1

 

Blackdale – Colorado – 27 février 1860

 

L’hiver a été particulièrement rude cette année. La neige couvre encore les Rocheuses et le froid a figé le Rio Grande, empêchant toute embarcation d’atteindre la ville de Blackdale, perdue au beau milieu de nulle part entre les territoires comanches et les Arapaho. La seule route praticable qui longe le fleuve mène à Santa Fe, bien plus au sud, ce qui n’arrange pas les affaires de James Lloyd. Lui cherche à se diriger vers le nord. Il envisage Denver comme sa dernière solution s’il veut survivre une année de plus sur ces terres sauvages. Cependant, Denver est inaccessible et, de toute façon, il ne possède aucun laissez-passer. Il connaît peut-être bien la tribu Arapaho, mais avec les fortes tensions entre Peaux-Rouges et Visages-Pâles, il ne préfère pas tenter le diable et se résigne à quitter les cimes enneigées pour regagner ce qu’il se plaît à nommer sa « ville de rattachement ».

James talonne doucement les flancs de Thunder, le mustang qu’il monte, tout en ruminant sa mauvaise humeur. Blackdale City est une bourgade minière surpeuplée. À mesure que le cavalier traverse l’avenue principale large et bruyante, il aperçoit les commerces familiers grossièrement entassés entre les habitations.

Les élites marchandes, de plus en plus nombreuses, se plaisent à y faire prospérer l’économie afin de supplanter l’influence grandissante de Denver et de ses cinq mille habitants. Pourtant, en embrassant du regard l’allée boueuse dépouillée de verdure, terne au possible, James se demande où le maire et les citoyens de Blackdale en perçoivent les bénéfices. Les bâtiments paraissent tout aussi usés que leurs propriétaires.

Dix ans auparavant, il n’aurait jamais songé y poser ne serait-ce que le bout de sa botte, même pour tout l’or du monde. James estimait à l’époque que sa liberté était la plus grande des richesses. Originaire du Montana, il a été élevé dans la plus pure tradition des trappeurs du Grand Ouest. Son père avant lui avait connu l’âge d’or du commerce des fourrures. Néanmoins, à la fin des années 1830 et avec la conquête de l’Ouest, il a été de plus en plus difficile de composer avec cette vie déjà ardue et solitaire. Les hommes ne s’intéressent plus qu’à l’or de Californie ; voilà pourquoi aujourd’hui James dirige une nouvelle fois Thunder dans l’atmosphère polluée d’une petite ville minable aux illusions bourgeoises. Ici, les gens rêvent de modernité. James, lui, souhaite juste échapper à la misère qui a fini par le rattraper et retrouver sa liberté chérie dans les hauteurs du Colorado, à Blackdale Hill.

— Bonjour, monsieur Lloyd ! On redescend tôt cette année !

Devant le bureau de Poste, le trappeur soupire en avisant le jeune Scott Larson, droit dans son uniforme bleu. Il descend de cheval, réajuste son épaisse tunique en daim frangée, attache sa monture et, enfin, accorde un regard désintéressé à la pipelette de la ville.

— Pas le choix.

Trois petits mots et sa gorge lui fait un mal de chien. Il a passé les six derniers mois seul en pleine nature, ce qui ne favorise pas la gymnastique des cordes vocales. Sa voix est éraillée et basse, et, de manière générale, ça suffit à dissuader les gens de lui adresser la parole. James sait qu’il intrigue, qu’il fait peur. Mais Larson n’en a rien à carrer, comme à son habitude.

— Quelles nouvelles de la montagne ? enchaîne-t-il d’ailleurs, tout guilleret.

James hausse un sourcil condescendant.

— Il fait froid. C’est dangereux.

Le postier pousse une petite exclamation émerveillée – comme à chaque fois qu’il pose cette question idiote – tandis que James récupère les quelques toisons en sa possession. Il caresse un instant l’encolure mélèze de Thunder et passe devant Scott, qui s’est mis à raconter une histoire de trains. Il ne prend pas la peine de l’écouter et trace sa route.

Blackdale City n’a pas changé. Toujours aussi impersonnelle. James aperçoit le clan des quatre « terreurs » : Lawrence Perry, Willard Lowe, Victor Hunt et Alexander Paterson, qui entrent dans le saloon. Il presse le pas lorsqu’il constate que le gérant, Ol’ Danny, remarque sa présence sur l’avenue. Pas question de perdre du temps avec eux. Dix ans que Danny Rose essaie de lui refourguer une de ses filles pour quelques dollars et « une heure au paradis ». James n’est pas croyant et n’a pas pour projet de le devenir.

Alors qu’il pense être tiré d’affaire, il croise Dottie Walsh, la femme du banquier. Une des seules femmes de cette ville minière, sans compter les prostituées qui sont légion dans le secteur. James ne l’aime pas. Elle sent trop le parfum et ses robes sont trop tape-à-l’œil. Elle ne l’apprécie pas particulièrement non plus, mais elle s’échine toujours à vouloir lui faire ouvrir un compte chez son époux. Heureusement, lorsqu’elle le voit, elle ne prend pas la peine d’engager la conversation. Ses yeux maquillés s’écarquillent, puis elle rebrousse chemin.

Et voilà. Dans quelques minutes, toute cette foutue bourgade sera au courant que le trappeur James H. Lloyd est de retour.

Ce dernier grogne dans sa courte barbe et réprime une quinte de toux en poussant la porte de Schwartzberg & Son. Une clochette tintinnabule. La seconde d’après, Schwartzberg fils est derrière le comptoir lustré, visage sévère et port altier. Il plisse le nez avec déplaisir lorsqu’il reconnaît son client.

— Ah, James Lloyd. Je vous croyais mort.

Ce genre de remarque arrive souvent. James est une bête de foire d’un autre temps, on s’en méfie, on ne le veut pas trop près de soi, car il côtoie les sauvageons, mais on est bien content lorsqu’il rend service… Il décide de ne pas répondre à la pique de ce gus aux rouflaquettes ridicules et pose plutôt sa marchandise sur le comptoir. Cinq fourrures en tout : trois de belettes, une de rat musqué et une de raton laveur. Pas une seule fourrure de castor qui l’aurait sauvé un hiver de plus. Devant ses maigres possessions, Schwartzberg ne peut empêcher un petit rire sarcastique de franchir ses lèvres.

— Eh bien, commente-t-il. Voilà qui est intéressant.

— Combien vous en donnez ?

— Si ce n’était que moi, rien du tout.

James serre les poings. Il se sent trop fébrile pour s’engager dans un débat stérile. Schwartzberg fils est bouché à l’émeri. Et con comme ses pieds par-dessus le marché.

— Ça ne vaut même pas une caisse de gnôle, poursuit-il en palpant la marchandise.

— Vingt dollars.

— Vingt dollars ! Vous plaisantez ? Et puis un cheval tant que vous y êtes !

— Un cheval, c’était ce que ces fourrures valaient il y a quelques années.

— Oh, par pitié ! Ce temps est révolu. Les trappeurs sont finis, Lloyd. Huit dollars pour le tout, c’est ma seule offre.

— Quinze.

— Huit.

— Douze.

— Huit.

James attrape Schwartzberg par le col de sa chemise immaculée, songeant avec satisfaction que ses mains pleines de terre vont sans doute ruiner le tissu.

— Douze dollars, répète-t-il d’un ton menaçant, ses yeux plantés dans le regard soudain affolé d’Arthur Schwartzberg.

Le temps s’allonge jusqu’à ce que le commerçant capitule. Il repousse le trappeur et s’époussette le veston d’un geste dédaigneux.

— Attention, Lloyd, vous êtes peut-être un intouchable, mais la roue tourne toujours, lâche-t-il en lui tendant l’argent.

James claque la porte sans un mot.

Six mois de traque pour douze putains de dollars. À ce rythme, il ne donne pas cher de sa propre peau.

La neige recommence à tomber sur la ville grouillante ; il en a déjà assez d’être ici. Mais puisque le temps se gâte, il se résigne à prendre une chambre pour la nuit. De retour auprès de son cheval pour lequel il paye une pension afin de le mettre à l’abri, il entend Jacoby, le barbier, lui proposer une petite coupe. Ici, les gens ne connaissent pas d’entre-deux. Ils sont soit trop aimables, soit trop infects. Ça l’exaspère.

La chaleur du saloon lui remonte un peu le moral. L’endroit est bondé, bruyant, et pue un mélange aigre de tabac et de piquette. Il se dirige au pas de course vers le comptoir afin d’échapper à Lawrence Perry, qui est déjà en train d’annoncer à ses copains, la voix pleine d’excitation, que le trappeur des Rocheuses est parmi eux. Parce que, oui, en plus des gens trop aimables ou trop infects, il a son petit fan-club de pots de colle.

— Regardez qui voilà ! s’exclame Ol’ Danny. James Lloyd ! Quel bon vent t’amène ?

— La neige, faut croire.

Danny, vieux roublard costaud, se marre à gorge déployée et lui serre la main. Ce gars-là a toujours le sourire, c’est fascinant.

— Moi qui pensais que tu voulais enfin goûter à l’exotisme ! raille-t-il en désignant les quelques filles présentes dans le saloon. J’ai fait l’acquisition d’une délicieuse petite négresse. Elle te plairait.

Comme si Danny connaissait vraiment ses goûts en matière de femmes !

— Je prendrais plutôt un verre.

Le propriétaire des lieux hèle une grande tige rousse du nom de Lewis Cunningham. James l’a toujours trouvé étrange, celui-là. Il bosse dans un saloon, sert de l’alcool à longueur de journée, mais n’en boit jamais une goutte. Plutôt louche pour un Irlandais.

— Bon retour parmi nous, fait le rouquin en lui tendant un verre de whisky. C’est la maison qui offre.

— Merci, Lewis. Je prends aussi une chambre.

— Ça, par contre, faudra payer, le taquine Danny qui prend le temps de faire les gros yeux à son employé.

James veut répliquer, mais est emporté par une vilaine quinte de toux. Il sent une main ferme se poser sur son épaule et on porte à ses lèvres son verre de whisky.

— On t’a connu en meilleure forme, mon fils, s’exclame le révérend Hopkins en tapotant son dos.

James grimace. L’alcool apaise momentanément la brûlure de sa gorge. Il passe une main sur son visage en constatant qu’il est bouillant de fièvre. Enfin il avise le révérend qui, lui, doit en être à son cinquième verre. Soudain, il se rend compte de quelque chose. Il n’y avait pas vraiment fait attention à son arrivée, mais c’est plutôt clair à présent qu’il observe les visages radieux d’Ol’Danny, du révérend Hopkins, de Lewis Cunningham et de probablement tous les habitants de Blackdale, Arthur Schwartzberg excepté.

— Je peux savoir pourquoi tout le monde a une tête de ravi de la crèche ? marmonne James en détachant sa blague à tabac de sa ceinture.

Il n’a pas le temps de l’ouvrir que Hopkins la lui prend et se roule une cigarette.

— On t’a pas dit ? Ils vont faire passer le chemin de fer par chez nous ! s’enthousiasme Danny. Bull Fletcher est aux anges. Ils risquent de réquisitionner tous les forgerons du coin.

— Pas encore sûr, commente le révérend tout en faisant craquer une allumette. Des représentants ont inspecté les lieux. Ils ont pris des mesures avec d’étranges appareils, c’est tout. Par les temps qui courent, je doute qu’ils investissent dans ce genre de travaux. D’ici quelques années, peut-être…

Ol’Danny n’est pas de cet avis. Il s’embarque avec le révérend dans un débat animé dont James se désintéresse aussitôt. Il songe à Larson. C’était donc de ça que le jeune homme avait tenté de lui parler à son arrivée en ville… Eh bien, si James pensait avoir touché le fond, voilà qu’il peut se mettre à creuser encore. L’arrivée du chemin de fer dans leur région signifie moins de terrains de chasse. Les compagnies de diligences en pâtiront, elles aussi. Putain de modernisation.

James finit son verre en abandonnant l’idée de récupérer sa blague. Il est trop fatigué pour empêcher le révérend de distribuer son tabac à tout le monde. « Voilà un homme de Dieu bien généreux ! », entend-il à sa gauche. Au fond du saloon, un petit groupe a engagé une bagarre un peu mollassonne. Tous sont trop imbibés pour réellement rendre les coups. Un vieil homme aussi sec qu’une branche d’arbre mort fait chanter son harmonica en plein dans les oreilles de James, qui serre les poings pour se retenir de le frapper. Ce joyeux vacarme lui rappelle pourquoi il a choisi de devenir trappeur.

À quelques tables de là, Lawrence Perry, chef des trois autres petites frappes qui essaient désespérément de se donner un genre, observe James Lloyd en faisant rouler son cigarillo entre ses lèvres. Une santiag négligemment posée sur une chaise vide, un bras sur le dossier de celle de Willard Lowe, il ne le quitte pas des yeux.

— L’Indien blanc a toujours pas ramené sa squaw en ville, lâche Paterson en réajustant son Stetson plein de poussière.

— Qu’est-ce que tu racontes, idiot ? répond Lowe.

Il lui file une tape derrière le crâne et Alexander Paterson riposte aussitôt. Perry lève une main autoritaire.

— On se calme, les gars. Lloyd a sans doute une bonne raison de pas amener sa femme ici.

— Moi, j’vais vous dire, Lloyd, il a pas de femme. Indienne ou Blanche, rajoute Lowe. Et y a une raison à ça.

— Commence pas avec tes rumeurs à un cent, le prévient Victor Hunt en souriant.

— Laisse-le parler, Vic. On t’écoute, Willy. Pourquoi Lloyd n’aurait pas de squaw ?

— Ou de femme blanche, rajoute Paterson.

— J’ai entendu ça l’autre jour, chez le barbier. Paraît qu’il a affronté un ours brun dans les Rocky Mountains et que la bête lui a carrément arraché ses outils d’un coup de griffes !

— T’as une preuve, peut-être ?

— Demande au doc ! Il aurait tout vu.

— Et depuis quand le docteur Bennett crapahute avec Lloyd ?

— Nan, Bennett l’aurait soigné l’hiver dernier, explique Lowe avec patience. Les gars, ce type est vraiment une légende. Il l’a tué à mains nues, l’ours !

Les autres s’esclaffent et trinquent en l’honneur du trappeur, même si personne ne croit un seul mot des divagations de Willard Lowe.

2

 

James a réussi à échapper au révérend Hopkins une fois la promesse de venir à l’office du dimanche faite. La nuit est tombée depuis un moment sur Blackdale City, mais le saloon ne désemplit pas, au contraire. Tous les travailleurs diurnes se frayent un chemin entre les tables disposées sans logique aucune. La fumée des cigarettes et des pipes épaissit considérablement l’air. Quelques étrangers sont aussi présents et profiteront des lits, des femmes de Danny Rose et d’un repas chaud pour la nuit.

En plus de son saloon, le propriétaire a su faire fructifier son business en aménageant un hôtel à l’étage – ou un bordel, selon les points de vue.

Lloyd profite que Hopkins est occupé à raconter il ne sait quoi à Lewis Cunningham, le barman, pour s’éclipser. Il n’a qu’une envie : dormir, avant de quitter au plus vite la ville pour rejoindre les hauteurs.

Il traverse le couloir de l’étage et entend un couple prendre du bon temps dans une des chambres. Évidemment, c’est celle attenante à la sienne. Il inspire un bon coup pour se retenir d’aller leur dire de gueuler moins fort, pénétrant plutôt dans la petite pièce qu’il a payée pour la nuit. Malgré cette fichue fièvre lancinante qu’il devine un peu plus forte d’heure en heure, il n’a rien perdu de ses réflexes de chasseur : lorsqu’il perçoit du mouvement sur le lit, il tire un poignard de sa ceinture et menace l’intrus, avant de se rendre compte de qui il s’agit.

— Qu’est-ce que tu fais là ? soupire-t-il à l’encontre d’une jolie jeune fille noire à moitié nue, alanguie sur le lit défait.

— C’est m’sieur Rose qui a dit…, couine-t-elle.

Elle n’a sans doute pas plus de seize ans. Voyant que Lloyd ne réagit pas, elle se lève et marche vers lui en balançant ses hanches étroites d’une manière aguicheuse, une main malaxant ses petits seins découverts en forme de poire.

Lloyd ne bronche toujours pas lorsqu’elle pose sa main libre sur son torse. Elle essaie de capter son regard, mais les yeux orageux du trappeur l’intimident soudain.

— Retourne en bas.

— Mais m’sieur Rose, il a dit…

Cette fois, James la repousse. Son geste un peu trop brusque lui fait fermer les yeux quelques secondes. Il chasse bien vite le vertige qui l’assaille et redresse la tête avec sévérité.

— Comment tu t’appelles ?

— Etta.

— Etta, retourne en bas et dis à Ol’ Danny que je paierai quand même pour tes services.

La jeune fille fronce les sourcils sans comprendre.

— Mais on a rien fait, rétorque-t-elle, ses mains de nouveau sur lui et entamant le désanglage de sa ceinture. Vous voulez une aut’ fille ?

James pousse un soupir fatigué.

— Non, je…, commence-t-il avant d’être rattrapé par un nouveau vertige.

Il se rend compte qu’il défaille seulement lorsque la jeune fille l’attrape par les bras pour le maintenir debout. Elle lui dit quelque chose, ses grands yeux paniqués le fixent, mais il n’entend plus rien. James sent une intense chaleur l’envelopper, puis c’est le noir total.

3

 

— Vous croyez qu’il va mourir ?

— Dis pas de conneries, Willy, si un ours l’a pas tué, il peut pas casser sa pipe comme ça.

— On devrait quand même faire venir le révérend Hopkins pour l’extrême-onction. Regarde, il est blanc comme un linge !

— Ne vous approchez pas trop, c’est peut-être contagieux.

— C’est vous l’doc. Mais, hé ! Puisque vous êtes là, c’est vrai qu’un ours l’a…

— Qu’est-ce que vous fichez tous ici ? Lawrence, récupère tes acolytes et tirez-vous d’là, laissez Lloyd se reposer.

— À vos ordres, Ol’ Danny !

James a l’impression qu’un troupeau d’éléphants cavale tout autour de lui. Lorsque le calme revient, il grogne et ouvre un œil. Il fait jour.

— Allez-y doucement en vous redressant, lui conseille le docteur Bennett.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Sa voix est sifflante et il a l’impression que sa gorge a doublé de volume. Point positif : il semble ne plus avoir de fièvre. Une fois le dos appuyé contre le mur, il jette un œil autour de lui. Paul Bennett est assis au bord du lit, les tubes métalliques d’un stéthoscope biauriculaire autour du cou. Le praticien est souriant, ça rassure un peu Lloyd.

Danny se tient à quelques pas d’eux, les bras croisés. À ses côtés, Lewis Cunningham a la mine préoccupée et les mains chargées d’une cruche d’eau. Il y a une quatrième personne, un peu en retrait, assise sur l’unique chaise de la chambre. Son visage est assez jeune, sa tenue impeccable. James ne parvient pas à se souvenir d’où il la connaît.

— Tu as fichu la trouille à Etta, répond Ol’ Danny. Elle a cru que c’était de sa faute et que tu étais mort !

— Je me souviens de rien. J’ai dû trop boire.

— Il y a de ça aussi, commente Bennett. Vous êtes malade, Lloyd. Rien de grave, ne vous en faites pas. J’ai cru d’abord à la fièvre rouge, mais c’est juste vos poumons et votre gorge qui souffrent un peu à cause du froid. On va devoir surveiller ça de plus près, en revanche. Le mal peut évoluer et vous faire la peau. Je vais vous prescrire de quoi vous soulager. Si vous restez au chaud, vous devriez être sur pied d’ici deux ou trois jours.

James serre les dents. Pas question de rester coincé ici ! Il perd déjà assez de temps comme ça. Il ne lui reste plus que quelques semaines avant le rendez-vous annuel des trappeurs et des commerçants. S’il n’a rien à vendre ou à troquer, il peut d’ores et déjà se passer la corde autour du cou.

Bennett s’est levé et range son matériel médical. Il murmure quelque chose à Danny, sourit au petit comité et au malade, puis s’en va. Le jeune homme assis dans un coin de la chambre choisit ce moment pour se manifester.

— Pas maintenant, Wood. Vous avez entendu ce qu’a dit Paul ? Il doit se reposer.

Wood. Ça lui revient. Un petit bourgeois au visage d’ange qui vient d’une grande ville de la côte Est, le maître d’école de Blackdale City.

— Je n’ai pas le choix, monsieur Rose, répond-il en détachant bien tous les mots qu’il prononce.

Il n’est pas vraiment hautain, mais en une phrase, on devine qu’il est plutôt cultivé.

— Qu’est-ce qu’y a ? s’impatiente Lloyd.

— Je viens de croiser le shérif Philips. Il a appris que vous étiez arrivé en ville et souhaite vous voir. « De toute urgence », a-t-il dit.

— Il manque pas d’air, celui-là, s’indigne Danny. Il pourrait quand même lever son cul de sa chaise au moins une fois dans la journée !

Lloyd indique d’un signe de tête qu’il s’en fiche comme d’une guigne. Cette convocation tombe à point nommé, il va pouvoir s’extirper de son lit et échapper au traitement du docteur Bennett.

4

 

Il est encore fébrile lorsqu’il passe la porte du bureau du shérif. James est persuadé que c’est l’air pollué de la ville qui l’a rendu aussi malade, il ne voit que ça. Dans sa cabane de trappeur au fin fond d’une forêt de montagne sur Blackdale Hill, il n’a jamais eu de souci de santé malgré le manque de nourriture qui commence à devenir problématique depuis ces deux dernières années. Il chasse ces pensées d’un haussement d’épaules et se redresse pour se donner une allure présentable. Pas qu’il cherche à faire bonne figure devant le shérif – dernière de ses préoccupations –, mais plutôt pour se prouver à lui-même que tout va bien. Il se fige un instant lorsqu’il croise le regard de l’homme qui était en train de discuter avec Philips à son arrivée.

— Ah, Lloyd, vous voilà ! s’écrie ce dernier sans prêter attention à l’intense échange de regards des deux autres hommes présents dans la pièce.

— Shérif, salue-t-il sans baisser les yeux. Garrett.

— Bonjour, James.

Quelque chose se tord au creux de son estomac. Lloyd fait tout pour ignorer cette sensation désagréable.

— Bien. Je vais vous laisser, enchaîne le dénommé Garrett en récupérant son chapeau posé sur le bureau de Philips. Shérif, je vous tiens au courant pour toute cette affaire.

— Entendu.

Lloyd n’esquisse pas un mouvement lorsque le jeune homme passe devant lui. Mais Garrett n’a sûrement aucun mal à le sentir se tendre à son passage.

— Content de t’avoir revu, James.

Et il s’en va.

— Je ne savais pas que vous vous connaissiez, commente Philips, nonchalant. Pourtant, ça fait quelque temps que je suis le shérif de Blackdale.

— C’était avant votre arrivée, laisse échapper Lloyd dans un souffle. (Il se morigène, puis se racle la gorge.) Vous vouliez me voir ?

— Eh bien, oui. Je vous en prie, asseyez-vous.

— Je dois retourner dans les Rocheuses au plus vite…

— C’est justement de ça que je souhaite vous parler. (Il désigne une chaise face à son bureau.) Asseyez-vous.

James soupire mais obéit quand même. Il ne la sent pas, cette entrevue.

— J’ai appris que vous étiez souffrant.

— Ça va.

Richard Philips est un bureaucrate dans toute sa splendeur. De l’avis de James, il n’aurait jamais dû devenir shérif, mais que peut-il y faire ? Philips s’affale un peu plus sur son fauteuil en cuir vert et le scrute un long moment, le détaille de haut en bas. Un petit sourire en coin, du genre agaçant, fend son visage. Ça lui donne l’air idiot.

— Vous savez que j’ai des yeux et des oreilles partout, Lloyd. N’est-ce pas ?

James ne répond pas. Sa jambe gauche remue nerveusement. Il a horreur des espaces clos.

— Vous avez beau jouer à l’Indien la moitié de l’année dans la montagne, je sais ce que vous faites et ne faites pas.

Le shérif se redresse un peu et pose ses coudes sur le bureau en joignant ses mains.

— Je sais que vous faites tout pour chasser dans la plus pure tradition de votre honorable métier. Je sais aussi que vous ne faites pas beaucoup de prises.

— Où voulez-vous en venir ?

— Vous savez où je veux en venir. Écoutez, Lloyd… Je vous aime bien. Je sais que vous n’abandonnerez jamais cette vie mais, entre nous, vous savez que c’est la fin. Les tensions entre Indiens et Blancs, et celles entre les unionistes et les territoires confédérés, sont en train de nous entraîner au bord de la guerre civile. On doit assurer notre avenir…

— Où voulez-vous en venir ? répète James, une octave plus basse.

En cet instant, sa patience est dangereusement en train de se faire la malle.

— Vous voulez vivre en ermite, c’est votre choix. Mais vous devriez songer à vous reconvertir. On s’inquiète pour vous.

James est curieux de savoir qui est ce « on ». Il se garde pourtant de questionner Philips, ça lui ferait perdre encore plus de temps, de toute façon.

— Vous avez besoin de moi, lâche-t-il plutôt.

— Eh bien… Oui.

— Pas intéressé.

Lloyd se relève, prêt à partir.

— Si vous voulez garder votre statut de trappeur et vos licences, vous devriez m’écouter.

— C’est une menace ?

Philips lève les mains en signe d’apaisement.

— Allons, allons ! De suite les grands mots.

Il désigne une nouvelle fois la chaise vide face à lui et, après un petit duel de regards, Lloyd se rassoit.

— J’ai un travail pour vous, avoue alors le shérif. Ça vous permettrait de vous renflouer un peu et de retourner dans votre cabane en toute sérénité.

James fait abstraction du ton désobligeant de Philips qui, lui, sort un papier d’un de ses tiroirs et le lui tend.

« Reward — $5,000 for the capture of the Morrison Gang — Wanted for robbery and murder — Nathaniel C. Morrison – William « Wild Wallace » Hart – Sol Sanchez – Jeremiah McKennie – Jesse « Babe » Bowman – Joseph J. Reed – Eugene « The Doc » Armand – Mabel Legrand. »

— Je chasse les animaux. Pas les hommes.

— Ce gang de malfrats pourrait être comparable à des bêtes sauvages. Vols et meurtres, indique Philips en pointant du doigt les mots sur l’avis de recherche, au cas où Lloyd ne saurait pas lire.

— Les animaux ont plus d’honneur qu’un groupe de hors-la-loi, croyez-moi, répond le trappeur sans ciller.

— Peu importe. Vous voyez ça ? C’est marqué cinq mille dollars. C’est une somme considérable.

— Je sais lire.

Philips pince les lèvres. Lui aussi semble à bout de patience. Pourtant, il se force à sourire et enchaîne :

— Ils sont dans la région. Région que vous êtes le seul à connaître comme votre poche. Engager un chasseur de primes nous ferait perdre trop de temps. Vous êtes l’homme de la situation.

Lloyd fronce les sourcils en le dévisageant. Philips ne lui dit pas tout.

— Qu’est-ce que vous y gagnez, dans l’histoire ?

— Un haut-fait de plus sur mon tableau de chasse. Bien sûr, la capture de Morrison et de ses hommes, morts ou vifs, sera faite en mon nom. Vous toucherez l’intégralité de la récompense, mais personne ne devra savoir que vous étiez sur le coup.

— Et qu’est-ce que j’y gagne, à part cinq mille dollars ? Je peux très bien me faire de l’argent en vendant mes fourrures.

Le shérif éclate de rire. James serre les poings sur ses cuisses.

— Pas avec ce que j’ai à vous apprendre, mon vieux ! s’exclame Philips, toujours hilare. J’ai reçu un télégramme la semaine dernière, qui vient de Saint Louis. Puisque les élections présidentielles se dérouleront dans quelques mois et qu’il semblerait bien que Lincoln l’emportera, tout le monde se prépare à de gros changements. L’alliance des commerçants de Saint Louis a révisé ses textes. Vous allez devoir payer des taxes et racheter une licence fédérale si vous voulez continuer à travailler légalement en tant que trappeur.

— Ils n’ont pas le droit ! s’emporte Lloyd.

Il tape du poing sur le bureau en fusillant Philips du regard. Il n’aurait jamais dû descendre en ville, rien ne va depuis qu’il y a posé les pieds.

— Puisque vous êtes un citoyen de Blackdale City, vous devez vous y plier, assène le shérif. Ça vous coûtera environ trois mille dollars.

— Je peux encore…

— Non. Vous ne pouvez pas et vous le savez, Lloyd ! Pour l’amour du Ciel, cessez d’être aussi obstiné ! Acceptez mon offre. Vous serez tout autant gagnant que moi dans cette affaire. Vous savez que j’ai raison.

James s’est figé. Bien sûr que Philips a raison, et c’est bien là le problème. Même si c’est le shérif qui lui propose ce contrat, il a l’impression de mendier. Ça ne lui plaît pas du tout. Il vit de la chasse depuis près de vingt ans et tout semble s’être écroulé en seulement quelques heures.

— Autre chose. Ce n’est pas stipulé sur l’avis de recherche, mais je sais de source sûre que Morrison garde ce qu’il dérobe dans un endroit précis. Trouvez sa planque et ramenez-moi le butin. Je vous offre cinq cents dollars de plus si vous y parvenez. Dans le cas contraire, et même si Morrison et ses hommes sont appréhendés, je garde la récompense.

— Et c’est quoi, le butin ?

— Rien qui vous concerne.

Il marque une pause théâtrale face à la mine moitié furieuse, moitié déroutée de Lloyd.

— Vous êtes le dernier « vrai » trappeur du Colorado à ma connaissance. Avec cet argent, votre avenir est assuré. Vous pourrez même former quelqu’un d’autre pour vous succéder. À moins que vous ayez des enfants qui reprendraient l’affaire familiale. C’est vrai, ça ! Vous êtes marié, Lloyd ?

Un ange passe. James finit par se relever et saisit l’avis de recherche d’un geste rageur. Il tourne les talons vers la sortie.

— Je vous donne un mois maximum ! lance Philips dans son dos. Passé ce délai, vous serez vous aussi considéré comme hors-la-loi, puisque pratiquant le braconnage sans licence et sans avoir payé vos taxes !

La porte claque. Richard Philips sourit.

5

 

James a du mal à reprendre son souffle. Sa colère ne décroît pas et met ses poumons au supplice. Il sait que le shérif Philips a raison, que les trappeurs sont finis, mais il est hors de question pour lui d’abandonner le travail d’une vie sans se battre. Pourtant, il vient de fêter son trente-cinquième anniversaire, est seul et n’a pas de descendance. Il doit penser à son avenir, maintenant plus que jamais.

Il entre dans la petite étable où il sait son cheval bien au chaud. Un gamin le reconnaît et lui indique où le trouver. Thunder est sa seule famille. Il passe ses doigts dans la crinière noire du mustang qui baisse la tête en quête de plus de caresses.

James peut survivre seul en montagne. L’argent n’a jamais été un problème, du moins jusqu’à aujourd’hui. Si sa santé lui fait défaut, peu lui importe. Il n’achètera pas les médicaments coûteux que le docteur Bennett lui a prescrits, mais se soignera comme il l’a toujours fait : à la manière indienne. En revanche, il ne pourra pas échapper longtemps aux autorités s’il ne rachète pas ses licences. Sa situation fait déjà de lui un marginal, il ne compte pas en plus devenir hors-la-loi.

Il n’a pas le choix. Il doit accepter l’offre du shérif.

— Je savais que je te trouverais ici, fait une voix à quelques pas de lui.

Lloyd se crispe, toujours sur ses gardes. Ses yeux s’assombrissent lorsqu’ils croisent ceux de Julian Garrett. Il retient un grognement et se tourne vers Thunder pour continuer à le caresser.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Tu avais une mine affreuse chez le shérif. J’ai croisé Timothy Wood dehors et il m’a appris que tu étais souffrant, alors je suis venu voir comment tu allais.

Les gens ici n’ont-ils rien d’autre à foutre que de se mêler de ses affaires ? James soupire sans cacher son agacement. Sans compter que Garrett est la dernière personne qu’il voulait voir ici et qu’il sent la fièvre poindre à nouveau. Il commence sérieusement à se demander si quelqu’un ne lui a pas jeté le mauvais œil.

Comme il s’obstine à rester muet, Julian s’approche et tend une main vers son visage. D’un geste vif, Lloyd lui saisit le poignet et lui jette un regard assassin. L’autre se fige un instant sous la surprise. Malgré l’expression intimidante du trappeur, il ne baisse pas les yeux, au contraire. Il s’approche encore, jusqu’à n’être plus qu’à quelques centimètres de James, son poignet toujours douloureusement prisonnier de sa prise.

— Ne me repousse pas, souffle-t-il tout bas.

Lloyd n’esquisse aucun mouvement. Il le toise presque avec indifférence.

— C’est toi qui es parti, laisse-t-il tomber froidement.

— J’avais pas le choix.

— Les explications, fallait me les donner il y a deux ans, tonne James en le relâchant.

Il fait mine de ramasser du foin et le présente à Thunder pour s’empêcher de frapper le jeune homme. Ça le démange tellement. Il est grand temps qu’il quitte cette foutue bourgade.

— James, s’il te plaît…

Garrett tend encore sa main vers lui, mais cette fois, Lloyd le repousse avec plus de conviction.

— Tu es malade, laisse-moi t’aider, insiste Julian.

— Fous-moi la paix ! grogne Lloyd en le dépassant.

— C’est ça ton problème, James ! Tu es trop fier pour demander de l’aide ! Regarde-toi, tu tiens à peine debout !

James se retourne brusquement et rebrousse chemin d’un pas vif, index levé qu’il enfonce dans la poitrine du jeune homme.

— Tu ferais bien de te la fermer, parce que tu ne sais rien, le menace-t-il de sa voix éraillée qu’il n’élève même pas.

Et ça fait son petit effet, puisque Garrett blêmit.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ces deux dernières années ? s’étrangle-t-il.

Hormis le fait qu’il l’ait laissé tomber et que, presque par sa faute, Lloyd se retrouve aujourd’hui au bord du gouffre, que Philips ait découvert un moyen de foutre sa vie en l’air et qu’il ait une putain de fièvre lancinante qui lui fout un mal de crâne insupportable ? Rien de spécial.

Bien sûr, James se garde bien d’expliciter ses pensées. Il serre plutôt la mâchoire et prend une grande inspiration.

— Je quitte la ville, annonce-t-il. Je reviendrai pas.

Cette déclaration les surprend tous les deux. James ne fuira pas, non. Il ira chercher ces abrutis de hors-la-loi, les remettra à Philips, puis quittera le Colorado pour toujours.

— Est-ce que… c’est à cause de moi ?

Le trappeur esquisse un sourire narquois.

— J’ai tourné la page y a longtemps.

— James…

Son nom sonne comme une supplique. Garrett essaie encore de le toucher, mais Lloyd est déjà dehors. Malade ou pas, il a pris sa décision. Il quittera Blackdale City dans l’heure.

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