Prologue

 

Paul

Les premières notes résonnent sur le vieux lecteur CD de mon enfance. Je ferme les yeux, tente de me rappeler la dernière fois que j’ai écouté ces musiques. Ça fait une éternité. C’était même sûrement ici, dans ce grenier, avec mon frère qui adorait se moquer de mes goûts en matière de chanteuses à la mode. Si la mélodie lui parvenait aux oreilles ce soir, il chanterait depuis le pré, assez fort pour que j’entende chaque fausse note. Peut-être qu’il rirait aux éclats, mais, depuis mon retour, je ne crois pas l’avoir vu rire une seule fois. Mes souvenirs ne sont déjà pas très joyeux, alors si le peu de gaieté qui demeurait par ici a disparu, je ne donne pas cher de ce qu’il reste de notre famille.

Je me sens à la fois chez moi et étranger. Quand j’ai fermé la porte en me disant que je ne remettrais plus les pieds dans ce village, j’y croyais dur comme fer. Personne n’a réussi à m’empêcher de filer. Ils n’ont pas trop essayé non plus.

On dirait que ça a duré cent ans entre le moment où j’ai coulé et celui où j’ai abandonné. Un gouffre me sépare de ces années, pourtant c’est bien le même qui me serre le cœur aujourd’hui, tandis que je garde les paupières closes comme si cela pouvait m’aider à oublier. Oublier combien je regrette. Oublier les traumatismes qui m’ont poussé à quitter la région. Oublier que je suis né sur ces terres et que jamais je ne réussirai à les arracher à ce que je suis devenu. Je pourrais rester ici pendant des jours ou des semaines, enfermé, caché au monde pour ne plus avoir à supporter les regards, les ragots, les faux sourires. Parfois, ce retour me semble l’idée la plus stupide de ma vie. J’ai suivi la lumière que je pensais ne jamais connaître, j’ai tout plaqué pour me donner une chance d’être celui dont je rêvais, et j’ai réussi. J’ai vaincu. Pourquoi, dans ce cas, est-ce qu’un tel pressentiment m’envahit ? Mon existence entière me remonte dans la figure. Elle n’est pas bien longue, heureusement, j’ai encore espoir de sauver ce qu’il en reste comme je m’évertue à le faire depuis ma prise de conscience. Peut-être qu’il faudrait revenir sur ma décision, lâcher cette ferme une bonne fois pour toutes, tant pis si mes résolutions n’auront duré que peu de temps.

Il n’y a personne dans le grenier. J’attrape l’escabeau sagement posé contre le mur, vise la lucarne et me hisse sur le toit. D’ici, on aperçoit les champs, les prés, le village et les bois. Les granges, aussi. L’ancienne et la nouvelle. Celle dans laquelle je trouve refuge les jours de peine et celle qui, je l’espère, accordera un nouveau souffle à cette vie que l’on apprend à dompter malgré l’absence et la douleur. Pour mon frère, surtout. La mienne, de douleur, ce n’était pas le manque. C’était le trop. Je ne crois pas pouvoir dire que je me sens mieux depuis l’enterrement, mais c’est comme si toutes les tensions s’étaient enfouies sous terre ce jour-là. J’ai pensé que ce serait l’occasion de tout poser à plat, de vendre la ferme, le troupeau, de tirer un trait sur cette existence qui n’est pas la mienne et à laquelle je me suis refusé parfois violemment. Mais Olivier, c’est tout pour lui. Depuis toujours, on savait que ce serait lui qui reprendrait l’exploitation. Ce que nous ignorions, c’était le reste. Les dettes nous ont fait couler. Il ne restait plus rien pour sauver ce qu’il nous a refourgué sur les épaules.

Le piaillement d’un oiseau me fait sursauter. En cette fin d’été, c’est encore plus beau. Même en y mettant de la bonne volonté, je n’arrive pas à trouver de la laideur dans le tableau qui se dessine sous mes yeux. Il fait chaud, toutefois on ne suffoque pas. Le soleil joue entre les arbres, créant des ombres le long des routes, qui remuent au gré du vent. En équilibre, je peine à trouver une position confortable. C’est une assise précaire, finalement, ça me ressemble assez. Pas assez stable pour se laisser aller sans réfléchir, trop pour ne pas avoir envie d’essayer et de s’y installer.

Au bout du chemin qui serpente entre le village et les espaces boisés, j’aperçois les vaches de mon frère et le troupeau dont j’ai hérité juste en face. Une calamité. Je me suis mis à leur donner des petits noms en espérant me sentir plus investi qu’en débarquant en pleine campagne du jour au lendemain, pourtant rien n’y fait. Il y a des choses dans la vie que l’on ne peut pas se forcer à aimer. C’était déjà le cas avec mes parents, alors que dire de ce qu’ils m’ont légué ? J’aurais préféré rien du tout.

Un jour, tout va changer.

Les premiers camions sont arrivés dans la cour le week-end dernier. Ça me fait mal au cœur, mais il faut bien cela pour redresser la barre. Ce sera différent pour Olivier ; pour moi, il va falloir s’adapter et s’ouvrir à de nouveaux voisins. Ce n’est pas courant dans un village tel que le nôtre. Il y a rarement de nouvelles arrivées, de nouvelles têtes. Ça devrait me réjouir, mais une boule d’appréhension s’est logée depuis longtemps dans ma gorge et je crains qu’elle ne disparaisse pas ces prochains jours. Alors, une dernière fois, je contemple le soir qui tombe. J’inspire, remplis mes poumons les yeux levés vers le ciel, espérant qu’il m’envoie un signe, qu’il me rassure, que quelqu’un ou quelque chose me dise que tout se passera bien. Que je ne vais pas replonger. Que ma fuite m’a guéri et que rien ne peut à présent me pousser dans les ténèbres, parce que j’en ai trop bavé pour en sortir.

Chapitre 1

 

Paul

Le fracas de la porte d’entrée qui claque depuis la cuisine me fait sursauter. Avachi dans le canapé, je n’avais pas vu l’heure tourner et me redresse en me frottant le visage, encore somnolent.

— Paul ? T’es là ?

— Ouais, ouais.

Je traîne ma carcasse en maugréant et tombe nez à nez avec Olivier. Pour l’occasion, j’avais imaginé qu’il ferait un effort vestimentaire, mais non. Ce doit être de famille. Faut dire qu’on se ressemble, lui et moi. La même tignasse brune, des yeux bleus sensiblement identiques, des bottes crasseuses et de vieux pulls ringards. Très chics. On pourrait parader sur les podiums parisiens.

Nous n’avons pas besoin de nous apprêter en temps normal. Nous ne sortons plus tellement danser ni picoler ; l’apéro, c’est sur sa terrasse ou à la maison. Puis, de toute façon, pour quelle raison ? Il passe plus de temps avec ses vaches qu’avec sa femme. Au moins, lui est marié depuis huit ans, date à laquelle j’ai fêté mon célibat sans me douter que j’en arriverais à ce point. Ce qui nous différencie, c’est ça. Il a écumé les filles aux bals de villages avant d’épouser l’une d’entre elles et de l’engrosser quatre fois de suite. Moi, je m’envoyais en l’air dans les prés une fois tous les quarante du mois, quand j’avais la chance de rencontrer un jeune homme du même bord. Autant dire que ce n’était pas la fiesta tous les week-ends.

— Il est arrivé. C’est toujours non ?

— Oui. Tiens, les clefs.

Je lui tends le trousseau, le suis jusqu’au seuil, mais ne pose pas un centimètre de pied dehors. La voiture d’un inconnu est garée un peu plus loin, vers le bâtiment tout neuf. Je prends garde à rester planqué derrière l’épais rideau pour qu’il ne me remarque pas et presse Olivier de se tirer d’ici rapidement. Il soupire, sans doute de dépit, peiné ou exaspéré par mon comportement. Peut-être les deux.

— Ça t’a repris il y a longtemps, tes petites manies ?

— J’en sais rien. Vas-y. Tu me diras s’il est sympa.

Il ne doit pas comprendre mon revirement de ces derniers mois. Moi non plus. Au moins nous voilà au même niveau.

— Désolé, murmuré-je.

Il hausse les épaules et claque la porte de nouveau. Comme un robot, je l’ouvre, la referme, verrouille la serrure et réitère l’opération quatre fois. Le regard qu’il me lance à travers la vitre me tord les tripes, mais je n’y peux rien. Ça me rassure de me dire que c’est normal, que je suis né ainsi, même si, dans le fond, j’ai conscience de me mentir à moi-même. Ce n’était pas si obsessionnel. J’étais juste un peu dingue, sans plus. Je ne me reconnais plus. Si j’avais su que ça me reviendrait dans la figure puissance dix, je n’aurais signé aucun papier, la ferme aurait disparu en même temps que les dettes, Olivier serait heureux, je serais heureux, la distance me tiendrait encore éloigné de mes démons. Un jour, j’assumerai, mais pas maintenant. Maintenant, je verrouille. Et de trois. Et de quatre. La clef passe entre mon pouce et mon index. Je la tourne elle aussi quatre fois avant de la fixer dans la serrure.

Mon frère et moi avons transformé la vieille grange en logements à la mort de notre père. Installé en ville pour y trouver un train de vie plus confortable, il m’a alors fallu tout quitter pour retrouver la maison de mon enfance. Hors de question, cependant, de rempiler pour le travail des bêtes et des champs. Plutôt mourir. J’ai conservé le strict minimum pour ne pas avoir à me séparer de notre unique employé, qui s’occupe de tout ce foutoir. Les champs sont loués aux agriculteurs du coin, et le petit s’occupe des animaux qu’il nous reste et des fromages. Le seul couac dans toute cette agitation, c’est qu’on a claqué le peu d’argent de nos économies dans la rénovation de la grange. Les appartements sont modernes, plus ou moins grands, c’est selon, et la ferme est idéalement située à trente minutes en voiture du centre-ville le plus proche. On peut difficilement trouver mieux, dans le coin. Malheureusement, les demandes n’ont pas explosé. Le seul gars venu s’installer ici, c’est celui qui doit visiter un T2 aujourd’hui. C’est déjà ça, cela dit. Un virement qui tombe tous les mois, ça n’a pas de prix dans des zones abandonnées à leur sort comme la nôtre. En marge de la ville, en marge de la société. C’est à croire qu’une frontière s’est érigée entre la France urbaine et le reste, dénigré, oublié. Les fleurs des champs et les oiseaux qui piaillent, c’est beau, mais ça ne remplit pas les assiettes.

Curieux, je jette un coup d’œil à travers la fenêtre de la cuisine. Le nouveau venu s’est mieux sapé que nous. Persuadé d’être parfaitement dissimulé, je prolonge ce moment étrange, à espionner comme une mégère dans sa vieille bicoque quelque intrus parvenu jusqu’à la cour par miracle ou accident. Il est bien habillé, un vrai citadin. Note à moi-même : il faudrait peut-être que je rachète des pantalons. En plus d’avoir l’air cinglé, je me transforme en cliché du paysan célibataire. Je me demande si les gens me voient plus vieux que je ne le suis.

Et des chaussures. Sur le paillasson, à part une seconde paire de bottes et de vieilles baskets élimées, il n’y a pas grand-chose à se mettre aux pieds.

Une poule caquette un peu trop fort, le type se retourne. Horreur ! L’espace d’un instant, son regard croise le mien. Paniqué, à deux doigts de dégobiller, je me retourne brutalement et me plaque contre le mur de pierres froides, le pouls rapide, le souffle rauque comme si j’avais couru un marathon. Une goutte de sueur descend le long de ma nuque, me fait frissonner, renforce la lourdeur de cette boule au creux de ma gorge. Je vais encore passer pour un timbré, c’est sûr. Paupières closes, je prends un moment pour calmer ma respiration. Ça me brûle, comme si l’on me déchirait le torse pour y planter je ne sais quoi et le tourner à l’intérieur.

Seul réconfort de ma vie : mon canapé. Je retourne m’affaler comme un vieux fermier malade et fatigué devant la télévision qui jouait toute seule. On ne capte pas grand-chose avec l’antenne en ce moment – à cause des orages, sans doute. Septembre touche à sa fin. Bientôt, il faudra rempiler pour couper les bûches, les entreposer dans la remise, grelotter en allant les chercher à huit heures du soir parce que j’aurai oublié de le faire dans la journée. Je me tortille sur le divan, mal à l’aise, aux aguets. Je ne le sens pas, ce mec. Il est prof. Déjà, juste ça, ça me rend dingue. Si je n’avais pas autant besoin de fric, j’aurais refusé en prétextant que c’était déjà loué.

L’école, c’est à peu près mon pire souvenir. Pire que la vache qui a failli me piétiner quand j’étais gosse. Pire que le vélo qui est passé par-dessus le ponton de la rivière, moi avec, adolescent. Même pire que la fois où j’ai cru choper le sida parce que la capote avait craqué.

Je n’entends plus un bruit à l’extérieur. Sur le qui-vive, je constate alors que je retiens ma respiration depuis si longtemps que lorsque j’inspire de nouveau, ça me brûle. Je me lève d’un bond pour effectuer le rituel qui me calme le mieux.

Toute la baraque y passe, à commencer par le salon. Je vérifie que chaque chose est soigneusement rangée à sa place, que rien ne traîne à un endroit où il ne devrait pas. Je soulève les bibelots de ma mère en me rappelant pour la énième fois que je devrais les jeter, mais ils ont toujours été là. Je ne saurais pas par quoi les remplacer. Des souvenirs ? Je ne voyage pas. J’ai mis les pieds en Italie une fois parce que je trouve les Italiens tellement sexy que je voulais en voir pour de vrai.

— C’est signé ! Tu me paies le café ?

La voix d’Olivier me fait sursauter. Décidément. Il passe la tête par l’ouverture entre le salon et la cuisine, haussant les sourcils.

— Ça va ? Qu’est-ce que tu fiches ?

— Je range.

— C’est rangé, Polochon…

La peine qui transpire dans sa voix me serre le cœur. Ce petit surnom, hérité de notre jeunesse, il ne l’utilise plus beaucoup. Seulement quand il a mal pour moi. Je voudrais le rassurer, lui dire que c’est passé une fois et que ça passera deux fois, lui sourire comme si c’était naturel. Ma pire crainte serait qu’il pense que je sombre à nouveau à cause de lui. Je suis revenu de mon plein gré. Personne ne m’a mis de couteau sous la gorge. Il est mon frère et, plus que tout, je me dévouerai pour que l’on parvienne à se sortir la tête de l’eau, comme lui m’a soutenu à l’époque où j’en avais le plus besoin.

— Juste ça, j’arrive pour le café.

Je l’aperçois s’installer à la table de la cuisine, mais ne peux pas le rejoindre tout de suite. Si je ne termine pas ce que j’ai commencé, je vais le larguer en pleine discussion pour tout recommencer. Je conclus le tour du salon, bouge l’horloge pour la remettre droite alors qu’elle l’était déjà, tourne les napperons avant de les repositionner comme ils étaient, puis vient le coup de chiffon sur le miroir. Complètement stupide. Je sais qu’il est propre et qu’il brille de mille feux. En réalité, c’est ça, le pire : avoir conscience de ce que je fais, mais le faire quand même.

— Bon, ce café ?

— Tu veux pas de la gnôle, plutôt ? Pour fêter ça !

— Quand on recevra le premier loyer. Il est prof au collège, apparemment. J’ai pas pensé à demander de quoi. Ça va lui faire une trotte pour y aller tous les matins.

— Une demi-heure, c’est moins long qu’en ville quand tu dois prendre un bus et deux métros.

— Je crois que je n’aimerais pas le métro. T’avais pas peur, toi ?

Je hausse les épaules. De quoi n’ai-je pas peur, dans le fond ? Même moi, je me fais flipper. En revanche, c’est bien une discussion de chez nous. Personne ne se demande s’il aime le métro. Si tu veux te déplacer, tu le prends, voilà tout. Ça ne me gênait pas trop, c’est seulement bizarre la première fois.

— Je lui ai dit que t’avais passé quelques années en ville avant de revenir ici, que tu t’acclimatais doucement au retour brutal.

— Pourquoi t’as dit ça ? aboyé-je.

— Bah, je ne sais pas, il me demandait pourquoi tu n’étais pas là. Tu voulais que je lui dise quoi ? « Excusez-moi, il collectionne les allergies, et la pire, ce sont les gens, alors il ne sort pas » ?

Je serre les dents, mais ne réplique pas. Il a compris à l’instant où il a fini sa phrase que ce n’était pas la meilleure façon de me réconforter.

— Pardon… Bref. J’ai croisé Marc, il est sur le fromage. Tu veux pas lui donner un coup de main ?

— Je le paie pour ne pas avoir à lui donner un coup de main, répliqué-je.

— Ne sois pas désagréable, je t’en prie. C’est une aubaine, ce locataire. Qu’est-ce qui t’angoisse ? Tu ne le verras jamais.

— Tous les matins et tous les soirs de l’autre côté de la cour. Et les week-ends. Et les vacances scolaires. Je ne pourrai même plus me promener à poil chez moi.

Ce qui est ridicule, puisque je suis toujours habillé.

— Tu ne vis pas dans la cuisine ! Ta chambre donne sur les prés, tu te fiches pas de moi ?

— Tu ne comprends pas.

Tout me dérange. Comment lui expliquer ? C’est ma routine que ce type va réduire à néant, le confort que je me suis créé en espérant aller mieux ainsi. Le pire dans tout ça, c’est que l’idée vient de moi. Je ne sais pas ce qu’il m’est passé par la tête le jour où j’ai songé à ces appartements. Je devais être soûl, ou drogué, je l’ignore. Ce dont j’ai conscience, en revanche, c’est que ma vie va s’en trouver beaucoup trop chamboulée. Je ne le sens pas du tout.

— On devrait avoir une naissance sous peu, tu crois que tu pourras surveiller de temps en temps ?

J’apprécie le changement de sujet et en profite pour aborder une question qui me taraude depuis mon retour. Dans le meilleur des cas, il acceptera d’y réfléchir ; dans le pire, ce sera un refus.

— Je ferai attention, oui. Dis-moi, t’as entendu parler des expérimentations de sevrage ? On a entrepris pas mal de boulot depuis la mort de papa, je pense qu’au point où on en est, on peut pousser encore un peu.

— Je crois que oui, et je ne suis pas certain que ton idée va m’emballer.

— C’est vrai que c’est un peu de travail supplémentaire, mais les papiers, ça ne me dérange pas, je peux m’en occuper. Il me faut juste ton accord, puisqu’on est officiellement associés sur cette exploitation.

Olivier paraît sceptique. Si je veux que ça passe, il va falloir m’améliorer en négociations.

— On pourrait utiliser certaines des vaches comme nourrices plutôt que séparer automatiquement tous les veaux à la naissance. Ce ne serait pas leur mère, c’est vrai, mais dans la plupart des cas, ça se passe très bien. J’ai imprimé deux ou trois trucs sur le sujet, tu veux jeter un œil ?

— On va perdre de l’argent qu’on a déjà du mal à gagner.

— Vois plutôt ça comme une économie : pas de lait à distribuer, ils n’auront qu’à téter.

— Papa n’a jamais fonctionné comme ça.

Papa est mort, ai-je envie de répliquer, mais je le garde pour moi. La situation est assez compliquée pour ne pas avoir à supporter, en plus, une dispute avec mon frère.

— On peut faire moitié-moitié. On teste ça sur une partie seulement des veaux.

— Les femelles ?

— Je pense que ce serait plus cohérent d’avoir des mâles et des femelles.

— Tu sais que j’apprécie tout ce que t’as fait jusque-là, soupire Olivier, et je t’assure que t’as eu de bonnes idées. Mais je ne garderai pas des mâles pendant six mois alors qu’on s’en sépare au bout de quelques semaines.

— Alors, je m’en occupe.

Cette fois, il a l’air d’hésiter sur la réaction à adopter. Même moi, je me demande ce que je fiche.

— Tu t’occupes des veaux ? répète-t-il pour s’assurer qu’il a bien compris.

— Si tu me laisses tester les nourrices, oui. Tous. Je t’évite la corvée des biberons, le nettoyage, l’identification, ça va te libérer du temps, tu pourras souffler. On en case deux ou trois par vache. Le plus long, c’est vérifier qu’elle adopte bien les petits. Si ça ne colle pas, on en change. Tu garderas les mâles plus longtemps, on aura plus de profit à la revente sans qu’ils nous coûtent de l’argent si on sélectionne les nourrices avec un peu de jugeote. Toutes celles qui ne produisent pas du lait commercialisable, tu les mets là-dedans. Tu économiseras aussi sur les frais vétérinaires, c’est prouvé, les petits ont beaucoup moins de problèmes de santé.

— Je ne sais pas trop si tu es un génie ou un inconscient.

J’ai autant envie que lui de redresser la barre, de remettre l’exploitation sur les rails, et surtout dans la bonne direction, celle d’un avenir meilleur. On a démarré l’aventure avec tous les ennuis hérités de nos parents. Aujourd’hui, il ne tient qu’à nous de changer les choses. J’ai conscience que ça peut l’effrayer, mais j’espère qu’il comprendra à quel point j’ai besoin de son accord. J’ai plaqué ma vie entière pour un troupeau dont je ne veux pas, juste pour éviter que les problèmes s’accumulent et signent sa faillite, et la nôtre par la même occasion.

— Je vais y réfléchir, ça te va ?

— Merci.

— Si j’accepte… La moitié pour commencer, on est d’accord ?

— Oui.

— Et si ça ne fonctionne pas ?

— Tu m’as posé la même question quand je t’ai parlé des appartements de l’autre côté de la cour. Écoute, si tu vois que ça nous plombe, je laisserai tomber. Mais je pense que ce serait bénéfique pour les veaux, pour notre porte-monnaie et pour notre image. On pourra viser un autre marché, peut-être du circuit court ou des restos.

Olivier se lève, m’accorde une tape sur l’épaule, soit l’équivalent du geste le plus tendre entre nous, et se retourne une dernière fois sur le pas de la porte :

— Je vais y réfléchir, c’est promis.

Chapitre 2

 

Paul

— Zéro. Zéro. Zéro. Zéro.

Satisfait de mon inspection, je quitte la cuisinière pour filer sous la douche. Il ne manquerait plus que je sois sale en plus de passer pour le dingue de service. Je plie mon pantalon de jogging, le dispose avec soin sur le petit meuble prévu à cet effet, puis réitère avec mon caleçon avant de le déposer dans la malle de linge sale, aussi joliment rangé que s’il se trouvait dans le tiroir à sous-vêtements.

Désormais debout dans le bac à douche, j’inspire profondément et ouvre les robinets dans l’ordre, en connaissant la suite à l’avance. Un tour d’eau chaude, un tour d’eau froide, un deuxième tour d’eau chaude. Tout à coup, je referme les deux, empoigne une serviette pour l’enrouler autour de ma taille et retourne dans la cuisine pour vérifier que les plaques électriques sont éteintes. Dans une éternelle rengaine qui se veut rassurante, j’énonce à haute voix les chiffres inscrits sur les boutons :

— Zéro. Zéro. Zéro. Zéro.

Mon regard accroche la fenêtre. Champs cultivés et pâturages s’étendent à l’infini, seulement rompus par le toit d’une ferme qui se dessine timidement dans la brume de l’automne. Les vaches sont encore au pré, à cette période. Je cherche la silhouette de mon frère, sans la trouver. Un dernier coup d’œil aux boutons de la cuisinière et je retourne me doucher, pour de bon cette fois. Eau chaude, eau froide, eau chaude. Ça ne me détend pas, mais j’ai transpiré toute la nuit, angoissé à l’idée d’accueillir un inconnu chez moi. Du moins, chez moi… en partie.

Le premier locataire, celui qui a visité le T2 avec mon frère, doit arriver aujourd’hui. Il a déjà déménagé ses meubles la semaine dernière, quelques jours après avoir signé. Ça me semble un peu étrange pour un prof de débarquer début octobre. Je présume que c’est un remplaçant. Ou alors, qu’il était en arrêt depuis un bail. Ou en prison ? Pitié, pas un assassin.

Est-ce que c’est un prof de sport ? De maths ? Ce que je détestais le plus, c’était le français et l’histoire. Les maths, ça allait, je savais compter, mais toutes les matières qui nécessitaient un brin d’écriture, j’en aurais vomi. D’ailleurs, ça m’est déjà arrivé. Bref, tant que ce n’est pas un taulard, ça me convient.

Je me rends compte du ridicule de mes propos et secoue la tête pour me vider l’esprit. Quand ça commence, on ne m’arrête plus. C’est un peu le problème : je débute en me demandant ce qu’il fiche ici et me retrouve à l’imaginer en train de dépecer une gamine dans un ravin.

Parfois, je me dis qu’on aurait dû garder cette grange pour y entreposer tout notre bazar, mais c’était la meilleure chose à faire. Je ne crois pas qu’Olivier m’en veuille de cette décision. Il n’a pas signé à contrecœur et, de toute façon, il possède déjà son troupeau. Il est le mieux placé pour comprendre que cette vie-là n’est pas faite pour moi. Toutefois, je m’en veux. C’est l’idée la plus stupide qui me soit jamais passée par la tête.

Mon regard accroche le miroir quand je quitte la douche. La buée ne me permet pas d’élucider tous les mystères de mon anatomie, à commencer par mon ventre un peu trop replet, mes fesses trop volumineuses et mon nez un peu de travers depuis qu’on me l’a cassé il y a quelques années à la sortie du collège. Il me reste peut-être des réflexes de bagarreur.

— Bordel !

Mon exclamation résonne dans la pièce tandis que quelqu’un s’évertue à tambouriner contre le battant, à l’extérieur. Je maintiens la serviette en place pour dissimuler ma nudité et cours jusqu’à l’entrée, priant pour que personne ne le sache si ma course se conclut par une chute phénoménale. Heureusement, au moment où ça arrive, la porte d’entrée me rattrape. Ni vu ni connu.

— Ça ne va pas de frapper comme ça ?

Sur le perron, la main encore en l’air et le regard rivé à mon corps, l’intrus se sent aussi con que moi.

— Hum… pardon. Il n’y a pas d’électricité, je n’ai pas trouvé où c’était. Ah, et bonjour.

Le nouveau locataire reprend du poil de la bête et m’adresse un sourire charmant. Il attend une réponse. Qu’est-ce que je suis censé lui dire ? Si je m’évanouis, il ira demander à Olivier. Sérieux, j’ai l’air d’un électricien ? Je n’aime pas ce mec. Il a l’air trop gentil pour que ce soit vrai.

— Ah… J’arrive.

Comme le pire homme des cavernes, je lui claque la porte au nez et reprends ma course en sens inverse pour enfiler les premiers vêtements qui me passent sous la main. La honte. Quel propriétaire fait ça, sérieusement ?

Lorsque j’ouvre de nouveau, décemment vêtu, il est toujours là. Puisqu’il ne relève pas mon incivilité, je fais comme si rien ne s’était passé et ne m’excuse pas. S’il ne m’avait pas encore fichu dans la case « gros connard », ça devrait être bon, maintenant. Il me suit jusqu’aux compteurs, collé à mes baskets, mais muet comme une carpe. J’ai bien fait de me sécher dix fois de suite.

— Voilà. Besoin d’autre chose ?

Le pauvre type a l’air frigorifié. Je suis sûr qu’il se retient de ne pas demander l’asile dans mon salon le temps d’une journée. Est-ce que je devrais le lui proposer ? Il doit faire onze degrés dans son appartement.

— Non, merci. Je suis désolé pour le dérangement.

Nous nous fixons dans le blanc des yeux pendant un temps qui me paraît infini. Les siens, sombres et voluptueux, donnent envie de se rouler dedans. On dirait un tiramisu, avec des petites volutes, comme quand on déguste un cappuccino. Je devrais lancer la conversation, lui demander comment il s’appelle, lui faire croire que j’ignore ce qu’il fait dans la vie pour qu’il me l’explique.

— Venez prendre un café le temps que…

— Pardon ?

J’ai tellement marmonné qu’il n’a rien compris. Évitant d’ajouter un soupir de dépit à ma voix déjà morne, je me racle la gorge et articule :

— Café. Venez.

Homme des cavernes, le retour.

— Merci.

Je hausse les épaules et lui offre le privilège de pénétrer dans ma cuisine. Il faut que je fasse un effort pour parler, même si sa vie ne m’intéresse pas le moins du monde. Seulement… de quoi ? D’où il vient ? De son travail ? Est-ce que je devrais lui demander s’il a de sales mioches que je vais devoir supporter à cavaler dans la cour ou faire peur aux poules ? Je hais les enfants. Presque tous. C’est vraiment pas sympa, un gosse. Ça se moque des autres, ça braille, ça chouine, ça se fait mal, ça écoute rien. Les enfants se moquent des autres. Ils ne se rendent pas compte qu’ils peuvent devenir un enfer. À choisir, je préfère encore Henriette. Non, ce n’est pas ma mère, c’est la vache la plus vieille qu’il me reste. Elle est ronchon, autant que moi. Elle au moins, elle grommelle parce qu’elle devient aigrie comme les mémés, pas parce qu’on lui demande de ranger sa chambre.

— Vous êtes prof, c’est ça ? De quoi ?

— Italien.

Je me disais bien qu’il était trop beau pour être vrai, ce type. Je lui lance un regard surpris et il tend la main, agrémentant son geste d’un sourire. Manquerait plus qu’il s’appelle…

— Paolo, enchanté.

Super. Le gros cliché de base.

— Paul.

C’est moins chantant, mais ça veut dire la même chose. La vie se paie ma poire. Paul et Paolo, sérieusement ? C’est quoi, un film ? Une comédie romantique ? Une blague Carambar ?

Sa main est plus douce que la mienne. On sent qu’il n’est pas manuel ni habitué aux travaux des champs. Je romps le contact avant que ça ne devienne gênant et lui tourne aussitôt le dos pour préparer le café.

Paolo. Je ne m’en remettrai jamais. Mon cerveau le répète en boucle, avec l’accent que j’ai entretenu en secret durant ma période d’adolescent aux hormones en fusion.

— Vous ne vivez pas ici depuis longtemps, m’a dit votre frère.

— Hum.

— Ce n’est pas trop difficile de s’accoutumer à tout ça ? La campagne…

— Hum.

Le blanc qui s’installe me rappelle que je suis censé apporter une vraie réponse, parce que c’était une question. Si en plus il faut faire la causette, j’espère que le thermomètre va vite remonter.

— Si vous aimez l’odeur des vaches, les bottes de foin, le chant du coq et l’hiver arctique, vous devriez vous y faire. La neige monte parfois jusqu’aux genoux, mais vous avez de la chance, plus les années passent et moins on en a.

J’ai dressé le pire tableau qui me passait par la tête, mais ça le fait rire. Raté. Moi qui espérais lui faire peur et entendre sa voiture vrombir dans dix minutes…

— Quel engouement !

Son ironie reste sans réponse. Lorsque je dépose sa tasse sur la table de bois sombre, je remarque qu’il décortique toute la décoration de la cuisine. Des ancêtres vénitiens, peut-être ?

— Ça vous fait une belle pièce.

Le grommellement qui m’échappe trahit mon malaise face à cet homme qui pénètre ainsi dans ma zone de confort. Cependant, il n’a pas l’air d’en comprendre le sens, puisqu’il se renfrogne à son tour.

— Je ne reste pas, merci pour le café.

Paolo me prend pour un ermite, c’est sûr. Rattrape le coup, m’intimé-je mentalement.

— Il doit faire treize degrés à tout casser. D’ici quelques heures, ce sera bon. Je vous en ferai un autre, ça vous réchauffera.

J’espère avoir réussi. Les interactions sociales, c’est pas tellement mon dada. Le strict minimum, je gère, mais au-delà, ça me dépasse : j’ignore comment me comporter dans une situation pareille. En fait, j’ignore même ce que c’est que d’être une personne normale. Le seul qui vient chez moi, c’est mon frère. Ses petites poupées aussi, de temps en temps. La dernière fois, la cadette a cassé l’un des bibelots sur l’étagère du salon. J’aurais pu lui crier dessus, cependant, j’ai failli la remercier. Incapable de jeter, par peur du manque, d’une apocalypse soudaine, d’un hiver plus rude que les autres, j’entasse des fringues et de la nourriture dans tous les placards de la maison. Ça aurait pu s’arrêter là, mais non. C’est pareil pour toutes ces choses qui ne servent à rien. Heureusement que j’ai des nièces pour s’en occuper à ma place. Bref, tout ça pour dire que ça ne me donne pas de grandes opportunités en matière d’aisance et de communication verbale.

Je manque de m’asseoir à l’opposé de Paolo, de l’autre côté de la table, mais le signal serait encore pire combiné à toutes mes gaffes depuis qu’il a frappé à la porte. Pour ne pas lui laisser croire que j’attends impatiemment qu’il se tire – même si c’est le cas –, je m’installe plus près de lui tout en gardant les yeux rivés à la brume automnale, pas encore dissipée. Dans le fond, il y a bien une chose qui m’intrigue.

— Pourquoi le trou du cul de la France alors que vous bossez en ville ? Il n’y avait plus de logements libres ?

— Si. Je préfère m’éloigner de tout ça. Et puis j’ai entendu parler de vous à plusieurs reprises dans le coin.

— Comment ça ?

Je parie que je ne vais pas aimer sa réponse. Ça sent soit la Claudine, qui raconte à qui veut l’entendre que je cherche un mari, soit la vieille Gigi qui radote sur les pires expériences de ma vie. J’entends sa voix d’ici : « Il n’aimait pas l’école, ce pauvre petit, j’ai bien cru qu’il allait nous faire une dépression. D’ailleurs c’est pas étonnant qu’il soit un peu bizarre, faut dire qu’il a des mœurs particulières… » Morue.

Vient alors une question que je trouve sur le moment un peu saugrenue : serait-il gay ? Ce serait le pompon.

Paolo me fixe, sondant l’expression de mon visage, sans doute pour décider si oui ou non il doit me balancer ce qu’on lui a raconté. Visiblement, je n’inspire pas confiance.

— Vos nouveaux apparts, tout ça.

Le mensonge, c’est pas trop son truc.

— Méfiez-vous de ce qu’on dit, surtout au village. Les langues se délient toujours quand on s’y attend le moins.

— Je n’ai rien à cacher.

Il repose sa tasse trois centimètres plus loin que là où je l’avais déposée. Elle n’est plus du tout au milieu de la table. Je tique, mais prends sur moi pour ne pas bouger. Les dents serrées, doigts refermés sur l’anse de la mienne, je compte jusqu’à dix. Un. Deux. Trois. Compter, ça calme, paraît-il. Il va la déplacer. Déplace-la, bon sang !

— Ça va ?

Quatre. Cinq.

— Paul ?

Il approche sa main de mon poignet, que je retire d’un geste vif. Hors de question qu’il se mette à me tripoter. Le bel homme souriant, agréable et tactile, c’est trop d’un coup. Quand j’y pense, plus personne ne m’a touché depuis un bail. Même le dernier homme avec lequel j’ai couché remonte à… longtemps. Je n’ai pas souvent l’occasion de me pencher sur la question, ou plutôt j’évite, mais je sais que ça craint. Je n’ose pas faire le calcul.

— Ça va, ça va. Je vous ressers.

Sans attendre son accord, je m’empare du récipient, le remplis de nouveau et le positionne à l’endroit exact où se trouve sa place. Paolo m’observe et analyse chacun de mes gestes. Il a compris qu’un truc clochait sans parvenir à mettre le doigt dessus. Faut dire que je cache bien mon jeu, quand j’y mets de la bonne volonté.

Au boulot, dès que quelqu’un commençait à avoir des doutes ou à émettre quelque réflexion sur mon comportement, je trouvais matière à démissionner. Ça a fonctionné longtemps, ce roulement. Un bar ici, un resto là. Les seuls postes que j’ai refusés, c’étaient des emplois dans les cuisines des établissements scolaires. Ce fut un non catégorique.

Le silence s’éternise. Paolo se triture les doigts, mal à l’aise. Mon regard dérive vers la cuisinière. Mentalement, je vérifie que les boutons affichent bien zéro de partout. Ça me prend une éternité puisque je dois recommencer plusieurs fois, abandonnant mon locataire à son triste sort.

— Bon… Je vais y aller. Merci pour tout.

Zéro. Zéro. Zéro. Zéro. Seul un hochement de tête lui répond, et il met les voiles dans un dernier sourire un brin gêné. Arrivederci !

Chapitre 3

 

Paolo

— Bon week-end, Paolo !

— Bon week-end, Gisèle, à lundi !

Il fait nuit de plus en plus tôt. Je quitte l’établissement, seul phare encore éclairé au milieu de la pénombre, emmitouflé dans une écharpe tricotée avec soin par ma mère et offerte à Noël dernier. Il n’y a pas beaucoup de lampadaires par ici. Ma voiture a du mal à démarrer. Claquant des dents, je m’y reprends à trois fois et soupire de soulagement quand elle s’élance enfin. Ça fait quelque temps que je songe à en changer, la pauvre souffre de plus en plus chaque hiver.

La ville, un peu plus vivante et éclairée, se traverse sans peine. Je commence à connaître la route par cœur, je me sens chez moi ici, entre les prés, les collines parsemées de forêts et les virages en épingle que j’apprends à maîtriser. Ce que je redoute toujours un peu, ce sont les poules du propriétaire en arrivant à la maison. Elles ont la fichue manie de se promener dans la cour, voire carrément de s’y installer en plein milieu, et ne se poussent que lorsque je m’approche trop. Un jour, je risque de faire voler des plumes sans m’en apercevoir. Moi qui croyais que ces bêtes-là étaient trouillardes…

Quand j’arrive, un bout de rideau se lève à la fenêtre du bâtiment sur la droite. La ferme d’origine. Au début, je trouvais ça un peu flippant, maintenant c’est pire. Paul m’observe en douce et doit croire que je ne le remarque pas. Je déteste ça. Ce type a quelque chose d’effrayant dans son rapport à l’autre, mais, étrangement, il me touche aussi d’une certaine façon. C’est comme s’il était rongé par quelque chose qu’on ne verrait pas, qui le consumerait de l’intérieur. Parfois, moi aussi, je jette un œil à travers les carreaux. Ma cuisine fait face à la sienne, de l’autre côté de la cour. Il y passe un bout de temps, là-dedans. Plus rarement, il sort, et c’est toujours assez bizarre. Sa serrure doit déconner, parce qu’il reste planté devant un bon moment. Je devrais lui proposer d’y jeter un œil à l’occasion. Quand il va étendre le linge, là encore, c’est toute une histoire, mais cette fois, je suis quasiment certain que c’est un trouble du comportement. J’ai remarqué, en étendant le mien de l’autre côté, qu’il sélectionne toujours la même couleur pour les épingles. Les grosses bleues. Moi, ça ressemble plutôt à un arc-en-ciel de toutes les tailles.

Mes pas crissent sur les graviers. Je referme le portail avec soin, manque de marcher sur une poule et me réfugie dans mon nouveau chez moi. Ça me fait toujours une drôle d’impression quand je rentre après les cours. Pas que je passe beaucoup de temps au collège avec la reprise à mi-temps, mais quand même. Parfois, je m’attarde en ville, prends un café avec une collègue. La prof d’allemand est sympa. On a un parcours similaire, puisque sa famille est originaire de Berlin. Elle y retourne tous les étés. Un peu comme moi à Naples, même si c’est moins souvent avec le temps. Mes cousins seraient sans doute heureux de me revoir. Depuis la rupture, et plus encore avec la dépression, j’ai un peu coupé les ponts avec tout le monde. Je le regrette aujourd’hui.

Sur les murs, encadrés ou scotchés pêle-mêle, ils sont tous là avec moi. Vittoria, Giovanni, mais aussi mon frère Flavio, ma sœur Alessia désormais installée là-bas, et tous ces gens avec lesquels j’ai grandi chaque été depuis ma naissance. Parfois, mes parents ne venaient même pas. Je passais les deux mois de vacances entre la ville et la campagne, chez ma grand-mère à Naples, chez les oncles de mon père au village. Si l’Italie n’avait pas tant bercé mon enfance et mon adolescence, ma vie aurait peut-être été différente. Sûrement. J’y songe de temps en temps, me demandant ce qui aurait changé, ce que j’aurais envisagé différemment. Mon métier, peut-être.

Un carnet encore ouvert interpelle mon regard sitôt le seuil franchi. L’histoire de ma vie. Toutes mes angoisses, tous les mois passés à ressasser ; il cumule le pire de mon existence. C’est la psychologue qui m’a conseillé cette méthode. Plus bidon, je ne connais pas, toutefois je dois avouer qu’il m’a été utile, puisque j’ai encore le nez dessus quelques soirs. C’est mon moyen d’évacuer le trop-plein. Pour un peu, on me croirait écrivain. C’est sûrement plus sexy que dépressif.

Du bout de l’index, je parcours la couverture rigide, le bois blanc de la table, le capuchon du stylo. Je me suis tellement terré dans tout ça que la porte de sortie fut douloureuse et longtemps inaccessible. C’est marrant, mais quand je croise le propriétaire, ou quand je l’observe avec toutes ses petites manies bizarres, ça me rassure. Parce que je ne suis pas seul dans cette merde. On n’a peut-être pas la même histoire ni le même vécu, mais il y a quelque chose en lui qui me rappelle moi.

Ma sacoche tombe au pied de la chaise quand je m’y installe, à peine défait de mon manteau et de mon écharpe. Il y a des jours où ce carnet me parle plus que d’autres. Comme un automate, sans réfléchir à ce que je vais lui confier, je m’attelle à la tâche et laisse mon corps parler à la place de mon esprit, ou peut-être est-ce l’inverse. Je ne sais pas trop.

Les collègues commencent à fouiner, ça y est. J’espérais passer à travers les questions, mais dans un si petit établissement, difficile de s’y soustraire. Je reste vague pour le moment. De toute façon, quand les gens entendent parler de dépression, il n’y a plus personne. Ils n’ont pas été insistants, moins que je ne l’aurais cru, en tout cas. On a changé de sujet, parlé de la pluie et du beau temps, de la façon dont je me sentais dans cet environnement qui ne m’est pas encore tout à fait familier. On m’a demandé si je conservais des liens avec mes proches malgré la distance, puis si je partageais ma vie avec quelqu’un. Je crois que le silence s’est suffi à lui-même à ce moment-là. Est-ce qu’ils ont saisi le lien entre le vide de ma vie sentimentale et l’obscurité qui a pris possession de tout mon être depuis ce jour ? Bonne question. Cela étant, personne n’a insisté cette fois non plus. Tant mieux.

On m’a répété qu’une reconstruction prend du temps, de l’énergie. C’est comme réapprendre à marcher, à respirer. Pendant deux ans, je n’ai voulu voir que le noir, partout. Maintenant, au milieu de tout ce vert, bientôt emporté dans un tourbillon de couleurs automnales dont je n’ai pas tant l’habitude, même à cette période de l’année, je commence à apprécier les couleurs. Je ne sais pas si je serais capable de m’ouvrir à un homme si je devais en rencontrer à nouveau, mais je crois que la voie est la bonne, désormais.

J’ai arrêté les somnifères depuis deux mois et trois jours. Il y a des nuits laborieuses, durant lesquelles je me lève et je tourne en rond. Ça aussi, il paraît que ça finira par se résorber tout seul. Certaines, je me couche vers deux heures, d’autres je ne dors pas du tout, mais c’est de plus en plus rare. Le pire, ce sont les cauchemars. Je rêve de terres immenses et vides, de climats arides, de ma gorge sèche et de mes poumons douloureux. Il n’y a personne dans mes songes, seulement le désert et la solitude. Quand j’en sors, je transpire tellement qu’il me faut prendre une douche en pleine nuit. Je compte encore les jours, jusqu’à celui où tout cela aura complètement disparu de ma vie.

Par curiosité, je jette un œil à travers les carreaux de la cuisine. Celle de Paul est allumée. Il discute avec un type qui ne ressemble pas à son frère. Plus petit, moins costaud. Son employé certainement, dont j’ai oublié le nom, même si Olivier m’en a parlé. Je me surprends à rester planté là, planqué derrière le rideau, à l’observer en douce. Ça craint.

Conscient que j’agis comme un gosse mal éduqué, je quitte prestement les lieux et tourne en rond dans le salon. Ça me prend parfois, quand j’oscille entre deux états d’esprit contradictoires.

Cet appartement est à l’image de ma vie : un renouveau. Je me suis débarrassé de tout ce qui pouvait me rappeler mon ex et ai investi dans de nouveaux meubles, neufs pour la plupart. Quoi de mieux pour repartir de zéro qu’un joyeux ménage de printemps en plein automne ? C’est surprenant que ce soit arrivé si tard. Même en ville, même en pleine descente aux enfers, j’avais tout gardé. Pas les photos ni les souvenirs, mais sa bibliothèque, la table sur laquelle on s’envoyait en l’air de temps en temps ou des bibelots qu’on avait achetés ensemble. Ciao. Tout ce qu’il reste aujourd’hui est à moi.

Un bruit à l’extérieur attire mon attention. Paul étend son linge sur l’étendage que nous partageons, abrité entre mon logement et le sien sous un morceau de grange qu’ils ont laissé en l’état, son frère et lui. Ça donne un petit côté rustique à mon nouveau lieu de vie que j’aime beaucoup. Enfin, s’il en fallait encore… En réalité, tout ici est très campagnard. Ça aussi, c’est une idée de la psy : déménager. Je me suis débrouillé pour être muté au fin fond d’une région que je ne connaissais pourtant pas. On m’a d’abord proposé les environs de Lyon, mais c’était encore trop près. Quitte à me casser, autant ne pas faire les choses à moitié. Alors j’ai atterri ici, entre trois champs, des prés et la forêt. Radical.

C’est un comportement immature au possible, mais je ne peux m’empêcher de choisir ce moment pour récupérer le mien, de linge, sec depuis trois jours au moins. Il va me cramer en deux secondes, mais tant pis. Il m’intrigue, ce type. Je n’arrive pas à le cerner et je souhaiterais partager avec lui plus que des regards fuyants, puisque nous allons être voisins pendant longtemps.

— Bonsoir !

Il sursaute et recule comme si je le menaçais. D’accord, ça commence mal. D’habitude, dès que j’essaie d’avoir l’air poli et agréable, on me prend pour un séducteur et ça m’agace. À voir l’expression de son visage, quelque part entre la crise d’angoisse et l’évanouissement, je me dis que je préfère les clichés, tout compte fait.

— ‘soir, marmonne-t-il en me tournant le dos.

— C’est agréable cette vie-là, je trouve, tenté-je pour lui faire penser à autre chose qu’à ma présence. Avant, pour étendre le linge, fallait se dépatouiller entre un morceau de chambre ou de salle de bains. Et puis ça sèche vite.

— Hum.

Je l’admets, ce n’est pas la conversation la plus enrichissante qui existe, mais je fais ce que je peux. C’est pas facile de le dérider, ce gars-là.

— Les vaches qui sont au fond là-bas derrière, ce sont les vôtres ?

— Oui.

Pas facile, je maintiens.

— Votre frère en a aussi ?

— Oui.

Je m’attendais à ce qu’il marmonne, grogne, râle, souffle… mais certainement pas à ce qu’il embarque sa corbeille et se tire sans un mot, sans un regard, pour s’enfermer à double tour dans sa baraque. J’en reste figé sur place, stupéfait. Cet homme est complètement frappé.

0
    0
    Your Cart
    Your cart is emptyReturn to Shop