À Hajar, mon binôme.
À Gaëra, ma petite étoile.
À Océane, Marjorie, Emilie et Yanick, vous formez ma constellation.
Ainsi qu’à toutes ces personnes qui se reconnaîtront en Thomas, Édouard ou leurs proches.
Prologue
Thomas
DEUX ANS PLUS TÔT
31 DÉCEMBRE 2018
Quand ma main effleure le clavier, l’obscurité frémit.
Quand mon doigt enfonce la première touche, le rideau tombe.
La note éclot dans le silence de la pièce. Elle rebondit contre les murs et déploie avec elle un rayon de lumière. La seconde emplit l’espace et vibre sous ma peau. Elle s’infiltre dans mes veines et parcourt le chemin jusqu’à mon cœur. La suivante produit une explosion douce et paisible au centre de ma poitrine. Des chaînes se brisent et me procurent une sensation de délivrance. Le morceau qui succède fait trembler mon être. La musique me transporte, elle pénètre mon âme et m’inonde de ses sentiments. Tantôt puissante, puis délicate, un moment joyeuse et soudain triste. Mon souffle se perd dans cette envolée divine, coupé par l’intensité de ces sons qui résonnent comme un chant sans paroles : une voix qui s’élève au-dessus de moi. Elle m’encercle, me frôle et me caresse telle une brise lâchée par le vent, puis s’éloigne pour s’épanouir en liberté.
Sous mes paupières closes, l’aube se dessine et une silhouette féminine se détache de l’horizon. Sa longue chevelure violette danse sous le zéphyr qui la soulève et son sourire resplendit sous l’éclat du soleil. Ses grands yeux rieurs, dont les iris sont pourvus de diverses couleurs, me contemplent et ses lèvres bougent pour prononcer mon prénom.
— Tu es le centre de mon univers, l’entends-je murmurer.
Un frisson me terrasse sans que je cesse de jouer. Le souvenir de ses doigts fermés sur les miens pour me guider à travers la lumière ravive les sensations de ma peau. J’ai l’impression que ses mains glissent sur mes poignets pour m’éloigner du piano et m’emporter dans sa course folle vers l’infini. Mes muscles se tendent un à un, luttant contre l’envie de rejoindre le fantôme de mon esprit. Toutefois, je refuse de le chasser de ma mémoire, accroché à cette image. Elle subsiste en moi et me procure le sentiment qu’elle existe encore quelque part.
— N’oublie pas que je t’aime, Tommy.
Alors que je poursuis la partition écrite pour elle, ses mots résonnent dans mon crâne, tel un écho sempiternel.
Zoé.
Son nom tourmente mes nuits, parce qu’elle n’est plus là. Elle a disparu et s’en est allée loin de moi. Sa présence s’est affaiblie pour permettre à la solitude de m’envelopper dans sa grande couverture glaciale. Elle était ma meilleure amie, celle qui me donnait de l’envie, de la force et du courage, mais elle a tourné les talons pour ne plus revenir. Sa voix, douce et mélodieuse, est ancrée dans ma tête comme une musique détentrice de mon corps. Elle m’a abandonné, pourtant je continue de penser à elle, puisqu’elle est ma seule lueur d’espoir.
Chapitre 1
Thomas
Bienvenue chez toi
29 JUIN 2020
À l’avant de la voiture, côté passager, Stéphanie me raconte l’histoire de Saint-Cirq-Lapopie. Sa fierté est grande lorsqu’elle m’annonce qu’il a été élu « village préféré des Français » en 2012 et qu’il fait partie des plus beaux du pays. Nous nous contentons de le contourner pour emprunter un chemin de terre, mais je peux d’ores et déjà constater que ma tante ne m’a pas menti en prédisant que j’allais être happé par l’ambiance médiévale. Les ruelles et les bâtisses que j’aperçois semblent venir d’une lointaine époque et ont courageusement bravé l’épreuve du temps. Des siècles se sont écoulés, et pourtant, le charme de cette petite commune est saisissant.
En levant les yeux, je distingue l’église qui trône sur la falaise et l’envie de m’y rendre pour admirer la vue que je pourrais avoir de là-haut se fait ressentir.
Je peine à réfréner mon excitation et tâche de ne pas sauter du véhicule pour courir jusqu’au sommet. Prendre de la hauteur m’a toujours procuré du bien-être. C’est à l’endroit où l’humanité me paraît minuscule et le monde vaste que je sens mes poumons se remplir d’oxygène. Ainsi, mon fardeau de solitaire se transforme en liberté et la signification d’exister y puise tout son sens.
La main posée sur la cuisse de son mari, en pleine contemplation de sa terre qu’elle n’a plus vue depuis des mois, Stéphanie irradie l’espace et captive mon attention. Son large sourire contraste avec les traits tirés que je lui ai connus jusqu’alors. Ses yeux plissés de joie se prolongent par la naissance de ses pattes-d’oie et la légèreté qui émane d’elle quand un rire s’envole hors de ses lèvres me fascine. Elle est dotée d’une beauté à la fois singulière et discrète. Ses longs cheveux bruns sont rassemblés en un chignon sauvage et ses iris bleus sont braqués sur l’environnement avec l’émerveillement d’un enfant.
Arnaud, mon oncle, lui lance quelques coups d’œil en coin tout en conduisant, soulagé de retrouver sa femme aussi heureuse. Lorsque nous sommes arrivés à la gare de Cahors, il nous attendait déjà depuis une heure, impatient à l’idée de nous revoir. Même si j’ai fait sa connaissance le jour où le juge m’a appris qu’ils devenaient mes tuteurs légaux, il a dû revenir ici pour gérer son cabinet vétérinaire et les animaux dont il s’occupe. Pendant six mois, nous ne l’avons vu qu’à de rares occasions, alors il s’est mis à courir vers son épouse quand il l’a aperçue au beau milieu du hall, se fichant du regard des autres. Je les ai observés, ravi qu’ils soient enfin réunis, et Arnaud s’est défait de ma tante pour venir m’étreindre, comme un père le ferait à son fils.
L’angoisse ne me quitte pas à l’idée d’habiter à des centaines de kilomètres de tout ce que j’ai connu pendant seize ans, mais j’essaie d’être optimiste sur ce renouveau. Durant plusieurs semaines, j’ai vécu seul avec la sœur de ma mère et son conjoint à travers elle ; l’envie d’en apprendre davantage sur eux s’accroît de plus en plus. Pour cela, ils ont décidé d’organiser un repas de bienvenue avec leurs meilleurs amis.
Stéphanie m’a confié qu’ils se voyaient tous les jours, sauf exception. Par conséquent, je risque d’être mêlé à eux. Tous les quatre ont grandi ensemble et ne se sont jamais perdus de vue, si bien que leurs propriétés ne sont délimitées que par une petite forêt. Elle m’a parlé de leur fils, Édouard. Il a mon âge et entre en terminale à la rentrée. Avec tout ce qu’il s’est passé pendant un an et demi, je n’avais pas la tête à le contacter avant mon arrivée. J’ai désactivé l’intégralité de mes réseaux sociaux et je préfère m’en tenir loin désormais. C’est donc avec une énorme boule d’anxiété que j’appréhende cette première rencontre. Après des mois sans m’être confronté aux jeunes de mon âge, je suis fébrile.
Tâchant d’éloigner toutes les pensées nocives de mon esprit, je m’encourage à me focaliser sur le nouveau décor. La présence des arbres se fait moins dense pour ouvrir la voie sur un impressionnant domaine. Encerclé par les bois, il a des allures de prairie verdoyante où des fleurs jaunes, bleues et violettes s’épanouissent et se déploient vers le soleil. L’allée sur laquelle nous roulons mène à un parking de graviers blancs situé au pied d’une incroyable maison en pierre.
En descendant de la voiture, je ne peux m’empêcher de partir à la découverte de cet environnement étourdissant, à tel point que j’en oublie mes valises et fonce vers l’escalier dressé devant moi, bordé de roches grises. Il bifurque en angle droit et donne sur une petite terrasse où seule une balancelle en forme de cocon repose. Les yeux et la bouche écarquillés, je me tourne vers ma tante – qui s’est empressée de me suivre – et m’écrie, ébahi :
— C’est magnifique ! On se croirait dans un rêve !
— Le nôtre ! affirme-t-elle. Celui d’Arnaud, le mien, et maintenant le tien. Tu as tout pour te sentir chez toi ici. Et attends de découvrir ta chambre ! Je suis persuadée que tu seras aux anges ! s’extasie-t-elle en extirpant les clés de son sac. Tu pourras la décorer comme tu le souhaites, te l’approprier, faire des travaux…
Elle n’a pas le temps de continuer son énumération que la poignée s’abaisse avant même qu’elle n’y pose la main. La porte s’ouvre sur un homme de taille moyenne, au large buste et à l’air revêche. Les sourcils froncés, les poings plantés sur les hanches, il s’exclame :
— Tu en as mis du temps pour retrouver le chemin de la maison !
— Pierre ! s’étrangle Stéphanie, partagée entre surprise et bonheur.
Le visage de l’homme se fend d’un sourire, son expression change du tout au tout. Il tend les bras vers elle en riant et s’impatiente :
— Alors, tu ne salues pas ton vieil ami ?
— Les femmes d’abord ! hurle une voix aiguë depuis l’intérieur.
Une petite dame à la chevelure blonde comme les blés déboule sur le perron et se jette au cou de ma tante en poussant des cris de joie. Elles tanguent dangereusement et ledit Pierre se précipite pour les rattraper avant qu’elles ne dégringolent les marches. C’est en les voyant là tous les trois que je comprends qui sont ces gens : les meilleurs amis de Stéphanie et Arnaud, le fameux couple dont elle m’a tant parlé.
— Enfin ! Tu m’as manqué !
— J’ai cru qu’elle n’allait pas survivre après tout ce temps passé sans toi, grommelle son mari. Je peux partir deux ans, elle s’en fiche, mais quand il s’agit de toi, c’est la fin du monde !
— Ne commence pas à faire ton ronchon, s’esclaffe Stéphanie en s’écartant de son amie. Viens plutôt me taper la bise !
Une fois les retrouvailles faites, ils s’aperçoivent que je suis là, immobile, et se tournent dans ma direction. Mes joues chauffent, le rouge monte. Leur soudaine attention me déconcerte. Je me retrouve silencieux face à eux. Céline n’attend pas les présentations de ma tante, elle m’adresse un sourire rayonnant et me surprend en m’enlaçant.
— Thomas ! Je suis contente de te rencontrer. J’avais hâte que tu nous rejoignes. Tu vas bien ?
Incapable de décrocher un mot, je hoche la tête. Ses paumes encadrent mon visage, elle me détaille avec minutie, comme pour s’assurer que je dis vrai.
— J’espère que le voyage n’était pas trop long et que les lieux te plaisent. Il y a plein de choses intéressantes à faire ici. On va profiter de l’été pour faire connaissance !
— Chérie, lâche-le ! Tu l’étouffes, le pauvre gosse ! intervient Pierre en l’agrippant par les épaules pour l’éloigner de moi.
Céline proteste et son époux l’ignore en me tendant la main.
— Enchanté, Thomas. Ne fais pas attention à cette foldingue, c’est une pile électrique et une boule d’affection ! Si elle te colle trop, n’hésite pas à le lui dire. Tu verras, elle prend la mouche et part en ruminant, c’est assez drôle à voir !
— Pierre ! s’offusque aussitôt sa compagne, provoquant un rire général.
Arnaud arrive, quelques valises sur les bras, et je m’apprête à lui proposer mon aide lorsque des bruits de pas sur le plancher se font entendre. Une voix grave résonne :
— Steph ! T’es là. Je crève la dalle. On va pouvoir passer à table.
Des exclamations fusent chez les adultes alors qu’un garçon apparaît dans l’encadrement de la porte. Comme paralysé par cette vision, je laisse mes yeux vagabonder sur sa grande silhouette et découvre son visage avec une certaine stupeur. Sa mâchoire est ciselée, ses prunelles sont emplies de tendresse et ses cheveux d’un blond cendré se livrent bataille sur son crâne. Subjugué par sa beauté, je le fixe, l’air interdit. Il s’attelle à saluer ma tante d’une vive étreinte et d’un baiser sur la tempe. Mes muscles se crispent quand je l’entends demander où je suis et Stéphanie lui fait signe de tourner la tête.
À l’instant précis où son regard se plante dans le mien, je sais que je plonge dans les orbes verdoyants de ma perte. Mon souffle se coupe. Nous demeurons immobiles l’un en face de l’autre. Un frisson me terrasse de la tête aux pieds. Son intensité me sidère. La couleur laiteuse de sa peau est similaire à celle de sa mère, ses lèvres à la légère nuance corail rappellent celles de son père, mais ses iris brillent d’un éclat unique qui me subjugue. Il esquisse un pas dans ma direction et un sursaut me saisit. Sa bouche s’étire en un sourire doux et chaleureux.
— Salut, Thomas. Je suis Édouard, le fils de Céline et de Pierre.
Je jette un coup d’œil vers les personnes en question et la nervosité me pousse à répliquer :
— En effet, il y a un petit air de famille.
Je secoue la tête de façon imperceptible, dépité. Les quatre autres s’esclaffent. Édouard diminue la distance. Il me surplombe de quelques centimètres et je déglutis, embarrassé. Il est trop proche pour que je puisse respirer correctement. Je m’apprête à lui serrer la main, mais il me prend de court en me faisant la bise. Les effluves de son parfum me parviennent, je dois me mordre la langue pour réagir.
Stéphanie vient à mon secours en nous priant d’entrer. Je suis tout de suite happé par la décoration à la fois simple et épurée. Un vestibule se dévoile. J’imite ma tante lorsqu’elle se déchausse pour ranger ses baskets dans un meuble et la suis pour découvrir une immense salle à manger.
Mes pieds foulent un parquet gris clair et les murs blancs donnent de la profondeur à la pièce. Je remarque un escalier en bois marron foncé qui se prolonge sur ma gauche. Mon regard effleure la grande table rectangulaire disposée au centre, mais il est accaparé par la gigantesque baie vitrée devant moi. La stupéfaction me saisit en découvrant la vue exposée. Stéphanie m’invite à aller sur la terrasse et je me précipite pour lui emboîter le pas. Je m’avance jusqu’à la murette qui délimite l’extérieur dallé et repère un jardin en contrebas tout aussi merveilleux que le paysage de façade. Au loin, la forêt se poursuit et la montagne continue de se perdre en hauteur.
— C’est magnifique, murmuré-je.
— Tu aimes ? s’enquiert ma tante.
J’acquiesce sans réussir à me détacher de ce spectacle de verdure éblouissant.
— Tu penses que tu te sentiras bien ici ?
Soudain, son interrogation calme mon euphorie et mes épaules s’abaissent. Je me confronte à ses billes bleutées et affirme avec quelque peu de réserve.
Quand je me retourne, je suis surpris de constater qu’Édouard nous a suivis. Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon en toile, il me dévisage et je me tends sous son analyse. Je tente de paraître indifférent, sauf que les alarmes se déclenchent dans mon crâne et une certaine méfiance se réveille dans mon corps. Malgré l’attraction qui semble jouer avec mes nerfs, je tâche de rester loin de lui et le défie du regard.
— Bienvenue chez toi, Tommy ! me lance-t-il.
Je tressaille en entendant ce surnom et le remercie d’un hochement de tête.
En revenant près de la table, je me rends compte qu’elle est déjà dressée. Céline et Pierre sont fiers de nous présenter les pizzas qu’ils ont cuisinées pour chacun d’entre nous. Je m’installe entre Édouard et Stéphanie. Dans un geste machinal, je croise mes jambes sur l’assise de ma chaise et me retrouve dans la position du lotus tandis que nous débutons le dîner.
Il ne faut pas cinq minutes pour que les Rolland m’interrogent. Stéphanie m’a assuré qu’ils ignorent la raison de mon placement chez elle, donc je redoute les possibles indiscrétions à ce sujet. Les premières questions se concentrent sur le trajet, mon impression sur le décor du village et les visites que nous pourrions faire durant l’été. Puis la curiosité de Céline transperce mon intimité :
— As-tu une chérie à Nice ?
Je me fige tout en la regardant droit dans les yeux. Mes joues s’empourprent, je lutte pour ne pas jeter un coup d’œil vers ma tante.
Quand je lui ai appris que j’étais homosexuel et que je lui ai demandé si ça la dérangeait, elle m’a rassuré en certifiant que ça n’avait aucune importance pour elle, mais elle a toutefois tenu à être honnête envers moi en me prévenant que ses meilleurs amis ne sont pas des personnes ouvertes aux différentes orientations sexuelles.
J’essaie de préserver mon calme, resserre mon emprise sur mes couverts pour mieux contrôler mes tremblements et réponds :
— Non, je me concentre sur mes études.
— Prends-en de la graine, fils ! ricane Pierre. Les études avant les filles !
Il se marre tandis que sa femme lève les yeux au ciel en répliquant :
— Tu peux parler, monsieur le bourreau des cœurs ! Dois-je te rappeler le nombre de nanas après qui tu courais avant de te rendre compte que c’est moi qui te plaisais ?
Elle grimace, visiblement agacée – voire répugnée – par les conquêtes passées de son mari. Je souris face aux rires qui s’élèvent au-dessus des assiettes, mais la gêne s’accroît. Le reste du repas, je garde le silence, me contentant d’écouter les anecdotes hilarantes de la jeunesse des quatre adultes.
Une fois le dessert terminé, je demande à Stéphanie la permission de quitter la table et elle accepte. Je m’excuse auprès des invités. Édouard se lève pour me suivre, autorisé par sa mère.
Je le suis jusqu’à l’étage où une imposante mezzanine nous accueille. Un coin télé au charme plutôt rustique. Une porte se tient seule sur notre droite à un mètre à peine du sommet de l’escalier. Mon accompagnateur m’informe qu’il s’agit de ma chambre. Surpris, je lorgne ce qui nous entoure et découvre de l’autre côté une porte surmontée d’un panneau avec écrit « salle de bains » ainsi qu’un couloir menant à d’autres pièces.
Édouard ouvre la première, et je le suis dans ce qui va devenir mon antre. Je suis tout de suite frappé par cet espace. La pièce se tient en longueur. Les murs et le sol sont à l’image du reste de la demeure, mais les meubles et la bibliothèque rappellent le bois dans lequel sont forgés les escaliers. Tous mes livres sont exposés sur les étagères, ainsi que mes figurines, mes vinyles et mes DVD.
— C’est super beau, commenté-je.
— Ravi que ça te plaise ! On a essayé de suivre au mieux les directives que Steph nous donnait par téléphone, mais on avait peur que ça ne te convienne pas.
— On ? relevé-je en me retournant pour lui faire face.
Je sursaute en prenant conscience de notre proximité, néanmoins, je ne m’éloigne pas. Il retient sa respiration quand mon regard se confronte au sien et je n’ai aucun mal à deviner qu’il est perturbé par la couleur de mes iris. Zoé me disait toujours qu’elle était exceptionnelle, d’un turquoise presque translucide aux mille nuances de clair et de sombre. C’est à ces deux billes que j’ai dû m’accrocher quand elle a disparu, pour me souvenir que je devais affronter chaque journée sans elle et ne pas baisser les bras.
— Mes parents, Arnaud et moi, me répond Édouard au bout de quelques secondes.
Je me racle la gorge et m’empresse de contourner le lit pour me diriger vers la fenêtre et contempler la vue.
— Est-ce que ça devient habituel de voir ce paysage tout le temps ? questionné-je.
Il rigole dans mon dos. Je me rends compte avec soulagement qu’il est resté près de la porte.
— La nature a toujours beaucoup à nous offrir, alors on continue de l’admirer. Mais c’est vrai qu’on s’y habitue, certains ne s’attardent plus à l’observer. Tu n’étais pas convaincu par les paysages niçois, toi ? Plein de gens disent que c’est l’une des plus belles villes du monde.
Certains lieux ont beau être sublimes, si l’esprit l’assimile à de mauvais souvenirs, ils nous paraissent fades, repoussants et sans intérêt, pensé-je.
— Si, c’est juste que le cadre est différent, déclaré-je simplement. J’adorais regarder la nuit s’abandonner à l’aube et le jour décliner. Les crépuscules sont apaisants, je trouve.
Il acquiesce, les mains de nouveau enfoncées dans ses poches.
— Moi, ce sont les étoiles, m’avoue-t-il. Presque toutes les nuits, je m’arrête pour les observer.
Un franc sourire se dessine sur mes lèvres et son visage s’éclaire à son tour.
— Tu es passionné par les constellations ? m’intéressé-je.
— En quelque sorte, approuve-t-il.
— Tu m’apprendras ?
La lueur d’une émotion qui m’est inconnue traverse ses prunelles, je comprends que ma demande le touche. J’ignore pourquoi, cependant, j’ai hâte de le découvrir.
— Avec plaisir, confirme-t-il.
Chapitre 2
Édouard
Premier jour
1er SEPTEMBRE 2020
La nuit se confronte au jour, les couleurs se mélangent entre le voile de la pénombre et les éclats du soleil. Le ciel se défait de son obscurité, les étoiles sont de moins en moins distinctes et l’aube se confond dans les nuages, à la cime des arbres. Sur ce point de vue dégagé où se déploient l’est et l’ouest, j’observe d’un côté les prémices d’une nouvelle journée ainsi que les derniers instants à l’opposé.
Perché à des dizaines de mètres de haut, au bord de la falaise, je laisse mes yeux voguer sur les flots de la rivière et contemple la lumière qui s’y reflète. Cette clarté, bien qu’encore faible, se projette sur les parois rocheuses qui bordent le Lot et réchauffe la terre pour éveiller la nature dans une douceur réconfortante. À travers les feuillages, le soleil étincelle et révèle les couleurs du paysage. Là, dans le rayonnement du jour, un monde semble renaître au détriment d’un autre.
Un oiseau se déplace à la surface de l’eau, déployant ses ailes au-dessus d’un banc de poissons. Un récif se dresse en travers de leur course commune et leur chemin se sépare, offrant une nouvelle voie à chacun. Un chœur matinal, propre à la période printanière, s’élève pour bercer cette chaude fin d’été. Le célèbre gazouillis de la grive musicienne se distingue des autres et je clos les paupières pour écouter ce chant si doux. La forêt se tait la nuit, fredonne au matin, mais ne dort jamais. En son sein, je me gonfle d’oxygène et me libère de mes mauvaises racines. Je foule l’herbe fraîche et la terre humide pour ressentir la nature et m’emplir de ses ressources.
Thomas m’a appris à être en symbiose avec mon environnement.
Un craquement de branche retentit et les feuilles bruissent. Un sourire se dessine sur mes lèvres. Des bruits de pas résonnent dans mon dos, puis une silhouette s’extirpe de l’ombre pour entrer dans la lumière. Des doigts effleurent mes épaules avant d’y exercer une délicate pression. J’inspire profondément. Il est là, derrière moi. Je tourne la tête pour l’apercevoir. Ses grands yeux sont plissés par un léger amusement et l’incroyable couleur de ses iris illumine son visage. Ce turquoise me captive tant que je suis incapable de m’en défaire chaque fois que je le croise. La bouche de Thomas s’entrouvre, je l’entends me saluer et lui réponds d’un air distrait :
— Hey, Tommy !
Un frisson s’empare de moi lorsque son pouce frôle ma nuque. Je m’écarte pour qu’il me rejoigne sur le rocher. Une fois installé, il détaille le paysage comme on a pris l’habitude de le faire depuis deux mois. En juin, quand ma mère m’a annoncé que Stéphanie allait revenir avec Thomas, je ne l’ai pas crue, persuadé que leur arrivée allait une nouvelle fois être reportée. Jusqu’au dernier moment, j’en étais convaincu, mais je me suis retrouvé face à lui, sur le perron. J’ai compris qu’il n’était plus question de procédure et que je disposais de huit semaines pour apprendre à le connaître. Au départ, je m’imaginais que nous ne pourrions pas échanger grand-chose, qu’il serait renfermé et difficile à cerner, mais il s’est avéré tout le contraire.
J’ignore ce qui a poussé le juge pour enfants à retirer la garde de Thomas à ses parents, toutefois, j’ai été surpris de découvrir un garçon souriant et rieur – jovial, comme dirait maman. Il se préoccupe des gens qui l’entourent avec une bienveillance déconcertante.
Les quatre adultes se sont organisés pour que nous puissions partager chacune de nos journées ensemble. Nous avons passé notre mois de juillet à visiter Cahors et notre village. La première fois que j’ai conduit Tommy sur cette falaise, il en a tout de suite été conquis. L’endroit est ouvert sur la nature, la vue qu’il nous donne est époustouflante. Lui qui aime la hauteur, ici, il se sent à son aise. Nous nous y retrouvons presque tous les soirs pour discuter et être seuls.
À présent, je peux affirmer qu’il fait partie intégrante de mon quotidien. Le week-end dernier, alors que nous revenions de notre séjour à Sète, j’ai pris conscience qu’en à peine deux mois nous sommes devenus bien plus que des connaissances. Il est sans conteste l’un des meilleurs amis que j’ai eus jusque-là, au détriment de ceux qui composent ma bande actuelle depuis la seconde. Ils sont tous partis cet été, donc je me suis contenté de lui parler d’eux en attendant qu’il les rencontre. Malgré leur manque de points communs, j’ai bon espoir qu’ils s’entendent. Le verdict ne saurait tarder, puisque la rentrée approche à grands pas.
Stéphanie reprend son poste de secrétaire aujourd’hui et Arnaud se lance dans l’ouverture d’un refuge canin sur le domaine, où est implanté son cabinet vétérinaire – ce qui me laisse davantage de temps à passer avec leur neveu. Ils m’ont tous les deux fait promettre de veiller sur lui et de leur rapporter le moindre incident pour prévenir d’un quelconque problème. J’ai ri en les voyant si protecteurs envers mon ami, comme s’ils me léguaient la surveillance affinée d’un enfant en bas âge, mais je leur ai tout de même assuré que je ferai mon possible pour rester à ses côtés le temps qu’il prenne ses marques.
Mes yeux effleurent l’horizon et découvrent une aube un peu plus présente qu’à mon arrivée. Les rayons du soleil commencent à m’aveugler, mais je ne détourne pas le regard en sentant celui de Thomas se poser sur moi pour détailler mon profil. Durant sa contemplation, je feins l’indifférence. Or, je cesse de respirer. J’aime quand il porte cette attention sur moi, j’ai l’impression qu’il me donne de l’importance. À ses côtés, je suis prêt à affronter la dernière ligne droite avant la fin du secondaire. Je sais qu’il me soutiendra autant que je le ferai pour lui. Nous irons combattre ensemble ces longues journées de supplice jusqu’à l’obtention de notre bac.
— On y va ? me questionne-t-il en désignant l’heure sur son téléphone.
Un léger sourire se dessine sur ma bouche quand j’aperçois son fond d’écran : une photo de nous. Son visage est illuminé par son éclat de rire. Il a la tête renversée tandis que je suis plié en deux, l’un de mes bras enroulé autour de ses épaules. En arrière-plan, la mer Méditerranée s’étend à perte de vue. Ce moment restera gravé dans mon esprit, peut-être à jamais.
— Go.
Je me lève à contrecœur, tâchant d’ignorer la boule dans mon ventre. Elle me pèse à chaque pas. Je lui tends son casque et enfile le mien. Si Arnaud m’a mis en garde contre la colère de son épouse lorsqu’il a appris que Thomas était monté sur mon deux roues, nous avons tous les trois été surpris que Stéphanie me propose de conduire son neveu au lycée les matins où nous commençons les cours à la même heure. Pour le reste du temps, il est convenu qu’il s’y rendra en bus.
J’enfourche mon véhicule et, quelques secondes plus tard, son torse se colle à mon dos. Ses bras encerclent ma taille, les pulsations de mon cœur s’entrechoquent et je frissonne sous l’assaut d’une vague d’électricité. L’habitude a beau s’être établie, j’ai toujours la même réaction en le sentant contre moi. Ça me perturbe au plus haut point.
Je déglutis en ajustant les lanières de mon sac contre mon ventre, ses mains raffermissent leur prise sur les pans de ma veste. Je clos les paupières pour chasser les sensations de mon organisme. Un vrombissement de moteur retentit dans le silence environnant et des oiseaux s’envolent alors que j’arpente le chemin escarpé à travers les bois. Pour rejoindre la route principale qui borde le village, je coupe par la forêt et atterris à quelques dizaines de mètres du pont. Je ralentis pour nous laisser le temps de contempler la rivière ainsi que les falaises ensoleillées, puis je gagne l’autre versant, poursuivant notre route jusqu’à la ville.
Une légère brise me porte les effluves de son parfum et la pression de mes doigts s’intensifie sur les poignées de la moto. Ma peau blanchit petit à petit. Je dois forcer le calme à me gagner pour chasser la tension de mes muscles.
Sortir du cadre idyllique de ces huit semaines de vacances pour transporter Thomas en dehors de notre bulle me terrifie. J’ai du mal à croire qu’il est temps de se reconnecter à la réalité, mais m’y plonger de nouveau en le sachant près de moi compense cette peur de nous perdre un peu. Je vais lui montrer une autre facette de ma vie, un décor différent tout en étant aussi essentiel.
— On est arrivés, lui annoncé-je en découvrant le grand portail bleu foncé du lycée.
Je fais signe au surveillant de m’ouvrir la porte coulissante du hangar où les véhicules des lycéens se succèdent et gare le mien dans un coin stratégique.
— Prêt ? demandé-je en rejoignant mon ami devant les grilles.
— Pas vraiment, avoue-t-il.
— On l’est jamais pour une rentrée. T’as rien à craindre, j’suis là.
Ma main saisit son épaule pour la presser et je nous dirige vers l’une des deux entrées. L’établissement a été construit en forme de rectangle et divisé en deux parts égales. Le collège se trouve du côté droit et le lycée est à gauche. La séparation est marquée par le préau et une arche se tient en son centre. Elle conduit au gymnase, au terrain d’athlétisme, à la cantine et aux sanitaires.
Ludovic, mon meilleur ami, est censé nous attendre devant la salle polyvalente où nous devons nous rendre aujourd’hui. Je le cherche du regard en débarquant dans la grande cour et le trouve aussitôt. Malgré ses épaules recroquevillées, sa grande taille me saute aux yeux et les cinq garçons de seconde qui le contournent me paraissent étrangement petits. Ses cheveux bruns sont toujours rasés de près sur les côtés de son crâne.
Plus j’avance, plus il me semble apercevoir des reflets rouges. Je cligne des yeux, ahuri. Non, je ne rêve pas ! Mais qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête ? Lui qui tient tant à sa couleur naturelle ! Puis je souris, devinant qu’il s’agit d’un gage lancé par sa sœur, Adriana. Elle seule peut l’y avoir incité. Penché vers l’avant, mon ami pianote sur son téléphone. Quelques secondes plus tard, ma sonnerie retentit.
— Salut, lancé-je en décrochant.
Je lutte pour dissimuler mon amusement et accélère le pas.
— Bordel, mec, t’es où ? s’exclame-t-il, affolé. Je suis le seul paumé de terminale. Viens à mon secours avant que des gamins ne me tapent la discute !
Je ris en roulant des yeux.
— J’arrive.
— Dans combien de temps ?
— Environ deux secondes.
Il sursaute quand il entend ma voix dans son dos.
— Tu m’as fait peur ! peste-t-il en raccrochant. D’habitude, tu arrives toujours après le rassemblement.
Il me prend dans ses bras pour une accolade amicale et sa main qui frappe mon omoplate me tire une grimace.
— Et toi, tu collectionnes les billets de retard ! répliqué-je. T’es tombé du lit ?
— Ma sœur m’a réveillé en fanfare. Je l’ai plutôt mauvaise…
Je le dévisage quelques instants et un rictus se dessine aux commissures de mes lèvres.
— Je vois ça ! T’as une tête de zombie.
— Ça me touche, merci.
— J’imagine que c’est pas la seule chose qu’elle t’a obligé à faire, décrété-je en zieutant les cheveux bordeaux au-dessus de son front.
— T’as même pas idée de l’enfer que c’est d’être son frère ! Vivement qu’elle se barre à Decazeville, ça me fera des vacances.
Je ricane. Il s’apprête à ajouter quelque chose lorsque son regard quitte mon visage pour se poser derrière moi. Mon corps se raidit tout à coup. Il m’est arrivé de lui parler de Tommy durant l’année de première, je l’ai prévenu de sa possible arrivée parmi nous. Il m’a promis qu’il lui réserverait un bon accueil, mais je ne peux m’empêcher de redouter l’instant.
— C’est toi le neveu de Stéphanie et Arnaud Lambert ! s’exclame soudain Ludo. Thomas, c’est ça ?
— C’est ça, confirme le concerné en avançant, la main tendue.
Je m’écarte pour les laisser se saluer et les détaille tous les deux. Le regard noisette de Ludovic semble captivé par celui de Thomas.
— Putain… souffle mon meilleur ami. Tu fixes tout le monde de cette façon ?
Je me crispe davantage et le dévisage, décontenancé par sa remarque inattendue.
— De cette façon ? répète Thomas, interloqué. C’est-à-dire ?
— Avec ces yeux-là ! Dans le style pas tout à fait bleu, ni tout à fait vert, un entre-deux plutôt canon qui fait vriller le cerveau direct ?
Incrédule, je laisse le silence se prolonger un instant avant d’exploser de rire. Mes phalanges heurtent le bras de Ludo qui s’esclaffe à son tour. Un sourire fend le visage de Thomas. Il replace ses lunettes d’un geste machinal et une mèche noire tombe sur l’un de ses verres. Je réprime mon envie de la lui balayer en serrant les poings. D’un furtif mouvement de tête, il la dégage et enfonce ses mains dans la poche kangourou de son sweat.
— Désolé, j’ai un humour de merde, s’excuse Ludovic. Édouard m’a dit que tu étais arrivé fin juin, tu as réussi à te faire à la ville ?
— En fait, je n’ai pas beaucoup visité Cahors, mais le village de Saint-Cirq-Lapopie n’a plus de secrets pour moi ! affirme Thomas. Surtout la forêt.
— Laisse-moi deviner, c’est Ed qui t’y a fait faire une balade ? Il en est fou ! Si tu veux mon avis, fais gaffe aux endroits où tu marches ! Tu sais jamais si tes semelles vont en ressortir intactes…
Thomas me jette un coup d’œil amusé en comprenant l’allusion. Je roule des yeux avant de les river sur les pieds de mon meilleur ami et pouffe en apercevant la paire flambant neuve qu’il arbore. En seconde, quand j’ai rencontré Ludovic, je l’ai emmené faire un tour dans les bois, sauf que nous étions en octobre, au début de l’automne. C’est lui qui me l’avait demandé pour préparer une activité spéciale Halloween. Il ne quittait plus les chaussures de marque qu’il s’était achetées durant l’été et, bien sûr, il a sauté dans une flaque.
— Si je me souviens bien, tu ne m’as toujours pas remboursé, déclare-t-il alors, malicieux.
— Je t’avais prévenu de ne pas t’aventurer sur ces feuilles ! m’offusqué-je. Et puis, quelle idée de mettre des Clarks en forêt…
— Des Clarks ? s’écrie Thomas, abasourdi.
Il contemple la mine coupable de Ludovic et explose de rire.
— Oui, bon… ça va ! J’ai dit que j’avais un humour de merde, pas une intelligence hors du commun.
— Je confirme !
Je sursaute, pris de court par l’intervention de Dimitri. Il fonce sur nous, Clarisse sur les talons. Ma poitrine se compresse. Les jumeaux sont de retour. Ils n’ont pas changé d’un poil durant l’été. Leurs cheveux sont flamboyants au soleil, leurs yeux bruns toujours aussi perçants et les taches de rousseur parsèment leurs visages. Malgré les heures à lézarder sur la plage pour bronzer, leur peau brille d’un blanc presque diaphane. Leurs sourires en coin subsistent sur leurs lèvres et ce même air sournois qu’ils affichent n’a pas disparu.
Mon rire s’estompe. Je me fige tandis que Clarisse se met à courir pour sauter au cou de son petit ami. Ludovic chancelle, étonné par cette brusque étreinte. Je croise son regard terrifié par-dessus l’épaule de sa copine et n’ai pas le temps de réagir pour lui venir en aide qu’une main enveloppe ma nuque.
— Vous avez mangé quoi ce matin pour être en avance ? me demande Dimitri en toisant sa sœur et Ludo.
— Le réveil. C’est pratique quand on s’en sert, répliqué-je, tendu.
— Tu m’as manqué ! s’exclame Clarisse dans mon dos.
— Déjà ? Mais on s’est vus hier, rétorque Ludovic.
La voix geignarde de Clarisse dérange mes tympans. Je tourne la tête vers Thomas pour puiser un peu de réconfort dans la source de ses iris. Un sourire flotte sur ses lèvres, les miennes les imitent juste avant que Dimitri ne me demande :
— T’es venu accompagné ?
Les deux autres cessent de se disputer pour s’intéresser à notre conversation et le neveu de Stéphanie se fige en nous observant tous les quatre. La question s’adresse à moi, mais d’un simple regard, j’invite Thomas à se présenter lui-même. Clarisse se lance dans un interrogatoire à rallonge, Tommy m’envoie des appels à l’aide muets.
— Pourquoi t’as déménagé ?
— Parce que je devais m’installer chez ma tante.
— Pourquoi ? répète-t-elle.
— Je ne pouvais pas rester à Nice, dit-il en trépignant sur place.
Je bloque ma respiration comme pour retenir des mots blessants à l’encontre de l’inquisitrice et cherche une excuse pour couper court à son acharnement. Elle s’apprête à répliquer lorsque Ludo s’interpose, agacé :
— Si tu prononces encore une fois le mot « pourquoi », je te jure que je te fais bouffer ta langue.
Dimitri rigole en voyant les joues cramoisies de sa sœur. Je remercie Ludovic d’un hochement de tête avant d’attraper Thomas par le coude et le conduire à la vie scolaire.
L’urgence de l’éloigner d’eux me pousse à allonger mes foulées sans me retourner, même lorsque j’entends la voix d’une fille crier mon nom. Une impression étrange me tord les boyaux, comme si, inconsciemment, je venais de jeter mon ami dans la fosse aux lions.
Chapitre 3
Thomas
Juste une amie
Assis en tailleur sur la chaise, le dos appuyé contre le mur, j’écoute d’une oreille distraite le professeur d’anglais nous détailler le programme de l’année. Nous sommes à peine une dizaine dans cette classe de terminale, ce qui est déroutant au vu du nombre d’élèves que compte le lycée, mais ce choix a été établi en raison de nos spécialités identiques. Je ne suis pas le seul à m’être isolé au fond de la classe.
De l’autre côté, une fille joue avec un feutre rouge, sans se soucier du reste. Elle mâche son chewing-gum, les jambes croisées sur la place vide de son bureau, et détaille les notes gravées par de précédents élèves. Par moments, une grimace ou un sourire s’affichent sur sa figure à la peau de porcelaine. Des mèches bouclées s’échappent de son volumineux chignon. Un bandeau noir aux motifs à fleurs roses est noué sur le sommet de sa tête et un rouge à lèvres rose bonbon colore sa bouche. De temps à autre, monsieur Johnson la regarde sans qu’elle s’en rende compte. Il se contente de soupirer et poursuit son monologue assommant.
À l’instant où la sonnerie annonce la pause-déjeuner, la rouquine coince son feutre dans le nœud de ses cheveux flamboyants et fonce vers la sortie. L’homme n’a pas le temps de la retenir qu’elle s’est déjà perdue dans la foule d’élèves qui parcourent le couloir.
Mon sac endossé, je suis le mouvement de mes camarades. La voix d’Édouard me parvient à quelques mètres de la porte. Je lève la tête et le repère aux côtés de Ludovic. La main de mon ami se pose au creux de mes reins, je me crispe à son contact. Il m’attire vers lui pour m’éviter les bousculades des autres, puis m’informe que nous allons rejoindre le reste de sa bande.
— Putain ! C’est toujours autant le foutoir à midi… grommelle Ludo. Tu crois qu’on aurait droit à des avantages en étant en terminale ? Que dalle ! Ils font chier, sérieux !
Je ricane en l’entendant grogner. Nous mettons cinq bonnes minutes avant de nous extraire de la masse étouffante. Angoissé par ce monde auquel je n’ai pas été confronté depuis presque deux ans, je peine à respirer. Cette situation me fait regretter d’avoir choisi de retourner au lycée plutôt que de continuer les cours par correspondance. Mon cœur rate un battement lorsque la main d’Édouard glisse jusqu’à la mienne et la presse avec délicatesse. Je tourne la tête vers lui, le sourire qu’il m’adresse me réconforte un peu.
Lorsque les garçons foncent en direction du portail au lieu de continuer vers le préau, j’hésite à les suivre.
— Eddie ! le hélé-je. Tu ne m’avais pas dit que le réfectoire était de l’autre côté ?
Les deux amis s’arrêtent soudain et se tournent vers moi.
— T’as une autorisation de sortie ? s’enquiert Ludovic.
— O-Oui, bredouillé-je. Mais je croyais qu’on mangeait à la cantine.
Soulagés, ils se remettent en marche. Je leur emboîte le pas en extirpant mon carnet de liaison pour le montrer au surveillant. Une fois hors de la cohue d’élèves, Édouard m’explique que, tous les midis, leur groupe se retrouve à l’extérieur du bâtiment avant de retourner en cours.
— La bouffe est infecte là-bas ! peste Ludo. Enfin, tu dois le savoir ! C’est pareil partout.
— En fait, pas vraiment, avoué-je. Je préférais passer une journée sans avaler la moindre miette plutôt que de mettre les pieds dans cette salle.
Ils m’adressent des regards interloqués, je pince les lèvres en rivant mon regard sur nos chaussures.
— J’étais un solitaire, lâché-je pour simple justification.
Je les sens m’observer un long moment avant qu’ils ne se décident à répliquer.
Ludovic me confirme qu’il sait ce que c’est. Jusqu’à son arrivée à Cahors, en seconde, il était habitué à partager sa table avec des inconnus ou nourrir sa solitude en dehors de l’établissement. C’est sa rencontre avec Édouard qui a changé la donne. Ils étaient dans la même classe, mais ne s’étaient pas adressé la parole de la matinée. Jusqu’à ce qu’ils se croisent dans un supermarché et entament leur rituel du midi. Ce n’est que vers le milieu d’année qu’ils se sont liés aux autres et les ont embarqués loin du réfectoire.
À quelques minutes du lycée se trouve une piste cyclable bordée de verdure qui longe la rivière. C’est là-bas que nous nous rendons. Édouard me met en garde au sujet de ses potes et Ludovic insiste sur sa copine.
— Elle est chiante, affirme-t-il. Une vraie plaie. Elle va te poser des questions, toutes plus indiscrètes les unes que les autres. C’est infernal. Tu peux y répondre si tu veux, mais reste vague. Ne donne jamais trop d’informations. Tu risquerais d’alimenter ton interrogatoire ou de lui fournir trop de détails à retourner contre toi.
Ces derniers mots me font frissonner, je lui demande d’approfondir. Son visage se ferme davantage. J’ai l’impression qu’une lueur de dégoût étincelle dans son regard.
— Elle n’est pas fiable. Ce n’est pas le genre de personne à qui tu vas confier un détail intime sur toi, même s’il te paraît anodin. Elle trouvera toujours un moyen d’en faire ta faiblesse. Elle est mauvaise. Méfie-toi d’elle.
Dérouté par ses propos au sujet de sa propre petite amie, je fronce les sourcils et jette un coup d’œil à Édouard, qui garde la tête baissée.
— Et de son frère, marmonne-t-il.
— Vous faites flipper, les gars !
Eddie me lance un sourire contrit. J’essaie de déceler une preuve qu’ils sont en train de me mener en bateau, mais je frémis en saisissant leur sincérité.
— Pourquoi êtes-vous potes avec eux s’ils sont si… dangereux que ça ?
— Fais attention à toi quand tu es avec eux, c’est tout ce que je peux te conseiller. OK ? se contente de répéter Ludo.
Ses deux billes noisette me sondent pour donner davantage d’importance à sa prévention. Je suis sceptique, toutefois, je décide de le prendre au sérieux.
— OK.
Après nous être arrêtés dans un petit commerce pour acheter notre pique-nique, nous arrivons au lieu de rendez-vous ; trois inconnus accompagnent les jumeaux. Dès qu’ils nous aperçoivent, ils nous pressent de nous greffer au cercle. Mon genou claque contre celui d’Édouard quand nous nous asseyons côte à côte et Ludovic ignore la place que lui présente sa copine pour s’installer entre Dimitri et moi. Un brun au visage rond et aux yeux d’un vert terne me tend la main. Je me penche pour la lui serrer.
— Robin, se présente-t-il. Je suis en terminale STMG dans un lycée voisin. Gabin est avec moi, ajoute-t-il en désignant son camarade, assis à sa droite.
Je me tourne vers le concerné et le salue à son tour en le détaillant. Il paraît effacé du reste du groupe, un sourire timide sur les lèvres et le visage fermé. Il est mince, presque maigre, ses cheveux châtains sont en désordre et ses iris gris brillent d’un puissant chagrin. Il est mignon, mais il donne une impression de fragilité insoutenable. Cette dernière me force à détourner le regard. Je me demande aussitôt ce qui a bien pu se passer pour qu’il soit ainsi.
Peut-être y a-t-il un rapport avec la mise en garde des garçons au sujet des jumeaux ? C’est une question que je poserai plus tard à Édouard.
— Ils ont pas été pris dans le cursus général, ces boloss ! ricane Dimitri.
— Ta gueule, Cazalis ! rétorque Robin. Au moins, je sais ce que je veux faire, moi.
— Oh, ne t’inquiète pas, mon bichon, je ne suis pas paumé ! Clarisse et moi allons suivre la voie toute tracée de nos parents. J’aurai les poches pleines de fric et un avenir de malade !
— Tu parles ! Ta sœur y arrivera haut la main, mais toi…
— Quoi, moi ? le défie Dimitri.
— Essaie déjà d’avoir ton bac et on verra si tu tiens le coup ensuite.
J’arque un sourcil, surpris que, malgré son hésitation, Robin mise sur une franchise blessante. Je réprime mon envie de me tourner vers Ludovic pour lui faire part de mon trouble et attends la riposte de Dimitri.
— Si je veux être avocat, je le deviendrai, déclare-t-il d’une voix calme et d’un air assuré.
Sa certitude me décontenance. J’ouvre la bouche pour lui rappeler que les études de droit n’ont rien de facile, sauf que le coude d’Édouard me heurte le bras et la main de son meilleur ami s’abat sur mon genou, attirant l’attention sur nous.
— Maintenant, il ne te reste plus que Mélanie à rencontrer ! me lance Ludo en m’indiquant la grande blonde assise à côté d’Eddie.
Mon corps se raidit dès que je discerne leur proximité, ma poitrine en prend un coup. Interloqué, je contemple le visage de la jeune fille. Sa beauté est indéniable. Son regard, empli de bienveillance, étincelle. Ses cheveux sont détachés et reposent sur son épaule gauche. Ses yeux, d’un bleu foncé sublime, me détaillent avec douceur et sa peau rose resplendit au soleil. Je dois me faire violence pour ne serait-ce que hocher la tête à son attention. Elle m’imite et m’explique qu’au contraire des deux autres, elle est bel et bien scolarisée dans notre établissement. Je grince des dents quand elle m’apprend qu’elle partage plusieurs cours avec Ludovic et Édouard.
Cette fois, les questions qu’ils me posent se fixent sur mes projets, mes passions et le métier que je souhaiterais faire plus tard. Je n’ai pas besoin de suivre les conseils de Ludo pour rester vague, puisque mon avenir est encore flou à mes propres yeux, mais j’évoque la musique et la littérature.
Clarisse et Dimitri confirment qu’ils aspirent à la succession de leurs parents dans leur cabinet d’avocats. Gabin s’efforce de prendre la parole. À l’obtention de son diplôme, il envisage une orientation vers le commerce. Robin se contente de hausser les épaules. Mélanie a pour but d’être médecin. Ce n’est que lorsqu’Édouard et Ludovic me disent qu’ils veulent devenir character designer et game designer que je comprends pourquoi ils s’entendent si bien. Ils ont des idées professionnelles accordées et brûlent d’impatience d’en apprendre davantage. Silencieusement, je prie pour qu’ils parviennent à se lancer tous les deux dans cette aventure.
La reprise des cours a déjà sonné lorsque nous passons le portail du lycée. Le surveillant nous presse de rejoindre nos classes sans manquer d’élever la voix pour nous faire comprendre que c’est inacceptable. Mon retard me met mal à l’aise, d’autant plus que je peine à trouver mon chemin jusqu’à ma salle. Malgré mon refus, Édouard m’accompagne. Une fois que nous nous sommes séparés des autres, je me rends compte que je suis soulagé d’être seul avec lui quelques minutes.
Nous nous engageons dans un couloir vide, nos épaules se frôlent. Mes muscles se figent alors que nos mains s’effleurent. Mon souffle se coupe quelques secondes et je le remercie d’être à mes côtés.
— C’est normal, affirme-t-il. Je ne vais pas t’abandonner.
Je tourne la tête vers lui et croise son regard. Mon rythme cardiaque s’enraye avant de se stabiliser et nous échangeons un sourire dont la signification m’échappe.
— Tes potes sont plutôt sympas.
Il grimace et se concentre sur un point au fond du couloir. Par automatisme, je l’imite et constate que nous arrivons devant ma salle. Sa voix est basse lorsqu’il me répond :
— Ne te laisse pas avoir, Tommy. Ludo a raison, tu dois rester sur tes gardes.
— Pourquoi ? Je ne comprends pas.
Je m’arrête et il en fait autant, nous tenant encore éloignés de la porte. Nous nous jaugeons une poignée de secondes, puis il soupire et passe un doigt nerveux sur l’arête de son nez.
— Les Cazalis sont des personnes très influentes par ici et les jumeaux abusent parfois de leur pouvoir, chuchote-t-il.
Les lèvres toujours entrouvertes, ses yeux plongés dans les miens, il semble vouloir tout me déballer, mais il déglutit et secoue la tête avant de couper court à notre conversation :
— On en discutera plus tard.
Je n’ai pas le temps de protester qu’il plante un bisou sur ma tempe, franchit les derniers mètres et signale notre présence. La voix d’une femme retentit derrière la cloison, nous entrons.
— Bonjour, madame Galibier. Désolé du dérangement, Thomas s’est perdu dans les couloirs et m’a demandé de l’aider. Je vous prie de l’excuser pour son retard.
Je tente de masquer mon étonnement face au léger mensonge qu’il débite et m’avance vers la prof de philosophie. Elle nous examine tous les deux, puis acquiesce en demandant à Édouard son carnet de liaison. Elle y écrit un mot à l’attention de son collègue – un certain monsieur Viguier – pour qu’il ne le sanctionne pas. J’échange un dernier regard avec mon ami et m’en vais m’installer à une place du fond, similaire à celle de ce matin.
Mes yeux se portent sur la rouquine, installée de l’autre côté de la classe. Elle est la seule à ne pas m’avoir adressé un brin d’attention. Je remarque les écouteurs vissés dans ses oreilles et devine qu’elle ne perçoit même pas les bruits qui l’entourent. Elle se fiche pas mal du reste, trop obnubilée par son feutre et le carnet ouvert devant elle.
Je passe l’après-midi à l’observer en toute discrétion, fasciné par son je-m’en-foutisme colossal. Aucun adulte n’intervient et elle part à la fin du cours, sans avoir noté le moindre mot.
À la sortie, je surprends Édouard dans les bras de Mélanie. Dès qu’il m’aperçoit, il se dégage de l’étreinte de la jeune fille, les joues rouges, et embrasse sa joue pour lui dire au revoir.
Ludovic passe une main dans les cheveux d’Eddie d’un air taquin et lui rappelle qu’ils commencent à huit heures demain. Clarisse et Dimitri me saluent de loin, je rejoins Édouard et attrape l’un des casques. Je bataille avec l’attache, puis resserre les bretelles de mon sac tandis que mon camarade fuit mon regard. Perplexe, j’essaie de chasser le nœud dans ma gorge et le taquine :
— Tu ne m’avais pas dit qu’il se passait quelque chose entre Mélanie et toi. C’est sérieux ?
Il me jette un coup d’œil en biais, mes muscles se tendent un à un.
— C’est juste une amie.
Sur ce, je comprends que la discussion est déjà close et grimpe derrière lui. Je m’accroche à sa taille, il démarre en trombe pour nous ramener chez les Lambert.
Chapitre 4
Édouard
Regarde les étoiles
5 SEPTEMBRE 2020
Je me souviens encore de la première fois où nous avons dormi ensemble.
Comme à notre habitude, nous avions veillé tard. Sauf que cette nuit-là, Thomas n’a pas quitté ma chambre. Je l’ai prié de rester pour que nous puissions continuer à parler jusqu’à ce que le sommeil nous gagne. Il m’a appris que pour rejoindre les bras de Morphée, il lui était nécessaire de lancer une playlist de musiques instrumentales. Alors je lui ai demandé de ne pas mettre ses écouteurs pour en profiter avec lui. Depuis, mes cauchemars diminuent et l’agitation de mon esprit s’amenuise.
Notre rencontre a provoqué quelque chose en moi que je ne saurais définir. Sa présence m’obnubile. Il me captive au point où j’en ai le souffle coupé dès que mes yeux se posent sur lui. Chaque minute passée en sa compagnie me donne l’impression d’être en apnée.
J’ai préféré décliner la proposition de soirée offerte par Mélanie, prétextant un repas familial, pour me retrouver seul avec Thomas. Ludovic a compris que mon excuse était bidon, mais il n’a rien dit devant les autres pour me préserver des remarques diaboliques des jumeaux Cazalis. J’ai ri en découvrant son message à la sortie du lycée, où il me traitait d’égoïste. Pour le coup, je n’ai pas pu rétorquer, puisque son accusation était véridique.
Mes doigts se perdent dans la tignasse sombre de Tommy et mon regard contemple son profil. Malgré la pénombre, je distingue sa peau basanée et l’effleure du bout du pouce. Les yeux fermés, les traits détendus, il est endormi. Depuis quelques minutes déjà, son corps s’est relâché. Il a la tête appuyée sur ma cuisse et est allongé sur la couverture que nous avons étendue sur l’herbe. Sa main est posée sur mon genou. Par moments, ses doigts se mettent en mouvement. D’une pression presque imperceptible, il enfonce des touches inexistantes.
Au fur et à mesure, mon sourire se déploie. Je l’imagine assis devant un piano. Durant l’été, il m’a confié qu’il en jouait, mais il a arrêté avant l’arrivée de Stéphanie à Nice. Je n’ai pas osé l’interroger, devinant que cela n’aurait mené à rien, si ce n’est à le braquer.
Je nourris l’espoir qu’un jour, il renoue avec l’instrument. La musique n’est pas sortie de sa vie ; son casque, en permanence juché sur son crâne, en est la preuve. Peut-être qu’il y reviendra petit à petit. Son corps est toujours habité par les notes et les sons du clavier. Il ne s’en rend même pas compte. C’est amusant à voir.
Mon pouce suit la ligne de sa mâchoire anguleuse et se fige sous sa lippe fendillée sur le côté gauche. En deux mois, j’ai eu le temps de décortiquer ses moindres traits, à tel point que je peux les deviner dans la pénombre. De légères cicatrices apparaissent sur son menton ainsi que sous son œil droit. Une petite bosse, presque imperceptible, surmonte son nez en trompette. Quand je l’ai questionné à ce sujet, il m’a expliqué qu’il était tombé de vélo en voulant jouer au malin pour impressionner ses parents, sauf que son visage s’est retrouvé contre le goudron.
Je soupire en me détachant du mieux possible de mon observation pour reporter mon attention sur le ciel étoilé. Aussitôt, je me pétrifie. Ma poitrine s’affaisse sur mes poumons. D’un geste machinal, j’effleure l’intérieur de mon bras gauche et pince les lèvres pour retenir une quelconque émotion trop virulente. Je reste immobile, les doigts posés sur ma peau rafraîchie. Mes yeux tracent les lignes invisibles des constellations que je peux apercevoir, un sourire triste se modèle sur ma bouche.
Un gémissement plaintif me parvient alors et mon esprit vagabond s’esquive des astres pour s’orienter vers mon camarade. Une grimace déforme sa figure, je fronce les sourcils un quart de seconde avant de capter que la musique s’est éteinte. Même en étant déjà plongé dans le sommeil, Thomas n’est jamais apaisé s’il ne perçoit pas ces quelques notes. Il n’a pas fait long feu ce soir. Lui qui pourtant me donne de la concurrence lors de mes insomnies, il s’est très vite laissé porter vers l’inconscience.
Il faut dire que cette semaine a été éprouvante. La reprise des cours s’est révélée intense. Pour nous faire comprendre l’enjeu de cette ultime année scolaire, les profs nous ont submergés de devoirs et nos têtes sont d’ores et déjà pleines de leçons aussi enrichissantes que barbantes. À la surprise de mes parents, j’ai effectué la liste de mes tâches dès mon arrivée à la maison pour profiter de mon week-end avec Tommy.
— Ce petit a une très bonne influence sur toi, a déclaré mon père, l’air fier.
J’ai levé les yeux au ciel en quittant la table après le dîner pour retrouver mon ami dans mon jardin. Assis l’un à côté de l’autre, nous avons observé le coucher du soleil et bavardé de tout et de rien. Certes, nous nous voyions quotidiennement, mais nous avons toujours quelque chose à nous raconter, même si nos silences nous suffisent.
Au bout d’un instant, j’enveloppe l’une des joues de Thomas pour le réveiller en douceur. Ses cils papillonnent avec difficulté et je me penche au-dessus de lui pour le prier de se lever dans un murmure. Il hoche la tête, le regard embrumé par la fatigue. Je l’aide à se mettre sur pied, tire la couverture derrière nous et nous gagnons ma chambre tant bien que mal.
Une fois la porte fermée, j’ai tout juste le temps de lui rappeler de retirer ses chaussures qu’il s’affaisse sur mon lit. Son épuisement m’attendrit autant qu’il m’amuse, je me presse de glisser Tommy sous les draps en veillant à ce qu’il n’ait pas trop chaud. J’éteins la lumière en embrassant son front et le contourne pour m’allonger à ses côtés. Mon téléphone repose sur ma table de nuit, mes baffles nous bercent de piano et de violon.
***
J’ouvre les yeux une vingtaine de minutes avant lui et en profite pour le contempler une nouvelle fois. Les rayons du soleil se posent sur son visage. Des mèches noires lui tombent sur les joues, je réprime mon envie de les chasser pour contenir mes pulsions incompréhensibles. Les bras croisés sous mon oreiller, je repère les signes de sa phase d’émergence et croise, à plusieurs reprises, un regard voilé avant que le bleu verdoyant de ces billes s’éclaircisse. Nous restons un long moment à nous détailler, jusqu’à ce qu’il me salue de sa voix rauque matinale :
— Hey ! Bien dormi ?
— Super, affirme-t-il. Et toi ?
J’ai la gorge trop nouée pour prononcer le moindre mot. Je me contente donc d’acquiescer et m’apprête à lui avouer que je le trouve beau. Mon cœur ralentit face à ma stupidité. Au lieu de commettre une erreur irréparable, je lève le bras et porte ma main à sa tempe pour en dégager les cheveux qui lui tombent sur le front et obstruent mon observation. Mes doigts glissent sur sa peau comme s’ils voyageaient sur un portrait couché sur une toile. Je l’explore de mes prunelles ainsi que de mon index, qui s’immobilise sous sa lèvre inférieure.
Mon souffle se coupe, ses pupilles deviennent intenses. Notre silence est toujours bercé par la musique instrumentale. Aussi puissante que douce, je la sens me pénétrer le corps pour accentuer la pression de ma poigne sur sa mâchoire. La bouche de Thomas s’entrouvre. Mon envie de combler la distance se fait de plus en plus urgente. Je tente de résister.
Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi j’agis si bizarrement avec lui ?
Mon comportement m’effraie, je ne me comprends pas. Je ne peux pas me laisser aller. J’aurais l’air con de céder à ces foutues pulsions. Parce que ce ne sont que des pulsions, pas vrai ?
Ma poitrine me brûle.
Qu’est-ce qu’il me prend ?
Tant de questions sont soulevées et elles m’abrutissent. Cela fait plus de deux mois maintenant que nous nous côtoyons et un constat déroutant se révèle : je suis incapable de me passer de lui. Ce que j’éprouve à son égard va au-delà du lien qui m’unit à Ludovic, j’en suis certain. Toutefois, je ne suis pas foutu de mettre des mots dessus. La seule chose que je parviens à déterminer, c’est que cette relation m’intrigue autant qu’elle m’effraie. Malgré mon envie de l’avoir près de moi, je sais que je dois m’éloigner pour m’épargner ces doutes persistants.
— Tommy… murmuré-je.
— Hum ?
Est-ce que tu les perçois, toi aussi ? Ces choses étranges qui grouillent dans ton ventre…
— Je…
Des coups retentissent contre la porte de ma chambre et un violent sursaut me saisit. Thomas se redresse brusquement, j’ai tout juste le temps de m’écarter pour éviter une collision entre nos deux crânes. Au même moment, la voix de ma mère s’élève de l’autre côté de la cloison et je cesse de respirer.
— Les garçons ! nous appelle-t-elle. Vous êtes debout ? Le petit déjeuner est prêt.
Le cœur battant la chamade, je tente de remettre de l’ordre dans mes pensées avant de répondre :
— On arrive, m’man !
— Super ! s’enthousiasme-t-elle. Dépêchez-vous ! Ton goinfre de père va dévorer tous les croissants.
Son rire me parvient, puis les craquements du bois de l’escalier en colimaçon résonnent lorsqu’elle se décide à rejoindre son mari dans la salle à manger. Mes muscles sont toujours contractés tandis que mon regard retrouve celui de Thomas.
Tout comme moi, il retient sa respiration, ses yeux me décortiquent avec minutie. Nous restons ainsi quelques longues secondes, jusqu’à ce qu’il s’assoie au bord du lit et enfile ses chaussons. Ma mère insiste pour que nous en portions tous à l’intérieur de la maison ; elle a horreur de nous voir marcher pieds nus sur son parquet adoré. Je soupire et me décide à me lever pour sauter dans un bas de jogging et glisser un débardeur au-dessus de ma tête.
Je surprends le regard de Tommy. Il détaille mon ventre et je marque un temps d’arrêt, les doigts crispés autour du tissu. Je déglutis à l’instant où je comprends que son analyse me plaît.
— Je peux te poser une question ? s’enquiert-il soudain.
Pris de court, je fronce les sourcils et acquiesce, sans grande conviction.
— Pourquoi Céline semble si enjouée chaque fois que tu les rejoins pour un repas ?
Mon corps se fige à ces mots. Je le dévisage, abasourdi, et n’ai aucun mal à imaginer mon teint livide, ma bouche entrouverte. La stupéfaction me paralyse, l’angoisse me saisit les tripes.
Qu’est-ce qui le pousse à se questionner sur un fait du quotidien aussi anodin ? Est-ce si évident que la joie excessive de ma génitrice cache quelque chose ?
J’ignore s’il est à ce point doué pour lire entre les lignes, mais il est inconcevable qu’il réussisse à en assimiler davantage. Je me détourne et enfonce mes poings dans les poches de mon pantalon pour m’empêcher d’exposer mes tics nerveux. La respiration toujours faible, j’exécute un haussement d’épaules et adopte un air nonchalant pour répondre :
— J’ai pris l’habitude de manger seul, sauf lors des dîners avec ta tante et ton oncle.
Je traverse ma chambre – dont les murs sont recouverts de croquis – pour rejoindre Thomas devant la porte. Un instant, j’ose affronter ses iris incroyables. Il me détaille avec une attention déroutante et je m’empresse de sortir, coupant court à la discussion.