Chapitre 1

 

Jules

— T’as pas intérêt à me mordre.

— Ça me fait mal, grogné-je en me tortillant.

— Écoute, je ne vais pas y aller avec la main entière, alors, s’il te plaît, fais un effort.

Aveuglé par la lumière de l’ampoule nue au-dessus de ma tête, je m’exécute. Pas la main entière, certes, mais quand même trois doigts d’un coup. C’est loin d’être agréable. Je note au passage qu’il faudrait songer à acheter un lustre.

— Je ne vois rien du tout.

Gianni fronce les sourcils et recule, libérant ma bouche martyrisée. Comme d’habitude quand il réfléchit, ça lui donne l’air pas très sympa.

— Je pense qu’il faut changer d’angle, proposé-je d’une petite voix.

— Appelle ton dentiste, répond-il en ôtant les gants en latex que je lui ai imposés avant de me toucher, il sera toujours plus utile que moi.

— Il va falloir attendre dix ans pour décrocher un rendez-vous.

Gianni hésite. Il doit comprendre à quel point cette situation me pèse. En effet, je suis persuadé depuis trois semaines d’être l’hôte imprévu d’une dent de sagesse douloureuse. Bien qu’il ne soit pas médecin, c’est mon colocataire qui s’est chargé de la vérification. Visiblement, il n’est pas opticien non plus, parce qu’avec une bonne paire de lunettes, il n’aurait pas raté une dent qui pointe, j’en suis convaincu. Il n’en reste pas moins qu’il a vérifié de bon cœur, alors j’essaie de ne pas trop lui montrer ma déception quand il abandonne.

Gianni et moi nous sommes rencontrés dans une association destinée à sociabiliser les gens comme nous. Je ne saurais pas trop nous définir en un mot. Disons, les cas pathologiques de la région. C’est un peu l’équivalent des alcooliques anonymes, mais version névrosée. Chacun arrive avec ses problèmes, ses phobies, ses psychoses. Parfois, on en parle, parfois pas. Ça dépend. Le plus souvent, on se farcit des sorties en groupe, on va au restaurant, on boit toute la soirée dans le pub du coin. J’ai tout de suite craqué sur Gianni, même s’il l’ignore. Il a ramené avec lui tout un panel de peurs incontrôlables, option anxiété sociale. J’ai une aversion pour les maladies, les microbes, les virus ; lui, ce sont les gens. À peu près tous, sauf sa sœur et sa nièce. D’une certaine façon, j’envie la relation qu’il entretient avec sa famille. Pour lui, c’est un peu le centre de sa vie. Je crois que c’est ce qui l’aide à sortir la tête de l’eau les mauvais jours : il sait qu’il doit prendre sur lui pour eux, pour préserver ce lien précieux. Ils ne viennent pas souvent à la maison, en revanche. Dommage, ça m’aurait fait une sorte de petite famille complémentaire.

Plutôt timide de nature, j’ai pris sur moi pour entamer la conversation et ça a collé illico. C’était dans un resto. Italien. Ça ne s’invente pas. Je lui ai tenu de longs discours en franco-italien-yaourt pour le détendre. Sa famille est originaire de Gênes. Je ne connais pas trop, je sais seulement qu’il y a la mer et du linge qui sèche aux balcons. Et des gâteaux. Le pain de Gênes, c’est un truc local, non ?

Gianni n’a plus mis les pieds en Italie depuis six ans. Quand je lui demande si ça lui manque, il hausse les épaules. À mon avis, c’est surtout qu’il a tellement peur de sortir qu’il n’envisage plus de voyager.

Autant dire qu’on s’est bien trouvés, lui et moi. Tellement bien qu’on a emménagé ensemble. Pendant les premières semaines, il a fallu réfréner mes ardeurs, et puis j’ai conclu deux mois plus tard une phase de deuil sentimental. Oui, car en fait, son plus gros problème, ce n’est pas qu’il est beau à en tomber par terre, c’est surtout qu’il est hétéro. Depuis, nous sommes meilleurs amis pour la vie. Comment pourrait-il en être autrement quand l’homme qui partage mon appartement a accepté sans rechigner de se plier à toute une batterie d’examens médicaux pour être certain de ne pas me refiler quoi que ce soit ? Et puis le point positif, c’est qu’il ne ramène pas de conquêtes à la maison. Sa dernière copine remonte à longtemps en arrière. Quand ses « petits problèmes de sociabilité » n’avaient pas encore atteint le stade du dégoût envers l’espèce humaine.

— T’as pas un médoc contre la douleur, dans tout ton attirail ?

— J’aimerais éviter d’en arriver là. Tant pis, soupiré-je en m’affalant sur le canapé. Tu seras bon pour m’entendre geindre durant les trois mois à venir.

— Ça devrait aller, j’ai l’habitude.

J’aimerais faire la moue, mais j’en suis incapable. Gianni, c’est le regard séducteur qui brise les remparts les plus solides. Même ceux des gens qui boudent, oui, oui. À défaut de le voir se transformer tout à coup en homosexuel intéressé par ma personne, j’ai décidé de prendre en main ma vie sentimentale, laissée à l’abandon trop longtemps. Depuis que j’ai pris conscience de ma maladie, la vraie, je tente par tous les moyens de mener une existence classique. On m’a répété que l’hypocondrie se soigne, que je ne devrais pas m’empêcher de fréquenter des hommes, au contraire : ça risquerait de m’enfermer encore plus dans mes problèmes. Pour une fois, je me suis senti écouté, compris même. On a cessé de me prendre pour un fou. Celui qui a mis le plus de temps à accepter ce mot-là, c’est moi, en réalité. Je ne me rendais pas compte de mes agissements avant que la thérapeute qui nous propose son aide, au centre où se situent les bureaux de l’association, m’explique pendant des heures qui je suis, pourquoi je suis ainsi, et de quelle manière me sortir de ce qui me semblait jusqu’alors une véritable impasse.

Contrairement à Gianni, qui s’est enfermé avec complaisance dans un travail à domicile en envahissant son bureau de machines bizarres, je fréquente un peu de monde au boulot. Je ne me verrais pas me couper des autres, de ma vie sociale ; si je ne mets pas le nez dehors au moins un week-end de temps en temps, c’est un coup à devenir timbré. Mes collègues sortent régulièrement dans des bars branchés et il se trouve que, de plus en plus, j’y participe. Objectif de ma vie : dégoter l’homme idéal. Le plan « recherche du prince charmant » est déployé ! Ce serait un énorme pas en avant d’accepter de partager ma vie avec un homme, de l’accepter lui tout court, aussi, sans me freiner à cause de mes peurs.

C’est Roseline, ma chef et la seule à être devenue une véritable amie, qui s’investit le plus dans cette tâche. Quand je parle d’amie, ça signifie qu’elle constitue ma seule embrassade de la journée. Je ne m’amuse pas à claquer une bise à tout le monde, sinon j’aurais déjà été hospitalisé dix fois cet hiver. Elle n’a pas l’âge de ma mère, mais pas le mien non plus. Je n’ai jamais osé lui poser la question. Quand c’est son anniversaire, elle invente un chiffre au hasard. Nous travaillons dans la même boutique, la plus petite, tandis que les filles gèrent l’autre antenne de l’enseigne deux rues plus loin. Et il se trouve que, par un concours de circonstances plutôt agréable, elle a un ami à me présenter. Avec une rage de dents, ça va être sympa. Miam.

— Je sors, samedi, informé-je mon colocataire bougon.

— Jules va chercher une Juliette ?

— Plutôt un prince charmant. Le genre de type qui te donne des papillons dans le ventre, tu vois ?

— Fort bien.

J’ai remarqué que Gianni n’appréciait pas trop les conversations autour du sexe et de l’amour. Le premier, d’ailleurs, j’ai abandonné. C’est trop risqué de l’imaginer dans un tel contexte alors qu’il obnubile déjà mon esprit, et c’est aussi pour cette raison que j’ai besoin de trouver quelqu’un, de partager ma vie avec un autre homme que lui. Il y a des jours où mes pensées ont tendance à déraper, alors qu’elles ne devraient pas ; je redoute sa réaction s’il venait à s’en apercevoir. Notre amitié est importante pour lui comme pour moi. Si je la brisais avec une blague malvenue ou une réflexion de travers, je m’en voudrais. Alors voilà, il faut que je me case. Si j’avais un copain, je ne penserais sûrement qu’à lui et tout resterait normal avec Gianni.

— En boîte ?

— Non, certainement pas, tu crois que je vais me trémousser dans un nid à microbes ? Je dois le rencontrer au cours d’un dîner chez Roseline. Elle invite une copine et un copain. Le copain, c’est pour moi, bien sûr.

— J’avais deviné.

— J’ai l’impression de ne pas m’être envoyé en l’air depuis dix ans.

— Le dernier, c’était quand ?

Gianni me tourne le dos, affairé à cuisiner. Depuis le canapé, je me penche pour intercepter un regard ou une expression, mais il demeure concentré sur ses carottes.

— Est-ce que ça t’intéresse vraiment ?

Entre deux légumes, il relève le nez. Comme il ne sait pas faire deux choses à la fois, la carotte attend son tour.

— Oui.

— Un bon moment. Si j’arrive à franchir ce cap, j’aurais fait un bond de géant. On ira chez lui, t’inquiète.

— Merci.

J’ai longtemps cru qu’une colocation serait impossible, malgré toute la bonne volonté du monde. Force est de constater que mon voisin de chambre est très discipliné et attentif aux problèmes de chacun d’entre nous. Par exemple, il cuisine et je fais la vaisselle. Son truc, c’est l’aspirateur ; moi, c’est la javel. Je ne touche pas à la boîte aux lettres – dans le genre montagne de microbes, merci bien –, alors il remonte mon courrier tous les matins, tandis que je récure centimètre par centimètre chaque parcelle de la salle de bains et des toilettes. Un vrai petit couple.

— Tu as une photo du gars que tu dois voir ?

— Elle m’a envoyé un message ce matin. Regarde.

Je me traîne jusqu’à la table, qui sert aussi de plan de travail et de séparation entre la cuisine ouverte et le salon. Au-dessus de nos têtes, de grosses ampoules ornent l’espace et permettent de cuisiner sans se couper. Leur lumière se reflète dans les cheveux bruns de mon Italien. Et, sur l’écran de mon téléphone, tout sourire, c’est un beau rouquin aux yeux verts qui me lance un regard coquin. Il n’a pas l’air assez bien pour séduire Gianni, cependant.

— Tu en penses quoi ?

— Je ne suis pas gay, mais il a l’air de choper tout ce qui bouge.

Surpris, je fixe mon portable. Certes, l’expression est séductrice, mais mieux vaut ça que l’inverse, non ? Qu’est-ce qui cloche ? Son sourire ? Ses taches de rousseur ? C’est plutôt mignon. Il y va un peu fort.

— Toi, tu ne collectionnais pas les filles ?

— Il fut un temps, ricane Gianni.

— Il ne te plaît pas ?

Cette fois, il hausse les épaules.

— Bof.

Bon. Ça commence mal. Pas que mon activité sexuelle nécessite une quelconque autorisation de sa part, mais savoir que mon ami ne valide pas mon prochain rancard me laisse un poil dubitatif.

— Je ne trouve pas qu’il ressemble à un dragueur. Ce n’est certainement pas le premier venu qui va se révéler être l’homme de ma vie, de toute façon. Ou alors, il faudrait un sacré coup de chance. En plus, on a déjà des amis en commun, c’est un bon début. Moi, je veux y croire ! On ne sait jamais ce que la vie nous réserve.

— Du saumon en papillote, ça te convient ?

— Très bien. Ajoute une carotte supplémentaire dans la tienne. Ça rend aimable, peut-être sociable aussi.

Gianni me lance un regard qu’il espérait sans doute assassin, trahi par le sourire qu’il tente de dissimuler. Ça ne lui va pas, de tirer la tronche. En général, on évite les blagues sur nos troubles respectifs quand la situation ne prête pas à rire, mais il y a des fois où ça permet de détendre l’atmosphère.

— Tu iras faire les courses cette semaine ? Il n’y a plus grand-chose.

— À vos ordres !

Oui, parce que, bien sûr, pour qu’il mette les pieds dans un magasin… il faut se lever tôt. Le temps que je me désinfecte les mains, il tourne de l’œil. Faudrait pas qu’on se retrouve confinés tous les deux dans la même baraque un jour d’épidémie. Franchement, je ne sais pas lequel de nous deux claquerait avant l’autre. Ce serait un coup à mourir de faim.

En bon petit commis, je me laisse tomber sur une chaise en face de lui et lance les morceaux de légumes dans le papier d’aluminium qu’il s’est appliqué à façonner en forme de… bateau ? Quelque chose comme ça.

— Panier !

— J’ai reçu une commande pour illustrer des faire-part, ce matin. Le mec s’appelle Jules, j’ai pensé à toi.

— C’est ringard, le mariage. Panier.

J’adore l’ennuyer avec ça. Gianni ôte ses papillotes de mon champ de vision.

Il façonne des cartes, menus, bougies même, enfin, tout un tas de trucs pour les jeunes mariés. Forcément, il ne sera pas d’accord avec moi. Si Bidule n’épousait pas Machin, il serait au chômage. Et puis il est très romantique. Un peu plus que moi, je pense. Il aime les belles choses, bien faites, offertes avec amour. Quand il emballe ses paquets, il y met du cœur et glisse toujours un petit quelque chose en guise de remerciement.

— Moi, je trouve ça beau. C’est symbolique.

En fait, ce que je trouve le plus drôle, c’est son revirement professionnel : il était vendeur dans un magasin de sex-toys, à l’origine. C’est complètement dingue. D’ailleurs, il en vend encore deux ou trois et présente tout son stock en vidéo sur le Net, quand ce n’est plus la saison des mariages. Ses clients ? Des femmes, essentiellement. Quand bien même certains de ses jouets trouveraient tout à fait leur place dans mon placard, il semblerait que ce soit moins rentable, les homosexuels. « Ce qui part le mieux, c’est la lingerie sexy, le vibro et le rouge à lèvres qui pétille », répète-t-il à chaque fois en levant les yeux au ciel. C’est une façon de voir les choses. Moi, je persiste à penser qu’il devrait s’ouvrir un peu.

— Tu parles d’un symbole. Ils finissent tous par divorcer.

— Ta vision de l’amour est édifiante.

Pour un mec qui n’a plus connu de petite amie depuis des plombes, facile à dire. Forcément, ça le fait rêver. C’est qu’il est fleur bleue, mon Gianni. Le genre de type qui se mettrait à pleurer si on lui offrait des fleurs. Pour son anniversaire, je pensais lui faire la surprise.

Peut-être qu’entre des roses et des feuillages, je planquerai un billet d’avion. Un petit tour sur la terre de ses ancêtres, ça le ressourcerait, et moi, j’ai bien envie de voyager en ce moment. Il faudra juste que je remplisse un peu ma trousse de secours. Elle tiendrait une semaine si nous venions à tomber malades en même temps, mais pas deux. Bon, cela dit, l’Italie, ce n’est pas le fin fond de l’Inde ou du Pérou. A priori, ils ont des pharmacies.

— Tu as reçu le mail de l’association ? On a rendez-vous le 23 au café-restaurant, à dix-neuf heures.

— Le même que la dernière fois ?

— Oui. Tu viendras avec moi ?

— Il faut bien, lâche-t-il dans un soupir qui en dit long sur sa volonté.

Je me décolle de la chaise et enlace mon adorable homme des cavernes en évitant toutefois de lui claquer un baiser sur la joue. Monsieur est pudique.

— C’est pour ta sociabilité, mon petit spaghetti.

— Tu me racontes tous tes rendez-vous, c’est un peu comme si je les vivais aussi et ça me va très bien.

— Oui, mais tu ne les vis pas, justement. Tu verras, tu seras content quand on rentrera. C’est toujours pareil, Gianni. Tu râles, puis quand tu t’affales sur le canapé à trois heures du matin avec un coup dans le nez, tu te sens bien.

Docile, il lève la main et je tape dedans, tout sourire.

— Je te ferai boire comme jamais, ça te détendra. Tu me fais confiance ?

— Non, pas trop, mais adjugé.

Chapitre 2

 

Gianni

Je regarde fixement les arbres secoués derrière la fenêtre, installé sur l’un des sièges de la salle d’attente. Difficile de dissimuler ma nervosité : je sais qu’il va falloir effectuer le trajet inverse jusqu’à l’appartement, et rien que d’y penser, j’en ai des sueurs froides.

Courage, Gianni, je pense à toi. Appelle-moi quand tu sors, d’accord ?

Je remercie ma mère de s’intéresser autant à mon sort, même quand je me sens partir en arrière. Heureusement que je peux compter sur le soutien de mes proches.

— Gianni, bonjour, entrez, je vous en prie.

Je n’étais plus revenu au centre depuis un moment. La cohabitation avec Jules m’a aidé à avancer dans le bon sens, à m’engager dans la vie au-delà de mes peurs ; toutefois, certains jours, elle ne suffit pas. Avant de couler, je me suis décidé à revenir. Tant pis si je ne parle pas, c’est un défi personnel : je me suis déplacé jusqu’ici, je vais y rester une bonne heure, et quand j’en sortirai, je serai fier de moi.

— Bonjour.

Elle, c’est Sylvia, qui a pris le relais de ma psychologue à travers des groupes de paroles emplis d’hommes et de femmes aussi détraqués que je le suis. On parle, on s’écoute, on évacue les tensions. C’est le moment durant lequel chacun peut laisser libre cours à ses paroles, sans se soucier de qui les entendra.

— Comment est-ce que vous vous sentez ?

Bonne question. Un jour j’avance, le lendemain je recule. J’aimerais lui dire que j’ai eu raison de stopper les séances, que je me sens mieux dans ma tête, cependant ce n’est pas le cas.

— La route me paraît interminable.

— C’était compliqué pour vous de venir ici ?

— Oui. Enfin, surtout avant de partir. Une fois que j’étais dehors, je me suis dit que de toute façon… j’y étais. Autant aller au bout.

— Je suis très heureuse que vous ayez eu le courage de sortir. Est-ce que ça vous stresse de savoir qu’il y aura des personnes nouvelles avec vous, que vous ne connaissez pas ?

— Oui.

Le plus difficile, c’est avouer ses faiblesses. J’espérais tomber sur une séance avec d’anciens camarades, mais il n’y en a qu’un dont le visage me parle dans la salle, lorsque je suis la thérapeute qui tente de me rassurer. Je me raccroche mentalement à la première chose qui vient, pour me concentrer sur un point et calmer ma respiration. Ses chaussures. C’est bête, mais c’est là que mes yeux se sont fixés.

— Vous pouvez sortir si vous ne vous sentez pas bien, n’hésitez pas, personne ne vous jugera. Vous souhaitez boire quelque chose ? Un thé ?

— Merci. Non, merci.

Tout le monde me regarde quand je m’installe sur l’un des coussins disponibles, posés au sol. Ça y est, je déglutis plus que nécessaire. À chaque fois, je me demande si j’ai l’air d’un taré ou d’un hippie, assis en tailleur dans le cercle de… patients ? Je me répète que c’est pour mon bien.

— Nous sommes au complet, ronronne Sylvia. Qui veut commencer ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose de particulièrement difficile dans vos vies depuis la dernière fois que nous nous sommes vus ?

Les débuts de séances se ressemblent assez. Personne n’ose se confier, jusqu’à ce que l’un ou l’une d’entre nous craque sous le poids d’un événement pesant qu’il ou elle a besoin de déballer, au risque d’imploser sous la pression. C’est le jeune homme que je connais de vue qui s’y colle, aujourd’hui.

— Moi, oui, lâche-t-il en se tordant les mains. Bonjour, pardon. J’ai reçu ma sœur à la maison, mais elle est venue avec son chien, elle ne pouvait pas le laisser seul chez elle. Elle m’a demandé plusieurs fois si j’étais sûr de pouvoir l’accepter pendant trois jours, si ce n’était pas trop pour moi, et j’étais certain d’y arriver. En réalité, ça a été un calvaire. Il a mis des poils jusque sur le canapé, j’en ai fait des crises de nerfs, et elle… elle n’a pas compris, puisque je lui avais promis de faire des efforts. J’ai tout nettoyé et récuré pendant trois jours, ça l’a rendue folle, et encore après quand elle est partie. J’aurais voulu lui expliquer que je ne le faisais pas exprès, que ça me donnait mal au ventre rien que de voir une trace de patte, encore pire quand il s’est mis à grimper sur la table de la cuisine. La cuisine, vous vous rendez compte ? Des milliers de saletés là où je prépare à manger. J’étais au bord de l’évanouissement. Le dialogue est complètement rompu avec ma sœur, je ne sais pas de quelle façon m’excuser, d’autant que, je pense, c’est à elle de faire le premier pas. Elle me dit que ce n’est rien, qu’elle aurait dû s’en douter, et je me sens mal parce que je me rends compte que, dans le fond, elle ne croyait pas en ma sincérité quand je lui ai affirmé pouvoir supporter sa présence et celle de son chien. Il est mignon, ce n’est pas que je ne l’aime pas, mais… des poils, de la terre, je n’ose même pas imaginer ce qu’il a ramené de l’extérieur. Et elle, elle pense qu’elle n’a pas à s’excuser, que c’est moi qui ai merdé.

Plus il se livre, plus il se tord les doigts. Je reste bloqué sur son index, qui me semble prêt à se retourner tant il tire dessus. J’imagine la tête de Jules si un chien entrait chez nous. Un coup de dent et il filerait à l’hôpital le plus proche pour être certain de ne pas avoir chopé la rage.

— Est-ce que vous lui avez dit que cette situation vous brisait le cœur parce que vous tenez à elle, et que ses paroles vous ont blessé ?

— Je ne suis pas très démonstratif. On ne se dit pas ce genre de chose. C’est ma sœur !

Tous ces gens autour de moi, en tout cas une grande partie, ne peuvent pas compter sur leur famille dans les moments de crise. C’est ce que j’ai le plus de mal à assimiler. Je peux entendre que des parents, un frère ou une sœur en aient ras le bol de supporter un comportement qu’ils ne comprennent pas, mais cherchent-ils à le comprendre ? Ma mère m’a soutenu dans toutes mes démarches. Elle s’intéresse à l’évolution du problème qui me bouffe l’existence depuis cinq ans, jour pour jour. C’est une date dont je me souviendrai toute ma vie. Sans doute est-ce pour cela que je suis ici à cet instant. Je me rappelle chaque détail, le visage de tous ceux qui étaient présents ce jour-là, je me souviens même de la météo. Il pleuvait des cordes.

J’écoute le jeune homme confier sa douleur et sa peine, puis une femme qui doit avoir à peu près le même âge que moi se livre à son tour. Dans un contexte différent, elle m’aurait plu. Peut-être même l’aurais-je invitée à boire un verre. Mais ici, alors que nous avons tous des problèmes qui nous accablent, je me rends compte que j’ai perdu le côté séducteur dont on m’a longtemps affublé. Je n’envisage plus ma vie avec une compagne. Comment serait-ce possible, alors que je refuse de mettre un pied en dehors de mon bureau ?

— Gianni, est-ce que vous avez vécu une expérience difficile ces dernières semaines ? Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, je suis certaine que vous avez quelque chose à nous raconter.

Ils me fixent tous. Je déglutis, gigote sur mon coussin. Je ne supporte plus qu’on me dévisage ainsi. Je me souviens de la peur dans leurs yeux, de ces regards que l’on s’échangeait en pensant que peut-être ce seraient les derniers de notre vie. Je ne veux plus jamais que l’on me scrute, que l’on tente de sonder ce qu’il se passe dans ma tête.

— C’est une date particulière, commencé-je en inspirant profondément. Il y a cinq ans, je me suis retrouvé… coincé… dans un centre commercial. Je préfère ne plus rentrer dans les détails, mais je pense que vous avez tous entendu parler de ça, des types armés jusqu’aux dents se sont pointés en pleine journée. J’ai réussi à sortir parce qu’on nous a envoyé des tas de militaires pour éviter un carnage, mais chaque année ils en parlent à la télévision, et chaque année, alors que j’ai passé les douze derniers mois à essayer d’oublier ce qu’il s’est passé, je me retrouve plongé dedans. C’est partout, même sur Internet. Même à la radio. Mais moi, je voudrais juste qu’on pense à ceux qui étaient là, que ça a rendus malades, qui ne peuvent plus vivre comme avant parce qu’ils ont peur à chaque fois qu’ils font un pas à l’extérieur. J’ai pris le bus pour venir ici, c’était déjà compliqué parce que je savais que j’étais enfermé dedans, peut-être au milieu de personnes complètement dingues. J’ai passé tout le trajet à surveiller chacun des passagers. Alors voilà, je suis reparti dans une sale période, et tous les pas en avant que j’ai réussi à effectuer jusqu’à présent ont l’air de s’effacer, tant je suis bloqué par la peur. Il y a des jours où je n’arrive pas à me contrôler, où je suis tétanisé. Ça m’énerve parce que j’ai l’impression de ne pas réussir à m’en sortir, donc je deviens difficile à vivre, je parle moins, je ris moins, ce n’est pas agréable, ni pour moi ni pour mes proches.

— Est-ce que tu en parles à ta famille ? interroge un homme qui me paraît à l’âge de la retraite.

— Oui, tout le monde est au courant. Je sais que j’ai de la chance parce que je suis soutenu, pourtant je crois qu’il me faudrait un déclic.

— Leur soutien peut vous apaiser, mais ça ne rend pas votre souffrance moins légitime, relève Sylvia.

— Je voudrais juste redevenir comme avant. Et je n’ai pas de solution pour ça.

— Tu n’as pas quelqu’un qui saurait te rassurer et avec lequel sortir ?

— J’ai essayé avec mon coloc, ça fonctionnait bien. Il me traînait dehors pour courir. Mais cet hiver, on s’est un peu laissé aller… ça n’a pas aidé, j’en ai profité pour me renfermer.

— C’est une excellente idée, le sport ! Si vous lui demandez de reprendre, il sera ravi de vous accompagner, surtout si vous êtes proches tous les deux.

Une fois que chaque membre a déballé ses problèmes, la séance se conclut par une bouffée de positif. En fouillant bien, je parviens à trouver quelque chose de bien qui s’est produit et qui contrebalance l’impression qui m’oppresse de vivre dans un quotidien négatif. Les autres aussi réussissent à mettre en avant un événement sympa, ou une réussite personnelle ou professionnelle. Au moment de partir, nous sommes invités à nous resservir un thé, mais c’est un peu trop pour moi : je préfère m’en aller avant de me sentir à l’étroit, dans cet espace confiné, avec cinq autres personnes.

— Excuse-moi ! Gianni, c’est ça ?

Je me retourne juste avant de franchir la porte. La jeune femme, la seule du groupe, par ailleurs, me rejoint avec un sourire timide.

— Je ne connais personne, avoue-t-elle. Est-ce que c’est impoli si je m’en vais avec toi ? Je ne me sens pas à l’aise.

— Je ne pense pas, non. Je suppose qu’ils comprendront.

La voilà qui s’excuse auprès des autres avant de me suivre jusqu’à l’ascenseur… et je me souviens alors qu’elle disait être claustrophobe.

— Escaliers ?

— Merci.

Elle allume une cigarette sitôt dehors. Nous prenons un bus différent, mais au même arrêt. Je ne sais pas quoi lui dire et espère qu’elle lancera la conversation. Là, tout ce que je souhaite, c’est me jeter sur le canapé et ne plus sortir avant au moins quinze jours.

— Tu en veux une ?

— Je ne fume pas, mais merci.

Bonjour l’ambiance. Je scrute tous les gens autour de nous, les jeunes comme les vieux, sursaute quand deux garçons se disputent violemment sur le trottoir d’en face. Je note tout de même une amélioration dans mon comportement : il y a encore deux ans, je serais rentré en taxi. Peut-être que je n’avance pas vite, mais il faut que j’arrête de penser que je recule sans cesse, sinon ça va vraiment finir par arriver.

— Est-ce que tu viens dans deux semaines ?

— Je ne sais pas trop. Peut-être le mois prochain. Tu t’appelles comment, déjà ?

— Olivia !

Elle a les cheveux longs, bruns et bouclés, les joues rosies par le froid, un petit nez retroussé, comme Jules, et de jolies lèvres. Si mon colocataire était là, il pesterait contre la cigarette et craindrait un cancer du poumon, parce que « fumeur passif, c’est tout aussi dangereux, et ces gens-là s’en contrefichent ».

— Tu ne penseras pas que je te drague si je te donne mon numéro ? Comme ça, la prochaine fois que tu y vas, j’irai aussi, je connaîtrai quelqu’un.

Si, un peu, mais je secoue la tête.

— Pas de problème. Tu prends quelle ligne ?

— J’ai été un peu utopiste, avoue-t-elle avec un sourire contrit. Je pense plutôt rentrer à pied. Je n’habite pas très loin, en trente minutes je serai chez moi.

— Tu as peur du bus ?

— D’être enfermée dedans, oui… La prochaine fois, j’y arriverai. Tiens, mon numéro, le tien approche !

Elle a juste le temps de me le confier avant que mon bus s’arrête devant nous. Je la salue d’un signe de la main et reste debout dans le véhicule durant tout le trajet, histoire de sortir le plus tôt possible. Je n’ai d’ailleurs jamais marché aussi vite qu’entre la descente et l’appartement.

— Salut, je suis rentré.

À peine ai-je franchi le seuil que la voix stridente de Jules résonne depuis le salon.

— Attention ! Je viens de laver, je t’ai créé un passage jusqu’à ta chambre.

Je l’aperçois, accroupi sur le canapé pour voir ce que je fabrique par-dessus le dossier. Devant moi sont alignées au moins dix serpillières espacées d’un mètre cinquante chacune. Il a créé un chemin pour que mes pieds n’effleurent pas le sol, quand bien même j’ai pris soin d’ôter mes chaussures avant de passer la porte. Si j’ose semer bactéries, virus, microbes ou poussière suspecte, il risque de devenir incontrôlable. Je me déplace donc à grandes enjambées, sous son regard attentif.

— Arrête de froncer les sourcils, dans dix ans tu me feras une scène parce que t’as des rides. Je ne touche rien.

— Je te crois, mais je préfère vérifier.

Même les serpillières sont blanches comme neige. On pourrait dormir dessus.

— Je peux aller me laver les mains ?

— Oui, mais ouvre avec le bras et rince le robinet derrière toi, s’il te plaît.

Lui se désinfecte si souvent qu’il n’a pas besoin de laver tout ce qu’il touche. Et encore, depuis que ça lui a irrité la peau, il s’est calmé. Maintenant, il collectionne les crèmes hydratantes en plus des gels antibactériens. Moi, malgré le fait que je sorte peu, j’ai l’obligation d’essuyer le lavabo de la salle de bains parce qu’il « ne sait pas tout ce que je tripote quand il ne surveille pas où je pose les doigts ».

— Ça a été, ta journée ?

— Livraison aujourd’hui, ronchonne Jules depuis le salon.

— Pas trop, alors ?

— Non.

Je l’imagine déballer des tas de cartons touchés par des tonnes de gens. Le pauvre a dû manquer de peu une crise cardiaque. Il enfile des gants en latex dans ces cas-là, mais il semblerait que ça ne suffise pas à l’apaiser.

Je le rejoins en prenant soin de toujours marcher sur le chemin en serpillières et m’écrase sur le divan, éreinté. Quand je sors, c’est un tel défi que ça m’épuise, psychologiquement et physiquement. Pas besoin de parcourir des kilomètres, c’est comme si.

— Et toi, alors ? T’étais où ?

— J’ai fait un tour à l’asso.

— Merde. Ça n’allait pas à ce point-là ?

— J’en avais besoin. Ça va mieux.

J’adore Jules, pourtant, il y a des choses que je préfère aborder avec d’autres. Il a tant de problèmes à gérer entre sa phobie des maladies et sa furieuse envie de s’en sortir en rencontrant du monde… je ne peux pas lui imposer le moindre de mes tracas dès que je suis prêt à exploser.

— Est-ce que tu veux mater une série en te goinfrant de pizza ?

— Ce n’est pas un peu tôt ? le taquiné-je.

— Sinon, il reste des bières en attendant de commander. Par contre, c’est toi qui ouvres.

— Adjugé. Fais-moi penser à appeler ma mère, j’ai oublié sur le trajet.

— Appelle ta mère.

Même un jour pareil, il réussit à me faire sourire. Que ferais-je sans un ami comme lui ?

Chapitre 3

 

Jules

Il souffle un vent à décorner les bœufs quand j’appuie sur le bouton de l’interphone. Pas de réponse de Roseline, ça commence bien. Sur le parking, qui me nargue tandis que je me pèle le derrière, une grosse moto que je soupçonne être celle de notre invité surprise. Ma collègue a un mari motard, rien d’étonnant à ce que ses connaissances pratiquent aussi le maniement de gros calibres. Est-ce qu’il sera tout de cuir vêtu ?

— Dis donc, Jules, trois fois que je t’ouvre la porte, tu rêves ?

— Oups. Merci !

Dans l’ascenseur, j’en profite pour vérifier mon apparence une dernière fois. Pas de lèvres gercées, pas de bouton de fièvre, pas de bouton tout court. Mon fessier remercie mes goûts en matière de pantalon, la chemise entrouverte fera elle aussi son petit effet, et si ça ne suffit pas parce qu’il préfère les minets, je n’aurais qu’à jouer un peu du poignet. Ah ! Les portes s’ouvrent, je tape discrètement et constate que j’arrive en second. Monsieur est déjà là. Pas depuis longtemps, parce que c’est lui qui m’accueille en déposant son manteau dans l’entrée.

— Salut ! Jules, enchanté.

— Romain, ravi de te rencontrer.

Sexy Rouquin est encore plus caliente en grandeur nature. Imposant, carré d’épaules, plus bouillant que ma chaudière en plein mois de janvier. Je note des oreilles décollées qu’il avait bien dissimulées sur sa photo, mais soit. Si ce n’est que ça, il n’y a pas mort d’homme.

J’ai décidé de prendre sur moi concernant ma tendance à toujours envisager le pire en matière de santé. Par conséquent, pas de diagnostic de prévu pour Romain, je me contenterai de lui préciser qu’on sort couverts. Le plus difficile, ce sera de tenir jusqu’au bout, mais je n’ai plus le choix. À chaque fois qu’un homme me plaisait, j’avais une chance sur deux de le voir s’enfuir en courant face à mes demandes improbables. Si je veux espérer trouver l’homme de ma vie, il va falloir y mettre de la bonne volonté et arrêter de passer pour un dingue en demandant un bilan clinique à tout le monde.

Je redoute d’abord qu’il me tende la main et retiens de justesse un gémissement plaintif quand il s’approche pour me claquer une bise sur les deux joues. Au secours.

— Salut ! lancé-je en esquivant sa bise.

J’ai droit à un regard surpris, presque vexé, alors je dégaine un joli sourire pour qu’il n’imagine pas le pire, quand Roseline me sauve la mise en déboulant dans le couloir.

— Tu as ramené du vin ? Adorable, merci beaucoup.

Roseline a changé de coupe depuis hier. Toujours à la pointe de la mode, elle suit les comptes des célébrités – et des stars de télé-réalité – pour se tenir informée de tout en temps et en heure. Bijoux fantaisie, dont la plupart proviennent de la boutique, décolleté tendance, quelques tatouages bien choisis, manucure impeccable, je crois que ça la résume bien. Elle m’embrasse, s’empare de la bouteille comme s’il s’agissait de la dernière sur terre et nous abandonne tous les deux avec autant de subtilité qu’un éléphant marchant sur des œufs. Effet immédiat : ça me met mal à l’aise. Romain, en revanche…

— Alors, jeune et célibataire ? lance-t-il avec un clin d’œil. Rosy t’aime beaucoup, elle n’a pas arrêté de me parler de toi.

Rentre-dedans, Sexy Rouquin. Nous nous installons sur le canapé, et ça devient compliqué de jongler entre les petits fours qui me donnent faim et lui qui… me colle.

— Il paraît, oui. J’ai vu que tu étais venu à moto. Gros calibre, dis donc.

— On me le dit souvent.

Deuxième clin d’œil entendu, quand la sonnerie de l’entrée nous interrompt. C’est Sophie, la copine invitée que je ne connais pas. Si elle est là, c’est que Roseline l’aime bien ; pas seulement pour lui éviter de tenir la chandelle, je présume. J’admets qu’elle est plaisante, d’autant qu’elle reste discrète, alors ça me permet de creuser côté plan cul éventuel.

J’ai envie de demander à Sexy Rouquin à quand remonte sa dernière fois, s’il est sûr d’avoir bien mis une capote. Si par un miraculeux hasard il a dû faire une prise de sang récemment, je suis même prêt à m’improviser pharmacien pour lui expliquer en détail les petites lignes et en profiter pour tout analyser. Manque de chance, il sait que je travaille avec Rosy. Ça ne fonctionnerait pas.

Entre des pizzas, des bières, du vin et des chips, j’apprends que Romain est mécanicien, qu’il a l’habitude de retaper de gros engins, parfois même rares, et qu’il pratique la musculation de temps à autre. Il y a beaucoup de piment sur ma quatre fromages, je trouve. Ou alors, c’est la température ambiante, j’en sais rien. Roseline accepte d’ouvrir la fenêtre un moment. Romain sort un cigare, m’en propose, j’accepte pour me la péter un peu, je m’étouffe, bye bye mon sex-appeal. Les minutes les plus longues de ma vie. À part cette fois où je patientais dans la salle d’attente du médecin pour lui étaler avec frénésie la liste de tous les cancers potentiels que j’avais chopés pendant l’hiver.

— Tu es fumeur ?

— Non, juste les cigares en soirée. Pourquoi ?

— Pour rien.

Ouf !

Du coin de l’œil, je vérifie que Sexy Rouquin n’arbore pas un début d’herpès qui viendrait foutre en l’air la courbe de ses jolies lèvres. Pour l’instant, rien à signaler. Il n’a pas non plus le nez qui coule ou les yeux rouges, ne renifle pas, ne tousse pas. Bon point pour lui. Un seul signe alarmant suffirait à le reléguer au cachot jusqu’à la fin des temps.

L’avantage de Gianni, c’est qu’il ne sort jamais. Enfin, une fois par semaine, ou tous les quinze jours, selon son humeur. Par conséquent, impossible qu’il contracte le moindre virus, le plus infime microbe, et cette simple pensée envahit tout mon être d’une chaleur rassurante. Cet homme, c’est un doudou. Je voudrais un copain comme lui.

— T’as quelque chose de prévu ce soir ? demande Romain à voix basse.

— J’ai rendez-vous avec un type qui doit me montrer sa bécane. J’ai hâte.

Je me demande comment il aime le sexe. Moyennement romantique comme type, à première vue. Il a enchaîné les sous-entendus sexuels. Peut-être pas versatile non plus.

En une soirée, je sais déjà que ça ne fonctionnera pas pendant six mois avec Romain. Peut-être six semaines, si l’on ne se voit pas trop souvent. Il est gentil, drôle, mignon, aucun problème avec ça, mais quand il parle, il a tendance à m’endormir. Du moins, pas à me captiver, on va dire. Pour me séduire, il en faut un peu plus. Reste l’option trois orgasmes d’affilée dans la nuit, mais là encore, je demeure sceptique. Gianni avait raison. Gianni a toujours raison. C’est dommage, parce qu’il est sympa, vraiment. Je ne comprends pas pourquoi je n’arrive pas à m’extasier sur ce qu’il raconte. Il me regarde dans les yeux, a l’air confiant, ce n’est pas une grosse brute.

Est-ce que mon séduisant futur amant mériterait une toison un peu plus brune ? Moins de barbe, peut-être ? Une démarche plus féline, un tempérament plus tactile ? Je ne parviens pas à déceler ce qui me dérange le plus. C’est comme s’il me plaisait tout entier sans pour autant parvenir à déloger cette idée préconçue et bien ancrée dans mon crâne de l’homme parfait. Je suis trop pénible, il vaudrait mieux que j’arrête de réfléchir pour me concentrer. Malheureusement, la concentration, c’est pas mon point fort. Mes profs s’en souviennent encore, les pauvres.

Roseline vante mes mérites à Sexy Rouquin. Elle devrait se reconvertir et postuler en agence matrimoniale. « Jules est vraiment adorable, les clients l’adorent ! » ; « Jules a toujours un mot gentil, toujours le sourire, qu’est-ce que c’est agréable de travailler avec lui ! », et ça continue au point de m’embarrasser. Heureusement, la musique, l’alcool et la nourriture ont raison de ma gêne inopinée. On discute, on rit, on se moque un peu aussi, des fois, et ça dure des heures. Quand je relève le nez, l’horloge indique minuit. Sexy Rouquin suit mon regard.

Aucun de nous n’a besoin d’inventer une excuse : tout le monde a très bien compris pourquoi nous sommes ici et pourquoi nous repartons ensemble. Le sourire de Rosy est si large qu’il lui plisse les yeux. Ça sent le débriefing mardi matin à la boutique. Je l’embrasse, salue sa copine d’un geste de la main et me voilà fin prêt pour la sauterie du jour.

Notre descente en ascenseur est la chose la plus lancinante que j’aie jamais eu à subir de toute ma vie. Le silence oppressant ne s’interrompt qu’avec une injonction polie de Romain, qui me tend un casque. Aurait-il prévu son coup ?

— Tu habites loin d’ici ?

— Non, t’en fais pas.

Bon… Au pire, je me coltinerai le métro demain matin. En me levant à cinq heures, je ne devrais pas y croiser trop de monde. Rien que d’y penser, ça me fout la gerbe. Ça risque de me couper dans mon élan, et j’étais bien parti là, à califourchon derrière Sexy Rouquin.

Il avait raison, le trajet s’avère plutôt court et, vingt minutes plus tard, je passe du cuir au matelas avec une gaule violente. Il est doué, je l’avais pressenti. En revanche, il y a une chose sur laquelle je n’ai pas encore émis d’avertissement, et maintenant que j’ai les fesses à l’air, il serait temps d’y penser.

— Je ne fais rien sans capote.

— T’inquiète.

— Non mais, vraiment rien.

Le seul en qui j’aurais confiance à ce niveau-là, c’est Gianni. Peut-être parce que je connais le détail de ses prises de sang par cœur. Il faut vraiment que j’arrête de penser à ce mec quand on me suce. Ça va finir par me monter à la tête.

Ça y est, c’est foutu.

C’est incroyable comme je peux passer d’un état à l’autre en quelques secondes. S’il savait que je pense à lui dans un moment pareil, il aurait honte, c’est sûr. Ça l’embarrasserait. Gianni est beaucoup plus pudique que moi.

Le moment le plus humiliant de cette soirée, qui s’annonçait torride et qui démarrait bien, arrive au moment où mon amant déroule un second préservatif, sur lui, cette fois. Et s’il craquait ? En un éclair, je visualise la quasi-totalité des infections et autres maladies sexuellement transmissibles dont il est peut-être porteur sans en avoir la moindre idée. Voire… le VIH. Je ne bande plus du tout.

— Est-ce que ça va ?

— Oui, oui.

Je dois bander. S’il a un doute sur mon désir pour lui, ça va le refroidir. Alors que si l’on couche ensemble, demain, il racontera à son meilleur pote comment il a déglingué son coup du samedi soir ; et moi, j’aurais réussi à dépasser mes peurs pour m’envoyer en l’air le plus naturellement du monde, comme les gens normaux.

— Tu es sûr ?

S’il s’évertue à le demander, c’est qu’il a bien vu que non, ça ne va pas. Je ne parviens toutefois pas à trouver les bons mots pour lui expliquer la situation.

— Excuse-moi, je ne comprends pas ce qu’il m’arrive.

— Mais tu as toujours envie ?

Plus il insiste, moins c’est le cas. De quelle façon sortir de cette impasse ? Je ne peux pas m’enfuir en courant comme un gamin.

Tout à coup, les propos de Sylvia, la thérapeute de l’association, me reviennent en mémoire. Combien de fois m’a-t-elle demandé si mes relations sentimentales et sexuelles se portaient mieux ou pire qu’avant ? Mes efforts sont parvenus à me faire rencontrer un homme, cependant, si je n’arrive pas à lui accorder ma confiance le temps d’une toute petite nuit, cela signifie que le chemin va être encore long.

— C’est la capote, ça me perturbe.

— Je croyais que tu ne faisais rien sans ?

— Je sais. J’ai juste… peur qu’elle craque.

Sexy Rouquin éclaire la chambre pour me fixer durant une éternité, pas certain de la meilleure réaction à adopter face à un type aussi farfelu que moi.

— J’ai acheté le paquet il n’y a pas longtemps, il n’y a aucun risque.

— Le taux de fiabilité des préservatifs n’a jamais dépassé les quatre-vingt-dix-huit pour cent, et encore, dans le meilleur des cas.

— Dis donc, tu fais une scène pareille à tous les mecs avec lesquels tu couches, ou c’est moi le problème ?

Je ne vais pas y arriver. On ressemble à deux idiots, à poil sur son lit. Je me sens si stupide. C’est humiliant, une situation pareille.

— Je ne peux pas, soufflé-je en récupérant mes vêtements à la hâte. Je suis désolé, ce n’est pas toi.

Et je m’enfuis comme je ne voulais surtout pas le faire.

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