À ceux que l’on est terrifié à l’idée de perdre.
« C’est pour le survivant une obligation filiale de garder pendant quelque temps la tristesse du deuil ; mais persévérer dans une affliction obstinée, c’est le fait d’un entêtement impie ; c’est une douleur indigne d’un homme. »
Shakespeare – Hamlet
Première partie – Le puits
Chapitre 1
J’ai toujours connu Raphaël. D’ailleurs, je serais bien incapable de décrire notre première rencontre. Je devais avoir six ou sept mois, et lui quelques jours. Pour moi, il n’a jamais été le fils des voisins, voire le garçon d’à côté. Il était l’une des constantes de ma vie, comme l’était ma mère, ou mon père avant qu’il se tire avec une pouffiasse trop jeune d’au moins vingt ans. Mais Michel avait toujours été un lâche. Se barrer quand les choses commençaient à sentir le roussi, c’était sa spécialité.
C’était dans ces moments-là que j’avais pris l’habitude de sauter la clôture pour passer dans le jardin d’à côté et toquer à la fenêtre de Raf. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, il m’ouvrait pour que je puisse me faufiler dans sa chambre. Je finissais généralement roulé en boule tout contre lui, à partager un coin de sa peluche Chewbacca. Je n’ai même jamais eu de doudou à moi. J’avais la moitié du sien. Je l’avais lui. Ça me suffisait.
La première fois que j’ai disparu comme ça, ma mère a paniqué comme une dingue. Bien entendu, elle n’a pas appelé les flics. C’était elle, les flics. Enfin, Madame le Commissaire Sylvie Marchay. Une sacrée bonne femme que cette mère qui ne portait pas le même nom que moi. Et c’est un sacré savon qu’elle nous a passé quand on est descendus de la chambre de Raf, les yeux encore tout collants de sommeil. Ses vociférations nous avaient réveillés quand elle était venue demander à madame Thibaut si elle ne m’avait pas vu. Je me suis mangé une bonne mandale dont je me souviens encore parfois. Puis, elle m’a serré dans ses bras en m’interdisant de lui refaire une peur pareille.
Je crois que je n’ai jamais très bien écouté ce qu’on me disait. Mais, au moins, les fois suivantes, elle savait où venir me chercher. Heureusement, parce que Raf et moi, on était inséparables. Indécollables.
Même école, mêmes loisirs, mêmes copains. On était assis côte à côte en classe. On ne se quittait pas à la récré. Quand un grand venait nous chercher des poux dans la tête, on lui cassait la gueule ensemble. Ou bien on se faisait étaler… Toujours tous les deux. Tous les jours, on allait ensemble à l’école, côte à côte, matin et soir, et on trouvait encore le moyen de se raconter des trucs. Des histoires de mômes : les pogs, la dernière partie de foot, comment on allait s’occuper le mercredi aprèm s’il pleuvait…
Nos parents n’ont jamais essayé de nous séparer, et c’était tant mieux. Ma mère avait caressé l’idée de déménager quand elle avait divorcé d’avec mon père, qu’elle avait repris le nom de Marchay et que j’avais gardé celui de Chirot.
Après trois jours enfermé dans ma chambre, refusant toute nourriture ou de décrocher le moindre mot, elle avait envoyé Raf en reconnaissance pour me dire qu’on n’aborderait plus jamais la question. Je devais avoir sept ou huit ans. Quand j’y pense, c’était une belle connerie…
Parce que si je n’avais pas piqué ma crise ce jour-là, rien ne serait arrivé. Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis cet épisode et, pourtant, je serais incapable de dire si j’ai pris la bonne décision. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’aurait été ma vie sans lui. Pourtant, je crois bien que je me serais amputé de la meilleure moitié de moi-même.
Comment j’aurais réussi à finir mes phrases s’il n’avait pas été là pour les compléter ? Comment j’aurais cassé la gueule de Jimmy Lebrun si Raf ne l’avait pas foutu à terre quand il nous a traités de pédales, la première fois ? Avec qui je me serais caché derrière le garage, bien des années plus tard, pour qu’on s’entraîne à se rouler des pelles ?
J’aimerais pouvoir repenser à toutes ces choses avec une ironie mordante, avec le cynisme qui colore désormais mon regard d’un filtre en deux teintes. Mais je n’y arrive jamais très longtemps. Je pense que si je devais poser un regard d’adulte sur ces souvenirs, je n’aurais plus qu’à me tirer une balle. Parce que Raf est la seule chose qui me reste et qui n’ait pas été souillée par le mec que je suis devenu.
Quand je le revois, il est toujours petit, presque fluet, et pourtant si mignon avec ses joues un peu rondes et ses cheveux blonds qui partaient dans tous les sens. En revanche, ce dont je ne me souviens pas, c’est de la première fois où j’ai commencé à le voir autrement que comme un petit frère, autrement que comme mon meilleur copain. Peut-être ce jour-là quand Jimmy, encore lui, lui avait baissé son short de sport devant toutes les filles de la classe.
On venait de rentrer en sixième, je crois, et ce petit caïd se prenait pour le roi du monde avec ses fringues de marque et son BMX attaché sous l’abri à vélos du collège. Il avait dû penser que la petite taille de Raf ferait de lui le souffre-douleur idéal. Grossière erreur. Raf avait regardé le short qui pendouillait lamentablement autour de ses chevilles pendant quelques secondes avant de l’envoyer voler d’un coup de pied. Puis il s’était trimbalé le cul à l’air devant toutes les nanas en arborant un air bravache, proposant aux plus mignonnes de tâter si elles le voulaient. Enfin au moins jusqu’à ce que le prof l’emmène dans le bureau du directeur en le tenant par l’oreille. Cette fois-là, il a été viré trois jours, soi-disant pour lui apprendre la pudeur.
C’était des conneries. C’était injuste. Plus tard, j’ai compris que je venais d’apprendre ma première vraie leçon. Rien n’est juste. Ça ne l’est jamais, et ça n’a aucune chance de le devenir. C’est la nature humaine, ou l’ordre des choses si on veut sortir les grands mots.
À ce moment-là, je ne le savais pas et j’avais encore un peu d’espoir de voir les choses changer. Alors je suis allé casser la gueule de Jimmy. Histoire de rétablir l’équilibre. Ce fut à mon tour d’être collé tous les mercredis du mois suivant parce que j’avais commencé la bagarre. Ça m’a également servi de leçon. Par la suite, j’ai continué à défendre Raf, mais je suis devenu nettement plus sournois dans ma manière de procéder : ne jamais attaquer de front, ne jamais porter le premier coup.
Ce dont je me souviens surtout, c’est d’être arrivé chez Raf ce soir-là et de l’avoir trouvé à sangloter dans sa chambre. Pas des larmes de tristesse. Il s’en était toujours cogné des punitions. Non, c’était de gros sanglots de rage, de ceux qui vous suffoquent et vous révoltent, de ceux qu’on voudrait pouvoir étouffer pour ne pas s’humilier davantage. Sauf que quand on essaye, la colère monte, monte, monte, encore et encore.
Il a essayé de me les cacher en se tournant vers le mur quand je suis rentré dans sa chambre, mais il les a oubliés en découvrant mon œil au beurre noir. Après un reniflement parfaitement répugnant, il s’est essuyé le nez du revers de sa manche.
— Il t’est arrivé quoi ?
Je suis allé m’asseoir à côté de lui en essayant d’ignorer ses yeux rouges et son visage congestionné. C’était facile, parce que tout ce que je pouvais voir c’était son corps de gamin encore frêle trembler de fureur. Il avait tenu bon, il leur avait rabattu le caquet et tourné la situation à son avantage. Puis il avait attendu d’être rentré chez lui pour craquer.
Sur le moment, je l’ai trouvé vachement digne même si je ne savais pas encore vraiment ce que ça voulait dire. Et sa bravade m’avait envoyé de drôles de frissons dans le bide, des petites bulles que je ne comprenais pas.
Je me suis posé à côté de lui sur le parquet, mon épaule collée à la sienne.
— Je me suis assis sur la tronche de Jimmy dans la salle de musique. Mais il m’a claqué le beignet contre le radiateur pour se dégager.
Raf m’a regardé avec de grands yeux étonnés, et un peu reconnaissants aussi. Ce qui était totalement inapproprié. On était des hommes, bordel ! Plus des gamins !
Puis il a simplement poussé mon épaule de la sienne en prenant un air rieur.
— J’espère au moins que tu lui as pété au nez ?
J’ai feint de réfléchir, mais juste le temps de me reprendre, parce que je venais de ressentir cette brusque pulsion. J’avais failli me pencher vers lui pour… Pour je ne savais pas quoi, en fait. Alors j’ai préféré plaisanter, pour le distraire, et moi avec.
— Nan. Mais la prochaine fois que je lui casse la gueule, je prendrai des fayots à la cantine en prévision.
Raf a ri avant de renifler de nouveau, encore plus bruyamment.
Ce jour-là, j’ai compris que j’étais très probablement dans la merde. Ce qui ne s’est pas arrangé quand les filles ont commencé à lui tourner autour. Après tout, il n’y avait pas de raisons pour qu’elles le voient différemment de moi. Un beau petit blond aux yeux marron doux, avec ses airs de mauvais garçon et son bandana rouge autour du cou. Elles étaient de plus en plus nombreuses à se pendre à ses basques et lui les avait toutes dans la poche avec son attitude décontractée et ses répliques assassines.
Moi, ça me gonflait. Je voyais mon pote m’échapper. Enfin, pas tant que ça si on y réfléchissait bien. Il rentrait toujours avec moi. Passait ses week-end à la maison, ou vice versa. On bossait nos foutus exos de math ensemble. Pourtant, à chaque seconde qu’il consacrait à ces dindes, à chaque parole, à chaque regard, j’avais l’impression qu’on me volait mon dû. Mais je préférais la boucler. Quelque chose me disait qu’il n’aurait pas apprécié. Et puis, s’il voulait se trouver une copine, c’était son droit le plus strict.
Ça devait être un peu pour ça que j’ai dit oui à Sandra Marie quand elle m’a donné sa lettre à la con. Un joli poème sur du beau papier rose qui puait un parfum à la mûre sauvage.
Et voilà que je recommence…
C’était plutôt mignon quand on y pense. Mais je n’ai pas envie de trouver ça mignon, surtout rétrospectivement. Je ne veux aucun souvenir qui ne soit pas Raf. Pourtant, je l’ai faite la connerie. Je lui ai dit oui à cette nana. Je serais bien incapable de la décrire aujourd’hui. Ça va sonner un peu misogyne, mais, pour moi, elles se ressemblaient toutes. Et c’est toujours le cas.
Ce qui ne m’a pas empêché de commencer à sortir avec elle. Une sorte de vengeance mal placée. Je n’avais même pas conscience d’être jaloux. Tout ce que je savais, c’était qu’il y avait ce foutu porc-épic qui se mettait à danser la lambada dans mes tripes à chaque fois que je voyais Raf parler à une de ces morues. Pour museler un peu de ma colère, le porc-épic me hurlait d’attraper Machinette par le col de son petit chemisier et de coller ma langue au fond de sa bouche, comme je l’avais vu dans les films. Devant Raf de préférence.
Comme j’ai toujours été un pauvre con, j’ai fini par le faire. Pour tout dire, ça n’était pas si terrible que ça. Je voudrais pouvoir dire qu’elle sentait l’oignon ou qu’elle avait le goût de ce qu’elle avait bouffé le midi, mais même pas. En vérité, je n’y ai pas fait attention. Je me souviens juste d’une sensation mouillée et maladroite. Et du porc-épic qui me disait que je me gourais tellement de cible que c’en était pitoyable.
J’avais relevé le nez pour découvrir Raf qui me regardait avec cette expression indéchiffrable que j’avais appris à détester. Merde, je le connaissais par cœur, non ? Depuis quand étais-je incapable de savoir ce qu’il pensait ?
Ce soir-là, on était dans sa chambre en train de jouer à la PlayStation quand il m’a pris complètement par surprise.
— Tu sais que t’embrasses comme une merde ?
J’en étais resté baba quelques secondes.
— Qu’est-ce que ça peut bien te foutre ? avais-je grommelé.
Il s’était contenté de hausser les épaules en me mettant une taule pour le troisième match d’affilée.
— Je dis ça… C’est toi qui vois si tu veux la garder, ta copine…
— Ha ouais, et tu y changerais quoi ?
Raf s’était alors tripoté le lobe de l’oreille droite entre le pouce et l’index, son seul et unique signe de nervosité. Je crois bien que j’étais le seul à savoir ça. Pourtant, c’était avec un air bravache qu’il m’avait lancé une autre pique.
— Je peux t’apprendre si tu veux…
Je crois que je l’ai regardé comme s’il venait de lui pousser une queue de lézard. Moi, embrasser mon meilleur copain ? C’était pas des trucs de tarlouzes, ça, comme disait toujours l’autre abruti de Jimmy ? Sauf que le porc-épic s’en est mêlé pour me rappeler que, dans le fond, je l’emmerdais Jimmy. Et que l’occasion ne se représenterait sans doute pas deux fois. Alors, j’ai croassé ma réponse, aussi brièvement que possible.
— OK.
Raf a eu un drôle de sourire et a lâché sa manette. On aurait pu mieux faire. Y a plus romantique que la musique de Tekken 3 pour un premier baiser. Pourtant, quand il s’est penché vers moi avec ses yeux bruns grands ouverts, je suis resté comme un con. Je ne pouvais plus rien voir d’autre, plus rien entendre que les battements de son cœur, plus rien sentir que l’odeur boisée de son gel douche.
Il a d’abord appuyé ses lèvres contre les miennes sans insister, juste un effleurement léger et délicat. Il n’a pas fermé les yeux. Moi non plus. On s’est regardés pendant qu’on se frôlait. À un moment, il a très légèrement écarté les lèvres pour souffler et j’ai remarqué qu’elles étaient un peu gercées, un peu piquantes. J’ai eu envie d’y passer ma langue pour les humidifier, mais quelque chose m’a retenu. Je l’ai fixé et j’ai senti l’air sortant de ses narines venir me chatouiller un peu la bouche.
J’ai appuyé un peu plus fort en gardant mes mains posées sur mes genoux, juste pour le tester, pour voir comment il allait réagir. Raf a aussi gardé ses mains pour lui, mais il a commencé à fermer les yeux. Ses paupières et ses longs cils clairs ont formé un rideau devant ses prunelles chaudes. Je l’ai imité quand mon estomac a décidé d’exécuter un triple salto arrière. C’était la même sensation que lorsqu’on se retrouve au sommet d’un manège. L’espace d’un petit instant, mon cœur est resté suspendu dans ma poitrine, ce petit moment qui vous fait paniquer en vous demandant s’il repartira jamais.
Et il est reparti. Pour mieux bondir à nouveau quand Raf a écarté doucement les lèvres. Sa langue a pointé très timidement. Il avait un petit goût de menthe, comme s’il venait de se brosser les dents, et je me suis demandé s’il n’avait pas prévu tout ça. Quand il a effleuré ma lèvre supérieure, j’ai dû prendre une grande respiration et ma bouche s’est ouverte d’elle-même. Il en a profité pour s’y introduire comme un voleur.
J’avais un peu envie de reprendre la main, de lui dire que c’était à lui de se laisser guider. Après tout, j’étais l’aîné, bordel ! Même si ça n’était que de quelques mois. J’avais pourtant trop la frousse que tout s’arrête pour esquisser le moindre mouvement. Alors, il m’a envahi, comme on entre en terrain conquis.
Sa langue n’était pas beaucoup moins mouillée que celle de Sandra. C’était à la fois la même impression un peu moite et complètement autre chose. Parce que c’était lui. Quand il a forcé le barrage de mes dents, je me suis laissé faire et sa petite langue curieuse est venue se frotter contre la mienne. Son menton désormais collé au mien était un peu râpeux. On avait grandi, son début de barbe était là pour me rappeler que c’était un garçon que j’embrassais.
Et puis, il a osé ce truc qui m’a paru dément à l’époque. Il a enroulé sa langue autour de la mienne et s’est mis à m’aspirer un peu, légèrement, juste pour me faire sentir qu’il était là. C’est là que j’ai commencé à penser à tout et n’importe quoi pour ne pas partir en vrille : le prochain DS d’histoire, la douchée que venait de se prendre l’OM face à Lille, les filles qui lui tournaient autour… Je ne sais pas comment j’ai fait, mais j’ai au moins réussi à ne pas le toucher.
Ce que je n’ai pas pu empêcher, c’est une de ces érections incontrôlables qu’on a à treize, quatorze ans. Avec le recul, j’ai eu de la chance de ne pas me lâcher direct dans mon caleçon tant il me rendait dingue avec la seule caresse de sa langue. Je sentais mon sexe durcir et j’avais envie de quelque chose, sans savoir de quoi. Tout ce que je pouvais dire, c’était qu’un truc était sur le point d’éclater en moi.
Puis, tout à coup, tout s’est arrêté. Il s’est reculé, un peu rouge, un peu haletant, et a repris sa manette en main d’un air dégagé.
— C’était pas si mal, m’a-t-il balancé.
Le petit con…
Moi, j’étais ravagé à l’intérieur, sur le point de m’enfuir dans la salle de bains pour pouvoir me toucher frénétiquement. Je ne l’ai pas fait. J’ai repris ma manette aussi et on a relancé une partie.
Un peu plus tard, après m’avoir rétamé encore une fois, il a poursuivi d’une voix plus calme.
— Mais je crois qu’il va falloir que tu pratiques encore…
Putain, ce qu’on a pratiqué ! Des mois durant, dès que l’occasion se présentait. Dès que j’allais chez lui ou qu’il venait chez moi. Parfois dans les couloirs déserts ou dans les buissons du bahut. Dès que l’envie nous en prenait. Je le voyais à son regard, et on finissait toujours dans un petit coin discret. On pourrait presque dire que j’ai passé l’année pendu à sa bouche. Ou l’inverse… Je ne saurais pas dire.
Toujours est-il qu’on ne s’est jamais arrêtés. Même quand j’ai laissé tomber Sandra. Enfin, il me semble que c’est plutôt elle qui m’a laissé tomber. Parce que je n’étais jamais là pour elle, je crois. Je ne sais plus, je n’écoutais pas vraiment ce qu’elle me disait. Tout ce que je savais, c’était que je mourais de trouille à l’idée de devoir me passer des « séances pratiques » de Raf. Mais, même lorsqu’il a su pour ma rupture, on n’en a jamais parlé et tout a continué comme avant.
Un jour, des années plus tard, j’ai eu le cran de lui reparler de cet après-midi dans sa chambre. Il m’a avoué que c’était aussi son premier baiser et qu’il en tremblait de trouille. J’étais content. Je me sentais un peu moins con. Et puis, j’avais été son premier.
Pour détourner son attention, je lui ai demandé comment il avait réussi à s’y prendre aussi bien. Il m’a avoué qu’il s’était entraîné avec ses stylos, mais que c’était bien meilleur avec moi. Son air boudeur m’avait dissuadé d’émettre le moindre commentaire.
J’aimais bien cette petite moue de môme gâté. Il avait la même, presque un an après ce premier baiser, alors qu’on regardait une daube à la télé, un samedi soir où nos parents étaient sortis au resto ensemble. Je voyais bien qu’il était distrait. Il ne piochait presque pas dans le paquet de bonbons que je lui tendais.
À un moment, il l’a même éjecté sans se soucier des Dragibus qui roulaient partout. Il s’est penché vers moi pour m’embrasser. C’était un peu différent de d’habitude. Non, en fait c’était à mille lieues de tous les baisers que nous avions pu échanger. Il était comme enragé, teigneux, un peu violent. Il a attaqué ma bouche comme un affamé et je le lui ai bien rendu. On s’est dévorés mutuellement jusqu’à devoir se séparer pour respirer.
— Wha, ça c’est de la pratique, ai-je réussi à bafouiller en souriant, un peu gêné.
Mais, au lieu de rire, l’expression de Raf est devenue orageuse. Il m’a jeté un coussin au visage avant de se lever.
— Je l’emmerde ta pratique, pauvre con ! Et toi avec…
Sur le moment, je n’ai rien compris à ce qui se passait. C’était comme de regarder un film et de tomber sur un twist qu’on n’avait pas du tout anticipé. J’en suis resté sur le cul un moment avant d’entendre la porte claquer. J’ai sursauté en entendant le bruit et je me suis relevé d’un bond pour me lancer à sa poursuite.
Quand j’ai cogné à son carreau, la lumière s’est éteinte dans sa chambre.
Hors de question que je me laisse décourager pour si peu !
J’ai contourné la maison pour attraper la clé sous le pot de fleurs. Comme si un verrou allait m’arrêter…
Je l’ai trouvé dans sa chambre en train de démolir un oreiller qui n’avait rien demandé. Alors je me suis approché tout doucement et j’ai fait le premier truc qui m’est passé par la tête : je me suis calé contre son dos et j’ai enroulé mes bras autour de lui. Il s’est débattu comme un beau diable jusqu’à ce que je lui chuchote à l’oreille que je ne voulais plus pratiquer avec lui. Raf est soudain devenu très rigide contre moi. Puis je l’ai retourné face à moi pour lui dire que je préférais passer aux choses sérieuses. Et je l’ai embrassé jusqu’à ce qu’il oublie que je n’étais qu’un sombre abruti.
Ce soir-là, on a à nouveau dormi dans le même lit, comme on n’avait plus osé s’y risquer depuis très longtemps.
Le lendemain matin, je me suis réveillé avec mon sexe en érection contre sa cuisse et sa tête posée sur mon torse. J’ai voulu me dégager. Mais il m’a retenu avant d’ouvrir les yeux. C’était la première fois que quelqu’un d’autre touchait mon sexe. Je sentais sa main qui tremblait contre le tissu et c’est ce qui m’a décidé à lui rendre la pareille.
On n’a pas duré très longtemps. C’était trop intense. Par contre, on a recommencé très vite. Ça aussi on a sacrément pratiqué. Comme des lapins en rut. L’avantage d’avoir seize ans, c’est qu’on peut remettre le couvert à peu près toutes les dix minutes. Et puis j’étais heureux. Cette première fois-là avait été pour lui. Toutes les suivantes le furent aussi.
Un jour, il a disparu sous les couvertures pour prendre mon sexe dans sa bouche. Je ne savais même pas qu’on pouvait ressentir ce qu’il m’a offert. Moi aussi j’ai fini par ramper sous la couette pour l’attirer entre mes lèvres. Au début, j’étais un peu dégoûté par la saveur de son sperme, mais, en même temps, j’aurais voulu le garder en moi à tout jamais.
Enfin, il y a eu l’autre première fois. La grande. Celle qui allait faire de nous des hommes… En tout cas, plus des puceaux. On avait longtemps hésité. Capotes ou pas capotes ? Qui va acheter le lubrifiant ? À la pharmacie ou au supermarché à l’autre bout de la ville ? Chez toi ou chez moi ? Lui ou moi au-dessus ?
Finalement, ça a été moi. Il ne se sentait pas très à l’aise dans le rôle de l’actif. Il avait besoin que je prenne soin de lui. J’en avais besoin aussi. Mais j’avais aussi foutrement les jetons. C’est pas facile d’être responsable du bien-être de quelqu’un. Alors on a attendu que je me documente. Essentiellement devant du porno, mais ça on s’instruisait ensemble. Bon, ça n’était sans doute pas la meilleure idée pour débuter, mais on a largement révisé les préliminaires au passage.
Le grand jour a fini par arriver. Pas de parents dans les pattes. Tout le matos à portée de main. Propres comme des sous neufs à la sortie de la douche. On a hésité à mettre des bougies et ce genre de trucs. Et puis on s’est dit que les mecs ne faisaient pas ça… Alors on s’est contentés de s’allonger sur son lit. Je crois que j’aurais pu le caresser et le sucer des heures durant, juste pour oublier ce qui allait se passer après. À tel point que c’est lui qui a fini par me supplier de le prendre.
J’ai retardé un peu plus le moment en le préparant soigneusement. Avec mes mains et ma bouche. Il a vite recommencé à gémir. Alors je me suis allongé sur lui. Il était ferme et tonique sous moi. Raf m’a demandé si je ne trouverais pas ça plus excitant s’il se mettait à quatre pattes. Ça l’était. Excitant. Mais je le voulais face à moi. Je voulais voir ses beaux yeux bruns.
Et voilà. J’avais dix-sept ans et je venais, pour la première fois, de faire l’amour avec le garçon qui avait été si longtemps mon meilleur ami avant de devenir mon petit copain.
Cette fois-là non plus, on n’a pas duré bien longtemps. Enfin, moi en tout cas. Mais je voulais avant tout que ce soit agréable pour lui. Alors j’y suis allé très doucement et je n’ai jamais cessé de le caresser. J’avais tout de même déjà joui en lui quand il a fini par rendre les armes en murmurant mon prénom.
— Cyril.
Je crois que j’aurais pu remettre le couvert rien qu’à entendre sa voix, brisée et suppliante. À la place, je me suis écarté et je suis allé chercher de quoi le nettoyer. Aucun de nous n’avait encore envisagé que l’amour puisse être aussi… collant. J’étais un peu gêné au moment d’essuyer le sperme qui maculait son ventre, ses cuisses et ses fesses. Lui aussi n’osait pas me regarder. Mais, passé ce petit moment d’embarras, on a éclaté de rire en même temps.
Ça a duré un bon moment. Un fou rire incontrôlable, inextinguible. La seule chose à même de balayer cette angoisse qui ne nous avait pas lâchés depuis des mois. Allait-on y arriver ? Est-ce que c’était vraiment si agréable que ça ? Est-ce que ça faisait mal ?
On n’a pas eu toutes les réponses ce jour-là. Qui les a ? On a décidé de continuer à les chercher ensemble.
Quand le rire s’est éteint, Raf a écarté la couverture de son lit et m’a invité à le rejoindre en dessous. J’aurais dû rentrer chez moi. C’était la solution la plus raisonnable, la chose à faire. Mais il arborait ce sourire bravache qui faisait pétiller ses yeux. Alors je me suis glissé sous les draps et on s’est serrés l’un contre l’autre.
Je ne me souviens pas de m’être endormi, mais je me rappelle parfaitement le réveil. C’est un cri étouffé qui nous a tirés du sommeil. Je me suis retourné dans le lit, tiède et encore englué dans le bien-être de la veille. Sur le pas de la porte, la mère de Raf nous fixait avec un air de merlan sorti hors de l’eau, une main posée sur sa bouche grande ouverte.
Elle a appelé son mari, Jean-Louis, à plusieurs reprises. Au début, c’était un peu étouffé, puis le cri a gagné en vigueur. Je ne garde pas un souvenir très clair de la suite des événements, si ce n’est quelques piaillements aigus et l’ordre de nous rhabiller pendant qu’ils téléphonaient chez moi.
Allez savoir pourquoi, c’était une des rares fois où ma mère n’était pas noyée au fond de sa drogue à elle : le boulot. Elle a pu accourir. On est restés plantés tous les cinq dans le salon des Thibaut. Raf et moi étions assis chacun sur une chaise de la table à manger pendant que nos parents se tournaient autour. Il y a eu des cris, des accusations, quelques poings abattus sur ladite table. Et nous, nous regardions ces adultes, amis depuis des années, se jeter reproches et critiques à la figure. C’était presque comme s’ils nous avaient oubliés, trop préoccupés à se maudire pour nous demander ce que nous en pensions.
Au début, on se sentait un peu coupables. Je crois qu’on a fini par se rappeler qu’on n’avait rien fait de mal. On avait dix-sept ans, presque dix-huit, on était raides amoureux. J’ai regardé Raf dans les yeux, il a haussé les épaules. Je l’ai imité avant de me lever et de l’inviter à me suivre, la main tendue.
Je me suis assis dans le canapé du salon et je l’ai attiré contre moi pour l’embrasser doucement. Au début, il était un peu hésitant, puis il a fini par me rendre mon baiser. Le silence s’est abattu sur la pièce. Quand on a rouvert les yeux, les adultes nous regardaient avec incrédulité. Je crois que ma mère n’avait pas encore tout à fait pris conscience de ce dont il était question. C’était désormais chose faite.
Nos trois parents se sont alors observés en silence un moment. Puis j’ai entendu ma mère soupirer avant qu’elle vienne s’accroupir en face de nous. On a eu le droit à la totale. La conversation, la grande, la vraie. Celle à base de : « vous êtes amoureux, c’est bien. » « Pourquoi vous n’en avez pas parlé ? » « Vous êtes bien sûrs de vous ? » « Ça ne sera pas facile. » « Vous ne pensez pas que vous mélangez tout ? Vous êtes amis depuis longtemps. » « Vous comptez le dire autour de vous ? »
Elle nous a même parlé de sexe alors que monsieur Thibaut quittait la pièce sans plus savoir où se mettre. Notre oubli volontaire de capote nous a d’ailleurs valu un sacré sermon ce jour-là.
Pour tout dire, on n’avait pas pensé à tout ça. On ne réfléchit pas à ce genre de choses quand on est obnubilé par l’idée de se tripoter mutuellement. Sur le moment, on n’a pas été très attentifs, mais on a vite compris qu’elle avait raison. Après tout, elle en avait vu d’autres, Madame la Commissaire. Elle devait avoir raison.
On a décidé qu’on ne voulait pas se cacher, alors on en a parlé à nos copains. Ça n’a pas été facile. Beaucoup n’ont pas compris. On va dire que ça a permis de trier. De garder les meilleurs. Pour les autres, on a recommencé à distribuer des paires de claques et à répondre aux moqueries. Au fond, je crois qu’on s’en foutait. On avait grandi ensemble, on avait appris à être forts ensemble.
Raf a terminé le lycée major de promo avec une mention « Très Bien » en poche pour son Bac S. Moi, je me traînais quelque part derrière, dans le gros du peloton. Je m’en secouais. Tout ce que je pouvais voir, c’était qu’on allait pouvoir continuer à être ensemble. Lui dans sa prépa de petits génies des maths et moi en STAPS[1] à la fac. C’était bien le STAPS. Je pouvais faire autant de sport que je le voulais et ça me laissait du temps pour glander.
Arrivés en ville, on a continué comme avant. Rien ne changeait vraiment. C’était toujours lui et moi contre le monde entier. Le monde était peut-être un peu moins hostile cependant. Les gens n’étaient pas trop cons à la fac et nos parents avaient fini par accepter. De toute façon, c’était le package complet ou rien. Raf et Cyril. Cyril et Raf.
Il était mon meilleur ami, mon frère, mon copain, le centre de mon univers. Qu’on baise ensemble n’y changeait rien. C’était une suite logique, surtout pas une conclusion. Juste quelque chose qui allait de soi. Je n’imaginais pas ma vie sans lui. C’était rigoureusement impossible parce que je n’aurais même pas été foutu de retrouver les clés de notre appart s’il ne m’avait pas dit où les chercher. Il était une extension de moi, mon autre face. Avec ses défauts, ses aspérités, ses torts. Mais comme ils étaient aussi les miens, ça n’avait pas d’importance. On avait toute la vie devant nous pour continuer à composer l’un avec l’autre.
Qu’est-ce qu’on peut être con à dix-sept ans…
[1] Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives
Chapitre 2
Première dent
Deux ans plus tard
C’était un beau week-end pour rentrer chez les parents. Raf allait avoir vingt ans dans quelques jours. On s’était dit qu’on pourrait en profiter pour organiser une grosse fête. Quand j’avais appelé ma mère, deux jours plus tôt, elle nous avait autorisés à squatter la maison en précisant qu’elle ne serait pas beaucoup là à cause du boulot. Tous les flics du commissariat étaient sur les dents depuis des semaines, elle y compris. Rien qui ne sorte de l’ordinaire en somme…
On n’avait pas tout suivi à l’affaire. Ça ne nous intéressait pas vraiment son histoire de groupuscule néonazi qui commençait à s’exciter dans la région. On savait seulement que ça avait l’air grave, car il y avait bien longtemps que je ne l’avais pas vue arborer un visage aussi préoccupé et enchaîner autant d’heures sup…
Même si, au final, ça ne changeait pas grand-chose pour nous. Nous étions habitués à composer sans elle, sans le fantôme de Madame la Commissaire trop occupée à pourfendre les vilains pour défendre la veuve et l’orphelin. Cette fois encore, on se passerait d’elle.
Comme prévu, elle nous laissa la maison tout le week-end, ce qui nous convenait parfaitement. Le vendredi soir, nous en profitâmes pour inviter les copains. On a fait un boucan de tous les diables ce soir-là. Une sacrée fiesta…
Ils étaient tous là pour Raf. Mon amant avait vingt ans, il était beau, pétillant, sociable. Si plein de vie. Il venait de réussir son concours et, à la rentrée, il intégrerait l’ESSEC[1]. Par la même occasion, nous fêtions également mon titre de champion de karaté au niveau départemental. Les arts martiaux, c’était ma seconde histoire d’amour. Je les avais découverts par hasard au lycée quand les choses s’étaient corsées pour Raf et moi, et que j’avais ressenti le besoin d’être capable de nous défendre. Ça avait été une révélation…
Le contact, cette retenue dans des coups qui auraient très bien pu tuer, ce respect si paradoxal et pourtant dû à l’adversaire, un cheminement aussi bien physique que spirituel censé vous mener à la victoire. À l’époque, j’ai compris que j’avais enfin trouvé ce qu’il me fallait pour juguler cette colère que je sentais parfois bouillonner en moi sans vraiment en discerner l’origine.
À dix-sept ans, j’étais prêt à mettre le monde à feu et à sang pour un simple regard de travers. À dix-neuf ans, j’avais appris à en imposer assez pour que ce soit les emmerdes qui se détournent de moi. J’aimais cette sensation, ce contrôle. Alors j’avais persévéré jusqu’à en arriver là. Et je ne comptais pas m’arrêter en si bon chemin… Si tout se passait comme prévu, j’aurais bientôt un poste de prof au SUAPS[2] de la fac tout en continuant la compétition.
Avec Raf, on était pressés d’arroser tout ça avec nos potes, une petite bande de joyeux fêtards rencontrés au fil des années et des parcours. On a bu, on a ri, on a grignoté un truc ou deux oubliés sur la table, on a pas mal fumé aussi.
Raf portait ma médaille autour du cou, avec sans doute plus de fierté que je n’en aurais témoigné. Il déconnait avec les uns et les autres et je le regardais faire le pitre, accoudé au bar, une bouteille de bière à la main.
À un moment, Sophie a sorti un truc, le faisant éclater de rire. Sûrement une blague de cul. Rien d’étonnant. C’était le genre de nana qui pouvait en remontrer aux mecs les plus graveleux. Raf adorait ça.
— Tu es mignon comme tout quand tu le regardes comme ça…
La voix attendrie me fit sursauter. À côté de moi, je découvris Marco que je n’avais pas senti approcher. Il me dédia un sourire entendu alors que je secouais la tête en maugréant que c’était n’importe quoi. Il n’insista pas, mais sa mine réjouie en disait assez long sur ce qu’il pensait.
— Vous allez faire comment une fois qu’il sera à Paris ? me demanda-t-il. Ça va pas être évident.
Je regardai Raf partir dans une de ces imitations dont il avait le secret avant de répondre. Tous les gens autour de lui riaient aux éclats.
— J’ai regardé et je vais aussi m’inscrire à la fac à Paris pour la rentrée.
Le sourire de Marco s’élargit.
— Je m’en doutais. Pas de Cyril sans Raf… Ça va être vide ici, sans vous deux.
Il avait l’air sincèrement chagriné de nous voir partir, et cela m’étonna. Marco était un bon copain, un mec rencontré deux ans plus tôt en cours de maths, mais je n’aurais jamais pensé que la perspective de notre départ puisse l’attrister. Je haussai les épaules avant de porter la bouteille de bière à mes lèvres pour en prendre une gorgée.
— Vous pourrez toujours venir nous voir. Paris, c’est pas si loin…
Son visage retrouva une expression chaleureuse à cette idée.
— C’est vrai…
Le reste de la soirée se déroula dans un brouillard de rires et de verres qui s’entrechoquent. Je me souviens que ma mère a appelé vers deux heures du matin pour nous dire qu’elle ne rentrerait finalement pas du tout. Je lui ai souhaité bon courage avant de retourner rejoindre les autres dans le séjour. Raf était en train d’y annoncer notre départ. Il y eut quelques protestations, mais surtout des félicitations.
Raf, lui, me souriait depuis le centre de la pièce, le centre de l’attention, là où était sa place. Je me contentais de le regarder depuis mon petit coin tranquille où les gens venaient me parler à tour de rôle. Bon Dieu, j’étais raide dingue de lui à cet instant-là !
Il était magnifique, vibrant, drôle, intense, et il était à moi. Parfois, je me demandais pourquoi… Raf était un être solaire autour duquel les gens gravitaient tels des électrons. Il aurait pu avoir tellement mieux que moi. Tellement mieux qu’un sportif pas si brillant et par trop taciturne.
Aurait-il été mien si nous n’avions pas été amis d’enfance avant d’être amants ? Cette question n’en finissait pas de me hanter alors que je le voyais s’ouvrir au monde. Dans ces moments-là, je me rembrunissais. Mais il finissait toujours par s’en apercevoir et venait me dérider avec quelques pitreries, ou pire, avec une de ces déclarations brutales et maladroites dont il avait le secret. Quand il me disait que j’étais le seul gros balèze ténébreux qui voudrait toujours d’une petite lopette comme lui, je n’étais plus capable ni de me renfrogner ni de douter. Ni de lui, ni de moi…
Le soir de ses vingt ans était un de ces jours où je ne pouvais m’empêcher de me demander ce que serait ma vie sans sa lumière et ses rires. Il s’en aperçut sans doute, car, lorsque tous les copains eurent quitté la maison, Raf m’entraîna dans ma chambre dont il ferma la porte.
Je me souviens d’avoir haussé un sourcil quand il a commencé à se déshabiller. Il m’a rendu mon regard avec espièglerie. Sa voix était basse et traînante au moment de s’adresser à moi.
— Retire tes vêtements. J’ai envie d’être en toi…
J’ai ouvert de grands yeux. C’était très rare qu’il me demande ça. Raf avait toujours préféré être passif. Il disait qu’il était trop égoïste pour être un bon actif, qu’il avait besoin que je prenne soin de lui, que je me consacre tout entier à son plaisir. Ça m’allait bien. J’aurais bien dévoué toute ma vie à ce rôle : le satisfaire.
Pourtant quand Raf avait décidé qu’il était d’humeur à prendre les rênes, il n’y avait pas de discussion possible. Pas que je rechignais à inverser les rôles, mais cette demande était si peu fréquente qu’elle me prenait toujours par surprise. Cependant, ce soir-là, j’étais plus que disposé à lui répondre. J’avais besoin, à mon tour, de le sentir en moi, de me rappeler que j’étais sien, tout comme il était mien.
Après s’être déshabillé, il m’a entraîné sur le lit et nous avons passé une partie de la nuit à faire l’amour. Parfois c’était doux, à d’autres moments plus violent. Mais toujours avec cette tendresse qui me nouait les entrailles. Quand il s’est enfoui en moi pour la seconde fois, j’ai senti son sperme couler le long de mes cuisses et je l’ai supplié de ne jamais s’arrêter. Il m’a pris avec plus de fougue, comme si lui aussi voulait marquer ma chair de l’intérieur pour être sûr que je ne l’oublie jamais.
On a recommencé encore deux fois de plus dans la nuit. Nous étions insatiables. Je me souviens l’avoir pénétré aussi. La sensation de son corps ferme et tonique se refermant sur mon sexe était un délice sans cesse redécouvert. Moi aussi, je l’ai marqué, déposant ma semence au plus profond de lui. Puis, nous nous sommes écroulés. Lessivés, épuisés, réduits à deux masses désarticulées. Raf s’est endormi le premier, sa tête calée contre mon bras, mon nez enfoui dans ses boucles blondes. Je n’ai pas tardé à le rejoindre dans les bras de Morphée.
C’est un SMS de ma mère qui m’a réveillé sur les coups de huit heures du matin. Elle me disait de ne pas m’inquiéter, qu’elle avait encore beaucoup de boulot, mais qu’elle essaierait d’être là dans l’après-midi. J’avais ronchonné quand la sonnerie du portable m’avait tiré de ma léthargie même si ça n’était peut-être pas plus mal. J’avais la bouche sèche et pâteuse de nos excès de la veille. Je me suis dit que je ferais bien de profiter de ce petit réveil imprévu pour aller boire un coup et passer aux toilettes.
Je dégageai doucement la tête de Raf qui n’avait presque pas bougé. J’essayai de ne pas le réveiller, mais c’était une précaution inutile. Quand je me levai, il se retourna avec un ronflement sonore. J’hésitai à lui jeter un coussin au visage pour la peine, mais il semblait si profondément assoupi que cela aurait été un crime. Je quittai donc la pièce sur la pointe des pieds sans prendre la peine d’enfiler plus qu’un caleçon.
Les marches de l’escalier craquèrent sous mes pas alors que je descendais au rez-de-chaussée. J’allais me diriger vers la cuisine pour prendre un verre d’eau quand un bruissement étrange se fit entendre dans le séjour. Je fronçai les sourcils avant de me dire que ma mère avait sans doute changé d’avis depuis son SMS.
Je me dirigeai donc vers le salon pour l’accueillir quand je remarquai un fait étrange. Dans le coin bureau, l’écran de l’ordinateur était allumé et la session Windows active. J’étais pourtant certain de l’avoir éteint la veille, avant l’arrivée de tout le monde. Je fis un pas dans cette direction en marmonnant.
— Qu’est-ce que c’est que ce b…
Je n’eus pas le temps de m’aventurer plus loin dans le salon, car je sentis un bras ferme me ceinturer. Dans un mouvement purement réflexe, je parvins à me ménager suffisamment d’amplitude pour asséner un coup de coude au niveau du plexus de mon assaillant. Celui-ci se plia en deux derrière moi tout en grognant de douleur. Il ne lâcha pas prise pour autant.
Quand je voulus lui en envoyer un second tout en assurant ma prise sur son bras dans l’espoir de le faire basculer, j’entendis une voix sifflante lancer des ordres.
— Attrapez-moi ce petit con, bande d’abrutis ! Et qu’est-ce qu’il fout là, d’abord ? Cette putain de baraque était censée être déserte.
Je ne m’interrompis pas pour en apprendre plus sur les doutes de cet enfoiré. J’agrippai plus fort l’avant-bras de mon agresseur qui essayait toujours de m’immobiliser. Je ruai contre lui, mais, au moment où je pensais qu’il allait céder, je sentis une seconde masse entrer en collision avec moi, beaucoup plus trapue et puissante celle-ci.
— Mais c’est qu’il saurait se battre, le chiot, s’esclaffa une voix dure, tout contre mon oreille. Allez, débats-toi encore un peu, j’adore ça, me chuchota-t-elle.
Le plaisir sadique que l’homme retirait de la situation était évident. Pourtant, il ne prolongea pas l’échange et attrapa mon bras droit dans un geste précis et sûr. Il me força à lâcher prise en le tordant selon un angle tout sauf naturel. Je sentais une panique grandissante me gagner à l’idée d’être à la merci de ces types dont j’ignorais les intentions. Sans plus user de technique martiale, je commençai à me tortiller dans tous les sens, à ruer sans regarder où atterrissaient mes coups et à essayer de mordre tout ce qui passait à ma portée.
Quand mon agresseur initial recula en jurant, un premier coup s’abattit sur ma pommette droite. La douleur explosa jusque dans ma tempe et, l’espace d’un bref instant, je crus que mon œil allait éclater sous la pression.
J’avais déjà récolté des coups. C’est inévitable quand on pratique les arts martiaux. Mais il s’agissait la plupart du temps d’approximations ou d’attaques lancées de telle manière qu’il m’était aisé de les parer. Là, ça n’avait plus rien à voir. Toutes les bassesses étaient permises et je sentis l’humiliation cuisante s’ajouter à la douleur.
Je me secouai à nouveau, mais la main qui tordait mon bras le releva plus haut dans mon dos, amenant presque mes doigts à toucher mes omoplates. Je dus me hisser sur la pointe des pieds pour suivre le mouvement et alléger cette tension qui me vrillait. Autour de moi, j’entendais les hommes rire, parfois jurer quand je réussissais à placer un coup de ma main encore libre.
Il ne leur fallut pas bien longtemps pour mettre fin à ces moulinets anarchiques. Je vis mon poignet disparaître dans un gigantesque battoir recouvert d’un gant noir. En pleine confusion, je notai ce détail tant il me semblait incongru dans la chaleur moite de ce début d’été.
— Couché maintenant, le clebs ! rugit le géant qui était parvenu à m’immobiliser.
Sans que je puisse m’y préparer, il balaya mes jambes des siennes et je me retrouvai déséquilibré. Je basculai vers l’avant, incapable de ralentir ma chute. N’agissant qu’à l’instinct, je voulus tendre les mains devant moi pour me retenir, mais mon agresseur m’accompagna au sol sans me lâcher un seul instant.
Mes genoux furent les premiers à heurter le carrelage dur en un bruit mat. Bientôt je perçus la fraîcheur de la céramique tout le long de mon ventre et de mon torse nu alors que l’homme me forçait à m’allonger, face contre terre, mes mains toujours retenues dans le dos. Avant même que je puisse reprendre mes esprits, je me retrouvai plaqué au sol, son genou appuyé contre ma colonne vertébrale.
J’essayai à nouveau de ruer sous les rires des deux autres hommes. Mon autre agresseur s’était retiré du combat et était venu se ranger à côté de celui qui devait être leur chef, le premier à avoir parlé et à avoir lancé des ordres. Désormais, je n’entendais plus que leurs ricanements alors qu’ils commentaient ce combat que je n’avais jamais eu la moindre chance de remporter. Il n’y avait plus que leurs voix, le froissement de mes jambes contre le sol et l’écho de l’impuissance qui s’imposait à moi.
Quand l’homme qui me maintenait au sol se mit à rire comme les autres, je sus que, quoi que ces types puissent vouloir, je n’avais aucune chance de m’opposer à eux. Cette réalisation me paralysa sur place et je cessai instantanément de me débattre. Les trois hommes durent prendre mon abattement pour de la résignation, car ils recommencèrent à ricaner. L’humiliation dans laquelle me plongeait mon incapacité à me défendre attisa ma colère. Je tentai alors de mordre sauvagement la main qui me bâillonnait.
Mon agresseur jura avant de m’agripper brutalement les cheveux pour me tirer la tête en arrière. J’entendis autant que je sentis le craquement de mes cervicales. L’homme pesa plus fortement sur moi tandis qu’il se penchait.
— Tu vas te tenir tranquille si tu ne veux pas que je te brise la nuque, petit con.
Ma tête toujours tordue selon cet angle étrange, je ne pus même pas esquisser un mouvement pour acquiescer. Par contre, j’avais désormais une vue imprenable sur les deux larrons qui me faisaient face. D’où j’étais, ils semblaient immenses. Pourtant ni l’un ni l’autre ne devaient être beaucoup plus grands que moi en réalité.
Je m’attachai surtout à celui que j’avais identifié comme le chef des trois lascars. Le mec n’était effectivement pas bien haut, il était par contre très trapu. Ses cuisses de taureau étaient moulées dans un jean noir à la coupe impeccable. Un T-shirt de la même couleur était tendu sur un torse large et bien dessiné. Mais ce qui retint mon attention, ce fut surtout le visage du type. Avec ses traits taillés à la serpe et sa mâchoire carrée, il possédait un charisme brutal dont il était difficile de faire abstraction.
Quand je croisai son regard, je me perdis dans des iris verts qui me pétrifièrent jusqu’au sang. J’avais toujours pensé que le bleu pouvait être glacial, et que le noir vous transperçait jusqu’à l’âme. Je n’aurais jamais cru avoir envie de disparaître dans le sol sous l’impact d’un regard de jade. Ce type avait ce quelque chose de cruel et d’implacable qu’ont les grands fauves lorsqu’ils se déchaînent. Il était un prédateur qui n’entendait pas se laisser ignorer.
Un sourire féroce étira ses lèvres fines quand il croisa mon regard. Cette expression qui aurait pu transfigurer ce visage trop aigu jusqu’à le rendre attirant ne fit qu’accentuer mon impression de malaise. Cet homme tirait un réel plaisir de la situation, comme si seules mon humiliation et ma souffrance pouvaient apaiser et nourrir les flammes qui le rongeaient.
D’une démarche puissante et lourde, il s’approcha de moi sans détourner ses yeux verts. L’homme qui me maintenait toujours au sol relâcha mes cheveux, mais ma tête n’eut pas le temps de retomber que l’autre type les agrippait déjà après s’être agenouillé en face de moi. Pendant un long moment, il ne dit rien et se contenta de me fixer avec ce putain de sourire rivé aux lèvres.
La voix du troisième larron s’éleva alors derrière lui.
— Qu’est-ce qu’on va faire de lui, patron ? Il aurait pas dû être là.
C’était donc bien le chef. Ce dernier ne répondit pas et se contenta de lever sa main gauche pour enjoindre à l’autre type de la boucler. Celui-ci s’exécuta aussitôt. Quand la voix du chef s’éleva de nouveau, ce fut à moi qu’elle s’adressa.
— Tu n’aimes pas ça, hein, petit ? Je te fais peur ? Bien sûr que je te fais peur… Mais tu me détestes encore plus que je te fais peur. Tu détestes te retrouver vaincu comme ça. Soumis… Et moi, j’aime que tu détestes ça. Tu es combatif.
Il jeta un petit regard à l’homme qui me surplombait toujours. La main de celui-ci qui, jusqu’ici, était restée plaquée contre ma bouche, me libéra. J’en profitai pour prendre une grande goulée d’air.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? crachai-je, avec toute la morgue dont je me sentais capable.
L’homme aux yeux de fauve garda une nouvelle fois le silence. Puis il relâcha ma tête pour fouiller la poche arrière de son jean. Je me forçai à garder cette position inconfortable, menton relevé et cou tendu, pour ne pas le quitter des yeux. Il sortit de son pantalon un paquet de Malboro un peu écrasé avant d’en porter une à ses lèvres. Il recracha la première bouffée de fumée au-dessus de nous.
— À toi rien, petit. Par contre, à la pute de flic qui habite ici… Tu la connais ? Ta mère, peut-être…
Ma mère ? Quel rapport tout ce délire pouvait-il avoir avec elle ? Ça n’avait aucun sens. Puis la lumière se fit dans mon esprit. Son boulot… Cette putain d’affaire qui l’avait retenue loin de nous hier encore. Une fois de plus. Son histoire d’activistes fachos. À cet instant, je me pris à détester Madame le Commissaire Marchay. Ma mère…
Comme si cela ne suffisait pas qu’elle n’ait que trop rarement été là pour nous, nous préférant son boulot, son putain de devoir, il fallait encore que celui-ci nous retombe sur le coin de la gueule. J’avais envie de hurler, de la maudire comme ça m’était si souvent arrivé tous ces soirs passés seul devant deux assiettes, dont une qui demeurait désespérément vide…
Pourtant je ne répondis pas, et me contentai de toiser l’homme du mieux que je le pouvais compte tenu de ma position. Tout à coup, celui qui me maintenait agrippa de nouveau mes cheveux et me claqua le visage contre le sol. Cette fois, la douleur éclata dans ma mâchoire et je sentis mes dents s’entrechoquer.
— Réponds à la putain de question, me gronda mon bourreau à l’oreille.
— Tout doux, tempéra alors le chef. N’abîme pas trop notre jeune ami. Quelque chose me dit qu’il pourrait encore nous servir… Alors, j’avais raison : tu es le rejeton de cette salope qui nous colle au train depuis des mois ? Elle est tenace, je dois bien lui reconnaître ça. J’aurais préféré la trouver là pour lui délivrer en personne un petit message, mais je suppose que son précieux petit garçon fera l’affaire.
Le sourire cruel s’élargit alors que l’homme me saisissait la mâchoire entre le pouce et l’index, juste là où l’autre m’avait cogné. Je serrai les dents de toutes mes forces pour retenir un gémissement de douleur. Il appuya plus fort en me voyant pâlir et son rictus se fit sauvage. Pour un peu, je me demandai si ce fils de pute n’était pas en train de se taper la trique de sa vie.
Il se penchait davantage vers mon visage lorsque nous entendîmes une cavalcade dans l’escalier. Du moins, l’entendirent-ils en même temps que moi…
Raf ! Putain, oh non. Pourquoi tu n’es pas resté endormi…
Dans la panique, j’avais oublié qu’il dormait toujours au premier étage. Le raffut avait dû le tirer de son sommeil et l’alerter. Et le voilà qui déboulait sans la moindre prudence. Je me débattis avec frénésie sous le poids de mon bourreau. Je devais tenter quelque chose. Prévenir Raf que, déjà, le troisième larron se mettait en position sur le côté de la porte. Ils allaient l’avoir de la même manière qu’ils m’avaient cueilli, moi.
— Cyril ?
Mon prénom résonna contre les murs de la cage d’escalier, haché et chargé d’une note d’urgence, d’une note d’angoisse. Je ruai, mais le chef aida son complice à me maintenir au sol. Avec une moue goguenarde, il me bâillonna d’une main et, de l’autre, posa un doigt devant ses lèvres.
— Chut, petit, murmura-t-il. On ne voudrait pas gâcher la surprise.
Mon cœur tambourinait dans ma poitrine et je commençai à supplier tous les dieux de la terre.
Faites que Raf s’en aille. Laissez-le partir. Faites-le sortir. Ne l’amenez pas ici. Sous aucun prétexte. Faites de moi ce que vous voulez, mais ne touchez pas à Raf…
Sauf que personne n’avait jamais écouté mes prières. Personne n’y avait jamais répondu. Pourquoi ce jour aurait-il été différent ?
Raf déboula dans le salon comme un taureau furieux, ne portant que son jean passé à la va-vite et dont il n’avait pas pris la peine de boutonner la braguette. En d’autres circonstances, la mince ligne de poils clairs qui parsemaient son ventre aurait presque été une invitation à plonger le regard dans l’ouverture béante. Mais tout ce que je pus voir, ce furent ses yeux s’écarquiller au spectacle de mon impuissance. Comme à son habitude, il ne prit pas une seconde pour réfléchir et se rua dans notre direction en hurlant.
— Bande de fils de putes, lâchez-le ou…
Il ne finit jamais sa phrase, car le troisième larron se dégagea soudain de l’angle mort dans lequel il s’était dissimulé. La main du chef étouffa mon hurlement quand la crosse d’un pistolet que je n’avais pas encore vu s’abattit sur la tempe de Raf. Mon compagnon trébucha et s’affala à son tour sur le sol, visiblement sonné, mais pas tout à fait assommé.
— Cyril, murmura-t-il en relevant le nez.
Du sang commençait déjà à maculer son visage. Un mince filet rouge qui venait tacher sa peau de lait, aussi sûrement qu’une offense à sa pureté. Le troisième homme profita de sa faiblesse pour l’entraver. Raf n’était pas un lutteur, contrairement à moi. L’autre n’eut aucun mal à prendre le dessus sur lui et à le tenir à sa merci.
— Tiens, tiens, mais c’est que nous en avons deux pour le prix d’un, ronronna le chef de la bande.
Il se releva doucement pour s’approcher de Raf dont les yeux écarquillés ne savaient plus où se poser.
— Le touche pas, sale bâtard, hurlai-je.
Ce fumier se contenta de sourire à nouveau. Putain, ce que j’avais envie de lui arracher la mâchoire à cet instant, rien que pour ne plus voir ce putain de rictus qui me glaçait le sang et me rappelait mon impuissance. Mais j’étais toujours aussi fermement maintenu par l’autre homme qui s’était mis à rire.
— Sinon quoi ? me demanda le chef en attrapant une pleine poignée des cheveux de Raf. Il est mignon tout plein, dis-moi, ce petit blondinet. C’est ton mec ? Oui, vous avez bien des tronches de petits pédés tous les deux. Voilà qui va nous permettre de joindre l’utile à l’agréable n’est-ce pas, les gars ?
Seuls des ricanements graveleux lui répondirent. Raf gémit quand l’homme aux yeux verts lui tira la tête en arrière comme il l’avait fait pour moi.
— Je vais vous dire un truc, les mômes. On était venus délivrer un petit message à cette pute de commissaire. Mais ce serait dommage de repartir sans vous apprendre deux ou trois trucs sur la vie. Vous êtes des putains de fiottes, des raclures qui ne devraient même pas être autorisées à respirer le même oxygène que les vrais mâles, cracha-t-il.
Enfin, le véritable visage de cet enfoiré apparaissait au grand jour sous le masque du sourire sadique. Même sa cruauté était une manière de se dissimuler. À présent, je ne voyais plus que sa haine, sa folie, et cette putain de connerie qui le rongeait de l’intérieur. Je soutins son regard, mais fut interrompu en sentant une main tirer sur mon caleçon.
— Qu’est-ce que tu paries que ces petits pédés ont passé la nuit à se la mettre ? demanda l’homme qui me surplombait en riant comme un dément.
Je sentis soudain sa main s’insinuer plus loin dans mon sous-vêtement, écartant mes fesses. Je me contractai, mais il n’eut aucun mal à me forcer. La sensation de ses doigts gainés de cuir sur mon intimité encore marquée par nos ébats de la veille me donna envie de vomir. Chaque contact semait des traînées souillées sur ma peau, comme si un virus se mettait à ramper sous mon épiderme. Je devais me libérer de ce contact qui allait me rendre fou, qui me salissait chaque seconde un peu plus. Mais j’étais toujours impuissant, incapable de me dégager même en me tortillant.
Au loin, j’entendais la voix de Raf qui lui hurlait de me laisser, qui lui interdisait de me toucher. Mon bourreau, lui, se contentait que rire, encore et encore, à chaque fois qu’il traçait de son doigt toute la longueur de ma raie, depuis l’arrière de mes bourses jusqu’au bas de mon dos. Et les autres aussi riaient…
Soudain, comme cela avait commencé, tout s’arrêta. Je n’arrivais même pas à en être soulagé. Ce n’était pas moi qui avais mis fin à la torture, mais lui. Il avait ce pouvoir sur moi. Celui d’arrêter, comme celui de recommencer.
— Regardez, les mecs. Le petit pédé a le cul plein du foutre de sa copine. Putain, il suinte tellement qu’il m’en a collé plein des doigts. Allez, nettoie, sale fiotte.
Sans que j’aie pu réagir, il logea ses doigts dans ma bouche et maintint ma mâchoire ouverte de son autre main, m’empêchant de le mordre. Il en força l’entrée comme il avait brisé celle de mon corps. L’épidémie me gagna ici aussi. La saveur du sperme et du cuir de ses gants explosa sur mes papilles. Je n’étais pas étranger à la première, je l’avais assez souvent goûtée sur le corps de Raf. Cette fois-ci, je ne pus retenir un haut-le-cœur qui manqua de m’étouffer. Je fis tout mon possible pour étouffer la nausée. Hors de question de leur offrir aussi cette humiliation.
Les doigts épais vinrent s’enfoncer plus loin, mais je me forçai à les accepter, comme je l’aurais fait avec le sexe de Raf. Je sentais les larmes s’amasser sous mes paupières closes et le souffle me manquer alors que les phalanges brutales pompaient dans et hors de ma bouche, imitant parfaitement un acte que je connaissais par cœur et qui ne m’avait jamais semblé aussi répugnant. Aussi dégradant.
— Mais c’est qu’elle est douée, cette petite salope ! Peut-être qu’on devrait y mettre la queue ? Il aime ça…
Une nouvelle terreur me saisit. Celle de l’humiliation suprême. Celle du contrôle qu’on vous arrache pour de bon. La voix du chef retentit tout près de nous avant que je puisse y céder, avant que je me perde jusqu’à les supplier.
— Tu veux la lui mettre ? Tu es un de ces putains de pédés aussi, Marc ?
— Bien sûr que non, bordel… Mais faut bien leur montrer ce qu’un homme, un vrai, a dans le futal.
Le rire du patron éclata comme un orage. Un coup de tonnerre qui fit trembler mon monde. Fugacement, pour me donner du courage quoi qu’il arrive, je croisai le regard de Raf. Lui aussi était toujours maintenu au sol et se débattait de toutes ses forces. Nos yeux s’accrochèrent l’espace d’un instant. Je vis mon prénom se former sur ses lèvres, mais je n’entendis rien, car l’homme aux yeux verts se penchait à mon oreille au même moment.
— J’ai une bien meilleure idée. Tu sais pourquoi notre Führer envoyait les gens comme toi dans des camps de travail ? Pour épurer le monde et la race, me diras-tu. Pas seulement, mon garçon. Pour donner un sens à la mort. À la leur. Tous ces pédés et ces youpins qui trépassaient en travaillant à la gloire du Reich. C’était leur rendre service. Leur accorder une place qu’ils n’ont jamais méritée dans ce monde qu’ils ne font qu’empoisonner…
Le mec s’écoutait parler. Alors il continua encore un moment, rayonnant littéralement de sa connerie. Son putain de discours de dégénéré me collait la nausée aussi sûrement que les doigts de l’autre homme au fond de ma gorge. J’étais également terrorisé. Je jetai un autre regard à Raf. Lui aussi peinait à se détacher de cette folie furieuse, et il sentait, comme moi, que le pire restait à venir. Nous nous regardâmes comme deux animaux pris au piège, des animaux qui n’auraient même pas la possibilité de se ronger une patte pour fuir.
— Je vais te donner un choix, gamin, chuchota l’homme en se penchant derechef sur moi. C’est bien plus que tout ce que tu mérites. Je vais te laisser le choix d’être utile à ton tour.
Sa voix était si douce, si suave, que j’en tremblai. Elle avait la saveur doucereuse des fruits pourris, et je me demandais à quel moment j’allais être contraint de croquer dans le ver.
— J’ai besoin de faire passer un message à ta pute de mère. Mais deux foutus pédés sur cette terre, c’est déjà de trop pour ça. C’est à toi de choisir qui sera mon messager…
Mon cri d’agonie se mêla à celui de Raf. Je n’avais même pas besoin de demander ce qu’il adviendrait de l’autre, de celui qui ne serait pas son putain de facteur. Mon regard se perdit dans celui de Raf, avec résignation, et je perdis toute envie de lutter. Lui se tortillait encore. Il hurlait.
Je crois qu’il avait déjà compris qu’il n’y avait qu’un seul choix possible. J’avais presque honte d’ailleurs. Un choix. Le seul qu’on m’ait laissé depuis que tout ce cauchemar avait commencé. Je n’hésitai pas une seule seconde. Tout simplement parce que j’avais le pouvoir de prendre cette décision. J’aurais pu céder ce contrôle à Raf, mais j’en avais trop besoin. J’avais besoin d’un lambeau de pouvoir, d’une miette de maîtrise.
— Je suis désolé, articulai-je en silence.
Il me regarda en secouant la tête. Son mouvement fut assez puissant pour dégager un instant sa bouche de la main qui le bâillonnait.
— Cyril, putain, non !
Son bourreau lui claqua le visage au sol en punition. Il lui hurla de la fermer.
— Alors, gamin, ta décision ? susurra le chef du petit groupe.
Je me perdis un instant dans la folie de ces yeux verts. Ce jade qui était en train de m’offrir l’illusion d’un choix dérisoire.
— Je veux que Raf délivre le message, annonçai-je d’une voix qui ne tremblait pas. Je veux qu’il vive.
Les yeux de Raf s’écarquillèrent et il se tortilla en poussant des gémissements qui me fendaient le cœur. J’avais honte de lui imposer ça. De me dire qu’il allait me regarder mourir. Mais tout ce que je pouvais voir, c’était que lui vivrait. Il finirait par s’en remettre. Jamais ne s’éteindrait cette lumière qui m’avait toujours attiré, tel un papillon.
Raf.
— Tu as du cran, petit. J’aime ça, je te l’ai dit, ronronna de nouveau notre bourreau.
Sans me quitter des yeux, je le vis tendre la main, paume ouverte, vers le sous-fifre qui maintenait toujours Raf. Sans hésitation, l’homme y déposa son revolver, celui avec lequel il avait tenté d’assommer mon compagnon. Je sentis quelque chose se nouer tout au fond de mon ventre quand un rayon de soleil accrocha un reflet étincelant sur le canon de l’arme. On dit toujours que le métal est froid, qu’il est comme la mort, intraitable. Pourtant, il revêtait une certaine beauté à cet instant. Celle de la justice, de la bonne chose à faire.
Je refusai de croiser le regard de Raf qui essayait de toutes ses forces d’attirer mon attention par ses gémissements étouffés. À l’inverse, je me perdais dans le regard de jade qui luisait toujours de cette lueur fauve. C’est là que j’ai compris que tout ça n’était qu’un jeu. Un putain de jeu de pouvoir et de faux-semblants. Un art si subtil que mon bourreau l’avait poussé jusqu’à son paroxysme. Au fond, il s’en foutait de son Reich, de son Führer, et même que je sois une putain de pédale, comme il s’évertuait à me le cracher. Il avait juste besoin de ce pouvoir sur moi, de me donner l’illusion du choix pour mieux me l’arracher ensuite.
Et, alors même qu’il appuyait le canon contre mon front, je compris que j’avais perdu…
J’ouvris la bouche pour crier, mais il avait déjà retourné l’arme contre Raf. La détonation se perdit dans mon hurlement. Les deux sons me vrillèrent les oreilles et tout mon corps se tendit dans l’attente d’une implosion qui ne vint pas. Le prénom de mon amant me déchira la gorge alors que je rencontrais ses yeux surpris. Raf était le plus intelligent de nous deux, mais, pas plus que moi, il n’avait compris quel genre de jeu nous jouions jusqu’à cet instant.
Son beau regard brun me fixait et il ouvrit la bouche. Le gargouillis qui en sortit fut accompagné d’un flot de sang rouge et épais, tel un fleuve qui se serait échappé de lui pour emporter sa vie. Je ne parvenais plus à sentir quoi que ce soit. Les sons, les odeurs, la douleur physique… Tout avait disparu dans un flot terrible qui venait m’envelopper, m’étouffer, me broyer.
La vague me poursuivait alors que je fixais Raf. La balle lui avait traversé la gorge sans toucher la colonne vertébrale. Tout ce que je pouvais faire, c’était le regarder s’étouffer dans son propre sang. L’homme qui le tenait dut paniquer, car, à un moment, les mains de Raf furent libres. Il les porta à son cou, comme pour retenir ce qu’il restait de vie en lui. Mais c’était inutile. La torpeur, la terreur et cette ignoble résignation se mêlaient déjà dans son regard.
Je n’avais plus aucune conscience de mon environnement. Je voulais ramper vers lui en dépit de mes entraves. J’ai dû me débattre, hurler, ai-je déduit plus tard de l’état de mes membres et de ma gorge. Puis, tout à coup, elle fut là. Une douleur ineffable. Physique. Elle me transperça de part en part quand une lame fut plantée dans la chair tendre de mes reins, lacérant, ravageant. Elle me fit hurler à nouveau, me tordre, me perdre.
Pourtant, je l’accueillis comme une alliée inattendue. Cette déchirure qui m’ouvrait le dos en deux était l’unique chose qui me permettait de laisser sortir ce qui était en train d’exploser en moi alors que je regardais, impuissant, mourir l’homme que j’aimais.
Nos bourreaux pensaient m’achever avec cette douleur, me porter le coup de grâce. Une ultime humiliation, une ultime privation avant de disparaître pour me laisser dans la plus terrible déchéance. Au contraire… Ils venaient de m’offrir la plus belle arme. Celle qui allait me permettre de survivre à ça. De leur survivre.
Cette agonie répondait au flot carmin qui s’échappait de la gorge de Raf et, moi aussi, je sentais me quitter cette horreur que ma gorge gonflée d’avoir trop crié n’aurait jamais pu laisser sortir en temps normal. Le sang coulait dans mon dos, gluant et chaud. Il s’amassait au creux de mes reins avant de ruisseler le long de mes côtes. Et toujours cette déchirure physique qui empêchait ma poitrine de s’ouvrir en deux.
Puis la douleur bienvenue finit par disparaître à son tour. Dans des bruissements confus, j’entendis des sirènes hurler au loin et nos agresseurs s’empresser de quitter les lieux, telle une meute de charognards emportant son macabre butin. Ils m’avaient tout pris. Même la souffrance…
Sans plus me soucier de rien, je rampai vers le corps inanimé de Raf qu’ils avaient abandonné face à moi, comme on jette un détritus. Toutes mes articulations me hurlaient de renoncer, pourtant cette nouvelle douleur fut tout ce qui me permit de l’atteindre.
Encore aujourd’hui, la suite demeure très floue. Je me souviens de l’avoir rejoint au moment où des crissements de pneu et le hurlement strident des sirènes s’immobilisaient devant la maison. J’ai retourné Raf comme j’ai pu. Son corps inerte était si lourd. Je l’ai pris dans mes bras en lui hurlant de se réveiller. Sanglotant qu’il n’avait pas le droit de nous faire une chose pareille, de nous laisser comme ça, d’abandonner maintenant. Il devait tenir bon.
J’ai embrassé ses lèvres encore tièdes. Ces baisers avaient le goût de son sang et de mes larmes. Il était si rigide dans mes bras et, parfois, un infime gargouillis montait de sa gorge ouverte. J’y portai les mains, je crois. Comme si ce geste dérisoire pouvait dissuader les Parques de trancher le fil de sa vie.
Je me rappelle d’autres bruits de pas nous entourant, précipités. Des cris, des exclamations horrifiées. Tout ce que je pouvais faire, c’était m’enrouler autour de son corps, dans un geste de protection aussi illusoire que mes tentatives pour le ranimer.
Des bras m’entourèrent soudain, essayant de nous séparer. Je me cramponnais à lui. Je refusais qu’on m’arrache Raf. Il était mien. C’était mon devoir de prendre soin de lui jusqu’à ce qu’il aille mieux, jusqu’à ce qu’il ouvre ses beaux yeux bruns pour me sourire et me dire que tout irait bien. J’avais besoin de lui, de sa lumière. Il avait besoin de moi. Je devais le protéger, sauver ce qui nous restait…
Je n’ai jamais senti l’injection de tranquillisant que me fit un infirmier et qui m’envoya vers des ténèbres dont je n’étais plus destiné à sortir.
[1] L’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC) est une institution spécialisée dans le domaine des sciences économiques basée en France et à Singapour.
[2] Service Universitaire des Activités Physiques et Sportives.