Je dédie ce récit à tous les amoureux de l’Histoire, qu’elle soit grande ou petite.
Avec toute ma sympathie, en espérant que ce retour dans le passé vous fera vibrer et vous divertira.
Notes d’auteur
Trois points :
1 – La présente édition est une réédition. Il me semble important de vous signaler qu’elle ne comporte aucun changement par rapport à la précédente.
2 – Les Dames de Riprole sont une série en 5 tomes, qu’il vous est possible de lire selon vos préférences. Chaque livre a en effet été écrit pour pouvoir se lire indépendamment des autres. Cela dit, si vous appréciez l’aventure au long cours, le destin de cette famille normande, de ses alliés et de ses ennemis s’inscrit dans une lecture complète, allant du tome 1 au tome 5.
3 – La modernité entraîne des modifications de la langue. Dans l’écriture actuelle, l’emploi du subjonctif présent remplace souvent celui du subjonctif imparfait, même lorsque le récit se déroule au passé. Je m’y plie généralement, sauf lorsque j’écris un roman historique. Dans ce cas, et donc en ce qui concerne cette série, j’ai fait le choix de conserver le subjonctif imparfait, qui donne un petit côté suranné parfait pour coller à l’époque. Ne vous étonnez donc pas de trouver certains verbes orthographiés différemment de ce que l’écriture moderne prescrit.
Merci d’avoir lu ces quelques notes.
Chapitre 1
L’adoubement de Thierry
Pour la seconde fois depuis le mariage de Tristan et d’Isabelle, la petite chapelle débordait de monde. Installé au premier rang, Béranger ne perdait pas un mot de la cérémonie. Riprole n’avait plus connu un tel jour de liesse depuis des années. Le damoiseau ne se souvenait pas d’avoir vu tant de richesses étalées et de personnes de qualité réunies auparavant. Un affichage déployé en l’honneur de Thierry, car Tristan adoubait son écuyer avec éclat.
Bien que le postulant satisfît à toutes les conditions requises depuis la dernière incursion des Anglais après la Noël, le chevalier avait reculé la date du rituel jusqu’à ce que les plus grosses réparations entreprises au château fussent terminées. Les toits ne fuyaient plus, toutes les fenêtres possédaient des carreaux et les portes fermaient correctement. À l’extérieur, le côté fragilisé du mur d’enceinte venait d’être renforcé. Quant à la tour nord, écroulée voilà quinze ans lors du terrible affrontement qui avait coûté la vie à leur père, Armand de Riprole, les ouvriers commençaient de la relever.
Le soleil brillait depuis l’aurore, et les personnes massées dehors ne souffraient ni du froid ni de la bruine, comme cela avait été le cas lors du mariage de Tristan et d’Isabelle, près de onze mois plus tôt. L’étonnant d’une telle douceur si tard dans l’année s’accordait au caractère exceptionnel de cette journée. Une bénédiction du ciel, qui saluait l’entrée en chevalerie de son ami sous des auspices favorables. Ému et heureux, Béranger ne doutait pas que l’on parlerait longtemps de la belle célébration du 12 octobre 1417 à travers la campagne normande.
L’heure portait au recueillement et chacun écoutait le sermon du père Mathieu dans le plus grand silence. Donnant de la voix, celui-ci tentait de se faire entendre des plus éloignés. Le chœur de l’édifice était si exigu que seuls la famille et quelques privilégiés parvenaient à s’y entasser. Jonché de brassées de foin et décoré par de larges tentures achetées pour l’occasion, ce lieu étriqué retrouvait son lustre d’antan.
Un mouvement de foule venu de l’extérieur bouscula soudain ceux qui se pressaient au fond de la chapelle, distrayant quelques instants l’attention de Béranger. Tournant la tête, il aperçut avec contentement la cohue de chevelures couvertes de chaperons ou de hennins. Toute la petite noblesse des environs avait été invitée. Deux comtes de plus haut lignage, arrivés spécialement du Lubéron pour partager ce moment avec leur ami Tristan, se trouvaient également parmi leurs hôtes.
Comme tant d’autres, Tancrède de Boissandre et sa mère assistaient à la cérémonie en se satisfaisant de la cour. Le jouvenceau imaginait fort bien l’air pincé de dame Agnès. Normalement, elle aurait dû se tenir sur les marches avec son fils, mais Béranger s’était débrouillé pour qu’on les remisât tous les deux dans le fond, juste avant les serviteurs et le menu peuple. Après la façon grossière dont le baron avait rompu ses fiançailles avec Isabelle, il trouvait que ce n’était que justice pour sa sœur. Et tant pis si Tristan ne tarissait pas d’éloges sur la manière dont Tancrède se démenait depuis contre la menace anglaise.
Isabelle le gronderait si elle l’apprenait, cependant il ne regrettait rien. Il faudrait d’ailleurs qu’il écrivît un gai rondeau sur Dame Agnès, cette femme acariâtre. Il le réciterait les jours de tristesse en s’aidant des accents légers de sa harpe, pour ne jamais oublier combien il était important de sourire et d’ouvrir son cœur à chacun.
Un coup de coude dans les côtes le rappela au bon déroulement de la cérémonie. Le père Mathieu achevait son sermon. Bientôt, ce serait à son tour d’intervenir, et son frère Arnault veillait à ce que tout se passât comme le prêtre l’entendait. Debout à ses côtés, sanglé dans un costume noir rebrodé d’argent offert par Tristan, le maître de Riprole avait fière allure. Sans l’expression sévère dont il le toisait pour le mettre en garde, son cadet l’aurait même trouvé particulièrement avenant.
Durant quelques instants, les deux frères rivèrent leurs regards l’un à l’autre et, pour une fois, Béranger ne détourna pas les yeux. Malgré la crainte que lui inspirait son aîné, il devinait ce jour-là une joie sincère derrière l’autorité des iris sombres posés sur lui, et elle lui réchauffait le cœur. Elle illustrait également les histoires que lui racontait Isabelle, quand cette dernière l’assurait que, par le passé, le ténébreux Arnault possédait un caractère enjoué, protecteur, et qu’il le prenait souvent sous son aile. Trop jeune pour s’en souvenir, le damoiseau aimait écouter sa sœur relater comment son terrible frère veillait à ce qu’il ne tombât pas lors de ses premiers pas, ou bien le distrayait quand il pleurait de voir s’éloigner sa nourrice.
Devenu irritable et froid, celui-ci montrait exceptionnellement ce jour-là un air affable. Une transformation qui surprenait agréablement Béranger. Que n’aurait-il donné pour qu’il fût toujours d’humeur aussi accorte ! Heureux de le sentir si détendu, il osa lui adresser un sourire avant de se concentrer à nouveau sur la célébration.
Habillé d’une grande tunique blanche, Thierry s’approchait maintenant de l’autel, devant lequel se tenait Tristan. L’époux d’Isabelle avait revêtu pour l’occasion son armure, sur laquelle flottait une longue cotte en soie rouge frappée par la croix chrétienne. Il ne portait pas son heaume et tous pouvaient admirer la beauté de son visage, à la fois viril et doux.
Cérémonieusement, le prêtre bénit l’épée tendue par Thierry, avant d’inviter celui-ci à prêter serment en plaçant une main sur l’Évangile. Sans l’ombre d’une hésitation, le jeune homme récita le texte conventionnel. Pas un instant sa voix ne vacilla. Chaude et posée, elle avait acquis une gravité qu’elle ne possédait pas quelques mois en arrière.
Béranger l’écoutait avec émotion. Pour le damoiseau, qui rêvait de devenir ménestrel, ce spectacle prenait une dimension épique. Il savait pertinemment qu’il n’en serait jamais la vedette. Il détestait se battre. Durant des années, il avait rusé en laissant croire à Arnault qu’Eudes – leur frère disparu lors de la sanglante défaite d’Azincourt[1] – lui avait sommairement enseigné le maniement des armes. Il n’avait cependant réellement appris à tenir une épée que depuis l’arrivée de Thierry, qui l’avait également initié à la lutte et au tir à l’arc. Trois domaines où il s’illustrait par sa maladresse et son manque de motivation, mais qui lui avaient toutefois permis de nouer une merveilleuse amitié.
Depuis, Arnault semblait avoir oublié son projet de le confier aux mains d’un chevalier expérimenté pour l’endurcir. Néanmoins, Béranger tremblait encore qu’il souhaitât fortifier les bases de son éducation guerrière pour le transformer en combattant redoutable. Il n’en avait pourtant ni l’étoffe ni le physique. Doux, idéaliste et de santé fragile, il possédait des traits fins qui lui donnaient un air d’innocence bien réel. Sa minceur joliment tournée s’accordait à ses yeux bleu clair, ses cheveux d’épis mûris et sa peau très blanche. On le disait beau comme un cœur, mais personne ne s’extasiait jamais sur sa musculature.
L’évidence que son aîné devait d’abord trouver un volontaire qui acceptât un écuyer aussi âgé et à l’anatomie si peu charpentée le rassurait. Tout comme Thierry, il venait d’atteindre ses dix-huit ans, ce qui faisait de lui un adulte moins réactif aux apprentissages. Béranger espérait sincèrement que sa maturité et sa carrure trop délicate étaient rédhibitoires pour tout soldat aguerri aux métiers des armes. Inquiet malgré tout à l’idée de devoir un jour se battre, il jeta à Arnault un regard en biais.
Accaparé par la célébration, ce dernier ne faisait plus attention à lui. Incertain quant à son avenir, Béranger en vint à souhaiter que son frère repartît bientôt pour l’une de ses mystérieuses missions qui le retenaient des jours entiers loin du château. Voilà des mois que durait son manège, et l’on murmurait qu’il chevauchait par monts et par vaux en compagnie d’un groupe prêt à tout pour retarder l’avancée des Anglais. À l’inverse de Tristan, qui agissait plus ouvertement en secondant Tancrède dans des affrontements rapides sur une ligne de front à présent bien identifiée, le seigneur de Riprole paraissait mener des incursions non exemptes de dommages civils à l’intérieur même des terres conquises par l’ennemi.
Qu’Arnault s’illustrât de cette façon n’étonnait pas Béranger. Depuis toujours, son aîné adoptait une conduite héroïque et inquiétante. Toutefois, qu’il refusât d’en parler à qui que ce fût, hormis à Tristan, l’angoissait tout autant qu’Isabelle. Il avait beau le considérer comme sa bête noire, il n’en demeurait pas moins un parent proche. La disparition funeste d’Eudes, deux ans plus tôt, leur avait déjà suffisamment apporté de chagrin. Il ne voulait pas perdre un second frère. Sans compter qu’il n’avait pas du tout envie d’assumer la succession de la châtellenie.
Imaginer le lot de responsabilités qui lui tomberait sur le dos s’il devenait un jour seigneur de Riprole lui arracha un frisson. Heureusement, ses projets immédiats promettaient de le soustraire à la menace d’une telle catastrophe. Il faudrait simplement qu’il veillât à ce qu’Arnault ne lui remît pas la main dessus une fois qu’il aurait compris sa manœuvre.
Inspirant un grand coup, Béranger s’arma d’audace en admirant le calme et la prestance de Thierry. Ce dernier n’avait jamais trahi son secret, et seul son aval lui importait. À quelques pas, il achevait de jurer de rester fidèle à l’Église et à la chevalerie. Pour le damoiseau, le moment d’entrer en scène approchait. Il avait été choisi par le postulant pour l’aider à revêtir sa tenue avant le clou final et il déglutit de nervosité. Tournant la tête de son côté, son ami l’encouragea d’un sourire.
Radieux de l’honneur qui lui était fait, Béranger s’avança. Solennellement, il passa au futur chevalier sa cotte de mailles, sa cuirasse et ses brassards. En tant que parrain, Tristan se chargea des éperons, avant de remettre à Thierry la lance et l’écu qui complétaient ses armes. Dans la chapelle, chacun retenait son souffle. D’un mouvement souple malgré le poids qu’il portait à présent, l’ancien écuyer s’agenouilla devant son mentor. Son rôle achevé, Béranger recula pour rentrer dans le rang. Il ne perdit cependant rien du regard d’affection complice qu’échangèrent les deux hommes toujours en représentation près de l’autel.
Thierry avait dépendu de Tristan durant plus de six ans. Leur relation se teintait de respect autant que d’amitié profonde. Béranger n’en était aucunement jaloux. À ce moment précis, le beau visage de Tristan resplendissait presque de la fierté d’un père. Ses yeux verts trahissaient son bonheur d’adouber celui avec lequel il avait déjà partagé tant de combats. Levant son épée, il frappa trois fois le plat de celle-ci sur l’épaule de l’aspirant en déclarant d’une voix forte :
— Au nom de Dieu, de Saint Michel et de Saint George, je te fais chevalier. Sois vaillant, loyal et généreux.
Thierry se releva en souriant. Il était consacré au métier des armes. Cédant à l’affection qu’il ressentait pour son jeune compagnon, Tristan l’attira dans ses bras pour lui donner une franche accolade. Le nouveau chevalier répondit de même à cet élan fraternel. L’air pincé du père Mathieu avertit Béranger que cette conduite n’entrait pas dans le cérémonial. Leur spontanéité déclencha toutefois les vivats du public. Près de lui, Isabelle prit sa main en riant. Sa sœur n’était jamais aussi heureuse que lorsque son mari montrait sa joie.
La foule s’écarta soudain pour laisser passer un valet d’écurie. Celui-ci tenait par la bride un superbe destrier blanc, harnaché et couvert d’un dais écarlate. Thierry se détacha aussitôt de Tristan pour admirer l’animal.
— Il se nomme Vaillance, l’informa ce dernier avec un sourire. Et il t’appartient.
— Messire, c’est beaucoup trop. Comment pourrais-je vous remercier ?
— En l’enfourchant comme il se doit, pour me faire honneur, répondit simplement celui-ci en l’invitant d’un geste à le chevaucher.
Sans tergiverser, Thierry prit son élan et grimpa sur sa monture en ne s’aidant pas des étriers. Une tradition qu’il se devait d’accomplir et qu’il illustrait brillamment. Parfaitement à l’aise au milieu de la foule en liesse, le grand cheval ne bronchait pas. Une placidité qui rendait ce cadeau digne d’un roi. Thierry semblait l’apprécier à sa juste valeur. Tournant bride, il sortit de la chapelle sous les acclamations.
Béranger sentit Isabelle lui lâcher la main pour rejoindre son époux. Suivant sa sœur du regard, le damoiseau admira sa prestance. La jeune femme avait toujours été belle, mais ce jour-là, il la trouvait éblouissante. Une bordure d’hermine rehaussait sa robe d’un bleu assorti à celui de ses yeux. Sa chevelure brune sagement relevée se rassemblait en deux macarons, découverts par une coiffe haute, sur laquelle se piquait un long voile de soie océane. Elle avait recouvré la taille fine d’avant son accouchement, et depuis qu’elle ne courait plus les champs, sa peau montrait une blancheur à faire pâlir d’envie plus d’une châtelaine.
Tristan accueillit son épouse en déposant un baiser sur son front, avant de l’enlacer tendrement pour se mêler au cortège. Depuis la naissance du petit Matthias, il s’absentait rarement plus d’une semaine d’affilée de Riprole et leur amour était plaisant à voir. Content pour sa sœur, Béranger emboîta le pas à Arnault pour sortir de la chapelle.
Un peu plus loin, le grand destrier terminait de descendre la rampe installée spécialement pour lui sur les marches. Plusieurs mannequins fixés sur des mâts rotatifs s’alignaient dans la cour qui avait été sablée. Ils se dressaient à cet endroit pour que Thierry satisfît à son ultime défi. Conscient de l’honneur qui lui était fait, il attendit que la foule s’écartât suffisamment avant de pointer sa lance dans leur direction. Éperonnant son cheval, il partit au galop pour frapper en plein centre chacun des cinq écus suspendus.
Sous l’impact, ceux-ci tournèrent à une vitesse folle, suscitant les cris d’excitation des spectateurs. Comme tous les autres, Béranger applaudit l’exploit de son ami. Puis il sentit les yeux d’Arnault se poser sur lui et sa joie se fana. À tous les coups, celui-ci jaugeait son enthousiasme à la façon d’un maquignon cherchant le meilleur acquéreur pour un poulain rétif. L’obsession de son aîné pour qu’il embrassât la carrière des armes allait l’obliger à agir rapidement. Béranger admirait la bravoure et l’adresse des chevaliers pour manier lance et épée, mais il refusait d’en devenir un.
L’antagonisme qui l’opposait à son frère ne l’empêcha pas d’éprouver un pincement au cœur. Le décevoir l’ennuyait, et plus encore, il redoutait de peiner Isabelle. Une raison incontournable le poussait pourtant à ne pas renoncer à son plan. Il se rendait compte que Thierry ne séjournerait sans doute plus très longtemps près de lui. Adoubé et libre de son destin, il quitterait bientôt Riprole pour courir vers ses propres aventures. Sans lui et sa manière feutrée de s’interposer dès qu’Arnault évoquait son désir de le voir devenir écuyer, la vie risquait vite de s’avérer impossible.
Son enthousiasme envolé, le damoiseau baissa la tête pour suivre la foule des invités à l’intérieur du château. L’évènement qu’il fêtait lui paraissait soudain bien amer. Emporté par le vent de gaîté qui animait la vieille demeure, il parvint néanmoins à gommer ses incertitudes pour faire bonne figure. Festin, joutes et danses meublèrent le reste de la journée, et la soirée rassembla de nouveau toute la compagnie dans la grande salle du rez-de-chaussée. Dressée sur des tréteaux, la table occupait trois côtés de la pièce. Un groupe de musiciens égayait le repas. Assis entre Isabelle et la fille d’un petit baron qui le fatiguait par son incessant bavardage, Béranger les regardait jouer avec envie.
De tous les convives, seule Yolande, la sœur de Tristan, avait décliné l’invitation. En apprenant son absence, son beau-frère avait eu l’air satisfait, et le jouvenceau s’interrogeait sur cette femme que l’on disait belle, altière, intelligente et fine politique. Tristan racontait qu’elle aimait également s’entourer d’artistes et qu’elle les protégeait. De quoi emplir le damoiseau de regrets que le Lubéron se situât si loin.
Rattrapé par son premier souci, il chercha Thierry des yeux. Depuis le début de la journée, ils n’avaient guère pu échanger plus de deux mots ensemble. Accaparé et félicité de toute part, le nouveau chevalier répondait à chacun par quelques paroles courtoises, discutant et plaisantant sans manifester la moindre timidité. Béranger lui enviait son assurance. Pour l’instant, son ami ne se trouvait nulle part. Sans doute était-il dehors, en train de soulager un besoin naturel. Abandonnant sa voisine de table aux bons soins d’Isabelle, il quitta sa place pour sortir à son tour.
À l’extérieur, la nuit affichait ses premières étoiles et l’air devenait plus frais. Malgré tout, plusieurs groupes d’invités s’éparpillaient dans la cour, à la lumière des torchères disposées dans tous les recoins du château. La plupart parlaient fort, ignorant le ballet des domestiques qui s’entrecroisaient. Le vin qui accompagnait les pâtés et les venaisons, tout comme l’hydromel consommé avec les desserts, rendait l’assemblée bruyante et gaie. La majorité de leurs hôtes dormiraient à Riprole. Bertrade, leur bonne vieille nourrice, avait passé la journée à invectiver les chambrières pour caser au mieux tout ce monde.
Se faufilant du côté du petit jardin, le damoiseau aperçut enfin Thierry. Ce dernier se tenait sous le large portique d’une porte latérale qui donnait sur le donjon. Adossé contre le battant, il renversait la tête en arrière et conservait les paupières closes. Ses traits reflétaient sa fatigue et Béranger s’immobilisa. Deviner que son ami goûtait un peu de solitude et de repos n’était pas difficile, et bien que son envie de l’entretenir fût grande, il ne voulait pas le déranger.
Il s’apprêtait à s’en retourner discrètement, lorsque balayant d’un geste las la longue frange de ses cheveux bruns, Thierry rouvrit les yeux.
— Béranger ?
Son sourire l’encouragea à avancer et il le rejoignit sous le porche.
— Pardonne-moi de troubler ta quiétude, commença-t-il. La journée a été éprouvante, et tu vas encore devoir satisfaire la curiosité de nos invités une partie de la nuit.
— Tu ne m’importunes jamais, Béranger. Au contraire, je suis heureux de te voir. Tous ces gens finissent par me tourner la tête.
— Les gens, ou le vin ? le taquina-t-il.
Thierry se mit à rire avant d’avouer :
— Les deux.
Comme souvent, les iris du nouveau chevalier, d’un bleu plus sombre que les siens, se posaient sur lui avec un réel plaisir. Une fois de plus, Béranger en conçut une impression de privilège qui le ravit. Thierry le regardait avec le même air de sollicitude qu’il montrait à l’égard de Tristan. Il en déduisait qu’il l’appréciait tout autant, et il se sentait comblé de susciter un engouement identique à celui d’un guerrier aussi accompli que l’époux de sa sœur.
Thierry voyait vraisemblablement en lui le frère complice qu’il aurait aimé avoir, ce qui expliquait sans doute cette expression tendre dont il le couvait parfois, à l’exemple d’Isabelle. Béranger était d’ailleurs tout disposé à lui retourner ce genre d’affection. Pourtant, à cet instant précis, il décelait dans ses yeux une sorte de possessivité étrange. Était-ce le vin ? Le ménestrel n’eut pas le temps de s’interroger davantage.
— Viens, disparaissons du côté du verger, dit brusquement Thierry en le saisissant par la main. Nous y serons tranquilles.
Il avait toujours été très tactile avec lui et Béranger ne s’étonna pas de cette familiarité. Empruntant les allées bordées de buis, ils se dirigèrent vers le fond du jardinet, là où les branches de pommiers taillés en espaliers s’allongeaient démesurément à l’horizontale. L’automne dépouillait les arbres de leurs feuilles, mais le recoin se trouvait dans le renfoncement d’une partie du mur d’enceinte, hors d’atteinte du regard des curieux. Ils n’y seraient pas dérangés.
Le relâchant, Thierry lui fit face pour lui annoncer :
— Je te donne Airelle.
Béranger eut un instant de stupeur. Le héros de la fête lui offrait sa monture d’écuyer, ce qui n’était pas un mince cadeau. Douce et vigoureuse, la petite jument baie avait acquis l’endurance d’un cheval de bataille et elle promettait encore de nombreuses années de service. Obtenir un tel animal était un privilège, qu’il jugea toutefois trop dispendieux pour la bourse d’un chevalier sans terres.
— C’est un grand honneur que tu me fais, et je suis heureux que tu aies songé à moi. Cependant, je ne puis l’accepter. C’est beaucoup trop. Si tu voyages ainsi que Tristan l’a fait, un seul cheval ne te sera pas suffisant. Je suis sûre qu’Airelle portera tes affaires avec courage longtemps.
Haussant les épaules avec nonchalance, son ami le détrompa :
— Messire Tristan et moi nous sommes toujours déplacés sans bagages. Je n’ai pas plus envie que lui de m’encombrer.
— Tu pourrais en récupérer un prix avantageux, argua encore Béranger, troublé par l’insistance de Thierry.
Mais secouant la tête d’un air déterminé, celui-ci répliqua :
— Je ne veux pas la vendre. Je désire simplement l’offrir à quelqu’un qui en fera bon usage, tout en prenant soin d’elle. Tu es mon ami, Béranger. Mon meilleur ami. Le destrier octroyé par messire Tristan pallie amplement mes besoins, et c’est à toi que je souhaite la donner.
Cette fois-ci, Béranger ne répliqua pas. Insister dans son refus aurait été lui faire offense, qui plus est, son geste généreux lui rendait service. Quittant peu le château et n’occupant aucune fonction guerrière, Arnault considérait qu’une bonne monture ne lui était pas nécessaire. Béranger ne possédait donc qu’un vieux percheron tout juste capable de trotter sur une courte distance.
Tristan avait bien proposé de lui acheter un destrier plus adapté, mais son aîné s’y était farouchement opposé. Faisant valoir sa position de chef de famille, il arguait que cette acquisition lui revenait. Et il avait été très clair : il n’ouvrirait sa bourse qu’une fois son cadet apte à tenir en selle plus de trois minutes lors des joutes simulant un combat. De quoi désespérer le damoiseau de n’obtenir jamais un cheval digne de ce nom.
— Ton frère n’y verra rien à redire, objecta Thierry, comme s’il lisait en lui. Airelle m’appartient et c’est mon droit d’en disposer. De plus, je sais que mon geste plaira à messire Tristan.
L’évocation de son beau-frère ternit le plaisir de Béranger. Son ami parlait du chevalier avec une telle adoration qu’il se sentit brusquement exclu.
— Après cette journée, tu n’as plus vraiment à te soucier de ce qu’il pense, ne put-il s’empêcher de remarquer.
— Tu te trompes, Béranger. Messire Tristan occupera constamment une place à part dans mon cœur. Il m’a formé en me traitant comme un père l’aurait fait. Je lui dois tout. S’il ne m’avait pas arraché au château qui m’a vu naître, je subirais encore ma vie de misère. Je me suis promis de conserver avec lui une relation étroite. Pour le protéger.
La façon abrupte dont Thierry acheva son commentaire éveilla la curiosité de Béranger. Ce n’était pas la première fois qu’il l’entendait avancer ce genre de devoir envers son mentor. Une position somme toute étonnante, qui l’intriguait énormément. Elle allait bien au-delà de la simple reconnaissance et lui laissait supposer la réalité d’un secret entre les deux hommes. Depuis longtemps, il souhaitait en apprendre davantage, mais malgré leur amitié et la confiance que Thierry lui accordait, ce dernier avait toujours refusé de déflorer plus avant le sujet. Une discrétion tout à son honneur, mais qui l’égratignait néanmoins.
— Je n’y connais pas grand-chose en chevalerie, toutefois il me semble que l’inverse serait plus logique, lui retourna-t-il avec une pointe d’ironie.
— Il existe des engagements que l’on ne peut partager, Béranger. Ce qui ne m’empêche pas de t’aimer encore plus que lui.
— Alors, je ne puis qu’accepter ton cadeau, répondit-il, rasséréné par cette déclaration et quelque peu troublé par le sourire charmeur qui l’accompagnait.
— J’espère simplement que tu ne profiteras pas d’Airelle pour t’éloigner inconsidérément de Riprole quand je ne serai plus là, ajouta Thierry en redevenant sérieux.
— C’est gentil de te soucier de moi. Néanmoins, je te rappelle que j’ai dû me débrouiller seul lorsque tu es parti cet hiver avec Tristan pour combattre les Anglais. Grâce à tes conseils, je connais le chemin pour me rendre où tu sais en évitant les habitations, et j’ai appris comment déterminer si la route est sûre avant de m’y aventurer. Et puis, Phileas peut toujours me rejoindre ou me reconduire en cas de besoin.
À l’évocation de Phileas, il ne fut pas surpris de voir le visage de Thierry se fermer. Celui-ci n’avait jamais apprécié le dernier ménestrel venu étoffer le petit groupe qu’il fréquentait. Le trouvère était pourtant d’une carrure plutôt impressionnante pour un musicien et il savait se servir d’une arme. A priori, ces éléments auraient dû le rassurer. À moins qu’il ne se glissât une certaine jalousie dans ce jugement défavorable.
— Dois-je comprendre que tu continueras de te rendre là-bas après mon départ ? l’interrogea abruptement son ami.
— Mes projets n’ont jamais été si près d’aboutir, Thierry. Je ne vais pas renoncer maintenant.
— La guerre se rapproche de Riprole, tenta de le dissuader ce dernier. Tu ne devrais plus sortir seul.
Cherchant à donner plus de poids à ses paroles, le chevalier posa les mains sur ses épaules d’un geste empreint de solennité. Son regard contenait une réelle inquiétude. Son insistance déplut toutefois à Béranger, et il recula pour se libérer de son étreinte.
— Je n’ai jamais été très dégourdi, mais je ne suis pas non plus une damoiselle en détresse ! s’exclama-t-il.
— Loin de moi l’idée de te comparer à une damoiselle en détresse. Tu n’en demeures cependant pas moins singulièrement vulnérable, et je n’ose imaginer ce qui se passerait si jamais tu tombais nez à nez avec une patrouille anglaise. Sans compter la teneur de tes projets. Par les temps qui courent, c’est un très mauvais plan.
— Que de vouloir accomplir mon rêve ? De la part de quelqu’un qui vient de réaliser le sien, je trouve cela déplacé, se rebiffa Béranger.
— C’est différent, remarqua maladroitement Thierry.
Partagé entre la colère et le dépit, le damoiseau secoua la tête sans cacher sa déception.
— Quand je pense que je croyais que tu me soutenais, observa-t-il avec tristesse.
— Je te soutiens, le problème n’est pas là. J’aimerais simplement que tu en parles à quelqu’un d’autre lorsque je ne serai plus ici.
— Non !
— Dame Isabelle comprendrait, elle, essaya encore Thierry.
— Elle tenterait surtout de me retenir, se buta Béranger.
— Alors, informe au moins Tristan.
— Il s’entend trop bien avec Arnault. Il finirait par le mettre au courant.
— Comme tu voudras, soupira le chevalier. Rassure-toi, je ne dirai rien. Toutefois, j’apprécierais que tu réfléchisses.
Un gai charivari se rapprocha soudain. Prompt à dissimuler ses ennuis, Thierry gomma de son visage son souci pour plaquer à la place un air détaché.
— Nous rediscuterons de tout cela plus tard, ajouta-t-il alors qu’un groupe passablement éméché apparaissait derrière eux.
Sans répondre, Béranger profita de ce qu’un des fêtards s’adressa à son ami pour s’éclipser.
[1] Le 25 octobre 1415, les Français furent vaincus à Azincourt, dans le Pas-de-Calais, par les Anglais. Cette bataille est considérée comme la mort de la chevalerie française, les chevaliers ayant chargé dans de mauvaises conditions au mépris de leurs troupes à pied, et été décimés par les Anglais qui les attendaient postés avec des arcs, plus rapides et maniables que les arbalètes. Cette bataille marqua le retour de la seconde grande offensive de l’esprit de conquête de l’Angleterre sur la France lors de la guerre de Cent Ans..
Chapitre 2
La chasse vosgienne
Repoussant d’une main sa longue tresse brune dans son dos, Douce cala sur sa hanche le fagot de bois qu’elle venait de lier. Les frimas avaient déjà conquis les sommets et il fallait songer à se préparer pour l’hiver avant que la neige ne rendît toutes les tâches plus difficiles. Agrippant la branche d’un sapin, elle remonta le raidillon. Un peu essoufflée, elle atteignit la large roche plate qui culminait près de la crête où elle avait trouvé refuge.
D’un regard circulaire devenu instinctif, elle s’assura qu’elle était seule. Un instant, ses yeux se posèrent sur la chaîne des Vosges. Les cimes parées de roux se perdaient dans un chapelet de nuages qui appelaient la pluie. Plus bas, les pacages déroulaient une verdure que piquetaient de gris les étendues d’eau reflétant la couleur du ciel. Si Douce se penchait, elle pouvait même apercevoir les toits de son village, minuscules de la hauteur où elle se tenait.
Cela faisait plus de cinq ans qu’elle n’y avait pas mis les pieds et elle comptait bien ne jamais y retourner. Les siens l’avaient proscrite à cause de Lune Blanche. Elle était partie sous les quolibets des plus jeunes, et les menaces à peine voilées des plus vieux. Le Conseil des Anciens lui avait donné le choix, mais elle avait refusé de se séparer de son lynx. Depuis, la majorité des gens l’évitaient, et certains n’hésitaient pas à la prendre en chasse dès qu’ils la voyaient.
Heureusement, elle connaissait la montagne mieux que la plupart de ceux de la vallée. Ses incursions à travers la forêt faisaient d’elle une personne apte à se débrouiller seule bien avant qu’on ne la bannît. Elle palliait les impondérables du quotidien en troquant avec les moins recommandables. Un peu de sel, quelques vêtements ou une paire de chaussures, contre lesquels elle échangeait du petit gibier, des plantes pour les apothicaires et des pierres rares trouvées sur les hauteurs.
Sa solitude ne lui pesait pas. Douce puisait en son sein une liberté que sa condition d’orpheline ne lui offrait qu’imparfaitement autrefois. Elle ne devait rien à personne, organisait sa vie comme elle l’entendait et pouvait se comporter en garçon manqué sans s’attirer de remarques déplaisantes. Elle évitait simplement de s’habiller en homme, consciente qu’elle déchaînait déjà suffisamment d’acrimonie contre elle.
À presque vingt-trois ans, Douce ne regrettait aucun de ses choix, et encore moins de devoir se passer de compagnon au lit. Ses parents étaient morts avant de la promettre, et depuis, personne n’avait touché son cœur. À défaut de sentiments, elle savait pourtant intéresser les hommes. Elle possédait une beauté qui l’avait souvent obligée à défendre sa vertu à coups de pelle ou de seau, lorsque le boucher qui l’employait précédemment confondait la souillarde où elle dormait avec la chambre de sa femme.
Petite et mince, elle présentait un corps flexible comme un jonc, une taille étroite et une poitrine peu volumineuse, comme celles que les châtelaines trouvaient de bon goût de montrer[1]. L’opulence de sa longue chevelure brune légèrement bouclée servait d’écrin à l’ovale de son visage, où brillaient de grands yeux noisette soulignés par l’arc délicat de ses sourcils noirs. Pour le reste, son nez mutin, sa bouche pulpeuse et son menton pointu s’accordaient à ses joues rondes et lui donnaient l’air bien plus jeune qu’elle ne l’était en réalité.
Autant d’atouts qu’elle aurait pu utiliser pour adoucir les rigueurs de l’hiver, en tentant de vendre ses charmes à l’un des bûcherons ou des charbonniers qu’elle croisait épisodiquement. La plupart ne descendaient que rarement dans la vallée. Joint à son pucelage, l’homme n’y aurait pas perdu au change, mais l’idée de se soumettre la hérissait. Et puis, il était hors de question qu’elle abandonnât Lune Blanche à la froidure qui s’abattrait bientôt sur la montagne.
Renforcée dans sa détermination de passer une fois encore la mauvaise saison seule, elle remonta vers la crête d’un pas alerte malgré son fardeau. Une sente naturelle pavée de cailloux lui avait permis de vaincre le dénivelé sans trop de difficultés. Arrivée en haut, elle s’engagea à travers un bosquet épais. Prudente, elle progressait en zigzaguant pour semer sa trace parmi les branchages. Située au sommet d’un pan forestier loin de tous les chemins, l’entrée de la grotte où elle vivait apparut enfin.
Délimité par un mur de rondins qui faisait fonction de palissade contre les bêtes sauvages, cet habitat avait été aménagé par un ermite disparu depuis des années. Par chance, il n’avait pas été pillé du peu qu’avait laissé son occupant précédent. Douce avait ainsi hérité d’un lit sommairement bâti, de quelques étagères et d’un foyer borné par un cercle de pierres, parfaitement adaptées à la fissure qui s’ouvrait dans le dôme de roche supérieure. À l’intérieur, la température demeurait fraîche, mais constante en été comme en hiver. Déterminée à conserver son habitat secret, elle n’allumait du feu que lorsqu’elle était certaine que l’obscurité dissimulait le panache de fumée.
Fatiguée par plusieurs heures de labeur, elle rangea son fagot sous la saillie de roc tenant lieu d’auvent, puis elle s’assit sur le tronc d’un arbre couché, qui servait de banc près de l’entrée. Le visage renversé vers le ciel, elle évaluait le temps qu’il lui restait pour vaquer dehors avant que la pluie ne tombât, quand un froissement de végétation l’avertit du retour de Lune Blanche. Un sourire aux lèvres, elle tourna les yeux en direction des genévriers.
L’arrivée du froid rendait les chasses du félin plus aléatoire. Il la quittait maintenant des jours entiers pour se nourrir. Avec bonheur, elle vit apparaître sa face encadrée d’épais favoris et ses oreilles pointues surmontées de touffes de poils noirs. Sortant du buisson sans crainte, le lynx s’avança droit sur elle pour déposer un lapin à ses pieds. D’un mouvement souple, elle se leva pour ramasser la dépouille.
— Merci, ma belle. Celui-là ne sera pas de trop pour me caler l’appétit.
Haut sur pattes pour une femelle, le petit fauve répondit à son accueil en lui assenant de grands coups de tête affectueux. Flattant son abondante fourrure, Douce le repoussa en riant.
— Tout doux. Moi aussi je suis contente de te revoir, mais ce n’est pas une raison pour me bousculer.
Sagement, l’animal se coucha à ses pieds. Il fermait à demi ses yeux d’or sans perdre pour autant aucun de ses gestes. Lui retournant son regard avec amour, Douce posa le lapin sur la roche plate qui lui servait de tranchoir.
Lune Blanche possédait un superbe pelage tacheté, qui aurait fait le bonheur de bien des chasseurs avant de satisfaire un pelletier. Plus clair que celui de ses congénères, il lui valait le nom que la jeune fille lui avait donné. Sa mère était morte en défendant vaillamment sa tanière contre un couple de loups affamés. Deux autres petits lynx avaient déjà succombé sous leurs crocs quand Douce était intervenue sans se soucier du danger. Armée d’un solide bâton, elle avait manié celui-ci avec suffisamment de force et de dextérité pour faire fuir les prédateurs.
Ce souvenir l’emplissait de fierté, mais rendait les hommes d’autant plus sujets à se défier d’elle. Si son lien noué avec un fauve n’y avait pas pourvu, l’insolence de sa chance face aux loups aurait suffi à la mettre au ban du village.
— Comme si une fille n’était pas capable de faire preuve de courage, marmonna-t-elle entre ses dents.
Saisissant le couteau qu’elle dissimulait sous la pierre, elle allait dépouiller le lapin avec colère, quand un cri résonna dans la montagne. Bref et aigu, il ressemblait à celui d’un enfant ou d’une femme en détresse. Deux catégories qui s’aventuraient rarement aussi loin dans la forêt, et jamais si haut en cette saison. Qui plus est, il provenait du val encaissé qui partait à l’assaut de la crête près de laquelle elle vivait.
Figée, elle tendit l’oreille. Aucun autre son que ceux coutumiers des cimes ne lui parvenait plus. Près d’elle, Lune Blanche s’était redressée d’un bond. La tête tournée vers la plaine, le félin feulait à présent de façon agressive. Une attitude inusitée, qui piqua la curiosité de Douce tout en l’incitant à la méfiance. Abandonnant son gibier, elle resserra sa cotte de gros lainage autour d’elle pour se faufiler de nouveau à travers les branchages. Son lynx sur les talons, elle dévala le chemin de roche pour rejoindre rapidement la grande pierre plate.
À l’extrémité de celle-ci, une boursouflure de terre formait un tertre herbeux, à l’abri duquel elle pouvait se dissimuler. Se courbant pour ne pas être vue, Douce courut s’accroupir derrière ce renflement naturel. Ne la quittant pas d’une semelle, Lune Blanche se coucha auprès d’elle. L’animal conservait les oreilles rabattues et l’agitation anormale de sa queue courte trahissait sa nervosité.
— Tu sens quelque chose de mauvais, n’est-ce pas ? murmura-t-elle en glissant un œil furtif sur le paysage.
Devant elle, au-delà du mince rideau de sapins où elle fagotait un peu plus tôt, s’étendait la langue d’un éboulis caillouteux, au bas duquel une épaisse forêt de hêtres reprenait ses droits. Un vol de passereaux froufrouta brusquement d’entre les branches roussies par l’automne. Plissant les yeux, Douce porta son attention sur le terrain boisé que fuyaient les oiseaux. Vraisemblablement dérangés, ils s’envolaient à l’opposé du danger les ayant effrayés, ce qui réduisait d’autant son champ d’observation.
Se concentrant sur cette zone, elle n’eut guère à attendre pour comprendre ce qui les apeurait. Maintenant, elle percevait le bruit caractéristique de feuilles froissées par le passage de gros animaux. Sans doute des chevaux. Pour qu’elle écoutât ce remue-ménage à cette distance, il était sûrement causé par plusieurs cavaliers. L’inquiétude la gagna. Qui pouvait bien s’avancer aussi loin ? Et pourquoi ?
Un cheval hennit soudain, tandis que deux voix masculines s’élevaient du couvert des arbres. D’où elle se situait, il lui était encore impossible de voir ces hommes et elle n’entendait pas distinctement leurs paroles. Elle avait cependant la certitude qu’ils se répondaient. Ils semblaient se tenir espacés l’un de l’autre, comme s’ils participaient à une traque et qu’ils cherchaient à affoler leur gibier.
Intriguée, elle tendit un peu plus le cou pour mieux épier ce qui se passait. Les branches des sapins la gênaient, mais pour rien au monde elle n’aurait quitté la sécurité de son observatoire parfaitement dissimulé.
Écrasé par le martèlement des sabots, le craquement des brindilles se rapprochait. Douce n’aimait pas savoir ces intrus si près de son refuge. Rampant sur le ventre, Lune Blanche s’avança vers le bord en grondant. Agrippant sa fourrure sur la nuque, elle la tira en arrière.
— Tais-toi ! lui intima-t-elle. Et ne bouge pas !
Au même instant, une jeune femme sortit du bois en courant. L’amas de pierres parut la surprendre et elle s’arrêta. Elle ne portait pas de coiffe et sa longue chevelure blonde tombait sur une cape brune qui découvrait le bas d’une robe rose, d’aspect bien trop fragile pour appartenir à une paysanne. Elle avait l’air à la fois perdue et affolée. Faisant un tour sur elle-même, elle sembla hésiter sur le parcours à emprunter. Non loin, les voix s’interpellèrent de nouveau. Il n’en fallut pas davantage pour l’inciter à s’élancer en avant.
Effarée, Douce la vit s’engager sur la pente raide.
— Quelle idiote ! ne put-elle s’empêcher de marmonner. Elle va se faire repérer comme le nez au milieu de la figure.
S’agrippant aux plus grosses pierres au risque de déclencher un effondrement, l’inconnue se mit à grimper. Ses chaussures à poulaines[2] n’étaient en rien adaptées au terrain, et les cailloux roulaient sous ses semelles. Incapable de se tenir debout sur un tel dénivelé, elle avançait une fois sur deux sur les genoux. La peur l’aidait cependant à progresser.
Comme Douce s’y attendait, en moins d’une minute ses poursuivants apparurent à leur tour au bas de l’éboulis. Elle les identifia aussitôt. Le bleu soutenu du surcot, qu’ils portaient sous le plastron frappé d’un soleil de leur armure légère, trahissait leur appartenance au château de la Porterie, résidence du comte de Cœurval. Ce seigneur se montrait rarement en public. Toutefois, personne n’ignorait son nom dans la région. Les rumeurs peu flatteuses qui couraient sur son compte ne cessaient d’enfler à mesure que les années passaient, et tout le monde savait qu’il valait mieux rester éloigné de ses valets si l’on était dans la fleur de l’âge et que l’on possédait une jolie figure.
En apercevant la fugitive, les deux sbires éperonnèrent leurs montures pour pousser celles-ci à sa suite. Le cri de terreur de la jeune femme répondit au martèlement des sabots qui dérapaient sur le terrain instable. Portée par l’énergie du désespoir, leur proie accéléra brusquement. Insensible aux arêtes tranchantes qui lui écorchaient les mains, elle se déplaçait maintenant en ligne droite, malgré le danger accru de glisser. Derrière elle, les hommes ne renonçaient pas. Douce ne comprenait pas pourquoi ils prenaient un tel risque.
Le cœur battant, elle observait la progression de la blonde échevelée. La distance entre elle et ses agresseurs se réduisait dangereusement. Ils l’avaient pratiquement rejointe, mais alors qu’ils atteignaient la moitié de la pente, les chevaux refusèrent brusquement d’aller plus avant. Plus intelligentes que ceux qui les montaient, les bêtes renâclaient, sachant que tout menaçait de s’effondrer. Coups, insultes et éperons rudement maniés contre leurs flancs ne servirent à rien. Contraints de retourner en arrière, les cavaliers repartirent dans la forêt en jurant.
Satisfaite de leur déconfiture, Douce étouffa un rire. Elle se rembrunit néanmoins rapidement en les écoutant se frayer un chemin dans la futaie qui poussait en s’allongeant vers les cimes. Ils connaissaient suffisamment bien le terrain pour se diriger vers la seule passe qui permettrait à leurs montures de gagner la crête. D’ici quelques minutes, ils surgiraient sur la pierre plate où elle surveillait la scène.
Non loin, l’inconnue atteignait enfin la frange des premiers sapins. Elle était maintenant assez proche pour que Douce l’entendît gémir quand elle empoignait des ronces pour se raccrocher. Essoufflée et rouge, elle peinait visiblement à achever son escalade. Douce ne réfléchit pas davantage. Elle ne devait rien à cette mystérieuse personne, mais l’abandonner entre les mains d’hommes aussi peu recommandables la répugnait. Sortant de sa cachette pour s’engager dans le raidillon, elle ordonna à son lynx :
— Ne bouge pas !
Stupéfaite par son apparition, la fugitive s’immobilisa pour lever vers elle des yeux effrayés.
— N’aie pas peur, la rassura-t-elle en dévalant la pente. Je vais t’aider.
Agile et légère, il ne lui fallut que quelques secondes pour la rejoindre. La bouche entrouverte, la jeune femme la regardait progresser sans réagir. Une attitude de mouton, qui en temps ordinaire avait le don de susciter son agacement. Ce jour-là, l’idée d’intervenir justement prévalait heureusement sur tout le reste. Arrivée près de la fuyarde, elle l’attrapa par une main sans se soucier de ses blessures.
— Viens ! dit-elle en la tirant d’un geste sec.
Faisant volte-face, elle l’aida à franchir les derniers mètres qui les séparaient de la zone rocheuse. Confiante, l’inconnue ne lui résistait pas. Accablée de fatigue et plus lourde que sa silhouette fluette le laissait supposer, elle dérapait néanmoins à chaque pas.
— Dépêche-toi, maugréa Douce en s’arcboutant pour éviter de glisser à son tour.
Si cette fille n’y mettait pas du sien, elles risquaient de finir toutes les deux au bas de la pente. Enfin, Douce reprit pied sur la roche. Soufflant de soulagement, elle accorda une brève caresse à Lune Blanche, toujours sagement couchée sur le bord, avant de tracter sa compagne pour lui permettre d’achever l’escalade. Péniblement, celle-ci termina de se hisser sur le terre-plein. Ses yeux se posèrent soudain sur le lynx et elle recula de frayeur en poussant un cri. Elle allait basculer en arrière quand la poigne de Douce la rattrapa solidement.
— Idiote ! l’invectiva-t-elle. Tu tiens donc tant à attirer l’attention de tes poursuivants ?
— No… on, bégaya l’inconnue. Mais c’est un… un…
— Un lynx, oui. Il ne te fera aucun mal. Tais-toi à présent.
Tournant la tête, Douce jeta un regard inquiet sur la bande dégagée qui longeait le flanc de la montagne en descendant vers la forêt. Le passage était étroit, en aplomb sur un vide de plusieurs mètres et relativement pentu. Elle ne doutait pourtant pas que c’était par là que les deux hommes déboucheraient. Elle ne les entendait pas encore, mais ils ne devaient plus être loin.
— Viens, il faut partir, lui intima-t-elle.
Tétanisée par la présence du félin, la fuyarde n’osait plus bouger.
— Elle ne te fera rien, tenta-t-elle de la rassurer. Elle s’appelle Lune Blanche et elle m’appartient.
— Tu es la fille au lynx ?
C’était au tour de Douce d’être étonnée.
— Tu as entendu parler de moi ?
— Tout le monde parle de toi dans la vallée.
Ces paroles contenaient tant d’insinuations que Douce se demanda si elle devait se réjouir ou non à cette nouvelle. Elle était curieuse de découvrir ce que l’on disait d’elle, mais l’urgence de la situation se prêtait mal aux confidences.
Brisant des branches basses pour se frayer un passage, les cavaliers surgirent soudain au bout de l’étroite langue herbeuse qui donnait sur la forêt.
— Là-haut ! cria l’un d’eux en engageant sa monture parmi les myrtilliers.
L’épaisseur du tapis buissonneux retardait les chevaux, mais Douce ne se leurrait pas sur les compétences de pisteurs de ceux qui les chevauchaient. Si les deux femmes voulaient leur échapper, elles allaient devoir faire vite.
— Suis-moi, ordonna-t-elle.
Terrifiée par la réapparition de ses poursuivants, la blonde lui emboîta le pas en passant à côté de Lune Blanche sans difficulté. L’animal se releva en feulant, mais sa maîtresse ne s’inquiéta pas. Il saurait se mettre en sécurité. Son propre sort demeurait plus aléatoire.
Quittant la large esplanade à l’opposé du côté où arrivaient les hommes, Douce s’avança sur une sente à peine tracée, qui filait vers le sommet à travers les herbes sèches. Un passage principalement utilisé par les chamois. Peu d’humains osaient l’emprunter, mais à moins de prendre le chemin naturel qui menait droit à son refuge, elle n’avait pas d’autre choix.
L’absence du couvert des arbres les rendait vulnérables. La piste qui se réduisait dangereusement allait cependant obliger les cavaliers à abandonner leurs montures. Une fois en haut, Douce connaissait de multiples cachettes. Il ne restait plus à espérer que celle pour qui elle se démenait parviendrait à rejoindre la crête.
Jetant un coup d’œil derrière elle, elle vit sa protégée chanceler. Retournant en arrière, elle agrippa sa main, au risque d’être entraînée dans sa chute en cas de faux pas. Plus bas, les sabots des chevaux sonnaient déjà sur les cailloux. Elles devaient se dépêcher. Enfin, elles atteignirent les premiers rochers suffisamment hauts pour les dissimuler. Zigzaguant entre eux, Douce poursuivit son ascension.
— J’en peux plus, gémit soudain sa compagne en ralentissant. Il me faut une pause.
— Tout de suite, c’est impossible.
— Juste une minute, insista la fugitive en s’arrêtant tout à fait.
Elle respirait comme un soufflet de forge et elle était plus rouge qu’un coquelicot. Douce ravala son impatience. Cette fille ne possédait ni son expérience ni sa résistance. Il paraissait évident qu’elle n’irait pas beaucoup plus loin. Regardant autour d’elle, elle repéra dans la roche une anfractuosité horizontale, suffisamment large pour les accueillir. Située à ras de terre, cette cassure était à peine discernable derrière les herbes sèches.
— D’accord, acquiesça-t-elle. On va se tasser sous les rochers.
Sa complice grimaça.
— Tu veux qu’on s’allonge là-dessous ? Ça doit être rempli d’insectes.
— Ne discute pas. C’est ça ou tu acceptes de rentrer avec tes chevaliers servants.
Il n’en fallut pas davantage pour convaincre la réfractaire. Rampant sous la pierre, les deux femmes parvinrent facilement à se dissimuler. Une fois installée, Douce redressa la végétation devant leur cachette. Blotties l’une contre l’autre, elles conservaient une vue parfaite sur le chemin qu’elles venaient de quitter.
— Je m’appelle Mélie, chuchota soudain l’inconnue. Merci. Sans toi, je n’aurais jamais réussi à leur échapper.
— Moi, c’est Douce. Que t’est-il arrivé pour qu’on te pourchasse ainsi, Mélie ?
— Je me suis enfuie, lui confia sa compagne, un accent de terreur dans la voix.
— Et d’où t’es-tu enfuie ?
— Du château de la Porterie.
Ses propos ne faisaient que confirmer ce dont Douce se doutait. Cependant, cela n’expliquait pas la raison de cette traque.
— J’appartiens au comte de Cœurval, poursuivit tristement Mélie, comme si cet élément résumait tout.
— Tu fais partie de ceux qui jouent les ribauds et les catins à son service ?
Honteuse, la jeune femme baissa la tête.
— J’ai été recrutée il y a environ six mois. C’est un des soldats du comte qui m’a repérée alors que je me rendais au marché. Il m’a promis une existence facile et le versement de quelques pièces d’argent. Je sais que j’aurais dû refuser, mais la vie chez moi était tellement difficile. Et puis, il m’a dit qu’il me trouvait jolie.
Douce préféra ne pas pointer la stupidité de ce dernier argument. Elle était effectivement très jolie, mais ce n’était pas une raison pour suivre n’importe qui.
— On raconte que vous êtes nombreux là-haut, remarqua-t-elle tout en surveillant le dénivelé de la pente par où elles étaient arrivées.
— Ça dépend des moments, l’informa Mélie. Certains sont partis après avoir amassé un bon petit pécule. Il se murmure toutefois que d’autres ont disparu.
— Et c’est ce qui t’a fait peur ? demanda Douce, en plongeant brusquement les yeux dans les siens.
— Je ne peux rien te confier, s’alarma la fugitive. Tu serais en danger. Cependant, écoute mon conseil. Si un jour quelqu’un t’accoste pour te proposer de vivre en princesse : cours à toutes jambes.
Douce allait répondre qu’elle voyait mal quelqu’un l’aborder dans ces montagnes, quand les deux sbires du comte apparurent dans son champ de vision. Près d’elle, Mélie se remit à trembler. À l’affût du moindre indice, leurs adversaires marchaient le nez tourné vers le sol, et ils arrivaient droit sur elles. Comme Douce le craignait, ils s’avéraient de redoutables pisteurs. Néanmoins, ils étaient encore relativement éloignés, et elle comprit qu’il leur restait une possibilité pour leur échapper.
— Viens, dit-elle brusquement en saisissant sa nouvelle amie par la main.
Trop effrayée pour réagir, Mélie se laissa entraîner sans résister. Les deux femmes réussirent à s’extirper de leur cachette avant que l’un des hommes les aperçût.
— Elles sont là !
Tirant Mélie derrière elle, Douce courut en direction du pâturage. Si elles parvenaient à négocier le dénivelé de biais, elles auraient une chance d’éviter de chuter de la falaise au bout du terrain et elles regagneraient la forêt, où elles pourraient facilement se dissimuler. Prendre de la vitesse pour dévaler une telle pente était risqué et elle espérait que leurs poursuivants n’oseraient pas les suivre.
Elle s’élançait dans la végétation, lorsque les doigts qu’elle tenait s’arrachèrent aux siens. Le temps qu’elle s’arrêtât pour se retourner, elle avait déjà parcouru plusieurs mètres. Immobile devant le manteau herbeux, Mélie regardait le versant avec effroi. Douce s’agaça aussitôt.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Ça descend trop, se lamenta sa compagne.
— N’aie pas peur. Je te guiderai, tenta-t-elle de la conforter.
Mais Mélie secoua énergiquement la tête.
— Non ! C’est trop risqué.
Douce s’apprêtait à remonter la chercher lorsque, déboulant à leur tour de derrière les rochers, les soldats apparurent.
— C’est ta dernière chance, la prévint-elle.
— Non, se buta l’autre en reculant d’un pas sans paraître s’apercevoir du danger.
De petits cailloux roulèrent soudain dans sa direction. Les yeux écarquillés, Mélie prit enfin conscience de la proximité de leurs agresseurs. Affolée, elle s’élança en avant. Douce poussa un soupir de soulagement. Sa peur avait au moins un effet salvateur sur son instinct de survie. Sa satisfaction fut cependant de courte durée. Au lieu d’aborder la pente de façon transversale pour ralentir comme elle l’avait fait, sa compagne fonçait droit sur elle.
— Mélie ! Non ! tenta-t-elle de l’arrêter alors que sa course s’emballait.
Inutilement, elle tendit la main pour essayer de la stopper. Emportée par le dénivelé, Mélie la dépassa sans réussir à s’accrocher à elle. Avec horreur, Douce la vit basculer dans le vide. Agitant les bras de manière grotesque, elle tomba sans un cri. En contrebas, un craquement sec accompagna le choc de son corps mou sur les rochers. Si elle ne s’était pas tuée, elle s’était au moins brisé plusieurs os.
Précautionneusement, Douce s’avança vers le bord. Les membres écartés, Mélie gisait sur le dos, sa chevelure blonde baignant dans une flaque de sang. Fixés sur elle, ses yeux grands ouverts ne conservaient nulle trace de vie. Douce se signa en évitant de songer aux difficultés à vaincre pour lui offrir une sépulture décente. Ne pas le faire équivalait à donner son corps en pâture aux animaux de la forêt, et elle ne pouvait s’y résoudre.
Une main encercla brusquement sa taille tandis qu’une autre ramenait brutalement ses bras derrière son dos pour se refermer sur ses poignets. Elle comprit trop tard qu’elle avait gâché de précieuses secondes. Bouleversée par le drame, elle n’avait pas entendu l’un des hommes s’approcher derrière elle.
— Débats-toi, et nous tombons tous les deux, la mit-il en garde en resserrant sa prise.
Rageusement, elle remonta la pente en sa compagnie.
— Bonne chasse, se réjouit son collègue, qui attendait à la limite du versant abrupt. Cette chienne vaut bien celle que nous venons de perdre. Rien qu’à la regarder, je suis sûr que sous ses frusques, elle est encore plus belle.
Mortifiée, Douce préféra ne pas répondre. L’homme qui maintenait ses bras en arrière lia soudain une cordelette autour de ses poignets.
— Tu ne verras pas d’inconvénient à ce que je t’attache, commenta-t-il. Je t’ai vu courir et je n’ai pas envie de passer la journée à te pourchasser à travers la montagne. Allez, suis-nous. La rencontre peut te paraître rude, mais si tu te comportes bien, tu en tireras plutôt avantage.
Poussée sans délicatesse, la jeune femme emprunta le chemin de la crête. Il fallait qu’elle se sortît de ce guêpier avant qu’ils ne rejoignissent leurs chevaux. Une fois en selle, elle ne donnait pas cher d’une évasion.
Ils atteignaient les rochers où elle s’était précédemment cachée lorsque, semblant répondre à sa prière muette, une ombre se déplaça subrepticement au sommet d’un pan dénudé. Occupés à regarder où ils posaient les pieds, ses ravisseurs ne s’aperçurent pas qu’ils étaient pris en chasse à leur tour.
Lune Blanche sauta sur le dos du premier soldat pour planter profondément ses crocs dans son épaule. Le hurlement de l’homme arracha un rire à Douce. Il avait beau se débattre comme un diable, il ne parvenait pas à se débarrasser du félin qui labourait son flanc de ses griffes. Volant au secours de son comparse, celui qui la maintenait prisonnière relâcha sa surveillance. Profitant de son inattention, la jeune femme se mit à courir sur la sente étroite malgré ses mains attachées. Elle espérait les semer une fois arrivée sur la pierre plate, quand un miaulement de douleur l’arrêta à mi-parcours.
Faisant volte-face, elle vit son lynx tituber sur le chemin. L’un de ses agresseurs levait sur lui la lame de son épée rouge de sang.
— Lune Blanche !
Une large plaie s’ouvrait à la jonction du poitrail et de la patte avant gauche du petit fauve. Malgré sa blessure, celui-ci se dressait toujours face à ses assaillants. Il pouvait encore les griffer et les mordre. Il n’était toutefois plus en état de soutenir un long combat.
Oubliant sa situation précaire, Douce repartit immédiatement en sens inverse. Bousculant ses ravisseurs, elle s’interposa entre l’animal et l’homme armé.
— Ne la touchez pas !
— Cette bête est à toi ? l’apostropha celui qui menaçait son lynx. Bonne pioche pour nous. Sa fourrure sera appréciée.
Et d’un geste brutal, le soldat tenta de la déborder pour achever le félin.
— Non ! hurla Douce en se jetant sur lui, au risque de se faire embrocher elle-même. Va-t’en Lune Blanche ! Va-t’en !
— Mais quelle furie ! s’emporta l’homme en détournant sa lame in extremis.
Ce furent les derniers mots qu’elle entendit. Violemment frappée à la tempe par le plat de son épée, elle sombra dans l’inconscience.
[1] Au Moyen-Âge, les canons de la beauté féminine étaient différents de ceux d’autres époques. Les critères en cours au début du XVe siècle attribuaient davantage de beauté aux femmes qui possédaient une poitrine menue, des hanches étroites, une peau très blanche et un grand front.
[2] Les chaussures à poulaines avaient la particularité de présenter une pointe recourbée, parfois si longue qu’il fallait les accrocher par-dessus la chaussure pour ne pas gêner la marche. Elles furent particulièrement en vogue au XIVe et XVe siècle.