1946, septembre

 

Peut-on dire que les villes, avec leurs rues qui se croisent et s’entrecroisent, leurs maisons basses et leurs hauts immeubles, leurs effets de style et les atermoiements de leur histoire fragmentée, sont les pieds et les vers d’un poème ? Un très ancien poème, immense, monstrueux, magnifique, de l’un de ceux qui vous emportent sur les vagues du temps. Au jeu de cette métaphore, Londres est un cadavre exquis, une cité chaotique où se juxtaposent les rimes les plus mélodieuses et les plus atroces, où les images naissent, meurent, éclatantes ou fades, tragiques parfois, belles souvent. Ce poème de la ville est aussi imprévisible que les habitants qui la peuplent.

Depuis la fenêtre de son bureau, Benjamin observe. Il la voit s’étaler sous le soleil mouillé d’un automne précoce. Londres, sa ville. Londres, l’obscure clarté, le silence assourdissant, la sublime horreur. Londres, la parfaite matrice des oxymores.

Benjamin écoute. Il y a des vers qui s’écrivent dans les bruits d’une cité. Avec le temps, il a appris à reconnaître les strophes séquençant les journées londoniennes, à percevoir les assonances dans un reflet sur la vitre, les allitérations dans le pas d’un passant. Poèmes multiples, propres à chacun. Pléthoriques. Cacophoniques. Benjamin n’est pas poète, il ne l’a jamais été. Lui est un homme de sciences. Ce qu’il sait de la beauté des rimes lui vient d’un autre. Autre temps, autre vie.

Benjamin regarde le stylo qu’il a posé sur le cuir élimé de son sous-main. L’objet roule et vient buter contre une pile d’enveloppes. Un rayon de soleil glisse, nonchalamment, depuis la fenêtre jusqu’au bois vieilli du bureau, depuis le papier de sa lettre jusqu’à ses doigts. Benjamin tourne sa paume vers la lumière, elle le frôle et le réchauffe comme le ferait le contact d’une peau nue contre la sienne, d’un corps nu contre le sien. Il ferme les yeux et soupire lentement. La sensation remonte le fil des années. C’est un gouffre de neuf ans qui le sépare de cette caresse légère, de cette tiédeur diffuse que sa chair n’a pas oubliée et que le silence, parfois, fait ressurgir. Sa vie, si elle est un poème, n’a aucun sens, aucune destination. C’est un brouillon, un manuscrit abandonné.

Aujourd’hui, tout est calme, si calme. Le monde semble apaisé, blotti dans les premières saveurs des dîners que l’on prépare au chaud des cuisines en demi-sous-sol. Benjamin se prend à imaginer leurs ambiances protectrices, la lumière extérieure qui entre à peine, le trottoir et les jambes des passants que l’on entrevoit en tendant le cou par la fenêtre presque aveugle. Il suppose que l’on allume les lampes maintenant que le gaz est revenu. Soupe d’artichauts ou purée de courges, un peu de pudding arrosé d’un doigt de brandy, les odeurs invitent à la quiétude. Les poêlons et marmites reprennent du service, cela mijote joyeusement tandis que la famille réunie au salon partage le thé de cinq heures. C’est un sonnet aux rimes légères, faciles, celui de cette douceur de vivre qui revient bercer le quotidien des Londoniens.

L’enfance de Benjamin est pleine de ces moments de temps suspendu, de jeux et d’odeurs, d’ennui et de siestes sur la méridienne couverte du plaid lavande de tante Pearl. Ce sont des souvenirs d’avant la guerre, calmes, insouciants. Ce ne seront probablement pas les souvenirs des enfants d’aujourd’hui. Ou peut-être que si. Peut-être que la peur du lendemain, de la prochaine alerte s’évanouit déjà, dissoute dans le courant paisible de leurs habitudes retrouvées. C’est ainsi que la vie reprend son cours. Il y a toujours les rationnements, il y a toujours les rues couvertes de gravas, mais le chaos s’éloigne, chassé par l’espoir en l’avenir.

Est-ce donc vrai ? Est-ce vraiment là le présent ? La guerre est-elle devenue du Passé, cette matière molle, vaguement inquiétante, que l’on oublie peu à peu ? À Londres, les cicatrices laissées par le conflit marbrent la ville. Jour après jour, elles sont masquées, recousues, et le vaste tissu urbain est rafistolé. Benjamin a du mal à se faire à l’idée que l’horreur n’a qu’un temps, qu’il faut bien continuer à vivre. Étrange cette capacité de résilience de tout un peuple. Mais pourtant, il le constate quotidiennement : les Londoniens sont des survivants. Ils ont appris à museler leurs craintes pour tourner leur regard vers l’avenir. Cet avenir qui sera forcément meilleur. C’est ce que tout le monde dit : meilleur, ou qui ne pourra pas être pire.

Au second étage du dispensaire, le soleil fatigué de la fin d’après-midi réchauffe le bureau de Benjamin où s’entasse un monceau de dossiers, accumulés en piles inégales et branlantes. C’est un lieu de sérieux, un endroit studieux : c’est le bureau du directeur de l’établissement, donc son bureau, aussi incongru que cela lui paraisse. Le fauteuil sur lequel il est assis a connu trois générations de médecins. Sur le mur face à la fenêtre, couvert d’un lambris acajou, est accrochée une mosaïque de diplômes encadrés sous verre, répétition à l’identique d’un même orgueil : dans la famille Taylor, on est médecin de père en fils, de neveu en cousin et en beau-frère s’il le faut. Benjamin perd son regard sur les preuves de la réussite familiale. Le poids de ces décennies de destins vertueux pèse sur ses épaules, sur son esprit. Quand d’autres se seraient enorgueillis d’une telle réussite, lui traîne encore une mélancolie discrète. Celle de n’avoir pas pu se rêver aventurier, explorateur ou romancier, parce qu’on avait décidé qu’il serait, comme ses aïeux avant lui, le gardien d’un nom. Son ambition a toujours été de bouleverser les choses établies. Mais peut-être y est-il parvenu, à vrai dire ? Subtilement.

Pour un fin observateur, seule, sage sur son mur, une calligraphie d’un extrait d’un poème fait une note discordante dans le bureau perclus d’ennui paperassier. Il est un peu étrange de découvrir là ce morceau de poésie fragile jouant des coudes avec les insipides diplômes tous pareils et sans vie.

À qui s’approcherait pour lire les mots écrits, la première strophe retiendra certainement l’attention, elle est en français : « Et moi qui ai rêvé d’être en toi immortel, en songe mon aimé je nous vois éternels. » L’encre brune semble du sang séché sur le papier taché et plié. À y regarder de plus près, ce poème est écrit au dos d’une lettre.

Des lettres.

Cela fait maintenant neuf ans que Benjamin en écrit, et près de quatre ans qu’elles restent sans réponse…

1937, juillet

 

— Ben ! Il faut, absolument, que je te fasse goûter de la noix de coco ! Tu vas voir, c’est tout bonnement EXTRAORDINAIRE !

— Oh, pour l’amour du Ciel, Violet, peux-tu cesser de te donner en spectacle !

— Oh, pour l’amoooour du Ciel, Perty, peux-tu cesser d’être un vieux snob !

— Ne m’appelle pas comme ça, c’est ridicule ! Mon prénom, c’est Rupert !

— Perty doesn’t like to party[1] !

— Haha, très drôle, je ne vois pas pourquoi on s’échine à traverser tout Londres pour venir jusqu’ici alors qu’avec toi, on est déjà au cirque !

— Ce que tu peux être rasoir. C’est affolant, mon pauvre Rupert, tu vas finir momifié ! Comme grand-père ! N’est-ce pas, Ben ? Imagine-le avec la couverture en tartan sur les genoux, en train de mâcher sa pipe.

Benjamin ne put retenir un rire devant l’imitation clownesque que fit son amie de l’auguste, mais rabougri, aïeul McMuir. Un mime tout à fait réussi ! Un beau jour comme celui-ci donnait à Violet l’occasion d’irradier littéralement de joie de vivre. Le temps était aussi éclatant qu’elle : du soleil, de l’azur à profusion et un brin de chaleur. Un été fait pour les jeunes gens de leur âge. Un été qui oubliait les noirceurs de la Grande Dépression et les tiraillements des nationalismes[2], là-bas, sur le continent. Ce mois de juillet, léger comme un cœur adolescent, se mariait à merveille avec les petits nuages blancs qui moutonnaient très haut dans le ciel londonien. Dans des conditions aussi idylliques, profiter des vacances était un devoir. D’ailleurs, la principale raison de leur expédition du jour était : s’amuser, vivre une aventure, vivre… tout court !

Ils avaient tout prévu, à commencer par les vêtements. Pour sortir s’encanailler en banlieue, Rupert et Benjamin avaient opté pour une tenue décontractée : chemise blanche et cravate sous des gilets sans manches de tweed bleu et les fameux bags[3] bouffants qui leur donnaient cette allure immanquable des étudiants d’Oxford. Rupert avait voulu imposer en plus le blazer à écusson de leur college, ce que Ben avait fermement décliné. Ils n’étaient pas en sortie scolaire ! Violet, quant à elle, était vêtue d’une robe légère ceinte d’une veste serrant sa taille souple, sa chevelure auburn assujettie par de discrètes épingles tombait en belles ondulations sur ses épaules. Avec son nez retroussé et ses pétillants yeux noisette, elle faisait se tourner bien des têtes, au grand désespoir de son frère, Rupert. Celui-ci, bien que son cadet de quelques minutes, s’était fait le devoir de chaperonner sa sœur en toute circonstance. Ce que l’indocile Violet, digne héritière du très ancien et insoumis clan écossais McMuir, ne supportait pas. Les échanges entre les jumeaux McMuir ne manquaient jamais de tourner au vinaigre et Benjamin avait pris l’habitude de se faire le médiateur entre eux ou d’attendre patiemment que les passes d’armes cessent. Le problème résidait beaucoup dans le fait que leur trio était un drôle d’équilibre d’amitiés mâtinées de jalousie et compliquées encore par l’intention des patriarches McMuir et Taylor de faire s’unir leurs familles par un mariage. Ainsi, Violet et Benjamin seraient sous peu fiancés ; ce que les deux principaux intéressés tenaient pour une blague amusante ne portant pas à conséquence, mais que Rupert, par contre, semblait prendre avec le plus parfait sérieux. La défense de la vertu de sa sœur et de l’honneur de son futur beau-frère était devenue pour lui un véritable projet personnel. De snob, mais drôle lorsqu’il était enfant, Rupert virait affreusement grincheux et paternaliste depuis l’annonce des fiançailles entre sa sœur et son meilleur ami. Il avait même à présent des phases d’une si insupportable pudibonderie que, plus d’une fois, Ben avait failli se fâcher sérieusement avec lui. Et pourtant, il se savait peu enclin à s’emporter.

Benjamin sortit de ses réflexions lorsque Violet attrapa affectueusement son bras et l’attira à elle. Elle sent l’eau de muguet, remarqua l’adolescent, en rougissant quelque peu de cette proximité affichée. Contrairement à nombre de jeunes filles bien élevées, Violet faisait peu de cas de montrer son affection pour Benjamin en public. Ils étaient compagnons de jeu depuis l’enfance, les marques de tendresse qu’elle avait pour lui étaient d’une candeur toute fraternelle. Cependant, Benjamin devait bien avouer que depuis quelques mois, ce mélange de tempérament piquant et de féminité florissante avait tendance à le troubler. Enfin, pour être honnête, en ce moment, tout avait tendance à le troubler : il rougissait pour un rien, c’en était réellement mortifiant.

Violet l’entraîna en sautillant joyeusement, l’envol de sa robe légère faisant entrevoir deux mollets gracieux qui forcèrent son attention. Un grognement de Rupert derrière eux lui laissa entendre que cette attitude futile et impudique n’avait pas assez de retenue à son goût. Quel dommage, soupira intérieurement Benjamin, un aussi beau jour que celui-là mériterait un peu plus de bonne humeur. Il décida, prenant exemple sur sa compagne, que rien ne pourrait lui gâcher la journée, et surtout pas les ronchonnements de Rupert. Il partit donc d’un bon pas à l’assaut des rues inconnues.

Les trois jeunes gens venaient de sortir de la bouche de métro de Sheperd’s Bush[4] et le moins que l’on pouvait dire de ce quartier, c’est qu’il ne ressemblait en rien à ce à quoi Benjamin était habitué : ni la fièvre estudiantine des ruelles médiévales d’Oxford, ni l’auguste dignité du foyer paternel londonien et encore moins le calme ronflant de leur propriété familiale du Wiltshire. Certes, c’était une simple banlieue ouvrière, toutefois, pour un fils de la gentry[5] comme lui, l’endroit avait l’exotisme d’une terre apache ! En tant qu’enfant unique, Benjamin avait toujours été couvé par ses parents. Il n’avait vu de la vraie vie que quelques bribes entraperçues par hasard ou grâce aux astuces de son amie Violet, toujours prompte à contourner les interdits.

 Son regard fut happé par la trépidation de la rue, Uxbridge Road. Quel superbe chaos ! Un véritable patchwork de bâtisses en briques tantôt neuves, tantôt délabrées où les rez-de-chaussée accueillaient une flopée de petites boutiques à la porte ouverte et aux vitrines pimpantes. De grandes affiches publicitaires couvraient les murs, s’accrochaient aux lampadaires et encombraient l’espace visuel avec obstination : « Ovaltine protège votre santé », « La délicieuse fraîcheur des conserves Smedley’s », « Woman’s Own, le plus chic des hebdomadaires », pouvait-on lire en grosses lettres colorées. Si les trottoirs étaient envahis d’une foule disparate de gens pressés, la chaussée ne dépariait pas avec son flot d’automobiles klaxonnantes, d’autobus, de vélos et de carrioles à chevaux. Une brassée de gamins ébouriffés les dépassèrent en criant, poursuivis par un chien joueur. Les mômes manquèrent de bousculer une dame âgée traînant son cabas, alors un ouvrier en bleu de travail en attrapa un par l’oreille et lui remonta les bretelles. L’enfant hurla, le chien aboya et pas un passant n’y prêta attention. On aurait cru toute cette scène tirée d’un film de Chaplin, les voix en plus[6] ! Cette partie de la ville était si vivante, si exotique dans son étrangeté populacière que Benjamin sentit sa poitrine se gonfler d’exaltation.

— Allez, un peu de bonne volonté, Perty. Il est déjà 3 h de l’après-midi, on ne va pas avoir le temps d’en profiter si tu lambines, lança-t-il en direction d’un Rupert bougonnant.

— Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! Est-ce que je t’appelle Benji, moi !

Benjamin, en rigolant, lâcha le bras de Violet pour venir saisir celui de son ami. Le biceps de Rupert roula sous ses doigts. Il se fit la remarque que depuis deux ans que ce dernier s’était inscrit à l’équipe d’aviron du Merton College[7], sa carrure s’était indéniablement étoffée. Il faudrait peut-être qu’il fasse de même, le seul sport qu’il se hasardait à pratiquer était le criquet et celui-ci n’avait visiblement pas les mêmes vertus. À tout juste 17 ans, Benjamin avait une silhouette encore trop androgyne à son propre goût. Non pas que cela soit un problème urgent, mais enfin, tout de même, les muscles dessinés étaient un spectacle plus appréciable que les courbes adolescentes dont il était encore affublé.

— Sois pas si grincheux. Tu m’as dit toi-même que c’était sympa les fêtes foraines, commenta-t-il, jovial.

— Non, alors pardon, mais ce n’est pas ce que j’ai dit. Je parlais des vraies fêtes foraines, comme celle de Margate[8] où père a sa maison de villégiature et pas de ce genre de foire pour saltimbanques ! Je ne sais même pas comment vous avez trouvé ce lieu de débauche ! rétorqua Rupert en dégageant son bras avec irritation.

Benjamin fronça les sourcils, plutôt surpris par l’humeur particulièrement sombre de son camarade.

— Ah carrément « de débauche » ! Hé bah, c’est pas ton jour aujourd’hui, vieux, lui renvoya-t-il en rangeant ses mains dans ses poches.

— Laisse, Ben, c’est son ancien statut de préfet de classe qui lui colle le melon. Tu sais qu’ils ne valent plus grand-chose, Perty, tes galons de pensionnat, chantonna Violet.

— Oh hé ! Je ne te permets pas, espèce de suffragette socialiste[9] ! lui lança son frère.

— Et je m’en moque bien, figure-toi, que tu me le permettes ou non ! Je suis une femme libre ! Allez, Benjamin, on y va, rétorqua-t-elle en revenant sur ses pas pour tirer Benjamin par la manche.

Celui-ci donna une bourrade amicale à Rupert avant de se laisser entraîner. C’était plus fort que lui, il avait toujours été attiré par les personnalités aventurières, lui-même se sachant finalement peu téméraire. Violet faisait l’effet d’une lanterne fascinante pour le papillon qu’il était.

Ils marchèrent pendant un bon moment, demandant régulièrement leur chemin pour éviter de se perdre. Aucun d’entre eux n’avait jamais mis les pieds aussi loin en banlieue et, tout insouciants qu’ils étaient, ils ne tenaient pas à se retrouver dans quelque coin mal fréquenté dont on faisait la réputation des quartiers ouvriers. Cette sortie pour fêter leurs très bons résultats scolaires devait rester exceptionnelle et donner la preuve de leur maturité à leurs familles respectives. Beau programme ! Benjamin pressentait néanmoins que cela relèverait de la gageure. Si Rupert était un garçon à présent fort raisonnable, c’était loin d’être son cas à lui et encore moins celui de Violet, qui trouvait un malin plaisir à contrevenir à toutes les contraintes imposées à son sexe. L’un des plus marquants avait été de demander à s’inscrire comme étudiante au St Hilda’s College d’Oxford pour la seule et unique raison qu’il avait l’une des rares équipes féminines d’aviron[10] !

Deux rues plus loin, les trois jeunes gens arrivèrent en vue de la fête foraine itinérante. Un cercle de roulottes, une vingtaine de manèges et de baraques de foire s’étaient installés en bordure d’un terrain herbu longeant les immenses hangars des studios de tournage de Lime Grove[11]. L’entrée était indiquée par une arcade de bois peinte sur des décors alambiqués. Le nom de la fête était écrit en lettres dorées : The Heaven Garden – Fun Fair[12]. En passant sous l’enseigne ornée de deux figures de nymphes aux seins nus, Benjamin se fit la réflexion que Rupert, en parlant de lieu de débauche, n’avait peut-être pas tout à fait tort. Il prit une profonde respiration, comme pour démarrer une épreuve sportive. Cela le fit sourire. S’il avait envie d’une aventure excitante, c’en était une ! Après huit ans de pensionnat, son expérience de la vie lui semblait effroyablement étriquée. Il n’était étudiant à Oxford que depuis quelques mois, mais il devait admettre que son écart de maturité avec certains de ses camarades l’embarrassait. Il avait besoin d’émerveillement, de sensations nouvelles, fortes, d’un peu de danger tempéré. Cet après-midi allait être une formidable opportunité de sortir de son quotidien réglé comme du papier à musique.

Il ne lui fallut que quelques pas au milieu de la place pour que ses sens soient saturés. Bruits, odeurs, couleurs, une fête foraine, pour quelqu’un qui n’y avait jamais mis les pieds, était un endroit surchargé d’impressions, gorgé de sensations, une véritable pagaille. Il y avait des rires, des cris, des bruits de mécanismes démarrant, s’arrêtant. Le son le plus tonitruant venait d’un bel orgue mécanique jouant des airs saccadés ponctués de coups de cymbales. Le bruit, tout ce bruit, toute cette joie, cette folie, et cette jeunesse en liberté, l’impression d’être ivre, c’était un lieu à part, un véritable temple de l’euphorie. Un peu comme un carnaval de l’ancien temps, mais réduit entre les murs de bois disjoints d’une zone restreinte, trop restreinte peut-être pour contenir toute cette tapageuse envie de vivre. La jeunesse y affluait, par bandes, par groupes : bas étage ouvrier qui cherche le monde sans règles, garçons de familles aisées s’émancipant pour quelques heures.

Des cris de peur le firent sursauter, c’était un manège de chaises volantes commençant son tour. Les femmes ne pouvaient s’empêcher de pousser des exclamations lorsque leurs robes, prises dans le mouvement rapide de l’attraction, laissaient leurs jambes découvertes. Cela sentait le pain d’épices et les alcools fruités vendus sur des stands sommaires faits d’une planche et de deux tréteaux. Et puis il y avait cette odeur plus sauvage : l’herbe que les visiteurs écrasaient de leurs pieds impatients, les chevaux parqués derrière les caravanes, la sueur de la foule surexcitée.

Les trois étudiants firent d’abord le tour des lieux avant de choisir sur quelles attractions ils jetteraient leur dévolu. Il y en avait pour tous les goûts, plus ou moins tempétueuses. L’attention de Benjamin fut attirée par deux grosses boîtes à rêver[13]. Il s’en approcha, curieux de leur contenu. « Véritable corne de licorne », avait-on écrit sur un petit carton sous ce qui était en fait un rostre de narval. Devant la seconde boîte, Violet pouffa en découvrant une main de momie à côté de laquelle était épinglée la légende grandiloquente : « main momifiée de la reine Cléopâtre ». Son frère soupira derrière elle.

— Eh bien, si tout est du même tonneau ! Arnaque et compagnie.

Sa sœur leva les yeux au ciel.

— Ohlala, déride-toi, Perty ! Tu ne vas pas faire le rabat-joie tout l’après-midi, quand même ?

Pour sa part, elle était visiblement transportée d’enthousiasme. C’était un plaisir à voir. Benjamin jugea intérieurement qu’une petite parenthèse de fantaisie n’allait pas leur faire grand mal. Il devait bien admettre que, si lui se plaignait à l’occasion d’avoir une vie par trop monotone, une jeune fille noble comme Violet avait encore moins l’occasion d’accéder à ce type de libertés. Lord et Lady McMuir étaient particulièrement permissifs avec leurs deux enfants, du moins c’est ce que répétait à l’envie la mère de Benjamin ; cependant, la bienséance restait la règle à suivre dans leur milieu et les jeunes filles devaient s’y tenir plus que tout autre. Enfin… pas aujourd’hui, visiblement ! Tel un oiseau agile, le regard vif de Violet se porta quelques mètres plus loin, sur un stand de courses de chevaux mécaniques autour duquel de nombreuses personnes s’étaient amassées.

— Pourquoi n’essayerions-nous pas celui-là ! Il a l’air épatant !

Elle se saisit aussitôt du bras de Benjamin et détourna ce dernier de son observation de la vitrine garnie de chimères pour l’entraîner vers l’attroupement. Debout sur une chaise, un camelot haranguait la foule d’une voix de stentor. Il avait une bouille affable, les joues rouges et une impressionnante moustache en guidon de vélo. Son gilet constitué de carrés de tissus chamarrés était esthétiquement atroce, mais diablement efficace pour attirer l’œil.

— Un demi-penny, rien qu’un demi-penny la course ! Il nous faut des concurrents ! Qui se lance ? Le plus adroit, le plus rapide est peut-être parmi vous ! brama-t-il à pleins poumons.

— Moi ! cria Violet.

Son frère grinça des dents et quelques rires se firent entendre parmi le cercle des spectateurs.

Le forain moustachu pointa Violet du doigt avec un large sourire.

— Une intrépide cavalière ! Qui d’autre ? s’époumona-t-il tout en tapant sur l’épaule d’un aide qui s’affairait à ses côtés et à qui il désigna la jeune fille.

— Mais tu ne sais même pas en quoi ça consiste ! houspilla Rupert, tandis que d’autres participants se faisaient connaître.

— Et alors ? Je doute que cela soit si compliqué, siffla-t-elle, gênée que son frère puisse contester sa capacité à comprendre un simple jeu d’adresse.

Benjamin eut une idée :

— Lui aussi veut jouer ! lança-t-il en levant de force la main de Rupert.

— Un de plus ! Et nous voilà avec déjà cinq participants ! Messieurs, Mesdames, il m’en faut sept en tout, ne soyez pas timides ! commenta le forain.

Devant la mine estomaquée de son frère, Violet éclata de rire de façon fort peu élégante. Benjamin ne parvint pas à retenir non plus son hilarité.

— Tu viens de m’inscrire de force ! Espèce de traître ! râla Rupert.

— Je te donne l’occasion de la battre à plate couture. C’est plutôt un service que je te rends. C’est l’honneur de la gent masculine que tu dois défendre.

Rupert poussa un souffle exaspéré.

— Comme si on avait besoin de ça, rumina-t-il, en lui renvoyant une bourrade sur l’épaule.

Il sourit néanmoins à ce défi proposé. Comme Benjamin s’y attendait, son camarade le prenait plutôt bien, surtout si c’était là une occasion de se mesurer à sa sœur aînée. Rupert vivait sa relation avec Violet comme une compétition constante : être le premier en classe, être le premier en sport, et parfois être le premier dans le cœur de son ami d’enfance. Une attitude assez puérile qui avait toujours pesé sur l’harmonie de leur trio, sans grandes conséquences fort heureusement.

Hélas, le léger répit dans l’humeur morose de Rupert se rompit soudainement. Ses traits se tendirent et Benjamin se retourna. D’une démarche souple et assurée, l’assistant du camelot s’approchait d’eux. Il tenait un seau plein de balles colorées. À l’évidence, il venait leur réclamer le prix des tickets. Il semblait à peine plus âgé qu’eux, bien qu’un peu plus grand. Une casquette d’ouvrier vissée sur la tête jetait une ombre sur son visage, cela lui donnait un air mystérieux. Il portait un gilet sans manches aux couleurs passées, des bretelles grises et sa chemise, sans cravate, était parsemée de pièces de raccords. Typiquement le genre de garçon à qui la mère de Benjamin lui aurait défendu d’adresser la parole. Cela fit battre son cœur de façon étrange. Encore un effet de son goût pour l’aventure ?

— Deux tickets, ça vous fait un penny en tout, leur demanda le jeune forain avec un fort accent irlandais et pas qu’un peu d’effronterie dans la voix.

Ce qui eut un effet immédiat sur Rupert, qui prit un air passablement répugné. Benjamin connaissait l’aversion de son ami pour ceux ne voulant pas gommer leur accent prolétaire[14]. C’est comme ça qu’ils montrent leur insolence, c’est de l’irrespect, de la graine de délinquant, répétait-il depuis peu en reprenant les poncifs en vigueur au club de gentlemen de son père. Et d’ailleurs, sans surprise, Rupert commença à faire des manières pour trouver son porte-monnaie, ce qui exaspéra Violet.

— Benjamin, tu crois que tu peux nous avancer un penny ? Il semblerait que mon frère soit sans le sou, persifla-t-elle, visiblement gênée.

— Alors je suis le mécène de l’après-midi ? Tu veux que je paye alors que je ne suis même pas inscrit ? Vous réalisez que je ne dispose pas de votre niveau de largesses, mes bons seigneurs ? ironisa Ben pour tenter de détendre l’atmosphère.

Le jeune camelot se tourna vers lui. Son regard étonné s’ancra au sien et Benjamin sentit une chaleur vive lui monter instantanément aux joues. Ce garçon avait un regard magnifique, de véritables yeux de chat, d’un vert pâle intimidant. Il n’en avait jamais vu de pareil. Il resta comme un idiot la bouche ouverte et les joues rouges.

— Vous pourriez, si vous prenez sa place, de toute façon, il a pas l’air de vouloir jouer, votre copain, intervint l’Irlandais en accompagnant ses mots d’un sourire canaille à Benjamin et d’une grimace comique à Rupert.

Ce dernier poussa un ricanement dédaigneux.

— Ne commence pas à essayer de soutirer de l’argent à mon ami, toi. Pff, tous pareils, grogna-t-il en jetant la pièce d’un penny, qu’il avait enfin trouvé, au pied de l’Irlandais.

Celui-ci fronça les sourcils. Il se permit un coup d’œil vers l’estrade et vers son patron qui lui faisait de grands gestes. Il commença à se baisser pour récupérer la pièce. Il fallait qu’il s’occupe des autres joueurs, mais son envie de répliquer était visiblement très forte. Rupert le sentit et en profita :

— Bon, tu l’as ton penny, pikey[15], rapporte-le vite à ton maître comme un bon toutou, railla-t-il pour faire le malin.

Violet poussa un « oh ! » outré et se tourna vers son frère. Le jeune camelot se releva si vite que sa casquette tomba à terre, libérant ses mèches brunes dans un désordre sauvage. Benjamin eut juste le temps et le réflexe de plaquer sa main sur son torse pour le retenir de bondir sur Rupert. Il sentit le cœur du garçon battre fortement contre sa paume et ses muscles se tendre. La colère qui se peignait sur son visage rappela à Ben celle des héros de romans épiques qu’il dévorait en cachette de ses parents. Elle était d’une étrange beauté, magnétique. Son propre cœur se contracta en écho.

— Répète un peu, pour voir ! gronda l’Irlandais, les poings serrés et à deux doigts d’en découdre.

Rupert recula, surpris. À Oxford, parmi son groupe de camarades étudiants, on prenait ce genre de piques acerbes avec flegme et il ne s’était jamais battu de sa vie. Dans la foule autour d’eux, plusieurs personnes s’écartèrent, devinant le grabuge à venir. Cependant, l’altercation n’eut pas le temps de virer au pugilat. Le forain en charge du stand arriva à leur rencontre, massif et courroucé. Quand il avisa l’allure farouche de son assistant, le seau de balles à terre et l’air passablement effrayé de Rupert, son jugement fut immédiat.

— Seán, ta journée est finie : tu dégages, sentencia-t-il en accompagnant son ordre d’un geste rude.

Le sang de Benjamin ne fit qu’un tour devant l’injustice flagrante de la situation.

— Non, attendez, il n’y est pour rien ! C’est mon ami qui s’est montré discourtois, argua-t-il en prenant une attitude droite et ferme pour appuyer ses dires.

L’homme faisait une tête de plus que lui et probablement le double de sa stature. Le forain haussa un sourcil en dévisageant l’avocat impromptu de son employé.

— Ah ouais ? C’est pas lui qu’est dans son tort ? demanda-t-il d’une grosse voix intimidante autant que dubitative.

Tandis qu’à ses côtés, il sentait le jeune Irlandais se faire tout petit, Benjamin ne broncha pas. Les manifestations de colère froide de son propre père étaient plus impressionnantes que cela, bien qu’il n’ait eu que rarement à les subir pour lui-même. Il n’allait pas se rétracter maintenant, question d’honneur.

— Non, ce n’est pas lui qui a commencé, je vous l’affirme. C’est mon ami qui a été particulièrement grossier à son égard, répondit-il le menton haut et le regard planté dans celui de son opposant.

C’est à ce moment que Rupert trouva enfin le courage de se faire entendre.

— Benjamin, tu prends la défense de ce… type ? contesta-t-il, indigné de ce manque de loyauté entre camarades étudiants, si ce n’était entre amis d’enfance.

— Évidemment qu’il prend sa défense, tu t’es comporté comme un imbécile ! le houspilla sa sœur.

— Mais je suis quand même la victime, il a manqué de me bastonner ! se récria Rupert.

— Il ne l’aurait pas fait si tu ne l’avais pas insulté, ajouta Benjamin.

Devant l’imbroglio avéré, le forain baissa les bras et poussa un long soupir avant de conclure à l’intention des jumeaux McMuir :

— Bon, ça suffit. Écoutez, les gamins, la partie va commencer, et je vous l’offre. Installez-vous et on n’en parle plus.

Violet sauta sur l’occasion pour entraîner son frère encore un peu flageolant vers les tabourets près de l’estrade. Benjamin ne les suivit pas tout de suite. L’Irlandais venait de se baisser pour ramasser sa casquette, la pièce d’un penny et le seau de balles. Lorsqu’il se releva, son regard croisa celui de Ben qui sentit à nouveau comme une légère décharge électrique lui traverser le corps et lui couper la respiration. Avant de rejoindre son stand, le forain se pencha vers son assistant pour lui glisser à l’oreille :

— Ce coup-ci, c’est retenu sur ta paie, mais la prochaine fois, c’est la porte.

Benjamin vit le jeune homme serrer la mâchoire.

— Oui, M’sieur Doe, répondit-il entre ses dents.

Il rajusta son couvre-chef et quand son employeur finit enfin par s’éloigner, il tourna son attention vers Benjamin qui osa lui adresser un sourire contrit.

— Je suis désolé pour ce qu’il s’est passé, offrit-il.

— C’est rien, concéda le camelot en lui tendant le penny, à regret visiblement. Benjamin refusa la pièce poliment en lui signifiant qu’il pouvait la garder. Le visage du jeune Irlandais s’anima d’un sourire complice avant d’ajouter d’une voix empreinte d’une vraie gratitude :

— Merci de m’avoir défendu.

— C’est normal. Rupert s’était comporté comme un trou du cul.

— « Trou du cul » ! Ah oui, tu es honnête, toi ! Moi, c’est Seán, au fait.

Il lui tendit une main que Ben accepta derechef de serrer.

— Enchanté. Benjamin Taylor-Binckes, mais tu peux m’appeler Ben.

— Ah bah ça, je vais pas me gêner parce qu’avec tous ces noms, j’risque de pas m’y retrouver ! On est vraiment pas du même monde, pas vrai ? commenta-t-il sans animosité.

Ben retint un rire. Par snobisme ou par extravagance, il aimait à s’affubler des deux patronymes de sa famille. Binckes était le nom de jeune fille de sa mère et il avait toujours été fasciné par les destins rocambolesques de cette partie de l’arbre généalogique. Les Taylor étaient pour lui une succession sans saveur de doctes et assommants ancêtres.

Il n’avait pas lâché la main de Seán. Il remarqua la chaleur particulière de celle-ci, la rudesse de ses doigts, la texture de sa peau. Les détails de ce contact pourtant banal le plongèrent dans un état étrange, hypnotique. Derrière eux, on entendit soudain un tonitruant « C’est parti », puis un tohu-bohu de grincements, de bruits métalliques et de rires. Le jeu de course de chevaux mécaniques venait de commencer. Ben en profita pour se reprendre.

— Je crois que je ferais bien d’aller encourager Violet.

— Elle a du caractère, ta sœur.

— Oh, ce n’est pas ma sœur, c’est ma… commença-t-il à corriger avec désinvolture, mais quand le mot « fiancée » voulut quitter ses lèvres, il s’interrompit. C’est mon amie d’enfance, choisit-il plutôt.

L’espace d’une seconde, il lui sembla que le regard de Seán s’était assombri. Il s’attacha à ne pas en faire grand cas ; cependant, son esprit enregistra ce détail. Les deux garçons se faufilèrent dans la foule pour venir se carrer à l’extrême gauche de l’attraction. Un alignement de tabourets sur lesquels étaient assis les joueurs était placé devant un genre de petites tables de billard inclinées dont les trous auraient été percés au hasard sur toute la surface du plateau. Derrière les tables, il y avait sept rangées de rails en escalier et autant de petits chevaux mécaniques les parcourant. Seán vint se glisser juste derrière Benjamin et, pour se faire entendre au-dessus de la cacophonie ambiante, il se rapprocha encore pour lui expliquer les règles à l’oreille.

— Avec les balles, il faut viser les trous valant le plus de points, le cheval sur le rail avance d’autant. C’est le plus adroit lanceur et donc le plus rapide cheval qui gagne. Ton amie est bien placée, regarde !

Il lui désigna du doigt le cheval numéro 4, tout en posant sa main sur son épaule. Benjamin frissonna. Il ne faisait pas froid, pourtant. Malgré le bruit, malgré la course qui s’emballait et l’excitation des joueurs qui allait croissant, il constata bientôt qu’il ne parvenait pas à se concentrer sur la partie. Ses nerfs étaient chauffés à blanc. Sa gorge était sèche et le torse de Seán pressé contre son dos, son souffle glissant le long de sa nuque, sa main dont chaque doigt semblait s’imprimer sur la courbe de son épaule, tout cela le rendait fébrile. Décidément, qu’est-ce qu’il lui prenait aujourd’hui ?

— Ah mince, c’est ton pote le trou du cul qui est en train de gagner, on dirait, remarqua l’Irlandais en lui montrant le cheval de tête.

Ben sauta sur l’occasion pour briser net sa drôle de transe en lui collant un coup de coude dans les côtes.

— Eh, je ne te le permets pas ! Il n’y a que moi qui puisse traiter Perty de trou du cul ! balança-t-il en gloussant.

— Perty, tu l’appelles Perty ? s’esclaffa Seán.

— Perty, c’est Parfait pour un Préfet Perclus de Préjugés, répondit Benjamin en imitant le ton hautain mâtiné d’accent autrichien de l’un de ses professeurs d’Oxford, monsieur Tansley[16].

Seán le regarda avec des yeux ronds et la bouche ouverte, visiblement partagé entre la surprise et l’incrédulité. Il réprima avec difficulté un sourire, toussa, se redressa et, un doigt sous le nez pour imiter une moustache, il renvoya avec la voix rocailleuse de M. Doe :

— J’crois que l’on ne va pas vous donner l’job, M’sieur Taylor-Biiinckes. Vous êtes le clown l’plus mauvais de tout Londres. Et j’m’y connais en rigolo !

Ce fut au tour de Benjamin d’ouvrir de grands yeux, puis de tenter de ravaler un gloussement.

— Je pense qu’il faut se rendre à l’évidence : on est aussi nuls l’un que l’autre en imitation.

— Même ma p’tite sœur Loreena est plus douée ! acquiesça Seán avec une grimace navrée.

— Elle a quel âge ta petite sœur ?

— Aux dernières nouvelles ? 12 ans ! Mais la dernière fois que je l’ai vue, elle en avait six ! Quand elle a perdu ses dents de lait, elle pouvait imiter ma grand-mère à merveille !

Les deux garçons se regardèrent. Deux secondes s’écoulèrent avant qu’ils ne partent d’un fou rire soudain autant qu’irrépressible. Pliés en deux, ils rirent jusqu’à en pleurer, tant et si bien qu’ils ne virent pas la fin de la course. C’est la voix du bonisseur qui les tira de leur hilarité.

— Et nous avons une gagnante ! Quel est votre nom, jolie cavalière ?

— Violet McMuir

— Mesdames, Messieurs, on applaudit bien fort la charmante Miss McMuir !

Les joues encore rosies et porté par une excitation grisante, Benjamin se joignit avec enthousiasme aux applaudissements des spectateurs et cria le prénom de son amie. Elle finit par l’apercevoir et lui renvoya un salut clownesque. Aux côtés de sa sœur, Rupert était resté assis, défait. Il jeta un regard rageur à Seán en voyant que Benjamin se tenait si près de lui. Il les jugeait : leur proximité, leur flagrante complicité acquise bien trop vite étaient une trahison. Du moins, c’est ce que Ben comprit de ce coup d’œil critique. Il se sentit pris en faute. À coup sûr, il n’échapperait pas à une longue leçon de morale de son ami sur le chemin du retour. Les raisons de ces remontrances futures, il les entrevoyait : il n’était pas bon de fraterniser avec quelqu’un comme Seán : pauvre, saltimbanque, irlandais, le pire cocktail possible ! Pourtant, est-ce que l’on pouvait résumer un individu à ce genre de critères ? À dire vrai, c’était la première fois que Benjamin se posait sérieusement la question. Quelqu’un comme Seán… quelqu’un comme lui… Que risquait-il à le fréquenter ?

— Eh bien, il est toujours aussi possessif ton pote ? commenta justement l’objet des pensées de Ben.

Il n’avait pas manqué l’échange muet entre les deux étudiants et, tel un vrai chat de gouttière, auquel il ressemblait d’ailleurs beaucoup, il avait senti l’électricité dans l’air.

— Possessif ? Non, enfin… en ce moment, c’est compliqué, répondit Benjamin après un soupir désolé. C’est un gars très sympa quand on le connaît. Mais… il traverse une phase.

— Je vois, bon, il faut que je retourne bosser. On va se revoir ?

— Euh, eh bien, je… Sans doute pas. Je ne…

— Tu ne traînes pas dans ce genre d’endroit d’habitude, c’est ça ? plaisanta Seán en coulant un coup d’œil appréciateur à sa tenue oxonienne.

Benjamin fit une grimace gênée. C’était de bonne guerre. Lui aussi s’était permis des raccourcis faciles en voyant les nippes rafistolées de l’Irlandais.

— Non, à l’évidence non, concéda-t-il.

— Je pourrais te faire découvrir le coin, un jour où tu n’auras pas Perty sur le dos.

— C’est tentant, mais je ne sais pas si c’est une bonne idée.

— Je travaille là la semaine et le samedi pendant tout l’été. Si ça devient une bonne idée, n’hésite pas.

— C’est noté.

— À très bientôt, alors, Monsieur Taylor-Biiiinckes, le titilla-t-il en soulevant sa casquette et avec une demi-révérence.

Benjamin ne lui répondit pas. Il lui sourit. Il aurait voulu rester encore, rester des heures à ses côtés. Un drôle de frisson, comme de la peur, comme une prémonition, lui agrippa la nuque. Dans un sursaut, il se retourna vers Violet et Rupert qui lui faisaient signe. Il s’éloigna alors, d’un bon pas, courant presque, bien décidé à laisser son esprit flotter sur les rires, les parfums, les couleurs de la fête foraine. Pourtant, sans qu’il n’y puisse rien, la cadence d’une mélodie nouvelle commençait déjà à s’insinuer entre les battements de son cœur.

[1] Traduction : « Perty n’aime pas faire la fête », jouant sur la ressemblance sonore entre le diminutif Perty et le mot party signifiant « fête » en anglais.

[2] Les années 30 vivent sur une poudrière. En 1929 a lieu le grand krach boursier qui va plonger le monde dans la crise économique, et en 1933, Hitler devient Chancelier. Les crispations sociales se multiplient.

[3] Le bags ou pantalons bouffants serrés aux chevilles, qu’en France nous associons à la figure du jeune reporter Tintin, est une mode qui vient, dit-on, d’Oxford et de ses étudiants férus de nouveautés. Ils se fournissent chez Hall Brothers, la crème de la mode oxonienne.

[4] Sheperd’s Bush est un quartier situé à l’ouest de Londres ; longtemps très rural, il se développe au début du XXe siècle avec l’arrivée du métro et l’implantation des studios Gaumont en 1915.

[5] La gentry = terme employé pour désigner en Grande-Bretagne la noblesse sans titre, qui peut avoir par exemple un noble lignage mais venant de l’une des branches cadettes de la famille ou être propriétaire d’un domaine que l’on fait exploiter par d’autres.

[6] En 1937, le cinéma parlant s’est imposé depuis dix ans déjà dans le monde entier, mais Charlie Chaplin, fervent défenseur du muet, continue de produire ses films sans paroles. Et ça marche ! Son chef-d’œuvre Les Temps modernes est un succès en 1936.

[7] Après leurs années en public schools (les internats pour les enfants de 8 à 16 ans), les jeunes Britanniques vont aux colleges, des établissements d’études supérieures. Les plus célèbres regroupements de colleges sont les universités d’Oxford, de Cambridge et d’Eton.

[8] La fameuse Dreamland FunFair de Margate était très courue par les Londoniens venant en vacances dans les villas balnéaires situées sur cette côte ensoleillée du Kent. On y trouvait des attractions aux noms évocateurs comme le manège rapide Kiss Me Quick Caterpillar.

[9] S’il n’est pas autant critiqué que le communisme, le parti socialiste, ou Labour, en Grande-Bretagne, essuie les foudres de la classe sociale dominante, et notamment la noblesse, qui le voit comme un repère de révolutionnaires coupeurs de têtes !

[10] Fondé en 1893, lorsqu’Oxford s’ouvre enfin à la possibilité d’instruire des femmes, St Hilda’s College marqua l’histoire du sport en inaugurant la première course féminine d’aviron en 1927.

[11] C’est la Gaumont Film Compagny qui fait bâtir les studios de cinéma de Lime Grove dans ce quartier ouest de Londres en 1915. Après la Seconde Guerre mondiale, ils devinrent studios de télévision pour la BBC.

[12] Le jardin d’Eden – fête foraine = nom fictif.

[13] Les boîtes à rêver sont des vitrines, sortes de cabinets de curiosités en miniature, contenant tout un tas d’objets exotiques ou farfelus, parfois des maquettes animées.

[14] Dans la société anglaise, le marqueur social par excellence est l’accent. Il en existe une foultitude et ceux-ci furent longtemps et sont encore source de ségrégation dans nombre de cercles élitistes. Il va sans dire que l’accent irlandais a été très tôt vu de façon négative par le gotha anglais. Les a priori envers les Irlandais pullulaient, on les disait rebelles, pauvres, malpropres, ivrognes et aux mœurs douteuses.

[15] Pikey est un diminutif de turnpike, signifiant un voyageur irlandais. Par dérivé, pikey ou piky est devenu un terme péjoratif désignant une personne de classe inférieure pauvre et sans toit.

 

[16] Arthur Tansley fut professeur de botanique à Oxford jusqu’en 1937. Pionnier dans bien des domaines et notamment dans les sciences de l’écologie, il avait étudié la psychologie auprès de Freud lui-même à Vienne, d’où l’accent !

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