À toi qui caches ta douleur ou ta peine derrière un sourire,
Qui passes des heures devant ton miroir à étirer tes lèvres ou à vérifier que tes traits ne trahissent pas ton état d’esprit.
On se perd facilement sous ce masque, mais j’espère que tu n’oublieras pas qui tu es.
Tu n’as pas à faire semblant.
NOTE D’AUTEURE
Cette histoire a été particulièrement compliquée à écrire. J’ai conscience qu’elle ne rentre pas dans les « codes » de ce qui plaît le plus, mais elle m’est très chère. J’avais besoin de l’écrire depuis des années. À travers la fiction, j’y livre une immense part de moi. Peut-être même une part de beaucoup de gens et de leurs sentiments. Ce roman, je l’ai écrit pour moi, mais aussi pour ces personnes, et j’espère du fond du cœur qu’il vous/leur fera du bien. À ceux qui se reconnaîtront en Rebecca : n’oubliez pas que, malgré la souffrance qu’il nous apporte, l’espoir est toujours permis.
À vous, lecteurices, je vous confie à présent l’histoire de Becca et Ludo, et vous souhaite une découverte touchante.
Prologue
Rebecca
TROIS MOIS PLUS TÔT
17 OCTOBRE 2020
« Je me souviens de chaque mot, de chaque geste, de chaque odeur. Ils persistent dans ma mémoire, mon corps ne s’en délivre pas. Je les sens, je les vois derrière mes paupières closes. J’ai beau essayer de chasser mes démons, ils se répandent au plus profond de mon âme pour m’empêcher de les en extraire. Ma souffrance les nourrit sans cesse. Ils s’en délectent. Plus les jours défilent, plus ils prennent de l’ampleur. Mes forces s’amenuisent, je perds mes moyens. J’ai peur qu’ils me dévorent encore, parce que je ne sais pas comment les arrêter. Ils sont trop nombreux, trop importants. Il m’est impossible de me soustraire à leur emprise. Elle gagne du terrain. Je me noie dans les sanglots de mon cœur. Mes poumons sont inondés. Je crains d’avoir perdu le peu de contrôle que j’avais réussi à rassembler malgré tout. Cette fois, il se pourrait bien qu’il s’agisse de mon dernier cycle de sourires. »
Ce sont les mots que j’ai écrits sur un bout de papier, ceux que je devrais confier à Laurent. Je me contente de le fixer, les lèvres étirées vers le haut. Les heures que j’ai passées devant mon miroir, les yeux plongés dans ceux de mon reflet, m’ont permis de créer une lumière. Elle est aussi fausse qu’éclatante. Je peux m’en servir dès qu’elle m’est nécessaire pour tromper mon entourage. Le seul que je ne parviens jamais à duper, c’est Édouard, mon meilleur ami. Sauf qu’il n’est pas ici. Il ne peut pas me voir mentir à notre psychiatre pour obtenir cette foutue autorisation de sortie.
Ç’a été plus rapide que les précédentes fois – un mois et dix jours –, grâce à mes talents de comédienne, c’est presque accompli. J’ai toujours su que j’avais le potentiel pour jouer au théâtre, même si c’est le dessin qui a accaparé mon esprit. Les portraits que j’esquisse sont, pour la plupart, des expériences. Mes coups de crayon m’aident à façonner des visages et des expressions. À travers le papier, j’ai découvert quelle était la bonne lueur à arborer devant les gens pour qu’ils ne discernent pas les lambeaux de mon âme, ainsi que le meilleur masque à revêtir pour encaisser leurs insultes sans leur permettre de déceler leur victoire.
Je le toise, la tête haute. Cet homme qui n’a pourtant rien de menaçant, qui a toujours été là pour moi au fil des années, et je poursuis la voie que j’ai choisie en arrivant ici pour la énième fois : je le trompe. De cette clarté feinte qu’il ne connaît pas, qu’il croit être l’étincelle de ma nouvelle vie.
— Comment vas-tu, Rebecca ? me demande-t-il, le regard empli d’espoir.
Le morceau de feuille plié en quatre est enfoncé dans la poche de mon jean. Je n’ai qu’un geste à faire pour lui remettre la vérité entre les mains. Je demeure immobile. Ma posture est décontractée. Elle aussi, je l’ai travaillée. Pas le moindre tremblement ne me trahit, alors je tiens. Ma liberté n’est plus très loin, tout dépend de ma réponse à cette question. Pas trop élaborée ni excessive, auquel cas il comprendra que je mens. J’analyse toutes les possibilités, puis finis par opter pour celle qui me paraît la plus judicieuse :
— Très bien.
Deux mots simples.
Un piège tendu.
Je maintiens ma position, ne sourcille pas, le laisse me scruter en silence. Mon palpitant bat si vite que des points noirs parasitent ma vue. Je combats les premiers symptômes d’un malaise pour le repousser.
Laurent hoche la tête et je comprends que j’ai gagné.
Chapitre 1
Rebecca
Souris, jolie Bee
1er JANVIER 2021
« Souris, jolie Bee. »
Un frisson d’effroi me parcourt.
Je déteste cette voix.
Je déteste ces mots.
Ils assomment mon crâne. À tel point que je ne pense qu’à eux. À cet ordre qui me paralyse. À l’instar de mes muscles anesthésiés par l’eau chaude, mon cœur est calme. Atrocement calme. Tout l’opposé de mon être que les tourments assiègent. Ils le rendent fou. Et il ne peut pas fuir. S’échapper de sa prison de chair et de sang ne lui est pas possible. Sa hargne est vaine face à elle. Elle est là, je la vois sous mes paupières. Cette ombre humaine et abjecte qui n’est pourvue que d’un sourire abominable. Sa présence me domine. Elle est dans la pièce avec moi. Elle l’est toujours. Jamais elle ne s’en va.
Elle est tout près. Son souffle s’abat sur ma bouche, m’arrachant le droit de respirer. Je la sens. Si proche. Son corps est penché au-dessus du mien. J’ai peur d’ouvrir les yeux. Peur que sa vision imaginée se matérialise.
Dégage ! ai-je envie de hurler. Un gémissement s’extirpe de mes lèvres. Plaintif, pitoyable, incompréhensible.
« Souris, jolie Bee. »
Ça résonne comme un refrain. Le refrain odieux de ma musique. Celle de ma vie. Il me poursuit, me hante, me condamne. Me soumettant aux souvenirs, me forçant à me rappeler que je suis toujours en vie. Que je dois continuer à l’affronter. Ce foutu spectre. Cette aura maléfique qui se balade sur moi.
Telles une caresse du bout des doigts, une traînée humide laissée par une langue, des poignes cruelles…
Je la perçois. Partout sur moi. Et mon âme tremble à rugir de détresse. L’épouvante atteint mon cœur, s’enlise dans le fatras de mes émotions et les accapare. Je perds le contrôle dans cette folie qui s’abreuve de mes craintes. Va-t’en, persisté-je à la supplier.
« Souris, petite pute. »
Sa bouche fond sur la mienne. Un cri de terreur se fracasse contre les murs. J’agite les bras pour repousser cette masse. Ma tête cogne le rebord de la baignoire, mes mains balayent le vide. La mousse m’ensevelit, ma gorge est envahie et une brûlure atroce me terrasse le thorax. L’eau jaillit sous mon corps. Je bascule au-dessus de la vasque pour dégueuler le produit chimique.
Mes yeux me brûlent alors qu’ils font face au parquet de ma salle de bains. L’angoisse resserre le nœud de mes entrailles.
Il est là.
Je me recroqueville, heurtant mes genoux au bac. Des vertiges me saisissent. J’ai beau me maintenir à la surface, j’ai la sensation de perdre pied. De me noyer dans cette barque inondée. Elle tangue. Ou peut-être que c’est moi qui vacille. Ma vue est floue, tachetée de points noirs, obstruée par les larmes. Celles-ci dévalent mes joues. Les dents plantées dans mes lèvres pour réprimer le rugissement de mes sanglots, je m’agite, le regard fiévreux, à la recherche de son ombre. Son sourire. Je sais qu’il m’observe. Ses mots retentissent dans mon crâne. Son contact ronge toujours ma peau. Sauf que la pièce est vide. Il n’y a que moi. Moi et ma porte close.
Tu es seule, me murmure la voix dans ma tête. Elle se veut douce et réconfortante. Elle veut que son timbre m’apaise. Mes membres sont secoués par des spasmes. Virulents, successifs.
Je suis seule, me répété-je. Pourtant, je le sens. J’en suis persuadée. Je sais qu’il n’est pas parti tant que la chair de poule s’étend sur mon épiderme. Que la fraîcheur continue de glacer le moindre de mes organes alors que l’eau fume encore.
Cette fois, mon cœur est aux abois. Il succombe au branle-bas de ma panique. Ses battements sont erratiques, hachurés. Leur violence est assourdissante. Je les entends presque rebondir contre chaque recoin de la pièce, s’alliant à l’écho de mon hurlement. Les lamentations de mon âme en souffrance s’acharnent. Elles me torturent, m’obligeant à me répéter l’ordre de ce démon.
Tu dois le satisfaire pour t’en débarrasser. Au moins pour aujourd’hui.
Je secoue la tête. Roulée en boule, je me refuse à combler ses attentes. Je ne peux pas. Je ne peux plus. C’est insupportable.
Fais-le, Rebecca.
Mes paupières se plissent sous le reflet du miroir qui luit depuis le fond de la baignoire. Échoué entre mes pieds, il semble m’appeler pour que j’accomplisse ma tâche. Ma respiration est courte. Une inspiration me foudroie les poumons. Une expiration les déchire un peu plus. J’ai mal. La douleur me rend sourde. Inerte. Je suis incapable d’obtempérer.
Mes ongles, plantés dans mes bras, s’arrachent. Du sang perle, coule le long de mes doigts, profane le liquide incolore.
« Souris. »
Non…
« Souris. »
Hors de question.
« Souris. »
NON !
« SOURIS ! »
Sa main invisible s’empare de ma gorge. Mes yeux écarquillés rencontrent le vide.
Il est là.
Je peux deviner ses traits à cause de mes cauchemars. La pression de sa poigne m’écrase les cordes vocales. Je suis muette. Je ne peux pas le supplier de me lâcher ou crier à l’aide. Il m’étouffe avec une force monstrueuse. Je suis figée, paralysée par le poids de son sourire. Seul élément que je distingue au cœur de ce trouble opaque. Il m’accable de sa volonté. Je ne suis rien face à lui. Son pouvoir me submerge. Entre ses griffes, je ne suis qu’une poupée désarticulée. La mâchoire démantibulée par ces putains de sourires.
Le miroir. Je dois sortir le miroir.
Mes mains sont agitées, teintées d’un rouge écarlate. Les gestes maladroits, la tête immobilisée, j’extrais l’objet du bain et le dépose sur le petit meuble à côté. Un rideau d’eau chute avec fracas, s’étalant sur le parquet et déformant mon visage en un affreux reflet. Les serres du démon se desserrent pour me laisser faire face à la glace. Affaiblis, mes avant-bras peinent à se soulever. Un geignement douloureux s’extirpe de ma gorge entravée. Une grimace crispe ma figure. Je m’échine quand même à mon devoir, appuyant la pulpe de mes index sur les commissures de mes lèvres.
Ma force se désiste. Mes doigts sont trop fragiles. J’ai l’impression que mes os vont se briser contre le béton de mes joues. Il faut que je les étire vers le haut coûte que coûte.
Je veux qu’il parte. Je dois sourire.
Le résultat est pathétique. Un rire cynique et affligé secoue mon buste. Des veines ont éclaté dans le blanc de mes yeux. Ces derniers pleurent sans que je puisse y remédier. Échec. Mes épaules s’affaissent. Mes paumes claquent la surface de l’eau, lasses de lutter contre l’asthénie de mes muscles. Les siennes se referment autour de mon cou.
Va-t-il me briser la nuque ?
Fais-le, ai-je envie de l’implorer à mon tour. Abrège mes souffrances. Pour une fois, ne les envenime pas. Je t’en conjure…
Il ne fait rien. Se contente de me garder ainsi prisonnière. Des gouttes continuent de dévaler sur mon faciès. Je suis leur déchéance. Jusqu’à me rendre compte que l’épaisseur de la mousse a diminué. Mon corps m’apparaît avec plus de netteté. Je lorgne mes jambes. De mes orteils vernis de noir à mes cuisses et mon ventre, couverts de cicatrices. Un soudain besoin de peindre naît en moi. J’essaie de le chasser, mais combattre est difficile. Je ne sais même plus si j’en éprouve l’envie.
J’inspire profondément, les paupières de nouveau closes. Lui ne bouge pas, ses doigts écrasant ma gorge, son souffle sur mon front. Ma main voyage sur mes boursouflures. Elles sont nombreuses, bien trop pour les compter. Quelques-unes se sont effacées, m’offrant le loisir de les recouvrir ; certaines sont fraîches d’hier et des semaines précédentes : leur morsure est vive. Les autres datent de plusieurs mois ; les plus profondes me transportent des années en arrière. Elles sont mes rayures, des rainures qui comportent des soupçons de soulagement.
« Souris, jolie Bee », m’assène sa voix caverneuse, impatiente.
Son intransigeance me pétrifie. Il est comme un fantôme surgi de mon passé pour me hanter. Dès qu’il se manifeste, j’ai le sentiment d’être une maison abandonnée. Une baraque dont l’intérieur est sombre, hostile et effrayant, où le plancher craque et où les esprits mal intentionnés ont toute la place d’imposer leur terreur. Je l’entends sans le distinguer, même dans l’obscurité. Il se matérialise dans mes mauvais songes, des images d’autrefois qui ne quittent pas ma mémoire. Il me répugne, m’épouvante. Ma fréquence cardiaque se déchaîne contre ses griffes. Je n’ai plus qu’une solution pour me délivrer de lui. Celle qui coupera net le fil de mes pensées.
Mes doigts se referment sur le manche de mon cutter, abandonné sur le sol. La lame surgit devant mon nez. La voix dans ma tête, celle qui veut mon bien, prie pour que le tranchant ait égratigné le visage de l’imperceptible. Je fixe l’acier un instant, le détaille avec attention, passe mon index sur sa pointe aiguisée. Je me rends compte qu’elle s’est enfoncée dans ma peau au moment où une larme vermeille en parcourt la longueur. L’intensité de cette couleur me fascine ; je la regarde tomber dans l’eau, exploser à l’impact et plonger en plusieurs filets.
Une infime particule d’oxygène pénètre ma trachée. Trop peu pour me satisfaire, assez pour m’encourager à en chercher davantage. Je me fous de ce qu’on me dira. J’ai besoin de ça. Chaque entaille m’apporte un souffle supplémentaire qui me permet de tenir. Ma bouche frémit quand la brûlure se répand le long de ma jambe. Un grognement m’échappe à la deuxième. Une succession de frissons saisit mon corps.
Ça m’est nécessaire pour encaisser de vivre. Encore une. Juste une, supplié-je.
Une troisième, ma bouche s’entrouvre de plaisir. Mes pleurs redoublent alors que l’étreinte sauvage autour de mon cou devient plus douce.
J’y suis presque. Je peux continuer. Un peu plus.
L’eau prend une nuance pâle du pourpre. C’est comme lorsque les poils de mes pinceaux sont immergés pour être rincés. Je nettoie un brin de mon âme de l’enfer qui la noircit. Des couleurs, une en particulier. La voix s’éloigne. La présence de l’homme s’efface petit à petit.
Je réussis. Je suis en train de réussir.
Des sanglots de soulagement me ballottent. Il part.
Oui. J’y suis parvenue.
Il reviendra, je le sais. Peut-être dans dix minutes, une heure, voire demain, mais il s’est absenté. Un peu de répit, enfin.
Je toise la cuisse sur laquelle trônent mes nouvelles marques. Mes lèvres tressaillent. Elles sont couvertes du sel de mes larmes. Ma cage thoracique poursuit ses mouvements saccadés. Mon majeur vient caresser les jeunes plaies et s’imbibe du liquide qui s’en extirpe pour dessiner un sourire gauche. En une fraction de seconde, il n’existe déjà plus. Ça compte. Je l’ai aperçu. C’est suffisant.
Un gloussement secoue mon buste. Mes yeux continuent de couler. Ma tête bascule. Mes membres se détendent, mes doigts libèrent le cutter qui s’échoue au fond du bac, sous mon mollet. C’est alors que la musique qui s’échappe de ma petite enceinte se rappelle à moi. Mes tympans la reconnaissent. Je m’y accroche, contente de retrouver ses sons. Elle me berce, et je fredonne ses airs avec légèreté.
Ton sourire est ton bouclier, jolie Bee, porte-le en permanence, me disait la femme qui m’a donné naissance. Je m’esclaffe à travers l’eau qui humidifie toujours ma figure.
Mon vrai sourire est là, non pas esquissé sur ma bouche, mais peint dans le sang que produit mon cœur en décomposition. Les autres ne valent rien. Ils ne sont que fausseté et comédie. Or ils convainquent, c’est tout ce qui importe.
***
Mes amis m’ont aidée à faire le ménage pour effacer les dégâts causés durant notre soirée du Nouvel An, puis ils sont partis chacun de leur côté. J’ai profité des deux heures qu’il me restait avant l’arrivée de mes parents pour prendre mon bain. J’ai juste eu le temps de frotter les dernières traces rougeâtres et de courir m’asseoir à mon bureau devant un manuel de philo avant qu’ils débarquent dans ma chambre.
Leurs regards étaient suspicieux, mais ils n’ont émis aucune parole concernant leurs doutes, se contentant de m’étreindre avec précaution et de m’interroger sur ma fête. Ils gardent espoir que leur fille unique, celle qu’ils ont sauvée alors qu’elle n’avait que huit ans et était offerte aux familles d’accueil, prenne goût à la vie.
En suivant mes parents jusqu’à la table pour le dîner, je ne peux réprimer un coup d’œil en direction des meubles. L’argenterie n’est toujours pas sortie. Mon souffle se coupe alors que j’attrape les baguettes en bois pour grignoter ma part de gratin de courgettes. Papa et maman non plus n’ont pas de couverts. Le tiroir dans lequel ils étaient rangés est vide.
En septembre dernier, j’ai fait ma cinquième tentative de suicide, mais cela ne s’est pas passé comme les fois précédentes. Nous étions au beau milieu d’un repas de famille, plusieurs de mes oncles, tantes et cousins étaient là. Le frère de mon père m’a confronté à mes « problèmes », les qualifiant de puérils et d’insensés. Maman est intervenue pour qu’il se taise, mais il n’a pas arrêté, même lorsque mes barrières se sont rompues, que mes sanglots ont explosé.
Au bout de quarante-cinq minutes à subir ses remontrances, à me renvoyer mon passé en pleine gueule, un fusible a sauté dans mon cerveau ; je me suis déconnectée. Ma poigne s’est refermée autour de mon couteau et j’en ai dirigé la pointe vers ma gorge. Le réflexe de ma cousine, assise à ma gauche, a sans doute été miraculeux. Elle a saisi mon bras, l’a plaqué contre la table avec une énergie presque herculéenne et s’est emparée de l’arme.
Un instant, mes yeux ont effleuré la fourchette avant qu’elle ne me soit dérobée à son tour. La minute suivante, je m’étais enfermée dans ma chambre en hurlant pour qu’on me laisse tranquille, fouillant mon sac à la recherche de mon cutter. J’étais sur le point de l’extirper de l’une de mes nombreuses cachettes quand Laurent en personne a débarqué en renfort. Après avoir assisté à ma crise de folie, il aurait dû accroître sa vigilance. Pourtant, mon cinéma l’a convaincu de me sortir de la clinique grâce à un sourire et deux petits mots. J’ignore toujours comment j’y suis parvenue, mais cela ne fait que me confirmer que je suis capable de tromper mon monde.
Le raclement de gorge de mon père me ramène sur terre. Sans lever le nez du contenu de mon assiette, je remonte mes manches jusqu’à mes coudes pour que mes avant-bras soient mis en évidence. Hormis les deux longues cicatrices qui datent d’il y a deux ans, aucune nouvelle coupure ne s’est ajoutée aux vestiges blanchâtres qui brillent à la lumière artificielle de la cuisine. Je doute qu’ils soient dupes, qu’ils croient que c’est terminé, que je ne m’en prends pas à une autre partie de mon anatomie. Ils ne me forcent cependant pas à me déshabiller devant eux pour leur révéler, et je les en remercie.
Chapitre 2
Ludovic
Interlude entre copains
2 JANVIER 2021
Le vent frappe mon casque mal ajusté et s’y infiltre pour beugler dans mes oreilles.
Mes mains se resserrent sur les poignées de ma moto. Ma gorge me démange. Mes muscles sont pétrifiés. Je ferme brusquement les paupières, espérant interrompre le flux de mes glandes lacrymales.
Putain ! Je dois pas chialer, ça laisserait des traces !
Mes potes ne peuvent pas me voir dans cet état. Je ne peux pas leur expliquer pourquoi je suis comme ça.
Ils l’apprendront forcément un jour…
Je serre les dents. L’angoisse me tord les tripes. Je tremble sur mon deux-roues.
Bordel, Ludo, reprends le contrôle ! me sermonné-je.
Je secoue la tête, envoyant bouler mes tourments sur le caniveau.
Inspire, expire. Tout va bien.
J’acquiesce et me concentre sur la route. En une dizaine de minutes, je me retrouve sur le parking du refuge dont je suis bénévole. Le paradis des animaux abandonnés, l’unique havre de paix de ma bande.
Le proprio a grandi ici. C’est un terrain vaste encadré de hautes murailles qui contiennent les nuisances sonores. L’espace s’étend tout en longueur, deux demeures se tiennent chacune d’un côté, disposant de leur propre portail. Il y a quelques mois, la plus imposante, située sur la droite, a été rénovée en résidence. L’étage a été réaménagé en appartement pour le directeur, le rez-de-chaussée s’est transformé en librairie salon de thé servant également d’accueil pour le chenil. Ainsi, on incite une clientèle diverse, davantage susceptible d’adopter nos pensionnaires à quatre pattes, à nous rejoindre. À l’opposé, sur l’aile gauche de la parcelle, la plus petite des bâtisses fait office de centre vétérinaire. Elle est séparée du reste pour que les fureteurs ne s’aventurent pas dans le jardin, mais une porte – scellée la plupart du temps – mène au parc.
Qu’est-ce que j’aime cet endroit !
Je descends de ma bécane en accrochant mon casque au guidon, avale une grande goulée d’air frais et me dirige vers la terrasse où mes amis m’attendent. Des particuliers sont avec eux, curieux de découvrir la carte de notre restauratrice-libraire au milieu des chiens. D’ici, je les vois interroger mes collègues sur le refuge tout en caressant les bêtes qui s’aventurent vers eux, attirées par l’odeur alléchante des petits plats.
Les toutous sont les premiers à me repérer. Hector, le bouvier des Flandres dont mon meilleur pote est très proche, se redresse soudain. Le sommet de son crâne frappe le menton d’Édouard. Un grognement s’échappe de sa bouche. Son compagnon saute de ses genoux et fonce dans ma direction. Un léger rire me secoue, je m’accroupis pour l’accueillir. En un bond, il s’agrippe à mon épaule, son museau se réfugie contre ma gorge et sa langue étale sa bave à quelques centimètres de ma bouche.
— Tout doux, beau gosse ! m’exclamé-je. La zoophilie, c’est pas mon truc.
— T’es méchant, lui qui voulait te rouler un gros patin !
Un ricanement résonne. Cette voix percute violemment ma cage thoracique. Je suis certain de pouvoir la reconnaître en toutes circonstances aux simples battements de mon cœur.
Rebecca.
Je lève le nez vers elle pour l’observer. Elle est toute proche de moi, emmitouflée dans une énorme écharpe et un long manteau noir. Elle me fixe, les yeux brillants de malice. Sa peau blanche est marbrée du bleu de ses veines.
Je serais capable de les compter…
Le bout de son nez est rougi par le froid, je ris lorsqu’elle renifle. Son regard me foudroie, sauf que la nuance caramel de ses iris est emplie de tendresse. Son épaisse chevelure rousse cascade jusqu’à ses reins, tel un bouclier de chaleur entre elle et la température hivernale.
Putain, qu’elle est belle !
À mon arrivée à Cahors, il y a deux ans, je ne m’attendais pas à tomber sur elle, encore moins à l’approcher. Je l’ai croisée pour la première fois dans les couloirs du lycée et elle m’a tout de suite captivé. Sauf qu’on ne s’est jamais adressé la parole. Pendant des mois, je me suis contenté de rester dans l’ombre et de l’observer sans réagir face aux rumeurs qui circulaient sur elle. J’aurais dû agir pour la soutenir plus tôt. Il a fallu que ce soit la merde autour de moi, et qu’Édouard me révèle le lien l’unissant à elle, pour que je fasse quelque chose.
Je ne me pardonnerai peut-être jamais ma lâcheté, mais aujourd’hui, je suis à ses côtés et je me suis promis de la protéger coûte que coûte.
Ma petite Simba.
Je dois me racler la gorge pour réordonner mes esprits.
— Je préfère mélanger ma salive à celle d’un être humain, répliqué-je juste avant de pousser un cri strident.
Une armada de chiens vient de me tomber dessus. Mon dos est plaqué contre le gravier, ma veste en cuir me protège des griffes qui labourent mon torse. Mon visage, lui, est assailli par les truffes. Je me débats pour me libérer sans effectuer de mouvement brusque. Heureusement, la main de Rebecca m’agrippe par le col et m’aide à me remettre sur pied.
— C’est ce qu’on appelle un comité d’accueil, ça !
Je plonge mon regard dans le sien et dépoussière mon jean. Un sourire en coin, je rétorque :
— Même les animaux ne résistent pas à mon charme.
Elle roule des yeux, aussi amusée que dépitée par mon humour. J’embrasse sa tempe alors qu’elle câline le vieux terrier tibétain dont elle est gaga et enroule mon bras autour de sa nuque. Forban dort, blotti contre la poitrine de Rebecca. Je ne peux réprimer un sourire face à leur duo attendrissant.
Des quatre autres membres de notre groupe, Édouard et son petit ami, Thomas, sont les seuls à interrompre leur activité pour me saluer. De leur côté, Mélanie et Gabin mènent une bataille acharnée sur le dos d’une femelle coton de Tuléar. Celle-ci a la manie de se vautrer dans la crasse à la sortie du bain. Ses poils blancs sont couverts de terre, le bout de ses pattes est noir et ses couinements percent nos tympans.
— Arrête ton cinéma, Ronnie ! gronde Mélanie. On t’a pas encore touchée !
Pour toute réponse, la chienne geint de douleur. Je me marre – de concert avec les clients du salon de thé à quelques mètres de nous – en me rendant compte que mes deux acolytes ont bel et bien les bras en l’air, loin du corps de la comédienne.
— Vous lui faites vivre un enfer, vous le voyez bien ! Pauvre Ronnie, minaudé-je en tendant ma main vers le museau de leur victime.
Tremblante et humide, sa truffe se loge entre mes doigts. Ses pattes arrière patinent sur la table quand elle se précipite en direction de mon ventre pour s’y appuyer. Ses yeux sombres m’analysent un court instant. La peur les traverse. Elle me supplie de la conduire loin de ceux qui lui veulent du mal, de la laisser vivre en paix avec sa touffe emmêlée.
— Ton sauveur est là, ma belle !
— Tu ne veux pas changer d’avis ? me demande Rebecca, l’air taquin. Je crois que t’as une touche avec Ronnie.
Mes joues s’enflamment. Je secoue la tête, désabusé par ses insinuations, et rétorque :
— Je veux bien accepter qu’elle tombe amoureuse de moi, mais la réciprocité ne se fera pas. Oh mon dieu ! J’en ai des frissons rien que de penser au mot « zoophilie ».
Elle s’esclaffe. Ce son me berce et m’apaise. J’évite de la dévisager encore une fois, mais je profite tout de même de sa proximité. Elle pose sa tête contre mon bras et caresse Ronnie tout en maintenant Forban au cœur de son étreinte.
Depuis que je connais Rebecca, je sais qu’une profonde douleur l’habite. Elle se lit dans ses yeux. À chaque insulte au lycée, à chaque rappel de la réalité, et bien au-delà. Elle souffre sans que je sache pourquoi ; sauf qu’ici, avec nous et auprès des chiens, j’ai l’impression qu’elle oublie un peu sa peine.
Libère-toi de tes démons, Becca, ou laisse-moi faire, ai-je envie de la supplier.
Mes doigts effleurent les siens sur le pelage de Ronnie. Je la sens sourire contre mon épaule.
Petit à petit, Rebecca et moi nous emparons des outils du crime, abandonnés sur la table par Mélanie et Gabin, pour continuer le toilettage. La chienne reste immobile, couine lorsqu’on s’occupe d’un nœud plus gros que les autres, mais son calme est revenu. Elle nous laisse faire. Ses deux précédents tortionnaires râlent derrière nous et je m’amuse à les narguer, fier comme un paon.
— Avouez qu’on est une meilleure équipe que vous ! blagué-je en haussant les sourcils.
— Les meilleurs tout court, surenchérit Becca.
— Ne vous vantez pas, tous les deux ! grommelle Mélanie. Vous avez juste de la chance.
— Mauvaise foi, répondons-nous en chœur.
Un fou rire général nous embarque, clients et bénévoles. J’échange un sourire complice avec ma partenaire, convaincu que notre duo est source de miracles. Puis mon regard glisse sur chacun de mes amis.
Ma famille.
Ou du moins, des membres qui la complètent.
Parmi ma bande, je suis le moins à plaindre concernant les liens du sang. Mes parents sont exceptionnels. Ma grande sœur, Adriana, est aussi casse-couilles qu’adorable. Sans eux, je m’écroulerais. Je n’ai rien à leur reprocher puisque c’est moi qui ai failli tout détruire ; mais la présence de mes amis m’aide à surmonter mon quotidien en dehors de la maison.
Même s’ils ne savent pas l’essentiel sur ma vie…
Dans six mois environ, j’aurai dix-huit ans. Je serai bien obligé de révéler le secret que je me suis tant évertué à cacher pendant trois ans. En attendant, je chéris ces instants. Ceux où je n’ai plus à penser à rien, où mon sourire n’est pas totalement feint, où je n’ai pas à lutter pour éviter de fondre en larmes. Ce genre d’interludes entre copains qui vous ressource et vous rappelle que la vie a aussi de bons côtés.
D’un petit coup de coude, Rebecca me ramène à la réalité. Sa main glisse sur la mienne pour qu’elles s’entrelacent sur la tête de Ronnie. J’embrasse le sommet de son crâne et y appuie ma joue, définitivement habité par une douce sérénité.
Chapitre 3
Rebecca
Une touche de rouge
4 JANVIER 2021
La panique s’écoule dans chacune de mes veines, glaçant mon sang par la même occasion. Je suis pétrifiée. Ma respiration est hachurée. Ma poitrine est quasi immobile sous l’assaut de sa main. Elle se faufile dans le col de ma robe, ses doigts caressent l’un de mes seins. Je m’évertue à repousser le torse du connard qui m’a suivie jusque dans la salle de bains.
— T’es qu’une salope ! crache-t-il tout en m’envoyant son haleine alcoolisée à la figure saupoudrée de postillons répugnants.
Je n’ai pas le temps de réagir que sa bouche s’empare de la mienne avec bestialité. Sa langue tente de se frayer un chemin entre mes lèvres. Je les serre du mieux possible. Quitte à en perdre mon souffle. Mon cœur bat si vite que j’ai du mal à le sentir. Je tâtonne ma cuisse à la recherche de mon nouveau cutter – c’est là que je le dissimule quand je sors. Il est scotché à ma peau, histoire de posséder une défense plus efficace que mes maigres muscles. Ma tenue est trop longue, l’ivrogne la piétine. J’ai beau m’acharner, le tissu ne rompt pas. Un grognement de frustration gronde dans ma poitrine. Je m’agrippe à son T-shirt pour le forcer à s’éloigner, mais il résiste.
— Laisse-toi faire, putain ! Tu sais très bien que t’es bonne qu’à ça.
L’ébriété met à mal sa diction. De toute façon, il n’a pas besoin d’articuler. Les larmes brouillent déjà ma vue. Je les réprime, refusant qu’elles coulent face à ce type dont j’ignorais jusque-là l’existence, et m’agite de plus belle. Les battements de mon cœur sont obstinés, affolés. Une douleur acide m’entrave la gorge. Sans réfléchir, j’abats mon front sur son nez. Il titube, quelque peu sonné par la violence du choc. Je profite du fait qu’il se soit écarté pour gueuler à pleins poumons.
Pitié, que quelqu’un m’entende…
Malgré la musique qui fait rage dans la baraque, j’ose y croire.
— Boucle-la, pétasse ! rugit l’autre en se ruant sur moi.
Sa poigne se referme sur ma gorge, mes omoplates se fracassent contre le carrelage mural. Je le supplie de me lâcher. Sa paume écrase mes cordes vocales. Le désarroi m’explose au thorax. Mes côtes tremblent sous le bombardement qui assujettit mes organes. Il ne m’écoute pas. Il se fout de mes plaintes. Trop accaparé par son désir inassouvi. Ajoutant à ma détresse. Cette fois, je sens l’eau submerger ma peau, mes joues brûlantes sous l’intensité de mon effroi et de ma rage. Un sanglot désespéré secoue mon corps.
***
RÉVEILLE-TOI !
Ces mots tonnent dans mon crâne, avec une telle puissance que mes paupières s’ouvrent enfin. Ma bouche s’arrondit pour aspirer de l’air, mon buste se redresse précipitamment, si bien que je bascule.
Putain.
Un cri étouffé s’échappe de mes lèvres lorsque mes jambes heurtent le sol.
Qu’est-ce qui se passe ?
Mes yeux sont écarquillés, ils ne cessent d’inonder mon menton.
Où suis-je ?
Mes habits – mon pyjama ? – me collent à tel point qu’ils pèsent sur ma cage thoracique.
J’arrive pas à respirer, bordel.
Mes doigts tirent le tissu trempé qui m’enserre la poitrine.
Retire-le, m’intimé-je.
Mes bras affaiblis s’affairent à obéir. Une toux sèche m’ébranle, la sueur coule sur mes tempes, ma nuque, et dévale sur mon dos. Un souffle glacial s’abat sur mes seins à l’instant où je les dévêtis.
Non, pas ça !
La main toujours emmêlée au T-shirt, je le plaque contre moi pour me protéger.
Il fait noir, tout est si sombre. Je comprends pas ce qui se passe.
Mes pensées sont assaillies par les bribes de mon cauchemar, de cette foutue nuit du 21 novembre dernier. L’ombre au sourire ne m’a jamais quittée, sauf qu’elle s’est alimentée ce soir-là, plus vive encore, plus vorace. L’inconnu de la salle de bains a ravitaillé ce spectre. Un autre qui n’avait ni visage ni nom. Juste un numéro. Une insulte balancée à mon égard, dénigrante, affligeante.
Ce n’était qu’un anniversaire…
Une fête qui a dégénéré.
Je m’étais simplement éloignée pour retirer les lentilles et les prothèses de dents de mon misérable costume. C’était pas censé prendre cette tournure.
Non ! Ça n’aurait jamais dû arriver !
Il s’est faufilé dans la pièce, dissimulé par son maquillage, masquant son identité.
Je le déteste. Il me dégoûte.
Cet enfoiré est une épaisseur de plus à la silhouette du monstre qui me hante. Plus il grossit, plus il me dévore. Il s’empare de mon âme de jour en jour, je le sens. Il me grignote, me ravage. Il me dépossède de mon humanité ; ma vie se perd entre ses serres et je m’enfonce un peu plus dans cette noirceur oppressante.
Où je suis, putain ?
Calme-toi, m’ordonne un soupçon de mon esprit encore conscient. Ferme les yeux, respire et concentre-toi.
J’obtempère. Il faut que je reprenne le contrôle de ma tête.
Une espèce de fièvre momentanée m’ensevelit. Ma chevelure est mouillée, des mèches collent à mon épiderme. Je gonfle ma poitrine.
Inspirer, expirer…
Inspirer, expirer…
Petit à petit, mes narines captent une odeur. Familière, reconnaissable. La mienne. Elle emplit les lieux, la pièce dans laquelle je me trouve. Mon coude est appuyé sur une plateforme, mes jambes sont enroulées dans un tissu mou et épais.
Ma chambre. Je suis dans ma chambre.
Si le soulagement me gagne à cette découverte, l’angoisse afflue à l’instant où je m’aperçois que je suis bel et bien plongée dans le noir. La veilleuse est éteinte. Mes pulsations cardiaques cognent mes tempes. Je tâtonne le matelas à mes côtés. Mes muscles affaiblis ont besoin de son soutien. Des halètements retentissent de nouveau dans la pièce, mon torse se soulève à une vitesse phénoménale.
Un spasme trop violent m’empêche de me redresser. Mon poignet droit s’entrechoque avec la seconde marche de l’estrade. Mes orteils aventureux quittent la chaleur de la couette pour rencontrer les longs poils du tapis. L’espace d’une microseconde, je suis tentée de hurler, effrayée par ce contact différent.
Ressaisis-toi, m’intimé-je aussitôt.
Les jambes flageolantes, j’essaie de projeter l’intérieur de ma chambre dans ma mémoire et avance en direction de la porte. Mes plantes de pieds épousent le parquet. Elles ne s’en séparent pas, reconnaissant les quelques bosses qui le parcourent. Je crois que je suis au centre de la pièce.
Y a personne, Becca. Tu peux continuer. T’es toute seule.
J’ai beau me répéter ces mots, tel un mantra, j’imagine toutes les menaces possibles. L’aura de l’ombre au sourire pèse encore sur moi.
Non, je veux pas la voir ! Pas aujourd’hui. Pas maintenant. Plus jamais.
Ma foulée s’accélère, mon genou bute contre le bord d’une petite armoire. Un cri de douleur m’échappe. L’élan me fait tituber contre la commode, je m’y accroche dans des gestes maladroits.
Bordel. Ça fait si mal…
De violents sanglots secouent mon corps.
L’interrupteur !
Je tâtonne à sa recherche.
Je dois anéantir l’enfer. Tout de suite.
Un second hurlement terrasse ma gorge, en symbiose avec le bruit de ma porte qui claque. La lumière blanche explose dans la pièce, les toiles et les dessins qui se succèdent sur les murs se révèlent. La couverture dans laquelle j’étais entortillée pend en dehors du lit. Le bois des meubles, les couleurs de mes œuvres, les teintes sombres de ma décoration textile…
Et la silhouette d’un homme dans l’encadrement de l’entrée. Il est à quelques mètres de moi. Torse nu. Il est loin, et pourtant, il me domine. Mes poings se compriment sur le T-shirt que je presse contre mes seins. Sa taille est imposante, ses épaules sont larges. Sa voix est grave…
Mais elle est douce.
— Rebecca, me hèle-t-il sans bouger, les mains crispées sur le chambranle. C’est moi. C’est papa.
Papa.
Un geignement désespéré retentit hors de mes lèvres. Son visage m’apparaît alors. Sa barbe sombre, sa mâchoire carrée, ses yeux d’un bleu clair translucide, ses longs cheveux bruns et bouclés, retenus par un élastique lâche en un chignon ébouriffé. Les rides marquant sa quarantaine. Les muscles affirmant son activité sportive, ceux contre lesquels j’ai la sensation d’être en sécurité quand il me prend dans ses bras.
— Papa, gémis-je en me laissant choir sur le sol, vidée de mes forces.
Il se précipite dans ma direction, comprenant qu’il peut m’approcher sans plus m’effrayer. Il tombe à mes côtés et me projette contre son buste. Mon nez déniche sa place dans le creux de sa nuque. Ma tête se hisse sur son épaule et mon corps se blottit contre le sien, protecteur.
— C’est moi, ma puce, réitère-t-il. Je suis là.
Il est là. Papa est là, me rassuré-je.
Quand il est près de moi, le fantôme n’ose pas se pointer. J’aimerais ne jamais quitter son étreinte. Il est l’un des seuls cocons au sein desquels je réussis à me sentir bien. À l’odeur fruitée qui nous enveloppe, je devine que ma mère nous rejoint. Elle nous enlace tous les deux et dépose des baisers sur le sommet de mon crâne, sans faire cas de la transpiration qui le recouvre.
— On est là, ma chérie, reprend maman.
Je me recroqueville davantage entre leurs poitrines et nous restons ainsi un long moment.
Ils m’aident à me rhabiller. Je frissonne en réalisant que mon corps est offert à leur inspection. Ils n’émettent aucun jugement sur les entailles récentes s’étalant sur mon ventre ni les cicatrices qu’ils connaissent déjà. Le malaise s’immisce en moi, je voudrais leur assurer que j’essaie d’arrêter, mais j’en suis incapable. C’est tellement vital que l’appel ne fait qu’une bouchée de ma raison.
J’en ai besoin. Là, maintenant. Je dois me nettoyer.
Papa me libère avec beaucoup de peine. Maman m’intime de boire un peu d’eau fraîche. Leur regard est braqué sur mon dos quand je m’éloigne, chancelante, pour me rendre dans la salle de bains. Ce matin, je ne peux pas retourner sur mes pas pour chercher mon cutter, mais il me faut une entaille – au moins une – pour que les restes de mon cauchemar s’évaporent et peignent le bac de ma baignoire. Je ferme la porte à double tour. Les doigts agités, j’attrape la lame de rasoir que j’ai dissimulée sous le pot de fleurs de la fenêtre, côté extérieur – seul endroit qu’ils n’ont pas encore eu l’idée de fouiller. Mes poils roux sont longs sur mes jambes. Même au niveau de mes aisselles et de mon pubis.
Je refuse d’y toucher.
Parce que cette fine fourrure me permet de me sentir protégée. Personne ne peut les voir.
Sauf si quelqu’un cherche à m’arracher mes fringues.
Une grimace déforme mes traits à cette pensée. Elle se mêle aux souvenirs émergés de l’obscurité par mon mauvais songe. Du bout du pouce, je caresse l’intérieur de ma cuisse déjà striée de blessures. Puis mes yeux se portent sur ma poitrine. Cette dernière se bloque, comme compréhensive. Ma paume s’enroule autour de mon sein gauche – celui qu’il a touché – et le fer s’enfonce dans la chair, aussitôt marbrée d’érubescence. Une larme chute de mes cils. Je l’observe s’écraser au milieu de cette teinture sanguinolente.
Un brin de rouge sur un blanc imparfait ; un tableau aussi macabre qu’inspirant.
***
Papa est parti au travail en me déposant mon petit déjeuner sur mon bureau durant mon bain. Maman le suit une heure plus tard. Elle m’étreint par les épaules, observant vaguement ce que je suis en train de faire. J’accepte ces quelques secondes d’indiscrétion pour lui dévoiler un pan de mon univers. Penchée sur les premières ébauches d’une planche de ma BD, j’appuie l’une de mes mains parcourues de taches noires sur les siennes et clos les paupières sous la pression de ses lèvres sur ma tempe.
— Je t’aime, ma chérie.
— Moi aussi, murmuré-je alors qu’elle se sépare de moi.
— À ce soir.
J’expire longuement quand j’entends la porte de ma chambre se fermer derrière elle. J’inspire un bon coup pour me focaliser sur mon œuvre, noue un bandeau dans ma tignasse humide et me plonge de nouveau dans mon travail. Les lignes que je réalise me happent. L’encre expose mes réflexions, mon imagination et le monde qui s’y est créé il y a quelques années.
Si seulement je pouvais vivre là-bas au lieu de moisir ici.
Petite, je croyais qu’il suffisait de rêver un macrocosme, le concevoir, le sculpter, le peindre, le coucher sur papier, que ce soit à l’écrit ou en dessin, pour qu’il se matérialise quelque part à des millions de milliards d’années-lumière de la Terre. Encore aujourd’hui, l’espoir fou que mes toiles soient des portes ouvertes sur le cosmos ne me quitte pas. C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne veux plus exister. Le suicide paraît égoïste dans cette vie dont l’homme s’est emparé en imposant ses règles et en se visualisant au-dessus de la nature elle-même. Mais que sait-on de la mort ? Peut-être que le phénomène du détachement de l’âme et de son enveloppe charnelle est la clef pour intégrer un ailleurs que nous avons confectionné. Même si ma raison s’évertue à me sermonner, me hurlant qu’il n’y aura rien – hormis un néant dont je n’aurais plus conscience –, je persiste à y croire. Ce n’est qu’une bulle de douceur qui m’accompagne jusqu’au terminus, une sorte d’illusion ultime. De toute façon, le néant sera toujours mieux que cette existence dont l’unique saveur est celle du soufre.
Je relève la tête pour contempler les nombreux paysages dessinés et affichés au-dessus de mon bureau – il y en a tant que la couleur du mur a disparu. Cet immense arbre central, ces créatures, la nature. Grâce à mon art, j’ai réussi à les représenter comme je les imaginais. Chaque fois que je les détaille, je les trouve sublimes. Ils sont mes esquisses du paradis. Malgré les propres noirceurs de ce monde, son fonctionnement me rend envieuse.
Je veux le rejoindre.
Un mince sourire flotte sur mes lèvres, bientôt effacé par une interruption soudaine.
— Toc, toc !
Ma chaise bascule quand je me redresse, le dossier frappe le sol. Mon regard terrifié se plante dans celui de l’individu qui vient de passer la tête dans ma chambre. Je manque de m’écrouler d’apaisement en reconnaissant Ludovic. Mes voies respiratoires sont en feu, comme si quelques secondes à peine en apnée suffisaient pour les déglinguer. Ma poitrine est en vrac, mon palpitant cogne si fort qu’une bile acide bondit et assaille ma gorge.
— Comment es-tu entré ?
— J’ai croisé ta mère sur le perron, elle m’a ouvert, répond-il, le teint pâle. Je m’excuse de t’avoir fait peur. C’était pas volontaire. J’ai frappé à plusieurs reprises, mais tu…
— Qu’est-ce que tu fais là ? l’interromps-je.
Il hésite, fronce les sourcils et m’examine un court instant.
— C’est la rentrée, Becca.
— Merde ! J-J’avais oublié…
Sentant l’affolement me gagner, je croise les bras sur ma poitrine en toisant l’intérieur de la pièce et en grattant ma nuque. L’anxiété s’empare de moi à l’idée de me rendre au lycée. Des larmes voilent mes rétines. Je me retourne pour les dissimuler, feignant de me concentrer sur la préparation de mon sac de cours. Comme à l’accoutumée, je le remplis de feutres, de crayons et de carnets qui n’ont aucun rapport avec les matières de mon emploi du temps. J’effectue des gestes vifs et rythmés pour que mes tremblements ne soient pas visibles, et endosse mes affaires.
— Je suis prête ! m’exclamé-je, évitant de lever la tête.
— Tu vas bien ? s’enquiert Ludo.
L’inquiétude transparaît dans son intonation. J’ai beau tenter d’enclencher le bouton « comédienne », être prise au dépourvu me prive de mes talents.
— Oui, je…
Mon ventre gargouille à ce moment-là.
— Je suis juste fatiguée et je n’ai pas encore mangé.
J’ose lui jeter un coup d’œil, son scepticisme me fait blêmir. Il a l’obligeance de ne pas insister et soulève un plat empaqueté d’aluminium.
— Ça tombe bien ! claironne-t-il. J’ai de quoi combler ton estomac.
Une délicieuse odeur de crêpes au chocolat chatouille mes narines. C’est la même depuis le mois d’octobre. Du lundi au vendredi, à sept heures tapantes, Ludo me rejoint ici avant de me conduire au lycée. Dès qu’il a su que j’étais aussi folle de crêpes qu’incapable d’en faire, il m’a promis d’en apporter tous les matins. C’est notre moment de la journée rien qu’à nous, l’un de mes préférés ; et chaque fois, je crois que mon cœur fond un peu plus face à sa moue adorable et à sa bienveillance.
Bien que mon angoisse me tiraille le bide, la faim se décuple. Je cours dans sa direction. Mes pieds nus foulent le parquet, je parcours la chambre en trois enjambées et m’engouffre dans le couloir, arrachant un éclat de rire à Ludovic. Il lève le bras au-dessus de nos têtes, l’assiette loin de ma portée, et déclare :
— Dans la salle à manger, espèce de goinfre !
Mes humeurs se livrent bataille, faisant poindre l’agacement. Un grognement mécontent m’échappe, je roule des yeux et tourne les talons pour m’engager dans l’escalier, mais sa voix résonne, boudeuse :
— Je suis privé de bisou aujourd’hui ?
— Oui, affirmé-je du tac au tac en posant le pied sur la première marche.
Mon ton est sec, sans appel, la peur et l’exaspération me poussent à accélérer le pas alors que je n’ai pas la moindre envie de sentir le temps filer et de me retrouver devant le portail de notre établissement scolaire. Ludovic ne l’entend pas de cette oreille :
— Dans ce cas, les crêpes sont pour moi.
Je me fige d’un mouvement brusque, la paume écrasée contre le mur pour canaliser mon élan. Surprise par son audace, je peine à réagir. Je ne m’attendais pas à ça. Il m’a déjà fait le coup de cette menace puérile pourtant, et ça ne s’est pas très bien terminé pour mon estomac. Cet enfoiré s’était amusé à appliquer ses dires. Pendant que je bavais sur la table en le suppliant de me pardonner et de m’en laisser un bout, il s’est délecté de notre petit déjeuner, s’octroyant même le plaisir de lécher les dernières traces de praliné sur ses doigts.
Si j’ai appris quelque chose à son sujet au fur et à mesure de nos retrouvailles matinales, c’est qu’outre ses badinages, Ludo est du genre à tenir ses promesses. Alors, en cet instant, je comprends qu’il est sérieux.
En jetant une œillade dans sa direction par-dessus mon épaule, je cesse de respirer. Mon cœur rate un battement au moment où je m’attarde sur ses lèvres souriantes. La tension s’apaise dans mes muscles, remplacée par un bouleversement différent. Il n’y a pas une once de sournoiserie malveillante dans ses prunelles noisette, juste cette étincelle joueuse qui me divertit. Il penche la tête sur le côté – c’est son tic chaque fois qu’il me détaille – et des mèches brunes tombent sur son front. Nous nous jaugeons tous les deux et je ne peux m’empêcher de le trouver beau. La tendresse que je perçois dans son regard me rassure. Cette fois, je m’autorise à étirer les coins de ma bouche.
— Je te hais, lâché-je sans la moindre conviction.
Son rire retentit dans le couloir tandis que j’avance vers lui. Il courbe le dos pour être à ma hauteur. Je frotte le bout de mon nez sur le sien et embrasse sa joue. Les effluves de son parfum emplissent mes narines, mon torse se bombe sous l’inspiration que je prends et un long frisson parcourt ma colonne vertébrale. Je rougis en prenant conscience que mon corps n’est pas indifférent à la proximité du sien. Il souffle contre mon oreille :
— Je sais que c’est faux.
— Suis-moi et ferme-la, rétorqué-je, désireuse de fuir la vérité.
Il obtempère en s’esclaffant et nous descendons pour déguster notre repas.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? m’offusqué-je.
— Quoi « comme ça » ? Je t’observe, c’est tout.
— Non, on dirait que j’ai un truc au milieu du front.
Son sourire s’élargit.
Oh non…
— Ne me dis pas que j’ai raison, murmuré-je, mortifiée.
— T’as réussi à te mettre du chocolat entre les sourcils, pouffe-t-il.
L’embarras chauffe mes joues et je frotte ma peau avec une serviette.
— Allez, Simba, dépêche-toi ! C’est l’heure de partir.
Ces quelques mots suffisent pour me rembrunir. En temps normal, je déteste ce surnom, mais venant de lui, je ne proteste pas, trop accaparée par la boule d’angoisse qui explose dans mon ventre et me file la nausée.
L’enfer m’attend.
Je le suis à contrecœur, traînant des pieds jusqu’à l’extérieur. Le casque qu’il me tend avant de grimper sur sa moto me permet de lâcher les vannes. J’enroule mes bras autour de sa taille et sanglote durant l’ensemble du trajet. Ce n’est pas la première fois. Il n’ignore pas mes pleurs ni les secousses incontrôlées de mon corps, mais il ne dit jamais rien, se contentant d’entrelacer nos doigts dès que la circulation le lui autorise.
Petit à petit, il se fraie un chemin dans mon cœur, tout à côté d’Édouard et de mes parents. Ça m’effraie, parce que je n’ai jamais ressenti quelque chose de similaire. Ludovic chamboule mon quotidien de jour en jour, sans que j’en comprenne les raisons.
Chapitre 4
Ludovic
Son héros
Treize heures.
Vêtue de son éternelle tenue d’artiste – une salopette en jean troué ainsi qu’un pull blanc, tous deux tachés de peinture –, Rebecca passe le portail du lycée et son regard me trouve aussitôt. Je sais pas si je m’habituerai un jour aux micro-arrêts cardiaques chaque fois que je la vois apparaître…
Ma mâchoire se contracte. Plus elle approche, plus son expression devient nette. La peur se lit dans ses yeux. Les larmes luisent, prêtes à couler. Ses lèvres et son menton tremblent. Je suis presque sûr qu’elle grince des dents. J’ai remarqué qu’elle faisait ça quand la panique l’envahissait.
Dès qu’elle m’a rejoint, sa main glisse dans la mienne et sa joue s’appuie contre mon torse.
— Tu m’as attendue.
Ce n’est pas une question, mais je hoche tout de même la tête. J’enroule mes bras autour de son buste et embrasse sa tempe.
— Comment ça s’est passé avec monsieur Johnson ? me soucié-je.
Elle hausse les épaules, puis passe une main fébrile sur son front pour le dégager de quelques mèches rebelles. Les questions me bombardent le crâne. Je croyais que s’il y avait un prof avec qui elle pouvait discuter et être écoutée, c’était lui.
Faut croire que non.
— Il m’a retenue pendant un quart d’heure juste pour me parler de mon stress pendant les cours et les prises de parole, souffle-t-elle. Il sait très bien que ce n’est pas que ça, mais il insiste pour que je fasse des efforts. J’ai fait genre que ça irait et que j’essaierais d’imaginer les autres élèves ou les examinateurs du bac blanc en train de chier pour qu’il me lâche…
Un fou rire incrédule explose hors de ma bouche.
— Il est sérieux ? Il t’a dit ça ?
— Oui, je te jure ! À ce qu’il paraît, c’était sa méthode à lui pour vaincre l’anxiété.
Je ris malgré moi. Rebecca esquisse enfin un petit sourire.
— Je sais pas si ça va t’aider, je me doute que t’as pas envie de voir les autres pondre leur cake sur le trône, mais juste savoir que l’idée vient de monsieur Johnson, je trouve que ça vaut le coup d’y penser !
— On verra, soupire-t-elle. On va manger ?
— Édouard et Thomas sont déjà à la boulangerie. Ils nous prennent nos sandwichs.
Elle me remercie et entremêle nos doigts. Côte à côte, on marche jusqu’au parc, situé à quelques rues du lycée, pour retrouver notre bande. Mélanie et Gabin nous y attendent déjà, assis à même l’herbe humide, en pleine tentative de représentation du titre Another One Bites The Dust.
— Comment osent-ils massacrer Queen ! s’écrie Becca, qui s’est efforcée de retrouver son air jovial. Ce crime devrait être puni par la loi !
— Ils doivent sans doute penser qu’ils ont le potentiel de participer à The Voice ! plaisanté-je.
Les deux chanteurs improvisés s’offusquent. Nos rires s’élèvent.
Thomas et Édouard arrivent quelques minutes après nous, des sacs pendus aux poignets. On dévore chacun notre repas, affamés, profitant de notre court moment ensemble.
Pendant qu’ils discutent, j’extirpe mon téléphone de ma poche et envoie un message à ma mère.
MOI : R.A.S. ?
Les doigts crispés autour de mon portable, j’attends qu’il vibre avec impatience. Quand le SMS s’affiche sous mes yeux, mon cœur rate quelques battements.
MAMAN : Crise de larmes… mais on se balade avant de retourner à l’école.
Je l’entends presque soupirer. Un rictus tord ma bouche. Un pincement me saisit la poitrine.
Bordel…
J’aimerais tellement pouvoir faire plus !
— Tu vas bien ? m’interroge Rebecca d’un ton bas.
Son inquiétude me touche. On a beau avoir nos problèmes respectifs, on se soucie l’un de l’autre à tour de rôle. Ça en serait presque comique. D’ailleurs, ça me ferait sourire si j’en avais le cœur.
— Oui, soufflé-je, la voix chevrotante.
Menteur.
Becca n’insiste pas, mais les questions doivent lui brûler la langue. Sa main recouvre la mienne. J’accepte qu’elle me témoigne son soutien de cette façon et la remercie d’un infime sourire.
Mon petit rayon de soleil…
***
La sonnerie a retenti depuis seulement vingt minutes lorsque le proviseur nous interrompt en déboulant dans la classe. Enfoncé dans l’un de ses nombreux costumes sombres, il s’avance vers le tableau d’une démarche stricte et assurée. Des raclements de chaises se font entendre de tous les côtés. Les élèves se pressent de se lever pour le saluer. D’un simple geste, il nous invite à nous rasseoir. Je souffle, agacé par ce remue-ménage qu’on est encore obligés d’effectuer en terminale. Édouard se marre à côté de moi. Il en pense autant, mais il ne le montre pas. Je m’apprête à pivoter vers lui quand la grosse voix de l’homme en cravate me coupe dans mon élan :
— Ludovic, tu peux me suivre, s’il te plaît ?
La surprise s’empare de moi. Je l’examine d’un coup d’œil rapide en me demandant quelle connerie j’ai pu laisser derrière moi pour que le chef de l’établissement en personne vienne me chercher.
— Je… commencé-je, perturbé.
Les sourcils froncés, je tente de formuler une question à peu près compréhensible, mais le coude de mon meilleur pote se plante dans mes côtes et m’incite à me redresser.
— Évidemment qu’il me plaît ! m’exclamé-je, placardant un faux sourire enjoué sur mon visage et provoquant les rires de mes camarades. Votre compagnie est toujours bienheureuse. Après vous !
Le directeur roule des yeux, un léger rictus amusé aux coins des lèvres. Sauf que sa mine se gâte aussi sec et je devine qu’il n’a pas envie de plaisanter.
— Prends tes affaires, m’ordonne-t-il.
OK, c’est encore plus flippant, ça. Je suis dans la merde ? Il va me virer ?
Une boule obstrue ma gorge, mon esprit est en ébullition. Aucune hypothèse ne fait le poids contre le visage qui surgit dans mon crâne. La paranoïa me retourne le ventre au moment où mes pensées se braquent sur Clarisse Cazalis, mon ex-petite amie. Fin octobre, elle a été mise en garde à vue, puis assignée à résidence avec son frère jumeau pour avoir harcelé Édouard au sujet de son homosexualité et tourné une sextape à mon insu. Est-ce qu’elle a trouvé un moyen de s’innocenter ?
Non, impossible.
J’aurais été prévenu par quelqu’un d’autre que le proviseur du lycée.
Les flics, par exemple. Ça va de soi.
Je le toise encore un instant, puis abdique.
C’est qu’en le suivant que j’aurai des réponses.
Mes mains sont agitées lorsque je débarrasse ma table. Je croise le regard inquiet d’Édouard en ramassant mon sac, hausse les épaules et sors de la pièce. Aucun gendarme ne nous attend. Le couloir est vide. Je tâche de calmer la folie de mon cœur, mais le masque tombe au fur et à mesure que mes pas s’enchaînent.
Si c’est pas les Cazalis, alors c’est quoi ?
J’ai pas l’impression d’avoir enfreint les règles depuis ce matin !
Papa et maman ont beau être laxistes, ils vont pas apprécier que je sois convoqué par le dirlo dès le premier jour de la reprise.
Ou bien…
Se peut-il que… ? Non. Je refuse que ce soit pour lui.
L’angoisse doit se lire sur ma tronche. Mes joues tremblent et chauffent sous la tension qui me tiraille. Arrivé le premier à son bureau, l’homme m’invite à y pénétrer. Je suis contraint de m’installer pour contenir ma nervosité.
Je n’attends pas qu’il ait refermé la porte pour le bombarder :
— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai fait quelque chose de mal ? C’est quoi le problème ? J’ai…
— Tu n’as rien à te reprocher, Ludovic, m’assure-t-il en s’asseyant face à moi.
Ah.
Cool, mon père me tuera pas ! C’est déjà un bon point.
J’en suis pas rassuré pour autant…
— Pourquoi je suis là alors ? Ça concerne…
Il acquiesce en pinçant les lèvres. Mes doigts se crispent sur mes genoux. Je sens mon teint devenir livide.
Non, non, non, non…
— Expliquez-moi, le prié-je, luttant pour garder le contrôle sur mes émotions.
L’unique fois où maman m’a tiré de classe au beau milieu d’un cours, c’était au collège, en troisième. Je croyais naïvement qu’on allait m’éjecter de l’école et déménager sans me laisser l’opportunité de m’opposer, mais ce qu’elle m’a annoncé était bien différent.
Plus terrifiant encore. Plus sentencieux.
Il approuve d’un hochement de tête, l’air contrit. Je cesse de respirer quand il ouvre la bouche :
— Elizio est aux urgences.
Je me pétrifie sur mon fauteuil, foudroyé par cette déclaration. Mes oreilles bourdonnent, les mots du directeur fracassent mon crâne. Un grand vide s’installe dans ma cage thoracique, comme si mes organes vitaux avaient disparu. Ma trachée est bloquée, mes traits se durcissent, la terreur emplit mes veines. Je crois que mon sang s’est glacé, que tout a arrêté de fonctionner.
Pas lui, répète ma voix intérieure, empreinte de désarroi.
— De ce que ta mère m’a expliqué, il y a été transféré après une chute dans les escaliers, m’informe-t-il.
Un voile opaque tombe devant mes rétines. Le rideau s’affaisse.
Non.
Je suffoque.
Putain de merde…
— Il a fait une crise de panique en arrivant là-bas. Il te demande.
Je bondis sur mes pieds.
— Attends, Ludovic ! Je dois te déverrouiller les portes.
Magne-toi.
Je réprime mon envie de lui aboyer dessus, il me comprend à l’expression que j’affiche. Mes affaires sur le dos, je le suis jusqu’à la sortie de l’établissement. Il ouvre le garage pour que je puisse récupérer ma moto, j’use du souffle qu’il me reste pour le remercier et fonce vers mon véhicule en enfilant mon casque. Je rallume mon téléphone, constate les nombreux appels manqués et trébuche sur la béquille d’un scooter.
— Merde ! grogné-je.
En quelques clics rapides, j’envoie un message à Rebecca pour l’avertir que je ne pourrai pas la ramener chez elle et démarre pour m’éloigner du lycée. Ce n’est que quelques kilomètres plus tard que je me gare pour joindre ma mère. Elle répond dès la première sonnerie.
— Ludo ? Monsieur Albert t’a prévenu ?
— Oui, à l’instant. Dis-lui que j’arrive.
— Il s’est endormi, murmure-t-elle avec douceur pour me réconforter. Le médecin nous a autorisés à le laisser se reposer un peu avant de partir.
— Que s’est-il passé ?
— Je venais à peine de sortir de l’école… commence-t-elle, des trémolos dans la voix. Il allait mieux. Il semblait plus calme… Des gosses de moyenne section s’amusaient à sauter du haut des quatre marches qui séparent sa classe de la cour de récré et ils l’ont mis au défi de faire comme eux, sauf qu’un petit con l’a poussé parce qu’il prenait trop de temps.
Je m’étrangle, jure et manque de laisser parler ma rage en envoyant un coup de pied dans ma bécane.
Retiens-toi, Ludo. Ravale tes nerfs ! T’as pas le droit de perdre le contrôle, me rappelé-je.
Faisant les cent pas à côté de ma moto, les mains enfouies dans mes cheveux, je réprime mon envie d’envoyer mon casque se fracasser contre le goudron et m’efforce de respirer. Les pleurs de ma mère rendent ses paroles perturbées et hachurées. Mes muscles se raidissent davantage.
Putain, ma tension va sauter !
— Le radius et le cubitus gauches sont cassés au niveau du coude. Il a quelques égratignures au visage et le genou ouvert. Il a failli s’évanouir, mais – Dieu soit loué – le crâne n’est pas touché !
Je tente encore de préserver mon sang-froid, mais la colère m’envahit et je hurle :
— Qu’est-ce qui s’est passé dans la tête de ce débile ? Ses parents ont été prévenus ?
— Oui, la maîtresse les a contactés juste avant de m’appeler. Elle les voit ce soir.
Je plante mes dents dans mes lèvres flageolantes pour étouffer un rugissement. La douleur me percute la poitrine à la simple vision d’Elizio allongé dans un lit d’hôpital.
Si petit, si innocent… Il ne mérite pas ça !
Bordel ! Je m’en veux. J’aurais dû être là. C’est moi qui aurais dû être appelé ! Moi qui aurais dû répondre et me rendre là-bas.
Tant pis que tout le monde sache !
C’est ma responsabilité.
Ma vue se trouble un court instant. Je secoue la tête, tentant de la retrouver.
C’est ma faute. Tout est ma faute. Sa crise de panique, ses larmes…
Et s’il se sentait abandonné ? S’il croyait que je me foutais de lui ?
On répète souvent qu’il n’y a que la vérité qui blesse. Celle-là me vrille le cœur avec une violence inouïe.
Il faut que je le rejoigne. Vite. Je ne supporterais pas qu’il pense que je ne l’aime pas.
— Il sait que je vais venir ?
Ma voix est si basse et tremblotante que je peine à croire qu’elle m’ait entendu.
— Il le sait, pas vrai, maman ? m’enquiers-je.
— Bien sûr, mon chéri ! Il t’attend. Il est juste épuisé et effrayé. Il a besoin de se reposer avant que tu arrives. T’es son héros.
Je laisse échapper un sanglot et suis forcé de m’accroupir pour encaisser le poids de mes émotions.
— Tu es son père, Ludovic, rien ne peut changer ça.