À Pauline, ma première lectrice et ma muse de l’ombre.
1 – NATHANIEL
En une danse grisante d’indécence, son corps se délie et se cambre. Sur les draps de soie, il s’embrase et se laisse porter par les caresses et les baisers de son amant rêvé.
— Nathaniel…
L’homme le surplombe. Il le domine et envahit tous ses sens. Il le sature de son odeur capiteuse, l’abreuve de sa beauté irréelle. Ses yeux de saphir, noircis de luxure, le retiennent le temps d’un soupir. Puis il reprend leur danse charnelle. Des doigts délicats valsent sur la peau de Nathaniel, des lèvres capturent sa bouche avec rudesse.
Une passion incendiaire les enflamme et les entraîne.
— Viens, Nathaniel. Je t’attends.
Il danse sur la musique enivrante de leurs gémissements. Derme sensible contre peau brûlante, ils valsent l’un sur l’autre, entrelaçant leurs chairs dans un rythme étourdissant de sensualité.
— Viens à moi, Nathaniel.
Inapte à dompter ses pulsions, il enfonce ses doigts dans les cheveux blond doré de son amant et joint leurs bouches. Leurs souffles s’enchevêtrent dans une chorégraphie débauchée.
— Ta vie commence ici et maintenant.
Son cœur cavalcade dans sa poitrine. Il ne réfléchit plus, pense avec son corps. La langue de son amant se coule le long de son torse, suit la ligne de ses muscles jusqu’au bas de son abdomen. Il gémit et s’abandonne à leur ballet dépravé.
~
Nathaniel se réveilla en sursaut et ouvrit les yeux sur l’obscurité de sa chambre. Perdu dans les couvertures au milieu de son lit, il haletait. Son cœur martelait sa cage thoracique.
— Un rêve, souffla-t-il. Ce n’était qu’un rêve.
Il appuya ses paumes contre ses paupières, comme pour nettoyer ses rétines et son esprit des images songées qui le hantaient toujours. Ses mains étaient humides contre son visage et il savait trop bien ce que cela signifiait.
— Parfait. Vraiment parfait, grinça-t-il.
Il se leva et chancela jusqu’à la minuscule pièce d’eau attenante où la lumière révéla ce qu’il avait déjà deviné. Son drôle de don s’était à nouveau manifesté.
Il le voyait sur ses doigts et dans le miroir. Des pigments vifs bariolaient son visage, là où ses paumes s’étaient pressées contre sa peau. Les traces orangées marquaient le contour de ses yeux, remontaient sur son front jusqu’aux boucles lâches de ses cheveux. Au milieu de ce masque bigarré, Nathaniel distinguait à peine le bleu-vert de ses iris.
Il jura entre ses dents serrées et passa ses mains sous le robinet. Sa peau exsudait des pigments colorés qui s’écoulaient entre ses doigts et teintaient l’eau de rouge, puis d’orange, de jaune et de vert, bleu, violet, magnifique arc-en-ciel dans son lavabo. Les couleurs apparaissaient toutes seules, comme par magie. Et d’expérience, Nathaniel savait qu’elles apparaissaient plus facilement qu’elles ne se dissipaient.
Lorsque la fontaine colorée se tarit, il s’aspergea le visage pour effacer les dégâts de son rêve avant de retourner dans sa chambre.
À travers les volets abîmés, la lumière jaunâtre d’un réverbère éclairait son minuscule studio et ses maigres possessions. Dessins et peintures s’amoncelaient sur un bureau bancal, prêts à être vendus pour des sommes dérisoires, mais le seul moyen que Nathaniel avait de payer son loyer. Des livres empruntés à la bibliothèque municipale s’accumulaient au pied du lit et dans les échecs du jeune homme. Ni les traités mythologiques, ni les bestiaires ou les encyclopédies de folklore en tout genre ne lui avaient apporté de réponses sur l’origine de son drôle de don.
Les couleurs souillaient encore les draps. Avec un soupir las, il les retourna. Au moins, il vivait seul dans ce studio misérable, il ne craignait pas de se faire surprendre par un colocataire fouineur ou des parents soucieux. Son cœur se pinça. Cela faisait bien longtemps que son père ou sa mère ne s’étaient pas inquiétés pour lui.
Il se recoucha, hanté par des bribes de son rêve, des yeux bleus hypnotisants, une peau douce, une chevelure d’or. Il ferma les paupières. Un simple rêve, aussi perturbant soit-il, n’aurait pas dû l’ébranler autant. Il n’avait plus perdu le contrôle de son don depuis des années. Était-il en train de développer une nouvelle bizarrerie ? Il espérait que non.
Il avait désespérément besoin d’aide, de quelqu’un à qui se confier, quelqu’un pour le guider.
Il n’avait personne.
Nathaniel soupira et passa une main propre dans ses cheveux. Puis il s’enroula dans la couverture, tentant comme il le pouvait de repousser les derniers vestiges de ce rêve étrange et l’inquiétante solitude qui teintait son cœur.
~
Ses doigts valsaient sur la toile, portés par une exaltation à peine contrôlable. Les lignes se peignaient, se courbaient pour se terminer abruptement, repartaient avec davantage de vigueur et s’effilaient sur le papier. Elles se tournaient autour, s’entremêlant dans une chorégraphie élégante et élaborée, dévoilant une esquisse d’œuvre fabuleuse.
Sa main se suspendit un instant et Nathaniel releva la tête. À travers les boucles de ses cheveux, ses yeux cherchaient l’inspiration. Dans le petit café, les tasses tintaient contre les soucoupes et cliquetaient sur les tables. Les murmures des conversations se mêlaient. Les habitués ne faisaient plus attention à lui, les autres l’avaient à peine remarqué.
Le reflet flamboyant du soleil matinal traversait la vitrine et illuminait le ballet des grains de poussière en suspension dans l’air. Il dessinait une farandole presque impossible à capter et à retranscrire. Presque. Les mains du jeune homme se remirent en mouvement, se trémoussant sur la feuille au rythme qu’il leur imposait.
Les couleurs imprégnaient la toile en un opéra maîtrisé. Rouge et orange pétillants dansaient avec des bleus et des verts profonds. Le jaune et ses dorures apparaissaient par touches, staccato sur le papier. Les ombres se glissaient entre les lignes et le dessin prenait vie, époustouflant de nuance et de beauté.
Le papier s’étalait sur sa table, éclaboussé de cappuccino. Entre son mug, sa troisième tasse de café et un verre d’eau à moitié rempli, pastels et crayons erraient, éparpillés. Mais l’artiste ne s’en servait pas. Il ne s’en était plus servi depuis longtemps.
Nathaniel peignait de la pulpe de ses doigts, sans autres outils que les pigments qui exsudaient de sa peau, grâce à son don, si ésotérique qu’il en était à peine croyable. Si unique qu’il n’avait jamais trouvé personne d’autre qui possédait ce genre de particularités, malgré toutes ses recherches et ses questionnements.
Il espérait que sa solitude artistique prendrait fin ce jour-là.
— Nathaniel ? l’appela une voix douce.
Il lâcha son dessin et leva les yeux. Il amorça un mouvement de recul instinctif avant de se reprendre.
— Je suis Blanche, se présenta celle que Nathaniel attendait. Tu n’as pas triché sur ta photo de profil, je t’ai tout de suite reconnu. Je peux m’asseoir ?
Il hocha de la tête, sa main fourrageant nerveusement dans ses cheveux, et elle s’installa en face de lui.
Internet regorgeait de témoignages plus sordides et hallucinants les uns que les autres et, entre deux forums occultes et particulièrement malsains, Nathaniel était tombé sur une histoire semblable à la sienne. Après quelques échanges aussi hésitants qu’enthousiastes, ils avaient prévu de se rencontrer ce jour-là.
Il attendait quelqu’un qui pourrait le comprendre depuis trop longtemps, mais il n’était pas certain que Blanche serait cette personne. Elle n’était pas exactement comme il l’avait imaginé.
D’une taille frêle, elle se tenait pourtant bien droite et digne. Ses iris bleus perçants s’adoucissaient dans les ridules que son sourire plissait au coin de ses yeux. Mais Nathaniel ne pouvait détourner le regard de sa joue. Si sa peau pâle était un bel honneur au nom qu’elle portait, elle offrait également un contraste saisissant avec la cicatrice qui la scarifiait. Une vilaine balafre défigurait la moitié droite de son visage, de sa mâchoire jusqu’à sa pommette, soulignant cruellement ses paupières. Le rictus aimable de ses lèvres boursouflait sa peau tuméfiée, telle une brûlure mal soignée. Le résultat était effrayant et douloureux à regarder.
— Comment t’es-tu fait ça ? ne put-il s’empêcher de demander.
— Ne t’en occupe pas pour le moment, répondit Blanche. Parle-moi de toi, plutôt. Je vois que tu n’as pas non plus menti sur tes capacités. Tes talents sont prodigieux.
Ses yeux dérivèrent vers le dessin sur la table, ceux de Nathaniel fixaient la balafre pourpre sur sa joue.
— Je sais faire des choses que personne d’autre ne sait faire, expliqua-t-il vaguement en passant à nouveau la main dans les boucles de ses cheveux.
Ses mots pouvaient sonner vaniteux pour qui ne le connaissait pas. Ils étaient bien en deçà de la réalité. Mais Nathaniel ne l’avait jamais admis à voix haute, craignant de se faire interner pour folie et spiritisme dans un monde de scepticisme. Il n’était pas certain d’être prêt à ouvrir son cœur et déballer sa vie à cette inconnue. Blanche, avec sa joue balafrée et ses yeux trop perçants, ne lui inspirait pas réellement confiance.
— Montre-moi, répondit-elle, enthousiaste.
La main de Nathaniel fourragea dans ses cheveux. Après un temps infini de réflexion, il posa le bout des doigts sur la feuille. Quand il les écarta, le papier portait son empreinte colorée. La démonstration était faible par rapport à ce dont il était capable, mais elle était une assurance. Si Blanche n’était pas comme lui, si elle n’était pas ce qu’elle prétendait être, et commençait à paniquer devant ses dons, le jeune homme pourrait toujours nier. Il expliquerait avoir triché et avoir coloré la pulpe de ses doigts avant de s’en servir comme tampon sur la toile.
Ce n’était pas le cas, mais il avait survécu à trop de brimades et harcèlement pour se montrer imprudent. Il avait perdu sa famille à cause de son don.
Loin d’être effrayée, Blanche se pencha sur la table. Ses yeux pétillaient.
— Prodigieux, répéta-t-elle.
— Peut-être que tu pourrais me montrer ce que toi, tu sais faire, tenta-t-il.
— Impossible, j’ai perdu mes dons avec ça, répondit-elle en posant les doigts sur sa joue scarifiée.
Les yeux de Nathaniel s’écarquillèrent. La cicatrice de Blanche prenait une toute nouvelle dimension horrifique et s’il avait parfois rêvé de jeter son don par la fenêtre et d’être enfin normal, ce ne serait certainement pas au prix des tortures qu’il imaginait aller avec cette marque.
— Ne t’en fais pas, ce n’est plus aussi douloureux qu’au début et on s’y habitue. Tout le monde a une cicatrice à la Secte. C’est un peu notre marque de ralliement. C’est aussi la preuve que nous avons perdu nos pouvoirs et c’est pour ça que nous avons besoin de toi. Ils sont impatients de te rencontrer.
Un mot attira toute son attention, le détournant finalement de la marque sur la joue de Blanche.
— La secte ? répéta-t-il.
— Le terme n’est pas approprié, n’y fais pas attention, s’empressa de répondre Blanche. Nous sommes un groupe d’adeptes et d’artistes aux dons un peu particuliers et nous avons désespérément besoin d’aspirants comme toi.
Nathaniel avait suivi assez de récits sordides sur Internet pour savoir quand une histoire louche se tramait. Il fallait qu’il s’échappe avant qu’il ne soit trop tard.
— Je suis désolé, marmonna-t-il en ramassant ses affaires sur la table. C’était une erreur. Je ne veux pas entrer dans un culte. Nous nous sommes sûrement mal compris et… Désolé.
Il bondit sur ses pieds, faillit renverser son cappuccino et remballa tous ses crayons dans son sac.
— Tu peux garder le dessin, bafouilla-t-il.
Il était prêt à filer quand Blanche se leva.
— Nathaniel, attends ! Nous avons besoin de toi comme tu as besoin de nous. Ton don s’amplifie, nous pouvons t’aider à le maîtriser, le contrôler.
Il hésita, se passa à nouveau la main dans les cheveux. La cicatrice rougeâtre sur la joue de Blanche attira son attention et aussitôt il se ravisa. Il cherchait des gens qui partageaient ses étranges dons, pas un culte qui l’embrigaderait et ne le laisserait plus jamais partir. Pas une secte qui le marquerait au fer rouge pour lui arracher ses pouvoirs et le rendre normal. Peu importait à quel point il voulait se sentir normal.
— C’est gentil, mais non, merci.
Il s’enfuit du café avant que Blanche ait pu ajouter quoi que ce soit. Les sectes savaient trop bien parler et pouvaient convaincre n’importe qui. La meilleure défense restait encore de ne pas les écouter.
~
Nathaniel se pressa à travers les rues, sans se retourner, jusqu’à s’affaler sur le banc d’un parc désert en cette fin de matinée. Le cœur chamboulé et l’esprit désordonné, il souffla et passa plusieurs fois la main dans ses cheveux avant de pouvoir analyser ce qui lui était arrivé.
Il espérait beaucoup de cette rencontre, il en sortait déçu. Blanche n’avait pas été la sauveuse qu’il attendait. Depuis trop longtemps, il cherchait quelqu’un qui pourrait lui expliquer pourquoi il était différent, pourquoi il possédait ces dons artistiques que personne d’autre ne pouvait comprendre ou ne serait-ce qu’imaginer. Blanche, loin de répondre à ses questions, alourdissait la pile de ses interrogations et ses craintes. Des groupes sectaires pouvaient en avoir après lui. Il n’avait vraiment pas besoin de cette angoisse supplémentaire.
Il lâcha sa tignasse hérissée par ses soins, et fixa ses paumes. Sa peau lisse et propre ne laissait rien entrevoir de ce dont il était capable. Une simple pensée et les pigments apparurent, liquide miroitant d’autant de mystère que de beauté. Après un instant, il referma le poing sur la petite mare bleutée au creux de sa main et s’essuya contre le bord du banc.
Il avait sept ans quand son don s’était manifesté pour la première fois. Émerveillé et effrayé par les prouesses que son corps et son imagination créaient, il avait repeint sa chambre d’une multitude de couleurs dépareillées et criardes quand il avait enfin compris comment arrêter le flot de pigments. Sa mère n’avait pas cru à ses explications, qu’il ne pouvait appuyer d’une démonstration parce qu’évidemment, la peinture ne réapparaissait plus quand il en avait besoin. Elle l’avait puni la première fois (« Arrête ça tout de suite, ce n’est pas normal »). Puis la deuxième (« Cache tes bizarreries, personne ne veut voir le monstre que tu es. Pourquoi est-ce que tu ne peux pas être normal ? »). Puis la troisième, alors même qu’il maîtrisait de mieux en mieux ce don inexplicable (« Bon sang, tu n’essaies même plus de t’en débarrasser, tu t’en sers pour dessiner. Quelle horreur ! Tâche d’être normal pour une fois »). Elle avait finalement arrêté de le punir, le blâmer et le brimer à ses quinze ans.
Parce qu’elle l’avait mis à la porte (« Je ne peux pas, je ne peux plus. Ne reviens jamais ! »).
Il n’était jamais revenu. Son cœur se serrait encore et pleurait sa solitude.
L’étendue presque infinie des possibilités d’Internet lui avait fait croire qu’il finirait par trouver quelqu’un comme lui. Mais ses recherches extensives ne l’avaient mené qu’à des adeptes de spiritisme et des célibataires en recherche un peu trop désespérée d’un plan cul.
Dans cette multitude d’interrogations, Blanche était apparue comme une bouée de sauvetage, comme la réponse à toutes ses questions. Ils avaient discuté en ligne plusieurs jours. Elle n’était pas comme les autres. Elle semblait le comprendre, vivre la même chose que lui. Elle était exactement ce qu’il recherchait.
Jusqu’à ce que, bien sûr, ils se rencontrent et qu’elle brise tous ses espoirs.
Tout avait paru si parfait. Peut-être devrait-il quand même la rappeler ? Non, il était désespéré, mais pas au point d’entrer dans une secte. Il trouverait les réponses à ses questions ailleurs.
De son sac, il sortit son carnet, disposa quelques crayons sur le banc à côté de lui pour prétendre dessiner normalement si quelqu’un venait à traverser le parc encore vide pour le moment. Puis il se pencha sur le papier et se mit au travail.
Nathaniel aimait peindre. Peau contre papier, aquarelle sur la pulpe de ses doigts, il jouait avec les textures et les tracés. Il s’amusait des pleins et des déliés. Il menait les couleurs sur la toile comme un chef d’orchestre anime un opéra. Il s’épanouissait et prospérait dans les pigments bariolés. Le dessin l’apaisait.
Sur la feuille, il posait ses doigts, mais aussi ses émotions. Ses joies et ses peines, ses désillusions, ses attentes, son cœur lourd de solitude, son corps débordant de désirs contradictoires.
Il repensait aux menaces de Blanche et évacuait sa déception et sa colère dans des teintes sombres, un trait appuyé, presque douloureux, une déchirure dans le papier comme dans son cœur.
Il revoyait l’amant de son rêve, celui qu’il ne pouvait oublier, celui qui avait réussi à chambouler le fragile équilibre de sa vie. Dans son cahier, il retraçait l’enchantement de deux yeux de saphir, la douceur d’une chevelure d’or, le poids exaltant d’un corps sur le sien, la caresse sensuelle des doigts d’un autre sur sa peau et le ballet des langues qui se rencontrent.
La main de Nathaniel se figea. L’homme de son rêve s’étalait sur les pages comme il s’alanguissait sur les draps cette nuit-là, beau, ensorcelant et tentateur. Son cœur battait un peu trop vite.
Ce rêve n’aurait jamais dû le perturber au point de lui faire perdre le contrôle de son don. Il n’aurait pas dû l’attiser autant. Il soulevait une question que Nathaniel osait à peine évoquer. Se pourrait-il qu’il soit… ? Il s’extirpa de ses pensées, refusant de s’y attarder. La réponse potentielle l’effrayait. Son don suffisait à le sortir de la norme, il n’avait pas besoin de ça en plus.
Il tourna la page et entama un nouveau dessin.
Une minute ou une heure s’écoula. Il perdit la notion du temps, plongé dans sa peinture. Jusqu’à ce qu’une ombre se profile sur son esquisse et qu’une voix chantante interrompe sa cure picturale :
— C’est un bien beau dessin.
Avec l’aisance et la rapidité que procure l’habitude, Nathaniel s’empara d’un crayon qui traînait sur le banc et en posa la pointe sur le papier, prétendant dessiner « normalement ». Puis il se retourna et son cœur loupa un battement. Ou deux.
Penché par-dessus son épaule, derrière le dossier du banc, un homme observait le dernier croquis de Nathaniel. Ses yeux bleus pétillants fixaient le carnet. Il rabattit une longue mèche blonde et dorée derrière son oreille et dévoila un sourire doux et charmeur.
Le cœur de Nathaniel monta à ses lèvres. L’inconnu était le portrait craché de l’homme de son rêve.
— Je peux m’asseoir ?
Il déglutit et acquiesça. L’homme s’installa à côté de lui. Nathaniel s’empourpra alors que son cœur tambourinait dans sa poitrine. L’apparition de l’objet de ses fantasmes inavoués le perturbait plus que de raison. S’il n’y avait eu que son apparence, il aurait pu passer outre sa ressemblance. Mais son odeur capiteuse l’envoûtait autant qu’elle l’avait enivré pendant la nuit.
— Tu peux continuer, lui intima l’homme.
Nathaniel fixait la pointe de son crayon, immobile sur le papier, trop gêné pour dessiner quoi que ce soit.
— Tu as été extrêmement dur à retrouver, annonça l’homme d’une voix chantante.
Les doigts de Nathaniel se crispèrent sur les pages du carnet.
— Quoi ?
— Ta crainte bride ton talent, Nathaniel. J’ai bien failli ne pas te repérer.
Il se figea.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
— Je connais bien plus que ton nom.
Nathaniel se passa la main dans les cheveux, s’obstina à baisser le regard. Avait-il attiré une nouvelle secte ? C’était bien sa journée…
Du coin de l’œil, il vit l’homme lever la main et tracer des arabesques dans l’air du bout de ses doigts. Les pages sur ses genoux prirent vie. Sur le papier, des traits apparurent, se superposèrent à son croquis. Il lâcha carnet et crayon. Les tracés se poursuivirent. Nathaniel maîtrisait suffisamment son don pour savoir qu’il n’était pas à l’origine de ce dessin-là. Et si ce n’était pas lui alors c’était…
Un mot se forma sur la page.
Apollon
L’homme plaqua sa paume sur le papier et tout s’effaça. Le nom et les dessins précédents disparurent. Du bout de ses doigts, comme Nathaniel le faisait si souvent, l’inconnu caressa les pages, traça et colora. Une courbe teintée d’or, les lignes droites des cordes, les ornements minutieux et les détails délicats que le plus fin des pinceaux n’aurait pu peindre. Lorsqu’il releva sa main, il restait un symbole que Nathaniel était certain de ne pas avoir dessiné : une lyre d’or, plus belle et réaliste que ce qu’il aurait jamais pu créer.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, ébahi.
Pour la première fois, il rencontrait un homme aux dons semblables aux siens. Le fait qu’il l’avait entraperçu dans un rêve plus tôt importait peu.
— Ne me reconnais-tu pas ?
Les joues de Nathaniel le brûlèrent. L’inconnu balaya le papier du bout des doigts et l’image de la lyre se mit à tournoyer sur elle-même.
— Je suis désolé si mon rêve t’a troublé, murmura l’homme. Mais je devais trouver un moyen d’attirer ton attention.
— Qui êtes-vous ? répéta Nathaniel.
Ses yeux fixaient le dessin mouvant sur la toile, hypnotisés par ses lentes rotations.
— Je suis Apollon, dieu de la beauté, des arts et de la lumière, se présenta l’inconnu.
Nathaniel releva enfin la tête.
— Quoi ?
Deux cinglés en une seule journée, c’était bien sa veine.
Sauf que l’homme, Apollon, possédait le même don que lui. Disait-il la vérité ?
— Je suis le conducteur des Muses, et je suis venu te chercher, Nathaniel.
— Ça n’a aucun sens…
Excepté que le nom du dieu résonnait en lui, l’appelait, chantait dans son cœur comme s’il était tout ce que Nathaniel attendait.
Il cherchait une réponse depuis si longtemps. La vérité se trouvait-elle là, devant ses yeux, aussi incroyable et impossible qu’elle paraisse ?
Apollon reprit la parole :
— Il fut un temps où les hommes reconnaissaient l’existence des Muses comme source et inspiration de tous les arts, en honorant leur beauté et leur lumière, expliqua celui qui se proclamait dieu. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, pourtant les Muses demeurent. Cachées du bas monde des humains, elles s’élèvent bien au-dessus d’eux, et leur font grâce de leurs exhortations illuminatrices.
— Leurs exhortations quoi ?
— Les Muses sont l’origine même de l’inventivité artistique. Toute impulsion créatrice émane d’elles.
— En quoi est-ce que cela me concerne ?
— Tu es destiné à devenir une Muse, Nathaniel. Tu es une source inépuisable d’inspiration.
— Je ne suis pas sûr de comprendre…
Son cœur battait la chamade dans sa poitrine.
— Tu n’es pas à blâmer, s’adoucit Apollon. Le monde des Muses est inconcevable ici-bas. Tu comprendras mieux là-haut.
Avec grâce, Apollon se leva du banc et se plaça en face de Nathaniel.
— Viens, lui intima-t-il, et il tendit la main.
Nathaniel amorça un geste pour la prendre, mais il se retint.
Viens, Nathaniel.
— Viens avec moi, Nathaniel, insista Apollon. Je t’attends.
Viens à moi, Nathaniel. Je t’attends.
Il hésita. Des bribes de son rêve lui revenaient et se superposaient à la réalité, embrouillaient son esprit. Ses yeux retombèrent sur le papier blanc et la lyre qui y tourbillonnait.
— Le titre de Muse n’est pas une obligation, reprit Apollon. C’est un honneur, je ne peux te forcer à l’endosser. Après tout, il engage à de nombreuses responsabilités. C’est une nouvelle vie qui t’attend à mes côtés.
Ta vie commence ici et maintenant.
— Je peux te montrer ce qui t’attend, finit Apollon, la main toujours tendue.
Il le surplombait de toute sa hauteur, dans une position qui lui rappelait son rêve de la nuit. Ses pupilles brillaient du même bleu que dans ses souvenirs et ses cheveux dorés captaient les rayons du soleil. Sa beauté, divine et improbable, emmêlait les pensées de Nathaniel, comme on s’abîme les yeux à fixer le soleil, à tenter d’appréhender quelque chose de trop puissant, trop grand pour l’esprit et le corps humain.
Nathaniel peinait encore à le croire, à aligner ses pensées face à quelque chose de trop énorme pour lui. Il avait envie d’y croire pourtant.
— Vous êtes un dieu.
Dans sa voix se mêlaient scepticisme et espoir. Il avait tellement envie d’y croire.
— Oui.
— Et je suis une Muse ?
Il avait tellement, tellement envie d’y croire.
— Pas encore, mais tu en as le potentiel.
— Est-ce pour ça que…
Sa voix s’enraya. Trop d’espoir se bousculait dans sa gorge.
— C’est parce que je suis une Muse que je peux… que je peux peindre sans peinture ? Que j’ai ce don ?
Il fixait à nouveau le papier et la lyre.
— Oui, confirma Apollon et Nathaniel le crut. Mais les dons des Muses vont bien au-delà de quelques barbouillages. Ils sont la source d’inspiration de tous les artistes.
Son cœur tambourinait dans sa poitrine, frémissait aux mots d’Apollon. Il fixait le dieu, effrayé qu’il puisse disparaître s’il cillait. Il lui offrait la réponse à toutes ses interrogations et rien que pour ça, Nathaniel l’aurait suivi jusqu’au bout du monde.
— Si tu viens avec moi, annonça Apollon, je t’apprendrai à maîtriser tes dons. Je ferai de toi une Muse et tu seras alors capable de bien plus que quelques dessins.
Viens à moi.
Son rêve faisait écho à la réalité. Ou bien était-ce l’inverse ?
— Tu hésites, remarqua Apollon d’une voix adoucie. Qui te retient sur terre ? Avec qui as-tu été capable de créer des liens quand tu devais cacher tes merveilleux dons, incompréhensibles pour les simples mortels ?
— Personne, marmonna Nathaniel, mais Apollon n’attendit pas sa réponse pour poursuivre.
— Tu n’es pas à ta place sur terre, Nathaniel. Pire, tu es une proie dans un monde qui ne te comprend pas et voudra exploiter tes capacités extraordinaires. Certaines de mes futures Muses ont failli me filer entre les doigts, capturées par des sectes et des fanatiques en manque d’adrénaline. J’aimerais autant qu’il ne t’arrive pas la même chose.
Nathaniel frissonna. Il n’oubliait pas les menaces à peine voilées de Blanche. Il préférait ne pas y penser.
— Que décides-tu, Nathaniel ?
Une seule idée bouclait dans l’esprit du jeune homme : il devait accepter l’offre d’Apollon et le suivre. Aussi improbable et fou que cela paraisse. En même temps, pouvait-il vraiment refuser ? Il recherchait une explication depuis trop longtemps pour la laisser passer.
Il attrapa la main tendue d’Apollon et, un sourire charmant au coin des lèvres, le dieu l’aida à se lever.
— As-tu quelqu’un à prévenir ?
Nathaniel secoua la tête. Il ne manquerait à personne, il en était certain.
— Très bien. Alors, allons-y.
— Où va-t-on ?
Nathaniel fixait les yeux aux multiples nuances de bleu d’Apollon.
— Au sommet de la montagne.
— Quoi ?
Le vent se leva et emporta sa question. Les bourrasques l’entourèrent, se refermèrent sur lui. Elles s’infiltrèrent sous sa peau et dans ses poumons. Son souffle se perdit au fond de sa gorge. Il peinait à respirer dans cette prison d’air alors que les vents l’entraînaient, bringuebalaient son corps impuissant.
Aussi soudainement qu’elle était apparue, la tempête se dissipa et Nathaniel put à nouveau respirer. Il inspira un air frais et vif et lâcha la main d’Apollon qu’il avait broyée au milieu des bourrasques. Autour d’eux, le parc avait disparu et il reconnut la pureté du bleu du ciel et le cotonneux du blanc des nuages.
Il était sur un nuage.
— Je suis mort ?
L’océan des cumulonimbus s’étendait à l’infini autour de lui.
— Bien au contraire, répondit le dieu. Ta nouvelle vie ne fait que commencer.
Nathaniel n’y croyait pas. Il était à des centaines de mètres au-dessus du sol, perché sur un nuage et accompagné d’un dieu. C’était définitif, il était mort. Peu importait ce qu’Apollon pouvait en dire, il était impossible, tout simplement impossible, qu’un être vivant soit témoin d’une telle scène.
Pourtant, beaucoup auraient aimé être à sa place. La surface irisée de l’océan nuageux au milieu duquel il dérivait miroitait sous l’éclatante lumière du soleil. Emportés par des vents puissants, des filaments brumeux s’en détachaient, tels des embruns aériens, venant danser et tourbillonner autour du jeune homme.
Apollon fit un pas en avant, s’approchant d’un monticule nuageux qui leur faisait face. Ce fut ce pas, plus que l’étonnante proximité des cumulonimbus ou l’épouvantable perspective de chute mortelle, qui arracha Nathaniel à sa contemplation. Comment diable parvenait-il à marcher sur un nuage ?
Le dieu enfonça la main dans la formation blanche et la balaya d’un geste ample du bras. Le rideau de nébulosités se leva et un tout nouveau spectacle se dévoila.
Contrairement à ce qu’il avait cru, même s’il n’écartait toujours pas la possibilité d’être mort, Nathaniel ne marchait pas sur un nuage. Il se tenait sur un promontoire rocheux attaché à une montagne si haute qu’elle défiait les cirrus troposphériques. Elle culminait dans le ciel, jusqu’à chatouiller les rayons du soleil. Ses parois vertigineuses se refermaient autour du cirque naturel au bord duquel Apollon et lui se tenaient. Sur ce plateau, des édifices imposants aux architectures incroyables se dressaient devant ses yeux stupéfaits.
— Bienvenue au Muséion, annonça Apollon.
2 – LE MUSÉION
Le Muséion était une merveille architecturale prodigieuse. Les bâtiments resplendissaient sous la lumière du soleil, miroitaient de mille couleurs éclatantes. Un panthéon aux imposantes colonnes marquait l’entrée de cette citadelle troposphérique. Nathaniel aperçut une statue de pierre titanesque et un dôme multicolore derrière le temple alors qu’Apollon s’accroupissait à la limite du domaine.
La main du dieu caressa la roche et la ligne de symboles luminescents à ses pieds, ouvrant un passage qu’ils traversèrent. Le dieu effleura à nouveau la pierre. Les symboles brillèrent et la barrière se referma derrière Nathaniel.
Il était au Muséion, le domaine des Muses.
À la suite du dieu, Nathaniel gravit les marches qui menaient au panthéon et passa entre les piliers sur lesquels s’enroulaient des guirlandes de gravures délicates. À ses pieds, un marbre rose féerique s’étirait sur la longueur impressionnante du temple et jusqu’à une rotonde colossale, terminant l’édifice.
S’avançant prudemment, il découvrit à l’extrémité du panthéon un trône en or massif, surélevé par trois marches taillées dans le même métal précieux. Les fines gravures en arabesque et la courbure des accoudoirs rappelaient la forme d’une lyre, symbole d’Apollon. Celui-là même que le dieu avait fait apparaître sur son carnet dans le parc. Il s’en approcha.
Lorsque le jeune homme se tint à peu près au centre de la rotonde, à quelques pas du trône, la lumière changea et il leva la tête. Loin au-dessus de lui, de splendides vitraux décoraient une coupole. La mosaïque de verre parait les rayons du soleil de mille couleurs et motifs, peignait un tableau chatoyant dans l’air. L’artiste aurait pu se perdre dans sa contemplation. Le bleu pur du ciel s’ornait à travers les carreaux, comme dévoilant enfin sa véritable palette de couleurs.
— La coupole du temple est une œuvre d’art et d’émerveillement à elle seule, dit Apollon de sa voix envoûtante.
Nathaniel se força à abandonner les couleurs de la voûte et à baisser la tête. À ses côtés, le dieu observait lui aussi les jeux de lumière et son portrait lui coupa le souffle. Grand, Apollon se tenait droit et fier telle une statue de marbre blanc taillé avec une précision infinie. Ses cheveux blond doré ondulaient jusqu’à ses épaules et, captant les rayons du soleil, s’irisaient de paillettes nacrées. Ses yeux bleus coloraient son visage à la peau d’albâtre, parfait par un nez droit. La ligne affilée de sa mâchoire achevait son profil d’éphèbe et sous sa toge vermeille, Nathaniel devinait une silhouette finement ciselée. La mosaïque projetait ses traits miroitant sur ce corps divin et l’ornait de bijoux de lumière.
Hypnotisant.
Apollon abaissa la tête vers lui et ses iris bleus aspirèrent Nathaniel, l’envoûtèrent. Son regard accrochait le moindre scintillement sur la peau du dieu. Son cœur tambourinait dans sa poitrine alors que des bribes de son rêve lui revenaient en mémoire.
— Vous m’avez appelé, mon dieu ? intervint une voix.
Nathaniel déglutit et s’extirpa de ses fantasmes débauchés.
— Oh, Mark ! Je voulais te voir. Nathaniel, je te présente Markus, gazouilla le dieu, et il désigna le jeune homme qui venait d’arriver. Il est Aspirant Muse, comme toi.
Markus paraissait à peu près aussi aimable qu’un aigle au plumage d’onyx prêt à fondre sur sa proie. Ses sourcils se fronçaient sur des yeux noirs et désobligeants. Sa bouche s’étirait en un rictus méprisant alors que ses doigts voletaient sur les manches d’une chemise aux plis impeccables.
— Il serait plus agréable de s’entretenir ailleurs, dit Markus en dégageant de son front la seule mèche d’ébène qui tombait de sa coiffure autrement parfaite.
Il ne regardait déjà plus Nathaniel.
— Bien sûr, répondit Apollon en posant sa main sur l’épaule de Markus. Où est Victorien ?
Markus grimaça.
— Il arrive, grinça-t-il. Vous noterez, mon dieu, que ce très cher Victorien prend toujours un temps infini à répondre à vos requêtes.
Apollon balaya la remarque d’un geste de la main et d’un sourire en coin qu’il n’adressait ni à Nathaniel ni à Markus, mais au nouveau venu qui traversait le marbre rose du temple pour les rejoindre.
— Victor, chantonna Apollon.
Victorien était le parfait opposé de Markus. Il portait un visage fin entouré de mèches blondes et les yeux les plus extraordinaires que Nathaniel ait jamais vus. Sous la lumière chatoyante de la coupole, ses iris mordorés brillaient d’une multitude de paillettes étincelantes. Il marchait avec grâce, un archet de violoniste tournoyant entre ses doigts délicats.
— Mon dieu, salua Victorien.
Sa voix, douce, charriait les mêmes intonations chantantes que celles d’Apollon.
— Nathaniel, annonça Apollon, je te présente Victorien, Aspirant Muse. Il te fera découvrir le Muséion pendant que je m’occupe de Markus.
Nathaniel se passa nerveusement la main dans les cheveux.
— Victor, pourquoi ne pas te joindre à nous après la visite ? proposa Apollon.
Markus fronça tellement les sourcils que ses yeux n’étaient plus que deux fentes noires qui foudroyaient Victorien.
— Je crains ne pas en avoir le temps, mon dieu, esquiva Victorien avec une pirouette de la pointe de son archet. Ou l’envie.
— Tu as tort, contra Apollon. Le titre de Muse maîtresse t’irait à la perfection.
Markus fit claquer sa langue, récupérant l’attention d’Apollon.
— Une prochaine fois, peut-être, finit le dieu avec un clin d’œil discret pour Victorien. Guide Nathaniel jusqu’à mon retour.
— Oui, mon dieu.
Apollon et Markus s’éloignèrent en contournant l’immense trône doré puis disparurent derrière les colonnes qui terminaient la rotonde du temple, à l’opposé de l’entrée du Muséion. Ils laissèrent un Nathaniel gêné et perdu, seul avec l’étrange Victorien. L’Aspirant Muse le scrutait de son regard mordoré, le détaillant sans scrupule des pieds à la tête. Nathaniel résista à l’envie de passer à nouveau la main dans ses cheveux.
Après quelques secondes d’un silence inconfortable, Victorien s’assit sur les marches qui menaient au trône en forme de lyre et posa son archet sur ses genoux.
— Tu n’as pas de questions, donc ? s’amusa-t-il avec un sourire en coin qui faisait pétiller ses yeux.
Nathaniel avait des milliers de questions, peut-être un peu plus que cela même. Il ne savait pas par où commencer. Où était-il ? Que faisait-il ici ? Les Muses existaient-elles vraiment ? Apollon existait-il vraiment ? Tout lui paraissait encore improbable. Il avisa la mer de nuages à l’autre bout du temple, à travers les imposantes colonnes aux moulures dorées. Les rayons du soleil se réverbéraient sur la blancheur laiteuse des cumulonimbus et se déversaient entre les piliers, illuminant la rotonde. Au-dessus de sa tête, les vitraux de la coupole achevaient d’embellir le panthéon.
Tout était trop beau, trop merveilleux, trop lumineux et trop doré pour être réel. Était-il en train de rêver ? Était-il mort dans le parc avant de rencontrer Apollon, sans s’en rendre compte ? Peut-être s’était-il fait renverser en traversant la rue.
Pourtant, il s’était rarement senti aussi vivant. La mosaïque de la coupole teintait le monde de couleurs extraordinaires. Son don frétillait au bout de ses doigts, prêt à peindre tout ce qu’il voyait.
Même s’il n’en saisissait pas encore tous les tenants et les aboutissants, il sentait que la réponse à toutes les questions qu’il s’était toujours posées se trouvait là, sur le domaine des Muses.
Il avait l’impression de rentrer chez lui.
— L’arrivée au Muséion est un bouleversement dans la vie d’une Muse, expliqua Victorien. Mais n’oublie pas que tu es né pour vivre ici. Tu t’y habitueras vite.
Il leva les yeux vers la coupole qui peignait la peau de porcelaine de ses joues de reflets polychromatiques.
— Où sommes-nous ? souffla Nathaniel.
Il avait tant d’autres questions. Qui sont les Muses ? Est-ce que tu as un don bizarre comme moi ? Est-ce que, finalement, je ne suis plus seul ? Mais il se contenta de celle qu’il avait chuchotée.
— Apollon ne te l’a pas dit, donc, commenta Victorien, amusé.
Son archet décrivit un large arc de cercle entre ses doigts.
— T’a-t-il au moins expliqué pourquoi tu étais ici ?
— Pas vraiment, répondit Nathaniel en ébouriffant ses cheveux.
Victorien secoua la tête, un sourire au coin des lèvres.
— Apollon n’est jamais patient avec les nouveaux Aspirants, ricana-t-il, mais par tous les arts, son empressement a battu des records avec toi.
Il finit par se lever pour faire face à Nathaniel, qui ne supporta pas longtemps l’intensité de ses iris dorés et détourna le regard.
— Nous sommes au Muséion, sur le domaine des Muses d’Apollon, expliqua Victorien. Tout en haut du mont Hélicon.
Il écarta les bras et tourna sur lui-même, captant les reflets colorés de la coupole dans les mèches blondes de ses cheveux.
— Ici, nous sommes dans le temple, le lieu des Représentations. Il y aurait beaucoup à dire, mais le Muséion est grand et tu devrais le voir de tes propres yeux. Viens, je vais te faire visiter, donc.
Victorien contourna le trône doré, suivant le chemin qu’Apollon et Markus avaient emprunté, et Nathaniel lui emboîta le pas. Ils traversèrent la ligne des colonnes soutenant le panthéon et descendirent les quelques marches qui surélevaient l’édifice. Ils laissaient derrière eux l’entrée du domaine des Muses et, en quelque sorte, l’ancienne vie de Nathaniel. Il se retourna un bref instant, puis haussa les épaules : il n’abandonnait pas grand-chose.
— Tu viens ?
Il se hâta de suivre Victorien.
À l’extérieur, des vents puissants et glacés tourmentaient la montagne et assaillirent Nathaniel. Il resserra les bras sur sa poitrine, mais oublia la morsure du froid lorsqu’il découvrit le reste du Muséion. Entre une statue titanesque et des édifices aux couleurs fabuleuses, le domaine des Muses lui apparaissait, grandiose.
Séparée du temple par une bande de roche blanche dépourvue de toute végétation, la statue d’Apollon régnait en dieu protecteur sur le domaine. La sculpture s’élevait si haut dans le ciel que des formations nuageuses enveloppaient sa tête en un halo blanchâtre et divin. Le dieu de pierre posait, vêtu de la toge que Nathaniel l’avait vu porter, et pinçait entre ses doigts les cordes d’une lyre finement ciselée.
— Impressionné, donc, conclut Victorien face à son silence.
— Quel est cet endroit ? insista Nathaniel, qui ne trouvait nulle part les réponses à ses questions.
— Apollon a construit le Muséion sur le mont Hélicon, pour ses Muses ; un lieu d’apprentissage, de créativité et de vie.
Nathaniel était tombé dans un univers parallèle. Mais ce nouveau monde, étrange et incompréhensible, lui plaisait déjà.
— Et que fait-on au Muséion ?
— Nous inspirons les artistes, bien sûr, répondit Victorien avec un sourire resplendissant.
— Comment ?
Victorien tapota la pointe de son archet contre son menton, réfléchissant.
— Allons dans la Bibliothèque, finit-il par annoncer. Ce sera plus pratique pour discuter.
— Quelle bibliothèque ?
Les sourcils de Victorien s’arquèrent haut sur son front, incrédule, puis il sembla se rappeler que Nathaniel arrivait à peine sur le Muséion.
— Cette Bibliothèque, dit-il simplement.
À l’aide de son archet, il lui indiqua un bâtiment par-delà la statue d’Apollon que Nathaniel n’avait pas remarqué. La tour s’élevait vers le ciel dans le dos de pierre du dieu. Majestueuse, elle semblait constituée de marbre poli et du même verre coloré qui formait la coupole du temple. À ses côtés, la figure blanchâtre d’Apollon paraissait affreusement pâle.
Victorien se mit en marche et Nathaniel le suivit alors que son guide expliquait :
— Les Muses sont les inspiratrices des artistes. Les peintres, les sculpteurs, les écrivains, les poètes et tous les autres s’appuient sur l’imagination de leur Muse pour créer leurs œuvres.
— L’artiste inspiré par sa muse n’est pas un simple mythe, alors ?
— Tu es au Muséion, s’amusa Victorien. Crois-tu donc encore qu’il ne s’agisse que d’un mythe ?
Ils contournaient l’effigie d’Apollon par la droite, révélant les édifices que son ampleur masquait. La tour était entourée d’une ceinture de bâtiments de tailles plus modestes, mais pas moins fabuleux. Les parois, élaborées dans le même matériau polychromatique que la Bibliothèque, scintillaient de mille couleurs sous l’éclat du soleil. Des arches décorées de circonvolutions complexes reliaient toutes les constructions entre elles en une ronde cernant la tour centrale. Au mur, les mosaïques de verre colorées se reflétaient entre elles en un miroitement hypnotisant.
— Les Muses inspirent les artistes, répéta Nathaniel comme pour s’en convaincre. Cela veut-il dire que les artistes n’ont pas d’imagination et ne pourraient pas créer sans les Muses ?
L’idée le désolait.
— Sans les Muses, l’art serait médiocre au mieux, répondit Victorien. La créativité est une aire de l’esprit humain qui nécessite un soutien et un encouragement de la part des Muses et d’Apollon pour être pleinement exploitée par les artistes sur terre.
— Et c’est ce qu’on fait ici ? On inspire les artistes ?
— Les Muses inspirent les artistes, rectifia Victorien. Nous ne sommes qu’Aspirants.
— Alors que font les Aspirants au Muséion ?
— Nous apprenons à maîtriser nos dons de futures Muses. Musique, chant, poésie, danse, théâtre, énuméra Victorien. Apollon adore toutes les formes d’art et les mettre en application sur le Muséion suffit à inspirer le monde des humains.
Le cœur de Nathaniel trébucha sur un mot.
— Des dons ? Quel genre de dons ?
Victorien se retourna vers lui. Ses cheveux battaient dans les vents puissants du mont Hélicon, mais Nathaniel le regardait à peine. Il fixait ses propres paumes, immaculées. Un rêve lui avait fait perdre le contrôle de sa peinture, mais le Muséion ne le perturbait pas suffisamment pour faire ressortir les pigments de sa peau. Étrange. Ou peut-être était-ce un signe qu’il était exactement là où il devait être ?
— Ce genre de dons ? finit-il par demander.
Il s’accroupit et effleura la pierre lisse à ses pieds. Une traînée arc-en-ciel se dessina sous ses doigts. Puis il se redressa, fixant au sol sa marque qui résistait aux intempéries du mont Hélicon.
— Exactement ce genre de dons, confirma Victorien.
— Tu en as un, toi aussi ?
— Tout le monde a un don au Muséion. C’est pour ça que nous sommes là.
— Qu’est-ce que tu peux faire ? s’empressa-t-il de demander.
Victorien pencha la tête sur le côté, telle une grande chouette aux magnifiques yeux ambrés, puis se fendit d’un sourire. Il brandit son archet devant lui et, comme un chef d’orchestre, battit la mesure de la mélodie lente et profonde d’un violoncelle. Tout autour de lui, l’air vibrait des notes d’un instrument invisible. Comme Nathaniel peignait sans pinceau ni peinture, Victorien jouait un concerto pour violon sans instrument. Quand il abaissa son archet, la musique prit fin.
— Et tout le monde a des dons au Muséion ? s’assura Nathaniel.
Avait-il enfin trouvé des gens qui lui ressemblaient ? Si c’était le cas, il était hors de question qu’il quitte un jour cet endroit.
— C’est comme ça qu’Apollon repère ses futures Muses. Leur imagination transperce la réalité et dépasse les lois de la physique, expliqua Victorien. Les arts viennent si facilement aux futures Muses qu’elles n’ont besoin d’aucun instrument pour les exprimer. C’est pour cela que tu peux peindre sans pinceau ou que je peux jouer de la musique sans mon violoncelle.
Il se remit en marche et, après un dernier regard vers la trace colorée de son dessin au sol, Nathaniel le suivit. Ils bifurquèrent en passant sous une arche bleutée reliant deux bâtiments qu’ils longèrent pour s’approcher de la tour. De loin, sa splendeur les dominait. De près, elle ne perdait rien de sa beauté, se parant d’étincelles solaires chatoyantes qui se reflétaient sur les murs en mosaïque polychromatique. Un alliage d’or et d’argent ouvragé décorait la porte de la Bibliothèque.
— Un conseil, s’arrêta Victorien avec la main sur la poignée. Ne demande pas aux autres Aspirants quels sont leurs dons. Ou bien ne t’étonne pas s’ils ne te répondent pas.
— Pourquoi ?
— Nous sommes en compétition et le moindre avantage est précieusement gardé secret.
— En compétition pour quoi ?
— Le titre de Muse maîtresse.
Nathaniel comptait évidemment l’interroger sur ce fameux titre de Muse maîtresse, quand Victorien ouvrit la porte.
— La Bibliothèque, annonça l’autre Aspirant avec un grand sourire.
La question de Nathaniel se perdit quelque part au fond de sa gorge, étouffée par son ébahissement. Il se demanda un instant s’il venait à nouveau d’entrer dans un nuage, parce que oui, désormais il savait ce que cela faisait de se tenir au milieu des cumulonimbus.
La Bibliothèque, telle une montagne enneigée toute de blanc vêtue, s’élevait sur plusieurs dizaines de mètres et presque autant d’étages et de balcons. Trois escaliers en spirale grimpaient les niveaux et s’étiraient vers les étagères croulant sous le poids des livres. Une petite coupole surplombait la tour, saupoudrant de couleurs la toile blanche des lieux. Au sol, sur un parquet de bois clair, plusieurs tables rondes étaient dispersées entre les paliers des escaliers et jusqu’aux allées de livres qui rayonnaient dans la pièce circulaire.
— La Bibliothèque contient toutes les informations dont une Muse peut avoir besoin. Les balcons sont consacrés aux ouvrages anciens. Le bas rassemble les recueils les plus intéressants pour nous : encyclopédies, romans, nouvelles, poésie, partitions, dessins, tableaux, lista Victorien. Et j’en oublie. Tout ce que tu désires, tu le trouveras.
— Waouh…
— C’est un peu l’idée, s’amusa Victorien.
Un sourire rayonnant jouait sur ses lèvres.
— Comment fait-on pour retrouver quoi que ce soit dans une Bibliothèque aussi grande ?
— Si tu as une question, je te conseille de demander à Esther. Elle est toujours ici.
Victorien lui fit signe de le suivre d’un mouvement de son archet et s’avança sur le parquet de la Bibliothèque. Ils s’enfoncèrent entre deux rangées d’étagères, dévièrent sur la gauche puis s’arrêtèrent à l’entrée d’une nouvelle allée de livres.
— Esther, donc, présenta Victorien.
Au fond, assise à même le sol et appuyée contre le mur, Esther se dissimulait derrière la frange de ses cheveux et une impressionnante muraille de livres érigée tout autour d’elle. D’une main, elle triturait les pages d’un épais roman ouvert sur ses genoux tandis que de l’autre, elle tendait un ouvrage à un homme aux traits asiatiques, penché sur elle.
— Merci, Esther, dit celui-ci en se redressant le livre en main. Je le cherche depuis deux jours.
— Balcon 12, section H, marmonna Esther. Markus l’a emprunté avant toi. Mais si tu veux impressionner Apollon avec de la poésie, je te conseille plutôt celui-là.
Elle farfouilla un instant dans sa pile de livres et dénicha un carnet à l’aspect ancien qu’elle offrit à l’autre. Il l’accepta d’un hochement de tête sec.
— Esther, Daisuke, intervint Victorien. Je vous présente Nathaniel.
Il pressa la pointe de son archet dans l’épaule de Nathaniel pour le désigner.
— Daisuke est arrivé juste avant toi, expliqua Victorien. Mais Esther est une des premières Aspirantes qu’Apollon a emmenées au Muséion. Si tu cherches quelque chose dans la Bibliothèque, elle le trouvera pour toi. Si tu as une question, c’est à elle qu’il faut la poser.
Daisuke les salua en silence avant de prendre congé. Esther baissa les yeux sous sa frange et ses doigts furetèrent un instant sur sa muraille livresque. Elle en sortit deux vieux ouvrages.
— Victor ? J’ai trouvé les livres qu’Apollon cherchait, indiqua-t-elle d’une petite voix. Tu dois les lui apporter ?
— Je crois qu’il voulait que tu les lises, contra Victorien.
Esther haussa les épaules et comme s’il s’agissait d’une réponse en soi, Victorien poursuivit :
— Mais je te déconseille de commencer ta lecture maintenant. Apollon a prévu une Représentation ce soir.
— Je sais. Je serai là.
Victorien sourit puis son archet tournoya entre ses doigts, indiquant à Nathaniel de faire demi-tour. Ils s’éloignèrent alors qu’Esther se penchait déjà sur les deux livres, ignorant la recommandation de son camarade.
— La Bibliothèque est le lieu des études artistiques théoriques, reprit Victorien alors qu’ils se retrouvaient à nouveau au centre de la tour, sous la lumière polarisée de la coupole.
Daisuke avait emporté ses ouvrages jusqu’à l’une des tables rondes. Penché sur un carnet, il examinait les textes dont il s’inspirait pour écrire sans crayon. À la manière de Nathaniel qui peignait de la pulpe de ses doigts, Daisuke se contentait de passer la main au-dessus de la page pour faire apparaître ses vers.
Nathaniel avait encore tellement de questions qu’il ne savait par où commencer. Il se retint de justesse d’interroger Daisuke sur son don, se rappelant le conseil de Victorien. Les dons des Muses se gardaient secrets.
— Si tu aimes lire, tu peux aussi bien élire domicile ici comme Esther, plaisanta Victorien avec un tour de son archet.
L’air siffla une série de notes.
— Je préfère peindre, rappela Nathaniel.
Le sourire de Victorien s’étira. D’un nouveau mouvement de son archet, il lui fit signe de le suivre. Ils quittèrent la tour de la Bibliothèque et sa douce chaleur pour retrouver les vents froids qui battaient la roche et les décors féeriques du Muséion. Ils passèrent sous une arche orangée et entrèrent sans traîner dans l’un des bâtiments.
— La salle de dessin, donc, présenta Victorien.
La salle de dessin, de bois sombres et sobres par rapport au reste du Muséion, comportait tout ce qu’un artiste en herbe pouvait désirer. Toiles, papiers, pinceaux, crayons, pastels, palettes et chevalets, elle ne manquait de rien. Pas même d’inspiration. Des tableaux grandioses, représentant pour la plupart Apollon, ornaient les murs. Les grandes fenêtres donnaient sur la mosaïque de la tour de la Bibliothèque et coloraient la pièce.
— Tous les bâtiments qui entourent la Bibliothèque servent à la pratique des arts, expliqua Victorien. Salles de danse, de dessin, de musique…
— Silence ! l’interrompit un sifflement furieux.
Au milieu des chevalets, une jeune femme les fusillait de ses yeux bleu profond derrière une frange de cheveux noir de jais. Le dos aussi raide qu’un mur, elle tenait un pinceau dans sa main et devait être en train de peindre avant que Nathaniel et Victorien ne la dérangent.
— On ne restera pas longtemps, Syrielle, la rassura Victorien. Je montrais juste la salle de dessin à Nathaniel. Il est nouveau ici.
Gêné, Nathaniel se passa la main dans les cheveux alors que Syrielle le fixait avec une antipathie non déguisée.
— En silence, alors, accepta-t-elle impitoyablement.
Victorien sourit poliment et désigna la pièce d’un ample mouvement d’archet.
— La salle de dessin, donc. Et Syrielle, Aspirante, chuchota-t-il à l’attention de Nathaniel. Ne l’embêtons pas davantage. Viens. Tu as encore beaucoup à voir.
La visite reprit. Ils ne croisèrent personne dans le théâtre ou l’écritoire, et Nathaniel commençait à se demander comment un domaine aussi étendu pouvait abriter aussi peu de monde. Combien y avait-il d’Aspirants au Muséion ? Et combien y avait-il de Muses ? Ils n’en avaient encore rencontré aucune. Étaient-elles occupées à inspirer le monde ? Probablement. Nathaniel ignorait comment elles s’y prenaient.
— La salle de danse, donc, présenta Victorien quand ils entrèrent dans un nouveau bâtiment.
Nathaniel l’aurait deviné. Des miroirs agrémentés de barres latérales entouraient le sol recouvert d’un bois patiné par les passages des danseurs. Le parquet s’étirait sur une longueur impressionnante. À l’autre bout de la salle, deux femmes tournoyaient en une valse lente sous le regard amusé d’une troisième.
— Victor ! Tu ne nous présentes pas ton nouvel ami ? minauda cette dernière quand elle repéra Victorien et Nathaniel.
Elle entortillait ses doigts dans les longues mèches blondes de ses cheveux.
— Nathaniel vient d’arriver, indiqua sommairement Victorien.
Les danseuses s’arrêtèrent et trois paires d’yeux convergèrent vers Nathaniel.
— Juliet, Eryn et Carlie sont Aspirantes elles aussi, révéla Victorien pour le nouveau en désignant les trois femmes l’une après l’autre.
Juliet, la blonde, gloussa. Eryn, dont l’assurance débordait du décolleté, lui décocha un clin d’œil embarrassant. Carlie l’observa sans rien dire, un bras toujours autour de la taille de sa partenaire et les cheveux emmêlés comme si elle était restée trop longtemps à l’extérieur sur le mont Hélicon.
Nathaniel se passa la main dans les cheveux en murmurant un faible « salut ».
— Tu as de la chance d’arriver pour la Représentation d’Apollon, lança Juliet. C’est un spectacle qui vaut le détour.
Nathaniel ignorait de quoi elle parlait.
— C’est surtout un spectacle récurrent, corrigea Victorien.
— Ne sois pas rabat-joie, Vicky ! s’amusa Juliet. Je pensais que tu serais plus excité pour cette Représentation-là.
— Pourquoi donc ?
— Apollon va désigner le premier Aspirant à passer en Représentation, répondit Eryn en s’avançant d’un pas vers eux. Je parie sur toi.
— Même si je rêverais d’être choisie moi-même, dit Juliet, je parie sur Markus. Après tout, il est le favori d’Apollon.
Victorien balaya leurs mises de son archet.
— Pariez sur Markus, dit-il. Je lui laisse la place volontiers.
— Tu n’as aucune ambition, se lamenta Juliet.
Elle se tourna vers un miroir pour se recoiffer.
— Je pense quand même qu’il te choisira, intervint Carlie.
— Nous verrons, répondit simplement Victorien.
Il ne s’embarrassa pas de davantage de formalités et se détourna. Soulagé, Nathaniel le suivit.
— Plutôt mignon, entendit-il en tournant le dos au groupe de filles, et il crut reconnaître la voix d’Eryn.
— Ah, non, ça suffit ! s’exclama Juliet. Il y a déjà assez de compétition avec Markus et Victorien.
Elles se mirent à rire et Victorien se crispa, mais ignora leurs commentaires et Nathaniel l’imita. Ils quittèrent la salle de danse.
— Juliet n’est pas la plus discrète des Aspirantes, mais elle a le mérite d’afficher sa compétitivité sans hypocrisie, expliqua Victorien par-dessus les vents du mont Hélicon.
Nathaniel ne releva pas et attendit qu’ils entrent dans le prochain bâtiment pour poser la question qui le taraudait.
— Ma salle préférée, annonça Victorien. L’orchestra. Il est généralement occupé par Markus, que je préfère éviter, mais tant qu’il est avec Apollon, il ne nous embêtera pas.
— Tu n’as pas l’air de trop aimer Markus.
— Markus ne m’aime pas, c’est très différent.
La salle de musique formait un demi-cercle de taille modeste regroupant des instruments de toutes les familles. Hautbois et trombones rutilaient à côté des violons et contrebasses. Le tout constituait un impressionnant ensemble philharmonique dépourvu de musiciens.
Avec une aisance familière, Victorien se lova au milieu des instruments et attira à lui un violoncelle qui le dépassait presque. Son archet caressa les cordes et une note profonde s’éleva dans toute la pièce. Nathaniel connaissait mal les détails de la musique, mais il aurait juré entendre en même temps le son de plusieurs violons accompagner le violoncelle.
Victorien jouait autant avec l’instrument qu’avec son don.
— Je pense que tu as saisi l’organisation du Muséion, maintenant, dit-il. Le temple à l’entrée, la Bibliothèque au centre et toutes les salles de pratique autour. Je te montrerai les dortoirs après la Représentation.
Il accompagna sa remarque d’un mouvement d’archet et cette fois Nathaniel distingua clairement les altos et les contrebasses vibrer à l’unisson.
— C’est quoi, ces Représentations ?
Le terme revenait dans toutes les conversations des Aspirants.
— Apollon t’a expliqué que les Muses inspirent le monde, dit Victorien en pinçant habilement les cordes de son violoncelle.
— Il m’en a parlé, même si je n’ai pas vraiment compris comment cela se passait concrètement.
Alors que le violoncelle appuyait un rythme lent et régulier, les violons produisaient un son doux. Envoûté, Nathaniel faillit louper la réponse de Victorien.
— La simple présence des Muses sur le mont Hélicon inspire les humains, expliqua-t-il. Mais notre véritable travail est de mettre en œuvre notre créativité pour amorcer la leur. D’où les Représentations.
— Quoi ? balbutia Nathaniel, perdu.
Victorien lâcha le manche de son violoncelle qui resta appuyé sur son épaule. Il ferma les yeux, inspira et, sans esquisser le moindre mouvement, les cordes se mirent à vibrer, engendrant une mélodie simple et délicate.
Le souffle de Nathaniel se perdit quelque part au fond de sa gorge, dérobé par la beauté de Victorien, et lorsque le violoncelliste rouvrit les yeux, un sourire espiègle dansant sur ses lèvres, Nathaniel rougit.
Victorien le remarqua-t-il ? Il n’en dit rien et son sourire grignotait ses joues lorsqu’il reprit son archet qui glissa adroitement entre ses doigts.
— Apollon organise régulièrement des Représentations sous la coupole du temple. Il y chante, danse, déclame des poèmes et son souffle imaginatif enflamme la créativité des humains sur terre.
— Mais Eryn a dit qu’Apollon désignerait ce soir un Aspirant pour faire la prochaine Représentation, se rappela Nathaniel.
— Exact, confirma Victorien, parce que les Représentations sont le devoir des Muses. Passer sous la coupole du temple est un honneur et en tant qu’Aspirant, nous devons nous y préparer.
Il lui adressa un clin d’œil complice puis son archet glissa sur les cordes et la musique envahit l’orchestra. Les violons tremblaient à l’unisson, obéissaient à l’ordre informulé de Victorien. Il ne s’agissait plus seulement de quelques notes arrachées aux instruments sans musicien, mais d’un ensemble puissant. La musique le transportait, le saisissait au plus profond de son être et caressait son cœur.
Les vagues de l’archet s’évanouirent, mais le concert acoustique se poursuivit en fond. Victorien reprit la parole, imperturbable :
— Ce sont nos dons qu’Apollon veut voir lors des Représentations, parce que ce sont nos dons de futures Muses qui inspirent le monde.
— Quels sont les dons des autres Aspirants ? ne put s’empêcher de demander Nathaniel.
Pensif, Victorien fit tournoyer son archet entre ses doigts et la musique s’interrompit. Le silence s’empara de la salle.
— Seul Apollon connaît les dons de tous les Aspirants, finit-il par dire. De ce que je sais, Syrielle dessine et Daisuke joue avec la poésie. Dans le même registre, Markus possède…
— De quelles attributions loufoques comptes-tu m’affubler exactement, Victorien ? grinça une voix hautaine à la porte de l’orchestra.
Le visage de Victorien se ferma. Sur le seuil, Markus les toisait de ses yeux noirs hargneux.
— As-tu peur que je révèle tes plus vils secrets ? lança Victorien.
Markus fit claquer sa langue, agacé.
— Il n’est rien d’infamant dans mon passé que tu puisses retourner contre moi, répliqua Markus.
— Rien, donc ? Vraiment ? grogna Victorien.
Il serra son archet dans son poing et Nathaniel entendit un craquement inquiétant.
— Apollon se tient prêt pour la Représentation. Il demande expressément ta présence. Ne le fais pas attendre, annonça finalement Markus avant de se retirer.
La porte se referma derrière lui et il fallut de longues secondes avant que les doigts de Victorien se détendent. Il jeta son archet brisé et en récupéra un neuf. Son pouce glissa sur les crins et une note grave s’en échappa.
— Les commentaires de Markus peuvent être blessants, observa Victorien en retournant à son violoncelle. J’en ai l’habitude, ajouta-t-il avec une grimace, et il est préférable de l’ignorer.
Il rangea l’instrument sur son support. Ses phalanges flattèrent distraitement les cordes qui vibrèrent d’une mélodie profonde.
— Qu’est-ce que Markus a contre toi ? demanda Nathaniel.
Le murmure chantant du violoncelle dérailla et Victorien arracha sa main de l’instrument. Sa voix grinçait autant qu’un violon désaccordé quand il reprit :
— Oh, tu as donc remarqué l’amabilité que Markus me porte ?
Il s’écarta de son violoncelle, son archet toujours en main.
— C’est une longue et douloureuse histoire de rivalité et d’ego surdimensionné mal placé, soupira-t-il. Mais ce sera pour une autre fois. Viens, Apollon nous attend.
Puis il mena Nathaniel hors de l’orchestra.