Je dédie ce récit à tous les amoureux de l’Histoire, qu’elle soit grande ou petite.

Avec toute ma sympathie, en espérant que ce retour dans le passé vous fera vibrer et vous divertira.

Notes d’auteur

 

Trois points :

1 – La présente édition est une réédition. Il me semble important de vous signaler qu’elle ne comporte aucun changement par rapport à la précédente.

2 – Les Dames de Riprole sont une série en 5 tomes, qu’il vous est possible de lire selon vos préférences. Chaque livre a en effet été écrit pour pouvoir se lire indépendamment des autres. Cela dit, si vous appréciez l’aventure au long cours, le destin de cette famille normande, de ses alliés et de ses ennemis s’inscrit dans une lecture complète, allant du tome 1 au tome 5.

3 – La modernité entraîne des modifications de la langue. Dans l’écriture actuelle, l’emploi du subjonctif présent remplace souvent celui du subjonctif imparfait, même lorsque le récit se déroule au passé. Je m’y plie généralement, sauf lorsque j’écris un roman historique. Dans ce cas, et donc en ce qui concerne cette série, j’ai fait le choix de conserver le subjonctif imparfait, qui donne un petit côté suranné parfait pour coller à l’époque. Ne vous étonnez donc pas de trouver certains verbes orthographiés différemment de ce que l’écriture moderne prescrit.

Merci d’avoir lu ces quelques notes.

Chapitre 1

 

Le devoir d’un chevalier

Un pli de concentration au coin des lèvres, Arnault achevait de trier les documents qu’il désirait laisser à Tristan. Depuis la veille, il affichait sciemment une attitude des plus acariâtres, qui chassait loin de lui tous ceux qui n’avaient pas à l’entretenir. Un masque bien pratique pour éviter de répondre aux questions gênantes de ses proches. Isabelle le battait froid, l’accusant de montrer sa mine des mauvais jours, Béranger le fuyait, craignant sa colère, et Douce l’observait à la dérobée en conservant un retrait prudent.

Objectivement, il n’avait rien à reprocher à sa famille, mais il refusait que celle-ci s’immisçât dans ses affaires. Ses obligations ne pouvaient souffrir d’aucune ingérence. Un autre aurait prié poliment les siens de garder leurs distances. Ses manières désagréables avaient l’avantage de décourager les fureteurs bien en amont du sujet à découvrir.

L’honnêteté le forçait à reconnaître que ce parti pris lui convenait parfaitement. Pour rien au monde il n’aurait modifié son caractère. La rudesse de sa vie lui tenait lieu d’excuse. Les horreurs de la guerre avaient depuis longtemps balayé sa douceur, biffant à jamais sa gaîté d’antan. Les abus accomplis dans son entourage achevaient d’anéantir sa foi en l’humanité. Nulle pitié dans la folie des hommes. Encore moins dans les exactions commises au nom d’une faction guerrière. Le drame auquel il devait son enrôlement dans la chevalerie s’était chargé de détruire ses espoirs en un avenir meilleur tout autant que son innocence.

Impossible d’oublier la tragédie qui avait bouleversé son existence. Malgré les années, il conservait de cet épisode une suspicion innée à l’égard des bons sentiments, qui se matérialisait en rage froide dès qu’une bande armée s’approchait trop près de Riprole. Le fait de quitter le château alors que l’ost anglais menaçait quasiment toute la Normandie le rendait d’autant plus irritable. Tristan parviendrait-il à protéger les siens aussi efficacement que lui-même en cas d’attaque ? Il ne doutait pas de l’engagement de son beau-frère envers sa famille, mais la brutalité de ses souvenirs interférait une fois de plus avec la confiance qu’il témoignait à l’époux d’Isabelle.

Suspendant ses gestes, il vit défiler avec amertume les évènements ayant marqué l’aube de sa onzième année. Ce jour-là, des mercenaires anglais pourchassaient des paysans dans la campagne. Talonnés non loin de Riprole, ceux-ci étaient naturellement venus chercher refuge dans la forteresse. Son père avait refusé de baisser la herse avant que les fuyards n’eussent tous gagné l’abri des murailles, malgré le nombre et l’armement lourd des assaillants qui les poursuivaient. Une erreur fatale, source de l’invasion du château.

La bataille qui s’était ensuivie avait été féroce. Une des tours avait été incendiée, ouvrant une brèche dans leurs défenses, tandis que les soldats étrangers décimaient la plus grande partie des gardes qui les tenaient.

Réfugié à l’étage avec les femmes et les enfants, Arnault se souvenait encore de sa terreur face à ce déferlement de violence. De sa colère aussi, quand une lance ennemie avait transpercé la poitrine de son père. Armand de Riprole était mort sous ses yeux, s’écroulant dans la cour la bouche grande ouverte et le regard révulsé, comme un poisson embroché par un pêcheur.

Choqué, il lui avait fallu quelques minutes avant de s’extirper des bras des servantes, pour débouler l’escalier qui menait à l’extérieur. Sourd et aveugle aux ordres d’Eudes, son frère aîné, qui continuait de se battre comme un lion en lui criant de rentrer se mettre à l’abri, il avait couru jusqu’au corps ensanglanté pour reprendre l’épée que le défunt serrait toujours dans sa main. La rage et le chagrin le guidaient, décuplant ses forces et annihilant sa peur.

Déterminé à venger son père, il avait foncé en hurlant sur le premier Anglais venu. L’homme avait hésité une seconde de trop à relever son arme sur un combattant aussi jeune. Un scrupule qui l’avait perdu. Poussé par le désespoir, Arnault avait visé son cœur, tuant pour la première fois. Depuis, il survivait. En guerroyant. Pour lui et pour les siens, sans vraiment exprimer cet idéal de chevalerie qui collait si bien à Tristan.

Il ne se leurrait pas sur la façon peu valorisante dont on le percevait. Beaucoup le disaient insensible, allant jusqu’à le suspecter de cruauté gratuite. Cruel, il pouvait l’être vis-à-vis de ses ennemis. Il n’accordait aucune importance à sa popularité. La multitude des conflits traversés forgeait son tempérament de violence tout en enlisant son âme dans la noirceur. Malgré tout, il ressentait encore la douleur. Difficile de se blinder totalement face à la détresse d’autrui quand on avait été enseigné à aimer enfant. Alors il trichait, en repoussant les autres.

Ce n’était pourtant pas faute d’avoir nourri sa haine après la mort de leur père.

Adoubé par un groupe de chevaliers arrivés de justesse pour sauver le château, Eudes était parti à leur suite. Ne laissant pas le choix à son aîné, Arnault s’était invité dans ses aventures en tant qu’écuyer. Il avait ainsi sillonné la Normandie durant sept ans. Partageant le quotidien et les idéaux de la troupe, il menait des représailles contre les seigneurs normands jugés félons, parce que passés au service des Anglais. Il avait appris à se battre et fini par acquérir une réputation de guerrier impitoyable. Devenu à son tour chevalier, il était revenu à Riprole, alors qu’il atteignait ses dix-neuf ans.

Il en avait aujourd’hui vingt-cinq, et il estimait sa vie plus creuse et inutile que celle d’un gisant de pierre. Au début, pourtant, il avait cru saisir les rênes d’une existence plus sereine en retrouvant Eudes et le reste de sa famille. À leur contact, il avait presque réappris à sourire durant trois ans. Rentré avant lui au château, son aîné essayait de redresser les finances du domaine tout en veillant sur l’éducation de leur puîné, Béranger, et de leur sœur cadette, Isabelle. Heureux de vivre à nouveau au milieu des siens, Arnault avait mené un temps des activités simples, qui le satisfaisaient.

Henri V d’Angleterre avait malheureusement décidé de briser sa tranquillité d’esprit en repartant à la conquête de la Normandie. Arnault avait aussitôt repris les armes, et c’était tout naturellement qu’il avait rejoint l’ost français pour tenter de décimer les troupes anglaises à Azincourt, en octobre 1415. Il se souvenait de cette bataille comme de la pire à laquelle il avait pris part. Elle s’était soldée par une défaite mémorable du côté français, et surtout, elle l’avait laissé orphelin d’un frère, et tributaire d’un noir secret.

Ces évènements remontaient à deux ans et demi. Ils n’en continuaient pas moins de susciter ses cauchemars. Malgré le temps, les remords qui le rongeaient enflaient sous le coup d’une culpabilité purulente, qu’il s’efforçait vainement de raisonner. Par une cruelle ironie du sort, la mort d’Eudes le désignait comme seigneur de Riprole. Un titre qu’il n’avait jamais convoité, mais qu’il assumait avec vaillance et fermeté. De lui dépendaient dorénavant le bien-être et la sauvegarde des habitants du château, et plus encore, du reste de sa famille. Peu importait que ses façons déplussent. Pour les siens, il se battrait jusqu’à la mort.

Il savait que tous le craignaient. Il reconnaissait être souvent trop prompt à s’emporter, il refusait néanmoins de changer. Gaëtan lui-même reculait parfois sous l’aura de ses colères. Arnault estimait pourtant énormément le forgeron et il devinait ce sentiment réciproque. Ancien compagnon d’armes de son père, c’était à lui qu’incombait le rôle d’intendant lorsque son absence se couplait à celle de Tristan. L’homme se montrait également un excellent chef de guerre si le besoin s’en ressentait.

Avec sa femme, Hermeline, Gaëtan avait veillé à éduquer et donner de l’amour à sa sœur et à son petit frère, alors qu’Eudes et lui-même pourfendaient les Anglais loin de Riprole. Autant de services qui rendaient ce géant roux indispensable à ses yeux tout en le plaçant à part dans son cœur. Mais même envers lui, il conservait dressée la herse de son caractère irritable.

Depuis son retour d’Azincourt, Arnault affichait si souvent une expression fermée, voire hostile, que peu osaient l’interpeller sans raison essentielle. Qui plus est, sa haute taille impressionnait et il en jouait pour s’isoler davantage. Il possédait pourtant un charisme indéniable et, s’il l’avait désiré, il aurait aisément pu utiliser la carte de sa beauté pour séduire.

Aguerri au maniement des armes, aux chevauchées et aux joutes interminables, son corps musclé présentait une fausse sveltesse. Avec ses cheveux bruns bouclés, qu’il portait au ras du cou, ses iris presque noirs et son visage avenant aux traits carrés, on le disait le portrait craché de leur père, qui passait au contraire pour une personne affable. Comme quoi, tout n’était qu’une question d’attitude et de regard.

Renouant avec le présent, Arnault reprit sa tâche en se morigénant. S’il voulait s’éclipser en toute discrétion, il lui restait peu de temps pour mener à bien ce qu’il souhaitait faire. Quitter le château de grand matin était sa seule chance de se dérober à la cérémonie des adieux. Mis à part Gaëtan et Tristan, personne ne savait qu’il partait sans date de retour. Béranger et Isabelle se doutaient bien de son désir de prendre la route à la poursuite d’un fantôme ressurgi lors du sauvetage de l’apprenti ménestrel[1], mais aucun d’eux ne pensait vraisemblablement qu’il s’en irait ainsi, sans même les saluer.

Un instant, Arnault songea avec tendresse à ses deux cadets.

Depuis des années, Isabelle évitait de le heurter de front. Néanmoins, il se rendait parfaitement compte qu’elle s’inquiétait pour lui. Au-delà de ses manières douces, elle cachait une force de caractère étonnante. Elle n’abandonnait jamais une juste cause, et dans les cas extrêmes, elle n’hésitait pas à lui tenir tête. Rares étaient ceux qui s’y risquaient.

Son mariage avec Tristan l’avait épanouie. À vingt-deux ans, elle figurait une châtelaine aimée et respectée dans le pays. Il ne regrettait pas d’avoir accordé sa main au chevalier de Mortrans, bien qu’il eût encore du mal à accepter la naissance de leur fils, Matthias[2].

De sept ans son cadet, Béranger, le seul blond de la fratrie, ressemblait à sa sœur par sa gentillesse. Arnault avait cependant été séparé trop tôt de lui pour nouer les mêmes liens qu’avec Isabelle. Sans compter les idées originales de ce petit frère qui rêvait de mener une vie de bohème. Un avenir que le chevalier jugeait indigne et qu’il espérait avoir enrayé à sa manière. Malgré tout, il ne pouvait résister à l’affection que suscitait en lui le déviant de la famille. Doué pour les arts, doté d’une beauté gracile, son puîné lui faisait l’effet d’un joli chevreuil inoffensif et néanmoins capable de défendre chèrement sa peau si on l’acculait. Il en avait d’ailleurs eu la preuve lors de son enlèvement, cinq mois auparavant.

Et que dire de la compagne peu ordinaire ramenée par celui-ci lors de sa mésaventure ?

Arnault se gardait bien de le montrer, mais Douce l’amusait. Cette fille issue de rien possédait un tempérament de feu camouflé sous des braises. Elle présentait en outre plus de débrouillardise et de savoir-vivre que nombre de femmes bien nées. Depuis son arrivée, elle se pliait sans sourcilier aux usages de Riprole et, derrière sa bonne volonté, il devinait une maîtresse femme. Qu’un tel esprit se fût entiché d’un caractère aussi paisible que celui de Béranger n’arrêtait pas de l’étonner. Il ne remettait toutefois pas en question la passion que la jolie Vosgienne éprouvait pour son frère, dont elle était l’aînée de plus de quatre ans. Les tourtereaux annonceraient d’ailleurs officiellement leurs fiançailles d’ici trois semaines, en avril.

Profitant de sa solitude, Arnault ne retint pas une grimace de contrariété. Vu la complexité de la mission qu’il s’octroyait, il y avait peu de chances qu’il fût rentré pour cette date. Dans un sens, son absence lui éviterait de jouer le grand seigneur dédaigneux à l’évocation de futures épousailles sans lustre. Et si l’impensable se réalisait, qu’il réussissait à ramener celui qu’il espérait retrouver, son succès représenterait un cadeau tellement inestimable qu’il lui permettrait de pardonner à Béranger de se marier avec une pauvresse sans faire preuve de faiblesse.

Cette pensée le rasséréna tout en pointant son hypocrisie. En réalité, ils possédaient suffisamment de particules à eux tous pour intégrer sans difficulté Douce dans la famille. Tout se résumait dans la manière de l’accepter. Béranger ne serait d’ailleurs pas le premier à mener à l’autel une fille de peu. Les vieilles annales étaient formelles. Leur trisaïeul avait également fait un mariage d’amour en épousant une simple bergère. Si Isabelle tombait un jour là-dessus, elle le tannerait jusqu’à ce qu’il fît des excuses à leur frère et admît son intérêt bienveillant pour Douce.

Cette idée dessina un sourire vite effacé au coin de ses lèvres. Il n’avait ni le temps ni le droit de se perdre en rêveries paisibles.

Refermant la cassette contenant les parchemins et les sceaux qu’il souhaitait conserver secrets, il reposa celle-ci dans la niche aménagée derrière le prie-Dieu. Bien que fâché depuis longtemps avec la religion, il avait commandé cet encombrant agenouilloir après le trépas de leur aîné. Un caprice qui pouvait passer pour un vœu d’expiation auprès des étrangers. Une cachette bien pratique en réalité. La trappe camouflée en haut du reposoir en bois servait à entreposer traités et autres courriers compromettants.

Il savait qu’en cas d’invasion, la majorité du mobilier serait pillé et la plupart des murs sondés. Mais il y avait fort à parier que beaucoup éviteraient de toucher à cet objet de dévotion, de crainte de commettre un sacrilège. Connaissant son peu d’attrait pour la prière, le dépôt de ce meuble imposant dans la pièce où il aimait se retirer étonnait ses familiers. Dans le cas peu réjouissant où il perdrait la vie, il espérait que ses proches verraient alors le rapport et que l’un d’eux réussirait à récupérer les documents qu’il dissimulait. Pour les brûler, ou les rendre à qui de droit.

Ramassant sur son écritoire les feuillets extraits du coffret, il quitta la salle pour partir à la recherche de son beau-frère. Il désirait lui remettre ce qu’il venait de trier en main propre. Une alerte avait eu lieu la veille et Tristan était demeuré sur les remparts toute la nuit avec une partie des hommes en armes. Il se tenait en faction près de la tour sud, au plus proche de la garnison. Arnault allait devoir traverser toute la vieille bâtisse pour le rejoindre.

Marchant d’un pas vif, le chevalier eut tôt fait de gagner l’un des couloirs secrets qui menaient au mur d’enceinte. Passer par l’extérieur aurait été plus rapide, mais c’était s’exposer à croiser quelques domestiques malgré l’heure matinale. Mis à part en cas d’attaque, il était rare qu’il se rendît sur les murailles, surtout vêtu de son armure. Si un indiscret l’apercevait, sa présence ne manquerait pas de susciter tout un tas de suppositions, qui parviendraient bien trop vite aux oreilles de ceux qu’il refusait de voir avant son départ.

Après un long périple à l’intérieur des murs, il atteignit enfin le clocheton qu’il désirait rejoindre. À l’ordinaire, ce local exigu servait à sonner l’alarme et, à moins d’une invasion imminente, personne ne s’y trouvait. S’arrêtant devant une meurtrière réduite à une simple fente, il n’en vérifia pas moins que l’endroit était vide avant de manœuvrer le mécanisme d’ouverture. Entretenu par Gaëtan, le système à poulie s’enclencha sans faire le moindre bruit.

La pièce étroite où il entra n’était pas verrouillée et il franchit sans encombre l’arche de pierre donnant sur le chemin de ronde. Malgré une nuit paisible, plusieurs soldats demeuraient en alerte. Le visage tourné vers la campagne, ceux-ci scrutaient l’horizon blafard.

Engoncé dans un voile floconneux, le jour peinait à se lever. La matinée s’annonçait particulièrement froide et brumeuse, et cette fin mars présageait d’une année 1418 peu accorte pour les semailles de printemps. Arnault en éprouva une satisfaction toute stratégique. Le brouillard lui servirait favorablement d’escorte pour l’aider à se faufiler derrière les lignes anglaises.

En songeant combien les envahisseurs s’étaient rapprochés du château ces derniers mois, un pli d’inquiétude se creusa néanmoins entre ses sourcils. Le destin l’obligeait à faire un choix plus que douteux. Il ne remettrait pas sa quête, toutefois devoir abandonner les siens alors que la horde ennemie n’attendait qu’une embellie printanière pour attaquer l’angoissait profondément. Sans le courage et l’expérience de Tristan, il n’aurait sans doute pas bougé de Riprole, malgré l’espoir de retrouver vivant celui qu’il croyait mort.

La fragile forteresse restait encore à l’arrière de la ligne de front, mais pour combien de temps ? De plus en plus d’habitations isolées se voyaient dévastées par l’avant-garde de l’armée du Lion[3]. Le nombre de réfugiés qui réclamaient l’asile ne cessait de croître, et Arnault se demandait comment il parviendrait à les nourrir sur le long terme.

Isabelle et Hermeline déployaient des trésors d’inventivité pour faire une petite place à tout le monde. Les murs n’étaient malheureusement pas extensibles. Bientôt, il faudrait rejeter les nouveaux venus pour sauver les premiers arrivés. Une iniquité que les deux femmes refuseraient, et qui entraînerait des cris et des pleurs. La vie était injuste. Il n’en avait jamais douté.

Empruntant l’escalier qui menait à la tour, il atteignit enfin la guérite en pierre sous laquelle Tristan avait passé la nuit. Il marchait avec prudence. Il ne pouvait cependant totalement atténuer le bruit de son armure. En entendant des pas bottés de fer approcher, le seigneur de Mortrans sortit de son abri, sa dextre sur la garde de son épée. La brume floutait sa silhouette. Arnault ne l’en devina pas moins tendu. S’il tirait son arme et qu’un soldat réagissait de même à l’écoute de ce son métallique, cela déclencherait un jeu de dominos peu propice à un départ discret.

Écartant les mains en signe d’apaisement, il s’immobilisa en s’identifiant à mi-voix :

— Tout doux, beau-frère. Ce n’est que moi.

Aussitôt, la dextre gantée de cuir retomba. Il avait averti Tristan qu’il le rejoindrait de bon matin, avant de quitter le château. L’ayant reconnu, l’époux de sa sœur l’invita d’un geste à l’accompagner à couvert. La guérite en pierre délayait en partie le brouillard. Toujours affable, Tristan l’accueillit dans son antre avec un sourire, malgré ses traits alourdis par la fatigue d’une nuit sans sommeil.

— Bien le bonjour, Arnault. À te voir ainsi vêtu, je suppose que rien ne te fera abandonner ta résolution.

Le maître de Riprole ne tenait pas à réamorcer la longue discussion qui les avait opposés la veille. Il n’en avait ni le temps ni l’envie.

— Rien, en effet, répondit-il laconiquement en lui tendant les parchemins. Voici pour toi. Tu trouveras là tout ce qu’il te faut pour me suppléer officiellement durant mon absence. Si je ne reviens pas, ceci te permettra de devenir le légitime seigneur de Riprole. Béranger détesterait me succéder et je sais que tu le protégeras.

Prenant les documents, Tristan répliqua en le regardant d’un air grave :

— C’est une décision qui m’honore et je te promets d’accomplir cette tâche avec toute l’implication que tu attends de moi. Toutefois, j’espère bien te revoir.

— Moi aussi, Tristan. Je n’ai pas l’intention de donner aux Anglais le plaisir de me capturer. Je sais déjouer leurs pièges.

— À la façon dont tu les nargues, je n’en doute pas, répliqua le seigneur de Mortrans, mi-figue, mi-raisin.

Arnault saisit sans mal le reproche informulé. Sa teneur portait sur le seul véritable point de désaccord entre eux. Si depuis des mois les deux chevaliers résistaient de concert à l’invasion anglaise, ils le faisaient de manière totalement différente.

Tristan apportait ouvertement son aide aux seigneurs qui tentaient de barrer la route aux pelotons d’avant-garde envoyés par Henri V. Il se battait loyalement, à visage découvert, protégeant la population civile et tâchant de faire prisonniers les hommes qu’il combattait plutôt que de les occire. En conséquence, sa réputation de bravoure et de droiture ne cessait de croître, tant chez les Normands dépendants toujours du royaume de France que du côté de leurs pourfendeurs. Tous s’accordaient à dire qu’il réagissait de bonne guerre.

Pour donner le change, Arnault l’accompagnait parfois dans ses chevauchées. L’essentiel de sa propre lutte se situait pourtant ailleurs. Convaincu que ce genre d’escarmouche ne briserait pas l’avancée anglaise, il s’ingéniait à détruire la paix fragile que l’ennemi essayait de consolider en semant le désordre en territoire conquis.

Acoquiné à une bande de chevaliers téméraires au sein d’une alliance secrète, il franchissait régulièrement les lignes anglaises. Le groupe auquel il appartenait menait des actions punitives contre les traîtres trop facilement rendus, ravageait la campagne pour instaurer la disette, répandait de fausses rumeurs pour soulever les villes et n’hésitait pas à attaquer des bastions isolés, censés se trouver hors de portée de l’armée française.

Ces opérations rondement menées n’épargnaient pas toujours la population, mais elles avaient l’avantage de propager l’insécurité et la désorganisation chez leurs adversaires. Un jeu dangereux, qui lui vaudrait la corde si les Anglais parvenaient à l’identifier avec certitude et à mettre la main sur lui.

— Tes méthodes ne sont pas les miennes, ajouta Tristan. Tu n’ignores pas combien je déplore les pertes civiles. Notre serment de chevalier nous commande de protéger les plus faibles. Néanmoins, à cause exceptionnelle, réaction exceptionnelle. Si tu as besoin que je te remplace dans tes activités, je peux m’accommoder avec ma conscience le temps de ton absence.

Connaissant le dégoût de son beau-frère pour tout ce qui dérogeait aux engagements chevaleresques, Arnault mesura l’amitié qu’il lui portait. Son offre était plus que généreuse. Elle aurait certainement intéressé ses alliés de l’ombre. Il ne pouvait cependant l’accepter.

— Non, refusa-t-il. Nous menons la même guerre, mais nos modes d’action n’ont rien en commun. En cas de défaite, tu pourras toujours te rallier à la décision du roi de France sans que les Anglais te chassent de ces terres. Ton combat est honorable. Nos ennemis te laisseront tranquille si ensuite tu conserves une neutralité parfaite. Pour ma part, mes agissements me condamneront s’ils parviennent à faire le lien. Un de nous deux doit rester sans tache. Pour protéger la famille.

— Je ne peux que m’incliner devant ton raisonnement, répondit le seigneur de Mortrans. Pars en paix. Je veillerai sur Isabelle, Béranger et les autres. Sache également que si tu devais te faire prendre, je serais là pour toi, quoi qu’il arrive.

Malgré l’attitude rigide qu’il adoptait, ces paroles touchèrent Arnault au cœur. Il ne pouvait rêver meilleur beau-frère. Cédant à l’affection qu’il éprouvait pour lui, il posa brièvement la main sur son épaule en lui accordant un sourire. Pas question d’accolade entre deux hommes en armure, mais la sincérité de son adieu s’ancrait dans la force de ce geste.

— Merci, Tristan. Va te reposer à présent. Isabelle doit s’inquiéter de ne pas te voir rentrer. Ta mine de papier mâché la poussera à te couver tout le reste de la journée et à me vouer aux gémonies par la même occasion.

Visiblement ennuyé par la réaction prévisible de son épouse, Tristan répliqua :

— Isabelle m’en voudra surtout de t’avoir promis de te laisser partir sans rien lui dire.

Conscient de l’importance de cet écueil pour Tristan, Arnault retint un sourire moqueur. L’amour passionné que portait son beau-frère à sa sœur l’intriguait tout autant qu’il l’amusait. La veille, il avait dû déployer des trésors de persuasion pour le convaincre de ne pas avertir celle-ci de ses intentions. Pour éviter de peiner Isabelle, le beau seigneur de Mortrans aurait décroché la lune, tout comme il semblait évident que sa femme serait passée par le chat d’une aiguille s’il l’avait exigé. Difficile de déterminer lequel des deux menait l’autre dans le couple tendrement uni qu’ils formaient. Arnault trouvait leur rapport un peu idiot, mais charmant et, quelque part, il les enviait.

— Allons, Isabelle t’aime trop pour se fâcher après toi plus d’une heure, le réconforta-t-il. D’autre part, tu n’es pas obligé de lui parler de notre arrangement. Un petit mensonge pour le confort de la vie domestique n’a jamais tué personne, chevalier.

— Tu sais bien que je ne mentirai jamais à Isabelle, se défendit son beau-frère. Je lui transmettrai malgré tout tes adieux. Même si tu ne dis rien, je vois combien il te pèse de ne plus pouvoir veiller sur elle à ta manière. Va à présent, mon ami, et que Dieu te garde.

Jetant un regard sur le paysage laiteux, Arnault rétorqua avec un haussement d’épaules :

— Dieu ou le diable, j’opte pour celui qui maintiendra le plus longtemps ce brouillard.

Sa réplique lui attira une mise en garde préoccupée :

— Tu ne devrais pas parler ainsi. Par les temps qui courent, il en faut parfois moins que cela pour allumer un bûcher.

Absolument pas convaincu, Arnault retint un rire. La pusillanimité de Tristan face à l’Église l’avait toujours diverti. Refusant sciemment de calmer l’alarme de son beau-frère, il prit congé sur ce qui pouvait passer pour une boutade.

— Voilà pourquoi j’ai accepté de te donner ma sœur. Tu es un saint.

S’engageant sur le chemin de ronde, il n’attendit pas de réponse. Il appréciait énormément Tristan, nonobstant sa propension à obéir à la lettre au code de chevalerie qui l’agaçait souverainement. Certes, cette attitude ne remettait pas en cause sa bravoure au combat. Ses bons sentiments le rendaient simplement prévisible pour l’ennemi. Toutefois, il ne doutait pas un instant qu’il avait fait le meilleur choix en lui confiant Riprole.

Marchant à grands pas, Arnault se dirigea vers les communs pour chercher son palefroi. Il désirait quitter au plus vite le château et, à présent, il ne se souciait plus d’être discret. Il était suffisamment loin de l’habitat seigneurial pour éviter une rencontre embarrassante. Intrigués de le voir progresser en armure, les soldats le saluaient et les serviteurs s’écartaient rapidement.

Le valet dévolu aux chevaux n’avait pas encore commencé son service, et le souffle doux des animaux dans leur stalle l’accueillit quand il entra dans l’écurie. Du bout du pied, il bouscula l’homme de peine qui dormait près des bêtes. Reconnaissant son seigneur, celui-ci écarquilla les yeux de crainte avant de se relever prestement.

Conservant son expression revêche, Arnault lui ordonna de harnacher lui-même Tempête. Peu accoutumé à une tâche qui ne lui incombait pas d’ordinaire, l’homme s’empressa avec maladresse. Visiblement, il redoutait de s’attirer les foudres du maître de Riprole. Secrètement égayé par son attitude, le chevalier se gardait bien de le rassurer. Il surprit toutefois le domestique en le remerciant d’un petit signe de tête tandis qu’il montait en selle. L’air ahuri de ce dernier acheva de le rendre de bonne humeur. D’un coup de talon léger, il mit son étalon au pas pour rejoindre la poterne. Habitués au tempérament pressé de leur seigneur, les gardes avaient déjà remonté la herse.

Silencieux et hiératique, Arnault franchit le pont-levis. Sitôt sur le chemin, il poussa son destrier au trot. Le brouillard l’empêchait de galoper, mais il sillonnait si souvent la campagne environnante qu’il se dirigeait sans problème. Maintenant, il allait pouvoir appliquer la première partie de son plan.

Il n’était parti revêtu de son armure que pour rassurer Tristan. Il n’avait cependant pas l’intention de se glisser derrière les lignes anglaises de manière aussi voyante. Les actions qu’il menait avec ses amis exacerbaient trop la nervosité de leurs ennemis. Les milices installées pour protéger l’avant-garde du terrain conquis s’intéressaient fâcheusement aux chevaliers de passage.

Même s’il camouflait tout signe d’appartenance à un camp quelconque, son accoutrement guerrier le rendait non seulement repérable, mais suspect. Il ne progresserait guère avant qu’on l’interceptât pour lui demander son nom. Il était en outre trop connu dans la région pour espérer que personne ne l’identifierait. S’il voulait passer inaperçu, il devait voyager en présentant une image différente. Ainsi avait-il décidé de déposer le plus gros de son équipement chez quelqu’un de sûr, pour le reprendre à son retour. En attendant, il ne conserverait que l’armement suffisant pour se défendre.

Il aurait pu en appeler à la complicité de ses amis de l’ombre pour se délester de son armure. Il préférait n’en mettre aucun dans la confidence. Non pas qu’il se méfiât. Ce qu’il s’apprêtait à faire dérogeait simplement aux objectifs stratégiques des membres de leur groupe. Il ne tenait ni à leur exposer la raison de sa quête ni à leur faire courir des risques inutiles pour une aventure personnelle. Sa mission intime ne l’empêcherait néanmoins pas de bousculer les hommes d’Henri V qu’il croiserait.

Il savait également qu’une fois la mauvaise surprise de son départ secret évacuée, ses proches en devineraient aisément la cause. Personne n’avait osé lui en parler, mais il pressentait que les révélations de Cœurval[4] lors du sauvetage de Béranger suscitaient toujours de nombreuses questions. Des allégations servies pour meurtrir et qui recelaient en germe une espérance insensée.

De prime abord, il semblait évident que le comte s’était exprimé par vengeance. Néanmoins, même s’il n’existait qu’un espoir infime pour que la réalité correspondît à des mots prononcés sous le coup de la haine, Arnault ne pouvait négliger la possibilité qu’Eudes fût vivant. Une probabilité aussi encourageante que déprimante, et source d’une culpabilité encore plus importante.

Il avait tant cherché son aîné après la défaite d’Azincourt : retournant des corps exsangues, tentant d’identifier ses traits altiers sur des visages mutilés, refusant délibérément d’aider des mourants pour ne pas s’attarder inconsidérément au détriment de la vie de son frère. Durant plus de quatre jours, il avait arpenté un charnier à ciel ouvert, errant comme une âme en peine. Il avait vu là les dépouilles d’un nombre si grand de courageux guerriers, abandonnées à la pourriture et aux corbeaux, que le peu de respect qu’il conservait encore pour la bienveillance de Dieu s’était irrémédiablement éteint.

Ces évènements remontaient à près de trente-six mois. Une durée à peine suffisante pour lui apprendre à composer avec sa faute, une période pourtant infiniment longue pour celui qui se trouvait peut-être emprisonné dans une geôle anglaise depuis tout ce temps.

Si un espoir infime subsistait pour que la mort eût épargné Eudes, il paraissait juste qu’Arnault délaissât tout pour lui porter secours. Béranger et Isabelle se doutaient qu’il finirait par repartir pour découvrir ce que cachait le fiel des propos de Cœurval. Il en allait de son honneur de chevalier et de la réparation d’une terrible erreur commise sous le coup de la colère.

Tous savaient combien il avait souffert de la disparition de son frère aîné, mais, mis à part Tristan, seule une autre personne connaissait la noirceur de l’histoire qui l’incitait à entreprendre cette quête.

Il s’était épanché auprès de son beau-frère peu après que celui-ci lui eut livré l’étrangeté de son propre secret, et les raisons de son mariage avec Isabelle[5]. Une façon de sceller leur amitié et de les distraire de la conviction de leur monstruosité mutuelle. Arnault redoutait trop le jugement de son frère et de sa sœur pour leur avouer la vérité. Tristan possédait une distance familiale idéale et un respect de la parole donnée qui lui interdisait de rapporter ses confidences à son épouse. Il éprouvait la même confiance envers celle, qui, la première, avait appris son déshonneur. Il la fréquentait depuis l’enfance, et c’était à elle qu’il remettrait son armure.

Quittant le chemin principal, le chevalier s’engagea sur un sentier étroit qui serpentait entre prairies sauvages et bosquets touffus. Arrivé devant les ruines d’une ancienne tour couverte de ronces, il arrêta son palefroi pour siffler trois fois entre ses dents. Semblable au chant d’un petit oiseau matinal, la réponse qu’il attendait se fit entendre.

Sortant des buissons par une passe habilement dissimulée, Margaux apparut devant lui. Un sourire plein d’assurance ourlait les lèvres rouges de la guérisseuse. Enveloppée dans une houppelande effrangée, sa longue chevelure brune retenue par un simple lien dans le dos, elle le dévisageait de ses grands yeux sombres, sans la moindre surprise.

— Ainsi, tu t’es décidé à partir à sa recherche, constata-t-elle.

Descendant de cheval, il répliqua sans répondre directement :

— J’ai besoin que tu gardes mon armure.

— Attache Tempête près du puits et suis-moi. Personne ne vient jamais par ici. Ta monture sera en sécurité.

Arnault se plia à ses ordres sans récriminer. Ils se fréquentaient depuis si longtemps que leur différence de classe s’abolissait lorsqu’ils se retrouvaient seuls.

Détachant de sa selle le sac qui contenait ses habits de rechange, il emboîta le pas à la jeune femme à travers le taillis épais qui dissimulait son logis. L’isolement de cette retraite le servait aujourd’hui. Ce qui ne l’empêchait pas de s’inquiéter pour elle. Pourquoi diable s’obstinait-elle à vivre si loin de Riprole, malgré son offre de la protéger ?

Toute petite déjà, cette fille de meunier détestait obéir et profitait du moindre défaut de surveillance pour s’évader du moulin de ses parents. D’un âge et d’une intrépidité identiques, ils avaient passé leur enfance à courir ensemble la campagne. Les anciens se souvenaient d’eux comme de chenapans faisant pis que pendre. Affoler les basses-cours pour les éparpiller dans les champs, mélanger les articles les jours de foire, verser de la poix sur le linge propre des lavandières, cacher les chaussures des pèlerins endormis dans les granges ; ils ne manquaient ni d’opportunités ni d’imagination. De ce temps révolu, Arnault conservait une tendresse particulière pour elle.

Puis Riprole avait été attaqué, sonnant le glas de la mort et de la vengeance. Il avait suivi Eudes en quittant une petite fille rieuse et aventureuse. À son retour l’attendait une jeune femme secrète et indépendante. Durant son absence, Margaux avait disparu quelques années pour partir avec un étranger de passage, et depuis on ne parlait plus d’elle que de façon discrète et apeurée.

Elle possédait ce savoir de guérisseuse qui la transformait en un être inquiétant, presque maléfique, à bannir de la société. Elle soignait les animaux tout autant que les hommes. Une polyvalence qui la rendait encore plus suspecte aux yeux de l’Église. Les moines se signaient quand ils la croisaient et le père Mathieu fulminait à l’énoncé de son nom. Seulement, le premier apothicaire vivait à plus d’une journée de cheval et, clandestinement, l’on faisait souvent appel à elle.

Malgré les années et les blessures de l’existence, les deux amis d’enfance avaient facilement renoué le fil de leur relation. La décliner de façon plus sensuelle leur avait paru naturel et ils étaient devenus amants. Sans passion véritable ni engagement de fidélité. Ils se témoignaient toutefois une tendresse sans fard, couplée à une confiance absolue, nourrie de leurs rencontres secrètes et de la distance qu’ils observaient devant les autres. Loin des regards indiscrets, leur histoire coulait comme un long fleuve tranquille. Entre deux conquêtes officielles, Arnault aimait retrouver l’équilibre qu’elle lui apportait et il la rejoignait régulièrement.

Ce que le chevalier appréciait le plus en Margaux, c’étaient ses manières de fille forte et intelligente. Prenant un malin plaisir à bafouer les recommandations du père Mathieu, Arnault conseillait ouvertement ses services. À son retour d’Azincourt, ivre de chagrin, il s’était spontanément tourné vers elle. Parce qu’elle connaissait déjà la plupart des zones d’ombre qui agitaient son âme, et qu’elle ne le jugeait jamais. Elle l’avait écouté sans l’interrompre et il se souvenait de s’être endormi au creux de ses bras en pleurant comme un enfant. Depuis la disparition d’Eudes, elle était devenue son unique maîtresse.

Aujourd’hui, plus encore qu’auparavant, Margaux représentait un phare dans la tempête et il marchait derrière elle avec une absolue confiance.

Le mur de ronces était épais. Elle le guidait par une sente étroite, où un homme maladroit se serait cruellement écorché. Protégé par sa cuirasse, Arnault se frayait un passage sans difficulté. Habituée à ce périple, elle parvenait à progresser rapidement sans accrocher ses vêtements aux piques acérées. Les ruines d’un ancien corps de garde apparurent enfin. Margaux entretenait devant une place nette où poussaient quelques herbes aromatiques.

— Entre, l’invita-t-elle en ouvrant une porte en bois.

L’intérieur était sombre. Les cloisons s’encombraient d’étagères garnies de plantes, de racines et de champignons secs. Des graines s’amoncelaient sur la table, tandis que de la viande fumée pendait au-dessus d’une cheminée de fortune. La pièce demeurait néanmoins propre et bien ordonnée.

Arnault déposa sa besace sur la paillasse qui servait de couchage avant de commencer à se débarrasser de son armure. Il l’ôta rapidement. Nulle notion de pudeur entre eux. Ils se fréquentaient intimement depuis bien trop de temps pour cela. Faisant passer par-dessus sa tête la chemise longue et épaisse qu’il portait sous sa cotte de mailles, il exposa sans vergogne sa nudité. Le froid hérissait sa peau et il ouvrit son sac pour en sortir la tenue de cuir qu’il comptait revêtir.

S’approchant derrière lui, Margaux posa une main caressante sur son épaule. Redessinant avec lenteur sa musculature, ses doigts lui arrachèrent un frisson. Indécis, il se tourna à demi vers elle. Le regard lourd de désir de son hôtesse était une incitation sans équivoque. Un instant, il hésita à s’abandonner à son invite. L’idée que le brouillard risquait de se lever le retint. D’un geste vif, il attrapa le poignet mutin pour l’immobiliser.

— Ce n’est pas le bon moment, refusa-t-il.

— Rien ne te presse au point de dédaigner un peu de plaisir, répliqua-t-elle en déposant un baiser sur sa gorge.

Fermant les paupières sous la délicatesse des lèvres qui remontaient le long de sa jugulaire, il finit par céder. Si les choses tournaient mal, ce serait sans doute la dernière femme qu’il tiendrait dans ses bras. La basculant sur le lit, il releva ses jupes pour glisser la main entre ses cuisses. Continuant de lui mordiller le cou, elle se plaignit doucement :

— Te voilà bien impatient. Je t’ai connu plus tendre.

Délassant le haut de son corsage, il se défendit pour la forme :

— Je disposais de davantage de temps.

À son tour, elle arrêta son geste. Plantant son regard plein de bienveillance dans le sien, elle le contredit gentiment :

— Tu disposes de tout le temps nécessaire, Arnault. Alors, aime-moi avec lenteur. Comme tu sais si bien le faire.

Il devinait qu’elle l’incitait à s’attarder pour dénouer sa tension. Elle le connaissait bien. C’était une amie véritable. Ralentissant la vitesse de son exploration, il dégagea ses seins avec tendresse. Un moment, elle se laissa butiner avant de brusquement le rouler sur le dos. Elle était la seule femme à laquelle il eût jamais permis de prendre la dominance.

Confiant, il s’abandonnait aux mains douces et exigeantes. Elle savait exactement où le toucher pour qu’il réagît. Fermant les yeux sous le plaisir de ces caresses, il songea qu’il devait sans doute à son amie d’enfance de ne pas être devenu fou ces derniers mois. S’il rentrait d’expédition, il faudrait qu’il lui trouvât un parti suffisamment bien établi pour assurer sa sécurité.

 

[1] Dans le tome 2 (Les Noces de l’innocence) Béranger voit son rêve de devenir ménestrel se heurter à une mésaventure qui vaut à Arnault la résurgence d’un sombre secret, qui pousse l’aîné à ce départ.

[2] Dans le tome 1 (La Dame du Vallon Perdu), Matthias est le fruit du viol d’Isabelle, évènement survenu avant sa rencontre avec le chevalier de Mortrans.

[3] L’armée du Lion est le surnom donné à l’armée anglaise, en fonction de l’emblème du blason du roi. Le lion représente le roi d’Angleterre, le lys le roi de France.

[4] Dans le tome 2 (Les Noces de l’innocence), Béranger est ravi par les hommes du seigneur de Cœurval, sorte de Barbe-Bleue vosgien.

[5] Dans le tome 1 (La Dame du Vallon Perdu), l’amour de Tristan pour sa femme se heurte au secret qu’il dissimule sur lui-même et au marché sordide passé avec sa sœur aînée.

 

Chapitre 2

 

Du côté de Calais

La mine fortement contrariée, Judith se détourna de la fenêtre. Située au premier étage, sa chambre donnait sur la rue principale, et elle n’avait pu qu’entendre les supplications de la fillette qui réclamait après elle. Une enfant miséreuse, à la voix aiguë et au museau de furet. Rosemarie venait de la refouler rudement et la gamine s’en retournait en traînant les pieds. La petite avait dû la suivre, ou apprendre d’un des villageois que cette maison hébergeait la dame capable de soigner.

Un peu plus tôt, elle avait remis à une vieille femme vendant ses paniers sur le marché des feuilles à mélanger à du miel pour apaiser sa toux. Une intervention gratuite et bienveillante, qui lui avait valu un regard courroucé de Rosemarie. Elle comprenait l’alarme de cette dernière, car cette anecdote avait vraisemblablement fait le tour du village. Surtout depuis les incursions du baron de Hodes et de ses hommes à seulement une dizaine de lieues du bourg.

En protégeant son anonymat, son amie ne songeait qu’à sa sauvegarde. Toutefois, malgré les risques encourus, Judith ne pouvait laisser quelqu’un s’enfoncer dans la maladie, alors que son maigre savoir lui permettait de la soulager. Elle ne renierait pas sa nature charitable, quel que fût le danger.

La prudence et la peur la retenaient néanmoins de s’exposer inconsidérément à l’extérieur. Une fois le ménage et les quelques autres services domestiques qu’elle rendait à sa bienfaitrice achevés, Judith remontait le plus souvent dans sa chambre. Elle s’occupait alors en brodant de petits sachets, destinés à la récolte des simples, qu’elle espérait de nouveau cueillir librement un jour dans la forêt. Elle passait également une partie de ses journées à observer les habitants du village. Non par esprit de curiosité, mais pour tenter d’élaborer la meilleure solution de repli au cas où quelqu’un découvrirait son refuge.

Mis à part Rosemarie, il n’existait personne pour lui tendre la main. La mort tragique de son mari accentuait d’autant sa vulnérabilité. Pour éviter de sombrer dans un abattement complet, elle préférait ne pas penser à la difficulté de sa situation. Elle ne pouvait néanmoins ignorer la menace constante qui planait sur elle. L’assassin de son époux la pourchassait dans une parodie de justice qui la condamnait. Il n’aurait de cesse de la retrouver et il n’y aurait pas de procès. Elle le savait.

Accablée, elle songea aux évènements récents. Se remémorer la fuite de sa demeure en flammes était toujours aussi éprouvant et Judith se demandait ce qu’elle serait devenue sans Rosemarie. Elle avait rencontré cette dernière huit ans plus tôt, le jour de son mariage, alors qu’elle découvrait son nouveau logis. Celle qui allait rapidement se transformer en amie n’était à ce moment-là qu’une simple domestique, qui s’occupait de l’ordre et de la tenue du ménage dans la maison de son époux. Un peu plus âgée qu’elle, elle régentait ce lieu depuis quelques années, comme l’aurait fait une compagne légitime.

Mises brusquement en relation et obligées de cohabiter, les deux femmes auraient pu prendre ombrage l’une de l’autre. Rosemarie débordait souvent de son rôle dans les prises de décisions du quotidien et Judith souhaitait s’imposer comme maîtresse de son foyer. Conciliantes, elles avaient eu l’intelligence de se parler, avant de s’épauler pour coexister en définissant précisément leurs fonctions.

Durant les cinq années suivantes, un goût commun pour la cuisine, le désir d’un intérieur bien ordonné et l’envie de satisfaire au mieux le maître du logis les avait encore rapprochées. Et puis Rosemarie avait convolé à son tour. Mariée à près de trente ans à un riche tisserand, elle avait quitté son service deux ans plus tôt, sans que son départ n’entamât leur amitié. Leurs époux respectifs entretenaient des relations d’affaires, et elles s’adressaient régulièrement des nouvelles par l’intermédiaire des commis qui voyageaient d’une boutique à l’autre. Judith savait pouvoir compter sur son ancienne servante, mais jamais elle n’aurait imaginé devoir lui demander asile dans de telles conditions.

Après l’incendie, elle avait erré six jours en se cachant dans le Calaisis[1]. Après une marche éprouvante, elle avait enfin rejoint le village où vivait Rosemarie. En la voyant arriver, celle-ci l’avait accueillie à bras ouverts, malgré la rumeur de disgrâce qui lui collait à la peau. Depuis trois mois, elle l’hébergeait, la nourrissait, allant jusqu’à mentir pour la protéger. Une attitude exemplaire, qui n’excusait toutefois pas le renvoi de cette pauvre fillette.

Rattrapée par le présent, Judith fouilla dans sa besace pour en tirer une petite fiole en verre. C’était tout ce qui lui restait du peu de pharmacopées qu’elle avait pu sauver avant de s’enfuir. Une potion inadaptée pour soigner, mais cependant capable de soulager la douleur. Elle n’avait aucune possibilité d’offrir davantage. Elle doutait d’ailleurs qu’il existât un remède efficace pour enrayer le mal décrit par la petite. L’enfant parlait si fort sous sa fenêtre qu’elle avait pu établir un diagnostic, malheureusement bien sombre. Ce qui ne l’empêchait aucunement d’apporter son aide dans la mesure de ses maigres moyens.

Forte de sa détermination, Judith releva sa jupe de gros drap pour descendre rapidement l’escalier de la coquette maison qui l’hébergeait. Le logis s’érigeait au centre du village et il allait falloir qu’elle se montrât discrète une fois dehors. Située non loin du port de Calais, à proximité d’une route passante, la bourgade comportait plusieurs commerces et quelques ateliers artisanaux connus jusqu’aux marges de la Normandie.

Accolée au rez-de-chaussée de l’habitation, une petite échoppe de vente de vêtements et de couvertures en laine ouvrait sur la rue principale. Son amie se tenait régulièrement dans celle-ci durant la journée, pour s’occuper de la clientèle, tandis que son mari travaillait dans l’arrière-boutique pour tisser le lainage.

Aux yeux des étrangers, Judith passait pour une cousine éloignée, chassée de chez elle par la guerre. Mentant avec aplomb, Rosemarie racontait aux curieux qu’elle avait tout perdu à la suite d’une attaque meurtrière de chevaliers français, ce qui la rendait d’emblée sympathique aux yeux des Anglais et de leurs partisans. Dans ce fief annexé par feu Édouard III voilà plus de soixante-dix ans, mieux valait être prise pour une victime du roi de France qu’une fugitive en butte à la vengeance d’un des barons d’outre-Manche d’Henri V.

Judith accréditait ce mensonge avec un certain malaise. Ici, l’occupation ennemie était si ancienne qu’elle semblait aller de soi. Les seigneurs locaux s’étaient depuis longtemps soumis, ou bien avaient été remplacés, et le fracas des armes ne s’entendait plus que rarement si près de la Manche. Les ambitions affichées d’Henri V repoussaient la menace française vers l’ouest et ses troupes guerroyaient loin de la région de Calais.

Issue d’un milieu acquis à la cause de Charles VI, Judith ravalait mal sa tristesse de voir le pauvre royaume de France une nouvelle fois réduit en charpie. Pour son propre bien, elle savait néanmoins qu’elle devait se taire et ne songer qu’à se fondre à la population. Ici, il était peu indiqué de montrer des idées favorables aux Français.

Elle se demandait souvent combien agissaient à sa manière en dissimulant leur opinion véritable. La lâcheté cohabitait certainement avec la prudence, et elle regrettait que le goût de la révolte ne concernât que si peu de gens. Elle ne pouvait cependant pas souhaiter que la guerre s’abattît sur sa bienfaitrice. D’où elle venait, elle n’avait déjà que trop observé le fer répandre le sang.

Arrivée en bas de l’escalier, la jeune femme marqua un arrêt. La cuisine était déserte et Judith fut satisfaite de ne pas avoir à se heurter à Rosemarie. Avisant sa cape de drap brun pendue à une patère, elle s’emmitoufla dedans avant de ramener la capuche sur son visage. Ce vêtement long la protégerait du froid et préserverait son anonymat. Le dernier commis à l’avoir rencontrée travaillait maintenant à Dieppe, et elle se trouvait suffisamment loin de chez elle pour que personne ne la reconnût, mais elle se méfiait des hommes en armes qui traversaient parfois le village. Sans compter la stigmatisation de sa beauté atypique.

Naître rousse dans un monde où la couleur de cette chevelure s’apparentait à un don du diable ne l’aidait pas vraiment à passer inaperçue. Malgré le soin qu’elle apportait à nouer correctement sa coiffe tous les matins, quelques frisottis finissaient toujours par s’en échapper, attirant immanquablement le regard des moins attentifs. À cet ennuyeux détail s’ajoutaient d’autres particularités physiques. Plus grande que la moyenne, sa taille bien prise et ses courbes pulpeuses la distinguaient, tout autant que la myriade de taches de son qui parsemait son joli visage aux yeux noisette. Un mélange qui fascinait souvent les hommes tout en éveillant leur méfiance.

Elle achevait d’attacher le cordon de sa cape quand elle entendit Rosemarie invectiver une souris dans le cellier. Se fondant du côté le plus sombre de la pièce, elle se dirigea à pas de loup vers la porte donnant sur l’extérieur. Si son amie l’apercevait, elle comprendrait immédiatement le but de sa prise de risque et il lui faudrait palabrer à n’en plus finir pour obtenir la permission de sortir. Rattraper la fillette exigeait qu’elle se pressât. Le loquet ne grinçait heureusement pas et Judith quitta la demeure sans être inquiétée.

Malgré l’épaisseur de sa cape, la fraîcheur de la matinée lui fit regretter de ne pas avoir endossé un vêtement plus chaud en dessous. Sa cote de gros drap la préservait à peine du froid. Elle n’en continua pas moins d’avancer. La chaussée s’encombrait de badauds faisant leur marché, mais elle repéra facilement la petite. Le jaune vif du mantel de cette dernière poussait les gens à s’écarter à son approche.

Seules les prostituées arboraient des couleurs aussi criardes. L’enfant était cependant bien trop jeune pour exercer ce métier. Avec colère, Judith se demanda qui avait bien pu l’obliger ainsi à afficher le déshonneur de sa mère. Sans doute un échevin soi-disant pieux, mais sans réelle compassion.

Marchant à grands pas, elle rattrapa la gamine alors que celle-ci s’engageait dans une venelle étroite.

— Petite ! Attends ! Je vais t’aider.

La fillette se retourna presque avec crainte. En la reconnaissant, un sourire d’espoir illumina toutefois son visage, tandis que le cœur de Judith se serrait. Elle était encore plus maigrichonne et pâle qu’elle l’avait crue en l’apercevant par la fenêtre. Étouffant un soupir d’impuissance, elle rendit son sourire à l’enfant.

Elle ne croisait que trop d’innocents souffrant de la dureté des temps. Si elle l’avait pu, elle aurait transformé le monde en un lieu meilleur pour tous les enfants de la Terre. Elle trouvait leur sort aussi injuste que le fait de ne pas être mère elle-même.

À vingt-cinq ans, et après huit ans de mariage, elle passait pour un ventre stérile aux yeux de tous, bien que la santé déficiente de son époux expliquât peut-être son défaut de maternité. La maladie avait si souvent empêché ce dernier de s’illustrer aux jeux de lit qu’elle ne comptait plus le nombre de fois où il avait fini par s’endormir auprès d’elle, incapable de mener à terme son devoir conjugal. Le soir de leurs noces, c’était à peine s’il avait eu la force de faire d’elle une femme. Ensuite, il n’était jamais plus parvenu à la satisfaire que ponctuellement.

Judith gardait de ces moments intimes un souvenir mitigé. Établie à dix-sept ans par un père qui ne savait plus comment gérer son goût pour l’indépendance et la médecine, elle avait quitté le château de son enfance sans chagrin pour se marier à un commerçant bon et honnête. De quinze ans son aîné, son époux l’avait toujours traitée avec une extrême gentillesse, veillant à ce qu’elle ne manquât de rien et devançant ses moindres désirs. Si elle s’en référait aux confidences recueillies ici ou là, il n’avait rien d’un amant extraordinaire. Toutefois, il s’était montré doux et tendre, et elle lui avait ouvert son lit sans réticence. À son grand regret, aucune grossesse n’était cependant venue couronner leurs vœux et leurs efforts.

Chassant ses réminiscences, la jeune femme focalisa son attention sur la fillette au visage hâve qui attendait patiemment devant elle.

— Où se trouve ta mère ? demanda-t-elle.

— Là-bas, au fond, répondit l’enfant en désignant le bout de la ruelle.

Une partie de la chaussée disparaissait sous de larges flaques nauséabondes, issues de l’eau des égouts des maisons adjacentes. Plissant le nez et relevant sa jupe, Judith s’engagea dans le passage étroit. Marchant devant elle, la gamine la mena jusqu’à un tas de planches branlantes, qu’elle mit quelques instants à identifier pour une habitation. Soulevant le simple rideau de toile qui servait de porte, son guide miniature l’invita à entrer.

La cahute était juste assez haute pour accueillir un adulte courbé. L’intérieur charriait un mélange d’odeur d’urine, de sueur et de sexe, et Judith dut lutter contre la nausée. La vue de la malade vint heureusement la distraire. Oubliant son dégoût, elle s’agenouilla auprès d’elle.

Les yeux fermés, celle-ci se recroquevillait en grimaçant sur un matelas de fortune. Maigre et sale, elle crochetait en tremblant ses deux mains contre son bas-ventre. Elle semblait énormément souffrir. D’un geste doux, la jeune femme rabattit l’étoffe crasseuse qui la recouvrait. L’effluve écœurant qui émanait d’entre ses cuisses ne lui laissait guère d’illusions sur ses chances de guérison. S’agitant légèrement sur le lit, la ribaude gémit. Une ride de préoccupation plissée entre ses sourcils, Judith toucha son front. Comme elle le craignait, une forte fièvre la dévorait.

Étouffant un soupir navré, elle se redressa. Près d’elle, la fillette ne perdait aucun de ses mouvements.

— Vous allez aider maman ?

— Je peux éviter qu’elle ait mal, répondit-elle en lui tendant la fiole qu’elle cachait jusque-là dans sa paume. Fais-lui boire ceci quand elle se réveillera. Cela apaisera sa douleur. Si elle dort tranquillement, elle recouvrera plus facilement ses forces.

Sa promesse n’engageait à rien, et elle eut honte en voyant les yeux de la petite s’illuminer de reconnaissance. Mais comment lui annoncer que mis à part un peu de soulagement, elle ne pouvait rien pour guérir sa mère ?

— Merci,

— De rien, ma douce.

Judith s’extirpa du taudis plus mal à l’aise qu’elle y était rentrée. Elle détestait se sentir aussi impuissante. Indifférente aux mines désapprobatrices de ceux qui l’aperçurent quitter la cabane en planche, elle retourna terrer son désarroi dans la demeure de Rosemarie.

Son amie l’attendait de pied ferme au milieu de la cuisine. Petite, blonde et un peu boulotte, celle-ci affichait au naturel une expression déterminée qui donnait une aura d’autorité étonnante à son visage poupin. Les mains sur les hanches et le regard fâché, elle l’apostropha sitôt la porte refermée :

— Vous êtes d’une imprudence ! Sortir ainsi sans prendre la peine de me prévenir, alors que vous savez que les hommes du prévôt patrouillent dans le secteur depuis une semaine.

Elle s’adressait à elle avec sécheresse et Judith éprouva aussitôt le sentiment d’avoir commis une faute. Ravalant son envie de lui rappeler qu’elle demeurait malgré tout libre de gérer comme elle l’entendait son destin, et désireuse de faire retomber la pression, elle reposa sa cape sur la patère d’un geste tranquille, avant d’affronter le courroux de son interlocutrice. Il en fallait cependant davantage pour distraire la vindicte de cette dernière :

— Je suppose que vous m’avez écouté parler avec cette gosse et que vous vous êtes empressée de lui courir derrière.

À l’air pincé de sa bienfaitrice, il était inutile de mentir.

— Je me devais de réagir. Cette enfant était désespérée.

— Oh, commenta Rosemarie sans s’émouvoir. Avez-vous pu soigner la malade ?

— Non, admit Judith. Je n’ai pu que lui donner la dernière fiole que je conservais contre la douleur.

— Je m’en doutais ! s’emporta de nouveau son ancienne servante. Votre charité est admirable, mais vous vous êtes aventurée dans le taudis de cette ribaude, n’est-ce pas ? Les gens vont trouver ça curieux. Sans compter la petite. Si jamais elle raconte que vous lui avez donné quelque chose pour soulager sa mère, les cancaniers jaseront encore plus. Vous êtes pourtant bien placée pour savoir combien certaines personnes ont l’esprit étroit !

Oh, oui ! elle le savait. Tout comme elle comprenait la colère de Rosemarie. Cette dernière tournait simplement le couteau dans la plaie pour la mettre en garde. Mais, Dieu ! que cela faisait mal. Si elle n’avait jamais ressenti d’amour à proprement parler pour son mari, la tendresse qu’elle lui portait n’en était pas moins grande. Le voir mourir sous ses yeux à cause d’elle l’avait anéantie.

— Vous devriez vous montrer plus prudente, renchérit la moralisatrice. Il y a longtemps, votre époux vous a confiée à moi. Vous veniez de vous marier, vous arriviez tout droit de votre château et vous n’y connaissiez rien au négoce de la laine. Vous vous souvenez ? J’ai quitté votre service depuis, mais je continuerai de me battre pour vous et je vous aiderai à rebâtir votre vie. Seulement pour cela, il faut que vous y mettiez du vôtre !

L’âme en peine, Judith s’assit près de la cheminée.

— Oui, Rosemarie, acquiesça-t-elle. Je ferai attention.

Touchée par son air chagrin, son hôtesse eut une moue d’excuse.

— Je suis désolée de devoir me montrer aussi dure, ma dame. Mais c’est pour votre bien.

— Ce n’est rien, la rassura-t-elle. Je comprends tes alarmes. En me mettant en péril, c’est également ta maison que je désigne à mes ennemis.

Le regard de Rosemarie s’écarquilla légèrement tandis qu’elle se récriait :

— Je n’ai jamais voulu dire que…

— Je sais que tu ne pensais pas à cela, la coupa Judith en élevant la main d’un geste apaisant. Je le rajoute. Mon sort dépend de ton mépris du danger et de celui de ton mari. Je n’oublierai jamais que vous avez eu la bonté et le courage de m’accueillir. Je te jure de faire plus attention. Dorénavant, j’éviterai de sortir seule, si ce n’est pour retrouver mon épervier.

Sa requête se présentait de façon si naturelle que Rosemarie réagit comme elle l’espérait :

— Je comprends que vous appréciez cet oiseau, répliqua celle-ci d’un ton plus calme. Maître Jacques est spécialement passé pour nous le montrer lorsqu’il l’a choisi pour vous. Il était si heureux de vous rapporter ce cadeau. Le vieux moulin où vous l’avez caché se situe à l’écart des chemins et personne ne devrait vous y surprendre. Promettez-moi néanmoins d’être très prudente pour aller voir votre volatile.

Inclinant la tête, Judith lui adressa un sourire plein d’affection.

— Tu as ma parole, s’engagea-t-elle en se relevant.

 

[1] Le Calaisis correspond à la région autour de Calais envahie par les Anglais durant la guerre de Cent Ans. Calais fut conquise par Édouard III en 1347. La ville ayant vaillamment résisté avant sa reddition, le roi d’Angleterre voulut faire un exemple en massacrant tous ses habitants. Il se laissa finalement fléchir en exigeant simplement que six notables se présentent devant lui en chemise et la corde au cou pour être pendus. Ces six bourgeois durent la vie à la reine Philippa, qui supplia son époux de les épargner. Édouard III exila néanmoins tous les Calaisiens qui ne lui prêtèrent pas serment d’allégeance pour les remplacer par des citoyens anglais et, en 1363, Calais devint un port douanier anglais.

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