Chapitre 1
Jonquille & Coquelicot
De la brume de ses rêves, elle surgissait toujours en premier : la honte. Sale, gangréneuse, la honte qui souille l’âme ; la honte face aux regards, aux jugements, terreau du mépris, du dégoût. La honte, cette évidence de la faute, toujours plus monstrueuse lorsqu’elle est dévoilée.
Puis arrivait la peur. Violente, sauvage, la peur qui broie les tripes, qui paralyse les membres. La peur qui réduit l’esprit à l’esclavage, à la supplication. « Je vous en supplie, non… »
La douleur, enfin. Vive, sourde. L’odeur de la chair qui roussit. La chute, un cri. Le sien ? Et le noir. Et plus rien.
~
Aloys se réveilla en sursaut. Sa peau était couverte de sueur et il tremblait. Il s’était emmêlé dans les draps, ses mains crispées sur un coin d’oreiller. Il lui fallut plusieurs minutes pour chasser le spectre de son cauchemar, qui resta agrippé à sa chair comme une bête visqueuse. Après le tumulte auquel avait été soumis son esprit, son cœur peinait encore à s’apaiser. Il battait dans sa poitrine à un galop affolé. Ce rêve était pourtant un fantôme familier, mais qu’il ne parvenait toujours pas, depuis près de dix ans, à apprivoiser. De sa mémoire, de son corps ou de sa conscience, lequel des trois portait le plus de stigmates ? Aloys n’aurait su le dire. Il évitait de pousser plus avant la question. Seul et désarmé face à ses démons, il savait d’expérience que l’introspection ne menait qu’à de plus grands tourments. Il lui faudrait confesser cela à son médecin, qui aurait certainement un avis sur le sujet. Et, comme souvent, il lui dirait de renouveler prières et mortifications.
Après un soupir, Aloys écarta son lourd édredon de plumes et entreprit de se glisser hors du lit. Une douleur aiguë le traversa. Il serra les dents le temps qu’elle passât. Sa jambe droite était toujours douloureuse au réveil. Avec un râlement d’irritation mêlée de lassitude, il s’aida d’une main afin de poser les deux pieds bien à plat à terre avant de pouvoir se lever. Une fois debout, il se saisit de sa canne et se dirigea, en clopinant, vers la fenêtre de sa chambre. Les hauts volets intérieurs étaient clos. Le jour filtrait pourtant par les rainures du bois teinté. Il perçut le bruit atténué de l’activité dans les cuisines, deux étages plus bas. Il devait être assez tôt dans la matinée. Dorus, son valet de pied, n’était pas encore venu lui apporter son petit déjeuner. Il en fut soulagé. Assoiffé de lumière, Aloys aimait plus que tout se charger d’ouvrir lui-même les grands volets de pin à la place des domestiques. Il lui semblait à chaque fois, pendant un instant, être le premier sur Terre à découvrir le monde au petit jour.
Il enclencha la crémone métallique et repoussa avec vigueur les vantaux. Aussitôt, le paysage d’horizon lisse de la campagne hollandaise s’étira sous ses yeux : du bleu, un peu de vert, le marron de la terre humide et le jaune sale des herbes mortes. L’infini d’une nature calme et sans remous. C’était la fin janvier et son soleil terne ; l’hiver où tout se repose en attendant le printemps. Aloys s’appuya sur le rebord de la fenêtre, les yeux dévorant l’étendue gigantesque du ciel ; il aimait à perdre son regard au loin et ne craignait pas la monotonie de l’absence de relief, car il y trouvait de quoi endormir les émois incessants de son esprit.
Derrière les fenêtres découpées de petits carreaux, le vent faisait danser les branches des arbres. Le temps était blanc laiteux, sans nuages, et le matin s’obstinait à vouloir rentrer dans le manoir clos. Sans doute la lumière cherchait-elle à insuffler ainsi de la vie entre les murs épais de cette demeure auguste qui appartenait depuis des générations à sa famille : les Van Leiden. Elle n’y parvenait pas, ou très peu ; les domestiques s’obstinant à condamner toutes les ouvertures de peur que la moindre brise provoquât, chez le maître des lieux, une de ces crises de crampes qui le clouait des jours au lit. Aloys, malgré tout, aurait voulu pouvoir baigner son visage de rayons de soleil et remplir ses poumons d’air pur, courir pieds nus dans l’herbe et se jeter dans le cours d’eau au bout du domaine. Caprice d’enfant ou désir d’adulte ? À vingt-sept ans, son insouciance était loin. Et ses désirs… Seul depuis des années dans cette retraite monacale, il n’en avait plus guère. Les années qui passaient se fondaient en une brume mouvante le privant souvent de repères. Il n’avait comme avenir et comme frontière que ce paysage travaillé par les hommes depuis des siècles.
Pendant quelques minutes encore, il perdit son regard sur l’horizon. Séquencées de canaux et de terres arables, ponctuées de moulins et de petits villages paisibles, les Provinces-Unies[1] jouissaient d’une paix et d’un développement économique sans précédent. Le Siècle d’or[2] était certes terminé depuis plusieurs dizaines d’années, mais le calme territoire de la Hollande n’en restait pas moins une terre prospère vivant de son sens du commerce, et de l’esprit pratique et tenace de son peuple.
Aloys aimait à imaginer, là-bas à plusieurs heures de route, les fortifications aux angles tranchants de la ville d’Amsterdam. Dans ce pays, le vent retenait parfois le goût des embruns, le sel de la mer du Nord et les saveurs des aventures des marins au long cours. Le grand port n’était qu’à vingt-cinq miles de là. Si proche, mais bien trop loin pour sa santé fragile et son physique d’éclopé. Amsterdam, cet immense débarquement des navires du monde, cette débauche d’exotisme propre à enivrer les plus blasés, ne lui était pas accessible. Elle n’était pour lui qu’effluves d’horizons lointains à peine perçus, une tentation bien cruelle. Aloys était trop raisonnable, et las peut-être, pour lutter contre les prescriptions des apothicaires. Flâner dans les ports n’était guère recommandé pour un invalide. Il lui fallait faire preuve de bon sens et de résignation.
Malgré tout, il se gorgea plusieurs minutes du spectacle de la Nature qu’endormaient les frimas de l’hiver. Le parc de la propriété Van Leiden avoisinait les champs des hameaux alentour. Ces campagnes cultivées avaient été conquises sur la mer, année après année, siècle après siècle. Lentement, patiemment, son père et son grand-père et leurs aïeux avant eux avaient vu se transformer ce petit pays, devenu grand par ses conquêtes d’au-delà les océans. Enrichis par le commerce et honorés dans le passé de postes prestigieux au sein des conseils municipaux, les Van Leiden vivaient entre ces murs depuis des générations. Lenteur, patience… Cette demeure semblait à Aloys aussi immuable qu’un tombeau de granit. Il plissa les yeux pour observer les champs au loin ; nul paysan ne sortait de si bon matin. En cette saison, les cultures étaient en sommeil elles aussi et les villageois dédiaient leur temps à l’artisanat et au soin des bêtes dans les étables calfeutrées.
À leur exemple, il s’agissait également pour Aloys de rester à l’abri des murs séculaires du manoir. Et cela même si ses pensées s’égaraient au loin sur les quais du grand port. Le docteur Kuntze avait été catégorique : s’aventurer dans un lieu d’une telle insalubrité lui était formellement interdit. Il en allait de sa santé comme de son âme. Il s’écarta donc de la fenêtre, à regret. Inutile de tenter le démon en ouvrant son cœur à l’envie de liberté.
Le vent froid de l’hiver souffla plus fort contre la façade de la vieille demeure. Les branches d’un ypréau blanc[3] battirent en rythme contre les murs extérieurs. Aloys vint s’asseoir à son bureau. Il déposa sa canne contre l’accoudoir de son fauteuil et étira sa jambe raidie. La cicatrice à sa hanche droite le faisait souffrir davantage au cœur de la saison froide. Il la massa un instant pour réchauffer l’articulation et soulager la douleur. Il s’habillerait plus tard. Son pantalon de toile, sa chemise de nuit et un gilet de laine rapidement noué sur ses épaules lui suffiraient bien jusqu’à l’arrivée de son valet. Il restait des braises chaudes dans la cheminée pour qu’il ne prît pas froid et il avait du travail à finir. Il se saisit d’une plume et la trempa dans son encrier.
Devant lui s’étalaient les plans d’aménagement de sa nouvelle serre. Il l’avait fait construire sur les fondations de l’ancienne orangerie du manoir. Une belle et grande œuvre de bois, de petites briques et de verre, où il espérait faire pousser les variétés les plus exotiques de plantes et de fleurs, celles dont le parfum et les couleurs lui donneraient un aperçu des royaumes du bout du monde. Cela faisait près de deux ans qu’il travaillait à cette idée. Planter des essences rares dans l’immense parc de la demeure ne lui suffisait plus. Les arbres poussaient trop lentement. Il voulait à présent voir la flore se développer plus rapidement, étudier tout cela au jour le jour. La fortune des Van Leiden, dont il était l’unique héritier, lui autorisait, sans entraves, ce caprice. De même, la relative proximité d’avec la ville de Leyde[4], où avait été ouvert au public le plus important Jardin botanique d’Europe, lui permettait d’avoir accès aux dernières découvertes en la matière. Le sujet le passionnait.
Sa chambre, dans laquelle, pour plus de commodité, il avait installé également son bureau, regorgeait d’herbiers et de traités d’horticulture. Des spécimens séchés trônaient sous des cloches de verre, des cartes et des mappemondes occupaient murs et étagères. Cette pièce envahie par la science botanique était son antre d’explorateur immobile. Il ajouta deux notes sur un plan, en haut d’un des murs à suspensions de la façade donnant à l’est, et traça le réagencement de la zone des orchidées.
On frappa à la porte. C’était Dorus, le visage fermé comme à l’accoutumée. Il salua Aloys avec raideur et, sans plus de préliminaires, vint l’aider à ôter ses vêtements de nuit. Aloys se laissa manipuler comme une poupée ; son valet était un maître dans l’art de le faire se sentir aussi inanimé qu’un pantin de bois. Aucun des gestes de Dorus ne portait trace de la moindre affection, rien dans son attitude n’exprimait la plus petite marque d’amitié. C’était exactement pour cette froide indifférence que le docteur Kuntze lui avait recommandé de prendre cet homme à son service intime. Ainsi, nulle tentation, rien qui pût échauffer son esprit et réveiller les flétrissures dont son âme avait été marquée après « l’accident ». Les risques de se perdre à nouveau pouvaient surgir à la plus infime incartade, c’est pourquoi il lui fallait prendre garde. Les contacts physiques, dans son état moral, étaient plus que tout à proscrire. Le médecin avait été catégorique sur ce point et Aloys n’aurait jamais eu l’idée de s’y opposer. Les ordonnances de Kuntze formaient la ligne de conduite d’Aloys depuis tant d’années à présent qu’en lui la résignation avait fait place à toute volonté de rébellion.
Il réprima un frisson, le froid de la pièce lui mordait la peau. Dorus l’aida à passer son habit de journée : une culotte de velours vert pâle fermée par six boutons en nacre par-dessus des bas de coton épais, une chemise écrue, ainsi qu’un gilet orné d’un entrelacs de rinceaux brodés. C’était là une tenue simple : point de perruque, pas de col empesé. Il n’était pas question qu’il reçût des invités en ce jour et il tenait à porter autant que possible des vêtements commodes. Cela, au moins, ne contrevenait pas aux recommandations du docteur Kuntze !
Aloys se morigéna intérieurement. Il ne devait pas se montrer ingrat. Ce médecin, tout strict et froid qu’il était, œuvrait auprès de sa famille depuis si longtemps qu’il était aussi consubstantiel à cette demeure que les cheminées ou les horloges. Enfant, Aloys l’avait vu, jeune docteur, au chevet de sa mère lorsque celle-ci avait déclaré les premiers signes de la phtisie pulmonaire[5] qui devait l’emporter trois ans plus tard. Wilhelmus Kuntze avait alors exprimé les plus vives inquiétudes quant à la santé d’Aloys. Garçonnet pâle et frêle, toujours le nez dans les livres à rêver de voyages et de contrées exotiques ; il était à craindre qu’il eût hérité des humeurs froides et humides de sa mère. Le père d’Aloys, déjà âgé de soixante-quatre ans à l’époque et, voulant en avoir le cœur net, avait demandé que son fils cadet fût ausculté par plusieurs médecins. Aloys en gardait un souvenir effrayant et précis. Le cabinet de travail de son père : sombre, massif et ancien, à l’image de son propriétaire, Gerrit Van Leiden, assis les bras croisés sur son ventre proéminent, regardant son fils renouer sa chemise après une auscultation qui avait laissé l’adolescent rouge de confusion. Il n’était certes pas accoutumé à devoir se dénuder en présence de son géniteur et de trois messieurs tout de noir vêtus. Le contact de leurs mains froides et inquisitrices l’avait hanté pendant des semaines. Ce jour-là, fort heureusement, il n’avait pas été diagnostiqué phtisique, mais, à titre préventif, et parce qu’on le soupçonnait de présenter les premiers symptômes d’une épilepsie des poumons[6], il fut déclaré qu’Aloys serait interdit de toutes activités viriles. L’adolescent en avait été mortifié. Un tel diagnostic avait tout de la condamnation au célibat, associé à une vie médiocre de souffreteux sans avenir. Adieu rêve de voyages et d’aventures lointaines !
Pour son père, ce ne fut pas un drame. Aloys était le dernier rejeton, celui né sur le tard, le favori des amies de sa mère qui s’amusaient quand il était tout petit à nouer des rubans dans ses boucles blondes. Pas le meilleur candidat pour porter le glorieux héritage familial. On pourrait bien en faire un clerc ou un pasteur, s’il survivait jusque-là. Les deux aînés Van Leiden, les frères d’Aloys, Gerrit le jeune et Jacobus, étaient de solides garçons. Ils ne tarderaient pas à se marier et feraient certainement la fierté de la maison. Dès lors, il ne fut plus question d’emmener Aloys dans les parties de chasse, les promenades champêtres, les négoces à la ville ou les foires paysannes. Les domestiques se mirent à le couver tout en accompagnant leurs attentions de considérations humiliantes sur les faiblesses trop féminines de son physique. À presque quatorze ans, cela acheva de le plonger dans un brouillard de perplexité et de le rendre pathologiquement misanthrope et timide. Déjà complexé par son gabarit fluet et son visage à la joliesse de jeune fille, Aloys se mura alors avec obstination entre les quatre murs de sa chambre, où il passa ses journées à étudier tout ce qui pouvait lui être accessible : traités de sciences et de géographie, récits d’explorations autour du monde, cartes et herbiers, livres de légendes anciennes, journaux de voyage. Un jour, il le croyait, à force de volonté, il surmonterait sa santé défaillante et prendrait la mer pour parcourir le globe. Il leur prouverait alors à tous que…
Dorus s’éclaircit la gorge et cela mit fin aux sombres réminiscences d’Aloys. Son valet venait d’achever de fixer les boucles de ses chaussures et souhaitait certainement être libéré afin de raviver le feu dans la cheminée et de servir le petit déjeuner. Aloys lui sourit et le congédia d’un léger signe de tête.
Il posa les yeux sur la mappemonde qui ornait un angle de son bureau et soupira. Le parc de sa demeure était comme une mosaïque où chaque tesselle reflétait un ailleurs inaccessible. Ce minuscule territoire qu’il composait avec ferveur serait l’ultime destination où il irait jamais. Ainsi était sa vie : par l’esprit seul, il parcourrait les terres lointaines. Il se rassit et reprit son travail.
Une heure s’écoula, ronde et lourde, au carillon de l’horloge comtoise qui sonnait depuis le salon. Une heure seulement. Le temps ne passait pas assez vite à son goût. Depuis quatre jours avait été annoncé le retour des navires de la dernière expédition d’Asie au grand port d’Amsterdam. Les quais devaient grouiller des marchandises débarquées des soutes des immenses bateaux de commerce et d’exploration. Aloys avait envoyé son homme de labeur, le bourru et loyal Guus Binckes, pour aller y quérir des plantes et des graines venues des pays lointains. Le tâcheron était parti sur-le-champ. Il devait être arrivé au port depuis. Il marchandait sans doute déjà avec les capitaines le prix de leur cargaison précieuse et rare.
Ô combien Aloys aurait voulu être à ses côtés.
Ô combien il doit être bon de voir, sentir, toucher toutes ces merveilles ! se dit-il en tournant le regard vers la fenêtre et son horizon inatteignable.
Oui, ô combien il devait être bon de vivre…
[1] Les Provinces-Unies, première République fédérale européenne, sont créées au XVIe siècle. La Hollande est l’une de ces sept provinces ; elle est la plus riche et la plus vaste. Amsterdam est son centre financier et culturel, si puissante que l’on dit de la ville qu’elle est la capitale de l’Europe. Un stadhouder gouverne chaque province.
[2] Le Siècle d’or hollandais s’étend sur tout le XVIIe siècle. Les Provinces-Unies sont alors la première puissance commerciale au monde et une république. La liberté de culte, le développement des sciences humaines et naturelles en font l’un des centres intellectuels majeurs de l’Europe.
[3] L’ypréau blanc est un peuplier originaire de Hollande.
[4] Leyde est une des premières villes d’Europe à disposer d’une université (avec Oxford et Paris). Elle s’est enrichie, comme toutes les Provinces-Unies, durant le fameux Siècle d’or hollandais, époque où le commerce maritime fut exceptionnellement prospère. Le Jardin botanique de la ville est mondialement célèbre. Les collections de plantes exotiques y étaient exceptionnellement riches. Cela incitait les navires marchands à venir vendre des plantes rares dans cette ville.
[5] Ancien nom désignant la tuberculose jusqu’au milieu du XIXe siècle. C’est un Hollandais, Franciscus de le Boë, qui le premier observa en 1679 la présence de « tubercules » dans les poumons des malades.
[6] L’épilepsie des poumons est l’ancien nom de l’asthme donné au XVIIe siècle. Au cours du XVIIIe siècle, la médecine se penche sur la question, et les théories vont bon train sur les « humeurs » sèches et humides, froides et chaudes, provoquant cette maladie. Les traitements sont tous plus dingues les uns que les autres, certains conseillent la ciguë… je vous laisse en deviner les effets !
Chapitre 2
Hortensia & Glaïeul
Le bruit du vent dans les mâtures, les craquements de la coque et, sous ses pieds, le pont de bois râpeux, solide et mouvant, avant la terre ferme. Johan n’était pas revenu à Amsterdam depuis dix ans.
L’équipage s’activait frénétiquement. Pour préparer l’entrée dans la darse, il fallait installer les pare-battages en coco le long du bastingage et affaler les voiles à hunier, puis les enrouler sur les vergues. Après de longues manœuvres, Le Chat génois vint accoster les quais. Les amarres furent jetées sur le ponton, aussitôt saisies par des gabiers qui les enroulèrent à des bittes solides. Les navires s’alignaient les uns aux autres comme des taquets de jeux d’enfants. Des centaines de débardeurs, de marchands, de badauds et de traîne-misère s’amassaient autour des cargaisons fraîchement débarquées.
Johan abandonna la barre après un profond soupir. L’horizon de houles et d’infinis dangers, les paysages exotiques et la rude fraternité des marins allaient peut-être lui manquer, mais il n’en était pas moins heureux de regagner pour quelque temps son sol natal. Il était épuisé, physiquement et moralement. Certes, l’expédition avait été riche de découvertes extraordinaires : lui qui se passionnait pour les cultures lointaines et les mœurs des peuples si singuliers d’Asie avait été comblé. De l’Inde à la Chine, du golfe du Nankin[1] au port de Dejima, le jeune capitaine avait vu mille merveilles à jamais inscrites dans sa mémoire. Hélas, l’océan ne lui avait pas offert que des frissons de plaisir. Parti matelot freluquet, fuyant la pauvreté des faubourgs d’Amsterdam, il revenait le visage marqué par les embruns et le corps endurci par l’expérience de la mer. Après sept années passées en Asie, sept longues années à arpenter les mers et à marchander les produits les plus incongrus dans des langues incroyables, le voyage de retour avait rapidement tourné au calvaire. Le navire, après une violente tempête au large de Bornéo, avait dû mouiller un temps sur les côtes du golfe du royaume de Siam. À terre, une mauvaise fièvre avait décimé l’équipage et envoyé de vie à trépas le capitaine. Johan, alors second, avait pris sa relève. À tout juste trente ans, il n’avait pas été aisé pour lui de se faire obéir de la douzaine de marins survivants, rendus revêches par les coups du destin. Son retour vivant en Europe tenait autant à la fermeté de son caractère qu’au bon vouloir de la chance.
Ce qu’il n’avait pas dit à son équipage, faute de quoi il aurait probablement été jeté par-dessus bord, c’est qu’une perte d’étanchéité dans la coque, entre la cale et la cambuse[2], avait fortement endommagé les marchandises qu’ils avaient si péniblement rapportées. Les revendre à bon prix allait s’avérer impossible. Il faudrait probablement céder le navire, et le piteux état de cette modeste flûte de commerce[3] ne permettrait sans doute pas d’espérer récupérer plus que de quoi payer les hommes une cinquantaine de florins[4] par tête. Johan fronça les sourcils, la journée promettait d’être particulièrement houleuse et, pour une fois, le vent n’y serait pour rien. Après un dernier coup d’œil à la bonne fixation des haubans, il sauta sur le quai.
~
Trois heures plus tard, sa sombre lassitude s’était muée en une rage à peine contenue. D’exaspération, Johan balança un violent coup de pied dans le chambranle de la porte du comptoir de négoces. Trois poules et la vieille femme en guenilles assise à côté d’elles poussèrent un cri de stupeur. Johan grommela un semblant d’excuse avant de s’éloigner, le nez dans le col de son paletot de vieux cuir. L’air glacial de la mer vint ébouriffer sa tignasse trop longue. Et en prime, il fait un froid polaire sous ces maudites latitudes ! pensa-t-il, hargneux.
Son retour au port démarrait sous les pires hospices. La vente du navire n’avait pas pu se faire, car il avait été découvert à la capitainerie que son propriétaire réel n’était pas, comme l’avait cru Johan, le capitaine décédé, mais un obscur négociant. L’homme n’ayant pas donné signe de vie depuis près de sept ans, le bateau et sa marchandise revenaient en propriété à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales[5], responsable du premier contrat d’affrètement pris dix ans plus tôt. Johan avait moins d’une heure avant la saisie du navire et il n’aurait rien pour payer l’équipage. Une vraie catastrophe. Il allait lui falloir, cette fois, plus que de la ténacité pour se sortir de cette panade !
La foule du matin s’était un peu clairsemée, et le port, sans être vide, était plus calme. Quelques filles de joie traînaient leur misère près des navires tout juste accostés, espérant entraîner, dans une chambre sentant le moisi, gabiers et mousses en manque de chair accueillante. Lorsque Johan arriva sur le quai où était amarré Le Chat génois, il y trouva les caisses et les tonneaux de marchandises tous déchargés. L’équipage attendait assis sur les bittes d’amarrage ou à même les rouleaux de cordages. L’un des marins, Coenraad Heyden, un gaillard à la gueule chiffonnée par l’eau-de-vie et au regard perpétuellement teinté d’un amusement cruel, le héla :
— Alors, Turing ? Ce salaire ? On voit pas tes poches déborder de piéçailles. Ça s’rait ti que ces môsieurs du commandement, ils auraient besoin d’un peu plus que de se faire sucer le mât pour dire oui à tes escobarderies[6] ?
Le marin partit d’un rire gras auquel d’autres matelots firent écho. Les blagues obscènes touchant aux préférences galantes du jeune capitaine faisaient toujours recette. Ces grivoiseries étaient sans conséquence en mer, où la tolérance était imposée par la nécessité de chacun d’assouvir ses instincts auprès de toutes chairs offertes, qu’elles soient femelles ou mâles. Mais à terre, dans une ville d’Europe aux mœurs strictes, et alors qu’il était clair que ses hommes cherchaient la moindre raison pour lui sauter à la gorge, une telle saillie valait une gifle. Johan serra les poings et donna à son regard clair toute la froideur hautaine que lui conférait, pour une heure encore, son statut sur l’équipage.
— C’est « capitaine » pour toi, Coenraad. Tu fermes ton claque-merde jusqu’à nouvel ordre. Et si tu veux qu’on trouve à se payer, il va falloir te faire aimable, parce que c’est avec cette cargaison, et seulement elle, qu’on se fera un peu de gras.
Quelques exclamations fusèrent parmi les matelots. Johan y coupa court en préférant jouer la carte de l’honnêteté. Il prit un ton sec qu’il espérait empreint de franchise pour assurer à ses hommes qu’il faisait de son mieux :
— Le bateau n’est plus à nous et ne l’a jamais été. Par la vertu d’une poignée d’emperruqués, il appartient maintenant à la Compagnie des Indes orientales. Et vu l’état de leurs finances, ils ne vont pas nous laisser le plaisir de conserver le moindre bout[7] provenant de ce navire. Donc, le mieux que l’on a à faire, c’est de prendre tout ce que l’on a de marchandises et de le revendre dans l’heure, histoire d’avoir au moins de quoi passer l’hiver au chaud.
— Et tu t’es bien gardé d’nous dire qu’les trois quarts de c’te foutue cargaison étaient bons à j’ter à la baille ! On aurait dû t’égorger d’puis longtemps, Turing, plutôt que d’te laisser nous faire accroire à ton beau parler de cul blanc, répliqua le marin en accompagnant ses grossièretés d’un large geste en direction de ses camarades.
— Palsambleu, Coenraad ! On a pas le temps de se balancer des nasardes[8] ! On a moins d’une heure pour gagner notre paie ! aboya Johan, excédé.
— « Notre » paie, Turing. Pas la tienne ! On s’est dit avec les gars qu’on allait pas partager avec le genre de bougres de ton espèce. Y a pas d’raison qu’on s’fasse foutre, attendu qu’nous on aime pas ça, rétorqua Coenraad, sa trogne couturée se fendant d’un sourire menaçant.
Lorsque Johan les interrogea du regard, les autres marins baissèrent le nez. Pas fiers, évidemment, mais ils ne s’interposeraient pas : une belle bande de lâches. Tout cela avait l’allure d’une mutinerie, préparée à coup sûr depuis quelque temps. Et pour appuyer son autorité sur la douzaine de membres d’équipage, Coenraad voulait d’une manière ou d’une autre en finir par régler cela aux poings. La brute s’avança, patibulaire, en faisant craquer ses phalanges. Aussitôt, les marins firent cercle autour des deux hommes. Johan se délesta de son paletot en cuir, trop lourd, qui gênerait ses mouvements, et le jeta à terre. Il eut à peine le temps de rouler sa chemise sur ses avant-bras que la brute se jetait sur lui. Johan esquiva sans peine le premier coup et répondit d’un crochet bien placé en plein visage, qui fit reculer son adversaire. Coenraad cracha un filet de sang et sourit de toutes ses dents rougies. Le combat semblait l’amuser, voire grandement l’exciter.
— Y aurait un homme sous c’costume d’giton, Turing ? En v’là une nouvelle ! lança-t-il.
La plaisanterie commençait à courir sérieusement sur les nerfs de Johan. Il se préparait à fondre sur son adversaire avec toute l’énergie de son exaspération, lorsqu’une voix rauque à la limite du grondement résonna soudain, interrompant le combat :
— Oh, Foutre Dieu ! C’est qui l’propriétaire de c’barda ? Eh, là ! Les fils de gueuses, c’est à vous que j’cause ! insista la voix avec une autorité peu commune.
Le cercle des marins s’ouvrit alors sur un individu massif vêtu d’un pardessus très long et la bouffarde pendue aux lèvres. À l’instant où Johan tournait la tête vers l’importun pour lui répondre, Coenraad profita de ce moment d’inattention pour lui assener une beigne magistrale en pleine mâchoire, l’envoyant littéralement valser dans les bras de l’inconnu. Celui-ci le remit debout avec vigueur et indifférence, comme s’il ne pesait pas plus lourd qu’un chiot. Il le laissa flageolant et sonné pour s’adresser directement à son adversaire :
— Le fils Heyden ! Dame, j’aurais pas parié mes guêtres à te revoir vivant. Me dis pas qu’c’est toi, l’possesseur de c’tas de merdes.
— Guus Binckes, bin ça ! Qu’est-ce tu viens foutre dans mes affaires ? renvoya Coenraad à la cantonade.
— T’occupe, l’écornifleur[9]. Chuis pas là pour jouer à cligne-musette[10] avec toi. Alors, c’est qui le taulier de ta bande de crevards ? cracha l’homme stoïquement.
— Va d’mander à c’ui-là à qui il est le rafiot !
Coenraad étouffa un rire en désignant avec dérision Johan, qui massait sa mâchoire endolorie. Lorsque ledit Guus se tourna vers lui, le jeune capitaine put constater que les deux hommes avaient un vague air de ressemblance, dans la carrure tout du moins. Peut-être de lointains cousins ? La même force d’une nature tout en muscles, cheveux hirsutes et gueule bourrue, mais quelque chose dans l’œil du nouvel arrivant disait la franchise et la loyauté, ce dont l’autre était totalement dépourvu. Guus Binckes le toisa avec perplexité, sourcils levés. À l’évidence, il n’aurait pas parié sur lui au jeu du « devine qui est le capitaine ». Johan ramassa son paletot crotté et, l’enfilant avec emphase, tenta de reprendre une attitude martiale. Mais il ne se faisait pas d’illusions : sa silhouette longiligne, sa barbe rousse et ses cheveux trop longs lui donnaient plutôt l’air d’un traîne-misère que d’un digne capitaine de navire marchand.
— I’ vous reste quelqu’chose à sauver de votre gourbi ? l’interrogea néanmoins Guus, sans plus de cérémonie.
Il donna un mouvement de menton dédaigneux vers les dizaines de caisses de plants, les sacs de graines, de victuailles et les tonneaux de tissus étalés grossièrement sur le quai. Les marins firent silence. Coenraad, dans le fond, ricanait. Johan reprit rapidement ses esprits. S’il y avait un moyen de tirer quelques florins à un naïf : c’était le moment ! Il colla un sourire conquérant sur son visage, qui se transforma aussitôt en grimace de douleur. Il avait oublié sa mâchoire engourdie. Ravalant un juron, il répondit :
— Bien sûr, vous cherchez quoi ? On a tout ou presque, et c’est du rare. Vous avez de la chance, je peux vous faire le lot à…
Johan avisa la douzaine de paires d’yeux braqués sur lui et fit un calcul rapide : douze gars et avec lui en plus à cinquante pièces par tête…
— Six cent cinquante florins d’argent !
— Te fous pas de moi, le marlou. À trois cents florins, ça s’rait déjà trop t’payer !
Guus Binckes sortit une lourde bourse de sa besace et la jeta à Johan.
— Deux cent cinquante et ça s’ra bien, je te prends tout c’qui n’a pas trop pris le sel, on f’ra le tri plus tard, compléta-t-il.
Il n’attendit pas de réponse et se tourna vers le reste de l’équipage, attrapa deux gars par l’épaule et les poussa vers les caisses pour qu’ils commencent à l’aider à charger les marchandises hétéroclites sur un imposant attelage arrêté non loin.
Pour qui ce rustre peut-il bien travailler pour avoir un tel aplomb et faire si peu de cas de son argent ? se demanda Johan, encore sonné par la succession trop rapide des événements. Mais avant qu’il n’eût eu le temps de se perdre en conjectures, cinq hommes en armes surgirent à ses côtés, suivis d’une sorte d’agent d’escompte portant bésicles, sacoche en cuir et rouleaux de parchemin. Ils venaient saisir le navire et tout ce qui pouvait avoir la moindre valeur afin de dédommager la Compagnie. Le gratte-papier tendit au jeune capitaine, qui n’en serait bientôt plus un, un document qu’il ne put que signer en bas à droite, puis, accompagné des gardes, se dirigea aussi sec vers le bateau. Profitant de la surprise générale, Coenraad lui arracha la bourse des mains.
— Ça, c’est pour nous autres ! gronda-t-il. Toi, tu t’trouveras bien un fond de lit à réchauffer.
Coenraad tourna les talons, suivi du reste de l’équipage, laissant Johan fumant – mais à douze coquins contre un capitaine sans navire, il lui serait malavisé de relever le gant. Les larrons se partageraient le contenu de la bourse dans un des rades du port. Et lui ? Le vent d’hiver balaya le quai et s’engouffra dans son paletot, le glaçant instantanément jusqu’à la moelle. Lui, il devait trouver une solution. Et vite.
Non loin de là, Guus finissait de charger, seul, les derniers tonneaux sur son énorme chariot. Cet homme devait être le galefratier[11] de quelque riche collectionneur d’exotismes qui n’avait pas envie de venir traîner sur les ports pour y frayer avec les négociants. Il y avait peut-être un emploi à trouver auprès de ce genre de farfelus qui amassaient les breloques par dizaines dans leurs cabinets de curiosités. Ce maître pouvait bien être de ces tulipomanes nostalgiques de la grande époque du commerce du vent [12]!
Johan s’approcha d’un pas décidé de l’homme à tout faire. Celui-ci l’ignora superbement et continua à caler les caisses sur le chariot. Il déplia une grande bâche huilée pour couvrir les marchandises. Johan l’aida à nouer la toile et en profita pour l’interroger, se montrant le plus cordial possible :
— Et donc, Guus, tu travailles pour qui ? Les Valentijin ? Les Boerhaave[13] ?
L’homme se tourna vers lui et le dévisagea, les sourcils froncés. Il lui répondit d’un ton renfrogné en tirant sa pipe de sa bouche :
— C’est Monsieur Binckes pour toi, marlou. Et pour qui je bosse : c’la te regarde pas.
Il reprit ses préparatifs sans ajouter un mot. Johan ne se laissa pas décontenancer. L’homme était certes revêche et mal dégrossi, mais semblait bonne pâte. Avec un peu de persévérance, peut-être que… Sa survie pendant la saison froide dépendait de cette opportunité. Tandis que « Monsieur Binckes » grimpait sur le siège de cocher, Johan agrippa prestement le mors d’un des chevaux de trait qui s’apprêtaient à partir. Guus le fusilla du regard.
— Je suis solide, endurant ! Cet hiver, dans une grande maison, vous aurez besoin d’aide pour entretenir le parc ou… je peux aussi… j’ai fait trente-six métiers pendant cette expédition, je parle sept langues, je sais écrire ! Je peux être utile, emmenez-moi et vous ne le regretterez pas ! balança-t-il avec ferveur.
Il ne suppliait pas, mais s’y abaisserait s’il le fallait. Tout, plutôt que se retrouver à mendier sur le port.
— Dégage, marlou, mon maître a déjà assez de grinchotteurs[14] à entretenir, il a pas b’soin d’un de plus.
Guus leva son fouet de son bras puissant, autant par menace que pour signaler qu’il allait partir dans l’instant. Johan soutint son regard et ne lâcha pas la bride du cheval. Il se savait téméraire et surtout entêté jusqu’à l’obstination, un défaut bien commun chez les fils de huguenots exilés, disait-on. C’était le moment de ne pas faire défaut à son sang !
— Les plantes et les graines que vous avez achetées pour le plaisir de votre maître, vous ne savez pas les faire pousser. Moi si ! Je suis allé les chercher, je les connais, j’ai appris auprès de doctes savants là-bas. J’ai vu tant de choses, des pays incroyables ! Je sais raconter, je suis sûr que votre maître goûtera le plaisir de savoir d’où viennent toutes les merveilles que vous allez lui rapporter, répliqua-t-il avec aplomb et même un éclat d’exaltation dans la voix.
Cette fois, le visage de Guus prit une expression moins terrible. Sans être aimable, il sembla que l’homme avait été gagné par les derniers arguments de l’ex-capitaine. Il le scruta sans mot dire et renifla avec un brin d’hésitation. Au bout de plusieurs longues secondes, il tira une bouffée de sa pipe, grogna, puis se décala sur son siège. D’un coup de menton, il indiqua à Johan de monter à ses côtés. Celui-ci ne se fit pas prier. Dame Fortune avait fini par se pencher sur son cas, louée soit-Elle !
Le fouet claqua sur l’échine des quatre chevaux d’attelage et le chariot empesanti démarra aussi sec avec une vigueur presque surnaturelle. Ils traversèrent la ville. Les roues cahotèrent sur les pavés des rues d’Amsterdam, remuant sans merci marchandises et passagers comme durant une nuit de tempête à fond de cale. Johan se demanda si les rares plants qui avaient résisté au voyage par les mers supporteraient les malheureux derniers kilomètres les séparant de leur destination finale. Une fois les remparts de la cité dépassés, la nuit tomba rapidement sur la campagne hollandaise. Les fermes proprettes succédèrent aux cahutes urbaines, et les ruisseaux calmes aux canaux des villes. Le paysage monotone plongea Johan dans une somnolence lourde, conséquence de sa journée pour le moins éreintante. Il se recroquevilla dans son paletot et tenta de fermer l’œil en évitant de venir s’appuyer trop délibérément contre l’épaule virile de Guus, qui n’avait pas le profil à apprécier ce genre d’intimité. Près d’une heure de route plus tard et alors que le sommeil rattrapait tout juste l’ex-capitaine, le cocher, qui n’avait pas desserré les dents depuis leur départ, aboya une question qui le fit sursauter :
— C’est quoi ton nom, marlou ?
Johan se redressa, la bouche pâteuse, mais se reprit pour répondre d’une voix qui se voulait pleine de franche camaraderie, même s’il préférait, et de loin, garder le silence et qu’on le laissât en paix :
— Johan. Johan Turing d’Amsterdam.
— Très bien, Johan Turing d’Amsterdam, mon maître se nomme Aloys Van Leiden, c’est un hoir[15] d’ici, quelqu’un de bien, juste et bon pour ses gens. Alors, si d’une façon ou d’une autre, tu lui portes le moindre tort, je te fais bouffer par mes chiens après t’avoir arraché les couilles. C’est clair ?
Johan le regarda, médusé, et finit par opiner du chef. Le reste du trajet, il le passa roulé en boule sur le siège, le plus loin possible de l’épaule de Guus. Van Leiden… Ce nom résonna vaguement dans le brouillard de ses souvenirs sans qu’il parvînt à le rattacher à quelque chose, signe que cela ne devait pas être d’un intérêt primordial. Qu’importe qui était son futur employeur, pourvu qu’un toit lui fût offert et sa gamelle remplie. Son regard se fixa sur le sinueux chemin qui le mènerait à son nouvel emploi. Passer en l’espace d’une poignée d’heures de capitaine de navire marchand à jardinier, voilà qui pour Johan était la preuve que le destin prenait parfois des tournants inattendus.
[1] Les royaumes de Siam, le golfe de Nankin, etc. sont des appellations anciennes de territoires situés en Asie. Dejima est le fameux port japonais où seules les flottes hollandaises avaient le droit de mouiller, le reste des îles du Japon était fermé aux étrangers. C’est la surpuissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales qui a la mainmise sur le commerce.
[2] La cambuse est un espace situé dans un navire juste au-dessus de la cale (c.-à-d. le fond), c’est là, souvent, qu’était stockée la nourriture.
[3] Une flûte est un type de navire de conception hollandaise fait exprès pour la charge de marchandises. Sa coque et ses varangues (pièces du fond de cale) sont très renflées. Il ne navigue pas vite, mais tient bien la mer.
[4] Le florin-gulden, ou florin d’argent : une monnaie de compte, la plus courante au XVIIIe siècle en Hollande, époque où les monnaies se stabilisent à l’international. Le taux de conversion étant très difficile à établir avec l’euro, les sommes données ici sont à considérer comme purement évocatrices.
[5] La Compagnie des Indes orientales néerlandaises, fondée en 1602 et basée à Amsterdam, devient rapidement la plus grosse compagnie privée du XVIIe siècle. Elle forge un monopole commercial néerlandais entre l’océan Indien et l’Extrême-Orient qui devait durer deux siècles. Ses routes de commerce s’étendaient le long des côtes d’Afrique et d’Asie avec des comptoirs et des mouillages en Indonésie, au Japon, à Taïwan, à Ceylan et en Afrique du Sud. Vers 1670, la valeur annuelle des cargaisons des quatre grandes flottes marchandes de la république atteignait la somme énorme de 50 millions de florins ! Mais ça, c’était avant ! Au XVIIIe siècle, la Compagnie est moins riche et les dettes s’accumulent.
[6] Des escobarderies sont des tromperies (parler du XVIIIe siècle).
[7] Un « bout » est un cordage sur un bateau. « Le moindre bout », c’est-à-dire le moindre morceau de cordage.
[8] Nasardes : moqueries méprisantes (parler du XVIIIe siècle).
[9] Esconifleur : parasite (parler du XVIIIe siècle).
[10] Cligne-musette : jeu entre le cache-cache et le colin-maillard (parler du XVIIIe siècle).
[11] Galefratier : un larbin, un homme de peu, pauvre, mais travailleur (parler du XVIIIe siècle).
[12] En février 1637, soit près d’un siècle avant notre histoire, a lieu l’ultime crise financière qui fit chuter soudainement les cours des fameuses ventes de bulbes de tulipes. L’économie des Provinces-Unies s’effondra. On appelait « commerce du vent » cette folie de collectionneurs, dits tulipomanes, consistant à miser des fortunes sur l’achat de bulbes, non encore poussés, dont on espérait une couleur ou un épanouissement particulièrement remarquables.
[13] Valentijin, Boerhaave : un explorateur et un scientifique, deux grands noms et deux grandes familles hollandaises, liées à un moment ou à un autre à l’histoire de l’horticulture européenne.
[14] Grinchotter : chanter faux. Artistes courtisans qui ne servent à rien (parler du XVIIIe siècle).
[15] Hoir : héritier (parler du XVIIIe siècle).