surprit Philippe. Elle l’interpellait comme si rien ne devait masquer le véritable rapport qui existait entre eux. Du coin de l’œil, il nota le froncement de sourcils un peu perdu du chevalier qui se tenait à ses côtés, au bas de l’estrade. Ignorant la supercherie qui le déguisait en fille, celui-ci devait se demander comment une châtelaine aussi policée pouvait se montrer si rude envers sa filleule. Elle n’aurait jamais commis une telle erreur sans raison majeure et le jeune homme sentit la colère l’abandonner au profit de la curiosité.

Perplexe, il tenta d’obtenir l’entretien privé qu’il espérait :

— Peut-être admettriez-vous mes motivations si vous me laissiez vous les exposer loin des oreilles indiscrètes. Je vous jure de déposer ensuite toutes mes excuses à vos pieds.

Insensible à son effort de conciliation, sa marraine répliqua sèchement, en retenant le chevalier qui esquissait déjà un mouvement de repli :

— Thierry dispose de toute ma confiance. Il restera ici.

Habitué à ce qu’elle lui imposât le secret le plus strict sur la réalité de ses agissements, Philippe ne savait plus ce qu’il devait comprendre. De plus en plus déconcerté, il accentua le poids de l’interrogation silencieuse de son regard. L’ordre suivant finit de l’interloquer :

— Déshabillez-vous !

— Que ?…

— Faites ce que je vous dis. Ôtez votre robe ! Et sans discuter.

— Ma dame ! se récria Thierry, visiblement gêné. Vous ne pouvez exiger cela de votre filleule devant moi.

Philipe retint un hochement de menton de soutien. L’expression outrée du chevalier le remontait dans son estime. Insensible à l’inédit de leur accord, la résolution de Yolande ne varia pas :

— Vous ne bougerez pas, Thierry. Philippa, obéissez. C’est un ordre.

Eh bien, soit ! Puisqu’elle semblait décidée à révéler la vérité à ce rustre, il se plierait à sa fantaisie. Dans un sens, la réaction de ce dernier risquait d’être amusante, sans compter que cela lui éviterait de jouer les vierges effarouchées durant tout le voyage.

D’un geste volontairement désinvolte, il laissa choir sur le sol sa large ceinture tressée de longs rubans rouge et bleu avant d’enlever épingles et cordons qui maintenait le haut de sa robe. Il avait tellement l’habitude de procéder seul qu’il se passait aisément de camériste. S’épanouissant comme une fleur, le tissu libéra le rembourrage qui lui servait de fausse poitrine. Secouant les épaules, il se débarrassa du bustier complet pour ne conserver qu’une mince chemise en lin, tout en dénouant les derniers liens qui retenaient le bas de la robe. Celle-ci s’étala gracieusement à ses pieds, telle la corolle d’une rose, révélant une paire de chausses moulantes, pas vraiment à sa place sous un cotillon. Soucieux de garder une avance sur ses ennemis, Philippe avait pour habitude de dissimuler cette pièce d’habillement sous sa vêture féminine, ce qui lui évitait de perdre un temps précieux lorsqu’il devait se changer rapidement.

Rivant ses yeux d’un air provocateur dans ceux de la châtelaine, il délassa ensuite le cordon de sa courte chemise. L’échancrure évasée affichait la platitude de son torse glabre et étroit, tandis qu’il adoptait une position outrancière pour présenter le renflement siégeant sous le tissu cachant son entrejambe.

— C’est bon, intervint Yolande alors qu’il s’apprêtait à retirer ses derniers vêtements. Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. N’est-ce pas, Thierry ?

Interrompant sa tâche, Philippe coula un regard intéressé vers le chevalier. Éberlué, celui-ci ne s’embarrassait plus de savoir-vivre pour le contempler tout en retenant l’esquisse d’un sourire moqueur dont il ne lui tint pas rigueur. Avec son collant de garçon, son buste plat en partie dénudé et le long voile translucide qui tombait de son petit chignon, il devait avoir l’air parfaitement ridicule.

— Thierry ! le rappela à l’ordre la dame de Mortrans. Cette illustration vous suffit-elle ?

— Euh, oui, bégaya celui-ci en détachant enfin les yeux de Philippe.

— Voyons, vous n’allez tout de même pas essayer de me faire croire que les mœurs de mon filleul vous scandalisent ? Pensiez-vous vraiment arriver à me cacher la nature de votre relation avec le dernier ambassadeur bavarois admis à ma cour ?

Philippe saisit cette information au vol comme le couperet d’une douce vengeance.

— Dois-je comprendre que votre garde du corps favori ment effrontément quand il fait mine de s’intéresser à un jupon ? demanda-t-il en se délectant de sa question. Il paraît pourtant tellement attaché à œuvrer dans le droit chemin et la morale. Et qui plus est avec un ambassadeur ? Auriez-vous un sens caché pour la diplomatie, messire de Surval ?

Au rougissement du chevalier, il ne put retenir un rire narquois.

— Il suffit ! intervint Yolande. Vous êtes le dernier à pouvoir le reprendre sur ses amours. Rhabillez-vous, au lieu de pérorer.

Mais Philippe n’était pas du genre à abandonner facilement, surtout lorsqu’il considérait que le sujet agité sous son nez ne l’était pas innocemment. La dame de Mortrans possédait trop d’intelligence pour lâcher une telle indiscrétion sans raison. Elle réorganisait les pions sur son échiquier politique en rééquilibrant les forces en présence. Se trouver sous la surveillance de ce Thierry ne serait finalement peut-être pas aussi mortellement ennuyeux qu’il le redoutait.

— Au contraire, cela me paraît très piquant, répliqua-t-il en ramassant d’un mouvement souple le bas de sa robe pour la resserrer autour de sa taille. Si vous lui en teniez rigueur, il y a longtemps que vous seriez intervenue. Nous allons voyager ensemble. En lui livrant mon secret, je dirais que vous ne souhaitez pas qu’il exerce une totale autorité sur moi. Auriez-vous peur que trop de fermeté me pousse à m’enfuir ? À moins que vous ne songiez à m’adresser plus tard un message pour que je le force à collaborer à l’un de vos plans.

À cet instant précis, il jouait avec le feu. Il le savait. Le regard étréci de la châtelaine lui conseillait fortement de se taire. Mais c’était plus fort que lui. Un goût presque suicidaire pour la bravade le poussait à surenchérir, alors même qu’un minimum de déférence aurait sans doute adouci son sort. Il ne croyait tout simplement plus en la générosité sans arrière-pensée des gens. Encore moins en l’altruisme. Tous réagissaient en fonction de leurs intérêts, et montrer qu’il n’en était pas dupe lui semblait paradoxalement un acte d’allégeance envers ceux qu’il appréciait. Au risque d’y perdre la vie.

— Épargnez-moi votre impudence, Philippe. Si vous ne voulez pas que je commue votre punition en quelque chose de nettement moins bucolique.

— Je ne vois pas ce qui pourrait être pire qu’un exil en plein hiver en Normandie, grommela-t-il encore en rajustant le dosseret de sa robe.

— Un passage au fond des geôles d’un de mes donjons, répondit Yolande sans s’émouvoir. On y est généralement à l’étroit et la température y chute fortement en cette saison. Je pourrais d’ailleurs facilement m’y résoudre, car le légat du pape ne vous y cherchera pas. Ni lui ni les amis de beuverie que vous retrouvez certains jours dans le val, sous vos habits de garçon, en laissant mes suivantes imaginer que vous soignez dans votre chambre un mal de tête récurrent. Croyez-vous que vos apparitions à la taverne près de la rivière soient passées inaperçues ?

Philippe pinça les lèvres en s’abstenant de répliquer. Ainsi elle l’avait fait espionner. Il pensait pourtant s’entourer de toute la discrétion voulue et il n’avait jamais rien remarqué susceptible de l’avertir qu’il était surveillé. Elle était très forte, vraiment.

— C’est au choix, Philippe, reprit la suzeraine. Ou vous vous pliez de bon gré à votre exil sous les traits d’une damoiselle jusqu’à l’été en me promettant de ne pas quitter votre déguisement, et vous bénéficierez de toute la considération réservée à une gente dame de ma suite ; ou je vous enferme au fin fond de la plus isolée de mes citadelles, avec un geôlier muet pour toute compagnie en attendant les moissons.

Pour une des rares fois de sa vie, le jeune homme demeura coi durant quelques secondes tandis que son regard se détournait pensivement sur le sol. Glissant le rembourrage modelé en forme de poitrine sous le haut de ses vêtements, il prit le temps de soupeser le pour et le contre de cette proposition en forme de menace. Non loin, le chevalier cherchait visiblement à se faire oublier, ce dont il lui savait gré. Relevant enfin les yeux sur sa marraine, il l’aborda d’un ton plus conciliant :

— Si j’accepte votre proposition, il me sera difficile de conserver une identité féminine dans un château étranger sans attirer l’attention des domestiques. Je ne doute pas de l’implication de votre chien de garde pour obéir à vos ordres, mais il ne possède pas le poids d’une naissance suffisante pour imposer à nos hôtes mes caprices, qui sont pourtant les seuls qui me permettront d’évoluer sans risque de me trahir.

Hochant la tête d’un air concerné, Yolande apaisa ses craintes :

— Vous avez raison. C’est pourquoi Thierry se chargera de prévenir mon frère et le seigneur de Riprole de votre condition réelle.

S’inclinant légèrement, l’interpellé valida cette injonction indirecte :

— Il en sera fait selon votre désir, ma dame.

L’empressement du chevalier amusa Philippe. Se trompant sur la raison de son visage plus réjoui, la châtelaine ajouta :

— Mais vous devrez vous plier à votre rôle de damoiselle. En toutes circonstances.

Intrigué par son insistance, il demanda :

— Pourquoi ne puis-je reprendre une identité masculine sous un nom d’emprunt une fois rendu en Normandie ?

— Parce qu’un autre de vos adversaires pourrait vous reconnaître là-bas.

— Qui ?

— Voyons, réfléchissez. À qui vous êtes-vous frotté sous l’appellation d’Édouard de Colvens lorsque je vous ai envoyé en Angleterre, il y a cinq mois ?

Rapide et fiable, sa mémoire fournit spontanément la réponse au jeune homme. Une grimace contrariée sur ses lèvres, il lâcha le nom de son ennemi :

— William de Glosbary. Je croyais pourtant ce lâche en marche sur Paris avec le gros des armées d’Henri V.

— Mes espions m’ont appris qu’il a réussi à se faire rapatrier à l’arrière, le détrompa Yolande. Il n’est pas très malin, mais il a la rancune tenace. Or, il vous doit son exil en France. Eudes de Riprole se trouvait sous sa garde lorsqu’il s’est enfui et il semble déterminé à se racheter en épiant ce qui se passe sur les terres de ce dernier pour le compte de Jean de Hodes. Celui-là, je suis certaine que vous en avez entendu parler, et mieux vaut s’en tenir à distance. Je n’ai pas le temps de vous chercher de retraite plus sûre. Que Glosbary ne vous ait connu qu’en garçon est une bénédiction dont nous allons user. Pour ces raisons, aux yeux de tous, et jusqu’à ce que vous rentriez en Provence, j’exige que vous vous comportiez comme la plus douce et la plus modeste des gentes damoiselles.

— Si je vous promets de demeurer sage, ne serait-il pas moins risqué de m’envoyer dans un de vos châteaux reculés en Lubéron ?

— Non, vous patienterez à Riprole. J’ai besoin de connaître la situation de la région et vous savez admirablement tourner la prose de vos courriers pour que moi seule en comprenne la teneur réelle. En interrogeant les gens de passage, vous me servirez efficacement tout en vous faisant pardonner. Éviter simplement de vous remettre sur le chemin de Glosbary. Et s’il s’avance trop près de Riprole, fuyez Hodes comme la peste.

Vaincu, Philippe s’inclina.

— Comme il vous plaira. Puis-je prendre congé, à présent ? J’ai suivi les ordres de votre chambellan et mes affaires sont prêtes. J’aimerais néanmoins y adjoindre quelques pièces supplémentaires au vu des éléments que vous venez de me confier.

Ne s’embarrassant pas plus que lui d’adieux affectifs, Yolande lui accorda ce qu’il demandait :

— Faites. Mais avant, rajustez correctement le voile tombant de votre chevelure.

Secourable, Thierry s’approcha pour l’aider. D’un ton rogne, Philippe le repoussa :

— Ça va, j’ai l’habitude.

Une lueur d’excuse au fond des yeux, le chevalier recula. Il ne semblait pas particulièrement l’apprécier, mais au moins il essayait de se montrer utile et ne s’imposait pas.

— Vous devriez au contraire apprendre à accepter son assistance, le rabroua la châtelaine. Là où vous vous rendez, il sera l’un des rares à pouvoir intervenir sans vous trahir en cas de besoin.

Face au ton de nouveau cassant de son interlocutrice, Philippe préféra faire la sourde oreille. Il considérait que tout avait été dit et il ne voyait aucun intérêt à poursuivre ce débat. Plongeant dans une révérence nettement plus respectueuse que la première, il prit congé de façon cérémonieuse, comme s’il s’était simplement trouvé en représentation.

— Que les mois à venir vous soient fastes, marraine.

Apparemment piquée par son indifférence, Yolande répondit de même :

— Et que la chance reste avec vous, Philippa.

Se détournant sans accorder un regard à Thierry, le jeune homme s’éloigna, la tête haute. À son habitude, il retint cependant le battant de la porte plus longtemps qu’il n’aurait dû avant de le fermer. Tendant l’oreille, il réussit ainsi à saisir un bref échange, bien qu’assourdi par la distance.

— Promettez-moi que vous prendrez soin de lui, Thierry.

— Vous avez ma parole. Tant qu’il sera sous ma sauvegarde, personne ne portera la main sur lui.

Un sourire aux lèvres, Philippe s’éloigna. Que ce fût la dame de Mortrans ou lui, jamais aucun n’exprimerait l’affection sincère qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, mais elle n’en existait pas moins. Quant à son bel accompagnateur, il allait se faire un plaisir de lui prouver qu’il était tout à fait apte à se défendre lui-même.

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