Je dédie ce récit à tous les amoureux de l’Histoire, qu’elle soit grande ou petite.

Avec toute ma sympathie, en espérant que ce retour dans le passé vous fera vibrer et vous divertira.

Notes d’auteur

 

Trois points :

1 – La présente édition est une réédition. Il me semble important de vous signaler qu’elle ne comporte aucun changement par rapport à la précédente.

2 – Les Dames de Riprole sont une série en 5 tomes, qu’il vous est possible de lire selon vos préférences. Chaque livre a en effet été écrit pour pouvoir se lire indépendamment des autres. Cela dit, si vous appréciez l’aventure au long cours, le destin de cette famille normande, de ses alliés et de ses ennemis s’inscrit dans une lecture complète, allant du tome 1 au tome 5.

3 – La modernité entraîne des modifications de la langue. Dans l’écriture actuelle, l’emploi du subjonctif présent remplace souvent celui du subjonctif imparfait, même lorsque le récit se déroule au passé. Je m’y plie généralement, sauf lorsque j’écris un roman historique. Dans ce cas, et donc en ce qui concerne cette série, j’ai fait le choix de conserver le subjonctif imparfait, qui donne un petit côté suranné parfait pour coller à l’époque. Ne vous étonnez donc pas de trouver certains verbes orthographiés différemment de ce que l’écriture moderne prescrit.

Merci d’avoir lu ces quelques notes.

 

Chapitre 1

 

Le prisonnier de la tour

Lentement, presque timidement, la petite araignée avançait sur les dalles disjointes pavant le sol. Loin de la chasser, à mille lieues de songer à l’écraser, le chevalier l’observait avec bienveillance. Quinze jours auparavant, sortant d’une anfractuosité du mur, elle avait été la première à l’accueillir dès que la porte de la geôle s’était refermée. Depuis, elle le visitait régulièrement. Sans effronterie, tout en conservant ses distances, comme une amie disciplinée et polie, soucieuse de le divertir de son ennui.

Les yeux fixés sur le fragile animal, Eudes sourit à ses bêtises. Si son frère Arnault avait pu imaginer le cours de ses pensées, il l’eût certainement cru menacé de folie. Il n’y avait cependant aucune bizarrerie à cette étrange complicité. Lorsque l’on vivait enfermé depuis près de trois ans, sans possibilités de contacter les siens, la moindre visite imprévue, la plus petite distraction, devenait source de curiosité et d’intérêt.

À Londres, la grandeur de la prison où il végétait ne faisait pas vraiment de différence. Une simple grille le séparait du couloir. Il voyait défiler toute la journée les gardes affectés à la surveillance de la citadelle, les geôliers à celle des captifs, les détenus emmenés à l’interrogatoire ou au gibet, et les serviteurs chargés de ravitailler les plus nantis. Peu pratique pour conserver un minimum d’intimité, et d’une monotonie désespérante tant la succession de ces passages s’agençait en scènes répétitives dépourvues d’humanité. Finalement, la lourde porte percée d’un judas qui fermait sa nouvelle cellule le reposait.

Patte après patte, son amie minuscule se rapprochait de la lézarde, qui disparaissait sous la couchette scellée au mur par deux grosses chaînes : un lit, agrémenté d’une paillasse et d’une couverture sentant le rance, mais suffisamment épaisse pour le protéger de la chute nocturne des températures. Un luxe qu’il ignorait le plus souvent en Angleterre, et qu’il compensait là-bas en se réchauffant aux braseros éclairant le corridor. Un arrangement impossible ici, qui rendait cette commodité d’autant plus importante pour affronter les nuits de plus en plus froides de ce mois de septembre. Une attention qu’il devait certainement à Kate.

Un sourire attendri effleura ses lèvres alors qu’il songeait à la jeune femme. Il ne l’avait guère aperçue depuis son transfert en Normandie. Ce n’était d’ailleurs qu’en écoutant la conversation de ses geôliers qu’il avait découvert qu’elle avait suivi son périple. Une bonne surprise compte tenu de la brutalité de celui-ci. Arraché sans explications à sa prison londonienne, embarqué sans plus d’éclaircissement sur une lourde nef de guerre, Eudes avait accosté à Calais de nuit, pour aussitôt se retrouver enchaîné dans un chariot bâché.

Durant plusieurs jours, il avait voyagé en aveugle, ne sortant du véhicule qu’en rase campagne pour satisfaire ses besoins naturels. Il ignorait le lieu où il se rendait, heureux malgré tout de fouler la terre de France. Il n’était néanmoins pas assez stupide pour ne pas se douter que ce déménagement ne présageait rien de bon.

Il avait appris voilà quelques mois que son destin dépendait de Jean de Hodes, un baron anglais qu’il n’avait pas eu l’occasion de croiser sur le champ de bataille, mais dont la triste renommée était parvenue jusqu’à lui. Un homme que l’on disait impitoyable avec ses ennemis et qui le détenait pour d’obscures raisons politiques. Capitaine dans l’armée adverse, promu à la prévôté de Calais en raison de ses accointances avec le roi d’Angleterre, Henri V, et d’un incontestable savoir-faire pour imposer l’ordre, son nom soulevait un vent d’effroi jusque chez les plus rudes combattants. Eudes ne connaissait ce triste sire que de réputation, mais les relents de cruauté sournoise qui entouraient sa gouvernance le dérangeaient profondément.

À la demande de ce Hodes, sa capture et son emprisonnement avaient été tenus secrets et il avait été exilé à Londres. Il se doutait qu’un tel personnage ne le libérerait pas sans prix fort à payer. Or, même dans le meilleur des cas, sa famille n’était pas assez riche pour verser une rançon. Son adversaire ne pouvait l’ignorer et Eudes supputait son retour en France de cacher une manœuvre qui l’angoissait pour les siens.

Le chevalier s’inquiétait d’autant plus qu’il avait parfaitement reconnu le château dans lequel on l’avait transféré. Il s’agissait du fier bastion d’une seigneurie tombée en déshérence voilà deux décennies et rattachée à la cité d’Honfleur. Un cadeau offert aux Anglais après leur prise de la ville quelques mois plus tôt[1].

Bâtie au sommet d’une colline d’où il était facile de repérer l’ennemi, l’ancienne citadelle servait de garnison à un petit détachement installé par le comte de Salisbury. Un bataillon posté en avant-garde, qui n’attendait que l’arrivée d’un nouveau commandant pour s’ébranler à la conquête du royaume de France. Tout au moins était-ce ce qu’Eudes avait déduit en écoutant les ordres aboyés à l’extérieur.

Depuis la sanglante défaite d’Azincourt, survenue près de trois ans plus tôt, la déroute française n’en finissait pas de s’aggraver. Misant sur la folie de Charles VI, et les ravages de la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons qui en résultaient, Henri V briguait à présent la couronne de France. Rien ne semblait plus capable de s’opposer à ses armées. Un contexte militaire qui angoissait d’autant plus le prisonnier qu’une progression victorieuse sur Paris passait par Riprole.

Le château de ses ancêtres se situait à peine à trois jours de marche de la forteresse. L’atteindre en partant d’ici serait un jeu d’enfant. L’automne ne grossissait pas encore suffisamment les cours d’eau pour interdire de les franchir à gué, proposant un itinéraire plus direct que la route reliant les ponts, et ce n’étaient pas les champs de labours ou les prairies grasses qui retarderaient les soldats. La configuration du pays offrait au contraire un chemin parfaitement dégagé.

Étouffant un soupir découragé, le Eudes se tourna sur sa couchette pour fixer le plafond. Autant il appréciait de respirer à nouveau l’air de sa chère Normandie, autant il redoutait les évènements à venir. Plus que tout, il maudissait son impuissance. Que n’aurait-il donné pour se faufiler hors des murs telle cette araignée qui venait de disparaître, comme happée par le gouffre ouvert entre deux dalles fracturées.

Face à l’imminence du danger encouru par les siens, la présence de Kate elle-même devenait accessoire. Et pourtant, Dieu savait combien le sourire et la gentillesse de sa tendre amie adoucissaient sa vie.

Il n’avait découvert qu’elle l’avait suivi qu’une fois installé dans sa nouvelle cellule. Par quel miracle l’avait-elle accompagné ? Claquemuré derrière cette porte, il n’avait pas eu l’occasion de le lui demander. Les grilles anglaises avaient au moins un avantage : celui de ne pas lui celer le passage de la jeune femme.

Évoquer sa chère Kate l’apaisait et Eudes songea que ses visites l’avaient considérablement aidé à supporter les deux années, onze mois et quatre jours qui le séparaient de la perte de sa liberté. Il avait toujours eu une excellente mémoire des chiffres et celle-ci s’aiguisait sur une réalité cruelle. Aujourd’hui voyait poindre le 29 septembre 1418. Bientôt trois années pleines. Trois années passées sans obtenir la moindre nouvelle de sa famille. Il ignorait d’ailleurs si Arnault avait survécu au combat. Il l’espérait de tout son cœur, même si, parfois, au souvenir de la dureté de l’affrontement qui les avait désunis, une chape d’appréhension ployait ses épaules.

Un prisonnier de guerre avait pourtant droit à un minimum d’égards. Pour son malheur, Eudes avait vite compris qu’il figurait parmi les pions d’une politique de désolation, instituée pour punir les lignées fidèles au roi de France. Tenu au secret, rendu sous condition ou exécuté, son sort et celui de quelques autres captifs dépendaient du bon vouloir de ce Jean de Hodes. Inutilement, il avait maintes fois demandé qu’on l’instruisît au moins de la vie ou de la mort de son frère, présent comme lui à Azincourt et cependant absent de ses côtés lors de la bataille.

Repoussant une mèche brune sur son front, Eudes émit un nouveau soupir. Se remémorer ce 25 octobre 1415 demeurait toujours aussi douloureux. La veille du combat, une querelle stupide l’avait heurté à son cadet. Au matin, équipé pour la chevauchée, il avait attendu celui-ci en vain avant de se joindre au rang des chevaliers qui s’ébranlaient sous la pluie.

L’armée anglaise en fuite était toute proche. Tous souhaitaient se battre et, si possible, massacrer ces lâches qu’ils poursuivaient maintenant depuis plus d’une semaine[2]. Peu importait qu’Henri V ne cherchât qu’à rembarquer ses troupes. Il avait osé envoyer ses soldats pour une nouvelle incursion en terre de France et ceux-ci en paieraient le prix.

Jusqu’à l’ultime instant, Eudes avait espéré qu’Arnault le rejoindrait. Unis dans le combat, les deux frères semblaient invincibles. Également chevalier, ce dernier se battait comme un lion, parfois avec un peu trop d’impétuosité, et son aîné aimait le savoir sous sa sauvegarde.

L’heure du départ avait sonné sans que l’absent se manifestât. La mort dans l’âme, le seigneur de Riprole s’était mis en marche. Tout le monde connaissait la bannière sous laquelle il plaçait son propre blason et il escomptait encore l’arrivée d’Arnault. Beaucoup trop vite, l’affrontement avait commencé.

Acculé au fond d’un champ boueux, l’ennemi n’avait pu que faire face. Supérieurs en nombre, les Français avaient fondu sur les troupes adverses sans véritable ordre de bataille. Déboulant pêle-mêle, leurs épées fièrement brandies, les chevaliers avaient compté sur la suprématie de leurs chevaux et de leurs armures par rapport à la piétaille qu’ils avaient rapidement abandonnée derrière eux. Eudes avait immédiatement saisi l’imprudence d’une telle stratégie, mais, emporté par le galop de la masse qui le pressait de toutes parts, il avait su qu’il était trop tard pour arrêter la folie intrépide de la charge française.

Et ses pires craintes s’étaient réalisées.

Avant même d’atteindre la moitié du terrain découvert, les premiers rangs des cavaliers avaient été décimés par une grêle de flèches. Aveuglés par une formation compacte, les suivants avaient continué de pousser en avant ceux qui s’étaient retrouvés propulsés en tête, renforçant le désastre. L’ennemi était cinq fois moins nombreux, mais il possédait des arcs longs, bien plus rapides et aisés à manier que les vieilles arbalètes détenues par leurs propres soldats. Soldats que de toute manière ils avaient relégués à l’arrière.

Effaré par la facilité avec laquelle leurs adversaires les massacraient avant qu’ils ne fussent assez près pour les toucher, Eudes avait aussitôt compris l’importance d’éradiquer le danger que représentaient les archers gallois. Les déloger s’était cependant avéré plus compliqué que de piétiner de simples gens à pied. Il ne s’en était pas moins rapidement joint à un groupe décidé à nettoyer leur gauche de ce fléau.

Le terrain boueux avait rendu la tentative hasardeuse. Atteint par un trait au jarret, son cheval avait soudain trébuché dans une ornière. Boulant tête la première dans un grand hennissement terrorisé, l’animal avait terminé sa chute sur le flanc. Désarçonné, Eudes n’avait dû qu’à la promptitude de ses gestes d’éviter d’être écrasé par le poids de sa monture. Atterrissant sans grâce, son crâne avait sonné dur contre une souche malgré la protection de son heaume.

Le temps qu’il reprît ses esprits, six archers adverses l’entouraient. Négligeant toutes les règles de la chevalerie, l’un d’entre eux lui avait aussitôt décoché une flèche en pleine poitrine. À si peu de distance, sa cuirasse avait été aisément percée. Elle l’avait néanmoins préservé en interdisant à la pointe acérée d’atteindre son cœur. Gravement blessé et souffrant atrocement à chaque inspiration, il avait perdu connaissance. Une réaction qui lui avait sans doute sauvé la vie. Le laissant pour mort, ses ennemis ne l’avaient pas achevé.

Quand Eudes était revenu à lui, le combat faisait toujours rage. La pluie redoublait et les corps allongés sur le sol s’amoncelaient. Morts ou mourants, la plupart présentaient les couleurs des Français.

Incapable de se relever, Eudes risquait à tout moment de se faire piétiner par une charge intempestive, ou tirer comme un lapin par un archer embusqué. Usant de ses dernières forces, il s’était difficilement traîné dans un buisson pour se mettre à l’abri, avant de s’évanouir de nouveau.

Le réveil avait été douloureux et fiévreux. Porteur d’une mauvaise surprise aussi. Il était enfermé dans une cage en bois installée sur un charroi branlant mené par des Anglais. Quatre chevaliers blessés gisaient à ses côtés, dont deux agonisaient. D’autres captifs suivaient à pied, la tête basse et les mains liées dans le dos.

À leur armure, il s’agissait pour la plupart de nobles seigneurs. Eudes n’en avait néanmoins identifié aucun. Heaumes et blasons distinctifs leur avaient été arrachés, transformant les prisonniers en détenus anonymes. Fatigue et tristesse se lisaient sur leurs visages, tout autant que colère de se voir ainsi dépouillés de leur honneur et de leur nom. Confiné dans sa cage, il n’était pas mieux loti.

Soigné par un moine savant en médecine, il avait survécu, mais à l’instar de la majorité de ses camarades, il n’avait jamais recouvré sa liberté.

Découragé par ses souvenirs, le chevalier sentit le chagrin l’envahir. Cet automne 1418 serait-il aussi éprouvant que celui de 1415, ou bien annonçait-il une embellie ? Il venait d’avoir trente ans et il ne se leurrait pas sur les trois années qu’il avait perdues. Vieillirait-il dans cette geôle ? Agacé par ses idées noires, il secoua la tête avec irritation. Calculer ne servait qu’à lui rappeler la longueur de sa misère. Un bruit inhabituel en provenance de la cour vint heureusement le distraire.

Se redressant d’un mouvement souple en dépit de sa grande taille, il s’aida adroitement d’une des chaînes de sa couchette pour grimper vers le haut. L’enfermement ne lui avait jamais interdit d’entretenir sa condition physique en effectuant journellement différents exercices. Il ne possédait pas une once de graisse, mais sa musculature lui donnait une corpulence qui retenait toujours les gardes de le rudoyer sans raison. Il tenait ce gabarit de son père, tout comme le brun de ses yeux et la noirceur de sa chevelure, qu’il s’efforçait de maintenir courte. De sa fratrie, seul Arnault égalait sa stature, bien qu’il demeurât plus mince.

Un pied coincé dans les larges maillons, en équilibre contre la muraille, il était juste assez grand pour accéder au bas de la meurtrière éclairant sa cellule. Celle-ci surplombait la cour intérieure. Jetant un œil circonspect sur la petite esplanade, il repéra l’arrivée de plusieurs lourds chariots. Tirés par de gros percherons, trois véhicules s’alignaient déjà près des remises, tandis qu’un quatrième apparaissait sous l’arche de l’entrée.

S’activant telle une colonne de fourmis, une dizaine de soldats commençait à charger le plus proche, le lestant de sacs de vivres et de tentes légères de campagne. Visiblement, le départ de la garnison se précisait.

À peu de distance, une voix qu’Eudes ne connaissait pas claqua un ordre bref. Penchant la tête autant que sa position instable le lui permettait, il aperçut un homme qu’il n’avait encore jamais vu perché sur un grand cheval bai. Satisfaisant sa curiosité, il le détailla sans vergogne. Caracolant au milieu des guerriers affairés, il tenait son heaume sous le bras, montrant le visage d’un trentenaire brun-roux. S’il en jugeait à son équipement, il s’agissait d’un chevalier. D’un ennemi à la solde de Salisbury, comme l’indiquait son écu frappé aux armes du comte.

Le son caractéristique d’un tour de clé l’empêcha de poursuivre son enquête visuelle. Promptement, Eudes redescendit pour s’asseoir sur sa couchette. Sous peine de changer de cellule, personne ne devait le surprendre dans son numéro d’équilibriste.

En voyant la sentinelle affectée à la surveillance de l’étage s’effacer devant Kate, sa tension retomba. S’avançant dans la geôle sous l’œil réprobateur du soldat, la jeune femme portait une corbeille de linges propres sous le bras.

— C’est bien parce que t’es la fille de Tobias que je t’accorde de l’visiter à c’t’heure. Mais faudra apprendre à t’présenter aux horaires des louches de soupe. Tes p’tites attentions sont bien gentilles, mais sommes point en Angleterre ici. La discipline, ça se respecte. Compris ?

Hochant la tête en guise d’assentiment, l’interpellée eut un sourire reconnaissant. Refermant la porte derrière lui, l’homme maugréa avec un peu moins de hargne :

— Et pas plus de cinq minutes.

Le battant tiré, le visage de sa visiteuse s’illumina tandis qu’elle tendait d’un air victorieux son panier devant elle. Muette, Kate ne pouvait s’exprimer qu’à travers ses mimiques et la multiplicité de ses gestes, mais Eudes avait appris à les décrypter et la comprenait toujours.

Se levant pour l’accueillir, il récupéra la chemise lavée et les simples braies de paysan qu’elle lui rapportait. Avec son long manteau d’hiver et sa paire de mitaines trouées, c’étaient les seuls vêtements de rechange qu’il possédait. Dépouillé de son armure et de ses armes, il avait acquis ces frusques en vendant sa large ceinture en cuir le premier mois de sa captivité. Avec amertume, il nota qu’une fois encore elle avait reprisé ses habits. En songeant aux heures passées à ce labeur, son cœur se serra. Si seulement il avait pu la récompenser.

— Merci, ma mie. Mais tu n’aurais pas dû te donner tant de mal. Je n’ai rien à t’offrir en échange.

Alors qu’il parlait, il se fit de nouveau la réflexion qu’en plus d’en avoir le comportement, sa douce amie avait également la beauté d’un ange. Sa simple robe grise, couverte par une sorte de grand tablier noir, n’enlevait rien à la délicatesse de sa silhouette. Mince et gracile, elle possédait une peau de lait, qu’il déplorait de voir rougir de froid l’hiver quand Tobias l’employait à la corvée d’eau. Liée sous le menton, sa coiffe sans apprêt conservait une blancheur surprenante, qui donnait un air sage à son visage de madone aux traits fins. En partie dissimulée sous ce strict bonnet, la masse d’une grosse tresse fixée sur sa nuque trahissait la blondeur d’une chevelure d’or pâle, qui s’accordait joliment au mordoré de ses sourcils arqués et de ses longs cils recourbés.

Kate était de taille moyenne, mais par rapport à lui elle paraissait petite, ce qui le gonflait d’un sentiment tendrement protecteur chaque fois qu’il l’apercevait. Son caractère doux, sa beauté et son incapacité à répliquer oralement la plaçaient en position délicate dans un univers carcéral majoritairement peuplé d’hommes. Tobias y remédiait la plupart du temps en menaçant des pires représailles quiconque s’approcherait trop près d’elle, malheureusement il n’était pas toujours là. Personne n’osait cependant pousser la plaisanterie trop loin. Le premier qui s’était essayé à l’allonger de force l’avait chèrement payé. Les plus téméraires n’en tentaient pas moins leur chance dès que le geôlier en chef avait le dos tourné.

Une réalité qui amenait Eudes à regretter chaque jour davantage de ne pouvoir exercer ses prérogatives de chevalier pour la tenir à l’abri des commentaires salaces ou des gestes déplacés. Et si, à l’instar de beaucoup, il ne se lassait pas de la contempler, le respect qu’il lui témoignait le gardait loin de toutes idées concupiscentes. Bien conscient des restrictions affectives imposées par sa réclusion, il refusait de définir l’émotion qui l’animait chaque fois qu’elle se présentait devant lui. Il préférait assimiler sa joie au sentiment suscité par une parente tendrement aimée.

Durant quelques instants, il se perdit dans son regard. Elle possédait de magnifiques yeux bleus. Bien plus clairs que ceux de sa sœur Isabelle ou de son petit frère Béranger. Se remémorer les deux benjamins de sa fratrie l’assombrit. Il ne doutait pas qu’Arnault devait s’employer à les tenir à l’abri, mais Arnault était-il toujours vivant ? S’il devait apprendre qu’un mal quelconque était advenu durant son absence aux deux personnes les plus inoffensives de sa famille, jamais il ne se le pardonnerait.

Percevant sa tristesse, Kate eut une moue désolée. Elle devinait facilement son humeur et il ne fut pas surpris de la voir tirer d’une de ses poches un gros beignet, qu’elle lui fourra entre les doigts pour lui changer les idées. La pâtisserie était encore tiède et paraissait fort appétissante. Kate s’était vraisemblablement mise au fourneau rien que pour lui et il eut honte de son instant de découragement. Secouant sa nostalgie, il la remercia, non sans toutefois la mettre en garde :

— Merci pour cette attention, Kate. Je le mangerai en pensant à toi. Néanmoins, c’est imprudent. Je suis sûr que ton père désapprouverait. Ne trouves-tu pas qu’il récrimine déjà suffisamment après toi ?

Posant son panier à ses pieds, la jeune femme agita les mains en fronçant les sourcils pour lui faire comprendre que cela n’avait pas d’importance. Face à tant d’effronterie déployée en sa faveur, le chevalier retrouva le sourire. Cette déclaration de soutien le décida à l’interroger :

— Comment as-tu pu me suivre ?

Se mettant à claudiquer, son amie fit le tour de la pièce. Amusé, Eudes reconnut facilement la cible de son imitation. Tobias était connu pour la force de ses poings, l’irritabilité de son mauvais caractère, son incroyable talent pour arriver aux moments où l’on aurait aimé le savoir loin, et également pour une boiterie, consécutive à une jambe cassée mal soignée durant l’enfance.

— Ton père, commenta-t-il.

Approuvant d’un signe de tête, elle appuya alors les mains sur sa poitrine en émettant une sorte d’essoufflement.

— Sa toux, poursuivit-il.

Un vigoureux hochement de menton fut suivi par une nouvelle grimace de douleur.

— Tu veux dire qu’elle s’est aggravée et qu’à cause de sa santé il a bénéficié de mon transfert pour quitter Londres ?

La jeune femme opina et il répliqua d’un air satisfait :

— Eh bien, tu m’en vois fort heureux. Pas de la maladie de ton père, se reprit-il immédiatement. Mais de ta présence à mes côtés.

Nullement fâchée par sa maladresse, Kate poussa une série de petits souffles tout juste audibles. Cela ressemblait à un rire et Eudes trouva que cette façon de marquer son bonheur lui donnait un visage radieux. Il l’aurait sans doute complimentée encore, juste pour profiter de cette joie qui lui réchauffait le cœur, quand une clé cliqueta dans la serrure. Il était trop tôt pour le retour de la sentinelle et les deux jeunes gens reculèrent spontanément d’un pas pour s’éloigner l’un de l’autre. En apercevant la mine revêche de Tobias s’encadrer dans le chambranle, Eudes bénit leur réflexe qui leur évitait quelques minutes de remontrances particulièrement peu aimables.

Brun de poils, râblé et tout en muscles, le quinquagénaire montrait une figure si peu avenante qu’il en imposait aux plus timides rien que par son aspect. Soupçonneux, son œil glissa sur les deux jeunes gens tandis qu’un silence pesant s’installait. Le chevalier avait heureusement fait disparaître le beignet derrière son dos. Restait à espérer que la morve coulant du nez de l’importun dissimulerait son odeur. Apparemment dépossédé de son sens olfactif, l’homme entra dans la pièce en décochant un regard noir aux affaires propres mises sur la couchette.

— Non, mais, c’est pas vrai ! rabroua-t-il sa fille. Combien de temps encore te soucieras-tu de ce traîne-misère ? Va plutôt chercher du bois sous l’appentis. Ça, c’est utile. Allez, ouste !

Nullement craintive face à cette agressivité, somme toute relativement édulcorée pour qui connaissait la faconde imagée et explosive du personnage, la jeune femme quitta la cellule en déposant un baiser rapide sur la joue rubiconde.

Étouffant un juron en grognant, le geôlier rétablit son autorité de justesse :

— J’ai dit file !

En écoutant Kate trottiner dans le couloir, Eudes aurait juré qu’elle émettait de nouveau ce petit rire particulier. Sans un mot pour le prisonnier, Tobias referma la porte. S’asseyant sur sa couchette, le chevalier croqua dans le beignet avec délectation. Malgré la réputation revancharde du gardien, il ne se sentait pas menacé. Voilà longtemps que ce dernier avait compris qu’il n’attenterait jamais à la vertu de sa fille. Derrière sa mauvaise humeur chronique, Eudes se doutait que le geôlier appréciait sa retenue. Situation qui lui offrait la possibilité de voler de courts moments en compagnie de la plus douce des amies.

[1] Au début de l’année 1417, les Anglais, sous le commandement du comte de Salisbury, assiégèrent Honfleur durant cinq semaines. La ville ne possédait qu’une petite garnison et elle se rendit le 20 avril. Une partie de ses habitants furent passés par les armes, expulsés ou rançonnés. Honfleur demeura sous juridiction anglaise jusqu’en 1450 (soit 32 ans), année où elle fut reconquise par les Français.

[2] Révélant ses ambitions pour conquérir la France, Henri V débarqua une armée, qui s’empara en octobre de la ville d’Harfleur, en Normandie. Redoutant que l’arrivée de l’hiver ne nuise à l’avancée de ses troupes sur Paris, il replia ensuite son armée au nord de la France, dans le but de la rembarquer pour l’Angleterre. Sous les ordres du connétable de Clisson, les Français poursuivirent ses soldats durant plus d’une semaine, avant d’arriver à les rattraper près d’Azincourt. Forçant la bataille, les Français se virent lourdement défaits, malgré leur avantage numérique.

Chapitre 2

 

L’enfance emprisonnée

Kate redescendit l’escalier en colimaçon de la tour sans attendre Tobias. Celui-ci détestait qu’elle traînât dans ses pattes durant son service et elle venait suffisamment de lui déplaire. Peu importait la corvée de bois dont il l’avait chargée. Plus que le devoir accompli, c’était la sensation de l’amitié partagée qui ensoleillait sa fin de journée. Enfin, une amitié de circonstance, qui retenait Tobias de lui défendre définitivement de rencontrer l’homme pour lequel son cœur battait en secret depuis de longs mois. Si seulement le chevalier avait paru répondre davantage à son tendre penchant, son bonheur aurait été parfait.

Il montrait pourtant des signes évidents d’attachement : toujours courtois, d’une patience infinie quand il s’agissait de comprendre ce qu’elle essayait de lui dire, attentionné à chacune de ses visites. Charmeur correspondait au terme qui définissait le mieux son comportement lors de leur rencontre, même si elle se doutait que la définition de leur rapport aurait poussé le principal intéressé à désavouer ce mot. Il lui manifestait cependant tant de gentillesse, mêlée d’un incontestable plaisir à sa compagnie, qu’elle avait parfois l’impression qu’il s’aveuglait lui-même.

Kate le connaissait suffisamment à présent pour oser lui ouvrir les yeux. Cela prendrait le temps qu’il faudrait, mais le bel Eudes finirait par reconnaître en elle la dame de ses pensées. Vivre en sachant son tendre sentiment partagé serait merveilleux. Elle préférait ne pas s’interroger sur la chance de réussite d’une intrigue amoureuse au sein d’une prison. Encore moins présager de son avenir. Tant que la dureté de sa propre situation ne la rattraperait pas, elle broderait une histoire magique.

Elle conservait de son enfance le goût des contes de fées et des aventures de chevaliers dévoués à leur belle princesse. Peu importait si cette sorte de récit n’arrivait jamais dans la réalité. La vie, la vraie, celle qui n’acceptait aucun compromis et châtiait parfois l’innocent pour combler le coupable, s’était chargée de détruire tout ce qui lui aurait permis de concrétiser ce vœu. Son existence se déclinait à présent de façon si morne qu’elle devait se raccrocher à quelque chose pour ne pas devenir folle. Et la première fois qu’elle avait vu Eudes, elle avait su que ce quelque chose, c’était lui.

Les rêves, voilà tout ce qui lui restait. Alors, si son beau chevalier découvrait enfin qu’il tenait un peu plus à elle qu’il ne semblait le penser, peu importait les murs, la rudesse des soldats et les incertitudes du lendemain. Se chérir ouvertement valait mieux que de se languir chacun de son côté. Il fallait juste qu’elle trouvât le moyen de le lui faire comprendre. Et surtout, qu’elle arrivât à persuader son père adoptif qu’elle ne craignait pas davantage à le visiter ici qu’à Londres.

Certes, une porte offrait davantage de possibilités intimes que les grilles derrière lesquelles il végétait précédemment. Tobias lui rabâchait que sa vertu était tout ce qu’il lui restait à proposer si un parti honnête se présentait. Une perspective plus ou moins réjouissante en fonction de celui auquel il la marierait un jour. Les tristes sires qu’elle croisait dans les couloirs lui donnaient une prévention à l’égard du sexe, qui la dissuadait généralement de frayer plus que nécessaire avec la plupart des représentants de la gent masculine.

Seuls des hommes comme Eudes trouvaient grâce à ses yeux, mais ce n’était pas pour autant qu’elle envisageait de se comporter en fille facile. Par contre, discourir en se conformant aux règles de l’amour courtois, elle l’imaginait très bien. Non pas que l’idée de s’abandonner entre ses bras la rebutât. Néanmoins, elle trouvait naturel de le faire attendre. Parce qu’une damoiselle ne se donnait pas avant le mariage. Et puis elle conservait un souvenir trop déplaisant de la brute qui avait essayé de la dépuceler à douze ans. Sans l’intervention tonitruante de Tobias, elle serait devenue femme ce jour-là.

Kate ne possédait aucune expérience en la matière. Toutefois, la vue des couples qu’elle avait surpris en train de forniquer dans les coins les plus improbables de la prison, ajoutée aux confidences salaces d’une prostituée incarcérée pour vol, la bardait d’une instruction théorique non négligeable. Elle savait entre autres que tous les hommes ne se ressemblaient pas dans ce domaine, et si elle devait franchir le pas avec le détenu de la tour, elle était persuadée qu’il se montrerait doux et réceptif à son bon vouloir.

Consciente de ses contradictions, la jeune femme atteignit le rez-de-chaussée du château en se morigénant. Celui-ci était dévolu au logement de la garnison et elle étouffa un soupir silencieux. Rires, exclamations et bribes de conversation décousues la renseignèrent quant à l’affluence dans la pièce qu’il lui restait à traverser avant d’arriver dehors.

Peu désireuse de subir les commentaires pas toujours obligeants des soldats, elle obliqua vers les cuisines en empruntant un étroit corridor. Se faufiler de ce côté pour rejoindre l’habitat qu’on leur avait attribué dans les communs serait un peu plus long, mais infiniment plus tranquille. Kate ne donnait heureusement pas plus de deux ou trois jours aux plus insistants pour calmer leurs ardeurs. La férule de Tobias faisait généralement des miracles dans ce domaine.

En songeant à tout ce qu’elle devait à son protecteur, un doux sourire ourla ses lèvres. Il avait beau grogner la plupart du temps et se montrer peu démonstratif, elle ne doutait aucunement de l’affection du geôlier et elle l’aimait autant que le père légitime qu’elle avait perdu. De son côté, il était clair qu’il la considérait comme sa propre fille, bien plus qu’il accomplissait la promesse faite à un agonisant. Kate ne le nommant pas à cause de son défaut de parole, tous ceux qui ignoraient son histoire pensaient qu’ils étaient réellement parents. Elle lui aurait d’ailleurs volontiers décerné un prix de paternité remarquable s’il n’avait pas été aussi réticent à la laisser s’entretenir seul à seul avec Eudes.

Tobias n’avait jamais été charmé par le fait qu’elle s’investît auprès du chevalier plus qu’avec les autres, néanmoins il n’avait jamais mis non plus son veto pour qu’elle ne le vît pas. Il lui aurait pourtant été facile de s’opposer à ce qu’elle s’approchât de lui. Ce n’était que depuis leur arrivée en France qu’il se montrait moins accommodant à cet égard. Avait-il deviné les sentiments réels qu’elle nourrissait pour le prisonnier ? Ou bien était-il le dépositaire d’informations qu’elle ignorait ? Et si oui, lesquelles ? La brutalité du transfert de l’élu de son cœur cachait-elle une libération prochaine ?

Soudain inquiète, Kate ralentit sa marche en se mordillant les lèvres. D’un côté, elle se réjouissait à la pensée qu’Eudes retrouvât les siens, mais de l’autre, la crainte de le perdre lui était intolérable. Reprise par ses idées romanesques, et oubliant la guerre qui sévissait de ce côté de la Manche, elle se dit que s’il rentrait chez lui, il la manderait peut-être pour lui rendre visite. Elle était bien éduquée, comprenait parfaitement le français depuis qu’elle le côtoyait, et puis surtout, elle n’avait rien d’une simple fille du peuple. Affiliée à l’ancienne noblesse saxonne par son père et à l’une des plus vieilles tribus écossaises par sa mère, elle pouvait même se targuer de posséder un arbre généalogique aussi impressionnant que le sien. Un bagage plutôt inutile au sein d’une prison, qui lui laissait toutefois miroiter la possibilité d’un rapprochement, inenvisageable si elle avait réellement été la fille de Tobias.

En raison de son infirmité, expliquer cette vérité à Eudes avait été difficile. Heureusement pour elle, sa cellule à Londres jouxtait celle d’un détenu âgé, incarcéré depuis si longtemps que personne ne se souvenait plus de la date de son emprisonnement ni de la raison exacte de sa présence en ces lieux. Un personnage un peu fou, mais point méchant, qui aimait entretenir les captifs enfermés près de sa geôle d’anecdotes relatives à l’endroit. Et c’était ainsi qu’un soir, il avait chuchoté au chevalier une partie de son histoire.

Aux questions en retour de ce dernier, Kate avait déployé des trésors d’inventivité pour l’informer de ce qu’il ignorait encore. Petit à petit, elle avait réussi à lui raconter les faits que ne pouvait pas connaître le vieux prisonnier. Employant moult gestes et mimiques, il lui avait fallu près de trois semaines pour y parvenir. Une expérience enrichissante pour tous les deux, qui le rendait depuis particulièrement réceptif à son langage gestuel.

Des souvenirs plaisants, qui pour l’heure assombrissaient pourtant la jeune femme alors qu’elle approchait des cuisines. Si la famille de George d’Elbrit, son père, se distinguait par l’héritage d’un blason si vétuste qu’il semblait remonter aux origines de la conquête de l’Angleterre par les guerriers venus du nord, il était aussi de notoriété publique qu’il ne possédait plus un sou. Le vieux manoir niché au pied de la Tamise menaçait de tomber en ruine, les cheminées s’éteignaient en hiver sans espoir de se rallumer et les domestiques disparaissaient régulièrement quand ils découvraient qu’ils ne toucheraient leurs gages qu’un mois sur quatre.

Adepte des arts plutôt que de l’épée, George d’Elbrit n’en avait pas moins séduit sa mère lors d’un voyage en Écosse. Un coup de foudre réciproque, sans doute teinté par un petit calcul pécuniaire du côté de son père – la tante de Birgit possédant une belle fortune. Un opportunisme illusoire : la riche héritière s’étant mise au ban de sa famille pour le suivre et l’épouser. Tout ce dont voulait se souvenir Kate, c’était que ses parents s’aimaient sincèrement. Vingt ans plus tôt, sa naissance avait couronné ce mariage, dont elle était l’unique rejeton.

George d’Elbrit dépensait le peu d’argent qu’il lui restait au jeu en espérant un retour de chance qui aurait placé définitivement les siens à l’abri du besoin. Malgré ce travers, il ne s’en était pas moins comporté en père aimant et déterminé à faire d’elle une jeune fille accomplie. Avec le recul, Kate voyait là le signe qu’il avait misé plus tard sur des épousailles suffisamment huppées pour les tirer d’embarras, mais elle n’en conservait pas moins le souvenir d’une enfance heureuse. Elle mangeait régulièrement à sa faim, possédait de jolies robes, écoutait avec ravissement les histoires que lui racontait son père, apprenait à jouer du luth auprès de sa mère et couchait dans la seule chambre où une cheminée demeurait allumée les jours de grands frimas.

Elle n’avait pas conscience que tout ce dont elle disposait provenait de l’endettement de son père. Elle avait brutalement découvert cette réalité lors de sa neuvième année, le jour où des malfaisants étaient venus récupérer l’argent dû. Terrorisée, elle avait juste eu le temps de se réfugier sous le lit alors que leurs dangereux visiteurs fracassaient la porte d’entrée. Le maître du logis étant absent, ceux-ci s’en étaient violemment pris à sa femme. Frappée malgré son ventre rond, Birgit n’avait pas survécu. La flaque vermeille qui s’étendait sur le sol indiquant également la mort de l’enfant qu’elle portait.

Impuissante, Kate avait assisté au supplice de sa mère en se mordant la langue pour retenir ses sanglots et ses cris. Elle avait si bien refoulé ses supplications qu’il lui était devenu impossible de prononcer le moindre mot depuis ce jour-là. Elle prenait cette incapacité comme une sanction divine, qui la punissait pour sa lâcheté.

Alertés par le voisinage, les soldats du guet avaient mis en fuite les assassins, sans pour autant les intercepter. Une semaine plus tard, son père était arrêté pour dettes. La multiplicité de ses créanciers avait rendu l’enquête sur le meurtre de sa femme difficile, et l’affaire n’avait jamais été élucidée. George d’Elbrit n’ayant plus de famille, il avait demandé que sa fille l’accompagnât au cachot, comme certains parents pauvres le faisaient afin d’offrir un toit à leurs enfants.

Kate avait ainsi évité de succomber au froid ou à la faim. Le soir, elle couchait dans la cellule de son père. La journée, elle se rendait utile auprès des geôliers en effectuant de menus travaux. Elle gagnait de cette manière son droit au gîte et au couvert, tout en améliorant un peu l’ordinaire du prisonnier. Persuadée que sa mère était morte à cause de son manque de réaction, elle accomplissait tout ce qu’on exigeait d’elle sans rechigner.

Son application avait rapidement été remarquée par Tobias, le plus ancien et le plus respecté des geôliers. Son joli minois, sa maigreur de chaton affamé et sa propension à bien faire avaient paru le toucher et il l’avait prise sous sa protection en l’employant à son seul profit. Une décision que personne n’avait osé contester.

Sous sa férule, Kate avait vite retrouvé un peu de quiétude. Tobias était dur, mais juste, et il ne la punissait jamais sans raison. Avec lui, elle mangeait correctement, dormait sur une paillasse propre et avait droit à deux tenues complètes dans l’année. Et puis il n’avait pas hésité à voler à son secours lorsqu’un soldat avait essayé de la violer. Atteint par une mauvaise fièvre, George d’Elbrit avait fini par lui confier sa fille avant de mourir, en lui faisant promettre de veiller sur elle comme un père.

Ce trépas remontait à sept ans, et Tobias endossait toujours son rôle avec le plus grand sérieux. Sous son autorité, la jeune femme acceptait son destin en rêvant au prince charmant qui viendrait la délivrer de sa triste condition. Elle tentait d’ailleurs de l’identifier à l’arrivée de chaque nouveau condamné. Un jeu mis en place pour se distraire, jusqu’au jour où Eudes avait franchi les grilles de la prison de Londres.

En le voyant, Kate avait immédiatement deviné que leur relation ne serait pas ordinaire. La curiosité d’en apprendre davantage sur lui l’avait alors taraudée. Attendant que son père adoptif partît faire son tour de garde, elle était rentrée dans la petite pièce réservée aux instruments de son office. Fouillant un coffret qu’elle savait non verrouillé, elle avait rapidement découvert ce qu’elle cherchait.

George d’Elbrit lui avait enseigné à lire et à écrire. Un acquis qu’elle dissimulait à Tobias tant elle redoutait que celui-ci cachât les quelques documents qui transitaient entre ses mains. Son bienfaiteur était quant à lui analphabète. Un manquement excellent aux yeux de sa hiérarchie pour assumer le rôle d’intermédiaire sans s’embarrasser de sceller des informations parfois un peu confidentielles. Feuilleter les parchemins en possession de son père adoptif était une des rares distractions de Kate et elle tenait à la conserver.

Son indiscrétion lui avait ainsi appris qu’Eudes appartenait à une des plus vieilles familles normandes ; ruinée, certes, mais portant fièrement un nom et des armoiries qu’elle plaçait au service exclusif du roi de France. Né le 13 septembre 1388, il était donc âgé d’un peu plus de 27 ans le jour de son arrivée à Londres. À l’époque, elle n’en avait que dix-sept. Dix ans d’écart qui ne l’avait pas empêchée de se lier rapidement d’amitié avec le chevalier, puis de lui offrir secrètement son cœur en ce qui la concernait.

Elle avait ainsi découvert qu’il était l’aîné d’une fratrie comptant deux frères et une sœur. Arnault, son cadet de quatre ans, semblait être un guerrier accompli, bien que trop téméraire. Venait ensuite Isabelle, née alors qu’Eudes atteignait ses huit ans. Décrite comme une femme belle, courageuse et digne, elle faisait figure de candidate idéale pour un mariage d’alliance aux yeux des Anglais. Ces deux-là devaient aujourd’hui avoir vingt-deux et vingt-six ans.

Le plus jeune, Béranger, n’avait que seize ans en 1415. Il passait pour un doux rêveur, tout juste bon à enfermer au fond d’un cloître une fois sa famille assagie. Il honnissait apparemment l’idée de se battre et l’on racontait qu’il désirait devenir ménestrel. Un choix de carrière prohibé pour tout seigneur qui se respectait, mais qui emplissait Kate d’indulgence à l’égard de cet inoffensif damoiseau. Elle n’avait pas appris à jouer elle-même du luth pour ne pas sentir d’affinités avec le plus original de la troupe, qui fêterait ses dix-neuf ans dans l’année.

Douze saisons pleines s’étaient pratiquement écoulées depuis l’établissement de ce rapport et elle s’interrogeait quelquefois sur les changements survenus depuis au sein de la famille de Riprole. Eudes devait aussi se le demander. À sa place, elle se serait rongée d’angoisse d’ignorer ainsi le devenir de ses proches. Il lui en parlait de temps à autre, sans jamais se plaindre. Elle sentait néanmoins poindre en lui une grande nostalgie en ces occasions. Curieuse de son nouvel environnement depuis qu’elle était arrivée en Normandie, elle avait appris que le château du chevalier se situait non loin. Avec un peu de chance, peut-être en découvrirait-elle davantage et pourrait-elle enfin le rassurer sur les siens ?

Forte de cette pensée, elle aborda le dernier arc du couloir d’un pas plus alerte. Qui saurait son désespoir lorsque Tobias lui avait révélé le transfert du prisonnier loin de Londres, et combien elle avait eu envie de danser de joie quand il l’avait avertie qu’ils feraient partie du voyage ? Voilà deux hivers que son père adoptif traînait une mauvaise fluxion de poitrine. Un mal tenace, qui inquiétait davantage la jeune femme qu’elle ne le montrait.

La première année, la maladie s’était calmée aux beaux jours, pour réapparaître de plus belle au retour des frimas. Depuis, elle ne le quittait plus et rien n’arrivait à soulager Tobias des quintes de toux qui le pliaient parfois en deux. En apprenant le départ d’Eudes pour la Normandie, il avait fait valoir sa capacité en tant que surveillant en chef pour suivre son transfert. La Normandie n’était pas particulièrement réputée pour son soleil, mais par rapport à la froideur des eaux de la Tamise qui baignaient les basses geôles, c’était un véritable paradis sur terre.

Kate connaissait peu de choses sur le passé de son protecteur. Elle n’ignorait toutefois rien des difficultés liées à un changement de poste au sein d’une prison. Alors, de là à obtenir un accord pour se rendre dans un autre pays… Il ne lui avait rien expliqué. Elle se doutait cependant que leur embarquement sur la nef transportant le chevalier tenait à davantage qu’une bourse suffisamment remplie pour payer le voyage. Elle en avait déduit que le capitaine en charge de la prison de Londres devait un service à Tobias.

L’essentiel pour elle résidait dans le fait qu’elle eût pu le suivre en montant sur le bateau emportant Eudes. Un bonheur pour elle, doublé d’un espoir de rémission pour son père adoptif.

Tout à ses réflexions, Kate parvint enfin dans la cuisine. La grande pièce comportait une immense cheminée, allumée pour l’heure sous une énorme marmite d’où s’échappait le fumet d’un peu de lard baignant dans un bouillon de légumes. La garnison prenait généralement ses repas dans cette salle, et un alignement de bancs encadrait de longues planches posées sur des tréteaux. Des écuelles taillées à la serpe s’entassaient dans un coin tandis que, remontées de la cave pour éviter les va-et-vient incessants dans l’escalier glissant, plusieurs barriques de vin occupaient un autre angle. Elles se vidaient rapidement et l’une des tâches de Kate consistait à les remplir durant la journée.

Pour l’heure, le silence du lieu n’était troublé que par les coups réguliers de plusieurs tranchoirs s’abattant sur des planches en bois. S’immobilisant un instant sur le seuil, Kate tendit le cou pour découvrir qui se trouvait là. En apercevant Ysalinde en train de couper des choux en compagnie d’Yvan et Anselme, ses deux fils, elle se renfonça davantage dans l’ombre du couloir. Les semelles en cuir de ses bottines avaient préservé sa discrétion, et elle ne tenait pas à révéler sa présence.

Elle n’aimait pas l’aide-cuisinière. Depuis son arrivée, la grande femme la reluquait bizarrement et faisait régulièrement des messes basses à ses fils sur son passage. Employés eux aussi au confort de la garnison, les deux garçons se ressemblaient au point qu’on les confondait parfois. Âgés d’une vingtaine d’années, petits, maigrelets et les cheveux blonds déjà rares, ils n’attiraient ni la sympathie ni les regards. Leur teint jaunâtre, totalement différent de celui, rougeaud, de leur mère, joint à leur manie de se tripoter l’entrejambe laissait même supposer à Kate le développement d’une maladie honteuse. Une de ces chaudes-pisses dont les hommes héritaient parfois en se rendant au bordel. Ceux des bas-fonds de Londres étaient réputés pour coller ce genre de désagréments.

Rien que l’idée de ce mal sordide tordit son joli nez d’une grimace de dégoût. Ce qu’elle pressentait chez ces deux-là ne lui donnait pas vraiment envie de lier connaissance. Les deux compères et leur mère lui tournaient fort heureusement le dos. Se coulant derrière les étagères réservées au dépôt des grosses miches de pain, Kate se mit à progresser sur la pointe des pieds. La porte donnant sur le vestibule se situait à l’autre bout de la pièce et elle devait la rejoindre sans faire de bruit.

Elle achevait la moitié du trajet, quand l’un des deux fils éleva soudain la voix pour émettre un avis contrarié :

— J’vois pas pourquoi ce s’rait Yvan qui aurait la fille.

— Parce qu’il est ton aîné de dix mois, bourrique, repartit sa mère d’un ton peu aimable.

— Oui, mais moi, j’en veux pas ! se rebiffa à son tour le concerné. J’préfère la Marion.

Interrompant sa tâche pour fixer son rejeton d’un air outré, Ysalinde répliqua :

— La Marion ? Cette souillon qui t’a refilé la vérole ainsi qu’à ton frère ?

— C’est point une souillon, se buta l’aîné. C’est juste une fille qu’y a pas eu d’chance avec son premier fiancé.

— Ben voyons, se gaussa l’aide-cuisinière. Ta Marion, c’est une fieffée garce, doublée d’une traînée. Jamais ce genre de fille n’entrera dans la famille.

Ennuyée par son indiscrétion involontaire, Kate accéléra le pas en se tassant davantage derrière la pile de pains pour ne pas se faire remarquer.

— De toute manière, reprit la mère, l’affaire est faite. Ce Tobias crache ses poumons comme le vieux Toine avant qu’il crève. Y veut pas qu’sa fille finisse comme ribaude à soldats, et moi, j’ai besoin d’une bru correcte. J’l’ai bien observée. Elle sait t’nir une maison et elle te f’ra de beaux enfants.

Interdite, Kate se figea en écarquillant les yeux de stupeur.

— Et puis elle est suffisamment gironde pour que tu penses plus qu’à la besogner l’soir, renchérit Anselme d’un ton égrillard. T’as d’la chance, frérot.

— On te d’mande pas si elle gironde ! le rembarra son aîné. Me plaît pas, c’est tout !

— Et moi, j’dis que tu obéiras ! tonna Ysalinde en abattant violemment son tranchoir sur sa planche.

La brutalité du coup fit sursauter Kate tout en lui permettant de réagir. Se voir surprise maintenant serait vraiment embarrassant et elle se voûta davantage avant de repartir vers la sortie. Plus furtive qu’une ombre, elle trottinait comme une souris. Le battant de la porte demeurait ouvert et elle le franchit sans faire de bruit. Le corridor obliquait ensuite à angle droit. Se redressant, elle s’éloigna le plus dignement possible.

Partagée entre le chagrin et la colère, la jeune Anglaise sentit poindre une immense déception à l’égard de son père adoptif. Peu importait qu’il pensât agir pour son bien. Comment pouvait-il imaginer la marier avec une telle gargouille ? Elle ne lui avait encore jamais tenu tête, mais, à présent, elle envisageait sérieusement cette option.

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