Les Gens sur la Plage – Extrait

À Jean Paul,

1

 

Flore Cassandri.

J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne trouve pas trace d’une Flore Cassandri. Cette fille qui m’a contacté peut très bien m’avoir rencontré à l’école primaire, comme être un de ces escrocs dans un cybercafé, quelque part en Afrique… Les arnaqueurs ont très vite compris comment tirer parti des réseaux sociaux.

Ce nom, ce prénom… Quelque chose résonne comme un secret enfoui. Instinctivement, en cliquant sur le bouton qui va nous mettre en contact, j’hésite un instant – comme si accepter cette demande en « ami » pouvait rompre un équilibre, venir perturber la mécanique bien rodée de ma vie si sage et sans folie…

Je me suis inscrit sur Facebook il y a plusieurs mois, comme tout le monde, quand le réseau social a commencé à vraiment prendre de l’ampleur dans la vie des gens. Comme tout le monde, j’ai repris contact avec quelques personnes oubliées, le temps d’un tchat et d’un point sur la vie. Quelques copains du lycée ou de la fac, d’anciens collègues ou des gens que je n’ai fait que croiser.

Que peut-il bien surgir de mon passé ?

Je dois bien avouer que je suis extraordinairement banal. La grande aventure, c’est pour les autres. J’ai eu une enfance normale, dans une petite ville de province que j’ai quittée pour les études, avant de m’installer définitivement à Paris. J’ai gravi les échelons dans la boîte qui m’a recruté à la sortie de l’université, une entreprise qui vend des eaux minérales – plates, pétillantes, aux agrumes –, une multinationale de vendeurs de flotte. J’y ai occupé plusieurs postes, services commerciaux ou marketing, où j’ai toujours été apprécié pour mon sérieux et mon efficacité. Dans ma vraie vie ou parmi ce réseau « d’amis » plus ou moins virtuels, on ne trouve pas de mystère, personne qui ne soit devenu célèbre, ni criminel, ni président – rien que des gens qui me ressemblent, qui ont grandi en province, fait des études pour la plupart, avant de se marier et de faire des enfants. Des gens comme tout le monde.

Une petite heure après avoir accepté de devenir son « ami », je reçois un message privé, avec une photo d’elle. « Pour que tu saches à qui tu parles », ajoute-t-elle en commentaire, car son profil est presque vide et terriblement anonyme – avec beaucoup de photos de paysages sans âme et quelques partages de ces citations feel-good sur le besoin de croire en soi, de s’affirmer et d’autres banalités du même tonneau…

Ses yeux me disent vaguement quelque chose. Je repense à mes années de fac, ces seules années un peu folles où j’ai connu les vapeurs d’alcool et les coups d’un soir, avant de me poser dans des vies de couple anesthésiantes. Je cherche vers les aiguillages de ma vie étudiante, puisqu’après cela, je n’ai rien vécu de même un tout petit peu fou… J’ai essayé de construire une vie avec une fille, puis une autre, et puis une autre. Ça s’est toujours terminé, sans que je comprenne vraiment comment ou pourquoi, sans doute parce qu’au fond de moi, je n’ai jamais voulu que ça dure. Je n’ai jamais rencontré la bonne personne, le grand Amour qui aurait fait chavirer mon cœur. Je suis célibataire, à presque quarante ans. Il y a sans doute de quoi flipper – en tout cas, c’est bien ce que les autres me font ressentir. Mes amis ont tous des femmes et des mômes, mais moi, je ne me sens toujours pas prêt, ou quelque chose comme ça. J’ai surtout beaucoup bossé – trop, sans doute. Les plus grands moments de bonheur que j’ai connus depuis mon enfance sont mes vacances au soleil et les virées au ski avec le comité d’entreprise.

« Désespérément immature », a commenté ma dernière copine quand elle m’a quitté. Peut-être avait-elle raison… Je ne réussis jamais à me projeter dans l’avenir. Les enfants, la vie de couple, le repas du dimanche chez les beaux-parents, ce sont des trucs qui m’effraient. Mais c’est simplement parce que je ne suis jamais vraiment tombé amoureux – voilà, c’est sans doute pour ça que toute ma vie ressemble étrangement à mon CV. J’ai fait de bonnes études et, quelques postes plus tard, je me retrouve directeur. Un beau parcours professionnel, à défaut d’une vie privée trépidante. Je travaille toujours trop, parce que sinon je m’ennuie, ça se résume presque à ça. Je ne sais pas ce qui peut clocher chez moi pour que je ne rencontre pas l’amour, comme ça arrive aux autres. Je me répète souvent, comme une excuse, que je ne peux pas toujours tout réussir… Un jour, je rencontrerai quelqu’un, et ce sera simplement évident.

Mais je n’ai pas atterri sur Facebook pour draguer, malgré le vide sidéral de ma vie sentimentale. Je n’espère rien d’un contact avec cette fille surgie de nulle part.

Un autre message arrive. C’est un pavé confus de plusieurs lignes. Elle dit que je peux peut-être l’aider à y voir plus clair, au sujet de quelque chose qui s’est passé il y a très longtemps. Si je suis bien qui elle pense, alors j’ai peut-être la clé d’un mystère de sa vie.

Elle ajoute qu’elle sait que je vais trouver tout cela bizarre – mais que non, ce n’est pas une arnaque. Je lui avoue en réponse que je n’ai aucune idée de qui elle est, et j’ignore même si nous nous sommes déjà rencontrés.

Elle me semble plus confuse encore dans la suite de la conversation. Je ne suis peut-être pas la bonne personne et elle s’en excuse d’avance. Ce qu’elle a à me dire est assez compliqué et elle préférerait le faire de vive voix. Je lui fais remarquer qu’elle habite Clermont-Ferrand et moi Paris, mais je suis d’accord pour aller prendre un verre à Montparnasse ou à la gare de Lyon, si elle veut.

Pendant plusieurs jours, aucune nouvelle, et puis un soir, je reçois un message plus explicite que les précédents :

« Si tu es bien qui je crois, alors tu as passé la plupart des étés de ton enfance au camping des Bruyères, sur la côte atlantique. C’était il y a longtemps, une bonne vingtaine d’années, mais je pense que tu y as connu mon frère. C’est de lui que je voudrais te parler. »

Mon dernier séjour au camping des Bruyères doit remonter à mes dix-sept ans et il y a une éternité que je n’ai pas repensé à ces étés d’enfance.

J’ai eu des copains, là-bas. D’autres enfants rencontrés sur la plage à l’heure de la marée montante, quand il fallait défendre des vagues les châteaux forts patiemment construits pendant toute l’après-midi. Ce camping était un mini monde, une petite France, avec des enfants venus des quatre coins du pays. Il y avait même des Hollandais, des Anglais, des Danois… Des gens de toutes sortes et d’un peu partout, et c’est précisément ce qui rend cet endroit si merveilleux dans ma mémoire.

Mais il n’y en a pas eu tant que ça, des copains qui ont compté.

Je lui demande comment s’appelle son frère, mais je le sais déjà.

Je me souviens soudain de ce prénom : Flore. À l’époque, ma mère et mon père avaient fait une remarque idiote : « Ils ont des prénoms bizarres dans cette famille. Flore. Et pourquoi pas Faune pour le prochain ? » s’étaient-ils moqués. Mes parents étaient très friands de jeux de mots balourds…

Flore est la petite sœur de Nathanaël. Forcément, je ne l’ai pas oublié – je me suis demandé ce qu’il a pu devenir, ce genre de choses. Mais c’est comme ça pour tout le monde, on grandit et on se détache de l’enfance. Au fond de ma mémoire, les boîtes à souvenirs des étés au camping des Bruyères prennent la poussière depuis si longtemps…

Toute mon enfance fut douce et heureuse comme le soleil sur les plages de juillet.

Mais notre histoire avec Nathanaël est faite de secrets. De beaucoup de secrets.

Flore m’explique que son frère, mon ami d’enfance, a disparu depuis des années. L’été qui a suivi mon dernier séjour là-bas. À l’aube de ses dix-huit ans, juste après être allé passer ses vacances au camping comme tous les ans, Nathanaël s’est volatilisé. Comme ça. Un matin, il n’était plus là et personne n’a plus entendu parler de lui ensuite.

Je reste plusieurs minutes devant l’écran de l’ordinateur à me demander quoi répondre – que dire ? Les copains de vacances se perdent de vue à la fin de l’enfance, c’est presque toujours comme ça. On est amis pour la vie, et puis la vie arrive…

Nathanaël n’était pas comme tout le monde. Il ne pensait pas comme tout le monde. À l’époque, je me disais que ce garçon était assez unique et assez fou pour se hisser un jour en couverture des magazines. Il était de cette race-là : les fougueux, les audacieux, les optimistes…

Je n’arrive pas à me représenter Natty à l’âge qu’il doit avoir aujourd’hui. C’est peut-être pour ça que j’ai si peu repensé à lui, au fil des années – pour le conserver intact dans mes souvenirs, éternel adolescent rieur, figé comme une carte postale des jours heureux. Notre amitié fait partie de ces vrais secrets, ceux qu’on ne partage jamais.

Une histoire inattendue aux parfums d’enfance vient de surgir dans ma vie sans soleil, c’est peut-être le moment de replonger dans le passé.

En vérité, cela fait des années que j’attends que quelque chose me pousse à sortir de cette routine qui me ronge en arrière-plan. Je finis par déprimer à feu doux dans mon existence millimétrée. Le travail de neuf heures à dix-huit heures, le squash le mardi soir avec Jeff, du juridique ; le tennis le samedi matin avec Yves, le directeur comptable ; les expos avec ma copine Martine, qui est aussi férue d’art que moi. Souvent j’ai des dîners chez des amis qui sont tous des gens très bien, avec de bons boulots et des réunions importantes sur leurs agendas. Ma vie est bien rangée et presque parfaite. Il faudrait juste que je prenne un peu de temps pour moi.

J’ai été à deux doigts de tout plaquer, il n’y a pas si longtemps – démissionner, vider mes comptes et recommencer quelque chose de nouveau, un truc qui aurait du sens loin de la routine grise de Paris. Mais j’ai renoncé après avoir constaté que je n’avais aucune idée de ce que j’avais envie de faire. Je suis du genre raisonnable – on ne fait pas dérailler un train qui est lancé sur de si bons rails. Tout va bien dans ma vie, j’ai juste des moments de déprime de privilégié.

Cette histoire imprévue, c’est comme une distraction, une petite aventure qui apparaît alors que je me sens terne et inintéressant…

On va continuer d’échanger des messages sans que j’en apprenne plus sur le sort de mon ami d’enfance. Flore n’a jamais eu aucune nouvelle – Nada, comme elle dit. Pas l’ombre d’un indice ni le commencement d’une piste. Mais l’histoire de sa famille, c’est compliqué… Et si je meurs d’envie de savoir ce qu’elle entend par « compliqué », je n’ose pas lui demander. Au lieu de ça, j’apprends qu’elle bosse pour le conseil régional d’Auvergne et qu’elle sort d’une histoire compliquée aussi – elle se dit donc que c’est peut-être le bon moment pour elle de faire le point et de retourner là où son frère a passé son dernier été. Pourquoi pas ?

Le paradis d’enfance. Le pays des gens sur la plage.

Alors, évidemment, on pourrait peut-être se voir là-bas – au cas où j’aurais moi aussi des envies de voyages en Nostalgie. Comme ça, on pourrait se parler vraiment. De notre enfance, de son frère, de ce que je pourrais avoir à lui raconter de cette époque-là. Tout ça est un peu bizarre, mais quitter Paris le temps d’un week-end peut me faire le plus grand bien. L’océan, l’air pur ; oui, c’est une excellente idée.

De toute façon, elle ne sera pas seule, précise-t-elle, peut-être pour que je ne me fasse aucune illusion sur un possible dénouement romantique à cette escapade. Elle sera à l’hôtel en compagnie de sa vieille tante Mathilde qui trépigne d’impatience à l’idée d’aller voir un peu la mer, elle qui s’ennuie ferme à Clermont-Ferrand. Mais on pourra aller prendre un verre, aller dîner… Juste se rencontrer, puisqu’on ne se connaît plus.

***

Deux ou trois semaines plus tard, je me retrouve là, plongé dans le fauteuil moelleux d’un café qui étend sa terrasse en bois jusqu’au bord de la plage. La station balnéaire de mon enfance est aussi vide que l’établissement, déprimante comme peuvent l’être les villes touristiques quand la saison est finie. Les paradis d’été sont tristes à mourir en hiver.

Flore Cassandri arrive en compagnie de sa tante, une dame de quatre-vingts ans, élégante dans son manteau en fourrure, avec un visage revêche qui me met tout de suite mal à l’aise. Elle me toise d’un air pète-sec.

Toute la situation est très étrange. Je rêve d’un week-end d’évasion, et je file rejoindre une fille inconnue et sa vieille tante qui l’est encore plus dans une station balnéaire en plein mois de mars… Tout ça pour évoquer des souvenirs vieux de vingt ans.

Qu’est-ce que je fous là ? Quelle idée bizarre ! Pourquoi ne me suis-je pas payé un voyage au ski ou sur une île grecque ?

Parce que tu n’avais personne pour t’accompagner, me souffle en réponse une cruelle petite voix intérieure…

Flore, la trentaine, porte un jean de marque. Mince, élancée, elle a un visage de femme dynamique, le genre à diriger des réunions et des équipes de projets. Son sourire trahit son expérience commerciale. Elle me regarde droit dans les yeux et me gratifie d’une poignée de main confiante et rassurante – mais pas forcément très chaleureuse.

— Tu es déjà là, c’est formidable, Charles ! Je suis ravie de te rencontrer enfin. Je te présente ma tante, Mathilde.

— Enchanté, vraiment !

Je tente un sourire et la vieille dame me répond d’une grimace. Quand le serveur se pointe, comme nous sommes les seuls clients, il s’attarde un peu à parler de la pluie et du beau temps. On commande finalement des jus de fruits – j’ai très envie d’une bière, mais je suis certain que la mémé est du genre à juger tout le monde et je n’ai pas envie de me voir coller une étiquette d’alcoolique. Il n’est que deux heures de l’après-midi.

— Ça fait combien de temps que t’es pas revenu par ici ? me demande Flore d’un ton désinvolte.

— C’est la première fois, à vrai dire.

— Tout de même… Tu as fréquenté cet endroit pendant, quoi ? Dix-sept ans ? Et tu n’es jamais retourné faire un pèlerinage ? On fait tous cela, à un moment de notre vie…

— Il faut croire que ce moment n’était pas encore arrivé… Je suis en train de le faire, ce pèlerinage, un peu…

— Oui, voilà, c’est un peu l’occasion.

Dans le silence gêné qui suit, la tante Mathilde me jette des regards soupçonneux, et quelque chose m’échappe. Ce n’est pas Flore la petite sœur que je devrais retrouver comme ça, des années après, pour parler de notre enfance… Sa sœur, je ne la connais pas, ça n’a pas de sens : c’est lui qui devrait être là, à sa place. On se serait retrouvés par Facebook, tout pareil, et on aurait décidé de se revoir. On aurait forcément plein de trucs à se dire. Sur cette terrasse, celui qui manque, c’est le prince Natty, comme je l’appelais pour moi-même quand je pensais à lui entre les vacances, pendant les longs mois à rêvasser en classe, loin du monde des gens sur la plage.

Ou au moins, je préférerais être là sans la vieille tante Mathilde qui ne me semble pas très espiègle…

— Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider, dis-je ensuite, pressé par un besoin étrange de me justifier. Si j’ai bien compris, ton frère a disparu à la fin des vacances, l’été qui a suivi mon dernier séjour ici. Mais je n’étais pas là. Ma famille et moi, nous ne sommes pas venus l’année de mes dix-huit ans.

Flore approuve rêveusement, mais la tante me dévisage en fronçant les sourcils.

— C’est tout de même un peu simple ! dit la vieille acariâtre sur un ton qui n’a rien d’aimable. De ce que je peux savoir, vous étiez drôlement proches à cette époque ! J’ai du mal à croire que vous ne sachiez rien de ce qu’il a pu devenir !

— Qu’est-ce que vous voulez dire, exactement ?

— Rien, elle ne veut rien dire, intervient Flore en la fusillant du regard.

— Je n’ai pas foutu les pieds ici depuis des années ! L’été où il a disparu, je n’étais pas en France. Mes parents avaient cassé leur tirelire pour m’offrir un séjour en Angleterre… J’ai passé plusieurs semaines dans une famille pour apprendre l’anglais. Ça se faisait pas mal, à l’époque.

— Oh, mais voyons ! Tante Mathilde s’emballe un peu… Tu peux imaginer, cela fait vingt ans que toute la famille vit avec des questions. Alors, on pouvait espérer que tu allais te souvenir de quelque chose, c’est vrai… Je n’espère pas retrouver mon frère, pour tout dire. Je me suis faite à l’idée que je ne le reverrai jamais. J’aimerais juste savoir ce qui a pu lui arriver. Et me rappeler qui il était…

— Je ne savais même pas qu’il avait disparu… Ce n’est pas que je l’ai oublié… C’est juste que… c’est l’enfance. C’est loin.

Elle me fait un sourire de compassion, mais la vieille se met à tousser avec un petit cri moqueur.

— Je trouve ça un peu trop facile, moi. Je suis persuadée que vous savez quelque chose…

— Hein ? Mais que voulez-vous que… ? Vous insinuez quoi, à la fin, Miss Marple ?

— Du calme, enfin ! s’écrie Flore.

Je baisse la tête d’un air penaud, la vieille tante fait de même tandis que le serveur nous jette des regards réprobateurs. Il est sans doute en train de se dire que les touristes hors saison sont tous des Parisiens agressifs…

Complètement givrée, la vieille. Elle, là, elle est en train de jouer au Cluedo dans sa tête et, dans son délire, elle me voit en train d’assassiner mon ami d’enfance – c’est n’importe quoi.

La rencontre virant à l’orage, une fois les consommations expédiées dans une conversation légère et forcée, je dis à Flore que j’ai l’intention d’aller voir le camping. Ce n’est pas bien difficile, il suffit de longer la plage. C’est une balade un peu longue sans doute pour une dame de quatre-vingts ans, mais Flore, elle, peut avoir envie de m’accompagner. Cette plage, c’est aussi son enfance à elle. Enfin, évidemment, si elle pense comme la vieille que je peux être un assassin, elle n’est pas obligée de me suivre.

Mais je ne prononce pas cette cynique remarque et Flore trouve l’idée excellente. La tante Mathilde renchérit en disant qu’elle a envie de se reposer tranquillement, à contempler la mer.

2

 

— Alors, c’est là ?

— Oui, c’est bien ici… Mais tout a changé…

Il n’y a pourtant pas le moindre doute. J’ai bien connu cet endroit, cette dune marécageuse derrière la plage de sable fin. Quelques arbres abattus par une récente tempête gisent tristement dans un mélange de mousse, de boue et de sable, et il subsiste encore des traces de chemins pierreux, avec leur roche rougeâtre encore apparente. C’est la seule preuve visible que ce lieu a un jour été autre chose. Un tout autre monde, un paradis d’été où je suis venu chaque année pendant dix-sept ans.

— Toi, tu ne te souviens de rien ?

— Mon frère et moi avons presque dix ans d’écart. La dernière fois que j’ai mis les pieds ici, je devais en avoir huit ou neuf… Je n’ai que de très vagues souvenirs.

— Il en reste que dalle, de toute façon… Le camping a été démoli et la nature a repris ses droits…

Au loin, au-delà du marécage, vers la route, on devine bien quelques mobil-homes derrière un grillage, là où doit se trouver encore l’entrée de ce qui reste des Bruyères. Jadis les caravanes venaient jusqu’au pied de la dune, à quelques dizaines de mètres seulement de la plage.

— Ils ont tout détruit… Comme s’ils avaient cherché à effacer toute trace du camping. Ils ont même rasé la maison des sauveteurs. Et les blocs sanitaires…

Flore se met à rire.

— Tu es triste parce qu’ils ont détruit les chiottes ?

Elle se moque – et c’est vrai que ça paraît un peu ridicule –, mais elle était trop petite, à l’époque, pour se souvenir… Un bloc sanitaire dans un camping, c’est le centre de vie. C’est là que tout le monde se croise. Les gens y font connaissance, discutent pendant la queue aux douches, avant de finir par s’inviter pour l’apéritif à la caravane de l’un ou de l’autre. Et c’est là qu’avec son frère Nathanaël, j’ai vécu de véritables aventures… De vraies épopées imaginaires ou des farces de garnements, entre batailles d’eau et courses-poursuites en tongs.

Parfois, on y cherchait même des trésors…

Mais tout ça n’existe plus. De mon enfance en ces lieux, il ne reste que de vagues traces insignifiantes.

— Tu vois cette petite butte avec les arbres dessus ? Les grands pins à moitié arrachés là-bas ? Le bloc sanitaire était juste derrière…

— Ah, mais tu y tiens vraiment, à tes chiottes !

Si elle savait tout ce qui s’est passé dans ces chiottes, comme elle dit… Parfois, les gourbis les plus infâmes peuvent devenir le théâtre de passionnantes histoires – enfin, quand on est enfant, évidemment… La queue aux douches, les heures de pointe à la vaisselle, les nettoyeurs qui bloquaient tout deux fois par jour pour désinfecter avec leurs jets de vapeur, ça faisait partie du folklore. Plus personne ne peut imaginer un truc pareil, aujourd’hui… Les normes et habitudes ont beaucoup changé, mais dans les années 80, les gens savaient sacrifier un peu de confort pour l’insouciance d’un mois en plein air. Une joyeuse atmosphère de liberté régnait alors – et les sanitaires en faisaient partie, dans leurs courants d’air et leurs murs blanchis à la chaux.

Je garde le souvenir de moments très heureux. C’était la vie en maillot de bain, au rythme des marées de cette plage de l’Atlantique ; les vacances à la mer. La désinvolture de ma jeunesse enfuie… Je sens mon esprit glisser doucement dans une boue de nostalgie inquiétante.

— C’est ridicule ! Le camping n’existe plus, retournons sur la plage.

Nous traversons la dune. Les plantes qui y poussent sont toujours les mêmes – de grandes tiges vertes toutes fines, et les chardons comme des pièges entre les buissons. Avant, il y avait des passages dans la dune et un sable fin qui caressait les pieds. Mais la nature a reconquis son territoire en effaçant les doux sentiers.

Sur la plage, nous nous laissons tomber dans le sable pour contempler l’océan. On devine les formes caractéristiques de la ville de La Rochelle dans le lointain, et l’île invisible d’en face, celle qu’on aperçoit seulement quand le temps est bien dégagé.

— Y avait des tas de campings, dis-je. À certains endroits de la côte, les caravanes venaient tout au bord de la dune, presque sur la plage. C’est curieux, on dirait qu’ils ont tout reculé de quelques centaines de mètres.

— Peut-être un coup des écologistes ? Ils gagnent les élections municipales et ils prennent un arrêté pour protéger la dune ?

— J’imagine mal les proprios des campings se laisser confisquer leur business par une simple décision de la mairie. Il y avait des milliers de gens, ici, l’été. Chaque camping était comme une petite ville. Une machine à fric bien rodée… Il a dû se passer un truc plus grave. Genre un ouragan, ou une tempête…

— T’en aurais entendu parler, tu ne crois pas ?

— Ouais. Peut-être pas… Ne cherche pas, c’est juste le temps qui a passé…

***

Je raccompagne Flore à son hôtel. Elle va dîner avec sa tante, et je prétexte une fatigue et un mal de tête soudain pour ne pas avoir à me joindre à elles.

Un bord de mer hors saison a des allures d’abandon, avec ses rues sans vie et ses rideaux baissés, et y trouver un restaurant relève du défi. Je finis par m’échouer dans cet endroit hors du temps, à la fois café-bar et restaurant, où la décoration est faite de filets de pêche et de lampes poussiéreuses en coquilles Saint-Jacques. L’établissement est sans doute ouvert depuis des décennies – peut-être même y suis-je déjà venu, même si le décor ne fait pas écho dans mes boîtes à souvenirs.

Je choisis un burger parce qu’il n’y a pas grand-chose à commander. La patronne est vaguement souriante, alors j’engage la conversation quand elle vient m’apporter la bière dont j’ai rêvé toute la journée. Je lui dis que je venais souvent dans la région, quand j’étais jeune, toujours au même camping. Elle se met à rire et répond que je ne suis pas le seul. Elle voit souvent des gamins devenus grands qui viennent ici depuis toujours – la région est belle, les plages magnifiques, alors, évidemment, les grands gamins font des gamins, qui font des gamins, et tout ce petit monde vient là depuis des générations ! « Ah, ah, ah ! »

— Moi, j’allais au Camping des Bruyères. J’ai reconnu l’endroit, mais le camping a disparu…

— Les Bruyeres ? Oh, mais il existe encore !

— De mon temps… enfin, quand je venais ici, il y avait des caravanes jusqu’au bord de la dune… Presque carrément sur la plage.

— C’est que ça doit faire un sacré moment que vous n’êtes pas venu par ici, alors… Ils ont fait reculer tous les campings du littoral il y a quelques années ! C’est ça qui s’est passé.

— Les reculer ? Mais pourquoi ?

Elle hausse les épaules tout en ajustant un tablier sur lequel est dessiné un phare. Celui du bout de la plage du nord de la ville, sans doute – c’est une curiosité dans la région, et je me souviens d’y être allé lors d’une balade en voiture avec mes parents.

— C’était pas tout à fait la même histoire, avant… Les gens qui possédaient des campings avaient étendu leur territoire au plus près de la mer. Il y avait comme un flou sur la limite des propriétés… Je ne dis pas que c’étaient des filous, mais bon… Un jour, on a eu un gros changement à la mairie et ils ont remis de l’ordre. Tout simplement. Ce qui est étonnant, c’est que ça ait duré aussi longtemps. Ils en ont bien profité, pour sûr.

— Ils ont dû râler un peu, les proprios des campings, non ?

— Ah, ça… Pour couiner, ça a couiné… Mais y avait tout un tas de trucs écologistes aussi… La dune en danger au niveau de la flore et de la faune, ou je ne sais quoi. Ça a gueulé, mais ils n’ont pas eu le choix. Certains ont perdu plus des trois quarts de la surface. Mais si vous passez par la route, vous le retrouverez, votre camping. Sauf que ce n’est plus un camping, c’est un hôtel de plein air, comme on dit maintenant. Les trucs qu’ils vont pas chercher, hein !… Enfin bref, il n’y a plus que des mobil-homes.

— Et loin de la plage, du coup.

— Ah, ça ! Même aujourd’hui, certains couinent encore !

Je termine mon repas en solitaire, perdu dans mes pensées et mes souvenirs. Je sais qu’il y a des portes que je ne veux pas forcément ouvrir, des morceaux de mémoire derrière que je préférerais laisser dormir.

Je trouve dommage de manger dans un bouge sans âme, alors que je rêve d’un barbecue sur la plage ou d’un pique-nique dans le sable – cet endroit, cette ville, ce n’est même pas une ville, puisque tout est fermé. Je rêve d’été au mois de mars. Je cherche d’impossibles saveurs d’enfance…

Je ne sais pas ce que j’espérais en acceptant ce week-end foireux.

Cette fille, Flore… Elle est bizarre. Qui part à la recherche d’un frangin disparu, vingt ans après ? Qu’espère-t-elle trouver en venant ici ? Pense-t-elle, comme sa gâteuse de tante, que je peux avoir un lien avec sa disparition ?

Que je l’ai peut-être tué, même ?

Si mon ami d’enfance s’est ainsi volatilisé, peut-être est-il mort, en effet. Flore pense sans doute que son frère a eu une fin tragique et mystérieuse. Mais il a aussi pu choisir de disparaître et de ne jamais donner de nouvelles…

Je veux croire que Natty est toujours là, quelque part à côté d’ici ou ailleurs, très loin dans ce monde. Il est en vie, il a réussi à aller au bout d’un de ses grands rêves. C’est peut-être même pour ça qu’il a disparu comme ça. C’est comme cette chanson de Goldman qu’on écoutait souvent à l’époque, dans nos walkmans ou nos radiocassettes… Au bout de mes rêves.

Le Natty que j’ai connu aurait été capable d’un truc pareil. Il était assez rebelle pour cela. Assez libre pour cela. Et avec tellement de rêves dans la tête…

Si ça se trouve, lui, il a suivi un chemin d’aventure qui l’a rendu heureux.

On en parlait, parfois. Des chemins d’aventure. Ces mots adolescents me reviennent après toutes ces années… C’était hier, il y a si longtemps…

Et moi, qu’ai-je fait de ces années, de tout ce temps ?

Voilà bien le genre de pensées que je ne veux pas affronter… Je sais déjà que le bilan n’est pas reluisant. Je n’ai pas vécu grand-chose. En tout cas, aucune des grandes aventures qu’on évoquait à l’époque comme un destin évident, plus tard, quand on serait grands…

Quand je l’ai quittée aux portes de son hôtel, l’un des rares ouverts en cette saison et qui me paraissait si luxueux quand j’étais petit, Flore m’a dit simplement qu’elle voulait que je me souvienne. De son frère et de moi. Pour que je puisse lui en parler avant de repartir – ce que je voudrais bien lui dire, évidemment, elle voulait respecter ce qui pourrait être trop intime. Je lui ai affirmé d’un ton plein de compassion qu’il n’y avait rien dans ma mémoire qui puisse lever le voile sur le mystère de sa disparition, j’en étais bien certain.

— Aucune importance. Ce que tu pourras me dire me rappellera mon frère. Parler de lui le fera revivre un moment.

J’ai hoché la tête en me disant que je n’étais pas sûr d’avoir envie d’évoquer certains détails de ma relation avec son frère. Au fil des années à la plage, Natty et moi avions créé un monde de secrets. Du genre de ceux qu’on ne raconte pas à une petite sœur. Même vingt ans après, même si le frangin a disparu, même si ça permet de résoudre une énigme.

On ne trahit pas les amitiés d’enfance.

Ce n’était pas un simple camping. C’était un monde où les enfants étaient en liberté et les adultes sur la plage.

Un pays dont nous étions les rois, Nathanaël et moi.

Personne ne connaissait le terrain de jeu comme nous. C’était une terre d’aventure dans des yeux d’enfants. Un royaume où s’était peut-être à jamais perdu le prince Natty.

Et je n’en avais rien su, emporté par la vraie vie dans le monde des adultes.

3

 

Quelque part dans les années 80.

L’autoradio branché sur RTL diffuse une chanson de France Gall. Les derniers kilomètres ont la couleur de l’été. L’air au-dehors sent déjà la mer et le soleil.

Et moi j’avais pas la couleur de peau.

Pour le Calypso

Besame Mucho

Vertige des pays chauds

Danser là-bas bientôt

Tico-tico-tico

Calypso…

Mon père arrête la voiture comme il peut, en essayant de ne pas bloquer l’entrée ou la sortie du camping avec notre toute nouvelle caravane. D’ordinaire, nous mettons les voiles dès le lendemain du dernier jour d’école, car il n’est pas question de gâcher un seul jour d’été dans notre triste région d’origine. Mais nous arrivons plus tard, cette année, et le camping arbore un écriteau « complet » qui inquiète mes parents – ils ne vont quand même pas nous refouler, nous qui venons tous les ans, depuis toujours en ce qui me concerne ? Surtout que, cette année, si nous sommes en retard pour le début des vacances, c’est à cause de la caravane, justement. Soigneusement choisie après des dizaines de modèles visités dans toutes les concessions de la région, commandée des semaines auparavant, il a fallu aller la récupérer à cent kilomètres de la maison. Et cela risque de nous coûter notre place, on va devoir choisir un emplacement pourri, loin de la mer ou à côté des poubelles ! Ou pire, on va nous mettre en attente, de l’autre côté de la route, dans cette espèce de pré aménagé en camping bis et qui ne ressemble pas du tout aux vacances à la mer.

Entre les cabines téléphoniques et la boulangerie grouille une foule de gens en maillot, avec des sacs en filets et des paniers en rotin, car aujourd’hui, c’est jour de marché. Les commerçants ont installé leurs étals comme ils le font une fois par semaine, le long des peupliers qui séparent l’entrée des premiers emplacements. La mer est loin, invisible, tout au bout de cette allée d’arbres, bien encombrée en ce milieu de journée. Piétons et cyclistes slaloment entre les voitures qui roulent au pas. J’ai le sourire parce que nous sommes arrivés et je regarde si d’aventure je n’aperçois pas quelques visages familiers, des copains de l’année d’avant, ou même leurs parents.

— Tu crois qu’on va pouvoir rentrer quand même ?

— Je ne sais pas, Charlie. Ton père est parti à la réception. Ils nous connaissent, tu penses, depuis le temps qu’on vient.

— J’ai pas du tout envie d’aller dans un autre camping…

Ma mère pousse un doux soupir et tapote ma main pour me rassurer. J’ai envie de descendre de la voiture, de courir derrière les rideaux d’arbres, d’aller voir près des dunes s’il n’y a vraiment plus de places, comme le dit l’écriteau…

Mais quand mon père revient quelques minutes plus tard, il tient dans sa main le macaron à coller sur le pare-brise, qui est bleu, cette année. Il remonte en voiture avec un sourire satisfait.

— Alors, ce n’est pas complet ? s’étonne ma mère.

— Si ! Officiellement ! Mais la bonne femme m’a reconnu et elle a dit que pour les bons clients, il y a toujours de la place !

Mon père est ravi. Il n’est pas n’importe qui, au camping des Bruyères. Il est un bon client – on ne va pas le mettre en attente de l’autre côté de la route jusqu’à ce que des places se libèrent ! Maintenant, les vacances vont pouvoir commencer. Et pour la première fois avec cet engin flambant neuf que nous traînons fièrement derrière la voiture, nous roulons au pas dans les allées sous les arbres.

— C’est vrai que c’est bien rempli, soupire ma mère. J’espère qu’on va trouver une place pas trop loin de la mer… et pas à trois kilomètres des sanitaires !

— Et pourquoi on ne retourne pas sur l’emplacement de l’an dernier ? On était bien, sur la petite butte…

— Parce que cette année, on a une caravane, Charlie. On ne peut pas la monter sur la butte, avec le sable. On va voir où il y a de la place, il ne faudra pas être trop exigeants, j’en ai peur…

Nous arrivons dans notre quartier. Au plus près de la mer, là où l’herbe disparaît et où les arbres se font rares. Par ici, le sol est fait de sable aussi fin que celui de la plage – la seule différence, ce sont ces aiguilles de pin qui s’y mélangent et qui piquent quand on marche pieds nus.

— Ils n’ont pas allongé les allées ? remarque ma mère.

— Tous les ans, ils rajoutent des chemins, affirme mon père. D’ici deux ans, on va pouvoir s’installer sur la plage…

Nous longeons les caravanes le long de la dune. Il y a une colonie de Hollandais, plusieurs installations à la suite, et ma mère ne les aime pas beaucoup, les Hollandais – elle dit toujours qu’ils sont sans-gêne et pas sympas. Depuis mon siège arrière, je vois le drapeau vert qui flotte dans le ciel bleu, au-dessus du poste de secours. Cela veut dire qu’on peut se baigner. J’ai hâte de pouvoir sortir de cette maudite voiture surchauffée par le soleil, d’enfiler mon maillot et de courir sur la plage.

Tout s’arrange toujours au pays des vacances. Non loin de la petite butte, mes parents reconnaissent des gens avec qui ils ont bu l’apéro l’an dernier – il reste de la place, si Jeannot veut bien retirer sa grosse voiture qui bloque le passage…

Effectivement, l’emplacement est parfait, une fois la 504 de Jeannot partie. Il y a deux pins pour fournir de l’ombre, on n’est pas trop loin des sanitaires – mais hors du chemin de ceux qui s’y rendent – et nous échapperons au vulgaire défilé des gens avec des rouleaux de P.Q. sous le bras.

On doit une fière chandelle au type en maillot de bain orange qui nous a dégoté l’emplacement, d’autant plus qu’il nous a ramené trois autres personnes pour aider à pousser la caravane dans le sable. Mes parents l’invitent, lui et sa femme, pour l’apéro. Ils viennent d’Auxerre, et même s’ils ont sûrement des prénoms, jusqu’à la fin des vacances, mon père et ma mère vont continuer de les appeler « le mec d’Auxerre » et « la dame d’Auxerre ». Moi, ce couple ne m’intéresse pas vraiment – ils sont vieux, et ils n’ont pas d’enfants qui pourraient devenir des copains.

Pendant que mes parents sont en pleine réflexion sur la façon de monter un auvent pour la première fois, j’obtiens le droit de monter dans la caravane et d’enfiler le maillot de bain qui signifie que les vacances commencent vraiment.

Je demande si je peux aller à la plage maintenant, mes parents s’amusent de mon impatience, mais ils approuvent avec bienveillance. Ils savent qu’ici, dans ce camping que je connais depuis toujours, je ne cours aucun danger. Les voitures roulent au pas en faisant attention de ne pas déranger les joueurs de boules, les gens gardent le sourire en faisant la vaisselle ou la queue aux douches. La vie d’ici est nonchalante et baignée d’insouciance.

Moi, j’ai dix ans, et ce chemin dans la dune, c’est chez moi. La mer est à moi, la plage est à moi. Les autres sont des imposteurs et ils ne connaissent rien à mon camping.

En passant près d’une caravane, j’entends une chanson de France Gall à la radio. La même chanson qu’on écoutait, juste avant d’arriver – tico-tico-tico, Calypso… – un enfant sage en train de lire dans un siège de camping. La caravane est immatriculée 77. Des Parisiens – à force de venir, je connais bien les numéros des départements ; et toute la région parisienne, par ici, ce sont des Parisiens. Je me dis que, peut-être, d’ici quelques jours, on va se rencontrer avec le garçon et jouer ensemble. Peut-être.

En attendant, je retrouve la plage comme l’an dernier, avec les mêmes rochers, le même bleu. La marée est basse ou presque, et on voit au loin les alignements de bouchots à moules qui effleurent la surface.

J’ai dix ans et je suis en liberté pendant tout un mois. Ici, j’ai le droit de venir tout le temps à la plage. Je suis en vacances au paradis.

En courant vers l’océan, je me mets à chanter tout seul.

Tico-tico-tico, Calypso.

Je ne sais pas pourquoi c’est cet été de mes dix ans qui sort en premier de mes boîtes à souvenirs… La mémoire de l’enfance, c’est mystérieux et pas vraiment fiable. Les années d’avant sont floues, les suivantes plus précises, car c’est là qu’ont vraiment commencé les histoires…

L’année de la caravane.

J’ai enfin l’impression que, cette fois, nous sommes de vrais campeurs, avec une vraie maison en dur. Nous ne sommes plus les rigolos obligés de se lever pour tenir les piquets de la tente au moindre coup de vent.

Je ne croise aucun de mes copains des années précédentes. Ni le gros Guillaume ni son petit frère, Audric, qui sont toujours là d’habitude, avec leurs grands-parents, ni cette fille, Stéphanie, rencontrée à la fin des vacances précédentes et que mon père a appelée « mon amoureuse » – à neuf ans, je suis bien certain de n’avoir eu aucun sentiment amoureux, mais on ne peut pas empêcher les parents de dire des trucs qui mettent mal à l’aise.

Mon meilleur copain de ces années-là s’appelle Julien. Il a une petite sœur un peu collante et il est un peu plus grand que moi. Au début, on ne se voit qu’à la plage, ou dans l’eau, et puis de fil en aiguille, nos parents se rencontrent et se mettent à prendre l’apéro ensemble.

Ils sont du Jura. Je ne sais pas bien où c’est, sauf que c’est à la montagne – mais pas des vraies montagnes, comme dit mon père qui aime bien charrier, parce qu’on ne peut y faire que du ski de fond. Pendant l’année scolaire, c’est un autre monde, celui où on doit s’habiller, porter des pantalons. Dans la vie normale, les gens des vacances ne sont pas les mêmes personnes – et je ne sais pas si Julien et moi, on serait devenus copains si on avait fréquenté la même école.

À dix ans, je suis un enfant heureux comme le sont les enfants qui vivent sur une plage.

Dans ma mémoire, les années se mélangent. Je n’ai jamais pensé à ranger ces boîtes à souvenirs.

***

Je marche seuuuul…

Sans témoin, sans persooooonne…

Que mes pas qui résonnent, je marche seuul…

C’est la chanson de Goldman qui passe partout cet été-là qui joue les bandes-son alors que le paysage de la côte défile dans les derniers kilomètres avant le camping.

Alors on doit déjà être l’année suivante.

Je me sens moins proche de Julien qu’avant. Il est tout le temps en train de parler de sport. On a onze ans, et il écoute le tour de France à la radio chaque après-midi dans sa caravane. Il ne va à la plage qu’après l’arrivée. Il m’énerve un peu, parce que je ne comprends pas bien comment on peut être aussi accro à une voix qui raconte des histoires de mecs en train de faire du vélo – quel intérêt peut-il bien trouver à écouter ces conneries, plutôt que de profiter de la mer ?

C’est cette année-là, celle de mes onze ans, que je rencontre Nathanaël.

La première fois que je le croise, nous sommes en train de faire la queue aux douches dans le soleil de la fin d’après-midi. Il est avant moi dans la file et on passe un petit moment à se dévisager. Il a onze ou douze ans, grosso modo comme moi, et je me demande bien de quel coin du camping il peut venir, puisque je ne l’ai jamais vu auparavant. Il porte juste un maillot de bain, des tongs et une serviette sur l’épaule. Il a des cheveux châtain clair très longs, jusqu’au milieu du dos – ce qui est rare pour un garçon. Plutôt grand pour son âge, sans doute, son regard bleu me transperce quand nos yeux se croisent.

Une douche se libère et il me fait un drôle de sourire en disparaissant dans la cabine, comme une sorte de rictus de satisfaction d’être passé avant moi.

Plus tard, je vais le recroiser plusieurs fois au bloc sanitaire et, à chaque fois, on échange des regards, comme peuvent le faire les enfants qui aimeraient se parler, mais qui ne trouvent ni l’audace ni l’occasion.

À ce moment-là, il m’intrigue, tout simplement. J’ai envie de le connaître, sans savoir pourquoi lui en particulier. Je sens peut-être confusément qu’il n’est pas comme les autres – pas comme Julien, ni comme tous les copains de l’école…

Le camping, c’est une ville. Si l’écriteau de l’entrée revendique fièrement mille cinq cents emplacements, selon mon père qui a l’œil, il y en a beaucoup plus. Il dit que les proprios sont des malins et qu’ils ne doivent pas déclarer les campeurs près de la mer – mon père est fort pour renifler les trucs louches. En vérité, le camping accueille au moins six ou sept mille personnes. Des gens venus de toute la France, et même d’autres pays d’Europe.

Dans une partie de la propriété campe toute une colonie d’Anglais. Un tour-opérateur loue des caravanes à des gens tout blancs qui repartent tout rouges. Le temps est pourri en Angleterre, et c’est pour cela qu’ils sont si pâles et qu’ils grillent comme des homards – c’est ce que dit le père de Julien, le Jurassien, quand il raconte ses vannes à l’apéro.

Dans le rythme nonchalant des vacances à la mer, les journées sont organisées autour de points de repère comme les horaires des marées, la température de l’eau et la météo. Le soir, on fait la queue aux douches, parfois pendant une heure – cela fait partie des contraintes qu’il faut accepter de bonne grâce pour avoir le privilège de vivre ainsi, presque sur la plage.

Pour tromper l’ennui, je regarde les jambes des gens qui attendent avec leur serviette sur l’épaule et leur Tahiti douche à la main. Selon la quantité de sable qui colle à leurs mollets, j’établis mentalement un classement des plus prioritaires pour se laver – un ordre qui ne correspond que rarement à leur entrée effective dans les cabines, mais ça m’occupe pendant l’attente toujours interminable…

Et chaque jour, je me demande si je vais croiser à nouveau le curieux garçon de mon âge avec ses cheveux longs. Peut-être n’a-t-il fait que passer, en visite, pour seulement un jour ou deux… Je ne sais même pas pourquoi je pense encore à lui. On n’a même jamais parlé.

Après le dîner arrive l’heure des parties de foot sur la plage. Les voisins des voisins, les fils des voisins, les Allemands du bout de l’allée, ça finit par faire du monde, assez pour former des équipes. On se retrouve autour d’un ballon jusqu’à la tombée de la nuit. Des buts sont improvisés avec des paires de tongs plantées dans le sable, et les adultes se chambrent – sur leurs régions, principalement : que c’est des gros mauvais dans le Jura, ou que, dans l’Allier, ils n’ont même pas d’équipes de foot ; ce genre de virilités basiques…

Entre enfants, on ne se charrie pas comme ça, mais je trouve qu’ils prennent tous ce jeu de plage vachement trop au sérieux. Je finis toujours par m’engueuler avec Julien parce que j’ai manqué un ballon. Je suis très mauvais – je ne joue que pour faire plaisir à mon père, à Julien. Pour faire comme tous ces autres garçons qui, eux, semblent adorer ça, le foot.

Cette fois, je me fais engueuler pour un but marqué alors que je suis goal. Julien et mon père me disent que si je suis dans la lune, il ne faut pas que je joue, que si je préfère rester sur la plage à rêvasser, je peux très bien faire ça. Moi, en fait, j’essaie surtout de repousser la balle le plus loin de moi possible quand elle est à ma portée. Je n’arrive pas à trouver l’envie de battre l’autre équipe, pour la gloire de nos départements d’origine ou l’ego des parents.

J’ai effectivement envie de marcher sur la plage et de rêvasser. Alors, ce soir-là, je les prends au mot et j’arrête de jouer.

Ils tentent de me rattraper en me disant que maintenant les équipes sont déséquilibrées, « c’est malin ». Julien balance que je n’ai qu’à retourner à la caravane jouer à des jeux de filles, puisque j’aime pas le foot – c’est vraiment un gros débile ! Avant, quand on était petits, on s’entendait bien. À présent, rien d’autre ne compte que ses matchs à la con !

Je marche en bougonnant et je passe la cabine des sauveteurs. Au-delà, c’est toujours la plage du camping, mais c’est celle des gens qui viennent de l’entrée ou d’autres parties du camp. Ce n’est pas le territoire que je connais bien – celui du bloc sanitaire numéro 4.

Je me laisse tomber dans un coin de sable, au bord de la dune, là où les joueurs de foot ne peuvent plus me voir, invisible du reste du camping. Je me sens bizarre, comme pas à ma place parmi tous ces gens qui veulent que je sois absolument comme eux. Devant moi, sur la plage fréquentée par de rares campeurs et des couples qui promènent leurs chiens, je vois le garçon aux cheveux longs. Il marche un peu plus loin vers les rochers qui descendent la plage jusqu’à la mer. À un moment, il se retourne et nos regards se croisent. Il finit par s’approcher.

— Alors, t’as laissé tomber le foot ? dit-il, comme ça, sans un salut ou bonsoir.

Il a un sourire en coin, un air effronté pour un gamin de onze ans. Il porte un short-caleçon avec des dessins rigolos comme ceux que vendent les marchands de l’entrée du camping deux fois par semaine – un jour, j’ai voulu en acheter un, moi aussi, mais ma mère a jugé que c’était trop cher.

— Je ne suis pas super bon au foot.

Je réponds avec un ton d’excuse, car il faut sans doute s’excuser de ne pas aimer le foot. Il se laisse tomber dans le sable à côté de moi, le regard vers la mer et l’horizon.

— Ouais, j’aime pas ça non plus… ça gave, dit-il. Le pire, c’est que tout le monde y joue.

— Tu fais quoi, toi ?

— Comme sport ? Pas grand-chose. Enfin, si, je nage un peu… Mais courir comme un connard avec un ballon, c’est vraiment pas mon truc.

J’éclate de rire. Il s’appelle Nathanaël, mais je peux l’appeler Natty, si je le veux. Je dis que moi, c’est Charles, mais que tout le monde m’appelle Charlie.

— Je ne te vois jamais sur la plage, l’après-midi…

— Nan, on n’est pas dans ton coin. Je sais où tu vas, toi. Y a tes parents et vous êtes toujours avec une autre famille, ceux qui ont un énorme parasol qui s’envole dès qu’il y a du vent.

— Tu m’observes ?

Il hausse les épaules avec sourire entendu.

— Tu ne me vois pas parce que tu ne fais pas gaffe, c’est tout. Je passe de temps en temps dans ton coin, j’aime bien faire un tour sur la plage. T’es toujours en train de faire des châteaux forts en sable ou de jouer dans la flotte avec ton pote du foot.

Il vient d’Angoulême – je ne sais pas bien où c’est, mais si je veux un jour chercher sa caravane, c’est l’immatriculation 16. Avec ses parents, ils viennent ici depuis deux ans, parce qu’ils aiment bien le camping directement au bord de la plage, comme ça.

— Moi, je viens ici depuis toujours, je crois. Chaque mois de juillet.

— Ouais, c’est vraiment cool, cet endroit.

On reste ensuite un moment sans parler, et puis Natty se lève d’un bond.

— Bon, je dois y aller. Tu vas retourner au foot ?

— Non, sûrement pas. Je vais rester un peu ici encore. Aller voir les pêcheurs un peu plus loin, peut-être. Tu vas faire quoi, toi ?

— Ah, ah ! Je vais chercher l’or qui dort sous la terre et les trésors sous la mer !

— Quoi ? De quels trésors tu parles ?

Il me semble soudain bien mystérieux avec son air moqueur et ses yeux qui pétillent.

— Ah, ah, ouais, je suis un chercheur de trésors… Y a plein d’aventures partout, par ici. C’est à cause de la mer…

— Quoi ? Je comprends rien… Tu cherches le trésor d’un pirate ?

— Ah, ah, oui, quelque chose comme ça….

Sur ce curieux mystère, Natty s’éloigne avec un petit signe de la main.

— On va se revoir, c’est sûr. Je te raconterai peut-être ce que j’aurai trouvé. Si t’es sage !

Je le regarde partir en me disant que ce garçon est vraiment bizarre. Cette histoire d’or sous la terre et de trésor sous la mer, c’est peut-être une simple phrase pour faire l’intéressant mais, en tout cas, ce Natty vient de mettre mon imagination en flammes.

Qui sait ? Peut-être vais-je me retrouver entraîné dans une de ces histoires comme celles que je lis, avec des enfants qui trouvent des trésors ? Je ne sais pas si ça peut arriver dans la vraie vie – mais ici, ce n’est pas tout à fait la vraie vie…

Je me dis aussi que, peut-être, Natty et moi, on va devenir copains…

Mais je ne vais pas le revoir cette année-là. Au mois d’août, on va toujours ailleurs. Et nous partons quelques jours après cette trop brève rencontre.

Forever By your side – Extrait

Chapitre 1

 

Le chauffeur stoppe le bus au dernier moment, manquant de m’envoyer valser contre la barre en métal. Heureux d’avoir esquivé une fracture du nez, je descends, impatient de retrouver notre chez-nous. Une semaine de vacances chez ma mère, c’était de la torture. Cela dit, le point positif, c’est que je ne l’ai pas beaucoup vue. Elle s’est trouvé un Parisien pour partager son lit et ses sorties de folie. Entre ses nouveaux sacs à main et sa libido du tonnerre, sa tête valait le détour quand son fils unique a débarqué pour poser ses valises sept jours d’affilée. Pauvre maman. Elle a planqué son air dépité derrière des bolinhos de chuva[1], espérant sans doute me faire avaler ses beignets en même temps que son désespoir.

Il faut dire que nous n’avons jamais été très proches, elle et moi. Elle a quitté le Brésil il y a trente ans pour s’installer en France avec un premier mari, qu’elle a plaqué pour faire un enfant avec le second.

Moi.

Le gosse, pas le mari. Lui, c’était un Costaricien. Il s’appelait Pablo et, selon elle, c’était un gros con. C’est tout ce que je sais. J’ai bien essayé de dégotter des informations, mais après vingt-cinq ans à m’échiner sans même savoir s’il était blanc ou noir, j’ai laissé tomber. De toute façon, pour elle, les hommes sont tous les mêmes et ne méritent pas que je m’y intéresse outre mesure.

Je crois qu’elle n’aime pas mon mec, même si elle ne l’a jamais vu. Angelo n’a pas grand-chose d’angélique, pour être honnête. À part ses fesses, peut-être. Je l’ai rencontré à une soirée, ce qui résume notre vie. On sort, on danse, on boit, on baise. Bon, peut-être que je comprends ma mère sur ce coup-là.

Impatient de retrouver Angelo, je grimpe les escaliers quatre à quatre et frappe à la porte. S’il avait été romantique, je lui aurais offert des fleurs, mais il pense plus au cul qu’à l’amour. Nous avons emménagé ensemble à Barcelone, dans ce petit studio au dernier étage, il y a quelques mois. On y vit à deux, mais les soirées en couple sont rares. Il y a souvent quelqu’un à la maison, ou alors c’est nous qui sommes absents.

— Dis donc, arrête de pioncer et viens m’ouvrir !

Pas de réponse. Je pensais qu’il serait là ce matin. Visiblement pas. Je fouille partout pour retrouver mes clefs. L’odeur de friture qui émane de l’appartement en face me donne faim. J’espère que mon mec a pensé à remplir le frigo, je n’ai plus un rond. Et avec le trajet en bus depuis la banlieue parisienne, je suis éreinté.

— Angelo ?

La porte enfin ouverte, je me fige. Il y a quelque chose de… changé. L’ambiance, déjà. C’est un peu renfermé. On avait un petit palmier d’ornement, qu’on voyait en entrant tout de suite, mais il a disparu. Il fait sombre, on dirait que personne n’a ouvert les volets depuis mon départ. À pas de loup, je m’approche et remarque que plusieurs de nos décorations ont été ôtées elles aussi. Bon, avec le budget de deux étudiants qui passent plus de temps à écumer les discothèques qu’à réviser, il faut relativiser quand je parle de déco. Ça se résume à un tableau érotique et une tenture colorée.

— Angelo, t’es là ?

Quelqu’un nous a cambriolés. Oui, c’est sûrement ça. Mais comment est-il entré ici ? Mystère.

— Bon sang…

Une partie de moi a compris et s’effondre, l’autre cherche encore quelle fenêtre a été brisée. Aucune, évidemment. Ne reste qu’un bout de papier sur la table qui nous sert de range-bazar et de support pour emballages de fast-food. Mes pieds m’y traînent, mon cerveau est déjà ailleurs, mon corps refuse et se crispe. Quelques mots griffonnés dans un français approximatif, mon cœur qui s’arrête et la lettre d’Angelo qui tremble entre mes doigts ; ne manque plus qu’une mélodie jouée au piano pour que la terre entière se suicide avec moi. Il est parti. Il s’est tiré. Personne ne l’a kidnappé, non, il s’est barré avec le type qu’on baisait tous les deux. Rien que ça. J’en chialerais, mais je reste planté comme un con à lire et relire ses derniers mots.

« Toi et moi, on ne vie plus comme avant despuis quelque temps. Ce n’est plus pareille. Pedro est venue me chercher, je crois que on s’est trouvé tous les deux. Je suis désolé. »

C’est tout. Il n’a même pas signé. Il n’y a que ça et en plus son message est truffé de fautes.

Pourquoi est-ce que je ne pleure pas ? Je devrais craquer, tomber à genoux, déverser sur le sol toutes les larmes de mon corps. Je sens que ça éclate à l’intérieur, mais rien ne sort. Ma gorge se noue, mes dents se serrent, je vais finir par me péter une molaire. Espèce de petit merdeux. Forcément, Pedro, c’est moi il y a deux ans, quand nous nous sommes rencontrés tous les trois. J’avais enchaîné les petits boulots, j’étais arrivé en Espagne avec du pognon plein les poches et une grosse envie de le dépenser en cocktails, drogues et soirées privées. À la base, j’étais censé étudier la littérature hispanique. Ça ne coule pas de source, vu comme ça, donc je le précise.

Angelo, il a toujours aimé le fric. Je savais que si un jour je finissais ruiné, c’en serait terminé de notre idylle. Il a dû apprendre pour mes dettes, d’une manière ou d’une autre. Peut-être que ça m’aide à avaler la pilule. Dans le fond, il n’y a pas de surprise.

Mon quotidien effréné a du mal à comprendre ce gros « stop », en revanche. J’avais tout prévu : on aurait baisé, on serait allés à la plage, on aurait poursuivi en soirée chez je ne sais qui, on serait rentrés à six heures du matin demain avec plus d’alcool que de sang dans les veines. On aurait vécu ces retrouvailles dans le bruit et la luxure. Tu parles…

Face à moi, un meuble télé vide. Angelo a embarqué ce qu’il pouvait, bien sûr. Quel type en aurait plaqué un autre sans profiter d’un peu d’argent de poche pour se payer un cacheton ou deux avec son nouveau mec ? Je m’assieds sur le canapé élimé et fixe le mur pendant un temps qui me paraît court et long à la fois. Il n’y a plus rien. Enfin, si. Il y a ma mère. Sa voix tourne en boucle dans mon crâne, je commence à avoir mal à la tête et la serre entre mes mains.

« Les hommes sont tous des benêts, ne t’attache pas ».

« Tu ne feras pas ta vie avec un garçon qui ne pense qu’à ta bite ».

« Tu ferais mieux de le larguer avant qu’il le fasse ».

Ouais, elle est comme ça, ma mère. Toujours très sympa, elle adore remonter le moral, ça se voit ? Peut-être bien qu’elle avait raison. J’ai tout plaqué pour ce petit con. J’ai passé plus de temps avec lui qu’avec n’importe qui d’autre dans cette foutue vie. Je lui ai accordé le droit de vivre avec moi, je lui ai confié mes jours et mes nuits, il est le premier à avoir partagé plus que mon pieu. Et aujourd’hui, tout ce qu’il reste de nous, c’est Pedro.

 J’ai envie de dégueuler, mais c’est comme les larmes : la bile reste bloquée quelque part entre mon bide et les chiottes. Je suis obligé de me forcer, m’enfoncer un doigt dans la bouche pour dégobiller enfin. Même là, il n’y a rien. C’est douloureux, cependant. C’est toujours ça de pris. Au moins maintenant, je sais pourquoi je chiale. Recroquevillé par terre, le dos contre le mur de la minuscule salle de bains dans laquelle je ne tiens même pas les jambes allongées, je fixe la cuvette, hagard.

Je le hais. Je le hais de me faire ça à moi, de me faire ça comme ça, de me faire ça aujourd’hui. Je lui éclaterais le crâne contre la façade de sa putain de boîte de nuit si je ne risquais pas un lynchage public en bonne et due forme par tous ses potes aussi barges que lui ; tous ces drogués qui ont transformé ma vie en ce qu’elle est à l’heure actuelle.

En fait, non, c’est à cause de moi que je suis devenu comme ça. Personne ne m’a mis de couteau sous la gorge. Je me suis vautré dans les emmerdes, roulé dedans, j’y ai pris mon pied tout seul comme un grand. Un grand débile.

Le téléphone sonne. Je quitte les toilettes en traînant des pieds et décroche sans vérifier qui appelle. Si c’est ma mère, je lui raccroche au nez.

 Salut, mec. T’es rentré en Espagne ?

Le gars à l’autre bout, c’est Rafael, un ami madrilène. Lui aussi je l’ai connu en soirée, à la différence qu’il est sérieux, n’enchaîne pas les gonzesses, a une situation stable et ne s’enquiquine pas de morpions dans le genre d’Angelo.

— Ouais.

— J’ai eu le temps de passer à la librairie, acheter le livre que tu voulais. C’est pour ton examen ? C’est quand ? Je peux venir ce week-end à Barcelone. Vous serez disponibles ?

Mon examen. Ça m’était sorti de la tête. Je crois qu’il est déjà passé et que j’ai oublié d’y aller. Ma mère ne comprend rien à la fac, j’invente un planning pour qu’elle me fiche la paix. Pour la validation des crédits en présentiel, cependant… adieu, je n’existe plus. De toute façon, j’étais déjà à deux doigts de tout plaquer. Ça me servira de bonne excuse.

C’est la fin de sa phrase qui me reconnecte à Rafael. Il attend une réponse.

— Il est parti.

J’ai laissé échapper ces mots sans réfléchir. Un gros blanc s’installe entre nous. Rafael n’a peut-être rien compris à ce que je raconte. Mes doigts tripotent une écharpe qui traînait là depuis cet hiver. Les fils s’enroulent tout autour, je n’arrive plus à démêler mon nœud.

— Comment ça, parti ?

J’ai envie de raccrocher, de lui répondre qu’il a mal entendu. Je suis déconnecté. Complètement. Les minutes défilent et je les regarde d’un œil extérieur, à côté de mes pompes. On dirait qu’on m’a drogué et que j’assiste à mon overdose. C’est plutôt crade comme sensation.

— Parti. Avec Pedro.

Rafael retient de justesse un juron. Deuxième long silence pesant. On s’enlise.

— Je viens samedi, ça te va ?

— J’en sais rien, soupiré-je. Ça va être le bazar. J’ai plus un rond, je ne peux pas payer le loyer tout seul. Je pense que je vais rendre l’appart.

— Et la fac ? Fais pas de connerie, Jesse.

C’est drôle comme mon cerveau ne me renvoie qu’à des préoccupations purement matérielles. À aucun moment je n’ai envie de me jeter du haut de l’immeuble, non. Tout ce à quoi je pense, c’est comment ne pas finir sous un pont dans trois jours. Soit c’est une technique ancestrale, une sorte d’anesthésie momentanée pour que je puisse supporter le choc, soit je n’ai pas encore compris ce qu’il se passait, ça va me revenir dans la tronche dans un mois et, là, je vais vraiment en chier. À mon avis, j’aurai droit à un joli combo de l’option A et de l’option B.

— J’en sais rien, répété-je. Écoute, je viens de rentrer. Je peux te rappeler ? Je n’ai pas eu le temps de me poser, j’ai besoin de réfléchir. La fac, c’est plus tellement une priorité. Il va me falloir un boulot.

— T’as appris la nouvelle quand ? Si t’as besoin de fric, tu me le diras avant de faire la manche ?

Petite précision : Rafael, c’est l’équivalent de mon ange gardien. À chaque fois que j’ai merdé, il a rattrapé mes bourdes. Question d’argent, je veux dire. Je me suis retrouvé dans de sales draps une fois ou deux et il s’est échiné à me sortir la tête de l’eau. Pourtant, je me serais bien laissé couler.

Le problème, c’est que je suis le genre de mec qui abandonne quand les autres le lâchent. J’ai besoin d’eux pour me sentir vivant. S’il n’y a personne qui me botte les fesses, je ne suis plus que mon ombre : invisible, inutile. « Tu ressembles à ton père quand t’es comme ça », marmonne ma mère dans ces moments-là. Dans sa bouche, c’est la pire insulte.

— Il y a une demi-heure. T’as pas à me filer des thunes, tu m’as déjà assez dépanné.

— Ah. Écoute, Jesse… T’as toujours été réglo. Si t’as besoin de deux loyers, je peux te les avancer. Réfléchis, mais ne décide de rien sur un coup de tête. Laisse au moins passer la nuit, d’accord ?

— Ouais.

— Ça va aller ?

— Ouais.

Non. Pas du tout, non. Mais il bosse, lui, il ne peut pas traverser la moitié du pays du jour au lendemain pour me serrer dans ses bras comme s’il était le papa d’un gamin qui se serait fait un bobo.

— Courage.

Il attend que j’appuie sur le petit bouton rouge. La gorge nouée de nouveau, je ne réponds pas et mets fin à la conversation.

Est-ce que demain sera pire ? Est-ce que j’aurai réalisé ? Réagi ? Est-ce que j’aurai encore plus envie d’éclater la tronche d’Angelo ou est-ce qu’au contraire, je ressemblerai à ces mecs prêts à ramper aux pieds de leur ex ? Je prie pour ne devenir ni l’un ni l’autre, m’autorise une douche express avec le fond de savon qu’il a laissé – merci, crevure – et m’écroule dans ce lit trop grand pour moi tout seul. C’est un cauchemar. Seulement un cauchemar. Vivement demain que je me réveille.

Chapitre 2

 

Le principal problème avec les gens comme moi, c’est qu’on ne sait jamais s’ils sont sérieux ou s’ils surjouent. Là, par exemple, si l’on me demandait dans quel état d’esprit je me trouve, je répondrais que je suis vide de l’intérieur et que j’ai envie qu’on m’arrache le cœur pour ne plus jamais ressentir quoi que ce soit pour un garçon. Pourtant, de l’extérieur, je ressemble à n’importe quel type de vingt-cinq piges qui vient de foutre sa vie en l’air : les mains dans les poches, les dreads attachées n’importe comment, des baskets qui ont trop vécu et un sac à dos qui tombe un peu trop bas. On ne dirait pas un homme, mais un collégien. Qui aurait redoublé quarante fois.

— Maman ?

Choquée de me trouver sur le pas de la porte, ma mère arrive en courant, encore enroulée dans son peignoir. Ses yeux menacent de sortir de leurs orbites, mais j’ignore encore s’il s’agit de l’effet de surprise ou d’une fureur qui va m’exploser à la figure dans trois secondes.

— Mon fils, qu’est-ce que tu fais ici ? Tu ne devais pas reprendre l’école pour les examens ? Qu’est-ce que tu as encore inventé comme bêtise ? Santa Mãe de Deus, mas o que eu fiz ?[2]

Je déteste quand elle se met à se lamenter en portugais. On dirait qu’elle prêche dans une église évangélique pour que Dieu accorde ses bonnes grâces à son pauvre fils trop turbulent. J’y peux rien, j’ai toujours été hors des clous. Mauvais élève, bagarreur, casse-cou, impulsif. Je dois sûrement tenir ça de mon père. Elle a carrément allumé un cierge pour Le remercier, le jour où elle a appris que j’étais accepté en fac de lettres. C’est dire à quel point elle y croyait…

— Les examens ont été repoussés.

Et oui, je suis aussi menteur par-dessus le marché. Si avec ça je ne finis pas en Enfer, c’est vraiment que Dieu m’aime beaucoup, beaucoup.

— Tu te fiches de moi, Jesse ?

Oui.

— Non.

En fait, mon mec m’a plaqué pour se tirer avec notre plan cul, j’ai presque mille euros de dettes et la moitié de découvert, mais j’ai traversé l’Espagne et la France pour te demander l’asile tellement j’ai envie de me flinguer.

Évidemment, ce n’est pas du tout ce que je lui dis.

— J’ai confondu les périodes de révisions avec la fac en France. Je repars dans une semaine, t’inquiète.

— Tu veux me faire avaler ça ? Ne me prends pas pour une idiote, Jesse ! Je n’en peux plus de toi ! Pour une fois tu as lancé, il faut encore que tu arrêtes ?

Ça a beau faire trente piges qu’elle vit ici, ma mère a toujours eu des petits soucis avec la langue française. Son accent à couper au couteau suffit en général à effacer ses fautes quand elle remplace le verbe être par le verbe avoir.

J’ai beau ne pas m’entendre à merveille avec elle, il faut avouer que c’est une femme forte et indépendante. Elle a géré sa vie seule depuis très jeune, au Brésil déjà. En France, elle s’est démenée pour m’offrir une enfance décente. Je n’ai jamais manqué de rien, à part de son amour de temps en temps. Et d’un père qui s’en est pris plein les oreilles.

— J’ai tout validé jusque-là, t’inquiète pas.

— Oui, avant ce Angelo. Tu ne fréquentes pas les bonnes personnes, mon fils. Tu m’as exaspérée.

— Tu m’exaspères, rectifié-je en marmonnant dans ma barbe.

— Arrête de me répondre et va faire les courses puisque tu es là et que tu sais si bien parler.

J’ai à peine franchi le seuil qu’elle me fout dehors avec un billet dans les mains. L’histoire de ma vie.

— Tu veux quoi ? crié-je derrière la porte déjà fermée.

— Pour manger.

Oui, ça, je m’en doutais un peu. Quand je dis que j’ai l’air d’un ado…

Exténué par le voyage en bus depuis Barcelone, je ravale mes répliques amères et déambule dans les rues. Des façades maussades, un ciel grisâtre, des nuages prêts à exploser ; là au moins, on est raccord, le ciel et moi. J’ai réussi à ramener une cartouche de cigarettes et m’enfume le cerveau tout le long du trajet. Il se met à pleuvoir quand j’arrive devant la supérette.

Bien élevé, je salue le gérant d’un signe de la main. Si je commence à bavarder, il ne s’arrête plus et je vais rester là-dedans quarante minutes pour trois tomates. Je ne sais même pas quoi acheter. À l’appart, avec Angelo, on ne mangeait pas grand-chose de sain et d’équilibré. Pas que les petits plats brésiliens soient légers, mais la lubie de ma vieille depuis quelques années, c’est de cuisiner français. « Comme à la télé ». L’épicier converse en arabe avec un client. Je ne comprends rien, mais en profite pour faire le tour, et remplir un panier de légumes et de plats surgelés déjà préparés. Oui, parce qu’un jour sur deux, elle a la flemme.

C’est souvent moi qui me suis tapé les courses, alors j’ai vite appris à compter pour arriver en caisse avec un total le plus proche possible du billet qu’on m’a refilé. À trois centimes près, aujourd’hui. Je m’en tire bien.

J’emprunte sur le retour le même chemin qu’à l’aller ; du goudron défoncé et des trottoirs où l’on aurait vite fait de se casser une cheville. En arrivant, je constate que ma mère est habillée, maquillée, et astique les meubles en chantonnant. Elle doit avoir un rencard avec son mec.

— Tiens, tu es là enfin. Viens, on va parler tous les deux, Jesse.

J’ai rien dit, on oublie le rencard. C’était juste une façon de se détendre avant de me hurler dessus. Son regard assassin me fixe tandis que je range mon bazar entre le congél’ et le frigo. Pour la première fois depuis hier, je peux enfin quitter mes baskets. Je rêve d’une douche.

— Pourquoi tu es là ? demande-t-elle en plaquant les poings sur ses hanches.

— Dis-le si je t’embête…

Je m’installe sur le canapé, éreinté, la tête comme une bassine. J’aimerais dormir, aussi.

— Jesse. J’étais fière de toi pour l’école, tu sais ? Pourquoi tu gâches tout ? Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je n’ai pas dit que j’avais abandonné.

— C’est moi qui reçois ton courrier !

Ah oui. Oups. Elle me secoue une lettre sous le nez, furieuse. J’en peux plus des lettres. La prochaine que je vois, je la crame.

— Je vais chercher du travail.

— Ah oui ? Du travail de quoi ? Tu vas donner des cours alors que tu n’as pas de diplôme ? Tu veux faire quoi, mon fils ? Je ne te comprends pas. Tu as arrêté pour ce garçon ? Il te demande de l’argent ? Tu préfères profiter et t’amuser plutôt que construire ton avenir, non seulement ça m’inquiète, mais en plus ça me met en colère ! Je croyais en toi et tu me déçois beaucoup.

Je n’ai pas le temps de répliquer qu’elle poursuit en portugais, beaucoup plus à l’aise. Là, ça fuse. C’est marrant comme elle se lâche quand ça coule tout seul.

Si j’avais du blé, je crois que je me serais barré. En Alaska. Non, pas en Alaska, j’en ai déjà ras le bol de la grisaille parisienne, hors de question d’avoir froid toute l’année. Au Mexique. C’est bien, le Mexique. Peut-être que je me sentirais plus moi-même ailleurs qu’ici, entre ces barres d’immeubles que je ne peux plus voir en peinture.

Il faut dire que Barcelone, c’était plus un rêve qu’autre chose. Les cours de littérature, ils sont dispensés dans n’importe quelle fac de n’importe quel pays, mais c’est là que je voulais aller. Une façon de vivre ma jeunesse à fond. Si j’avais su que je regretterais à ce point…

— Jesse, tu m’écoutes ?

Non.

— Je peux aller me doucher ?

Et dormir. Et ne plus jamais me réveiller.

Je dois afficher une mine pas possible, parce que les sourcils de ma mère retrouvent leur position initiale.

— Va. Je veux voir ce soir les entreprises chez qui tu auras envoyé ton CV aujourd’hui.

J’écarquille les yeux, stupéfait. Il est seize heures. Elle croit vraiment que je vais m’occuper de ça là, tout de suite, maintenant ? C’est pas croyable d’avoir une vieille pareille. Je n’existe pas, sauf quand il faut me tomber dessus.

— Ouais, ouais. À toute.

— Meu Deus, l’entends-je marmonner en m’enfermant dans la salle de bains.

Quand elle m’énerve comme ça, j’ai la sensation de retomber vingt ans en arrière, d’être un gosse auquel on doit tout expliquer, qu’on met en garde toute la journée, qu’on surprotège. Mes préoccupations ne tournent cependant pas qu’autour d’un CV que je n’ai jamais écrit. Il va falloir vendre les meubles, en priorité. Quitte à demander à un ami de s’en charger sur place, pour m’éviter des trajets. Envoyer un courrier pour mettre fin au bail, aussi.

Les mots de Rafael résonnent entre le bruit de l’eau et ma mère qui pousse la chansonnette dans le salon. Si j’accepte son fric et si je le rembourse petit à petit, ça me laissera le temps de voir venir. De trouver un boulot. Je ne sais même pas par où commencer. J’ai sommeil, j’ai la dalle, je n’ai rien avalé depuis mon départ de Barcelone. Même sur la cigarette, je vais devoir rogner. Ce n’est pas le moment de claquer de l’argent là-dedans.

La douche a au moins le mérite de détendre mes muscles, à défaut de mon esprit. Je me sens moins mal. Mes neurones carburent, eux. Je devrais appeler Diego. Je l’ai dépanné sur certains cours au début, quand j’étais encore assidu. On a picolé ensemble une fois ou deux. Il acceptera peut-être de m’aider pour les meubles. Oui, c’est une bonne idée, ça ! Appeler Diego.

— Jesse, l’eau chaude ne coule pas par le Saint-Esprit, sors de là avant de me coûter cher !

Urgence numéro deux : trouver un boulot le plus vite possible pour me tirer d’ici. Je ne supporterai pas ma mère encore trois mois. Peut-être dans un hôtel. Je parle français, portugais et espagnol, je baragouine quelques mots d’anglais, assez pour qu’on ne fronce pas trop les sourcils quand je parle. Ça devrait être jouable, un hôtel.

— Jesse !

— Oui, c’est bon, je sors.

Ou dans un bar. Je ne suis pas maladroit, comme type. Peu de risques que je renverse un plateau de tapas.

J’ai oublié de prendre une serviette. Elle va m’arracher les dreads si j’utilise la sienne. Je tape des pieds sur le tapis pour éviter de tremper tout l’appartement et trottine jusqu’à ma chambre, en priant pour qu’elle reste dans le salon.

Raté.

— Jesse, bon sang, je nettoie par terre ce matin et il va avoir de l’eau partout.

Elle réussit à me frapper les fesses avec le bout de son balai avant que je ne m’enferme dans mon ancienne chambre en râlant.

— Je sors boire un café avec une amie, je vérifie tes envois en rentrant. Tu ne me prendras pas pour une idiote deux fois de suite, mon garçon ! C’est terminé, je te le dis. Si tu veux manger, il reste du riz de midi, sinon tu te débrouilles. À tout à l’heure ! J’ai besoin de prendre l’air, tu m’as déçue, tu sais ?

— Ça fait dix fois que tu le dis, j’ai bien compris que j’étais un cas désespéré, t’inquiète.

— Ça ne me fait pas rire !

— Moi non plus.

La porte claque. Je me retrouve seul avec mon lit, un petit bureau et une armoire presque vide. La plupart de mes fringues sont entassées dans ma valise. J’ai le corps en vrac et le cœur en morceaux. Seule ma tête tient la route et parvient à penser, par je ne sais quel miracle.

Encore humide, les cheveux dégoulinant de flotte, je m’affale sur le matelas, ma paume plaquée contre mon front, comme si ça pouvait m’aider à réfléchir. La déception de ma mère sera pire si elle apprend la véritable raison de mon retour. Le mieux serait de faire le mort, mais dans le même appart et tant qu’elle ne passera pas les trois quarts de son temps chez son mec, ça s’annonce compliqué. J’aurais pu jouer la carte de la pitié, lui balancer que je me suis fait plaquer comme la dernière des merdes, mais je n’ai pas la force de supporter son avis sur Angelo. On avait notre vie, peut-être pas la meilleure, mais c’était la nôtre.

Instinctivement, j’attrape mon portable pour fouiller les réseaux sociaux. Il m’a viré de là aussi. Il me connaît bien, tout compte fait. Il savait que j’allais fouiner.

Le sommeil me rattrape, ou alors ça vient de ce petit côté réconfortant, quand on retrouve la chambre de son enfance. Nous avons toujours vécu ici avant mon départ. Vingt-cinq ans dans cette piaule, qui aura vu défiler mes posters, mes affiches, mes livres, mes rêves et mes espoirs. Le sentiment de solitude qui ne m’a pas quitté depuis Barcelone s’intensifie. J’ai la dalle, pourtant aucune envie de manger. Je suis crevé, mais je n’arrive pas à dormir plus de deux heures d’affilée. J’aurais dû être sérieux jusqu’au bout. Tenir le coup encore deux ans. Je me sens tellement stupide. J’ai frimé et voilà où j’en suis aujourd’hui. Retour chez maman. Si mon ego n’était pas déjà brisé, il se serait suicidé.

Je n’imagine pas la suite de ma vie. Je n’y arrive pas. Tout ce qui m’éclairait a disparu du jour au lendemain. Combien de fois est-ce que j’ai remonté le moral des copains et des copines après une rupture ? Je ne me souviens plus de ce que je leur servais comme discours. Rien de très intelligent, certainement. Des paroles en l’air, que je pensais sur le coup et qui désormais me paraissent aussi fades que l’avenir qui se dessine, sans le seul type qui faisait vibrer mon quotidien.

Est-ce que c’est pour ça que ma mère ne s’est jamais remariée ? Est-ce qu’elle a toujours su que l’amour, c’était de la merde ? Ou alors peut-être que c’est pour les autres, pour les gens bien. Pour ceux qui font attention à leurs moitiés, qui leur écrivent des mots d’amour, qui s’offrent des fleurs et des chocolats, qui s’aiment avec sincérité. Est-ce que j’aimais Angelo ? Je ne m’étais jamais posé la question avant que la vérité ne me tombe sur le coin de la figure. C’était bien de ne pas réfléchir à ça.

Appeler Diego, me rappelle ma cervelle. Ni une ni deux, j’inspire un grand coup et compte les sonneries jusqu’à ce que résonne une voix grave et posée. Ce type est toujours tranquille et il ne fume rien. C’est un mystère.

— Salut, Jesse. Dis, on ne te voit plus à la fac, t’as pris le large ou quoi ?

— Salut. Ouais, tu l’as dit. Écoute, je peux te demander un service ?

— Dis toujours.

Je lui explique la situation en la résumant grossièrement. Pas une seule fois il ne me coupe la parole, et à la fin de mon monologue, il a l’air d’hésiter. Merde. J’avais pas pensé que ça l’embêterait. Est-ce que je suis égoïste à ce point ?

— Je suis désolé pour Angelo. J’ai un oral cette semaine, donc je vais réviser à fond, mais si ça peut attendre le début du mois prochain, je devrais pouvoir t’aider.

— Pas de souci, de toute façon, je n’ai pas encore publié les annonces sur Internet. Si tu connais des gars de la promo que ça peut intéresser, ça me va aussi. Au moins ce sera utile à tout le monde.

— Je vais voir ce que je peux faire. Et pour les clefs ? Comment je suis censé récupérer ton bordel ?

C’est si joliment dit que ça m’arrache un sourire. Bon sang. J’avais plus souri depuis… longtemps. Depuis la dernière fois que j’ai mis les pieds chez ma mère, en fait.

— Il y a une grenouille accrochée à la sonnette. Tu l’enlèves, tu secoues un peu, la clef est dedans.

 T’es carrément barge.

— Merci.

Le blanc qui s’installe me rappelle ma conversation avec Rafael. Je la sens venir, la petite phrase de conclusion…

— Ça va aller ? T’as l’air à l’ouest, un peu.

Voilà.

— Ouais. T’inquiète. Je vais me coucher, je viens de rentrer en France. On se tient au jus ?

Je le remercie à peu près dix fois avant de raccrocher et m’effondre pour de bon, exténué. Il faut vraiment que je dorme.

Chapitre 3

 

Le paysage qui défile ne change pas trop quand la voiture franchit la frontière entre la France et l’Espagne. La plupart des gens qui viennent ici font le plein d’alcool et de cigarettes avant de reprendre la route en sens inverse. Le dos en compote, sur une banquette arrière étroite et le crâne qui cogne parfois contre le haut de la vitre, je me penche pour regarder par la fenêtre. On ne voit ni mer ni palmiers, seulement une zone tristouille qui ne ressemble pas du tout à la chaleur espagnole. Ce n’est que plus au sud que l’on commence à saisir cet air si particulier, celui qui me fait me sentir chez moi ici, plus qu’à Paris.

La cohabitation avec ma mère s’est soldée par un cuisant échec. Je n’ai tenu que deux semaines et nous nous sommes disputés à peu près du matin au soir. Seule interruption, les moments qu’elle s’octroyait avec ses copines ou chez son mec. Par conséquent, me voilà à enchaîner les covoiturages jusqu’à Madrid. Le premier m’a conduit à Lyon hier soir. J’ai dormi dans un bus jusqu’au sud de la France, soit à peine quelques heures de repos, avant d’embarquer de nouveau pour l’Espagne, cette fois. Un arrêt à quelques kilomètres en milieu de matinée, puis me voilà désormais passager de deux Madrilènes. Coup de bol.

Le plus dur mentalement, c’est de dépasser Barcelone. La simple vision du panneau sur l’autoroute me fout la gerbe. Vraiment, à plusieurs reprises, j’ai failli demander qu’on fasse une pause pour dégobiller. C’est dingue de se rendre malade comme ça pour un type qui n’en a plus rien à cirer et donne son cul à tous ceux qui passent. Pedro était plutôt ouvert, cela dit. Ça ne doit pas le déranger, pas plus que moi à l’époque. Au moins, nos ébats étaient pimentés. Peut-être qu’avoir un copain, un seul, et s’y tenir, ça me conviendrait mieux. Il faudrait que j’essaie pour voir. Quand j’aurai oublié cette enflure.

J’ai peur que ce soit chiant, en fait. Qu’on s’ennuie. Que ça manque de peps. Enfin, je n’en sais trop rien. Et je suis trop fatigué pour réfléchir.

— On s’arrête un moment pour boire un café et fumer une clope, m’informe le conducteur.

Parfait, idéal pour me requinquer ! Je suis le premier à sauter de la voiture quand il se gare.

Rafael m’a proposé de m’héberger un temps, au moins jusqu’à ce que mon compte en banque ne m’insulte plus quand je le consulte. Ce type, c’est la chance de ma vie. Je peux assurer que le jour où il se trouvera une nana, je vais la surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour être certain qu’elle est assez bien pour lui.

Non, ça va, je ne me sens pas trop psychopathe quand je dis ça. Enfin, un peu.

Le café, c’était du rapide. Ils n’ont pas l’air de prendre leur temps, ces deux-là. J’ai cru comprendre que sa compagne avait mal à la tête. Ou la nausée, je ne sais plus. Peut-être les deux. Lui est petit et roux ; elle, grande et brune. Si elle est enceinte, je me demande à quoi ressemblera le morpion.

— C’est reparti ! lance Monsieur avec un grand sourire. Dites, vous venez à Madrid pour les études ?

— Voir un ami.

Le prochain qui me parle de la fac, je l’étripe.

— Vous êtes français ?

— Oui.

Il semble que je me sois endormi, parce que quand je regarde par la vitre de nouveau, le paysage s’est transformé. Tout est plus sec, plus aride. Il y a moins de bâtiments, l’architecture ayant laissé place à un défilé de petites montagnes hérissées d’arbres et couvertes d’herbe jaunie par la chaleur et le soleil. De temps à autre, des cultures tranchent par leur vert plus saturé, pimpant, presque. Je me permets d’ouvrir la fenêtre, pour finir de me réveiller autant que pour mieux admirer la vue.

On m’a souvent dit que j’étais chanceux comme mec. Parfois, j’ai comme un doute. Pour s’approcher de la réalité, je dirais plutôt que plus je suis dans la mouise, plus j’ai de la chance, en effet. Le reste du temps, pas trop. Mais bon, j’aurais pu naître au Brésil, grandir dans une favela, vouloir émigrer aux États-Unis et me faire fusiller par un Blanc. Ça permet de relativiser, n’est-ce pas ?

— On ne va plus tarder, m’informe Madame.

— Super, merci.

Nous avons franchi des vignes, bénéficié d’un panorama sublime sur Las Sierras, et voilà que tout un tas d’édifices moins sensationnels que le paysage aride des environs pointent le bout de leur nez. Tant pis, au moins on arrive.

Je suis fracassé. Je me suis tiré avec la totalité de ma vie contenue dans une valise et un sac à dos. C’est flippant. Diego a réussi à fourguer la plupart des meubles à des copains de promo. Les autres, je les ai affichés sur tous les groupes possibles et imaginables des réseaux sociaux, puis dans les petites annonces. Dieu merci, je m’en suis débarrassé. Je m’en sors plutôt pas mal : assez pour me payer le trajet en voiture, un fast-food sur une aire d’autoroute entre les différents covoiturages et j’ai même acheté des chaussures. Des vraies, des chaussures d’homme, pas des baskets. Sait-on jamais, si je trouvais un job rapidement… Ce ne serait pas le moment de tout faire capoter en arrivant fringué comme un kéké des plages.

— Je peux descendre ici, je crois que le métro n’est pas loin. On doit se rejoindre dans ce quartier.

— On ne t’avance pas un peu plus ? Avec la valise, ça ira ?

— Oui, oui. Merci beaucoup ! Au revoir !

Nous nous quittons sur un dernier signe de la main et je zigzague de rue en rue, téléphone dans une main, bagage dans l’autre, à la recherche de notre point de rencontre avec Rafael. Il fait plus chaud ici qu’à Paris.

À Madrid, tout me paraît immense. Le temps que mon téléphone se repère, je lève le nez sur les hautes façades qui se dressent au-dessus de ma tête. De quoi se sentir infime, minuscule, une fourmi qu’on écraserait sans prendre garde. J’apprécie l’architecture des bâtiments, cependant. Un mélange de néo-classique et de constructions plus contemporaines, des balcons partout – en tout cas, là où je me trouve –, des colonnes et des frontons.

— Jesse ?

La voix de Rafael m’arrache un frisson. En un mot, il me donne envie de me jeter dans ses bras, d’éclater en sanglots, de le remercier, de l’embrasser, et tout cela à la fois. Mon ange gardien. Je n’en fais rien, cependant, et me contente d’une bise chaleureuse. Il n’a pas idée à quel point il me sauve la vie.

— Merci pour tout, soufflé-je avant même un bonjour.

Il me dévisage, visiblement inquiet. Rafael, c’est un peu mon contraire. Des cheveux bruns en pagaille, des yeux verts qui font tomber les filles comme des mouches, un tempérament calme et posé, jamais un mot plus haut que l’autre.

— Comment est-ce que tu te sens ?

— Ça va. Mieux, disons, depuis que tu es là.

J’ai moins envie de crever, mais ça aussi je le garde pour moi. Le petit problème de Raf, c’est qu’il panique vite quand quelqu’un va mal. Son frère cadet s’est suicidé il y a cinq ans. Je crois que ça l’a rendu parano, mais, à sa place, je serais sans doute pareil.

— T’as maigri, non ?

— J’ai zappé mes séances de sport et je ne baise plus, ça joue, tenté-je sur le ton de la plaisanterie.

— Tes meubles ?

— Vendus. Je me suis débrouillé pour n’avoir que deux mois avant la rupture du bail au lieu de trois. L’appart est vide, je n’aurai plus qu’à passer faire un brin de ménage avant de le rendre. Du coup, je peux te payer un loyer.

— On parlera de ça à la maison, je t’ai déjà dit que je faisais ça pour t’aider. Je n’ai pas besoin de fric. Viens, le métro est par là.

Je le suis, sage et discipliné. Ma mère serait jalouse et furieuse de voir comme je peux être sympa avec d’autres qu’elle.

— Tu habites loin ?

— Non, cinq minutes d’ici.

Il n’a pas menti. Quatre minutes de métro et trente secondes de marche, nous atterrissons dans une petite rue absolument charmante, où tout le monde a suspendu des pots de fleurs aux balcons. Certains immeubles arborent même des décorations baroques sur la façade. Ça en jette.

— T’as un balcon ?

— Ouais. Si tu veux fumer, ce sera dehors, d’ailleurs. Pas d’odeur de tabac à la maison.

— Très bien, pas de problème.

Si j’avais eu un grand frère, j’aurais aimé qu’il soit comme Rafael. Prévenant, un peu papa poule, drôle et sérieux à la fois. En ouvrant la porte d’entrée, il m’adresse un sourire… de soulagement ? Est-ce qu’il avait peur que je ne vienne pas ? Ou alors j’ai l’air dépressif et il a hâte de m’attacher au canapé ?

— Bienvenue chez toi. J’ai réorganisé le salon pour que tu puisses avoir un espace à toi. Le petit clic-clac là-bas, c’est le tien, mais je trouvais ça plus sympa qu’on se mate des films ensemble alors j’ai quand même conservé mon canapé et déplacé le bazar. J’ai vidé les tiroirs du bas de la bibliothèque, ils sont assez larges pour que tu puisses y ranger tes fringues. Dans la salle de bains, j’ai ajouté une serviette, la tienne ce sera la bleue et moi, la jaune. Viens, je te fais visiter. Pose tes affaires.

J’ai un million de fois plus envie de chialer. Si je m’écoutais, je lui baiserais les pieds en sanglotant. Ce mec est un amour. Même chez ma mère, je n’ai plus de serviette de bain quand j’arrive. Il a repensé tout l’espace de son appartement pour que je ne me sente pas à l’écart tout en ayant un petit coin à moi. C’est la plus belle preuve d’amitié du monde. La gorge serrée sous le coup de l’émotion, je ne trouve rien à répondre et suis Rafael dans la cuisine, puis la salle de bains, les toilettes, un saut rapide dans sa piaule et enfin le balcon. Si je devais apprendre à dire je t’aime, ce serait avec lui que je voudrais m’entraîner.

— Je vais nous préparer deux cafés, je reviens.

Il faut que je parle. Au moins que je le remercie, encore une fois, et que j’arrête de rester muet comme un idiot. Il doit se demander ce qu’il me prend, où est passé le type drôle et sûr de lui qu’il a connu quand on se torchait sur la plage à moitié à poil. Même moi, je me demande où il est.

— Je peux fumer ?

Voilà les mots qui franchissent mes lèvres quand il arrive avec nos tasses. Il acquiesce d’un hochement de tête et me dévisage de nouveau quand j’allume une cigarette.

— Écoute, commence-t-il d’une voix hésitante, il faut qu’on mette un truc au clair. Je ne te demande pas de fric pour vivre ici, à l’exception du remboursement des loyers que j’ai payés à ta place. Vraiment. Je ne suis pas ton père, je ne suis pas ton proprio, OK ? Et si t’as pas envie de parler, je peux comprendre. Par contre, la seule chose que je te demande en échange de tout ça, c’est d’être réglo. Tu te trouves un taf, tu arrêtes de picoler et de claquer tout ton fric dans des cachets à la con, et je ne veux pas avoir à venir te chercher dans une merde monstre, pas même une seule fois. Pas de fête à la maison, pas de mec non plus. Tu chopes qui tu veux, mais pas chez moi. On est d’accord ?

— OK.

Ma réponse paraît le surprendre, à en juger par son haussement de sourcils.

— T’inquiète, ajouté-je. Je sais me tenir. Tu n’entendras jamais parler de moi. Je te le promets.

— Bien. Tu dois être fatigué, tu veux dormir ?

— Ça va.

Je ne dors plus, de toute façon. Mes nuits sont devenues tellement mouvementées que je me lève avec un mal de crâne affreux et des cernes plus gros que la veille.

— T’as faim ?

Voilà qu’arrive ma première poussée de honte : ouais, j’ai la dalle, sauf que je vais devoir piquer dans son frigo. Ça me met mal à l’aise. C’est une sensation désagréable, l’une des pires que j’ai connues, je crois, que d’être à ce point dépendant de quelqu’un. Je gigote sur le balcon, gêné, mais mon estomac a répondu à ma place. Sale traître.

— Moi aussi. Je commande une pizza, la flemme ce soir, ça te va ?

— Oui, oui. Merci.

Il hausse les épaules, mais j’insiste.

— Merci, répété-je. Pour tout.

— Le bar à tapas au coin de la rue cherche un serveur. C’est ton jour de chance, mon petit Jesse.

Au coin de la rue, ça oui. Je n’en espérais pas tant. Ça veut dire pas besoin de prévoir un budget transports. Question expérience, en revanche, ça risque d’être compliqué. Je n’ai jamais bossé pour de vrai. Tous mes boulots, c’était soit . J’étais déclaré une fois sur deux et ça me convenait très bien. Là, c’est la vraie vie. Celle des gens qui se lèvent le matin tout grognons, qui se couchent le soir fracassés. La seule différence, c’est que je ne ferai plus la fête le week-end. Ni les autres jours, d’ailleurs. C’est un changement radical qui mérite que j’en fasse le deuil. En route pour une nouvelle vie !

 

[1] Littéralement : des « beignets de pluie », pour occuper les enfants les jours de pluie. Beignets sucrés à la cannelle.

[2] « Sainte Mère de Dieu, mais qu’ai-je fait ? »

Code Alpha – Extrait

À tous ceux qui, comme moi, savent que nous ne sommes pas seuls dans l’univers.

Prologue

 

J’ai toujours pensé que les extraterrestres envahiraient la planète à la manière des vieux films de science-fiction que mon père regardait à la télévision le samedi après-midi, c’est-à-dire sous un déluge de rayons laser avec, en fond sonore, un opéra composé de sifflements métalliques, d’explosions bruyantes et de ronflements de moteurs à fusion.

En réalité, ils sont arrivés sur la pointe des pieds, sans faire le moindre bruit. La NASA et le SETI[1] n’ont rien noté d’inhabituel sur leurs écrans radars, les radiotélescopes sont restés sourds, aucune alerte n’a été donnée. Le calme le plus total sur les ondes. Je me souviens qu’il a fait très sombre dans la maison lorsque les premiers engins sont apparus dans le ciel. Le sol a simplement frémi sous nos pieds, les assiettes et les verres ont à peine tremblé dans le lave-vaisselle. Seul notre chat est monté à l’étage en miaulant. Intrigué, mon père est sorti sur le pas de la porte pour voir ce qui se passait. La plupart des habitants du quartier ont eu la même réaction que lui. Je l’ai très vite suivi sur le palier pour me serrer contre sa hanche.

Dehors, on se serait crus lors d’une éclipse solaire. Il ne faisait pas tout à fait nuit, mais c’était suffisant pour tromper les lampadaires de notre rue, qui se sont allumés un par un.

Tous les voisins avaient le nez en l’air. Même le chien de Mme Baker est resté planté là, sans bouger, à fixer l’étrange machine suspendue au-dessus de nous. C’était un vaisseau de la taille d’une ville, aux contours irréguliers, parcouru par un réseau très élaboré de faisceaux lumineux sinistres. Devant cet engin massif, je me suis mis à trembler. Afin de calmer mon inquiétude grandissante, mon père s’est empressé de glisser un bras dans mon dos. Lorsque nos regards se sont croisés, j’ai lu dans le sien quelque chose que je n’avais encore jamais vu auparavant : de la terreur.

J’aurais aimé qu’il me dise qu’il n’y avait rien à craindre, que c’était un grand jour pour l’humanité, que tout allait bien se passer, mais il ne l’a pas fait. Sans doute parce que chacun de ses mots aurait sonné comme un mensonge.

Soudain, tout est devenu très calme autour de nous. Je ne me souviens pas d’avoir entendu un silence aussi étourdissant au cours de ma vie d’adulte. C’était comme si tous les sons avaient disparu de la surface de la terre, comme s’ils avaient été aspirés par magie. Il y a eu, ensuite, un éclat aveuglant quelque part au loin.

Ma mère a fini par nous rejoindre avec ma sœur en pleurs dans les bras. Quand elle a prononcé le prénom de mon père, sa voix était si faible qu’on aurait dit un murmure. Ce dernier s’est alors tourné vers elle pour lui serrer la main.

J’ai su à cet instant précis qu’un événement significatif venait de se produire et que rien ne serait plus jamais comme avant.

 

[1] Search for Extraterrestrial Intelligence. Programme américain visant à détecter des signes de vies extraterrestres.

 

Première Partie

 

Cole

 

Des années plus tard

 

Notre maison est en ruine, il y a des débris partout, des arbres déracinés, des corps sans vie. Le souffle de l’explosion m’a rendu sourd d’une oreille. Quelque part, pourtant, un bébé pleure, une femme crie et un homme appelle au secours. J’ai la tête dans un étau, mais, hormis quelques égratignures et une bosse qui gonfle sur mon front, je ne suis pas blessé. Une odeur âcre de combustible brûlé m’attaque les narines et une fumée noire, épaisse, me pique les yeux. Le sol autour de moi est recouvert de tuiles, de briques, de planches. Le vent soulève des cendres et quelques feuilles de journaux noircies. Il transporte également toute une panoplie de nouvelles senteurs, comme celles des corps carbonisés, du plastique fondu ou bien celle de la terre labourée par les ogives ennemies. Parmi les débris traînent des photos prises par mon père, des dessins que j’ai gribouillés, des vêtements de ma mère et une poupée de ma sœur. C’est toute une vie qui gît, là, dans les décombres de notre maison. Ma vie d’avant. Je prends soudain conscience de ce qui vient d’arriver, du chaos qui m’entoure, de la réalité de l’événement. Sans bouger d’un pouce, je cherche des yeux les membres de ma famille. Ils sont introuvables. Sûrement morts. Soudain, une voisine s’approche de moi en m’appelant par mon prénom. Elle me caresse la joue gauche, me parle doucement. Sa main est glaciale. Je ne saisis pas ce qu’elle me dit et…

Un coup sec dans les côtes me réveille en sursaut.

— On arrive, grommelle une voix étouffée derrière un foulard.

J’ai encore fait ce même cauchemar, celui qui me hante depuis mon enfance. Les images s’imposent à mon esprit avec une redoutable clarté. Peu à peu, ma vue se fait plus nette. Les contours d’une silhouette se tenant au-dessus de moi se dessinent. Tout me revient en une seconde : l’époque dans laquelle je vis, l’endroit où je me trouve, les gens qui m’accompagnent.

— Ne t’avise pas de recommencer, Jackson, grogné-je d’une voix menaçante. Je ne suis pas un sac de patates.

— Ça fait cinq minutes que tu couines dans ton sommeil.

Je fronce les sourcils, pose un regard meurtrier sur mon camarade.

— C’est toi qui vas couiner si tu te casses pas de là tout de suite, grogné-je.

Jackson Smith me toise une dernière fois, secoue la tête en lâchant un juron que je préfère ne pas relever et se courbe pour regagner sa place.

Je reprends doucement mes esprits en effleurant mon arme. C’est un fusil à détonation ionique qui envoie de multiples rafales capables de réduire un Stiix en bouillie. Le savoir tout contre moi me rassure. Par réflexe – ou par habitude, je ne sais pas –, je vérifie que mon couteau est toujours dans son étui et qu’il me reste assez de munitions dans les poches. Par le passé, je me suis déjà retrouvé sans rien devant un de ces fumiers d’envahisseurs. Je m’en suis sorti de justesse avec une luxation de l’épaule. Ce jour-là, j’ai eu de la chance, car les Stiix sont des durs à cuire. Depuis, j’assure toujours mes arrières en ayant sur moi le plus de cartouches possible.

La route est jonchée de nids de poule et les secousses sont rudes. Je n’arrête pas de me cogner l’arrière de la tête contre les parois du véhicule tactique qui nous transporte et cela ne fait qu’aggraver ma mauvaise humeur.

— Cole ! m’interpelle soudain Ronnie, un camarade assis un peu plus loin. Attrape !

Il me lance un morphocasque, bleu nuit, fabriqué dans le même composite que nos tenues de camouflage. Muni de capteurs qui étudient la morphologie de son porteur, il épouse parfaitement la forme du crâne dès qu’on l’enfile. J’active aussitôt les différentes fonctionnalités, et de nombreuses informations apparaissent sur la visière souple et transparente, telles que ma fréquence cardiaque, mon taux de sucre, ma température…

— Merci, dis-je.

— Pas de quoi.

Ronnie renifle en cherchant à accrocher mon regard, mais je baisse le menton pour ne pas accéder à sa silencieuse requête.

Je connais Ronnie depuis deux ans. C’est le médecin-infirmier de la bande. Avant d’intégrer la Résistance, il était interne en chirurgie dans un hôpital universitaire qui a été bombardé par l’ennemi. Ronnie a survécu trois jours dans les décombres avant qu’une équipe de secours ne le trouve. À l’instar de plusieurs d’entre nous, il a perdu presque toute sa famille durant les premiers jours de l’invasion. Je crois qu’il a encore une tante qui vit près de l’ancienne frontière suisse, mais je n’en suis pas sûr. Féru de psychologie, Ronnie ne peut pas s’empêcher d’essayer de sonder l’esprit des gens qu’il rencontre, du troufion de base au plus haut gradé, ce qui lui a valu plusieurs surnoms comme doc, fouineur ou encore l’emmerdeur. Moi, je l’appelle tout simplement par son prénom, parce que j’estime qu’on a passé l’âge de se filer des sobriquets. La psychologie, ce n’est pas mon truc non plus. C’était peut-être une matière intéressante autrefois, mais à présent que les Stiix ont débarqué, je trouve qu’il y a des choses plus importantes à accomplir que d’essayer de comprendre d’où proviennent les angoisses ou les tocs de quelqu’un.

De toute façon, l’Homme a toujours été une espèce dérangée et je ne vois pas ce qu’on peut faire pour y remédier.

— Encore un de tes foutus rêves ? me questionne Ronnie.

— Je n’ai pas envie d’en parler, réponds-je.

— Ce n’est pas bon de garder ça en toi, me bassine-t-il.

Un truc que j’ai oublié de préciser à propos de Ronnie, c’est qu’il est particulièrement tenace.

— J’ai dit que je ne voulais pas en parler.

— Ça te ferait pourtant du bien de…

— Ronnie, bon sang !

J’ai fait exprès d’amplifier ma voix, histoire qu’il n’insiste plus. Ce dernier lève les mains en signe de reddition. Je me resserre sur moi-même, non parce qu’il fait froid, mais parce que je me sens quelque peu idiot de m’être emporté aussi vite et sans véritable raison. Ronnie cherche simplement à m’aider. J’aimerais lui dire que je suis désolé, sauf que les mots restent coincés dans ma gorge. Les autres font mine de n’avoir rien entendu.

L’atmosphère est tendue.

Notre véhicule continue son chemin à travers les impacts de bombes et les gravats. On roule depuis l’ouest de la France vers P’ris – Paris, autrefois. Enfin, ce qu’il en reste. Avant, il nous aurait fallu un peu moins d’une matinée pour relier la côte atlantique à l’ancienne capitale de la France, mais à cause de l’état des routes et des patrouilles de Stiix, nous ne progressons pas vite, d’autant que nous ne roulons que de nuit. Il est primordial de passer inaperçu.

Instinctivement, je jette un regard en biais vers notre précieux chargement, puis remonte lentement vers la vitre coulissante, derrière laquelle je distingue une partie du visage de Draax. Un frisson me traverse tandis que je m’attarde sur son profil. Il fixe la route éclairée par la lumière jaunâtre des phares avec un mélange de confiance en lui et de crainte d’être surpris par une bande d’envahisseurs.

Je songe à notre tentative avortée de relation. Nous n’avons jamais été amoureux l’un de l’autre, notre histoire n’ayant été que purement sexuelle, mais le fait est qu’en ces temps difficiles, nous y avons trouvé notre compte. Quand il nous arrivait de dormir ensemble, Draax me prenait toujours dans ses bras dès que je me réveillais en sueur et haletant. Je ne serais pas contre le fait qu’il me serre contre lui, là maintenant. Draax ne m’a jamais questionné sur mes cauchemars. J’imagine qu’il doit penser que ça ne le regarde pas ou peut-être qu’il s’en fiche tout simplement. C’est bien son style.

En principe, les résistants que nous sommes ne sont pas autorisés à nouer ce type de relation. Par compassion ou simplement par crainte de se mettre Draax à dos, personne dans notre entourage n’a toutefois jamais rien balancé à nos supérieurs. Et puis, entre nous, il serait malvenu de nous dénoncer alors que Jackson sort avec Sélène, l’unique fille de la bande, depuis dix-huit mois. Ronnie prétend que, dans le sud, les enfants issus des amours de deux résistants sont automatiquement séparés de leurs parents. D’après lui, il existerait des pouponnières d’État cachées sous terre, dans lesquelles on formerait les bambins à la guerre en vue d’en faire de futurs combattants. J’ai du mal à y croire, mais tout est possible à notre époque.

Je fixe tour à tour Jackson et Sélène, qui pianote sur un ordicom, l’air concentrée. Je parie qu’avec elle, ça ne se passerait pas comme ça si on essayait de lui enlever son enfant. Ami ou ennemi, il se prendrait une balle entre les deux yeux. Peu importe que ce soit pour le bien de l’humanité. Elle n’hésiterait pas une seule seconde.

Tout à coup, un choc violent fait lever l’avant du véhicule, puis l’arrière, nous secouant tous à l’intérieur. Dans l’habitacle, j’entends Ian, le conducteur, jurer avant de ralentir et de couper le moteur quelques mètres plus loin.

À l’arrière, on se jauge les uns les autres, attentifs et méfiants.

— C’était quoi, ça ? demande Jackson en retirant les écouteurs de son audiopad.

— On ne va pas tarder à le savoir, réponds-je.

Sélène rabat l’écran de son appareil.

— Détendez-vous, les mecs, prononce-t-elle d’une voix chaude et légèrement accentuée. On a dû rouler sur un débris.

La tacticienne a vu juste.

Draax fait coulisser sa vitre.

— Un pneu a éclaté, nous informe-t-il. Jackson, tu surveilles le paquet. Les autres, en position. Ian, tu vas jeter un œil.

Je suis presque soulagé de descendre. Je n’en peux plus d’être assis. Les muscles de mes cuisses sont tétanisés, j’ai des crampes aux mollets et le cul en feu. Je règle mon casque afin de m’assurer une bonne vision et saute hors du véhicule, suivi de près par Sélène et Ronnie. Je n’ai pas le temps de détendre mon corps de ses crispations que je suis déjà en mode commando. Sur le qui-vive, je m’assure qu’il n’y a pas de visiteurs en embuscade. Mes deux comparses agissent de même et nous encerclons le blindé, la crosse de nos armes contre l’épaule, prêts à tirer.

— Faut changer la roue avant, déclare Ian. Les autres ont tenu bon.

— Magne-toi, lui intime Draax. On est à découvert ici.

Ian s’active du mieux qu’il peut.

Lui non plus n’a pas envie de rester dans les parages plus longtemps. Par-dessus mon épaule, j’aperçois au loin l’ombre des buildings encore debout, celle de certains monuments autrefois célèbres ainsi que quelques lumières dorées qui vacillent, probablement des feux de camp. P’ris est une des rares cités à être encore aux mains des humains. Durant les premiers jours de l’invasion, les habitants ont essuyé des tirs et des bombardements à n’en plus finir, causant des millions de victimes. Trouvant refuge dans les longs couloirs du métropolitain, les survivants ont fini par s’organiser et riposter. Depuis, ils font ce qu’ils peuvent pour survivre.

Draax longe la route que nous venons d’emprunter. Équipé d’une écolampe fixée sur son rétrofusil, il inspecte le bitume déformé par les intempéries et le manque d’entretien.

— Ne t’éloigne pas trop, lui conseillé-je sur un ton impératif via le micro intégré à mon casque.

Mais il ne m’écoute pas.

Sélène s’approche de moi, inquiète.

— Qu’est-ce qu’il fout ? me demande-t-elle.

— Je crois qu’il cherche sur quoi on a roulé.

— Je n’aime pas trop cet endroit. On doit se tirer d’ici rapidement.

Ma coéquipière retourne auprès du véhicule.

— Draax, dis-je. Reviens vers nous.

— Minute, beau gosse, réplique-t-il aussitôt dans un flot de grésillements.

— Reviens, je te dis !

Je me tourne vers Ian, qui termine d’installer la roue de secours, puis me reporte sur Draax.

— Magne-toi ! m’écrié-je dans le micro.

— Beau gosse, tu me rappelles qui commande ici ?

Il est de moins en moins visible dans l’obscurité à cause de la distance qu’il met entre nous et lui.

— C’est toi, concédé-je.

— Merci de t’en souvenir.

J’allume ma thermo-vision et distingue aussitôt les oscillations de température de Draax qui, accroupi, semble intrigué par un objet posé en travers de la route. J’ignore ce que c’est. L’image n’est pas totalement nette.

— Putain ! crie-t-il soudain dans mon oreille. Ce n’était pas un accident ! On a roulé sur une mine.

Je le vois se relever en toute hâte. Au même moment, des silhouettes apparaissent dans les champs qui bordent la route.

— Draax ! hurlé-je en tirant un premier coup de semonce sur une des créatures. Cours !

Mon tir a alerté Ronnie et Sélène, qui viennent aussitôt me prêter main-forte. Draax est un homme terriblement bien charpenté, mais en raison de sa masse musculaire, il ne se déplace pas aussi vite qu’il le faudrait. Je vois apparaître de plus en plus d’ennemis dans son sillage. Tout en courant, Draax tire derrière lui. Bon viseur, il manque rarement sa cible.

— Il faut dégager de là, maintenant ! s’écrie Sélène.

— On ne peut pas l’abandonner ! m’indigné-je. Ian, t’en es où ?

— J’ai presque fini ! grogne-t-il.

Nous continuons de soutenir notre compagnon comme nous le pouvons. Des balles explosives sifflent de chaque côté de lui.

Ian termine de donner son dernier tour d’écrou et se redresse.

— On peut y al….

Un projectile l’atteint en plein milieu du front et sa tête explose comme un melon. Je regarde son corps décapité s’affaler sur le sol.

La colère me submerge et je me mets à avancer en shootant droit devant moi. Les Stiix tombent comme des mouches.

— Ils sont trop nombreux ! constate Jackson. On n’en viendra pas à bout.

Tout à coup, Draax s’effondre, touché à la jambe droite. Son cri de douleur résonne dans la nuit.

Quand nous arrivons à sa hauteur, je remarque qu’une balle perforante lui a déchiqueté la cuisse. Nous nous mettons en cercle autour de lui. Jackson jette au sol un petit boîtier qui fait apparaître un dôme d’énergie.

C’est un bouclier de sa confection supposé nous protéger.

— Il ne tiendra pas très longtemps, nous prévient-il.

Ronnie se penche sur Draax et commence par lui faire un garrot avec la ceinture de son pantalon.

— Il perd beaucoup de sang, nous fait-il savoir.

Je ne peux m’empêcher de jeter un œil à la blessure. La cuisse de Draax n’est qu’un amas de chair sanguinolente et d’éclats d’os brisés.

— Laissez-moi là, gémit Draax en s’allongeant.

— On ne laisse personne derrière, affirme Jackson.

Ronnie sort une seringue d’une poche de sa veste et, sans ménagement, plante l’aiguille dans la jambe de notre lieutenant.

— Ça va soulager la douleur, explique-t-il.

Les Stiix ne sont plus qu’à quelques mètres de nous. Leurs pupilles luisent dans la nuit comme celles des chats. Leurs impacts de tirs ricochent sur le bouclier magnétique, mais pour combien de temps encore ?

— Le chargement est plus précieux que ma vie ! s’écrie Draax une fois sa cuisse anesthésiée. Cassez-vous d’ici !

Je jette un œil en direction du véhicule. La porte arrière est grande ouverte.

Draax cherche à se redresser.

— File-moi ton arme ! m’ordonne-t-il.

— Hors de question.

— Jackson ?

— Nope !

— Nom de Dieu, s’énerve Draax. Le dôme va céder d’un instant à l’autre ! Et vous avez tous une mission à remplir, alors ne discutez pas !

Sélène se colle à moi.

Je sens sa main se refermer sur mon biceps gauche.

— Tu sais qu’il a raison, dit-elle avec fermeté. On doit partir. On n’a pas d’autre choix. C’est trop important.

Une injure s’échappe de ma gorge.

Le film protecteur commence à se fissurer.

— D’accord, fais-je à contrecœur. On s’y prend comment ?

— Dès que le champ de force disparaît, explique Draax, vous filez sans vous retourner jusqu’au blindé. Je vais tellement les canarder qu’ils vont s’en souvenir. Je terminerai avec un joli feu d’artifice.

À cela, je le vois serrer entre ses doigts une grenade à explosion courte.

Je pose une main sur son épaule.

— Draax, dis-je d’une voix plus plaintive que je ne l’aurais cru, je…

— Qu’est-ce qu’il y a, Cole ? Tu vas chialer ?

Draax ne m’a jamais appelé par mon prénom en public. C’est quelque chose qu’il réservait pour les rares fois où l’on s’envoyait en l’air. Je comprends que c’est sa façon de me dire adieu.

— Tu as toujours été un sale con, dis-je.

— Ouais, rétorque-t-il. Et toi, t’es pas un si bon coup que ça.

Il me fait un clin d’œil et l’ébauche d’un sourire illumine une demi-seconde son visage. Un Stiix s’approche du champ magnétique. Il sait qu’il ne peut pas le traverser, tout comme il sait que nous ne pouvons pas en sortir.

Un pas en arrière, il pousse une sorte de feulement pour prévenir les autres.

— On va se faire tirer dessus comme des lapins, assure Jackson.

— Vous êtes prêts ? hurle Draax.

Lorsque le mur d’énergie cède enfin, je fonce tête baissée, suivi par mes trois compagnons. Derrière nous, Draax s’en donne à cœur joie. Grâce à sa diversion, nous parvenons assez facilement au véhicule.

Tout à coup, une détonation plus puissante que les autres fait trembler le sol sous nos pieds. Je ne peux m’empêcher de me retourner, persuadé que Draax vient de mourir.

À ma grande surprise, ce dernier n’a pas activé son ogive.

En fait, l’explosion provient d’un hélicoptère qui survole notre position en tirant sur tout ce qui n’est pas humain. J’entends bientôt des voix masculines venir d’un peu partout et une équipe d’hommes lourdement armés surgit de nulle part pour nous mettre en joue.

Eryk

 

Personne n’était préparé à un tel événement. Comment les humains auraient-ils pu l’être ? L’attaque a été soudaine et brutale, pour ne pas dire d’une redoutable efficacité. Technologiquement supérieurs, méthodiques, les Stiix ont envahi la terre en seulement trois jours. Les premières frappes ont détruit les principales grandes villes du monde, puis les troupes au sol ont fait le reste. Certaines régions ont été complètement rayées de la carte et des populations entières ont été décimées. Pourtant, malgré l’ampleur du désastre et le nombre de victimes, l’humanité a survécu. Les rescapés se sont regroupés, de nouveaux décideurs sont apparus. Les gens se sont rebellés, plus que jamais unis face à l’ennemi.

Nous avons connu quelques victoires et de nombreuses défaites, mais nous sommes encore là.

Sauf toi.

Eryk Pras essuie les larmes qui lui brûlent les joues. Il a beau se raisonner, il ne parvient pas à contenir ses pleurs. Il cherche au plus profond de lui la force de ne pas crier, mais sa peine est si vivifiante qu’il finit par se mordre un poing pour étouffer le bruit des sanglots. La douleur physique est un bon remède. Elle lui permet de garder le contrôle quand il se sent partir ainsi. Eryk n’a pas le droit de montrer son chagrin. Il passerait pour une mauviette aux yeux de ses hommes, et sa légitimité serait remise en question.

Surtout, son père n’accepterait jamais qu’il s’abaisse à un tel comportement.

« Les faibles ne commandent pas, a-t-il toujours affirmé. Les faibles ne guident pas. Ils restent à la traîne derrière les plus forts et ils se font tuer. »

Les mots du colonel William Pras tournent en boucle dans la tête de son fils alors que des souvenirs remontent à la surface, principalement ceux de son adolescence difficile dans les casernes militaires. Les lits au carré, les pompes au lever du jour, l’étude des armes à feu, les aboiements, les ordres. Tout revient.

Tu m’avais débarrassé de tout cela, Caleb. Tu m’avais guéri.

Assis dans un fauteuil, les coudes posés sur ses cuisses, Eryk serre entre ses doigts un écran portable diffusant une courte vidéo. Il la connaît par cœur. Combien de fois l’a-t-il visionnée ? Sûrement des centaines, et néanmoins, il est traversé par les mêmes émotions quand il voit surgir le visage de son amant décédé.

C’est tout ce qu’il reste de sa vie passée avec Caleb. Ce petit moment fugace, ces quelques minutes immortalisées sur une puce électronique.

Ça et les souvenirs.

La vidéo montre son compagnon en train de rouspéter parce qu’il n’aime pas être filmé. Très vite, cependant, le brun à lunettes se met à éclater de rire.

Ton rire me manque tellement.

Malgré le conflit, le quotidien difficile, ils étaient heureux ensemble. Comme d’habitude, la souffrance d’Eryk se mue en une colère stimulante. Il donne un violent coup de pied dans le tiroir ouvert d’un casier métallique devant lui. Cet accès de rage lui fait du bien, l’apaise. En relevant la tête, le capitaine croise son reflet dans un petit miroir accroché au mur. De minuscules vaisseaux sanguins ont éclaté dans ses yeux et ses iris paraissent étrangement plus gris que bleus. En glissant une main dans ses cheveux blond foncé, il se redresse, fait pivoter son fauteuil et jette le dispositif sur son bureau.

Il faut te ressaisir, se dit-il en s’efforçant de se concentrer sur le tas de documents éparpillés sous ses yeux. C’est du passé. Caleb est mort.

Eryk se donne plusieurs petites tapes sur les joues, se torche le nez du revers de la main et se penche sur un rapport d’inventaire des stocks de nourriture disponible. L’écho du rire de Caleb s’attarde dans sa tête.

À peine a-t-il entamé sa lecture que quelqu’un se présente à lui en toute hâte.

— Capitaine !

Eryk relève la tête. Il montre encore les stigmates de son récent coup de mou, mais dans la pénombre de son bureau, cela peut passer pour de l’épuisement. Eryk dévisage longuement le visiteur. Ce dernier a, quoi ? Une vingtaine d’années à tout casser ? Il en fait dix de plus avec son gabarit de rugbyman, son nez cassé et la fine barbe qui recouvre ses joues.

Il n’a rien connu d’autre que la guerre, se dit Eryk en essayant de se souvenir de son prénom.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il, la voix enrouée.

La jeune recrue le fixe avec insistance et avec autre chose qu’Eryk connaît bien. Ce n’est pas la première fois que quelqu’un se permet un tel affront, mais la plupart du temps, impressionnés par sa carrure ou à cause de son charisme habituel, les plus intimidés finissent par détourner le regard.

Excepté celui-là.

Il n’y a pas que du respect dans ses yeux, relève Eryk. Il y a également du désir. C’est vrai que ça se produit parfois.

Même s’il n’en fait pas état, son orientation sexuelle n’est un secret pour personne dans les rues de P’ris et il arrive que cela fasse naître quelques pensées libidineuses chez certains, surtout dans les moments de relâchement ou lorsque la solitude devient trop difficile à supporter. Eryk a oublié qu’il pouvait plaire.

— Je t’ai posé une question, lâche-t-il froidement au bout d’une minute afin de ramener le troufion à la réalité.

Ce dernier sursaute sur place.

— Une situation nécessite au plus vite votre intervention, monsieur, dit-il.

Depuis quelque temps, Eryk Pras a l’impression que le moindre problème dans la cité réclame son assistance.

Il se frotte le front, agacé.

— Qu’est-ce qui s’est passé encore ?

— Hertz et son équipe ont été attaqués dans le secteur 4.

— C’est grave ?

— Un de nos hommes a reçu un coup de couteau à l’épaule. Un autre a été blessé à la tête. D’après les premiers rapports, il semble que les résidents aient refusé de partager leurs rations de vivres. Il s’en est fallu de peu pour que ça dégénère en émeute.

Ça devait bien finir par arriver, songe Eryk.

— Tu as dit dans le secteur 4, c’est bien ça ?

— Oui, capitaine.

— Je pense qu’il est temps que j’aille rendre une petite visite au padre Lotman.

Et que je remette ces gens dans le droit chemin.

— Bien, capitaine.

En se levant, Eryk dévoile au bleu son physique d’athlète. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, l’officier est une véritable force de la nature. Outre sa gueule d’Apollon, il arbore deux pectoraux parfaitement développés sous un T-shirt noir à manches courtes. Ses biceps qui se contractent avec fermeté attestent d’un exercice physique intense et régulier. Tandis qu’il enfile un simple bomber récupéré sur le cadavre d’un pilote américain, l’aspirant ne peut s’empêcher de remarquer la circonférence des poignets de son chef ainsi que la puissance de ses mains. Tout chez le capitaine Pras exprime la virilité, même son sourire qu’il fait généralement en coin, comme s’il n’osait pas se dévoiler.

— Qu’est-ce que tu fous encore là ? s’emporte enfin Eryk. T’as pas autre chose à faire que de me reluquer ?

Le jeune soldat pique un fard et quitte la tente sans demander son reste.

Eryk s’en amuse en lui emboîtant le pas. Dehors, le ciel nocturne scintille de mille et une étoiles. Autrefois, Eryk aurait trouvé le spectacle agréable. Peut-être même se serait-il allongé dans l’herbe avec Caleb pour se perdre dans l’immensité de l’univers, mais, aujourd’hui, il voit en chacun de ces points lumineux un monde peuplé de monstres prêts à s’attribuer la planète. Eryk fait quelques pas dans la terre sèche en se dirigeant vers une Jeep. Il est rapidement rejoint par Jorge Desmond, son second. Sur son passage, il sent plusieurs regards réprobateurs glisser sur lui.

Certains le mettent mal à l’aise, d’autres sont en revanche empreints d’un profond respect.  Il ne saurait dire, en cet instant, lesquels le déstabilisent le plus.

— Tu ne comptes quand même pas te rendre dans le secteur 4 ? le questionne sèchement Jorge Desmond, qui a deviné ses intentions.

En règle générale, Eryk ne tolère pas qu’on lui parle sur ce ton, mais Jorge n’est pas n’importe qui. Les deux hommes sont amis de longue date. Ils ont notamment combattu côte à côte lorsque la ville a été assiégée par des mercenaires, peu avant que le colonel ne quitte la ville pour Bordeaux.

— Il faut que le padre Lotman apprenne à gérer ses administrés, répond Eryk en regardant droit devant lui. Il doit faire appliquer les règles.

— Eryk, c’est très tendu là-bas. Nos hommes ont failli se faire tuer.

— Raison de plus pour que j’y aille.

— Les secteurs sont sur le point d’exploser. Les gens en ont assez de vivres comme ça. Ils ne veulent plus fouiller dans les gravats à la recherche de boîtes de conserve dont ils devront se séparer par la suite ou trimer des heures durant pour donner un quart de leur maigre culture.

Eryk s’arrête subitement.

— On les protège, ils nous nourrissent ! beugle-t-il en enfonçant son index dans le plexus de Jorge, c’est ce qui a été convenu depuis le début, OK ?

— Oui, bien sûr, reconnaît Jorge, mais les denrées se font rares et nous continuons à leur réclamer les mêmes quantités de nourriture. Tu risques d’aggraver les choses en y allant.

— Nos hommes ont besoin de rester en forme.

— La population ne doit pas être sacrifiée au profit des militaires.

Jorge plonge ses pupilles dans celles d’Eryk, dont la bouche se tord à cause d’un tic nerveux.

— Je ne peux pas tolérer ce type de comportement, indique Eryk d’une voix ferme. Si je ne réponds pas à cette rébellion, d’autres surviendront.

Eryk pose ses deux mains sur les solides épaules de son ami.

— Notre système est loin d’être équitable, concède-t-il, mais c’est ainsi qu’il fonctionne. Je ne laisserai pas un padre ou qui que ce soit d’autre remettre en cause ce pour quoi nous nous sommes battus. Je sais qu’il est derrière le mécontentement de ses résidents. Il cherche à me déstabiliser, lui ainsi que certains autres conseillers. Je ne les laisserai pas faire.

Et sans attendre le moindre contre-argument de son adjoint, le capitaine Pras grimpe dans sa Jeep, escorté par une poignée de soldats armés.

Le véhicule s’éloigne de Jorge Desmond à toute allure pour circuler entre les carcasses de voitures calcinées, les blocs de béton et les feux autour desquels se réchauffent quelques Prisiens encore dehors. Laissant sa vue se balader autour de lui, Eryk se souvient de la ville avant les attaques, quand on la nommait encore « la ville lumière ». Il se rappelle les trottoirs noirs de monde, l’odeur du pain frais qui s’attardait devant la devanture des boulangeries, le bruit des klaxons ainsi que les querelles entre conducteurs coincés dans les embouteillages. Il se souvient du parc, aujourd’hui ravagé par les cratères, dans lequel il a échangé son premier baiser avec Caleb, de la chaleur du soleil sur son visage, de la pression de ses lèvres sur les siennes.

Tout à coup, un caillou percute l’avant de la Jeep, brisant l’un des phares.

— On dirait bien qu’on se rapproche, l’informe le conducteur.

L’accueil ne sera pas des plus chaleureux. Les pneus du 4 x 4 crissent sur le bitume déformé, puis s’immobilisent devant un groupe d’individus.

Eryk saute du véhicule et fonce directement sur eux.

— Où est le padre Lotman ? les questionne-t-il de but en blanc.

Aucun des présents ne remue ni ne répond. Alors que ses soldats se mettent en position, Eryk se fraye un chemin à travers la foule. Du fait de sa corpulence, il atteint sans difficulté celui qu’il recherche. Le dirigeant est assis sur un tas de gravats, en pleine discussion avec une femme. C’est un homme d’âge mûr, probablement la cinquantaine, maigrichon. Une courte barbe grisonnante lui colore les joues et le menton, et de profondes rides sillonnent son visage. Il porte une curieuse chaîne autour du cou, au bout de laquelle pend une grosse pierre ambrée.

Eryk ne s’occupe pas d’un quelconque protocole et, se penchant vers le conseiller, l’attrape par le col Mao de sa chemise pour le soulever sans ménagement. La femme s’offusque d’une telle brusquerie, mais un regard en biais de la part d’Eryk lui ôte tout désir de protestation.

— Je peux savoir ce que c’est que cette histoire, Lotman ? aboie ce dernier en secouant le diplomate.

Des voix et des reproches s’élèvent parmi l’assemblée, mais personne n’ose vraiment bouger à cause des matraques télescopiques que les soldats activent à tour de rôle.

— Reposez-moi, capitaine. S’il vous plaît.

Eryk s’exécute.

— Maîtrisez vos gens, postillonne-t-il, ou je le ferai moi-même.

— Il s’agit d’une simple méprise, je vous assure.

— Qu’est-ce qui vous permet de croire que vous pouvez agresser mes hommes de cette manière ?

— Je n’ai jamais voulu que cela arrive, garantit le représentant de la congrégation. Les responsables ont été réprimandés.

Eryk Pras repose le conseiller sans le quitter des yeux.

— Ce n’est pas la première fois que l’on me rapporte ce type d’incident dans votre secteur, s’empresse-t-il d’ajouter.

— Les gens ont faim, lui rappelle le petit homme. Ce nouveau ravitaillement n’était pas possible.

— Où sont passés vos réserves de grains ou les légumes que vous faites pousser ?

— Nous avons davantage de bouches à nourrir à cause des nombreuses naissances de ces derniers mois, sans compter les migrants que nous avons accueillis la dernière fois…

— Vous êtes le gardien de cette unité, le coupe Eryk, qui se fiche éperdument des explications qu’on lui donne. C’est à vous qu’il revient de veiller au contrôle des naissances. Quant aux rescapés, ils ont été répartis de façon équitable entre les secteurs. Vous avez vous-même voté cette répartition !

Énervé, Eryk s’écarte du padre Lotman pour englober dans un unique regard l’assemblée réunie.

— Je sais que vous souffrez ! clame-t-il à l’adresse des gens autour de lui. Je sais que votre quotidien est rude, mais les hommes de la Garde prisienne risquent chaque jour leur vie pour protéger la vôtre.

Il se tait un instant, avant de poursuivre dans un éclat un peu plus rauque :

— Que croyez-vous qu’il adviendra si nous n’assurons plus votre sécurité ? Si mes hommes sont trop fatigués pour faire leur tour de garde ?

Devant l’absence de réponse, Eryk attrape un petit garçon sous les bras pour le soulever en l’air.

— S’il n’y a plus de soldats pour vous défendre, qui le fera ? Souhaitez-vous voir vos enfants mourir une arme à la main parce qu’ils les auront remplacés ?

Eryk se concentre sur chaque mine fâchée, chaque bouche crispée, chaque regard baissé, puis repose le bambin, qui court se réfugier dans les bras de sa mère.

Dans le fond, je ne peux pas les blâmer, mais si je ne me montre pas ferme une bonne fois pour toutes, c’est le début des ennuis.

— Ceux qui ne sont pas satisfaits de leur sort, enchaîne-t-il, peuvent quitter la ville sans délai. Je ne les retiens pas. Si vous pensez que l’herbe est plus verte ailleurs, je vous en prie, vous êtes libres de vous en aller. Nous verrons bien combien de temps vous tiendrez à l’extérieur de la ville.

Des murmures et des chuchotements lui parviennent d’un peu partout, puis après réflexion la foule commence à se disperser. Beaucoup de Prisiens regagnent leurs tentes ou disparaissent dans la bouche de métro la plus proche.

Un petit nombre de fidèles reste auprès du padre Lotman.

— Vous jouez avec la peur des gens ! vocifère ce dernier. Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans la misère pendant que vous…

— … nous sommes en guerre ! lui rappelle Eryk.

— Je vais réunir le conseil de la ville, menace Lotman. Cette situation n’a que trop duré.

Eryk ricane en se détournant de lui.

— Faites donc ça ! Pendant que vous serez occupé à vous plaindre, vous me ficherez la paix.

La Jeep repart dans un nuage de poussière.

À l’intérieur, personne ne bronche.

Ils n’approuvent pas ce que j’ai dit, songe Eryk en scrutant les militaires assis à côté de lui. Pourtant, je fais ça pour le bien de la communauté.

Soudain, l’émetteur enfoncé dans son oreille gauche lui indique un appel.

— Pras, j’écoute.

— Eryk ?

C’est la voix de Jorge à l’autre bout.

Celui-ci semble tracassé.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— On a de la visite.

— Des Stiix ? demande Eryk.

— Viens tout de suite.

Cole

 

Sur ma gauche, la lune ronde et lumineuse éclaire la tour Eiffel, du moins ce qu’il en reste. Une partie de l’édifice a été détruite lors des bombardements stiixiens. Les quatre pieds sont toujours intacts, bien ancrés dans le sol, mais la pointe est couchée quelques mètres plus loin, pratiquement dissimulée sous les herbes hautes. L’armature du second étage est tordue et la rouille ronge les écrous. La dernière fois que je l’ai vue, la Dame de fer trônait fièrement comme un symbole de liberté. À présent, elle n’est que le reflet de ce qui s’est passé.

Le témoin silencieux de notre défaite face à l’ennemi.

Mon regard se promène à travers la ville pendant qu’on nous conduit vers les responsables. Tout n’est que ruine autour de nous, immeubles effondrés, arbres calcinés, déracinés, cratères de différentes tailles. Les boulevards historiques et les ruelles pavées ont disparu sous la poussière, le sable, les ronces. Par endroits, la végétation recouvre presque entièrement le bitume. Plongée dans le noir, la périphérie de la ville a totalement été laissée à l’abandon. Seul le cœur de la cité est occupé. À mesure que nous nous en rapprochons, je remarque de plus en plus de barricades. Les survivants ont élu domicile dans ce qui était autrefois le IVe arrondissement. Une sorte de haute clôture a été dressée à la va-vite avec de la tôle et du parpaing. Plusieurs bus font office de remparts et des voitures ont été encastrées les unes dans les autres afin de protéger les gens de toute intrusion. Je tombe aussi sur des meutes de chiens sauvages à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent.

Nous empruntons la même route depuis notre capture et j’en conclus que c’est voulu. Toutes les autres voies de circulation ont été délibérément obstruées afin de garantir un meilleur contrôle des allées et venues. La technique est identique dans toutes les villes libres que nous avons traversées.

Je m’inquiète pour Draax. Lorsque les Prisiens l’ont fait monter dans une de leurs camionnettes, ce dernier était pâle et fiévreux. Ronnie a lourdement insisté pour rester auprès de lui, de sorte que les soldats ont fini par accéder à sa requête. Vu l’état de sa jambe, je crains que Draax ne survive pas. Jackson, Sélène et moi avons été menottés, puis installés à l’arrière d’un pick-up.

Après nous avoir questionnés sur les raisons de notre présence, un homme à la peau noire, aux pupilles d’un vert translucide et répondant au nom de Jorge Desmond nous a demandé de révéler notre identité. Nos prénoms lui importaient peu.

Ce qu’il voulait savoir, c’était si nous étions des mercenaires.

— Nous sommes membres de la Résistance bordelaise, lui ai-je indiqué un peu méchamment.

Il n’a pas paru étonné de cette information.

— De quelle division ?

Quand je lui ai répondu que nous agissions sous les ordres du colonel Pras, il a fait une drôle de tête, puis il a indiqué à ses hommes de prendre la caisse que nous transportions. Jackson a cherché à s’interposer, ce qui lui a valu un coup de crosse de fusil dans le bas-ventre et d’avoir le souffle coupé une longue seconde.

Sélène s’est empressée de les insulter comme elle sait si bien le faire tout en se jetant sur l’agresseur, mais elle a été maîtrisée, elle aussi.

— Faites gaffe ! me suis-je exclamé à mon tour en ayant vu deux types inspecter notre cargaison d’un peu trop près. Ce que contient cette malle est…

Je n’ai pas pu terminer ma phrase, car j’ai également reçu un coup au visage. On ne rigole pas trop ici, j’ai l’impression.

À l’arrière du véhicule, le silence est pesant. Je ronge mon frein et j’ai mal à la mâchoire. Mes liens sont trop serrés et la peau de mes poignets commence à me brûler. Sélène regarde fixement devant elle. Jackson fronce les sourcils. De temps en temps, il tourne la tête sur le côté, sans doute pour s’assurer que le véhicule transportant Draax et Ronnie nous suit toujours. Nous passons enfin un portail fabriqué avec du grillage et des plaques de métal soudées à des barreaux. Des sentinelles armées montent la garde. L’air empeste la crasse, le fioul et une multitude d’odeurs nauséabondes.

On finit par se garer près d’une place au centre de laquelle des gravats m’indiquent qu’autrefois se dressait une large fontaine publique. Tout autour des éboulis ont été montés des toiles de tente et des abris de fortune. Des hommes patrouillent, d’autres astiquent leurs fusils, assis sur des caissettes de bois. J’en vois certains sortir au pas de course d’un immeuble sans fenêtres, torse nu, la peau encore humide et fumante de vapeur.

— On va pouvoir prendre une douche bien chaude ! me glisse Jackson en se penchant légèrement vers moi.

Cette idée semble réjouir Sélène, qui approche son nez de son aisselle gauche avec un air de dégoût. Même si nous avons déjà connu bien pire, j’avoue que je ne serais pas contre le fait de me laver moi aussi.

Mon regard se pose sur Jackson et je me rends compte que son éternel bouc brun commence à se fondre dans une barbe de plusieurs jours.

— Je ne compterais pas trop là-dessus, lui réponds-je alors que les véhicules s’arrêtent.

Le grincement d’une portière que l’on ouvre attire notre attention. Jackson, Sélène et moi, nous nous retournons pour observer une équipe médicale prendre en charge notre ami blessé. Ronnie nous rejoint, la mine déconfite.

Ses mains sont tachées de sang.

— Il ne va pas bien, nous apprend-il sans ménagement. Sa jambe est complètement foutue.

— Ce n’est pas vrai, soupire Sélène en secouant la tête.

— Je suis quasiment sûr qu’ils vont devoir l’amputer.

— Draax préférerait mourir que de se retrouver handicapé ! s’exclame Jackson.

— On pourra toujours lui greffer une jambe artificielle, réplique Ronnie.

— Tu crois trouver ça dans ce bidonville, peut-être ? m’insurgé-je.

Je m’oriente vers le dénommé Jorge.

— Vous avez ce qu’il faut pour ce type de procédure médicale ? me renseigné-je avec l’espoir fou qu’il me réponde oui.

Ma voix trahit une certaine émotion, que je m’efforce de camoufler rapidement. Le gars hausse les épaules avec un petit sourire en coin. Sa réaction me donne envie de lui flanquer mon poing dans son joli petit minois.

Je m’approche brusquement, malgré mes mains retenues dans le dos.

— Tu trouves ça drôle, peut-être ? grogné-je.

Mon comportement pousse deux gardes à armer leurs matraques électriques. Je sais l’effet que ça fait, mais ça ne me dérangerait pas de me prendre une décharge si, en échange, je peux donner un coup de boule à leur chef.

Ce dernier recule d’un pas.

— Enfermez-les, ordonne-t-il.

— Une minute, réclamé-je. Je vous ai dit que nous faisions partie de la Résistance ! Pourquoi nous gardez-vous prisonniers ? J’ai une lettre de mission et un laissez-passer.

Je pivote alors pour montrer la poche arrière de mon pantalon.

Jorge Desmond s’empresse de me confisquer le papier plié en deux.

— Vous croyez être les premiers à vous présenter ici avec un avis de passage ? se moque-t-il en agitant le document sous mon nez.

D’un signe de la tête, nous sommes emmenés à l’intérieur d’un immeuble désaffecté transformé en prison.

On prend toutefois la peine de nous libérer de nos entraves. En me massant les poignets, j’inspecte les lieux.

— Ce n’est pas vraiment l’accueil auquel je m’attendais, ironise Jackson.

— C’est vrai qu’ils n’ont pas l’air de faire confiance à grand monde par ici, relève Sélène.

— Je ne comprends pas leur réaction, observé-je. Les Prisiens sont supposés avoir été informés de notre arrivée.

— Apparemment pas, lâche Ronnie.

— Pourquoi nous sauver des Stiix si c’est pour nous enfermer juste après comme des truands ? nous questionne Ronnie.

Je suis bien obligé d’admettre que sa question a du sens. La situation me paraît grotesque. Je m’appuie contre un mur, qui s’effrite légèrement à mon contact, et me laisse glisser pour m’asseoir. Mes compagnons font de même, sauf Jackson, qui préfère rester debout.

Je dévisage rapidement Sélène tout près de moi. Malgré la situation, il émane d’elle un sentiment de quiétude, comme si elle savait que les choses allaient s’arranger.

Jackson s’approche des barreaux pour s’y agripper.

— On peut avoir un peu d’eau au moins ? demande-t-il.

Au bout de cinq minutes, il va s’asseoir à côté de sa belle, qui pose sa tête sur son épaule et ferme les yeux. C’est l’unique manifestation d’affection que le couple s’offre depuis que nous sommes partis de Bordeaux. Je pense à Draax, qui doit passer un sale quart d’heure. Machinalement, mon regard se pose sur Ronnie. J’aurais préféré voir du sang de Stiix sur ses mains plutôt que celui de mon ex-amant. Je pense aussi à Ian. Je revois son corps sans tête sur le bitume froid. Le colonel nous l’avait imposé à la dernière seconde, car il connaissait bien la région.

Vingt minutes plus tard, mon esprit est embrumé. En me frottant les yeux de fatigue, j’aperçois Jorge Desmond avec un jeu de clés dans les mains.

— Notre capitaine va vous recevoir, nous informe-t-il en ouvrant la porte de notre cellule.

— Nous recevoir, me moqué-je, comme si nous étions ses invités.

Sous la tente où nous sommes conduits, je découvre un bureau en chêne massif sur lequel traîne un fouillis pas possible, un casier en métal et un lit de camp d’une personne, ainsi que des caisses, du linge et quelques livres.

C’est plutôt sommaire pour un leader, songé-je.

Le sol est recouvert de dizaines de vieux tapis entrecroisés les uns sur les autres. Quelques écolampes placées à des endroits stratégiques permettent de bien éclairer l’intérieur. Dehors, le ronronnement régulier d’un moteur m’indique que l’électricité est alimentée par un groupe électrogène. Le chauffage est assuré par des radiants suspendus au plafond. Au centre de la tente se tient de dos un individu en T-shirt noir. Je me fais aussitôt la réflexion qu’il est sacrément baraqué. Cou de taureau, épaules larges, taille épaisse. On voit tout de suite à quel genre d’homme on a affaire : au stéréotype surentraîné. Le type en question se retourne pour nous jauger un par un. Je lui donne dans les vingt-cinq, trente ans. Il m’a l’air un peu jeune pour être à la tête de toute une armée de soldats.

Lorsque son regard gris-bleu rencontre le mien, j’ai subitement l’impression d’être nu devant lui. Ma gorge s’assèche comme une goutte d’eau sous un soleil de plomb. Il est très rare que quelqu’un me déstabilise de la sorte. Cette idée me met d’ailleurs encore plus mal à l’aise. Malgré tout, je ne le lâche pas des yeux. Hors de question qu’il perçoive mon trouble. Je ne sais pas ce qu’il attend pour nous parler, mais ce temps me permet de le détailler plus longuement. Ce qui me frappe en premier chez lui, c’est la rondeur de son visage qui s’harmonise assez bien avec la pointe de son menton et son large front dégagé. Il possède un nez droit qui se recourbe à son extrémité et des lèvres joliment proportionnées. Il y a chez cet homme quelque chose de profondément magnétique. La douceur de ses traits est atténuée par deux lignes d’expression marquant son front, une profonde ride du lion ainsi qu’une mâchoire un peu forte. Le Prisien porte les cheveux rasés sur les côtés et plus longs sur le dessus, coiffés vers l’arrière. Une coupe un peu trop sophistiquée à mon goût pour quelqu’un qui semble avoir des responsabilités.

Je continue mon inspection lorsqu’il demande d’une voix sombre :

— Qui commande parmi vous ?

Je mets une seconde à comprendre qu’il s’adresse à nous. Mes comparses tournent simultanément la tête dans ma direction. En l’absence de Draax, ces derniers me désignent selon toute vraisemblance comme le plus haut gradé.

— J’imagine que c’est moi, dis-je.

— Et à qui ai-je l’honneur ?

— Lieutenant Cole Liederman, de la division Alpha, sous les ordres du capitaine Jason Draax.

Je me penche en avant.

―Voici, le sergent Ronnie M’Bawe, notre médecin, et les majors Jackson Smith et Sélène Rodriguez.

— Je m’appelle Eryk. Maintenant que les présentations sont faites, dites-moi ce que vous êtes venus foutre ici.

— Nous sommes en opération.

— Quel genre de mission ?

— C’est confidentiel.

— Que contient votre malle ?

— Top secret.

— Pourquoi est-elle verrouillée ?

— Malgré tout le respect que je vous dois, dis-je en bombant le torse, je n’aime pas trop votre ton ni cet interrogatoire. Nous avons reçu un ordre, nous l’exécutons. Point. Et je ne crois pas que nous ayons à vous fournir la moindre explication.

Le prénommé Eryk n’a pas l’air d’être franchement impressionné par mon discours. Ma remarque le fait même sourire. Un sourire que je qualifierais d’enfantin, empreint d’une subtile coquinerie, et qui disparaît très vite pour céder la place à une mine crispée. Son regard s’assombrit en un éclair, son visage se ferme comme la porte d’une prison glisse devant un détenu.

Le contraste est saisissant.

— Je suis navré que mon ton ne vous plaise pas, siffle-t-il en avançant de deux pas, mais c’est celui que j’utilise en présence d’inconnus tels que vous transportant, de toute évidence, une arme dangereuse. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ?

Je ne réponds pas, mais ce faisant j’amplifie ses soupçons. Son visage est à présent suffisamment proche du mien pour que je puisse distinguer les pores de sa peau. Cette promiscuité soudaine me déstabilise un peu. Je ne suis pas du genre à être impressionné par qui que ce soit, mais ce mec en impose, je dois bien le reconnaître.

J’essaye de faire bonne figure.

— Écoutez, dis-je en constatant que nous faisons presque la même taille. On vous remercie de nous avoir tirés des griffes des Stiix, mais comme je viens de vous l’expliquer, nous avons une mission à remplir et je trouve que vous nous avez déjà fait perdre suffisamment de temps comme ça.

Eryk recule jusqu’à son bureau pour s’emparer du courrier que le colonel Pras nous a remis. Il l’étudie rapidement et se tourne vers nous.

— Quelle est la nature de votre mission ? insiste-t-il. Il n’y a rien dans ces lignes qui vous autorise à venir ici avec une ogive.

Je suis surpris par toutes ces interrogations. Il n’a vraiment pas l’air d’avoir été informé de notre venue ou alors il fait semblant de ne rien savoir.

Dans les deux cas, je ne comprends pas sa réaction.

— Personne n’a dit que c’était une bombe, fait remarquer Ronnie.

Eryk Pras jette un coup d’œil dans sa direction, puis revient vers moi.

— Si ce n’est pas un engin explosif, pourquoi n’ouvrez-vous pas la malle, que je voie ce qu’elle contient ?

Nous nous murons dans le silence.

Eryk avance vers nous.

— Vous ne partirez pas d’ici tant que je ne saurai pas ce que mon père mijote, dit-il en levant la lettre de mission.

J’arque un sourcil en direction de mes coéquipiers, qui paraissent tout aussi surpris que moi.

— Votre père ? formulé-je.

Eryk

 

— William Pras est bien mon père, confirme Eryk avec une pointe d’aigreur dans la voix. D’un point de vue biologique en tout cas.

— J’ignorais que le colonel avait un fils, murmure l’infirmier à l’un de ses compagnons.

La fille hausse les épaules dans une attitude qui laisse sous-entendre qu’elle se moque bien de cette information.

— Il en a deux, si vous voulez tout savoir, précise Eryk. Que comptez-vous faire avec le contenu de cette malle ?

— Si le colonel est votre père, comme vous le prétendez, pourquoi ne pas lui demander vous-même ? l’interroge le dénommé Liederman.

Eryk se déplace jusqu’à lui.

Celui-là a une grande gueule, se dit-il en le dévisageant.

Des cheveux noirs coupés court, un visage agréable, quoique sa bouche paraît presque un peu trop féminine. Ses sourcils épais sont joliment dessinés. Son nez droit a la forme d’un triangle parfait, et ses oreilles sont rondes et petites.

Un bel assemblage.

Eryk a toujours aimé les types qui manifestent du répondant, que ce soit au lit ou dans la vie de tous les jours. Quand on est bâti comme lui, on a tendance à attirer les épeurés, les cœurs brisés, les fragiles. Lui n’aime rien d’autre que la friction virile des épidermes, les ébats costauds. Caleb réunissait toutes ces qualités. Un tempérament fiévreux avec ce qu’il fallait de tendresse dans un corps sportif. Lorsqu’il leur arrivait de se disputer, le ton montait très vite entre eux. Dans ces moments-là, Caleb prenait une grosse voix en le menaçant avec son index. Son visage s’enflammait et il perdrait le fil de sa respiration. Eryk aboyait tout autant en levant le poing, mais ça n’allait jamais vraiment plus loin. Les deux amants finissaient toujours par rire de la situation et terminaient leur querelle sous les draps. Le sexe étant tout aussi explosif que leur dispute.

Le capitaine se pince l’arête du nez en chassant ses souvenirs. Il pressent que ce Cole n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds.

Des gars comme lui sont nécessaires à la Résistance, admet-il tout en reconnaissant qu’ils ont tendance à créer des problèmes.

Ces quatre-là ne feront pas exception à la règle, il en mettrait sa main à couper.

— Écoutez, soupire Liederman, nous sommes dans la même équipe…

— Ça reste encore à prouver, l’interrompt sèchement Eryk.

La tension monte encore d’un cran.

Eryk se racle la gorge.

―Je sais que vous pensez agir pour le bien de tous, prononce-t-il avec une intonation moins formelle, mais je connais les méthodes de mon père. Elles sont souvent expéditives et rarement fructueuses. Il n’a que le mot victoire à la bouche. Rien n’a plus d’importance à ses yeux que de remporter cette fichue guerre contre les Stiix, peu importe ce que cela coûte. Il est le roi des coups tordus et celui-là m’a tout l’air d’en être un.

— Ce n’est pas un coup tordu ! s’offusque Jackson. Des dizaines de mecs plus intelligents que vous ont travaillé des mois pour mettre au point ce projet.

— Et ce projet consiste en quoi au juste ?

Jackson devient rouge. Il paraît essoufflé comme s’il venait de courir cent mètres.

— Nous n’avons pas l’intention de causer le moindre problème, assure Liederman. Tout ce que nous voulons, c’est traverser votre ville pour rejoindre l’est.

— Avec ce chargement ?

— En effet.

Eryk claque des doigts et deux soldats approchent aussitôt. Ce sont de sacrés gaillards, et pourtant, à côté de leur patron, ils ont l’air aussi chétifs que des enfants.

— Vous allez remballer vos affaires et repartir d’où vous venez, déclare le capitaine.

— C’est hors de question, proteste Liederman. Votre père nous a donné l’ordre de…

— Je me fous de ses ordres ! Vous pensez peut-être que je vais vous laisser vous balader avec une bombe alors que des troupes ennemies traînent dans les parages ? Prendre le risque qu’elle tombe entre leurs mains et qu’ils s’en servent contre nous ?

Cole Liederman se renfrogne.

Eryk Pras poursuit :

— Il n’est pas question que vous remettiez en cause notre sécurité. Nous n’avons pas eu d’attaque depuis pratiquement six mois. On les laisse tranquilles et ils nous foutent la paix.

Jorge indique alors à ses hommes de les renvoyer en cellule. Cole Liederman se débat énergiquement, mais il n’en est pas moins contraint de quitter la tente. Une fois seul, Eryk Pras regagne son bureau. Parler de son père l’a rendu grincheux. En fouillant dans un des tiroirs de son casier, le capitaine tombe sur une bouteille d’alcool. Un de ces tord-boyaux qu’on peut se dégoter dans le secteur 2 pour peu que l’on s’adresse aux bonnes personnes. Il contemple la bouteille et croise, durant un bref instant, son image déformée.

Après l’avoir débouchée avec les dents, Eryk avale une lampée. La liqueur lui brûle la gorge et lui chauffe l’œsophage. Certains Prisiens se servent du breuvage pour désinfecter les plaies purulentes ou pour astiquer le chrome de leur véhicule.

Ça fait presque sept mois que Caleb est mort. Sept mois qu’il vit en apnée, qu’il se déplace dans ce monde comme un fantôme errant.

Nouvelle gorgée.

Le visage de son père hante son esprit. L’honorable William Pras, dont la carrière exemplaire et le patriotisme sans bornes lui ont valu d’être propulsé à la tête de la Résistance bordelaise. Un type sans cœur qui a fait de son fils aîné une copie de lui-même et qui n’a pour son cadet que du mépris.

Jorge Desmond apparaît tout à coup à l’entrée de la tente. Il patiente une seconde, puis se dirige lentement vers son capitaine pour prendre place dans un fauteuil aux accoudoirs usés.

— Qu’est-ce que tu penses de leur histoire ? demande-t-il.

Eryk s’enfonce dans son siège en croisant les jambes sur son bureau.

— Je n’en pense rien, répond-il en offrant la bouteille à son adjoint, qui la refuse poliment.

— Tu ne les as pas crus ?

— Évidemment que si. Il n’y a que mon père pour inventer des missions casse-cou de ce type. Des interventions de la dernière chance, comme il les appelle.

— Et tu n’es pas curieux ?

— À propos de quoi ?

— De leur projet ! Imagine que l’arme qu’ils ont apportée puisse vraiment mettre un terme à la guerre.

— La guerre sera terminée quand les Stiix nous auront tous butés, incise Eryk.

— Tu ne penses pas ce que tu dis.

— Il n’y a bien que le colonel et toi pour croire que nous avons encore une chance de l’emporter, grimace-t-il. La vérité, c’est qu’ils ont gagné et qu’on a perdu.

Eryk se lève pour faire quelques pas. Jorge se tait un instant avant de se racler la gorge.

— Tu as conscience que nous n’avons aucun droit de les retenir ici, dit-il.

Eryk scrute son ami du coin de l’œil en approchant le goulot de la bouteille près de ses lèvres.

— Je sais, souffle-t-il.

— Je vais essayer de joindre Bordeaux afin d’obtenir quelques renseignements, dit Jorge.

— Tu n’en feras rien, lui intime Eryk. Je ne veux aucun contact avec la Résistance.

— Ton père n’a pas envoyé ces hommes par hasard.

— Je n’en ai rien à foutre.

— Tu veux compromettre une mission capitale pour l’humanité, uniquement pour faire chier ton père ?

— Plutôt par vengeance.

— Tu n’es pas sérieux ?

— Tu sais très bien ce qu’il m’a fait ! s’emporte Eryk en tapant du poing sur la table. Tu le sais parfaitement ! Ça mérite amplement que je bousille une de ses putains d’opérations commando, non ?

Jorge se mord la lèvre inférieure. Quand son ami broie du noir comme ça et qu’il se met à boire, la discussion peut rapidement virer au désastre. Dans ces moments-là, rien ni personne ne saurait le raisonner.

Peu après la mort de Caleb, Eryk a plongé dans une sorte de catatonie émotionnelle. La vie avait perdu de sa saveur, plus rien n’avait d’intérêt. Sa propre existence n’avait plus d’importance. Cet état de tristesse absolue l’avait conduit à agir de manière totalement inconsidérée. Il ne manquait pas une occasion de foncer tête baissée vers des hordes de Stiix avec l’espoir de se faire tuer, sortait seul en pleine nuit hors de la cité, ivre comme un putois, pour pisser sur la route, et beugler haut et fort tout le bien qu’il pensait des envahisseurs.

— Caleb n’aurait jamais voulu ça, certifie Jorge d’une voix posée.

Eryk se renfrogne.

— Ne me parle pas de Caleb.

— Tu sais que j’ai raison.

Eryk renifle tout en s’asseyant à l’angle de son bureau.

— Ils dégagent aux aurores, un point c’est tout.

Jorge n’est pas d’accord avec cette décision, mais il n’a pas d’autre choix que de la suivre. Eryk est son supérieur et il doit se plier à son autorité.

C’est comme cela que ça fonctionne ici.

— Est-ce que tu peux au moins prendre la peine de réfléchir aux conséquences de ta décision ?

— Je ne changerai pas d’avis.

Poussant un long soupir de résignation, Desmond acquiesce à contrecœur.

— Bon, dit-il, changeons de sujet. Qu’a donné ton entrevue avec le padre Lotman ?

Un petit sourire se dessine au coin des lèvres d’Eryk.

— Je lui ai fait passer un message. J’ose croire que c’est un homme intelligent et qu’il va tout faire pour calmer le jeu.

— Il pense agir pour le bien de sa communauté, fait observer Jorge.

— C’est moi qui agis pour le bien de la communauté ! assure Eryk en pointant son index vers lui.

— Toi et tous les gars sous tes ordres, lui rappelle Jorge sur un ton sec.

— Oui, concède Eryk, enfin tu vois ce que je veux dire.

Un long silence s’installe entre les deux hommes, que Jorge finit par rompre :

— Les prisonniers ont demandé l’autorisation de rendre visite à leur capitaine.

— Comment va-t-il ?

— Trop tôt pour dire quoi que ce soit.

— Une personne à la fois, autorise Eryk. C’est tout ce que tu voulais voir avec moi ?

Jorge se lève.

— Mouais, lâche-t-il en vissant une casquette en tissu sur sa tête.

Eryk le suit du regard. Il se racle la gorge comme si un chat venait de s’y glisser.

— Je sais que je peux me montrer difficile par moments, confie-t-il, un peu penaud. Je suis désolé. Tu sais que j’attache beaucoup d’importance à ton opinion… et à notre amitié.

Jorge aurait pu lui offrir un sourire amical, mais il se contente de pincer timidement les lèvres et de secouer la tête.

— Mouais, grommelle-t-il. Promets-moi de ne pas finir cette bouteille et de reconsidérer ta décision concernant les plans de ton père.

Nous irons toucher les étoiles – Extrait

À Hajar, mon binôme.

À Gaëra, ma petite étoile.

À Océane, Marjorie, Emilie et Yanick, vous formez ma constellation.

Ainsi qu’à toutes ces personnes qui se reconnaîtront en Thomas, Édouard ou leurs proches.

 

Prologue

 

Thomas

DEUX ANS PLUS TÔT

31 DÉCEMBRE 2018

 

Quand ma main effleure le clavier, l’obscurité frémit.

Quand mon doigt enfonce la première touche, le rideau tombe.

La note éclot dans le silence de la pièce. Elle rebondit contre les murs et déploie avec elle un rayon de lumière. La seconde emplit l’espace et vibre sous ma peau. Elle s’infiltre dans mes veines et parcourt le chemin jusqu’à mon cœur. La suivante produit une explosion douce et paisible au centre de ma poitrine. Des chaînes se brisent et me procurent une sensation de délivrance. Le morceau qui succède fait trembler mon être. La musique me transporte, elle pénètre mon âme et m’inonde de ses sentiments. Tantôt puissante, puis délicate, un moment joyeuse et soudain triste. Mon souffle se perd dans cette envolée divine, coupé par l’intensité de ces sons qui résonnent comme un chant sans paroles : une voix qui s’élève au-dessus de moi. Elle m’encercle, me frôle et me caresse telle une brise lâchée par le vent, puis s’éloigne pour s’épanouir en liberté.

Sous mes paupières closes, l’aube se dessine et une silhouette féminine se détache de l’horizon. Sa longue chevelure violette danse sous le zéphyr qui la soulève et son sourire resplendit sous l’éclat du soleil. Ses grands yeux rieurs, dont les iris sont pourvus de diverses couleurs, me contemplent et ses lèvres bougent pour prononcer mon prénom.

— Tu es le centre de mon univers, l’entends-je murmurer.

Un frisson me terrasse sans que je cesse de jouer. Le souvenir de ses doigts fermés sur les miens pour me guider à travers la lumière ravive les sensations de ma peau. J’ai l’impression que ses mains glissent sur mes poignets pour m’éloigner du piano et m’emporter dans sa course folle vers l’infini. Mes muscles se tendent un à un, luttant contre l’envie de rejoindre le fantôme de mon esprit. Toutefois, je refuse de le chasser de ma mémoire, accroché à cette image. Elle subsiste en moi et me procure le sentiment qu’elle existe encore quelque part.

— N’oublie pas que je t’aime, Tommy.

Alors que je poursuis la partition écrite pour elle, ses mots résonnent dans mon crâne, tel un écho sempiternel.

Zoé.

Son nom tourmente mes nuits, parce qu’elle n’est plus là. Elle a disparu et s’en est allée loin de moi. Sa présence s’est affaiblie pour permettre à la solitude de m’envelopper dans sa grande couverture glaciale. Elle était ma meilleure amie, celle qui me donnait de l’envie, de la force et du courage, mais elle a tourné les talons pour ne plus revenir. Sa voix, douce et mélodieuse, est ancrée dans ma tête comme une musique détentrice de mon corps. Elle m’a abandonné, pourtant je continue de penser à elle, puisqu’elle est ma seule lueur d’espoir.

Chapitre 1

 

Thomas

 

Bienvenue chez toi

 

29 JUIN 2020

 

À l’avant de la voiture, côté passager, Stéphanie me raconte l’histoire de Saint-Cirq-Lapopie. Sa fierté est grande lorsqu’elle m’annonce qu’il a été élu « village préféré des Français » en 2012 et qu’il fait partie des plus beaux du pays. Nous nous contentons de le contourner pour emprunter un chemin de terre, mais je peux d’ores et déjà constater que ma tante ne m’a pas menti en prédisant que j’allais être happé par l’ambiance médiévale. Les ruelles et les bâtisses que j’aperçois semblent venir d’une lointaine époque et ont courageusement bravé l’épreuve du temps. Des siècles se sont écoulés, et pourtant, le charme de cette petite commune est saisissant.

En levant les yeux, je distingue l’église qui trône sur la falaise et l’envie de m’y rendre pour admirer la vue que je pourrais avoir de là-haut se fait ressentir.

Je peine à réfréner mon excitation et tâche de ne pas sauter du véhicule pour courir jusqu’au sommet. Prendre de la hauteur m’a toujours procuré du bien-être. C’est à l’endroit où l’humanité me paraît minuscule et le monde vaste que je sens mes poumons se remplir d’oxygène. Ainsi, mon fardeau de solitaire se transforme en liberté et la signification d’exister y puise tout son sens.

La main posée sur la cuisse de son mari, en pleine contemplation de sa terre qu’elle n’a plus vue depuis des mois, Stéphanie irradie l’espace et captive mon attention. Son large sourire contraste avec les traits tirés que je lui ai connus jusqu’alors. Ses yeux plissés de joie se prolongent par la naissance de ses pattes-d’oie et la légèreté qui émane d’elle quand un rire s’envole hors de ses lèvres me fascine. Elle est dotée d’une beauté à la fois singulière et discrète. Ses longs cheveux bruns sont rassemblés en un chignon sauvage et ses iris bleus sont braqués sur l’environnement avec l’émerveillement d’un enfant.

Arnaud, mon oncle, lui lance quelques coups d’œil en coin tout en conduisant, soulagé de retrouver sa femme aussi heureuse. Lorsque nous sommes arrivés à la gare de Cahors, il nous attendait déjà depuis une heure, impatient à l’idée de nous revoir. Même si j’ai fait sa connaissance le jour où le juge m’a appris qu’ils devenaient mes tuteurs légaux, il a dû revenir ici pour gérer son cabinet vétérinaire et les animaux dont il s’occupe. Pendant six mois, nous ne l’avons vu qu’à de rares occasions, alors il s’est mis à courir vers son épouse quand il l’a aperçue au beau milieu du hall, se fichant du regard des autres. Je les ai observés, ravi qu’ils soient enfin réunis, et Arnaud s’est défait de ma tante pour venir m’étreindre, comme un père le ferait à son fils.

L’angoisse ne me quitte pas à l’idée d’habiter à des centaines de kilomètres de tout ce que j’ai connu pendant seize ans, mais j’essaie d’être optimiste sur ce renouveau. Durant plusieurs semaines, j’ai vécu seul avec la sœur de ma mère et son conjoint à travers elle ; l’envie d’en apprendre davantage sur eux s’accroît de plus en plus. Pour cela, ils ont décidé d’organiser un repas de bienvenue avec leurs meilleurs amis.

Stéphanie m’a confié qu’ils se voyaient tous les jours, sauf exception. Par conséquent, je risque d’être mêlé à eux. Tous les quatre ont grandi ensemble et ne se sont jamais perdus de vue, si bien que leurs propriétés ne sont délimitées que par une petite forêt. Elle m’a parlé de leur fils, Édouard. Il a mon âge et entre en terminale à la rentrée. Avec tout ce qu’il s’est passé pendant un an et demi, je n’avais pas la tête à le contacter avant mon arrivée. J’ai désactivé l’intégralité de mes réseaux sociaux et je préfère m’en tenir loin désormais. C’est donc avec une énorme boule d’anxiété que j’appréhende cette première rencontre. Après des mois sans m’être confronté aux jeunes de mon âge, je suis fébrile.

Tâchant d’éloigner toutes les pensées nocives de mon esprit, je m’encourage à me focaliser sur le nouveau décor. La présence des arbres se fait moins dense pour ouvrir la voie sur un impressionnant domaine. Encerclé par les bois, il a des allures de prairie verdoyante où des fleurs jaunes, bleues et violettes s’épanouissent et se déploient vers le soleil. L’allée sur laquelle nous roulons mène à un parking de graviers blancs situé au pied d’une incroyable maison en pierre.

En descendant de la voiture, je ne peux m’empêcher de partir à la découverte de cet environnement étourdissant, à tel point que j’en oublie mes valises et fonce vers l’escalier dressé devant moi, bordé de roches grises. Il bifurque en angle droit et donne sur une petite terrasse où seule une balancelle en forme de cocon repose. Les yeux et la bouche écarquillés, je me tourne vers ma tante – qui s’est empressée de me suivre – et m’écrie, ébahi :

— C’est magnifique ! On se croirait dans un rêve !

— Le nôtre ! affirme-t-elle. Celui d’Arnaud, le mien, et maintenant le tien. Tu as tout pour te sentir chez toi ici. Et attends de découvrir ta chambre ! Je suis persuadée que tu seras aux anges ! s’extasie-t-elle en extirpant les clés de son sac. Tu pourras la décorer comme tu le souhaites, te l’approprier, faire des travaux…

Elle n’a pas le temps de continuer son énumération que la poignée s’abaisse avant même qu’elle n’y pose la main. La porte s’ouvre sur un homme de taille moyenne, au large buste et à l’air revêche. Les sourcils froncés, les poings plantés sur les hanches, il s’exclame :

— Tu en as mis du temps pour retrouver le chemin de la maison !

— Pierre ! s’étrangle Stéphanie, partagée entre surprise et bonheur.

Le visage de l’homme se fend d’un sourire, son expression change du tout au tout. Il tend les bras vers elle en riant et s’impatiente :

— Alors, tu ne salues pas ton vieil ami ?

— Les femmes d’abord ! hurle une voix aiguë depuis l’intérieur.

Une petite dame à la chevelure blonde comme les blés déboule sur le perron et se jette au cou de ma tante en poussant des cris de joie. Elles tanguent dangereusement et ledit Pierre se précipite pour les rattraper avant qu’elles ne dégringolent les marches. C’est en les voyant là tous les trois que je comprends qui sont ces gens : les meilleurs amis de Stéphanie et Arnaud, le fameux couple dont elle m’a tant parlé.

— Enfin ! Tu m’as manqué !

— J’ai cru qu’elle n’allait pas survivre après tout ce temps passé sans toi, grommelle son mari. Je peux partir deux ans, elle s’en fiche, mais quand il s’agit de toi, c’est la fin du monde !

— Ne commence pas à faire ton ronchon, s’esclaffe Stéphanie en s’écartant de son amie. Viens plutôt me taper la bise !

Une fois les retrouvailles faites, ils s’aperçoivent que je suis là, immobile, et se tournent dans ma direction. Mes joues chauffent, le rouge monte. Leur soudaine attention me déconcerte. Je me retrouve silencieux face à eux. Céline n’attend pas les présentations de ma tante, elle m’adresse un sourire rayonnant et me surprend en m’enlaçant.

— Thomas ! Je suis contente de te rencontrer. J’avais hâte que tu nous rejoignes. Tu vas bien ?

Incapable de décrocher un mot, je hoche la tête. Ses paumes encadrent mon visage, elle me détaille avec minutie, comme pour s’assurer que je dis vrai.

— J’espère que le voyage n’était pas trop long et que les lieux te plaisent. Il y a plein de choses intéressantes à faire ici. On va profiter de l’été pour faire connaissance !

— Chérie, lâche-le ! Tu l’étouffes, le pauvre gosse ! intervient Pierre en l’agrippant par les épaules pour l’éloigner de moi.

Céline proteste et son époux l’ignore en me tendant la main.

— Enchanté, Thomas. Ne fais pas attention à cette foldingue, c’est une pile électrique et une boule d’affection ! Si elle te colle trop, n’hésite pas à le lui dire. Tu verras, elle prend la mouche et part en ruminant, c’est assez drôle à voir !

— Pierre ! s’offusque aussitôt sa compagne, provoquant un rire général.

Arnaud arrive, quelques valises sur les bras, et je m’apprête à lui proposer mon aide lorsque des bruits de pas sur le plancher se font entendre. Une voix grave résonne :

— Steph ! T’es là. Je crève la dalle. On va pouvoir passer à table.

Des exclamations fusent chez les adultes alors qu’un garçon apparaît dans l’encadrement de la porte. Comme paralysé par cette vision, je laisse mes yeux vagabonder sur sa grande silhouette et découvre son visage avec une certaine stupeur. Sa mâchoire est ciselée, ses prunelles sont emplies de tendresse et ses cheveux d’un blond cendré se livrent bataille sur son crâne. Subjugué par sa beauté, je le fixe, l’air interdit. Il s’attelle à saluer ma tante d’une vive étreinte et d’un baiser sur la tempe. Mes muscles se crispent quand je l’entends demander où je suis et Stéphanie lui fait signe de tourner la tête.

À l’instant précis où son regard se plante dans le mien, je sais que je plonge dans les orbes verdoyants de ma perte. Mon souffle se coupe. Nous demeurons immobiles l’un en face de l’autre. Un frisson me terrasse de la tête aux pieds. Son intensité me sidère. La couleur laiteuse de sa peau est similaire à celle de sa mère, ses lèvres à la légère nuance corail rappellent celles de son père, mais ses iris brillent d’un éclat unique qui me subjugue. Il esquisse un pas dans ma direction et un sursaut me saisit. Sa bouche s’étire en un sourire doux et chaleureux.

— Salut, Thomas. Je suis Édouard, le fils de Céline et de Pierre.

Je jette un coup d’œil vers les personnes en question et la nervosité me pousse à répliquer :

— En effet, il y a un petit air de famille.

Je secoue la tête de façon imperceptible, dépité. Les quatre autres s’esclaffent. Édouard diminue la distance. Il me surplombe de quelques centimètres et je déglutis, embarrassé. Il est trop proche pour que je puisse respirer correctement. Je m’apprête à lui serrer la main, mais il me prend de court en me faisant la bise. Les effluves de son parfum me parviennent, je dois me mordre la langue pour réagir.

Stéphanie vient à mon secours en nous priant d’entrer. Je suis tout de suite happé par la décoration à la fois simple et épurée. Un vestibule se dévoile. J’imite ma tante lorsqu’elle se déchausse pour ranger ses baskets dans un meuble et la suis pour découvrir une immense salle à manger.

Mes pieds foulent un parquet gris clair et les murs blancs donnent de la profondeur à la pièce. Je remarque un escalier en bois marron foncé qui se prolonge sur ma gauche. Mon regard effleure la grande table rectangulaire disposée au centre, mais il est accaparé par la gigantesque baie vitrée devant moi. La stupéfaction me saisit en découvrant la vue exposée. Stéphanie m’invite à aller sur la terrasse et je me précipite pour lui emboîter le pas. Je m’avance jusqu’à la murette qui délimite l’extérieur dallé et repère un jardin en contrebas tout aussi merveilleux que le paysage de façade. Au loin, la forêt se poursuit et la montagne continue de se perdre en hauteur.

— C’est magnifique, murmuré-je.

— Tu aimes ? s’enquiert ma tante.

J’acquiesce sans réussir à me détacher de ce spectacle de verdure éblouissant.

— Tu penses que tu te sentiras bien ici ?

Soudain, son interrogation calme mon euphorie et mes épaules s’abaissent. Je me confronte à ses billes bleutées et affirme avec quelque peu de réserve.

Quand je me retourne, je suis surpris de constater qu’Édouard nous a suivis. Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon en toile, il me dévisage et je me tends sous son analyse. Je tente de paraître indifférent, sauf que les alarmes se déclenchent dans mon crâne et une certaine méfiance se réveille dans mon corps. Malgré l’attraction qui semble jouer avec mes nerfs, je tâche de rester loin de lui et le défie du regard.

— Bienvenue chez toi, Tommy ! me lance-t-il.

Je tressaille en entendant ce surnom et le remercie d’un hochement de tête.

En revenant près de la table, je me rends compte qu’elle est déjà dressée. Céline et Pierre sont fiers de nous présenter les pizzas qu’ils ont cuisinées pour chacun d’entre nous. Je m’installe entre Édouard et Stéphanie. Dans un geste machinal, je croise mes jambes sur l’assise de ma chaise et me retrouve dans la position du lotus tandis que nous débutons le dîner.

Il ne faut pas cinq minutes pour que les Rolland m’interrogent. Stéphanie m’a assuré qu’ils ignorent la raison de mon placement chez elle, donc je redoute les possibles indiscrétions à ce sujet. Les premières questions se concentrent sur le trajet, mon impression sur le décor du village et les visites que nous pourrions faire durant l’été. Puis la curiosité de Céline transperce mon intimité :

— As-tu une chérie à Nice ?

Je me fige tout en la regardant droit dans les yeux. Mes joues s’empourprent, je lutte pour ne pas jeter un coup d’œil vers ma tante.

Quand je lui ai appris que j’étais homosexuel et que je lui ai demandé si ça la dérangeait, elle m’a rassuré en certifiant que ça n’avait aucune importance pour elle, mais elle a toutefois tenu à être honnête envers moi en me prévenant que ses meilleurs amis ne sont pas des personnes ouvertes aux différentes orientations sexuelles.

J’essaie de préserver mon calme, resserre mon emprise sur mes couverts pour mieux contrôler mes tremblements et réponds :

— Non, je me concentre sur mes études.

— Prends-en de la graine, fils ! ricane Pierre. Les études avant les filles !

Il se marre tandis que sa femme lève les yeux au ciel en répliquant :

— Tu peux parler, monsieur le bourreau des cœurs ! Dois-je te rappeler le nombre de nanas après qui tu courais avant de te rendre compte que c’est moi qui te plaisais ?

Elle grimace, visiblement agacée – voire répugnée – par les conquêtes passées de son mari. Je souris face aux rires qui s’élèvent au-dessus des assiettes, mais la gêne s’accroît. Le reste du repas, je garde le silence, me contentant d’écouter les anecdotes hilarantes de la jeunesse des quatre adultes.

Une fois le dessert terminé, je demande à Stéphanie la permission de quitter la table et elle accepte. Je m’excuse auprès des invités. Édouard se lève pour me suivre, autorisé par sa mère.

Je le suis jusqu’à l’étage où une imposante mezzanine nous accueille. Un coin télé au charme plutôt rustique. Une porte se tient seule sur notre droite à un mètre à peine du sommet de l’escalier. Mon accompagnateur m’informe qu’il s’agit de ma chambre. Surpris, je lorgne ce qui nous entoure et découvre de l’autre côté une porte surmontée d’un panneau avec écrit « salle de bains » ainsi qu’un couloir menant à d’autres pièces.

Édouard ouvre la première, et je le suis dans ce qui va devenir mon antre. Je suis tout de suite frappé par cet espace. La pièce se tient en longueur. Les murs et le sol sont à l’image du reste de la demeure, mais les meubles et la bibliothèque rappellent le bois dans lequel sont forgés les escaliers. Tous mes livres sont exposés sur les étagères, ainsi que mes figurines, mes vinyles et mes DVD.

— C’est super beau, commenté-je.

— Ravi que ça te plaise ! On a essayé de suivre au mieux les directives que Steph nous donnait par téléphone, mais on avait peur que ça ne te convienne pas.

— On ? relevé-je en me retournant pour lui faire face.

Je sursaute en prenant conscience de notre proximité, néanmoins, je ne m’éloigne pas. Il retient sa respiration quand mon regard se confronte au sien et je n’ai aucun mal à deviner qu’il est perturbé par la couleur de mes iris. Zoé me disait toujours qu’elle était exceptionnelle, d’un turquoise presque translucide aux mille nuances de clair et de sombre. C’est à ces deux billes que j’ai dû m’accrocher quand elle a disparu, pour me souvenir que je devais affronter chaque journée sans elle et ne pas baisser les bras.

— Mes parents, Arnaud et moi, me répond Édouard au bout de quelques secondes.

Je me racle la gorge et m’empresse de contourner le lit pour me diriger vers la fenêtre et contempler la vue.

— Est-ce que ça devient habituel de voir ce paysage tout le temps ? questionné-je.

Il rigole dans mon dos. Je me rends compte avec soulagement qu’il est resté près de la porte.

— La nature a toujours beaucoup à nous offrir, alors on continue de l’admirer. Mais c’est vrai qu’on s’y habitue, certains ne s’attardent plus à l’observer. Tu n’étais pas convaincu par les paysages niçois, toi ? Plein de gens disent que c’est l’une des plus belles villes du monde.

Certains lieux ont beau être sublimes, si l’esprit l’assimile à de mauvais souvenirs, ils nous paraissent fades, repoussants et sans intérêt, pensé-je.

— Si, c’est juste que le cadre est différent, déclaré-je simplement. J’adorais regarder la nuit s’abandonner à l’aube et le jour décliner. Les crépuscules sont apaisants, je trouve.

Il acquiesce, les mains de nouveau enfoncées dans ses poches.

— Moi, ce sont les étoiles, m’avoue-t-il. Presque toutes les nuits, je m’arrête pour les observer.

Un franc sourire se dessine sur mes lèvres et son visage s’éclaire à son tour.

— Tu es passionné par les constellations ? m’intéressé-je.

— En quelque sorte, approuve-t-il.

— Tu m’apprendras ?

La lueur d’une émotion qui m’est inconnue traverse ses prunelles, je comprends que ma demande le touche. J’ignore pourquoi, cependant, j’ai hâte de le découvrir.

— Avec plaisir, confirme-t-il.

Chapitre 2

 

Édouard

Premier jour

 

1er SEPTEMBRE 2020

 

La nuit se confronte au jour, les couleurs se mélangent entre le voile de la pénombre et les éclats du soleil. Le ciel se défait de son obscurité, les étoiles sont de moins en moins distinctes et l’aube se confond dans les nuages, à la cime des arbres. Sur ce point de vue dégagé où se déploient l’est et l’ouest, j’observe d’un côté les prémices d’une nouvelle journée ainsi que les derniers instants à l’opposé.

Perché à des dizaines de mètres de haut, au bord de la falaise, je laisse mes yeux voguer sur les flots de la rivière et contemple la lumière qui s’y reflète. Cette clarté, bien qu’encore faible, se projette sur les parois rocheuses qui bordent le Lot et réchauffe la terre pour éveiller la nature dans une douceur réconfortante. À travers les feuillages, le soleil étincelle et révèle les couleurs du paysage. Là, dans le rayonnement du jour, un monde semble renaître au détriment d’un autre.

Un oiseau se déplace à la surface de l’eau, déployant ses ailes au-dessus d’un banc de poissons. Un récif se dresse en travers de leur course commune et leur chemin se sépare, offrant une nouvelle voie à chacun. Un chœur matinal, propre à la période printanière, s’élève pour bercer cette chaude fin d’été. Le célèbre gazouillis de la grive musicienne se distingue des autres et je clos les paupières pour écouter ce chant si doux. La forêt se tait la nuit, fredonne au matin, mais ne dort jamais. En son sein, je me gonfle d’oxygène et me libère de mes mauvaises racines. Je foule l’herbe fraîche et la terre humide pour ressentir la nature et m’emplir de ses ressources.

Thomas m’a appris à être en symbiose avec mon environnement.

Un craquement de branche retentit et les feuilles bruissent. Un sourire se dessine sur mes lèvres. Des bruits de pas résonnent dans mon dos, puis une silhouette s’extirpe de l’ombre pour entrer dans la lumière. Des doigts effleurent mes épaules avant d’y exercer une délicate pression. J’inspire profondément. Il est là, derrière moi. Je tourne la tête pour l’apercevoir. Ses grands yeux sont plissés par un léger amusement et l’incroyable couleur de ses iris illumine son visage. Ce turquoise me captive tant que je suis incapable de m’en défaire chaque fois que je le croise. La bouche de Thomas s’entrouvre, je l’entends me saluer et lui réponds d’un air distrait :

— Hey, Tommy !

Un frisson s’empare de moi lorsque son pouce frôle ma nuque. Je m’écarte pour qu’il me rejoigne sur le rocher. Une fois installé, il détaille le paysage comme on a pris l’habitude de le faire depuis deux mois. En juin, quand ma mère m’a annoncé que Stéphanie allait revenir avec Thomas, je ne l’ai pas crue, persuadé que leur arrivée allait une nouvelle fois être reportée. Jusqu’au dernier moment, j’en étais convaincu, mais je me suis retrouvé face à lui, sur le perron. J’ai compris qu’il n’était plus question de procédure et que je disposais de huit semaines pour apprendre à le connaître. Au départ, je m’imaginais que nous ne pourrions pas échanger grand-chose, qu’il serait renfermé et difficile à cerner, mais il s’est avéré tout le contraire.

J’ignore ce qui a poussé le juge pour enfants à retirer la garde de Thomas à ses parents, toutefois, j’ai été surpris de découvrir un garçon souriant et rieur – jovial, comme dirait maman. Il se préoccupe des gens qui l’entourent avec une bienveillance déconcertante.

Les quatre adultes se sont organisés pour que nous puissions partager chacune de nos journées ensemble. Nous avons passé notre mois de juillet à visiter Cahors et notre village. La première fois que j’ai conduit Tommy sur cette falaise, il en a tout de suite été conquis. L’endroit est ouvert sur la nature, la vue qu’il nous donne est époustouflante. Lui qui aime la hauteur, ici, il se sent à son aise. Nous nous y retrouvons presque tous les soirs pour discuter et être seuls.

À présent, je peux affirmer qu’il fait partie intégrante de mon quotidien. Le week-end dernier, alors que nous revenions de notre séjour à Sète, j’ai pris conscience qu’en à peine deux mois nous sommes devenus bien plus que des connaissances. Il est sans conteste l’un des meilleurs amis que j’ai eus jusque-là, au détriment de ceux qui composent ma bande actuelle depuis la seconde. Ils sont tous partis cet été, donc je me suis contenté de lui parler d’eux en attendant qu’il les rencontre. Malgré leur manque de points communs, j’ai bon espoir qu’ils s’entendent. Le verdict ne saurait tarder, puisque la rentrée approche à grands pas.

Stéphanie reprend son poste de secrétaire aujourd’hui et Arnaud se lance dans l’ouverture d’un refuge canin sur le domaine, où est implanté son cabinet vétérinaire – ce qui me laisse davantage de temps à passer avec leur neveu. Ils m’ont tous les deux fait promettre de veiller sur lui et de leur rapporter le moindre incident pour prévenir d’un quelconque problème. J’ai ri en les voyant si protecteurs envers mon ami, comme s’ils me léguaient la surveillance affinée d’un enfant en bas âge, mais je leur ai tout de même assuré que je ferai mon possible pour rester à ses côtés le temps qu’il prenne ses marques.

Mes yeux effleurent l’horizon et découvrent une aube un peu plus présente qu’à mon arrivée. Les rayons du soleil commencent à m’aveugler, mais je ne détourne pas le regard en sentant celui de Thomas se poser sur moi pour détailler mon profil. Durant sa contemplation, je feins l’indifférence. Or, je cesse de respirer. J’aime quand il porte cette attention sur moi, j’ai l’impression qu’il me donne de l’importance. À ses côtés, je suis prêt à affronter la dernière ligne droite avant la fin du secondaire. Je sais qu’il me soutiendra autant que je le ferai pour lui. Nous irons combattre ensemble ces longues journées de supplice jusqu’à l’obtention de notre bac.

— On y va ? me questionne-t-il en désignant l’heure sur son téléphone.

Un léger sourire se dessine sur ma bouche quand j’aperçois son fond d’écran : une photo de nous. Son visage est illuminé par son éclat de rire. Il a la tête renversée tandis que je suis plié en deux, l’un de mes bras enroulé autour de ses épaules. En arrière-plan, la mer Méditerranée s’étend à perte de vue. Ce moment restera gravé dans mon esprit, peut-être à jamais.

— Go.

Je me lève à contrecœur, tâchant d’ignorer la boule dans mon ventre. Elle me pèse à chaque pas. Je lui tends son casque et enfile le mien. Si Arnaud m’a mis en garde contre la colère de son épouse lorsqu’il a appris que Thomas était monté sur mon deux roues, nous avons tous les trois été surpris que Stéphanie me propose de conduire son neveu au lycée les matins où nous commençons les cours à la même heure. Pour le reste du temps, il est convenu qu’il s’y rendra en bus.

J’enfourche mon véhicule et, quelques secondes plus tard, son torse se colle à mon dos. Ses bras encerclent ma taille, les pulsations de mon cœur s’entrechoquent et je frissonne sous l’assaut d’une vague d’électricité. L’habitude a beau s’être établie, j’ai toujours la même réaction en le sentant contre moi. Ça me perturbe au plus haut point.

Je déglutis en ajustant les lanières de mon sac contre mon ventre, ses mains raffermissent leur prise sur les pans de ma veste. Je clos les paupières pour chasser les sensations de mon organisme. Un vrombissement de moteur retentit dans le silence environnant et des oiseaux s’envolent alors que j’arpente le chemin escarpé à travers les bois. Pour rejoindre la route principale qui borde le village, je coupe par la forêt et atterris à quelques dizaines de mètres du pont. Je ralentis pour nous laisser le temps de contempler la rivière ainsi que les falaises ensoleillées, puis je gagne l’autre versant, poursuivant notre route jusqu’à la ville.

Une légère brise me porte les effluves de son parfum et la pression de mes doigts s’intensifie sur les poignées de la moto. Ma peau blanchit petit à petit. Je dois forcer le calme à me gagner pour chasser la tension de mes muscles.

Sortir du cadre idyllique de ces huit semaines de vacances pour transporter Thomas en dehors de notre bulle me terrifie. J’ai du mal à croire qu’il est temps de se reconnecter à la réalité, mais m’y plonger de nouveau en le sachant près de moi compense cette peur de nous perdre un peu. Je vais lui montrer une autre facette de ma vie, un décor différent tout en étant aussi essentiel.

— On est arrivés, lui annoncé-je en découvrant le grand portail bleu foncé du lycée.

Je fais signe au surveillant de m’ouvrir la porte coulissante du hangar où les véhicules des lycéens se succèdent et gare le mien dans un coin stratégique.

— Prêt ? demandé-je en rejoignant mon ami devant les grilles.

— Pas vraiment, avoue-t-il.

— On l’est jamais pour une rentrée. T’as rien à craindre, j’suis là.

Ma main saisit son épaule pour la presser et je nous dirige vers l’une des deux entrées. L’établissement a été construit en forme de rectangle et divisé en deux parts égales. Le collège se trouve du côté droit et le lycée est à gauche. La séparation est marquée par le préau et une arche se tient en son centre. Elle conduit au gymnase, au terrain d’athlétisme, à la cantine et aux sanitaires.

Ludovic, mon meilleur ami, est censé nous attendre devant la salle polyvalente où nous devons nous rendre aujourd’hui. Je le cherche du regard en débarquant dans la grande cour et le trouve aussitôt. Malgré ses épaules recroquevillées, sa grande taille me saute aux yeux et les cinq garçons de seconde qui le contournent me paraissent étrangement petits. Ses cheveux bruns sont toujours rasés de près sur les côtés de son crâne.

Plus j’avance, plus il me semble apercevoir des reflets rouges. Je cligne des yeux, ahuri. Non, je ne rêve pas ! Mais qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête ? Lui qui tient tant à sa couleur naturelle ! Puis je souris, devinant qu’il s’agit d’un gage lancé par sa sœur, Adriana. Elle seule peut l’y avoir incité. Penché vers l’avant, mon ami pianote sur son téléphone. Quelques secondes plus tard, ma sonnerie retentit.

— Salut, lancé-je en décrochant.

Je lutte pour dissimuler mon amusement et accélère le pas.

— Bordel, mec, t’es où ? s’exclame-t-il, affolé. Je suis le seul paumé de terminale. Viens à mon secours avant que des gamins ne me tapent la discute !

Je ris en roulant des yeux.

— J’arrive.

— Dans combien de temps ?

— Environ deux secondes.

Il sursaute quand il entend ma voix dans son dos.

— Tu m’as fait peur ! peste-t-il en raccrochant. D’habitude, tu arrives toujours après le rassemblement.

Il me prend dans ses bras pour une accolade amicale et sa main qui frappe mon omoplate me tire une grimace.

— Et toi, tu collectionnes les billets de retard ! répliqué-je. T’es tombé du lit ?

— Ma sœur m’a réveillé en fanfare. Je l’ai plutôt mauvaise…

Je le dévisage quelques instants et un rictus se dessine aux commissures de mes lèvres.

— Je vois ça ! T’as une tête de zombie.

— Ça me touche, merci.

— J’imagine que c’est pas la seule chose qu’elle t’a obligé à faire, décrété-je en zieutant les cheveux bordeaux au-dessus de son front.

— T’as même pas idée de l’enfer que c’est d’être son frère ! Vivement qu’elle se barre à Decazeville, ça me fera des vacances.

Je ricane. Il s’apprête à ajouter quelque chose lorsque son regard quitte mon visage pour se poser derrière moi. Mon corps se raidit tout à coup. Il m’est arrivé de lui parler de Tommy durant l’année de première, je l’ai prévenu de sa possible arrivée parmi nous. Il m’a promis qu’il lui réserverait un bon accueil, mais je ne peux m’empêcher de redouter l’instant.

— C’est toi le neveu de Stéphanie et Arnaud Lambert ! s’exclame soudain Ludo. Thomas, c’est ça ?

— C’est ça, confirme le concerné en avançant, la main tendue.

Je m’écarte pour les laisser se saluer et les détaille tous les deux. Le regard noisette de Ludovic semble captivé par celui de Thomas.

— Putain… souffle mon meilleur ami. Tu fixes tout le monde de cette façon ?

Je me crispe davantage et le dévisage, décontenancé par sa remarque inattendue.

— De cette façon ? répète Thomas, interloqué. C’est-à-dire ?

— Avec ces yeux-là ! Dans le style pas tout à fait bleu, ni tout à fait vert, un entre-deux plutôt canon qui fait vriller le cerveau direct ?

Incrédule, je laisse le silence se prolonger un instant avant d’exploser de rire. Mes phalanges heurtent le bras de Ludo qui s’esclaffe à son tour. Un sourire fend le visage de Thomas. Il replace ses lunettes d’un geste machinal et une mèche noire tombe sur l’un de ses verres. Je réprime mon envie de la lui balayer en serrant les poings. D’un furtif mouvement de tête, il la dégage et enfonce ses mains dans la poche kangourou de son sweat.

— Désolé, j’ai un humour de merde, s’excuse Ludovic. Édouard m’a dit que tu étais arrivé fin juin, tu as réussi à te faire à la ville ?

— En fait, je n’ai pas beaucoup visité Cahors, mais le village de Saint-Cirq-Lapopie n’a plus de secrets pour moi ! affirme Thomas. Surtout la forêt.

— Laisse-moi deviner, c’est Ed qui t’y a fait faire une balade ? Il en est fou ! Si tu veux mon avis, fais gaffe aux endroits où tu marches ! Tu sais jamais si tes semelles vont en ressortir intactes…

Thomas me jette un coup d’œil amusé en comprenant l’allusion. Je roule des yeux avant de les river sur les pieds de mon meilleur ami et pouffe en apercevant la paire flambant neuve qu’il arbore. En seconde, quand j’ai rencontré Ludovic, je l’ai emmené faire un tour dans les bois, sauf que nous étions en octobre, au début de l’automne. C’est lui qui me l’avait demandé pour préparer une activité spéciale Halloween. Il ne quittait plus les chaussures de marque qu’il s’était achetées durant l’été et, bien sûr, il a sauté dans une flaque.

— Si je me souviens bien, tu ne m’as toujours pas remboursé, déclare-t-il alors, malicieux.

— Je t’avais prévenu de ne pas t’aventurer sur ces feuilles ! m’offusqué-je. Et puis, quelle idée de mettre des Clarks en forêt…

— Des Clarks ? s’écrie Thomas, abasourdi.

Il contemple la mine coupable de Ludovic et explose de rire.

— Oui, bon… ça va ! J’ai dit que j’avais un humour de merde, pas une intelligence hors du commun.

— Je confirme !

Je sursaute, pris de court par l’intervention de Dimitri. Il fonce sur nous, Clarisse sur les talons. Ma poitrine se compresse. Les jumeaux sont de retour. Ils n’ont pas changé d’un poil durant l’été. Leurs cheveux sont flamboyants au soleil, leurs yeux bruns toujours aussi perçants et les taches de rousseur parsèment leurs visages. Malgré les heures à lézarder sur la plage pour bronzer, leur peau brille d’un blanc presque diaphane. Leurs sourires en coin subsistent sur leurs lèvres et ce même air sournois qu’ils affichent n’a pas disparu.

Mon rire s’estompe. Je me fige tandis que Clarisse se met à courir pour sauter au cou de son petit ami. Ludovic chancelle, étonné par cette brusque étreinte. Je croise son regard terrifié par-dessus l’épaule de sa copine et n’ai pas le temps de réagir pour lui venir en aide qu’une main enveloppe ma nuque.

— Vous avez mangé quoi ce matin pour être en avance ? me demande Dimitri en toisant sa sœur et Ludo.

— Le réveil. C’est pratique quand on s’en sert, répliqué-je, tendu.

— Tu m’as manqué ! s’exclame Clarisse dans mon dos.

— Déjà ? Mais on s’est vus hier, rétorque Ludovic.

La voix geignarde de Clarisse dérange mes tympans. Je tourne la tête vers Thomas pour puiser un peu de réconfort dans la source de ses iris. Un sourire flotte sur ses lèvres, les miennes les imitent juste avant que Dimitri ne me demande :

— T’es venu accompagné ?

Les deux autres cessent de se disputer pour s’intéresser à notre conversation et le neveu de Stéphanie se fige en nous observant tous les quatre. La question s’adresse à moi, mais d’un simple regard, j’invite Thomas à se présenter lui-même. Clarisse se lance dans un interrogatoire à rallonge, Tommy m’envoie des appels à l’aide muets.

— Pourquoi t’as déménagé ?

— Parce que je devais m’installer chez ma tante.

— Pourquoi ? répète-t-elle.

— Je ne pouvais pas rester à Nice, dit-il en trépignant sur place.

Je bloque ma respiration comme pour retenir des mots blessants à l’encontre de l’inquisitrice et cherche une excuse pour couper court à son acharnement. Elle s’apprête à répliquer lorsque Ludo s’interpose, agacé :

— Si tu prononces encore une fois le mot « pourquoi », je te jure que je te fais bouffer ta langue.

Dimitri rigole en voyant les joues cramoisies de sa sœur. Je remercie Ludovic d’un hochement de tête avant d’attraper Thomas par le coude et le conduire à la vie scolaire.

L’urgence de l’éloigner d’eux me pousse à allonger mes foulées sans me retourner, même lorsque j’entends la voix d’une fille crier mon nom. Une impression étrange me tord les boyaux, comme si, inconsciemment, je venais de jeter mon ami dans la fosse aux lions.

Chapitre 3

 

Thomas

Juste une amie

 

Assis en tailleur sur la chaise, le dos appuyé contre le mur, j’écoute d’une oreille distraite le professeur d’anglais nous détailler le programme de l’année. Nous sommes à peine une dizaine dans cette classe de terminale, ce qui est déroutant au vu du nombre d’élèves que compte le lycée, mais ce choix a été établi en raison de nos spécialités identiques. Je ne suis pas le seul à m’être isolé au fond de la classe.

De l’autre côté, une fille joue avec un feutre rouge, sans se soucier du reste. Elle mâche son chewing-gum, les jambes croisées sur la place vide de son bureau, et détaille les notes gravées par de précédents élèves. Par moments, une grimace ou un sourire s’affichent sur sa figure à la peau de porcelaine. Des mèches bouclées s’échappent de son volumineux chignon. Un bandeau noir aux motifs à fleurs roses est noué sur le sommet de sa tête et un rouge à lèvres rose bonbon colore sa bouche. De temps à autre, monsieur Johnson la regarde sans qu’elle s’en rende compte. Il se contente de soupirer et poursuit son monologue assommant.

À l’instant où la sonnerie annonce la pause-déjeuner, la rouquine coince son feutre dans le nœud de ses cheveux flamboyants et fonce vers la sortie. L’homme n’a pas le temps de la retenir qu’elle s’est déjà perdue dans la foule d’élèves qui parcourent le couloir.

Mon sac endossé, je suis le mouvement de mes camarades. La voix d’Édouard me parvient à quelques mètres de la porte. Je lève la tête et le repère aux côtés de Ludovic. La main de mon ami se pose au creux de mes reins, je me crispe à son contact. Il m’attire vers lui pour m’éviter les bousculades des autres, puis m’informe que nous allons rejoindre le reste de sa bande.

— Putain ! C’est toujours autant le foutoir à midi… grommelle Ludo. Tu crois qu’on aurait droit à des avantages en étant en terminale ? Que dalle ! Ils font chier, sérieux !

Je ricane en l’entendant grogner. Nous mettons cinq bonnes minutes avant de nous extraire de la masse étouffante. Angoissé par ce monde auquel je n’ai pas été confronté depuis presque deux ans, je peine à respirer. Cette situation me fait regretter d’avoir choisi de retourner au lycée plutôt que de continuer les cours par correspondance. Mon cœur rate un battement lorsque la main d’Édouard glisse jusqu’à la mienne et la presse avec délicatesse. Je tourne la tête vers lui, le sourire qu’il m’adresse me réconforte un peu.

Lorsque les garçons foncent en direction du portail au lieu de continuer vers le préau, j’hésite à les suivre.

— Eddie ! le hélé-je. Tu ne m’avais pas dit que le réfectoire était de l’autre côté ?

Les deux amis s’arrêtent soudain et se tournent vers moi.

— T’as une autorisation de sortie ? s’enquiert Ludovic.

— O-Oui, bredouillé-je. Mais je croyais qu’on mangeait à la cantine.

Soulagés, ils se remettent en marche. Je leur emboîte le pas en extirpant mon carnet de liaison pour le montrer au surveillant. Une fois hors de la cohue d’élèves, Édouard m’explique que, tous les midis, leur groupe se retrouve à l’extérieur du bâtiment avant de retourner en cours.

— La bouffe est infecte là-bas ! peste Ludo. Enfin, tu dois le savoir ! C’est pareil partout.

— En fait, pas vraiment, avoué-je. Je préférais passer une journée sans avaler la moindre miette plutôt que de mettre les pieds dans cette salle.

Ils m’adressent des regards interloqués, je pince les lèvres en rivant mon regard sur nos chaussures.

— J’étais un solitaire, lâché-je pour simple justification.

Je les sens m’observer un long moment avant qu’ils ne se décident à répliquer.

Ludovic me confirme qu’il sait ce que c’est. Jusqu’à son arrivée à Cahors, en seconde, il était habitué à partager sa table avec des inconnus ou nourrir sa solitude en dehors de l’établissement. C’est sa rencontre avec Édouard qui a changé la donne. Ils étaient dans la même classe, mais ne s’étaient pas adressé la parole de la matinée. Jusqu’à ce qu’ils se croisent dans un supermarché et entament leur rituel du midi. Ce n’est que vers le milieu d’année qu’ils se sont liés aux autres et les ont embarqués loin du réfectoire.

À quelques minutes du lycée se trouve une piste cyclable bordée de verdure qui longe la rivière. C’est là-bas que nous nous rendons. Édouard me met en garde au sujet de ses potes et Ludovic insiste sur sa copine.

— Elle est chiante, affirme-t-il. Une vraie plaie. Elle va te poser des questions, toutes plus indiscrètes les unes que les autres. C’est infernal. Tu peux y répondre si tu veux, mais reste vague. Ne donne jamais trop d’informations. Tu risquerais d’alimenter ton interrogatoire ou de lui fournir trop de détails à retourner contre toi.

Ces derniers mots me font frissonner, je lui demande d’approfondir. Son visage se ferme davantage. J’ai l’impression qu’une lueur de dégoût étincelle dans son regard.

— Elle n’est pas fiable. Ce n’est pas le genre de personne à qui tu vas confier un détail intime sur toi, même s’il te paraît anodin. Elle trouvera toujours un moyen d’en faire ta faiblesse. Elle est mauvaise. Méfie-toi d’elle.

Dérouté par ses propos au sujet de sa propre petite amie, je fronce les sourcils et jette un coup d’œil à Édouard, qui garde la tête baissée.

— Et de son frère, marmonne-t-il.

— Vous faites flipper, les gars !

Eddie me lance un sourire contrit. J’essaie de déceler une preuve qu’ils sont en train de me mener en bateau, mais je frémis en saisissant leur sincérité.

— Pourquoi êtes-vous potes avec eux s’ils sont si… dangereux que ça ?

— Fais attention à toi quand tu es avec eux, c’est tout ce que je peux te conseiller. OK ? se contente de répéter Ludo.

Ses deux billes noisette me sondent pour donner davantage d’importance à sa prévention. Je suis sceptique, toutefois, je décide de le prendre au sérieux.

— OK.

Après nous être arrêtés dans un petit commerce pour acheter notre pique-nique, nous arrivons au lieu de rendez-vous ; trois inconnus accompagnent les jumeaux. Dès qu’ils nous aperçoivent, ils nous pressent de nous greffer au cercle. Mon genou claque contre celui d’Édouard quand nous nous asseyons côte à côte et Ludovic ignore la place que lui présente sa copine pour s’installer entre Dimitri et moi. Un brun au visage rond et aux yeux d’un vert terne me tend la main. Je me penche pour la lui serrer.

— Robin, se présente-t-il. Je suis en terminale STMG dans un lycée voisin. Gabin est avec moi, ajoute-t-il en désignant son camarade, assis à sa droite.

Je me tourne vers le concerné et le salue à son tour en le détaillant. Il paraît effacé du reste du groupe, un sourire timide sur les lèvres et le visage fermé. Il est mince, presque maigre, ses cheveux châtains sont en désordre et ses iris gris brillent d’un puissant chagrin. Il est mignon, mais il donne une impression de fragilité insoutenable. Cette dernière me force à détourner le regard. Je me demande aussitôt ce qui a bien pu se passer pour qu’il soit ainsi.

Peut-être y a-t-il un rapport avec la mise en garde des garçons au sujet des jumeaux ? C’est une question que je poserai plus tard à Édouard.

— Ils ont pas été pris dans le cursus général, ces boloss ! ricane Dimitri.

— Ta gueule, Cazalis ! rétorque Robin. Au moins, je sais ce que je veux faire, moi.

— Oh, ne t’inquiète pas, mon bichon, je ne suis pas paumé ! Clarisse et moi allons suivre la voie toute tracée de nos parents. J’aurai les poches pleines de fric et un avenir de malade !

— Tu parles ! Ta sœur y arrivera haut la main, mais toi…

— Quoi, moi ? le défie Dimitri.

— Essaie déjà d’avoir ton bac et on verra si tu tiens le coup ensuite.

J’arque un sourcil, surpris que, malgré son hésitation, Robin mise sur une franchise blessante. Je réprime mon envie de me tourner vers Ludovic pour lui faire part de mon trouble et attends la riposte de Dimitri.

— Si je veux être avocat, je le deviendrai, déclare-t-il d’une voix calme et d’un air assuré.

Sa certitude me décontenance. J’ouvre la bouche pour lui rappeler que les études de droit n’ont rien de facile, sauf que le coude d’Édouard me heurte le bras et la main de son meilleur ami s’abat sur mon genou, attirant l’attention sur nous.

— Maintenant, il ne te reste plus que Mélanie à rencontrer ! me lance Ludo en m’indiquant la grande blonde assise à côté d’Eddie.

Mon corps se raidit dès que je discerne leur proximité, ma poitrine en prend un coup. Interloqué, je contemple le visage de la jeune fille. Sa beauté est indéniable. Son regard, empli de bienveillance, étincelle. Ses cheveux sont détachés et reposent sur son épaule gauche. Ses yeux, d’un bleu foncé sublime, me détaillent avec douceur et sa peau rose resplendit au soleil. Je dois me faire violence pour ne serait-ce que hocher la tête à son attention. Elle m’imite et m’explique qu’au contraire des deux autres, elle est bel et bien scolarisée dans notre établissement. Je grince des dents quand elle m’apprend qu’elle partage plusieurs cours avec Ludovic et Édouard.

Cette fois, les questions qu’ils me posent se fixent sur mes projets, mes passions et le métier que je souhaiterais faire plus tard. Je n’ai pas besoin de suivre les conseils de Ludo pour rester vague, puisque mon avenir est encore flou à mes propres yeux, mais j’évoque la musique et la littérature.

Clarisse et Dimitri confirment qu’ils aspirent à la succession de leurs parents dans leur cabinet d’avocats. Gabin s’efforce de prendre la parole. À l’obtention de son diplôme, il envisage une orientation vers le commerce. Robin se contente de hausser les épaules. Mélanie a pour but d’être médecin. Ce n’est que lorsqu’Édouard et Ludovic me disent qu’ils veulent devenir character designer et game designer que je comprends pourquoi ils s’entendent si bien. Ils ont des idées professionnelles accordées et brûlent d’impatience d’en apprendre davantage. Silencieusement, je prie pour qu’ils parviennent à se lancer tous les deux dans cette aventure.

La reprise des cours a déjà sonné lorsque nous passons le portail du lycée. Le surveillant nous presse de rejoindre nos classes sans manquer d’élever la voix pour nous faire comprendre que c’est inacceptable. Mon retard me met mal à l’aise, d’autant plus que je peine à trouver mon chemin jusqu’à ma salle. Malgré mon refus, Édouard m’accompagne. Une fois que nous nous sommes séparés des autres, je me rends compte que je suis soulagé d’être seul avec lui quelques minutes.

Nous nous engageons dans un couloir vide, nos épaules se frôlent. Mes muscles se figent alors que nos mains s’effleurent. Mon souffle se coupe quelques secondes et je le remercie d’être à mes côtés.

— C’est normal, affirme-t-il. Je ne vais pas t’abandonner.

Je tourne la tête vers lui et croise son regard. Mon rythme cardiaque s’enraye avant de se stabiliser et nous échangeons un sourire dont la signification m’échappe.

— Tes potes sont plutôt sympas.

Il grimace et se concentre sur un point au fond du couloir. Par automatisme, je l’imite et constate que nous arrivons devant ma salle. Sa voix est basse lorsqu’il me répond :

— Ne te laisse pas avoir, Tommy. Ludo a raison, tu dois rester sur tes gardes.

— Pourquoi ? Je ne comprends pas.

Je m’arrête et il en fait autant, nous tenant encore éloignés de la porte. Nous nous jaugeons une poignée de secondes, puis il soupire et passe un doigt nerveux sur l’arête de son nez.

— Les Cazalis sont des personnes très influentes par ici et les jumeaux abusent parfois de leur pouvoir, chuchote-t-il.

Les lèvres toujours entrouvertes, ses yeux plongés dans les miens, il semble vouloir tout me déballer, mais il déglutit et secoue la tête avant de couper court à notre conversation :

— On en discutera plus tard.

Je n’ai pas le temps de protester qu’il plante un bisou sur ma tempe, franchit les derniers mètres et signale notre présence. La voix d’une femme retentit derrière la cloison, nous entrons.

— Bonjour, madame Galibier. Désolé du dérangement, Thomas s’est perdu dans les couloirs et m’a demandé de l’aider. Je vous prie de l’excuser pour son retard.

Je tente de masquer mon étonnement face au léger mensonge qu’il débite et m’avance vers la prof de philosophie. Elle nous examine tous les deux, puis acquiesce en demandant à Édouard son carnet de liaison. Elle y écrit un mot à l’attention de son collègue – un certain monsieur Viguier – pour qu’il ne le sanctionne pas. J’échange un dernier regard avec mon ami et m’en vais m’installer à une place du fond, similaire à celle de ce matin.

Mes yeux se portent sur la rouquine, installée de l’autre côté de la classe. Elle est la seule à ne pas m’avoir adressé un brin d’attention. Je remarque les écouteurs vissés dans ses oreilles et devine qu’elle ne perçoit même pas les bruits qui l’entourent. Elle se fiche pas mal du reste, trop obnubilée par son feutre et le carnet ouvert devant elle.

Je passe l’après-midi à l’observer en toute discrétion, fasciné par son je-m’en-foutisme colossal. Aucun adulte n’intervient et elle part à la fin du cours, sans avoir noté le moindre mot.

À la sortie, je surprends Édouard dans les bras de Mélanie. Dès qu’il m’aperçoit, il se dégage de l’étreinte de la jeune fille, les joues rouges, et embrasse sa joue pour lui dire au revoir.

Ludovic passe une main dans les cheveux d’Eddie d’un air taquin et lui rappelle qu’ils commencent à huit heures demain. Clarisse et Dimitri me saluent de loin, je rejoins Édouard et attrape l’un des casques. Je bataille avec l’attache, puis resserre les bretelles de mon sac tandis que mon camarade fuit mon regard. Perplexe, j’essaie de chasser le nœud dans ma gorge et le taquine :

— Tu ne m’avais pas dit qu’il se passait quelque chose entre Mélanie et toi. C’est sérieux ?

Il me jette un coup d’œil en biais, mes muscles se tendent un à un.

— C’est juste une amie.

Sur ce, je comprends que la discussion est déjà close et grimpe derrière lui. Je m’accroche à sa taille, il démarre en trombe pour nous ramener chez les Lambert.

Chapitre 4

 

Édouard

Regarde les étoiles

 

5 SEPTEMBRE 2020

 

Je me souviens encore de la première fois où nous avons dormi ensemble.

Comme à notre habitude, nous avions veillé tard. Sauf que cette nuit-là, Thomas n’a pas quitté ma chambre. Je l’ai prié de rester pour que nous puissions continuer à parler jusqu’à ce que le sommeil nous gagne. Il m’a appris que pour rejoindre les bras de Morphée, il lui était nécessaire de lancer une playlist de musiques instrumentales. Alors je lui ai demandé de ne pas mettre ses écouteurs pour en profiter avec lui. Depuis, mes cauchemars diminuent et l’agitation de mon esprit s’amenuise.

Notre rencontre a provoqué quelque chose en moi que je ne saurais définir. Sa présence m’obnubile. Il me captive au point où j’en ai le souffle coupé dès que mes yeux se posent sur lui. Chaque minute passée en sa compagnie me donne l’impression d’être en apnée.

J’ai préféré décliner la proposition de soirée offerte par Mélanie, prétextant un repas familial, pour me retrouver seul avec Thomas. Ludovic a compris que mon excuse était bidon, mais il n’a rien dit devant les autres pour me préserver des remarques diaboliques des jumeaux Cazalis. J’ai ri en découvrant son message à la sortie du lycée, où il me traitait d’égoïste. Pour le coup, je n’ai pas pu rétorquer, puisque son accusation était véridique.

Mes doigts se perdent dans la tignasse sombre de Tommy et mon regard contemple son profil. Malgré la pénombre, je distingue sa peau basanée et l’effleure du bout du pouce. Les yeux fermés, les traits détendus, il est endormi. Depuis quelques minutes déjà, son corps s’est relâché. Il a la tête appuyée sur ma cuisse et est allongé sur la couverture que nous avons étendue sur l’herbe. Sa main est posée sur mon genou. Par moments, ses doigts se mettent en mouvement. D’une pression presque imperceptible, il enfonce des touches inexistantes.

Au fur et à mesure, mon sourire se déploie. Je l’imagine assis devant un piano. Durant l’été, il m’a confié qu’il en jouait, mais il a arrêté avant l’arrivée de Stéphanie à Nice. Je n’ai pas osé l’interroger, devinant que cela n’aurait mené à rien, si ce n’est à le braquer.

Je nourris l’espoir qu’un jour, il renoue avec l’instrument. La musique n’est pas sortie de sa vie ; son casque, en permanence juché sur son crâne, en est la preuve. Peut-être qu’il y reviendra petit à petit. Son corps est toujours habité par les notes et les sons du clavier. Il ne s’en rend même pas compte. C’est amusant à voir.

Mon pouce suit la ligne de sa mâchoire anguleuse et se fige sous sa lippe fendillée sur le côté gauche. En deux mois, j’ai eu le temps de décortiquer ses moindres traits, à tel point que je peux les deviner dans la pénombre. De légères cicatrices apparaissent sur son menton ainsi que sous son œil droit. Une petite bosse, presque imperceptible, surmonte son nez en trompette. Quand je l’ai questionné à ce sujet, il m’a expliqué qu’il était tombé de vélo en voulant jouer au malin pour impressionner ses parents, sauf que son visage s’est retrouvé contre le goudron.

Je soupire en me détachant du mieux possible de mon observation pour reporter mon attention sur le ciel étoilé. Aussitôt, je me pétrifie. Ma poitrine s’affaisse sur mes poumons. D’un geste machinal, j’effleure l’intérieur de mon bras gauche et pince les lèvres pour retenir une quelconque émotion trop virulente. Je reste immobile, les doigts posés sur ma peau rafraîchie. Mes yeux tracent les lignes invisibles des constellations que je peux apercevoir, un sourire triste se modèle sur ma bouche.

Un gémissement plaintif me parvient alors et mon esprit vagabond s’esquive des astres pour s’orienter vers mon camarade. Une grimace déforme sa figure, je fronce les sourcils un quart de seconde avant de capter que la musique s’est éteinte. Même en étant déjà plongé dans le sommeil, Thomas n’est jamais apaisé s’il ne perçoit pas ces quelques notes. Il n’a pas fait long feu ce soir. Lui qui pourtant me donne de la concurrence lors de mes insomnies, il s’est très vite laissé porter vers l’inconscience.

Il faut dire que cette semaine a été éprouvante. La reprise des cours s’est révélée intense. Pour nous faire comprendre l’enjeu de cette ultime année scolaire, les profs nous ont submergés de devoirs et nos têtes sont d’ores et déjà pleines de leçons aussi enrichissantes que barbantes. À la surprise de mes parents, j’ai effectué la liste de mes tâches dès mon arrivée à la maison pour profiter de mon week-end avec Tommy.

— Ce petit a une très bonne influence sur toi, a déclaré mon père, l’air fier.

J’ai levé les yeux au ciel en quittant la table après le dîner pour retrouver mon ami dans mon jardin. Assis l’un à côté de l’autre, nous avons observé le coucher du soleil et bavardé de tout et de rien. Certes, nous nous voyions quotidiennement, mais nous avons toujours quelque chose à nous raconter, même si nos silences nous suffisent.

Au bout d’un instant, j’enveloppe l’une des joues de Thomas pour le réveiller en douceur. Ses cils papillonnent avec difficulté et je me penche au-dessus de lui pour le prier de se lever dans un murmure. Il hoche la tête, le regard embrumé par la fatigue. Je l’aide à se mettre sur pied, tire la couverture derrière nous et nous gagnons ma chambre tant bien que mal.

Une fois la porte fermée, j’ai tout juste le temps de lui rappeler de retirer ses chaussures qu’il s’affaisse sur mon lit. Son épuisement m’attendrit autant qu’il m’amuse, je me presse de glisser Tommy sous les draps en veillant à ce qu’il n’ait pas trop chaud. J’éteins la lumière en embrassant son front et le contourne pour m’allonger à ses côtés. Mon téléphone repose sur ma table de nuit, mes baffles nous bercent de piano et de violon.

***

J’ouvre les yeux une vingtaine de minutes avant lui et en profite pour le contempler une nouvelle fois. Les rayons du soleil se posent sur son visage. Des mèches noires lui tombent sur les joues, je réprime mon envie de les chasser pour contenir mes pulsions incompréhensibles. Les bras croisés sous mon oreiller, je repère les signes de sa phase d’émergence et croise, à plusieurs reprises, un regard voilé avant que le bleu verdoyant de ces billes s’éclaircisse. Nous restons un long moment à nous détailler, jusqu’à ce qu’il me salue de sa voix rauque matinale :

— Hey ! Bien dormi ?

— Super, affirme-t-il. Et toi ?

J’ai la gorge trop nouée pour prononcer le moindre mot. Je me contente donc d’acquiescer et m’apprête à lui avouer que je le trouve beau. Mon cœur ralentit face à ma stupidité. Au lieu de commettre une erreur irréparable, je lève le bras et porte ma main à sa tempe pour en dégager les cheveux qui lui tombent sur le front et obstruent mon observation. Mes doigts glissent sur sa peau comme s’ils voyageaient sur un portrait couché sur une toile. Je l’explore de mes prunelles ainsi que de mon index, qui s’immobilise sous sa lèvre inférieure.

Mon souffle se coupe, ses pupilles deviennent intenses. Notre silence est toujours bercé par la musique instrumentale. Aussi puissante que douce, je la sens me pénétrer le corps pour accentuer la pression de ma poigne sur sa mâchoire. La bouche de Thomas s’entrouvre. Mon envie de combler la distance se fait de plus en plus urgente. Je tente de résister.

Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi j’agis si bizarrement avec lui ?

Mon comportement m’effraie, je ne me comprends pas. Je ne peux pas me laisser aller. J’aurais l’air con de céder à ces foutues pulsions. Parce que ce ne sont que des pulsions, pas vrai ?

Ma poitrine me brûle.

Qu’est-ce qu’il me prend ?

Tant de questions sont soulevées et elles m’abrutissent. Cela fait plus de deux mois maintenant que nous nous côtoyons et un constat déroutant se révèle : je suis incapable de me passer de lui. Ce que j’éprouve à son égard va au-delà du lien qui m’unit à Ludovic, j’en suis certain. Toutefois, je ne suis pas foutu de mettre des mots dessus. La seule chose que je parviens à déterminer, c’est que cette relation m’intrigue autant qu’elle m’effraie. Malgré mon envie de l’avoir près de moi, je sais que je dois m’éloigner pour m’épargner ces doutes persistants.

— Tommy… murmuré-je.

— Hum ?

Est-ce que tu les perçois, toi aussi ? Ces choses étranges qui grouillent dans ton ventre…

— Je…

Des coups retentissent contre la porte de ma chambre et un violent sursaut me saisit. Thomas se redresse brusquement, j’ai tout juste le temps de m’écarter pour éviter une collision entre nos deux crânes. Au même moment, la voix de ma mère s’élève de l’autre côté de la cloison et je cesse de respirer.

— Les garçons ! nous appelle-t-elle. Vous êtes debout ? Le petit déjeuner est prêt.

Le cœur battant la chamade, je tente de remettre de l’ordre dans mes pensées avant de répondre :

— On arrive, m’man !

— Super ! s’enthousiasme-t-elle. Dépêchez-vous ! Ton goinfre de père va dévorer tous les croissants.

Son rire me parvient, puis les craquements du bois de l’escalier en colimaçon résonnent lorsqu’elle se décide à rejoindre son mari dans la salle à manger. Mes muscles sont toujours contractés tandis que mon regard retrouve celui de Thomas.

Tout comme moi, il retient sa respiration, ses yeux me décortiquent avec minutie. Nous restons ainsi quelques longues secondes, jusqu’à ce qu’il s’assoie au bord du lit et enfile ses chaussons. Ma mère insiste pour que nous en portions tous à l’intérieur de la maison ; elle a horreur de nous voir marcher pieds nus sur son parquet adoré. Je soupire et me décide à me lever pour sauter dans un bas de jogging et glisser un débardeur au-dessus de ma tête.

Je surprends le regard de Tommy. Il détaille mon ventre et je marque un temps d’arrêt, les doigts crispés autour du tissu. Je déglutis à l’instant où je comprends que son analyse me plaît.

— Je peux te poser une question ? s’enquiert-il soudain.

Pris de court, je fronce les sourcils et acquiesce, sans grande conviction.

— Pourquoi Céline semble si enjouée chaque fois que tu les rejoins pour un repas ?

Mon corps se fige à ces mots. Je le dévisage, abasourdi, et n’ai aucun mal à imaginer mon teint livide, ma bouche entrouverte. La stupéfaction me paralyse, l’angoisse me saisit les tripes.

Qu’est-ce qui le pousse à se questionner sur un fait du quotidien aussi anodin ? Est-ce si évident que la joie excessive de ma génitrice cache quelque chose ?

J’ignore s’il est à ce point doué pour lire entre les lignes, mais il est inconcevable qu’il réussisse à en assimiler davantage. Je me détourne et enfonce mes poings dans les poches de mon pantalon pour m’empêcher d’exposer mes tics nerveux. La respiration toujours faible, j’exécute un haussement d’épaules et adopte un air nonchalant pour répondre :

— J’ai pris l’habitude de manger seul, sauf lors des dîners avec ta tante et ton oncle.

Je traverse ma chambre – dont les murs sont recouverts de croquis – pour rejoindre Thomas devant la porte. Un instant, j’ose affronter ses iris incroyables. Il me détaille avec une attention déroutante et je m’empresse de sortir, coupant court à la discussion.

Pas(r)fait pour moi – Extrait

Chapitre 1

 

Jules

— T’as pas intérêt à me mordre.

— Ça me fait mal, grogné-je en me tortillant.

— Écoute, je ne vais pas y aller avec la main entière, alors, s’il te plaît, fais un effort.

Aveuglé par la lumière de l’ampoule nue au-dessus de ma tête, je m’exécute. Pas la main entière, certes, mais quand même trois doigts d’un coup. C’est loin d’être agréable. Je note au passage qu’il faudrait songer à acheter un lustre.

— Je ne vois rien du tout.

Gianni fronce les sourcils et recule, libérant ma bouche martyrisée. Comme d’habitude quand il réfléchit, ça lui donne l’air pas très sympa.

— Je pense qu’il faut changer d’angle, proposé-je d’une petite voix.

— Appelle ton dentiste, répond-il en ôtant les gants en latex que je lui ai imposés avant de me toucher, il sera toujours plus utile que moi.

— Il va falloir attendre dix ans pour décrocher un rendez-vous.

Gianni hésite. Il doit comprendre à quel point cette situation me pèse. En effet, je suis persuadé depuis trois semaines d’être l’hôte imprévu d’une dent de sagesse douloureuse. Bien qu’il ne soit pas médecin, c’est mon colocataire qui s’est chargé de la vérification. Visiblement, il n’est pas opticien non plus, parce qu’avec une bonne paire de lunettes, il n’aurait pas raté une dent qui pointe, j’en suis convaincu. Il n’en reste pas moins qu’il a vérifié de bon cœur, alors j’essaie de ne pas trop lui montrer ma déception quand il abandonne.

Gianni et moi nous sommes rencontrés dans une association destinée à sociabiliser les gens comme nous. Je ne saurais pas trop nous définir en un mot. Disons, les cas pathologiques de la région. C’est un peu l’équivalent des alcooliques anonymes, mais version névrosée. Chacun arrive avec ses problèmes, ses phobies, ses psychoses. Parfois, on en parle, parfois pas. Ça dépend. Le plus souvent, on se farcit des sorties en groupe, on va au restaurant, on boit toute la soirée dans le pub du coin. J’ai tout de suite craqué sur Gianni, même s’il l’ignore. Il a ramené avec lui tout un panel de peurs incontrôlables, option anxiété sociale. J’ai une aversion pour les maladies, les microbes, les virus ; lui, ce sont les gens. À peu près tous, sauf sa sœur et sa nièce. D’une certaine façon, j’envie la relation qu’il entretient avec sa famille. Pour lui, c’est un peu le centre de sa vie. Je crois que c’est ce qui l’aide à sortir la tête de l’eau les mauvais jours : il sait qu’il doit prendre sur lui pour eux, pour préserver ce lien précieux. Ils ne viennent pas souvent à la maison, en revanche. Dommage, ça m’aurait fait une sorte de petite famille complémentaire.

Plutôt timide de nature, j’ai pris sur moi pour entamer la conversation et ça a collé illico. C’était dans un resto. Italien. Ça ne s’invente pas. Je lui ai tenu de longs discours en franco-italien-yaourt pour le détendre. Sa famille est originaire de Gênes. Je ne connais pas trop, je sais seulement qu’il y a la mer et du linge qui sèche aux balcons. Et des gâteaux. Le pain de Gênes, c’est un truc local, non ?

Gianni n’a plus mis les pieds en Italie depuis six ans. Quand je lui demande si ça lui manque, il hausse les épaules. À mon avis, c’est surtout qu’il a tellement peur de sortir qu’il n’envisage plus de voyager.

Autant dire qu’on s’est bien trouvés, lui et moi. Tellement bien qu’on a emménagé ensemble. Pendant les premières semaines, il a fallu réfréner mes ardeurs, et puis j’ai conclu deux mois plus tard une phase de deuil sentimental. Oui, car en fait, son plus gros problème, ce n’est pas qu’il est beau à en tomber par terre, c’est surtout qu’il est hétéro. Depuis, nous sommes meilleurs amis pour la vie. Comment pourrait-il en être autrement quand l’homme qui partage mon appartement a accepté sans rechigner de se plier à toute une batterie d’examens médicaux pour être certain de ne pas me refiler quoi que ce soit ? Et puis le point positif, c’est qu’il ne ramène pas de conquêtes à la maison. Sa dernière copine remonte à longtemps en arrière. Quand ses « petits problèmes de sociabilité » n’avaient pas encore atteint le stade du dégoût envers l’espèce humaine.

— T’as pas un médoc contre la douleur, dans tout ton attirail ?

— J’aimerais éviter d’en arriver là. Tant pis, soupiré-je en m’affalant sur le canapé. Tu seras bon pour m’entendre geindre durant les trois mois à venir.

— Ça devrait aller, j’ai l’habitude.

J’aimerais faire la moue, mais j’en suis incapable. Gianni, c’est le regard séducteur qui brise les remparts les plus solides. Même ceux des gens qui boudent, oui, oui. À défaut de le voir se transformer tout à coup en homosexuel intéressé par ma personne, j’ai décidé de prendre en main ma vie sentimentale, laissée à l’abandon trop longtemps. Depuis que j’ai pris conscience de ma maladie, la vraie, je tente par tous les moyens de mener une existence classique. On m’a répété que l’hypocondrie se soigne, que je ne devrais pas m’empêcher de fréquenter des hommes, au contraire : ça risquerait de m’enfermer encore plus dans mes problèmes. Pour une fois, je me suis senti écouté, compris même. On a cessé de me prendre pour un fou. Celui qui a mis le plus de temps à accepter ce mot-là, c’est moi, en réalité. Je ne me rendais pas compte de mes agissements avant que la thérapeute qui nous propose son aide, au centre où se situent les bureaux de l’association, m’explique pendant des heures qui je suis, pourquoi je suis ainsi, et de quelle manière me sortir de ce qui me semblait jusqu’alors une véritable impasse.

Contrairement à Gianni, qui s’est enfermé avec complaisance dans un travail à domicile en envahissant son bureau de machines bizarres, je fréquente un peu de monde au boulot. Je ne me verrais pas me couper des autres, de ma vie sociale ; si je ne mets pas le nez dehors au moins un week-end de temps en temps, c’est un coup à devenir timbré. Mes collègues sortent régulièrement dans des bars branchés et il se trouve que, de plus en plus, j’y participe. Objectif de ma vie : dégoter l’homme idéal. Le plan « recherche du prince charmant » est déployé ! Ce serait un énorme pas en avant d’accepter de partager ma vie avec un homme, de l’accepter lui tout court, aussi, sans me freiner à cause de mes peurs.

C’est Roseline, ma chef et la seule à être devenue une véritable amie, qui s’investit le plus dans cette tâche. Quand je parle d’amie, ça signifie qu’elle constitue ma seule embrassade de la journée. Je ne m’amuse pas à claquer une bise à tout le monde, sinon j’aurais déjà été hospitalisé dix fois cet hiver. Elle n’a pas l’âge de ma mère, mais pas le mien non plus. Je n’ai jamais osé lui poser la question. Quand c’est son anniversaire, elle invente un chiffre au hasard. Nous travaillons dans la même boutique, la plus petite, tandis que les filles gèrent l’autre antenne de l’enseigne deux rues plus loin. Et il se trouve que, par un concours de circonstances plutôt agréable, elle a un ami à me présenter. Avec une rage de dents, ça va être sympa. Miam.

— Je sors, samedi, informé-je mon colocataire bougon.

— Jules va chercher une Juliette ?

— Plutôt un prince charmant. Le genre de type qui te donne des papillons dans le ventre, tu vois ?

— Fort bien.

J’ai remarqué que Gianni n’appréciait pas trop les conversations autour du sexe et de l’amour. Le premier, d’ailleurs, j’ai abandonné. C’est trop risqué de l’imaginer dans un tel contexte alors qu’il obnubile déjà mon esprit, et c’est aussi pour cette raison que j’ai besoin de trouver quelqu’un, de partager ma vie avec un autre homme que lui. Il y a des jours où mes pensées ont tendance à déraper, alors qu’elles ne devraient pas ; je redoute sa réaction s’il venait à s’en apercevoir. Notre amitié est importante pour lui comme pour moi. Si je la brisais avec une blague malvenue ou une réflexion de travers, je m’en voudrais. Alors voilà, il faut que je me case. Si j’avais un copain, je ne penserais sûrement qu’à lui et tout resterait normal avec Gianni.

— En boîte ?

— Non, certainement pas, tu crois que je vais me trémousser dans un nid à microbes ? Je dois le rencontrer au cours d’un dîner chez Roseline. Elle invite une copine et un copain. Le copain, c’est pour moi, bien sûr.

— J’avais deviné.

— J’ai l’impression de ne pas m’être envoyé en l’air depuis dix ans.

— Le dernier, c’était quand ?

Gianni me tourne le dos, affairé à cuisiner. Depuis le canapé, je me penche pour intercepter un regard ou une expression, mais il demeure concentré sur ses carottes.

— Est-ce que ça t’intéresse vraiment ?

Entre deux légumes, il relève le nez. Comme il ne sait pas faire deux choses à la fois, la carotte attend son tour.

— Oui.

— Un bon moment. Si j’arrive à franchir ce cap, j’aurais fait un bond de géant. On ira chez lui, t’inquiète.

— Merci.

J’ai longtemps cru qu’une colocation serait impossible, malgré toute la bonne volonté du monde. Force est de constater que mon voisin de chambre est très discipliné et attentif aux problèmes de chacun d’entre nous. Par exemple, il cuisine et je fais la vaisselle. Son truc, c’est l’aspirateur ; moi, c’est la javel. Je ne touche pas à la boîte aux lettres – dans le genre montagne de microbes, merci bien –, alors il remonte mon courrier tous les matins, tandis que je récure centimètre par centimètre chaque parcelle de la salle de bains et des toilettes. Un vrai petit couple.

— Tu as une photo du gars que tu dois voir ?

— Elle m’a envoyé un message ce matin. Regarde.

Je me traîne jusqu’à la table, qui sert aussi de plan de travail et de séparation entre la cuisine ouverte et le salon. Au-dessus de nos têtes, de grosses ampoules ornent l’espace et permettent de cuisiner sans se couper. Leur lumière se reflète dans les cheveux bruns de mon Italien. Et, sur l’écran de mon téléphone, tout sourire, c’est un beau rouquin aux yeux verts qui me lance un regard coquin. Il n’a pas l’air assez bien pour séduire Gianni, cependant.

— Tu en penses quoi ?

— Je ne suis pas gay, mais il a l’air de choper tout ce qui bouge.

Surpris, je fixe mon portable. Certes, l’expression est séductrice, mais mieux vaut ça que l’inverse, non ? Qu’est-ce qui cloche ? Son sourire ? Ses taches de rousseur ? C’est plutôt mignon. Il y va un peu fort.

— Toi, tu ne collectionnais pas les filles ?

— Il fut un temps, ricane Gianni.

— Il ne te plaît pas ?

Cette fois, il hausse les épaules.

— Bof.

Bon. Ça commence mal. Pas que mon activité sexuelle nécessite une quelconque autorisation de sa part, mais savoir que mon ami ne valide pas mon prochain rancard me laisse un poil dubitatif.

— Je ne trouve pas qu’il ressemble à un dragueur. Ce n’est certainement pas le premier venu qui va se révéler être l’homme de ma vie, de toute façon. Ou alors, il faudrait un sacré coup de chance. En plus, on a déjà des amis en commun, c’est un bon début. Moi, je veux y croire ! On ne sait jamais ce que la vie nous réserve.

— Du saumon en papillote, ça te convient ?

— Très bien. Ajoute une carotte supplémentaire dans la tienne. Ça rend aimable, peut-être sociable aussi.

Gianni me lance un regard qu’il espérait sans doute assassin, trahi par le sourire qu’il tente de dissimuler. Ça ne lui va pas, de tirer la tronche. En général, on évite les blagues sur nos troubles respectifs quand la situation ne prête pas à rire, mais il y a des fois où ça permet de détendre l’atmosphère.

— Tu iras faire les courses cette semaine ? Il n’y a plus grand-chose.

— À vos ordres !

Oui, parce que, bien sûr, pour qu’il mette les pieds dans un magasin… il faut se lever tôt. Le temps que je me désinfecte les mains, il tourne de l’œil. Faudrait pas qu’on se retrouve confinés tous les deux dans la même baraque un jour d’épidémie. Franchement, je ne sais pas lequel de nous deux claquerait avant l’autre. Ce serait un coup à mourir de faim.

En bon petit commis, je me laisse tomber sur une chaise en face de lui et lance les morceaux de légumes dans le papier d’aluminium qu’il s’est appliqué à façonner en forme de… bateau ? Quelque chose comme ça.

— Panier !

— J’ai reçu une commande pour illustrer des faire-part, ce matin. Le mec s’appelle Jules, j’ai pensé à toi.

— C’est ringard, le mariage. Panier.

J’adore l’ennuyer avec ça. Gianni ôte ses papillotes de mon champ de vision.

Il façonne des cartes, menus, bougies même, enfin, tout un tas de trucs pour les jeunes mariés. Forcément, il ne sera pas d’accord avec moi. Si Bidule n’épousait pas Machin, il serait au chômage. Et puis il est très romantique. Un peu plus que moi, je pense. Il aime les belles choses, bien faites, offertes avec amour. Quand il emballe ses paquets, il y met du cœur et glisse toujours un petit quelque chose en guise de remerciement.

— Moi, je trouve ça beau. C’est symbolique.

En fait, ce que je trouve le plus drôle, c’est son revirement professionnel : il était vendeur dans un magasin de sex-toys, à l’origine. C’est complètement dingue. D’ailleurs, il en vend encore deux ou trois et présente tout son stock en vidéo sur le Net, quand ce n’est plus la saison des mariages. Ses clients ? Des femmes, essentiellement. Quand bien même certains de ses jouets trouveraient tout à fait leur place dans mon placard, il semblerait que ce soit moins rentable, les homosexuels. « Ce qui part le mieux, c’est la lingerie sexy, le vibro et le rouge à lèvres qui pétille », répète-t-il à chaque fois en levant les yeux au ciel. C’est une façon de voir les choses. Moi, je persiste à penser qu’il devrait s’ouvrir un peu.

— Tu parles d’un symbole. Ils finissent tous par divorcer.

— Ta vision de l’amour est édifiante.

Pour un mec qui n’a plus connu de petite amie depuis des plombes, facile à dire. Forcément, ça le fait rêver. C’est qu’il est fleur bleue, mon Gianni. Le genre de type qui se mettrait à pleurer si on lui offrait des fleurs. Pour son anniversaire, je pensais lui faire la surprise.

Peut-être qu’entre des roses et des feuillages, je planquerai un billet d’avion. Un petit tour sur la terre de ses ancêtres, ça le ressourcerait, et moi, j’ai bien envie de voyager en ce moment. Il faudra juste que je remplisse un peu ma trousse de secours. Elle tiendrait une semaine si nous venions à tomber malades en même temps, mais pas deux. Bon, cela dit, l’Italie, ce n’est pas le fin fond de l’Inde ou du Pérou. A priori, ils ont des pharmacies.

— Tu as reçu le mail de l’association ? On a rendez-vous le 23 au café-restaurant, à dix-neuf heures.

— Le même que la dernière fois ?

— Oui. Tu viendras avec moi ?

— Il faut bien, lâche-t-il dans un soupir qui en dit long sur sa volonté.

Je me décolle de la chaise et enlace mon adorable homme des cavernes en évitant toutefois de lui claquer un baiser sur la joue. Monsieur est pudique.

— C’est pour ta sociabilité, mon petit spaghetti.

— Tu me racontes tous tes rendez-vous, c’est un peu comme si je les vivais aussi et ça me va très bien.

— Oui, mais tu ne les vis pas, justement. Tu verras, tu seras content quand on rentrera. C’est toujours pareil, Gianni. Tu râles, puis quand tu t’affales sur le canapé à trois heures du matin avec un coup dans le nez, tu te sens bien.

Docile, il lève la main et je tape dedans, tout sourire.

— Je te ferai boire comme jamais, ça te détendra. Tu me fais confiance ?

— Non, pas trop, mais adjugé.

Chapitre 2

 

Gianni

Je regarde fixement les arbres secoués derrière la fenêtre, installé sur l’un des sièges de la salle d’attente. Difficile de dissimuler ma nervosité : je sais qu’il va falloir effectuer le trajet inverse jusqu’à l’appartement, et rien que d’y penser, j’en ai des sueurs froides.

Courage, Gianni, je pense à toi. Appelle-moi quand tu sors, d’accord ?

Je remercie ma mère de s’intéresser autant à mon sort, même quand je me sens partir en arrière. Heureusement que je peux compter sur le soutien de mes proches.

— Gianni, bonjour, entrez, je vous en prie.

Je n’étais plus revenu au centre depuis un moment. La cohabitation avec Jules m’a aidé à avancer dans le bon sens, à m’engager dans la vie au-delà de mes peurs ; toutefois, certains jours, elle ne suffit pas. Avant de couler, je me suis décidé à revenir. Tant pis si je ne parle pas, c’est un défi personnel : je me suis déplacé jusqu’ici, je vais y rester une bonne heure, et quand j’en sortirai, je serai fier de moi.

— Bonjour.

Elle, c’est Sylvia, qui a pris le relais de ma psychologue à travers des groupes de paroles emplis d’hommes et de femmes aussi détraqués que je le suis. On parle, on s’écoute, on évacue les tensions. C’est le moment durant lequel chacun peut laisser libre cours à ses paroles, sans se soucier de qui les entendra.

— Comment est-ce que vous vous sentez ?

Bonne question. Un jour j’avance, le lendemain je recule. J’aimerais lui dire que j’ai eu raison de stopper les séances, que je me sens mieux dans ma tête, cependant ce n’est pas le cas.

— La route me paraît interminable.

— C’était compliqué pour vous de venir ici ?

— Oui. Enfin, surtout avant de partir. Une fois que j’étais dehors, je me suis dit que de toute façon… j’y étais. Autant aller au bout.

— Je suis très heureuse que vous ayez eu le courage de sortir. Est-ce que ça vous stresse de savoir qu’il y aura des personnes nouvelles avec vous, que vous ne connaissez pas ?

— Oui.

Le plus difficile, c’est avouer ses faiblesses. J’espérais tomber sur une séance avec d’anciens camarades, mais il n’y en a qu’un dont le visage me parle dans la salle, lorsque je suis la thérapeute qui tente de me rassurer. Je me raccroche mentalement à la première chose qui vient, pour me concentrer sur un point et calmer ma respiration. Ses chaussures. C’est bête, mais c’est là que mes yeux se sont fixés.

— Vous pouvez sortir si vous ne vous sentez pas bien, n’hésitez pas, personne ne vous jugera. Vous souhaitez boire quelque chose ? Un thé ?

— Merci. Non, merci.

Tout le monde me regarde quand je m’installe sur l’un des coussins disponibles, posés au sol. Ça y est, je déglutis plus que nécessaire. À chaque fois, je me demande si j’ai l’air d’un taré ou d’un hippie, assis en tailleur dans le cercle de… patients ? Je me répète que c’est pour mon bien.

— Nous sommes au complet, ronronne Sylvia. Qui veut commencer ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose de particulièrement difficile dans vos vies depuis la dernière fois que nous nous sommes vus ?

Les débuts de séances se ressemblent assez. Personne n’ose se confier, jusqu’à ce que l’un ou l’une d’entre nous craque sous le poids d’un événement pesant qu’il ou elle a besoin de déballer, au risque d’imploser sous la pression. C’est le jeune homme que je connais de vue qui s’y colle, aujourd’hui.

— Moi, oui, lâche-t-il en se tordant les mains. Bonjour, pardon. J’ai reçu ma sœur à la maison, mais elle est venue avec son chien, elle ne pouvait pas le laisser seul chez elle. Elle m’a demandé plusieurs fois si j’étais sûr de pouvoir l’accepter pendant trois jours, si ce n’était pas trop pour moi, et j’étais certain d’y arriver. En réalité, ça a été un calvaire. Il a mis des poils jusque sur le canapé, j’en ai fait des crises de nerfs, et elle… elle n’a pas compris, puisque je lui avais promis de faire des efforts. J’ai tout nettoyé et récuré pendant trois jours, ça l’a rendue folle, et encore après quand elle est partie. J’aurais voulu lui expliquer que je ne le faisais pas exprès, que ça me donnait mal au ventre rien que de voir une trace de patte, encore pire quand il s’est mis à grimper sur la table de la cuisine. La cuisine, vous vous rendez compte ? Des milliers de saletés là où je prépare à manger. J’étais au bord de l’évanouissement. Le dialogue est complètement rompu avec ma sœur, je ne sais pas de quelle façon m’excuser, d’autant que, je pense, c’est à elle de faire le premier pas. Elle me dit que ce n’est rien, qu’elle aurait dû s’en douter, et je me sens mal parce que je me rends compte que, dans le fond, elle ne croyait pas en ma sincérité quand je lui ai affirmé pouvoir supporter sa présence et celle de son chien. Il est mignon, ce n’est pas que je ne l’aime pas, mais… des poils, de la terre, je n’ose même pas imaginer ce qu’il a ramené de l’extérieur. Et elle, elle pense qu’elle n’a pas à s’excuser, que c’est moi qui ai merdé.

Plus il se livre, plus il se tord les doigts. Je reste bloqué sur son index, qui me semble prêt à se retourner tant il tire dessus. J’imagine la tête de Jules si un chien entrait chez nous. Un coup de dent et il filerait à l’hôpital le plus proche pour être certain de ne pas avoir chopé la rage.

— Est-ce que vous lui avez dit que cette situation vous brisait le cœur parce que vous tenez à elle, et que ses paroles vous ont blessé ?

— Je ne suis pas très démonstratif. On ne se dit pas ce genre de chose. C’est ma sœur !

Tous ces gens autour de moi, en tout cas une grande partie, ne peuvent pas compter sur leur famille dans les moments de crise. C’est ce que j’ai le plus de mal à assimiler. Je peux entendre que des parents, un frère ou une sœur en aient ras le bol de supporter un comportement qu’ils ne comprennent pas, mais cherchent-ils à le comprendre ? Ma mère m’a soutenu dans toutes mes démarches. Elle s’intéresse à l’évolution du problème qui me bouffe l’existence depuis cinq ans, jour pour jour. C’est une date dont je me souviendrai toute ma vie. Sans doute est-ce pour cela que je suis ici à cet instant. Je me rappelle chaque détail, le visage de tous ceux qui étaient présents ce jour-là, je me souviens même de la météo. Il pleuvait des cordes.

J’écoute le jeune homme confier sa douleur et sa peine, puis une femme qui doit avoir à peu près le même âge que moi se livre à son tour. Dans un contexte différent, elle m’aurait plu. Peut-être même l’aurais-je invitée à boire un verre. Mais ici, alors que nous avons tous des problèmes qui nous accablent, je me rends compte que j’ai perdu le côté séducteur dont on m’a longtemps affublé. Je n’envisage plus ma vie avec une compagne. Comment serait-ce possible, alors que je refuse de mettre un pied en dehors de mon bureau ?

— Gianni, est-ce que vous avez vécu une expérience difficile ces dernières semaines ? Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, je suis certaine que vous avez quelque chose à nous raconter.

Ils me fixent tous. Je déglutis, gigote sur mon coussin. Je ne supporte plus qu’on me dévisage ainsi. Je me souviens de la peur dans leurs yeux, de ces regards que l’on s’échangeait en pensant que peut-être ce seraient les derniers de notre vie. Je ne veux plus jamais que l’on me scrute, que l’on tente de sonder ce qu’il se passe dans ma tête.

— C’est une date particulière, commencé-je en inspirant profondément. Il y a cinq ans, je me suis retrouvé… coincé… dans un centre commercial. Je préfère ne plus rentrer dans les détails, mais je pense que vous avez tous entendu parler de ça, des types armés jusqu’aux dents se sont pointés en pleine journée. J’ai réussi à sortir parce qu’on nous a envoyé des tas de militaires pour éviter un carnage, mais chaque année ils en parlent à la télévision, et chaque année, alors que j’ai passé les douze derniers mois à essayer d’oublier ce qu’il s’est passé, je me retrouve plongé dedans. C’est partout, même sur Internet. Même à la radio. Mais moi, je voudrais juste qu’on pense à ceux qui étaient là, que ça a rendus malades, qui ne peuvent plus vivre comme avant parce qu’ils ont peur à chaque fois qu’ils font un pas à l’extérieur. J’ai pris le bus pour venir ici, c’était déjà compliqué parce que je savais que j’étais enfermé dedans, peut-être au milieu de personnes complètement dingues. J’ai passé tout le trajet à surveiller chacun des passagers. Alors voilà, je suis reparti dans une sale période, et tous les pas en avant que j’ai réussi à effectuer jusqu’à présent ont l’air de s’effacer, tant je suis bloqué par la peur. Il y a des jours où je n’arrive pas à me contrôler, où je suis tétanisé. Ça m’énerve parce que j’ai l’impression de ne pas réussir à m’en sortir, donc je deviens difficile à vivre, je parle moins, je ris moins, ce n’est pas agréable, ni pour moi ni pour mes proches.

— Est-ce que tu en parles à ta famille ? interroge un homme qui me paraît à l’âge de la retraite.

— Oui, tout le monde est au courant. Je sais que j’ai de la chance parce que je suis soutenu, pourtant je crois qu’il me faudrait un déclic.

— Leur soutien peut vous apaiser, mais ça ne rend pas votre souffrance moins légitime, relève Sylvia.

— Je voudrais juste redevenir comme avant. Et je n’ai pas de solution pour ça.

— Tu n’as pas quelqu’un qui saurait te rassurer et avec lequel sortir ?

— J’ai essayé avec mon coloc, ça fonctionnait bien. Il me traînait dehors pour courir. Mais cet hiver, on s’est un peu laissé aller… ça n’a pas aidé, j’en ai profité pour me renfermer.

— C’est une excellente idée, le sport ! Si vous lui demandez de reprendre, il sera ravi de vous accompagner, surtout si vous êtes proches tous les deux.

Une fois que chaque membre a déballé ses problèmes, la séance se conclut par une bouffée de positif. En fouillant bien, je parviens à trouver quelque chose de bien qui s’est produit et qui contrebalance l’impression qui m’oppresse de vivre dans un quotidien négatif. Les autres aussi réussissent à mettre en avant un événement sympa, ou une réussite personnelle ou professionnelle. Au moment de partir, nous sommes invités à nous resservir un thé, mais c’est un peu trop pour moi : je préfère m’en aller avant de me sentir à l’étroit, dans cet espace confiné, avec cinq autres personnes.

— Excuse-moi ! Gianni, c’est ça ?

Je me retourne juste avant de franchir la porte. La jeune femme, la seule du groupe, par ailleurs, me rejoint avec un sourire timide.

— Je ne connais personne, avoue-t-elle. Est-ce que c’est impoli si je m’en vais avec toi ? Je ne me sens pas à l’aise.

— Je ne pense pas, non. Je suppose qu’ils comprendront.

La voilà qui s’excuse auprès des autres avant de me suivre jusqu’à l’ascenseur… et je me souviens alors qu’elle disait être claustrophobe.

— Escaliers ?

— Merci.

Elle allume une cigarette sitôt dehors. Nous prenons un bus différent, mais au même arrêt. Je ne sais pas quoi lui dire et espère qu’elle lancera la conversation. Là, tout ce que je souhaite, c’est me jeter sur le canapé et ne plus sortir avant au moins quinze jours.

— Tu en veux une ?

— Je ne fume pas, mais merci.

Bonjour l’ambiance. Je scrute tous les gens autour de nous, les jeunes comme les vieux, sursaute quand deux garçons se disputent violemment sur le trottoir d’en face. Je note tout de même une amélioration dans mon comportement : il y a encore deux ans, je serais rentré en taxi. Peut-être que je n’avance pas vite, mais il faut que j’arrête de penser que je recule sans cesse, sinon ça va vraiment finir par arriver.

— Est-ce que tu viens dans deux semaines ?

— Je ne sais pas trop. Peut-être le mois prochain. Tu t’appelles comment, déjà ?

— Olivia !

Elle a les cheveux longs, bruns et bouclés, les joues rosies par le froid, un petit nez retroussé, comme Jules, et de jolies lèvres. Si mon colocataire était là, il pesterait contre la cigarette et craindrait un cancer du poumon, parce que « fumeur passif, c’est tout aussi dangereux, et ces gens-là s’en contrefichent ».

— Tu ne penseras pas que je te drague si je te donne mon numéro ? Comme ça, la prochaine fois que tu y vas, j’irai aussi, je connaîtrai quelqu’un.

Si, un peu, mais je secoue la tête.

— Pas de problème. Tu prends quelle ligne ?

— J’ai été un peu utopiste, avoue-t-elle avec un sourire contrit. Je pense plutôt rentrer à pied. Je n’habite pas très loin, en trente minutes je serai chez moi.

— Tu as peur du bus ?

— D’être enfermée dedans, oui… La prochaine fois, j’y arriverai. Tiens, mon numéro, le tien approche !

Elle a juste le temps de me le confier avant que mon bus s’arrête devant nous. Je la salue d’un signe de la main et reste debout dans le véhicule durant tout le trajet, histoire de sortir le plus tôt possible. Je n’ai d’ailleurs jamais marché aussi vite qu’entre la descente et l’appartement.

— Salut, je suis rentré.

À peine ai-je franchi le seuil que la voix stridente de Jules résonne depuis le salon.

— Attention ! Je viens de laver, je t’ai créé un passage jusqu’à ta chambre.

Je l’aperçois, accroupi sur le canapé pour voir ce que je fabrique par-dessus le dossier. Devant moi sont alignées au moins dix serpillières espacées d’un mètre cinquante chacune. Il a créé un chemin pour que mes pieds n’effleurent pas le sol, quand bien même j’ai pris soin d’ôter mes chaussures avant de passer la porte. Si j’ose semer bactéries, virus, microbes ou poussière suspecte, il risque de devenir incontrôlable. Je me déplace donc à grandes enjambées, sous son regard attentif.

— Arrête de froncer les sourcils, dans dix ans tu me feras une scène parce que t’as des rides. Je ne touche rien.

— Je te crois, mais je préfère vérifier.

Même les serpillières sont blanches comme neige. On pourrait dormir dessus.

— Je peux aller me laver les mains ?

— Oui, mais ouvre avec le bras et rince le robinet derrière toi, s’il te plaît.

Lui se désinfecte si souvent qu’il n’a pas besoin de laver tout ce qu’il touche. Et encore, depuis que ça lui a irrité la peau, il s’est calmé. Maintenant, il collectionne les crèmes hydratantes en plus des gels antibactériens. Moi, malgré le fait que je sorte peu, j’ai l’obligation d’essuyer le lavabo de la salle de bains parce qu’il « ne sait pas tout ce que je tripote quand il ne surveille pas où je pose les doigts ».

— Ça a été, ta journée ?

— Livraison aujourd’hui, ronchonne Jules depuis le salon.

— Pas trop, alors ?

— Non.

Je l’imagine déballer des tas de cartons touchés par des tonnes de gens. Le pauvre a dû manquer de peu une crise cardiaque. Il enfile des gants en latex dans ces cas-là, mais il semblerait que ça ne suffise pas à l’apaiser.

Je le rejoins en prenant soin de toujours marcher sur le chemin en serpillières et m’écrase sur le divan, éreinté. Quand je sors, c’est un tel défi que ça m’épuise, psychologiquement et physiquement. Pas besoin de parcourir des kilomètres, c’est comme si.

— Et toi, alors ? T’étais où ?

— J’ai fait un tour à l’asso.

— Merde. Ça n’allait pas à ce point-là ?

— J’en avais besoin. Ça va mieux.

J’adore Jules, pourtant, il y a des choses que je préfère aborder avec d’autres. Il a tant de problèmes à gérer entre sa phobie des maladies et sa furieuse envie de s’en sortir en rencontrant du monde… je ne peux pas lui imposer le moindre de mes tracas dès que je suis prêt à exploser.

— Est-ce que tu veux mater une série en te goinfrant de pizza ?

— Ce n’est pas un peu tôt ? le taquiné-je.

— Sinon, il reste des bières en attendant de commander. Par contre, c’est toi qui ouvres.

— Adjugé. Fais-moi penser à appeler ma mère, j’ai oublié sur le trajet.

— Appelle ta mère.

Même un jour pareil, il réussit à me faire sourire. Que ferais-je sans un ami comme lui ?

Chapitre 3

 

Jules

Il souffle un vent à décorner les bœufs quand j’appuie sur le bouton de l’interphone. Pas de réponse de Roseline, ça commence bien. Sur le parking, qui me nargue tandis que je me pèle le derrière, une grosse moto que je soupçonne être celle de notre invité surprise. Ma collègue a un mari motard, rien d’étonnant à ce que ses connaissances pratiquent aussi le maniement de gros calibres. Est-ce qu’il sera tout de cuir vêtu ?

— Dis donc, Jules, trois fois que je t’ouvre la porte, tu rêves ?

— Oups. Merci !

Dans l’ascenseur, j’en profite pour vérifier mon apparence une dernière fois. Pas de lèvres gercées, pas de bouton de fièvre, pas de bouton tout court. Mon fessier remercie mes goûts en matière de pantalon, la chemise entrouverte fera elle aussi son petit effet, et si ça ne suffit pas parce qu’il préfère les minets, je n’aurais qu’à jouer un peu du poignet. Ah ! Les portes s’ouvrent, je tape discrètement et constate que j’arrive en second. Monsieur est déjà là. Pas depuis longtemps, parce que c’est lui qui m’accueille en déposant son manteau dans l’entrée.

— Salut ! Jules, enchanté.

— Romain, ravi de te rencontrer.

Sexy Rouquin est encore plus caliente en grandeur nature. Imposant, carré d’épaules, plus bouillant que ma chaudière en plein mois de janvier. Je note des oreilles décollées qu’il avait bien dissimulées sur sa photo, mais soit. Si ce n’est que ça, il n’y a pas mort d’homme.

J’ai décidé de prendre sur moi concernant ma tendance à toujours envisager le pire en matière de santé. Par conséquent, pas de diagnostic de prévu pour Romain, je me contenterai de lui préciser qu’on sort couverts. Le plus difficile, ce sera de tenir jusqu’au bout, mais je n’ai plus le choix. À chaque fois qu’un homme me plaisait, j’avais une chance sur deux de le voir s’enfuir en courant face à mes demandes improbables. Si je veux espérer trouver l’homme de ma vie, il va falloir y mettre de la bonne volonté et arrêter de passer pour un dingue en demandant un bilan clinique à tout le monde.

Je redoute d’abord qu’il me tende la main et retiens de justesse un gémissement plaintif quand il s’approche pour me claquer une bise sur les deux joues. Au secours.

— Salut ! lancé-je en esquivant sa bise.

J’ai droit à un regard surpris, presque vexé, alors je dégaine un joli sourire pour qu’il n’imagine pas le pire, quand Roseline me sauve la mise en déboulant dans le couloir.

— Tu as ramené du vin ? Adorable, merci beaucoup.

Roseline a changé de coupe depuis hier. Toujours à la pointe de la mode, elle suit les comptes des célébrités – et des stars de télé-réalité – pour se tenir informée de tout en temps et en heure. Bijoux fantaisie, dont la plupart proviennent de la boutique, décolleté tendance, quelques tatouages bien choisis, manucure impeccable, je crois que ça la résume bien. Elle m’embrasse, s’empare de la bouteille comme s’il s’agissait de la dernière sur terre et nous abandonne tous les deux avec autant de subtilité qu’un éléphant marchant sur des œufs. Effet immédiat : ça me met mal à l’aise. Romain, en revanche…

— Alors, jeune et célibataire ? lance-t-il avec un clin d’œil. Rosy t’aime beaucoup, elle n’a pas arrêté de me parler de toi.

Rentre-dedans, Sexy Rouquin. Nous nous installons sur le canapé, et ça devient compliqué de jongler entre les petits fours qui me donnent faim et lui qui… me colle.

— Il paraît, oui. J’ai vu que tu étais venu à moto. Gros calibre, dis donc.

— On me le dit souvent.

Deuxième clin d’œil entendu, quand la sonnerie de l’entrée nous interrompt. C’est Sophie, la copine invitée que je ne connais pas. Si elle est là, c’est que Roseline l’aime bien ; pas seulement pour lui éviter de tenir la chandelle, je présume. J’admets qu’elle est plaisante, d’autant qu’elle reste discrète, alors ça me permet de creuser côté plan cul éventuel.

J’ai envie de demander à Sexy Rouquin à quand remonte sa dernière fois, s’il est sûr d’avoir bien mis une capote. Si par un miraculeux hasard il a dû faire une prise de sang récemment, je suis même prêt à m’improviser pharmacien pour lui expliquer en détail les petites lignes et en profiter pour tout analyser. Manque de chance, il sait que je travaille avec Rosy. Ça ne fonctionnerait pas.

Entre des pizzas, des bières, du vin et des chips, j’apprends que Romain est mécanicien, qu’il a l’habitude de retaper de gros engins, parfois même rares, et qu’il pratique la musculation de temps à autre. Il y a beaucoup de piment sur ma quatre fromages, je trouve. Ou alors, c’est la température ambiante, j’en sais rien. Roseline accepte d’ouvrir la fenêtre un moment. Romain sort un cigare, m’en propose, j’accepte pour me la péter un peu, je m’étouffe, bye bye mon sex-appeal. Les minutes les plus longues de ma vie. À part cette fois où je patientais dans la salle d’attente du médecin pour lui étaler avec frénésie la liste de tous les cancers potentiels que j’avais chopés pendant l’hiver.

— Tu es fumeur ?

— Non, juste les cigares en soirée. Pourquoi ?

— Pour rien.

Ouf !

Du coin de l’œil, je vérifie que Sexy Rouquin n’arbore pas un début d’herpès qui viendrait foutre en l’air la courbe de ses jolies lèvres. Pour l’instant, rien à signaler. Il n’a pas non plus le nez qui coule ou les yeux rouges, ne renifle pas, ne tousse pas. Bon point pour lui. Un seul signe alarmant suffirait à le reléguer au cachot jusqu’à la fin des temps.

L’avantage de Gianni, c’est qu’il ne sort jamais. Enfin, une fois par semaine, ou tous les quinze jours, selon son humeur. Par conséquent, impossible qu’il contracte le moindre virus, le plus infime microbe, et cette simple pensée envahit tout mon être d’une chaleur rassurante. Cet homme, c’est un doudou. Je voudrais un copain comme lui.

— T’as quelque chose de prévu ce soir ? demande Romain à voix basse.

— J’ai rendez-vous avec un type qui doit me montrer sa bécane. J’ai hâte.

Je me demande comment il aime le sexe. Moyennement romantique comme type, à première vue. Il a enchaîné les sous-entendus sexuels. Peut-être pas versatile non plus.

En une soirée, je sais déjà que ça ne fonctionnera pas pendant six mois avec Romain. Peut-être six semaines, si l’on ne se voit pas trop souvent. Il est gentil, drôle, mignon, aucun problème avec ça, mais quand il parle, il a tendance à m’endormir. Du moins, pas à me captiver, on va dire. Pour me séduire, il en faut un peu plus. Reste l’option trois orgasmes d’affilée dans la nuit, mais là encore, je demeure sceptique. Gianni avait raison. Gianni a toujours raison. C’est dommage, parce qu’il est sympa, vraiment. Je ne comprends pas pourquoi je n’arrive pas à m’extasier sur ce qu’il raconte. Il me regarde dans les yeux, a l’air confiant, ce n’est pas une grosse brute.

Est-ce que mon séduisant futur amant mériterait une toison un peu plus brune ? Moins de barbe, peut-être ? Une démarche plus féline, un tempérament plus tactile ? Je ne parviens pas à déceler ce qui me dérange le plus. C’est comme s’il me plaisait tout entier sans pour autant parvenir à déloger cette idée préconçue et bien ancrée dans mon crâne de l’homme parfait. Je suis trop pénible, il vaudrait mieux que j’arrête de réfléchir pour me concentrer. Malheureusement, la concentration, c’est pas mon point fort. Mes profs s’en souviennent encore, les pauvres.

Roseline vante mes mérites à Sexy Rouquin. Elle devrait se reconvertir et postuler en agence matrimoniale. « Jules est vraiment adorable, les clients l’adorent ! » ; « Jules a toujours un mot gentil, toujours le sourire, qu’est-ce que c’est agréable de travailler avec lui ! », et ça continue au point de m’embarrasser. Heureusement, la musique, l’alcool et la nourriture ont raison de ma gêne inopinée. On discute, on rit, on se moque un peu aussi, des fois, et ça dure des heures. Quand je relève le nez, l’horloge indique minuit. Sexy Rouquin suit mon regard.

Aucun de nous n’a besoin d’inventer une excuse : tout le monde a très bien compris pourquoi nous sommes ici et pourquoi nous repartons ensemble. Le sourire de Rosy est si large qu’il lui plisse les yeux. Ça sent le débriefing mardi matin à la boutique. Je l’embrasse, salue sa copine d’un geste de la main et me voilà fin prêt pour la sauterie du jour.

Notre descente en ascenseur est la chose la plus lancinante que j’aie jamais eu à subir de toute ma vie. Le silence oppressant ne s’interrompt qu’avec une injonction polie de Romain, qui me tend un casque. Aurait-il prévu son coup ?

— Tu habites loin d’ici ?

— Non, t’en fais pas.

Bon… Au pire, je me coltinerai le métro demain matin. En me levant à cinq heures, je ne devrais pas y croiser trop de monde. Rien que d’y penser, ça me fout la gerbe. Ça risque de me couper dans mon élan, et j’étais bien parti là, à califourchon derrière Sexy Rouquin.

Il avait raison, le trajet s’avère plutôt court et, vingt minutes plus tard, je passe du cuir au matelas avec une gaule violente. Il est doué, je l’avais pressenti. En revanche, il y a une chose sur laquelle je n’ai pas encore émis d’avertissement, et maintenant que j’ai les fesses à l’air, il serait temps d’y penser.

— Je ne fais rien sans capote.

— T’inquiète.

— Non mais, vraiment rien.

Le seul en qui j’aurais confiance à ce niveau-là, c’est Gianni. Peut-être parce que je connais le détail de ses prises de sang par cœur. Il faut vraiment que j’arrête de penser à ce mec quand on me suce. Ça va finir par me monter à la tête.

Ça y est, c’est foutu.

C’est incroyable comme je peux passer d’un état à l’autre en quelques secondes. S’il savait que je pense à lui dans un moment pareil, il aurait honte, c’est sûr. Ça l’embarrasserait. Gianni est beaucoup plus pudique que moi.

Le moment le plus humiliant de cette soirée, qui s’annonçait torride et qui démarrait bien, arrive au moment où mon amant déroule un second préservatif, sur lui, cette fois. Et s’il craquait ? En un éclair, je visualise la quasi-totalité des infections et autres maladies sexuellement transmissibles dont il est peut-être porteur sans en avoir la moindre idée. Voire… le VIH. Je ne bande plus du tout.

— Est-ce que ça va ?

— Oui, oui.

Je dois bander. S’il a un doute sur mon désir pour lui, ça va le refroidir. Alors que si l’on couche ensemble, demain, il racontera à son meilleur pote comment il a déglingué son coup du samedi soir ; et moi, j’aurais réussi à dépasser mes peurs pour m’envoyer en l’air le plus naturellement du monde, comme les gens normaux.

— Tu es sûr ?

S’il s’évertue à le demander, c’est qu’il a bien vu que non, ça ne va pas. Je ne parviens toutefois pas à trouver les bons mots pour lui expliquer la situation.

— Excuse-moi, je ne comprends pas ce qu’il m’arrive.

— Mais tu as toujours envie ?

Plus il insiste, moins c’est le cas. De quelle façon sortir de cette impasse ? Je ne peux pas m’enfuir en courant comme un gamin.

Tout à coup, les propos de Sylvia, la thérapeute de l’association, me reviennent en mémoire. Combien de fois m’a-t-elle demandé si mes relations sentimentales et sexuelles se portaient mieux ou pire qu’avant ? Mes efforts sont parvenus à me faire rencontrer un homme, cependant, si je n’arrive pas à lui accorder ma confiance le temps d’une toute petite nuit, cela signifie que le chemin va être encore long.

— C’est la capote, ça me perturbe.

— Je croyais que tu ne faisais rien sans ?

— Je sais. J’ai juste… peur qu’elle craque.

Sexy Rouquin éclaire la chambre pour me fixer durant une éternité, pas certain de la meilleure réaction à adopter face à un type aussi farfelu que moi.

— J’ai acheté le paquet il n’y a pas longtemps, il n’y a aucun risque.

— Le taux de fiabilité des préservatifs n’a jamais dépassé les quatre-vingt-dix-huit pour cent, et encore, dans le meilleur des cas.

— Dis donc, tu fais une scène pareille à tous les mecs avec lesquels tu couches, ou c’est moi le problème ?

Je ne vais pas y arriver. On ressemble à deux idiots, à poil sur son lit. Je me sens si stupide. C’est humiliant, une situation pareille.

— Je ne peux pas, soufflé-je en récupérant mes vêtements à la hâte. Je suis désolé, ce n’est pas toi.

Et je m’enfuis comme je ne voulais surtout pas le faire.

Une Famille si ordinaire – Extrait

À mes lecteurs des premiers jours,

qu’ils soient de l’ombre ou de la lumière.

Prologue

Kyle regardait les photos posées sur la cheminée depuis de longues minutes.

Que de temps passé.

Cela faisait maintenant près de deux ans que Clara était morte et il ne lui restait aujourd’hui que cette étrange impression, à la fois de distance et de proximité. Qu’elle était toujours là, mais qu’elle ne prenait plus toute la place.

Il lui arrivait encore de se réveiller la nuit en espérant la trouver à ses côtés.

Mais, certains jours, de plus en plus souvent d’ailleurs, il ne pensait pas à elle. En tous cas, pas dans la douleur de l’absence. Il avait fait son deuil. Enfin…

Il faut dire qu’il avait de quoi s’occuper l’esprit. Elle lui avait laissé deux beaux enfants.

Une fille, Jewel, six ans, et un garçon, Chadwick, presque dix ans. Les trésors de sa vie.

Pour eux, il avait tenu. Pour eux, il avait survécu. Pour eux, il s’en était sorti.

Grâce à lui aussi…

Josiah[1] Ellis, le meilleur ami de Clara, devenu par la force des choses le sien.

Non… Plus que par la force du destin, par choix.

Kyle s’était immédiatement bien entendu avec lui. Grâce à ce profond sentiment de le connaître depuis toujours. Il sourit en se souvenant de leur première rencontre. Clara avait bien amené la chose.

 

Elle l’avait invité peu après la naissance de Chadwick. Elle le connaissait depuis toujours, mais les aléas de la vie les avaient fait se perdre de vue. Il avait déménagé à New York avec Michael, son ami de l’époque. Après presque cinq ans de vie commune, ils s’étaient séparés. Josiah avait alors repris le chemin de la maison maternelle suite au décès de son père. Père qui depuis son coming-out avait rompu tout contact avec lui.

Ce soir-là, ils avaient soupé, sympathisé, beaucoup rigolé aussi et, quand il les quitta, tard, Clara lui avait annoncé que Josiah était gay.

Kyle dut bien avouer qu’il n’avait rien remarqué : son ami n’était ni efféminé ni maniéré. Il ne correspondait en rien à l’image préconçue qu’il se faisait de l’homosexualité masculine.

Clara avait tu à dessein cet état de fait pour éviter que Kyle ne le juge avant même de le connaître. Non pas qu’il soit homophobe, il ne s’était même jamais posé clairement la question. Mais, pour lui, il était difficile de concevoir que deux hommes puissent s’aimer, et encore moins partager le même lit.

Clara, elle, espérait juste que son meilleur ami s’entende avec son mari, et ce fut le cas.

Kyle se lia d’une profonde amitié avec Josiah, telle que sa femme en vint quelquefois à jalouser leur complicité.

 

Josiah était alors en couple avec Reginald que tout le monde n’appelait que par son sobriquet, Reggie. Un bisexuel charmeur, charmant, qui adorait épater la galerie. À l’humour caustique et dévastateur, mais ayant le cœur sur la main. Ce fut le seul petit ami connu de Josiah que ce dernier présenta à la famille. Ce serait le seul tout court d’ailleurs.

Depuis sa séparation douloureuse d’avec Michael, il ne s’était attaché qu’à ce cavaleur invétéré, mais tellement essentiel à son équilibre.

Il était son amant, son ami, son compagnon d’aventures, mais ils ne s’aimaient pas. Ils étaient chacun l’équilibre de l’autre et partageaient une amitié quelque peu particulière.

Si Josiah n’avait que Reginald comme partenaire, ce n’était pas le cas de ce dernier qui collectionnait les aventures, tant féminines que masculines. Il aimait le sexe et ne s’en cachait pas.

Le soir venu, une fois les enfants couchés, il était monnaie courante qu’il se mette à raconter toutes ses rencontres avec moult détails autour d’un dernier verre.

Josiah et Clara riaient de bon cœur devant le visage décomposé d’un Kyle mal à l’aise face à la crudité des mots de Reginald qui aimait à renchérir. La vie sexuelle d’un homosexuel n’avait plus de secret pour Kyle, à son grand désarroi.

Reginald ne cessait de l’importuner que quand, d’un regard, Josiah lui ordonnait de se taire.

 

Don Juan insatiable, il portait des préservatifs avec tous ses amants et maîtresses. Josiah était le seul avec lequel il n’en mettait pas, connaissant la raison profonde de la solitude de son ami et l’acceptant, s’en amusant parfois, mais jamais à ses dépens.

Il tenait bien trop à lui pour faire quoi que ce soit qui puisse le blesser, et cette part d’ombre était un sujet délicat qu’ils abordaient peu souvent.

Il le connaissait tellement bien, lisant en lui comme dans un livre ouvert, même si Josiah était plutôt de nature réservée quand il s’agissait de parler de lui.

 

Josiah devint un membre à part entière de leurs vies, partageant les anniversaires, les fêtes et les repas familiaux… Et parfois leurs vacances.

Les enfants l’adoraient et, même s’il demeurait souvent maladroit avec eux, il leur rendait leur affection au centuple. Il n’était pas fait pour être père et n’en avait jamais éprouvé l’envie. Mais il adorait Jewel et Chadwick comme s’ils étaient ses propres enfants.

 

Père de deux enfants de quatre et sept ans à l’époque, la mort de Clara, fauchée à trente et un ans par un cancer, laissa Kyle veuf et inconsolable.

Tout à son chagrin, il en oublia celui de Josiah qui s’occupa d’eux avec l’aide de Piper, la demi-sœur de Kyle, une jeune femme pleine de vie et d’une loyauté indéfectible envers son grand frère. Fut un temps, elle en pinçait pour le copain gay et pensa longtemps pouvoir le faire changer d’orientation. À son grand désespoir, elle dut se résoudre à s’en faire un ami plutôt qu’un amant.

Pour Josiah, elle était un peu la petite sœur qu’il n’avait jamais eue.

 

Du jour de l’enterrement aux premiers mois de deuil, la tension était palpable dans l’appartement familial. Le remboursement des soins, ceux des funérailles, et la perte d’un salaire firent que Kyle se retrouva bien vite dans l’incapacité d’assumer tous les frais.

Il était bien trop fier pour quémander de l’aide, mais personne n’était dupe.

Ce fut alors que Josiah lui proposa d’emménager avec les enfants dans une maison dont ils pourraient partager le loyer. Son propre logement arrivant en fin de bail, ils pourraient ainsi faire d’une pierre deux coups.

Kyle hésita longtemps. Il aimait beaucoup Josiah, mais il n’avait jamais envisagé la possibilité de vivre avec lui et de partager ainsi leurs vies privées. Et intimes surtout.

Clara était morte depuis sept mois, il ne s’en remettait pas, mais il devait avancer. Alors il finit par accepter. Josiah et Piper se mirent en quête d’une maison.

Ils finirent par en dénicher une un peu à l’extérieur de la ville. Un petit jardin clôturé, un grenier aménagé façon penthouse qui suffirait à Josiah. Une maison, trois chambres… Parfait.

Piper la fit visiter aux enfants et à Kyle. Devant leur enthousiasme et celui de sa sœur, il signa le bail et, trois mois plus tard, ils emménagèrent tous sous le même toit.

Sur la boîte aux lettres :

« Famille Leager »

« Ellis Josiah »

C’est là que commença leur nouvelle vie de famille.

***

Kyle soupira en se retournant quand la porte d’entrée s’ouvrit brusquement et qu’il entendit les voix de Jewel, essoufflée, qui n’avait pas dû arrêter de parler tout le long du trajet, et celle de Chadwick qui tâchait de se faire entendre à son tour.

Josiah entra, la mine décomposée. Il était passé chercher les enfants à la sortie des classes et ils n’avaient visiblement pas dû le lâcher de tout le trajet. Kyle lui sourit tandis que ceux-ci lui sautaient au cou.

Une vie si ordinaire avec des êtres qui ne l’étaient pas et ne le seraient jamais à ses yeux.

 

Comme ils en avaient pris l’habitude, Kyle préparerait le dîner pendant que Josiah s’occuperait des devoirs. Ils iraient s’asseoir dans la cuisine, Jewel se mettrait à sa droite, verre de lait à portée de main. Chadwick serait plus réticent, mais finirait par s’asseoir à son tour sous la menace de Josiah de le priver de connexion internet.

Kyle, pendant ce temps, s’attellerait au repas en riant des remarques parfois déroutantes des enfants et des réponses maladroites de Josiah face à celles-ci.

Il était bien plus patient que leur père sur ce point. Kyle ne savait plus très bien comment ils en étaient venus à cette étrange routine quotidienne.

Josiah était plus posé, certes, mais surtout plus cultivé que Kyle qui gérait très bien cet état de fait. Il était, de son côté, plus adroit de ses mains et plus vif d’esprit et pragmatique que ne l’était Josiah. À eux deux, ils formaient une parfaite association.

Après le dîner, chacun retrouvait sa part de vie privée.

Josiah sortait parfois avec ses amis, gays ou pas.

Kyle retrouvait les siens une fois par semaine pour une sortie sportive ou purement amicale.

Piper servait alors de nounou quand ni l’un ni l’autre n’étaient libres.

 

Kyle ne ramenait jamais de conquête à la maison, et ce même si, depuis environ un an, il avait repris sa vie sexuelle en main.

Josiah, lui, invitait souvent Reginald. Les enfants l’aimaient beaucoup, Kyle aussi.

Il faisait partie de leur cercle fermé au même titre que Piper ou oncle Jimmy. Kyle lui demanda juste d’éviter de s’étendre sur les détails de sa vie intime devant les enfants, même si ceux-ci avaient bien compris le lien qui l’unissait à Josiah. Pour eux, c’était tout ce qu’il y avait de plus normal. Pour leur père, adulte, c’était juste un peu plus compliqué à gérer.

Quand un matin, il retrouva Reginald dans la cuisine, vêtu d’un simple boxer rose fuchsia entouré des enfants, à préparer le déjeuner en jouant la « folle » pour les amuser, il se dit que tout compte fait, entendre ses enfants rire valait bien quelques entorses au règlement.

Ce fut Josiah qui lui fit la remarque. Reginald continua à faire le pitre, mais… en pantalon de pyjama.

 

Les week-ends n’étaient jamais programmés. Kyle travaillait parfois le samedi quand le garage le nécessitait. Josiah amenait alors Jewel à son cours de danse et Chadwick à son cours de natation, profitant de ce temps pour faire les courses et les reprendre au retour.

Quand Kyle ne travaillait pas, c’était lui qui s’occupait d’eux et Josiah prenait alors son samedi.

Le dimanche était sacré. C’était le jour de Kyle, celui qu’il dédiait entièrement à ses enfants.

Josiah respectait ce pacte silencieux, s’absentant la plupart du temps ou restant dans ses appartements.

Ainsi allait leur vie. Routine parfois chamboulée par les vicissitudes de la vie, mais routine nécessaire à l’équilibre des enfants. Ils se retrouvaient sans mère, mais entourés d’un père qui les aimait pour deux, et d’un homme, Josiah, qu’ils considéraient presque comme un second parent.

Malgré la douleur de la perte, ils avaient réussi à surmonter leur chagrin et même si, parfois, Chadwick étouffait ses larmes dans son oreiller tout comme le faisait son père, ou si Jewel se posait des questions sur le Paradis et sa maman au ciel, ils étaient heureux.

Piper et Reginald les regardaient vivre, émerveillés par cette famille si peu ordinaire mais qui, faisant fi des qu’en-dira-t-on, s’épanouissait dans un bonheur tout ce qu’il y avait de plus simple. Celui d’être ensemble. D’être une famille.

Il y eut bien sûr des gens pour juger et médire sur le fait qu’un homosexuel partage la vie d’un père de famille et de ses enfants. Cela faisait jaser mais, et cela surprit Piper au départ, Kyle ne s’en préoccupait guère. Il y avait longtemps qu’il avait fait abstraction des préférences sexuelles de Josiah. Pour lui, c’était juste son meilleur ami, le meilleur qu’on puisse rêver d’avoir, le seul qu’il voulait à ses côtés.

Josiah assumait son orientation et ne voyait donc pas de raison de l’afficher comme un étendard. Piper était certaine que si Josiah avait été aussi extraverti que Reginald, les choses auraient été nettement moins aisées pour son frère.

Kyle aimait la discrétion de Josiah, et ce dernier aimait le fait que celui-ci le regarde comme un ami, un homme, et non pas une abomination de la nature comme l’avait clamé si fort son défunt père.

Il y avait bien quelques disputes, des mots durs, des moments de silence et de la tristesse parfois.

Mais il y avait surtout des moments d’union, de fous rires, de partage, de petits bonheurs de la vie quotidienne.

Kyle ne regretta jamais son choix. Cette maison avait été le lieu de leurs renaissances.

Cette maison était son chez lui. Leur chez eux.

Clara serait fière de lui. La vie avait repris ses droits.

Dans ces murs, témoins silencieux d’une évidence.

 

[1] Prononciation US “Jo·si·ah” (jō-zī′ə)

Apache

Cela faisait des mois que les enfants le harcelaient, mais Kyle refusait obstinément de céder.

Ni Chadwick ni Jewel ne trouvèrent de soutien auprès de Josiah qui ne voulait pas s’en mêler.

Mais à peine ce dernier avoua-t-il, un jour de lassitude, que cela ne le dérangerait pas, que les enfants en profitèrent pour réitérer leur demande auprès de leur père avec, cette fois-ci, bien plus d’obstination.

« Papa… On veut un chien. »

Kyle s’était retourné, s’appuyant sur l’évier pour leur faire face :

« J’ai déjà dit non. »

« Mais pourquoi ? », supplia Jewel de ses grands yeux noisette.

« Parce que c’est qui, qui va devoir s’en occuper ? MOI… C’est qui qui va devoir le sortir ? MOI. »

« Je pourrais le sortir. Je suis assez grand et le parc est pas loin », le coupa Chadwick.

« Mais, enfin, d’où vous vient cette soudaine obsession de vouloir un… un chien ? »

« J’ai toujours voulu avoir un chien », clama son fils en croisant les bras sur sa poitrine, toisant son père.

Josiah, assis à la table de la cuisine, ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle entre les deux. Ils avaient les mêmes attitudes, la même façon de parler. Le même entêtement surtout.

Jewel accrochée à la jambe de son père, le suppliant du regard, était, elle, le portrait de sa mère, Clara.

Il avait l’impression qu’elle était là, derrière lui, à les observer à ses côtés. Il en sourit.

« Ça te fait marrer, toi ? », lança Kyle, furieux.

« Dis-lui, Josiah. Dis-lui que tu veux bien », insista Chadwick.

« Oui, c’est ça, J. Dis-le-moi. »

« Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord, j’ai dit que ça ne me gênerait pas », dit-il, pris au dépourvu.

« Tu vois papa », hurla Jewel. « Il a dit oui. »

« Tu comptes le nourrir, le sortir, ramasser ses besoins qui vont joliment pousser au milieu du salon ? », pesta Kyle.

Josiah tiqua.

« Prends pas ton air de “je ne sais pas de quoi tu veux parler ?” parce que je sais que tu m’as très bien compris », rageur.

« Pourquoi tu t’acharnes sur moi ? J’ai rien dit. »

« T’as rien à dire… Tu prends toujours le parti des gosses, et c’est encore une fois moi qui vais passer pour le méchant. »

« Mais enfin, Kyle… Avec quoi t’arrives ? Je te signale que c’est toujours toi qui finis par plier à tous leurs caprices », en prenant une mine renfrognée.

« Allez papa », re-supplia Jewel.

« J’ai dit non ! Ça clôt le débat. »

« Y a pas eu de débat », bouda Chadwick.

« Y a pas à en avoir. Je suis encore votre père, à ce que je sache ! Et j’ai dit non… Maintenant, allez vous préparer, vous allez arriver en retard à l’école. »

« T’es méchant », lança Jewel en lâchant sa jambe.

« C’est ça… Je suis un monstre, tout le monde le sait », en lui ébouriffant les cheveux.

Elle se mit à rire et courut rejoindre son frère.

« T’as abandonné encore une fois », râla Chadwick.

« Mais non. »

« Si… C’est pas grave. On recommencera demain. »

« D’accord. »

Josiah ne put s’empêcher de sourire. Il se leva, prit sa tasse de café vide et se dirigea vers l’évier.

« Ils sont grands maintenant… Ils sont en âge d’avoir un animal de compagnie, tu ne penses pas ? »

« Tu vas pas t’y mettre toi aussi ? », en le foudroyant du regard.

« T’as pas eu d’animaux quand tu étais gosse, toi ? »

« Si… Mais c’était pas pareil. Je vivais à la campagne, moi. Pas en ville. »

« Et alors ? »

« Et alors… C’est toi qui vas le sortir le clébard quand il aura envie de pisser à onze heures du soir ? NON !C’est toi qui vas l’éduquer pour l’empêcher de baver sur les fauteuils ou de voler dans les poubelles ? NON ! C’est toi qui vas devoir te taper les vétos, les crottes sur le trottoir et j’en passe et des moins drôles ? »

« C’est bon, ça va, j’ai compris », en levant les mains en signe de reddition.

« Bien. »

« Je vais les conduire à l’école. Je dois aller chez Maxime, c’est sur ma route. »

« Merci », répondit sèchement Kyle.

« Y a pas de quoi, grincheux. »

Josiah sortit de la cuisine, suivi du regard par Kyle qui soupira. Un chien, non mais et puis quoi encore ?

***

Piper vint le lendemain avec l’oncle Jimmy qui logeait chez elle pour quelques jours.

Il avait apporté avec lui une tarte aux noix de pécan, la favorite de Jewel, ainsi qu’une tarte aux pommes, la favorite de Kyle et Chadwick.

 

Jimmy n’était pas à proprement parler leur oncle. Piper était en fait la demi-sœur de Kyle. La mère de ce dernier, Marie, s’était remariée avec le neveu de Jimmy, Mark, déjà père de Piper à l’époque.

Cette dernière avait choisi de rester vivre avec lui. Elle avait à l’époque cinq ans de moins que Kyle. Après quelques petites frictions somme toute normales, ils devinrent très vite inséparables. Ils se considéraient depuis comme de véritables frères et sœurs.

Quand leurs parents divorcèrent, Piper repartit avec son père. Arrivée à ses dix-huit ans, elle le quitta pour revenir vivre chez Marie avec qui elle avait gardé d’excellents contacts, mais surtout pour retrouver Kyle qui lui manquait beaucoup trop.

Marie mourut quelques années plus tard des suites d’une rupture d’anévrisme.

Kyle travaillait déjà, Piper vint vivre avec lui pendant deux ans avant de trouver un emploi de serveuse et de partir de son côté avec son premier amour, Greg.

Jimmy fut toujours là pour eux, il avait toujours considéré Kyle comme un membre à part entière de sa famille. Ce dernier le lui rendait bien.

Il détestait Greg. Non pas qu’il ne l’aimait pas, même si… Mais il ne correspondait pas l’image qu’il se faisait du gendre idéal pour son unique nièce.

Quand elle annonça leur rupture, il ne put cacher sa joie.

Quand elle avoua que Josiah était gay, il ne put cacher sa déception. Il aurait été le mari parfait, lui.

 

Tous réunis autour de la table basse du salon, entre cris, rires et conversations croisées, la question du chien revint sur le tapis.

« Oncle Jimmy ? »

« Oui, Chad ? », répondit-il en repoussant la visière de sa casquette qui ne quittait quasi jamais sa tête.

« Tu as des animaux ? », s’enquit-il tout en mordant dans sa part de gâteau.

« J’en ai toujours eu… Mais tu le sais très bien. Tu connais Jack en plus », s’étonna-t-il en fronçant les sourcils.

Jack était le rottweiler qui gardait la ferme de Jimmy à l’extérieur de la ville.

« Pourquoi tu me poses cette question ? »

« Pour rien », sourire en coin.

Il entendit Kyle soupirer bruyamment.

« Ils se sont mis dans la tête d’avoir un chien. »

« Rhooo, mais c’est génial ça ! », s’écria Piper.

« Tu vas pas t’y mettre toi aussi, hein ! », pesta-t-il en posant son assiette vide sur le rebord de la cheminée.

« T’en penses quoi ? », demanda Piper en se tournant vers Josiah qui coupait la croûte de la tarte aux pécans pour Jewel, assise à même le sol à ses pieds.

« J’en pense rien. »

« Pardon ? », répliqua Kyle en se tournant également vers lui.

« Je n’ai rien contre l’idée d’avoir un chien dans cette maison, mais je dois dire que j’ai un peu de mal avec les animaux. »

« Un peu de quoi ? », continua Kyle.

« Je n’en ai jamais eu… Ma mère était allergique aux poils. À part un canari qui a survécu à peine un an, je n’en ai jamais eu. »

« Et ? », insista Kyle.

« Et rien », en coupant le dernier morceau devant le regard affamé de Jewel. « Y a juste que je ne sais pas ce que c’est que d’avoir à m’occuper d’un animal de compagnie, c’est tout… Tiens, mon ange », en tendant l’assiette à Jewel.

« Merci », dit-elle en posant sa cuillère à terre et en mangeant les morceaux coupés avec ses doigts.

« Jew », tonna Kyle.

« Mais, Papa ! J’arrive pas à attraper les morceaux avec », maugréa-t-elle en scrutant le couvert avec dépit.

« Mange, ma puce », lui sourit Josiah en ramassant la cuillère.

« Bah tiens », éructa Kyle en le pointant du doigt. « Tu le vois élever un chien, toi ! Il le laisserait tout faire, ce serait l’enfer ici. »

« Arrête avec ça… Je ne les laisse pas tout faire. »

« AH ! »

« Quoi ? AH ! »

« Kyle a peur des chiens », laissa tomber Piper en reposant son assiette sur la table.

« C’est pas vrai », répliqua-t-il aussitôt en écarquillant les yeux pour la faire taire.

« Mon père avait un boxer, Ronin. Il a mordu Kyle au cul. Depuis, il en a une peur bleue. »

« Putain, Piper… Merde. »

« Kyle ! Les enfants », le fustigea Jimmy.

« Oh ça va hein ! Tu jures toute la journée devant eux et je dis rien. »

« Je ne suis pas leur père, moi. »

« J’en connais plein des gros mots », sourit Jewel.

« Vraiment ? Eh bien, c’est du joli », maugréa Jimmy.

Piper se leva.

« J’ai une amie dont la chienne va mettre bas. »

« C’est vrai ? », s’emballa Chadwick.

« Piper ! », tonna Kyle.

« Bah quoi ? C’est pas parce que Meuuuusieur a peur des chiens qu’il doit en priver les autres. »

« Ils n’ont qu’à prendre un chat. »

« On veut pas un chat ! On veut un chien », bouda Chadwick.

« Oh, mais j’aime bien les chats aussi », lança innocemment Jewel en enfournant le dernier morceau de croûte.

« Jew », gronda son frère.

« Mais je préfère les chiens », se reprit-elle aussitôt.

Josiah ne put s’empêcher de rire en sourdine.

« Ça te fait marrer, hein ? Eh bien tu sais quoi ? Tu t’en occuperas toi-même, parce qu’il est hors de question que je le fasse… C’est bien compris ? »

« Mais, enfin, Kyle… Qu’est-ce que j’ai encore dit ? »

« Rien… Tu dois rien dire. Tes yeux parlent pour toi. »

« QUOI ? », hurla-t-il en se levant du fauteuil. « Mais je ne veux pas m’occuper d’un chien. »

« Oh, Josiah, dis oui », la supplia Jewel à genoux à ses pieds.

« Oui… S’il te plaît, Josiah, dis oui… Je te jure que je le sortirai et que je m’occuperai bien de lui », relança Chadwick.

« Mais enfin, Kyle… Tu as dit que tu n’en voulais pas ? »

« JE n’en veux pas. EUX oui et comme, visiblement, TU es d’accord… », en croisant les bras.

« Mais je ne sais pas comment je dois faire, moi ! Et puis je travaille, je n’aurai pas le temps de m’occuper de cette pauvre bête. »

« Je le ferai… Je te le jure… Si je mens, j’irai en enfer », se signa Chadwick.

« On va y être en enfer, j’vous l’dis », marmonna Kyle, entre rictus et colère contenue.

« Mais je ne veux pas », se pétrifia Josiah.

Il se demanda comment Kyle avait encore une fois réussi à retourner la situation à son avantage et à lui faire porter le chapeau.

Il le fixa, paniqué, perdu, Jewel accrochée à son bas de pantalon et Chadwick le suppliant.

Tout cela devant le regard moqueur de Piper et d’un Jimmy qui secouait la tête, désespéré.

« Alors, J ? », sourit Kyle. « Ça fait quoi d’avoir le rôle du presque méchant ? »

Josiah tiqua :

« Pourquoi, Kyle ? »

« Ils veulent un chien, j’ai dit non, mais visiblement mon opinion ne compte plus guère ici… Alors ? », balançant la main dans le vide.

« Tu crois que je suis incapable d’élever un simple animal de compagnie, c’est ça ? », se vexa Josiah.

« Je crois que tu es incapable d’élever quoi que ce soit. »

« Kyle ! », claqua Jimmy.

« Je parlais pas des enfants », semblant sincèrement blessé qu’il ait pu croire le contraire.

Sans Josiah, il ne s’en serait jamais sorti avec eux. Il n’avait aucun reproche à faire à son ami sur ce sujet-là, sauf sur le ton de l’ironie, mais Josiah le savait et n’avait pas relevé la remarque.

« Bien. »

« Bien quoi ? », insista Kyle.

« Bien… J’accepte. »

« On va se marrer, je le sens », sourit-il, ironique.

« On va avoir un chien, c’est vrai ? »

Chadwick se tournait de son père à Josiah et de Josiah à son père. Entre joie et soudaine appréhension au vu des tensions que cela allait engendrer.

« Je vais en parler à mon amie », fit Piper.

« Euh… Y a personne qui a eu idée de demander de quel genre de chien il s’agissait ? », laissa tomber tout calmement Jimmy.

« C’est vrai ça ? », s’inquiéta soudain Josiah.

Jewel se leva et courut vers Piper.

« On va avoir un chien ? »

« Oui, ma puce. Tu peux dire merci à Josiah. »

Elle ouvrit grand la bouche et les yeux avant de se retourner et de sauter dans les bras d’un Josiah devenu soudain très pâle.

« Ça va, J ? », rit Kyle qui ne put s’empêcher de s’en vouloir malgré tout.

« Elle est de quelle race ? », osa Josiah d’une voix neutre.

« C’est un dogue argentin. »

« Un dogue argentin ? Mais c’est… »

« C’est un molosse », s’esclaffa Kyle. « Je vais aller m’acheter une caméra… Je sens qu’on va bien rire. »

« Tu dois pas faire attention à ce que Kyle raconte, Josiah. »

Ce dernier se tourna vers Piper en reposant Jewel au sol.

« Lili obéit au doigt et à l’œil. C’est un véritable amour et elle adore les enfants. »

« Lili », répéta-t-il, dépité.

« Vous voulez un mâle ou une femelle ? »

« Un mâle », hurla Chadwick.

« Tant qu’à prendre un chien, autant prendre un mec… Hein, J ? », gloussa Kyle en lui faisant un clin d’œil.

« Ce n’est pas drôle, Kyle », soupira Josiah, la mine défaite.

« Je trouve ça hilarant. »

« Reste plus qu’à lui trouver un nom », fit Piper.

« Oh oui… Oh oui », s’enthousiasmèrent les enfants.

« Vous avez le temps… Elle ne mettra pas bas avant la fin de la semaine. Le temps que les petits soient sevrés, vous devrez attendre au moins deux mois. »

« DEUX MOIS », soupirèrent-ils d’une même voix.

« Ça vous laissera le temps de lui trouver un nom et de préparer son arrivée… N’est-ce pas, Josiah ? », reprit-elle en lui lançant un regard complice.

« Oui », dans un murmure, en s’effondrant dans le canapé sous le regard compatissant d’un Jimmy qui foudroya Kyle du regard.

Ce dernier lui répondit par un haussement d’épaules.

« J’ai rien fait moi », semblait-il lui dire.

***

Josiah était assis dans la cuisine, pensif devant sa tasse de café. Kyle l’avait laissé mariner pendant trois semaines. Les enfants ne lui parlaient plus que de ce chien devenu sa hantise.

Il s’était renseigné sur le net. Cinquante kilos… Ils pouvaient atteindre cinquante kilos… Et soixante-dix centimètres au garrot.

Il n’y arriverait jamais.

 

Kyle l’observait. Josiah, angoissé, se forçait à sourire aux enfants, mais n’en menait pas large. Le panier trouva sa place dans le hall, près du jardin, lieu où le chien devrait normalement dormir. Des jouets encore emballés l’attendaient dans une caisse en plastique à son nom. Chadwick et sa sœur avaient acheté, en cassant leurs tirelires, deux écuelles.

Josiah, de son côté, fit installer à ses frais une clôture plus haute dans le jardin.

Un matin, Piper leur téléphona pour leur annoncer qu’ils pouvaient venir choisir leur chien. Ce fut l’effervescence. Chadwick et Jewel étaient intenables.

 

Josiah but une gorgée de son café devenu froid et jeta un œil sur sa montre. Il avait pris son après-midi. Dans une heure, il irait chercher les enfants et Piper les rejoindrait devant la grille de l’école.

Kyle était censé travailler, aussi Josiah sursauta-t-il quand celui-ci rentra.

« Kyle ? »

« Salut. »

« Tu as fini plus tôt aujourd’hui ? »

« J’ai laissé le garage à Frank et Kimo. J’allais pas te laisser y aller tout seul. »

« Trop gentil », grimaça-t-il.

« Écoute, J. », en tirant une chaise et s’installant devant lui. « Je m’excuse. »

« Tu t’excuses pour quoi ? »

« De t’avoir entraîné là-dedans. Piper a raison. J’ai peur des chiens, c’est pour cela que je n’en voulais pas… Ça, et aussi le fait que je savais que j’allais me retrouver avec toutes les corvées clébards sur les bras. »

« Alors tu as préféré me piéger ? », en reposant sa tasse.

« J’ai un peu perdu le contrôle, je l’avoue… Mais t’inquiète pas, je ne vais pas te laisser ramer tout seul. »

« Merci pour la confiance », soupira Josiah.

« Le prends pas mal, J. »

« Je ne le prends pas mal… Y a juste que je suis dépassé par les événements et que je ne veux pas décevoir les enfants. C’est tout. »

« Décevoir les enfants ? », souriant avec tendresse. « Mais, J., les gosses t’adorent. En plus, tu es leur Dieu maintenant. Tu penses ! Ils ont un chien grâce à toi. »

« À cause de moi », rectifia Josiah en inspirant profondément.

« On va y arriver… On a surmonté tellement de choses ensemble… C’est pas un p’tit toutou de rien du tout qui va nous effrayer, hein ! »

« Ton p’tit toutou de rien du tout peut atteindre jusqu’à cinquante kilos, je te signale. »

« Ah merde », en s’enfonçant dans sa chaise.

Ils restèrent face à face, dans le silence, pendant un long moment.

« Tu sais quoi ? Je pense que ce chien, ça sera une bonne chose », finit par avouer Kyle.

« Vraiment ? », suspicieux.

« Ouais. Les gosses le méritent… Et puis je sens qu’on va bien s’amuser. »

« Si tu le dis », un peu désabusé.

« On va être des maîtres géniaux », en lui tapant sur l’épaule.

« Nous allons être des maîtres géniaux qui allons nous rendre aux leçons d’éducation canine avec les enfants, histoire de ne pas perdre un bras en cours de promenade », précisa Josiah en se levant.

« Ouais… Bonne idée ça », dit Kyle, la moue rieuse.

***

Piper leur servit de guide et les mena jusqu’à une petite maison de plain-pied à la sortie de la ville.

Kyle dut calmer les enfants en élevant la voix, chose qu’il faisait rarement. Il lui suffisait en général d’un regard pour les remettre sur le droit chemin.

Josiah frotta ses mains nerveusement sur son jean quand il sentit celle de Jewel serrer la sienne.

« Prête, ma puce ? »

« Oui », avec un grand sourire.

Kyle les suivit, la main sur l’épaule de Chadwick à sa droite.

 

Une femme avenante d’un certain âge leur ouvrit.

« Piper. »

« Ella. »

« Ce sont eux ? », en avançant d’un pas.

« Oui », en s’écartant légèrement. « Ella, je te présente mon frère, Kyle… Ses enfants, Chadwick et Jewel. Et Josiah. »

« Enchanté », lancèrent-ils dans un joyeux brouhaha.

« Moi de même. Entrez donc. »

Dans la cuisine : un énorme panier, une femelle dogue toute blanche et sept chiots.

Les enfants n’osèrent s’avancer.

« Il paraîtrait que vous auriez une préférence pour un petit mâle ? », les interrogea Ella.

« Oui, M’dame », répondit timidement Chadwick.

Kyle lança un regard complice à Josiah.

« Venez. J’en ai quatre… Je vous laisse choisir », tout en sortant du panier, sous le regard attentif de la femelle, lesdits quatre petits mâles.

Jewel s’approcha d’un chiot tout blanc avec un début de tache sur le front.

« Il est beau », en regardant son frère.

« Choisis, Jew… Moi, je donnerai un nom, d’accord ? »

« Oui », en opinant de la tête. « Je veux lui », fit-elle sans hésiter.

« Très bon choix. Tu vas voir, ça va foncer avec les semaines… Il sera tout blanc avec juste une petite tache noire. »

« Papa ? »

Les deux enfants se tournèrent vers Kyle.

« C’est votre chien, mes anges. C’est à vous de choisir. Vous prenez celui-là ? Vous êtes bien sûrs ? »

« Oui », confirma Jewel en opinant vivement.

« On va l’appeler… Apache », fit Chadwick.

« Oh oui ! », s’emballa Jewel.

« Va pour Apache… Je remplirai les papiers à son nom », nota Ella.

Josiah s’approcha et s’accroupit. Le chiot se tourna directement vers lui.

« Regarde… Il t’aime déjà », s’en amusa la petite.

Il lui sourit.

« On dirait oui », en le caressant.

« En même temps qui n’aime pas Josiah ? », lança Piper avec une œillade vers Kyle.

« On fait comment pour les frais ? », s’informa ce dernier.

« Vous aurez juste à payer les visites du vétérinaire et la puce. Je connais Piper depuis des années… C’est un cadeau. »

« Je vous remercie, Madame. »

« Ella », le corrigea-t-elle.

« Ella », répéta Kyle en regardant Josiah prendre le chiot dans ses bras sous le rire des enfants.

« Vous pourrez venir le chercher dans environ trois semaines… Je préviendrai Piper. »

 

Ils quittèrent à regret la maison. Josiah était déjà conquis, les enfants aussi.

Kyle avait fini par accepter de caresser le chiot sous l’insistance de sa fille. Un coup de lèche sur son nez, le rire de tous, et Kyle fut piégé à son tour.

Ce fut avec impatience que toute la petite famille décompta les jours avant son arrivée.

***

En ce début de mois de juin, les familles Leager et Ellis accueillirent un nouveau membre : Apache.

Josiah s’avéra bien meilleur maître que Kyle ne l’aurait escompté. Il savait se faire respecter du chiot qui ne le quittait pas d’une semelle.

Chadwick, quant à lui, lui donnait à manger, matin et soir. Et Jewel le réveillait et le couchait tout en partageant ses jeux.

Kyle et Josiah passèrent leurs premières semaines « parentales » à ramasser les accidents d’Apache en pestant.

 

« Merde, Apache », vociféra Kyle en relevant le pied, dégoûté.

« C’est le mot », rit Josiah.

Depuis ce jour, plus personne ne se promena pieds nus dans la maison.

 

« Apache », soupira Josiah.

Le chiot le regarda, assis, balançant la queue, fier, sa pantoufle déchiquetée dans la gueule.

 

« PAPA », geignit Jewel, les larmes aux yeux.

« Je t’ai déjà dit mille fois de pas mettre tes doigts si près de sa gueule avec ce fichu jouet… Et puis jette-moi ce truc, ce couinement me tape sur les nerfs. »

 

« Apache ! Debout, Apache. »

« Chad… Il a à peine trois mois, laisse-lui le temps d’apprendre, enfin ! »

« Mais, Josiah… Il est assis sur ma PSP », se lamenta-t-il.

 

« Viens Apache, on va promener. »

Chadwick partait accompagné de Jewel, mais le chiot refusait d’avancer. Ils devaient le tirer par sa laisse. Apache se laissait traîner sur les fesses jusqu’à la porte en pleurant.

« PAPA. »

« Débrouillez-vous… C’est vous qui vouliez un chien. »

 

Les semaines passèrent et Apache trouva vite sa place. Tous les samedis quand Kyle ou Josiah pouvaient se libérer, ils se rendaient à trois ou quatre aux cours d’éducation canine après ceux de natation et de danse. Apache obéissait, mais seulement quand il le voulait. Les dogues étaient plutôt obstinés dans le genre.

À six mois, il répondait à son nom, aux ordres, était propre et sociable. Sur le coup, Josiah était assez fier de lui.

Les enfants aussi, surtout quand lui ou leur père venait les chercher à l’école et que leur chien attirait toute l’attention. À six mois, il en imposait déjà.

Kyle et Josiah avaient pris l’habitude de mettre une feuille d’essuie-tout sur leur épaule droite, épaule où le chien avait la manie de poser sa tête tout le long du trajet, la bave en option.

 

Reginald, lui, gagatisait littéralement devant le chien.

À coups de :

« Oh qu’il est beau le toutou à tonton », en lui secouant les bajoues.

« Tu serais un mec, je t’épouserais », en l’embrassant sur le front.

« Quelle paire de couilles. » Regards lubriques sous son ventre.

Les enfants ne se lassaient pas de ses pitreries, et Apache ne quittait jamais ses genoux quand il était présent.

Avec le temps, Reginald dut se coucher au sol, le chien prenant toute la place.

Un coup de langue affectueux et les cheveux blonds partaient en bataille.

« Ce chien m’adore… C’est bien le seul dont la langue me fasse regretter d’être un mec. »

Kyle soupirait avant de lever les yeux au ciel.

« Pour l’amour de Dieu, tu pourrais pas penser à autre chose qu’à ça ! »

« Non, pourquoi le devrais-je ? Apache et moi, on se comprend très bien. »

« Je vois ça », en retirant le chien qui s’excitait sur la jambe de Reginald.

 

Josiah promenait Apache le matin. Les enfants allaient le faire courir au parc en rentrant de l’école pendant une heure, et Kyle le sortait avant d’aller dormir.

Une nouvelle petite routine dans cette famille décidément bien ordinaire.

Camping

Kyle n’arrêtait pas de pester depuis plus d’une demi-heure.

Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris de dire oui ?

Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris de vouloir, en plus, monter cette tente qui refusait obstinément de prendre forme sous ses coups de maillet et ses injures.

Chadwick, mort de rire, tentait en vain d’aider son père qui refusait de s’avouer vaincu.

« On devrait attendre Josiah, tu sais, papa. »

« Ça veut dire quoi, hein ? Que je suis trop con pour planter quatre piquets ? »

« Six », le corrigea son fils.

« Oh ça va. »

Kyle était exaspéré, son T-shirt lui collait à la peau, le gênant dans ses mouvements. Le soleil avait atteint son zénith et la température dépassait allègrement les trente degrés.

Il ne rêvait que d’une chose : plonger dans le lac qui s’étendait au pied de leur campement de fortune.

Josiah et sa stupide idée de sortie du week-end.

Il était où d’ailleurs ? Ça faisait une heure qu’il était parti chercher du bois pour le feu avec Jewel. Kyle était sûr qu’il se foutait de sa gueule, caché derrière un arbre avec sa fille.

Il leva les yeux sur son fils qui le regardait avec pitié sans pouvoir se départir de ce sourire qui l’irritait encore plus.

 

Chadwick avait sauté de joie quatre jours plus tôt, lorsqu’au cours du petit déjeuner, Josiah avait proposé une sortie en famille.

Kyle n’avait pas directement tilté sur « sortie nature ». Il avait pensé à une promenade pédestre dans les bois, mais certainement pas à un week-end entier dans ces mêmes bois, à éviter les piqûres de moustiques, et à dormir sur un sol qui ne ressemblait en rien à son doux matelas.

« C’est une bonne idée », avait-il laissé tomber en buvant son café, encore à moitié endormi. « Une petite sortie en famille ne pourra pas nous faire de mal. En plus ils annoncent du beau temps. »

Jewel avait crié de joie, bondissant sur place en balançant les mains.

« Apache ! Apache ! Papa a dit oui… On va aller dormir dans les bois », en quittant la cuisine, suivie du chien qui n’y comprenait rien.

« Dormir dans les bois ? », avait répété Kyle en reposant sa tasse sur la table, mortifié.

« Tu ne m’as pas laissé le temps de terminer », s’était amusé Josiah en mordant dans son toast.

« Tu veux dire que je viens d’accepter de roupiller à la belle étoile ? »

« Oui », en riant.

« Pas question », en se levant. « Je déteste ça… C’est bourré de bestioles, et les seules fois où je me suis retrouvé à faire du camping, j’ai été bon pour des orages et des attaques de moustiques en règle… PAS QUESTION QUE JE REVIVE ÇA ! »

« Papa… Tu as promis », lui avait signifié son fils.

« C’est juste l’histoire d’une nuit, Kyle… Fais un effort pour une fois. »

« Oh toi, ça va… On sait que tu adores te rouler dans l’herbe, évidemment que ça t’emballe ! Je suis un citadin, moi… Un vrai de vrai, qui aime respirer le CO2 et écouter le bruit des moteurs », s’était enflammé un Kyle pris au piège.

« Ce n’est pas la peine de t’énerver comme ça. »

Le visage de Josiah s’était durci.

« Je demanderai à Piper de venir avec nous. J’ai promis aux enfants une sortie en famille… Excuse-moi d’avoir pensé que ça te ferait plaisir. »

« Commence pas, hein ! Tu sais très bien que j’adore ça, les sorties en famille… Y a juste que le camping et moi, ça le fait pas. »

« On a bien ri la dernière fois avec Maman », avait murmuré Chadwick.

« Tu parles… Ces saloperies de moustiques m’ont vampirisé jusqu’à la dernière goutte de sang. »

« Tu sais qu’il existe des moustiquaires et des sprays pour ça, Kyle ? », avait fait remarquer Josiah.

« Oui, merci pour l’info, je suis au courant figure-toi, mais j’allais pas me promener avec le filet sur la tête non plus… Et puis, ce fichu spray ne marchait pas. »

« Bah Maman et moi, on n’a pas été piqués. »

« Normal, ils s’acharnaient tous sur moi ! »

« Elles », le corrigea Josiah.

« Quoi, elles ? »

« Elles s’acharnaient sur toi… Ce sont les femelles qui piquent, pas les mâles. »

« Va te faire foutre », avait vociféré Kyle en quittant la table. « Pas question que j’aille me faire chier dans la brousse. »

« Il va venir », avait souri Chadwick en avalant une cuillère de céréales.

« Je sais », avait répondu Josiah en lui faisant un clin d’œil.

 

Le samedi suivant, de bonne heure, ils avaient tous embarqué dans la Ford de Josiah, Kyle refusant tout net que sa Mustang se retrouve perdue dans les bois. Il avait fini par accepter bon gré mal gré de les accompagner. Trois suppliques de Chadwick et un regard triste de Jewel avaient suffi à le convaincre.

Les enfants avaient chargé le coffre. Deux tentes prêtées par Piper, un réchaud, de la nourriture, la trousse de secours, et tout était fin prêt.

Chadwick et Jewel s’étaient assis à l’arrière avec Apache qui avait posé sa tête sur l’épaule de Josiah, côté conducteur. Kyle était entré le dernier.

« Putain, sept heures du mat’… Tu parles d’un week-end de repos », avait-il ronchonné en mettant sa ceinture.

 

Et là, il se retrouvait à ronchonner de nouveau. Il avait à peine réussi à planter deux piquets de la tente qu’il partagerait avec ses enfants.

« Merde… Fait chier. »

« Kyle », tonna la voix de Josiah devant les jurons de ce dernier.

« T’es là toi ! Ça fait une heure que vous êtes partis… Vous étiez où ? »

« Jewel voulait se promener un peu. »

« Et nous, alors ? »

« Kyle, je t’ai proposé de monter les tentes, c’est toi qui as refusé », en jetant au sol sa pleine brassée de bois.

« Elle est où la tente, Papa ? », demanda innocemment Jewel en déposant ses quelques morceaux de bois sur le tas de Josiah, Apache assis à sa droite.

« MERDE ! », en balançant le maillet au sol et s’éloignant.

Il pouvait entendre son fils se mettre à rire et Josiah prendre la direction des opérations.

Il avait besoin de se calmer. C’était leur week-end, il n’allait pas tout gâcher avec son éternel mauvais caractère. Après tout ce n’était que pour deux jours.

La prochaine fois…

Il n’y aura pas de prochaine fois, se dit-il en balançant son pied dans l’herbe.

 

Le calme et le silence seulement interrompus par le chant des oiseaux eurent un effet relaxant sur lui. Il s’assit sur un tronc d’arbre qui donnait sur l’énorme lac Peanlow. Il avait trouvé un peu d’ombre, il crevait de chaud.

Il fut soudain assailli par ses souvenirs, tel le ressac de l’eau sur la rive.

Clara…

Il avait accepté, il y avait quelques années de ça, pour elle, de faire du camping sur la côte Ouest, dans un de ces grands parcs nationaux qu’elle affectionnait tant. Ancienne éclaireuse, elle adorait ça, Kyle, lui, détestait le camping. Mais il aimait Clara.

Ils avaient passé un week-end rien qu’à trois. Piper avait accepté de garder Jewel, trop petite à l’époque. Ce fut une de leurs dernières sorties en famille.

Il soupira et ressentit soudain le poids de son absence. Un pincement au cœur. Il n’avait plus pensé à elle de cette manière-là depuis un long moment. Il s’en voulait presque mais, en même temps, la vie continuait et elle n’aurait pas aimé le voir abandonner.

Il sourit. Il goûtait enfin au bonheur, à nouveau. Il savait que Clara veillait sur eux et qu’elle serait heureuse pour lui.

Sa famille, cette famille qui lui était si précieuse. Chadwick, Jewel, Piper, Jimmy et même Reginald, mais Josiah surtout. Il se demandait souvent ce qu’il serait advenu de sa famille s’il n’avait pas fait partie de leur vie.

Kyle lui devait beaucoup, il le savait. Il devrait le lui dire plus souvent.

Mais Josiah aussi avait eu besoin d’eux. Sa famille avait volé en éclats quand il avait annoncé son homosexualité. Que celle de Kyle l’accepte comme il était méritait tous les sacrifices.

Mais quels sacrifices ? Kyle sourit. Il n’y en avait jamais eu aucun dans leur vie. Juste une union magique, une famille extraordinaire.

Il s’appuya sur ses genoux et se releva.

« Juste deux jours, mon grand… Fais un petit effort pour eux. »

 

Quand il rejoignit le camp, quelques heures s’étaient écoulées. Il avait été rappelé à l’ordre par son estomac qui criait famine.

Les tentes étaient dressées, l’une à côté de l’autre. Une petite pour Josiah, une plus grande pour Kyle et les enfants.

Jewel jouait avec le chien, lançant le bâton dans le lac. Apache, après avoir hésité sur la rive, avait fini par se jeter à l’eau.

Chadwick était assis à la droite de Josiah penché sur le réchaud. Un bruit et ce dernier sursauta en se retournant.

« Kyle. »

« Je crève la dalle », en inspirant profondément.

Ça sentait les saucisses grillées.

« JEWEL », hurla Chadwick.

Ils pouvaient enfin manger, leur père était de retour.

« Ça va ? », s’inquiéta Josiah.

« Oui. Désolé pour la crise de tout à l’heure », en se frottant la nuque, embarrassé.

« T’inquiète, les enfants et moi, on en a bien ri. »

« J’en doute pas une seule seconde », en s’asseyant à ses côtés.

Ils mangèrent en s’amusant. Bataille de grains de maïs avec des cuillères en guise de catapultes. Apache courant de droite à gauche pour avaler tous les grains qui s’échappaient des assiettes et tombaient sur le sol comme un divin présent pour son estomac, véritable puits sans fond.

 

Josiah refusa que les enfants plongent dans le lac après le repas, prétextant les risques de noyade dus à la digestion. Kyle décida de faire une sieste : il avait travaillé tard la veille, il était épuisé et ne se voyait pas crapahuter dans les bois dans son état.

Josiah partit se promener avec les enfants. Le chien qui refusa de les suivre resta auprès de Kyle. Ses plongées dans le lac l’avaient visiblement mis K.O.

Quand ils revinrent au milieu de l’après-midi, Kyle s’était déjà réveillé. Torse nu en bermuda de plage noir, il les attendait.

« Bah alors… Ils sont où vos maillots ? », les houspilla-t-il, mains sur les hanches.

Les enfants se ruèrent dans leur tente en se hurlant dessus pour passer en premier, sous le regard las d’Apache couché à l’entrée.

« Tu viens pas nager avec nous ? », lança Kyle à Josiah qui fixait le lac.

« Si. »

Il avait été distrait pendant un instant, comme rattrapé par des souvenirs douloureux.

« J. ? », en s’avançant vers lui. « Ça va, mec ? »

« Oui… T’inquiète », en lui souriant et en se dirigeant vers sa tente.

Il ne fallut pas plus de cinq minutes pour que les enfants réapparaissent. Chadwick en maillot de bain rouge et Jewel dans son petit deux-pièces qui courut vers son père, tendant fièrement ses bouées-brassières. Il finissait de les gonfler quand Josiah sortit de sa tente.

Kyle avait toujours été étonné par la stature de son ami. Ce n’était certes pas la première fois qu’il le voyait torse nu, mais il était toujours surpris de noter que, derrière ses airs fragiles, se cachait une musculature plutôt marquée. Il détourna le regard quand il s’aperçut que Josiah le fixait à son tour.

« Bon… Viens là, toi », en tendant les bouées vers sa fille qui levait ses bras.

« Pourquoi je dois encore les mettre, Papa ? Je sais nager, moi. »

« Je sais, ma puce, mais c’est dangereux… Tu restes près de nous. Tu m’entends ? »

« Oui », en opinant de la tête tout en trépignant d’impatience.

Chadwick avait déjà sauté dans le lac en criant et riant sous l’effet du choc thermique.

« Oh purée, elle est glaciale », en pataugeant.

« Tu restes près de la rive, Chad », hurla son père.

« Allez, venez », répliqua-t-il.

Kyle prit sa fille dans ses bras qui lui serra le cou.

« Prête ? », en souriant.

« Ouiiiiiiiiii. »

Il prit son élan, courut et se jeta dans l’eau, jambes repliées.

Il hurla de plus belle au contact de l’eau froide, avec Jewel morte de rire qui se frottait le visage. Effectivement, l’eau était plutôt glaciale.

« Oh putain ! J., amène-toi. Elle est super bonne », mentit Kyle.

« Je vois ça », en s’approchant du bord.

Il hésita un long moment. Un trop long moment.

« APACHE », l’appela Kyle.

Le chien se leva d’un coup et se rua vers le lac.

Josiah n’eut pas le temps de réagir qu’il lui avait déjà sauté dessus, le poussant alors qu’il se tenait à ras du bord. Il moulina des bras le temps d’une seconde pour s’aplatir finalement à la surface de l’eau sous le fou rire général de tous les Leager. Il émergea en repoussant ses cheveux trempés.

« Salaud », en aspergeant Kyle d’un revers de main.

Se succédèrent batailles d’eau et courses de natation que Chadwick gagnait à chaque fois.

Ce fut du volley avec un ballon de plage que Josiah s’était époumoné à gonfler et qu’Apache explosa moins d’une heure plus tard. Apeuré par le bruit du ballon dans sa gueule, ce dernier rejoignit la rive en jappant et se réfugia, sans avoir eu la bonne idée de se secouer auparavant, droit dans la tente de Josiah.

« Merde, Apache », en nageant à son tour vers la rive.

Sa tente ressemblait à une piscine, mais le regard paniqué du chien l’empêcha de le gronder. Il le caressa, le rassura et sortit, dépité, son sac de couchage qu’il mit à sécher au soleil.

« J. ! »

« J’arrive ! Deux minutes. »

« Prends le ballon en mousse dans la tente », lança Chadwick.

Il lança ledit ballon dans l’eau et prit son élan mais, pas de chance pour lui, à force de remonter et de redescendre de la rive, la terre était devenue boueuse et glissante. Si bien que son pied dérapa. Tous les trois le regardèrent s’élever, les quatre membres battant l’air avant qu’il se prenne le lac de pleine face.

Il n’y eut aucun son. Tous regardaient en direction du point de chute. Josiah réapparut, la mine déconfite.

Ce fut une explosion de rires auquel se joignit celui, cristallin, de Josiah.

« J’ai fait pipi dans l’eau », hurla Jewel en riant.

« C’est dégueulasse », hurla à son tour Chadwick tout en s’éloignant à la nage de sa sœur.

 

Kyle sirotait une bière, assis face au lac. Les enfants, épuisés, jouaient au Uno près du feu que Josiah avait allumé quelques minutes plus tôt.

Ce dernier sortit de sa tente, pantalon court et chemise en jean clair aux manches retroussées.

« Les enfants ! Allez vous habiller, vous allez prendre froid comme ça. »

Ils étaient toujours en maillot, tout comme leur père. Ils se levèrent sans rechigner et obéirent.

Josiah jeta un coup d’œil à son duvet qui semblait n’avoir pas trop souffert de la panique d’Apache puis vint s’asseoir à côté de Kyle, assez loin pour respecter cet espace personnel qui lui était si précieux, excepté avec ses enfants, mais assez près pour pouvoir ressentir sa chaleur.

« Merci, J. », murmura Kyle. « Ça faisait un bail que je m’étais plus autant amusé. »

« Moi aussi, je dois bien l’avouer », sourit Josiah.

Kyle se pencha sur le frigo box posé à sa gauche, prit une bière et la posa près de Josiah, regard rivé sur la surface du lac. Le soleil commençait doucement sa descente.

« Tu penses à quoi ? », lui demanda Kyle.

« À mon père », en baissant la tête. « On allait souvent camper. On adorait ça, on se retrouvait rien qu’à deux… C’était devenu nos moments privilégiés », en soupirant.

« Je suis désolé, J. »

« Désolé, pour quoi ? »

« Que ça se soit terminé comme ça avec ton paternel. »

« Moi aussi. »

« Je me suis souvent demandé comment je réagirais si un de mes gosses m’annonçait qu’il était… gay. »

« Et ? »

« Honnêtement, J… », en buvant une gorgée de bière, fixant l’horizon. « Ça me ferait drôle… Je dois être comme tout parent, au fond. Je rêve de mariage, de robe blanche. D’être grand-père… Ce genre de trucs quoi. »

« L’un n’empêche pas l’autre, tu sais… Les gays peuvent se marier, et rien ne nous empêche d’avoir des enfants », d’une voix douce, sans jugement.

Il comprenait les appréhensions de Kyle. Elles étaient naturelles.

« Je sais, mais c’est pas pareil… Ça doit être un restant de mon éducation à l’ancienne », rit-il, un peu mal à l’aise.

« C’est juste une question de point de vue. »

« Ça te blesse ce que je viens de dire ? », s’inquiéta Kyle.

« Tu rejetterais Chadwick ou Jewel s’ils t’annonçaient demain qu’ils étaient gays ? »

« T’es fou ! », s’indigna Kyle. « Ce sont mes gosses, je les adore ! Je ne veux que leur bonheur, moi. Bien sûr que ça me ferait mal, mais jamais, nom de Dieu, J.… Jamais je les laisserai tomber. »

« C’est là toute la différence… Mon père ne m’a jamais pardonné ce choix de vie. »

« Mais y avait rien à pardonner. »

« Pour lui, si… C’était un péché, l’ultime péché. Le pire de tous… Son fils, celui dont il était si fier, ce fils qu’il disait aimer, n’était plus qu’une abomination à ses yeux et aux yeux de Dieu. »

Kyle sentit la détresse s’abattre sur son ami.

« J. », dans un murmure.

« Il m’a demandé de choisir. Et j’ai choisi… Il m’a fichu dehors à dix-sept ans et ne m’a plus jamais adressé la parole. Je ne voyais ma mère que quand il s’absentait. Si Clara n’avait pas été là, je me serais laissé dériver. »

« Le prends pas mal, J.… Mais, pour moi, ce mec n’avait rien d’un père… Comment peut-on renier sa propre chair, son propre sang ? C’est quelque chose qui me dépasse. »

« Je ne lui en veux pas, tu sais… C’était un bon père. »

« Un bon père ? », effaré. « Il t’a foutu dehors, J. ! Il t’a jeté comme une merde… Il ne sait pas ce qu’il a perdu d’ailleurs », sirotant sa bière. « Mais nous, on sait ce qu’on a gagné », en se levant.

Leurs regards se croisèrent.

« Viens… On va préparer le dîner avant que les gosses se mettent à hurler qu’ils ont faim. »

« Les gosses ? », ironisa Josiah.

« Oui bon, ça va… Je crève la dalle ! T’es content comme ça ? »

« Je termine ma bière et j’arrive. Allume le réchaud… Enfin si tu sais comment on fait », en souriant.

« Imbécile », en riant.

 

Ils mangèrent en silence. Les enfants étaient éreintés et n’allaient pas tarder à s’effondrer. Ils touchèrent à peine à leurs assiettes. Moins d’une heure plus tard, ils dormaient comme des bienheureux.

Josiah, penché au-dessus du lac, faisait la vaisselle, en équilibre précaire sur la rive.

Kyle le rejoignit.

« Une dernière bière ? »

« Je range ça et je suis là. »

Il s’assit sur le tronc d’arbre devenu leur banc privé. Le soleil était pratiquement couché, baignant le lac d’une teinte orangée.

« MERDE », pesta Kyle en écrasant un moustique qui venait de se poser sur son bras. « Salope », en chassant le corps mort d’une pichenette.

Josiah vint le rejoindre et lui tendit un tube de crème.

« Tiens… Tu traces une ligne sur les endroits susceptibles d’être piqués et ça les éloignera. »

« Autant dire que je peux me tartiner tout le corps… Ces saloperies m’adorent. »

Il entendit Josiah étouffer un rire.

« Viens admirer ce coucher de soleil, va. »

Josiah s’assit à distance, comme à son habitude. Ils regardèrent l’astre s’éteindre sans un mot.

Kyle se sentait bien. Libéré, léger. Là, avec ses enfants et Josiah.

Il sourit en lui-même. Il n’échangerait sa vie pour rien au monde. Il avait eu son lot de malheurs, entre un père absent, une mère morte trop jeune, le décès de sa Clara, mais il y avait eu aussi tellement de bonheurs avec ses enfants, ses trésors. Piper, cette sœur, cadeau du ciel. Et Jimmy, cet oncle qu’il regardait comme un père.

Il rit en pensant à Reginald, ce rayon de soleil permanent qui illuminait leur vie. Il se demandait souvent pourquoi lui et Josiah n’emménageaient pas ensemble, mais ils ne s’aimaient pas d’après leurs dires. Ils s’adoraient, ce n’était pas pareil.

Kyle avait eu du mal au départ avec leurs gestes de tendresse, leurs baisers volés, leurs mains qui se tendaient et se cherchaient. Ils restaient discrets devant eux, mais Kyle les avait souvent surpris dans les bras l’un de l’autre. Ils étaient touchants, ensemble sans être vraiment en couple. Reginald faisait partie de leur vie depuis six ans maintenant. Kyle avait fini par presque tout accepter de lui.

Et puis, il y avait Josiah. Presque une décennie d’une amitié qu’il n’aurait jamais crue possible. Il jeta un regard en coin à son ami. Les derniers rayons du soleil se reflétaient dans l’immensité de ses yeux bleus.

Qui aurait cru que lui, le macho borné, se lierait d’amitié avec un homosexuel affirmé, jusqu’à partager le même toit que lui ? La vie réserve parfois de belles leçons de tolérance et de remise en question.

« Qu’est-ce qu’y a ? », lança, intrigué, Josiah en se retournant vers Kyle.

« Rien… Je pensais juste qu’on avait une sacrée chance, les gosses et moi. »

Josiah tiqua avec cet air un peu perdu qui touchait toujours autant Kyle.

« Je sais pas si je te l’ai dit assez souvent mais, merci, J…. Merci pour tout. Je sais pas ce qu’on serait devenus sans toi. »

« C’est moi qui devrais vous dire merci. Merci d’avoir fait de moi une part de cette famille… Merci de m’avoir accepté tel que je suis… Merci d’être là. »

Kyle se tourna à nouveau vers le lac.

« On fait une sacrée équipe, tu trouves pas ? »

« La meilleure… J’en voudrais pas d’une autre, même pour tout l’or du monde. »

« Moi non plus. »

Ils terminèrent leurs bières et se quittèrent sur un salut de la tête.

***

Un hurlement dans la nuit. Josiah sortit en catastrophe de sa tente, les cheveux hirsutes et le visage chiffonné. Le chien se tenait debout devant celle des Leager, grognant.

« Kyle ? Les enfants ? »

« Y a un monstre », paniqua la petite.

« Apache ! », lança Josiah au chien qui se rua à l’arrière de la tente.

Jewel était accrochée au cou de son père qui n’en menait pas large. Chadwick, lui, assis, marmonnait, la tête enfouie dans les mains.

« C’est un raton laveur, Jewel. »

« Mon cul… T’as vu son ombre ? T’as vu comme la toile a bougé ? Un ours, oui », lança son père.

« Papa… Y a pas d’ours par ici. »

« Qu’est-ce que tu en sais ? »

« Trouillard », en se recouchant.

« Chad… Te rendors pas », lui ordonna son père.

« Papa », las.

 

Josiah, torse nu et en pantalon pyjama, fit le tour de la tente, attrapant au passage une branche près du tas de bois, s’avançant prudemment.

« Apache, aux pieds ! Sortez et venez voir votre monstre », hurla-t-il, amusé.

Il vit arriver Kyle, la mine renfrognée, Jewel marchant derrière lui, se raccrochant à son T-shirt et se cachant dans ses jambes. Chadwick, boudeur, suivait sur ordre de son père qui ne voulait pas le laisser tout seul à l’intérieur, au risque de se faire dévorer par un loup ou un ours affamé.

« Pa’ », en levant les yeux au ciel.

« Y a pas de Pa’ qui tienne, dehors… Putain, mais qu’est-ce qu’on fout ici ? Bordel. »

 

« La lumière, Chad », aboya Kyle

Son fils lui tendit la lampe de poche.

Debout devant eux, Josiah et Apache. À leurs côtés, emmêlé dans le tendeur, un jeune cerf.

« Ohhhh », s’attendrit Jewel.

« Kyle, tu veux bien m’aider à délivrer ce terrible tueur sanguinaire, s’il te plaît ? », se moqua Josiah.

« Oh ça va, hein ! Commence pas », en pestant entre ses dents.

Jewel s’avança à son tour.

« Non, ma puce. Recule. Il pourrait te blesser avec ses bois… Il a peur, il pourrait te faire mal sans le vouloir. »

« Mais ses bois sont tout petits », fit remarquer la petite, suppliante.

« Chad, empêche ta sœur de venir, tu veux ? », lui ordonna Kyle tout en maintenant la tête du cervidé pendant que Josiah s’efforçait tant bien que mal de libérer le bois qui s’était coincé dans le nœud.

Le cerf se débattit, menaçant de faire s’effondrer la tente.

« Fais gaffe, J.… Il va bousiller la toile. »

« Excuse-moi, mais c’est qu’il a de la force cet animal. »

« Pousse-toi de là », en soufflant.

Josiah s’écarta et bloqua la bête tandis que Kyle la détachait en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Mais la bête paniquée se retourna et ne lui laissa pas le temps de s’écarter.

Il se débattit, apeuré, perçant la toile. Le bruit du tissu déchiré fit aboyer Apache, ce qui effraya encore plus le pauvre animal qui ne trouva rien de mieux à faire que de se ruer sur Kyle, le renversant et lui écrasant du sabot l’entrejambe. Finalement il s’enfuit dans les bois, poursuivi par le chien.

« Apache… Ici ! », hurla Josiah.

Le dogue revint aussitôt.

Tous avaient le regard posé sur Kyle qui se tordait de douleur au sol, un œil sur la toile déchirée.

Jewel serrait son frère à la taille alors qu’il continuait d’éclairer toute la scène de sa lampe de poche.

« Kyle », s’inquiéta Josiah, entre envie de rire et un peu d’appréhension.

« Je déteste le camping », la voix étouffée par la douleur, recroquevillé sur lui-même, main sur sa fierté blessée.

« C’est officiel : les cerfs sont des tueurs sanguinaires », laissa tomber Josiah.

Il entendit Kyle se mettre à rire tout en continuant à geindre.

« Tu perds rien pour attendre ! Attends que je me relève… Tu vas voir de quel bois je me chauffe. »

« Celui de cerf, je suppose ! »

Cette fois-ci, ce fut Chadwick qui explosa de rire. Jewel n’y comprit rien, mais le fait de tous les voir rire la rassura et la fit s’écarter de son frère.

« T’as très mal, Papa ? »

Les rires redoublèrent.

À quatre heures du matin, on pouvait entendre le bonheur éclater en pleine nuit.

***

Le lendemain se partagea entre promenade à laquelle, cette fois-ci, Kyle participa, déjeuner fait de brochettes de poulet sur bois et parties de cache-cache pour faire plaisir à Jewel.

Parties de cache-cache qui virèrent d’ailleurs au pugilat, le chien les trahissant tous. Ça râlait sec, ça rigolait surtout… Au final, ils se retrouvèrent tous au sol à se bagarrer en se roulant dans l’herbe.

Ils terminèrent la journée par un plongeon dans le lac. Puis vint le temps du retour, et ce fut à regret qu’ils démontèrent les tentes en silence.

 

Les enfants ne se firent pas prier pour aller dormir ce soir-là. À vingt heures, ils étaient prêts à aller au lit.

« On va refaire du camping, Papa ? », supplia Jewel.

« Tu aimerais, ma puce ? », en lui caressant la joue.

« OUI », fit-elle, enthousiaste.

« On verra ça », en la poussant par les épaules. « Allez, on dit au revoir à J. et dodo. »

Ce dernier déballait les valises dans le salon.

« Bonne nuit, Josiah. »

« Bonne nuit, ma puce. »

« On va refaire du camping ! Papa a dit oui. »

« Vraiment ? », en levant son regard sur Kyle qui se tenait derrière sa fille, la main sur son épaule.

« Chad, tu viens ? », lança-t-il.

Son fils embrassa Apache et les rejoignit.

« C’était génial », en s’adressant à Josiah.

« J’ai trouvé aussi. »

Il l’embrassa d’un baiser vif sur la joue comme Chadwick le faisait toujours. Il tenait de son père pour ça : il était peu démonstratif dans ses marques d’affection. Il arriverait vite le temps où il se contenterait d’un hochement de tête pour le saluer.

« Bonne nuit, Chad. »

« Salut, Josiah. À demain. »

Il les regarda s’éloigner, suivi de Kyle.

« Une dernière bière ? », lança ce dernier en revenant d’avoir couché ses enfants.

« Non. Je n’en peux plus là et, demain, j’ai un boulot de dingue qui m’attend… J’ai besoin de dormir », en souriant.

« Bonne nuit, J. »

« Bonne nuit, Kyle. »

« Et tu sais quoi ! », l’interpellant alors qu’il s’éloignait avec son sac.

« Quoi ? », en se tournant sur le côté.

« J’ai adoré ce week-end… On devrait camper plus souvent. »

« Je le pense aussi. »

Kyle le salua et partit vers la cuisine. Josiah jeta son sac sur son dos en posant un dernier coup d’œil sur les tentes à même le sol.

Il revit le visage de son père. Le passé, les blessures.

Son regard se posa alors sur le ballon de mousse qui dépassait d’un des sacs et il sourit.

Les souvenirs, les fous rires… Sa famille.

Au-delà des ombres – Extrait

À vous, lecteurs d’hier et d’aujourd’hui,

À Noémie,

Chapitre 1

 

Appuyé contre la porte ouverte du frigo, Jed bâille pour la troisième fois en moins de cinq minutes et en scrute le contenu, un peu distrait. Il finit par prendre par leurs anses, le lait d’un doigt et le jus d’orange de l’autre. Trop crevé pour aligner deux pensées claires, il pose le tout sur la table.

Deux verres, deux bols, une tasse, des céréales… Le doux bruit du café qui coule et dont l’odeur remue ses derniers neurones endormis.

Il est rentré tard, le restaurant n’a pas désempli de la soirée.

Abigail, fidèle à elle-même, l’a accueilli à son retour, tout sourire. Il s’est excusé pour l’heure tardive, mais elle a effacé le tout d’un vague mouvement de la main.

« Ça m’a permis de terminer de lire mon roman, et puis c’est pas comme si j’habitais de l’autre côté de la ville non plus », en attrapant son livre et embrassant Jed sur le front. « Va dormir, tu as l’air épuisé », en posant sa main sur sa joue.

« Tout s’est bien passé avec Cooper ? », changeant de conversation tout en fuyant le geste quasi maternel d’Abigail.

« Un ange comme toujours… On a regardé Iron Man en mangeant des glaces. »

Elle a noté les sourcils froncés de Jed.

« T’inquiète, juste une boule de vanille », appuyé d’un clin d’œil.

« Tu sais que je n’aime pas quand il mange des sucreries avant d’aller dormir. »

« Pfffff », en souriant comme si de rien n’était. « Tu as besoin de moi demain soir ? » lui a-t-elle demandé.

« Non… Juste vendredi si ça ne te dérange pas. »

« Vendredi, je travaille, mais Briana se fera un plaisir de venir de s’occuper de notre big boy. »

« Je sais plus comment vous remercier toutes les deux. », en baissant le regard.

« Jed… », en lui soulevant le menton du bout des doigts « Nous sommes amis depuis assez longtemps maintenant, alors… Arrête avec ça, tu veux ? »

« Merci. »

« Va dormir. »

« À vos ordres, M’dame », rictus au coin des lèvres.

« Tiens, au fait, nous allons avoir un nouveau voisin », a-t-elle lancé.

« Quoi ? Jake a enfin réussi à louer son appart de fricard ? », épaté.

« Faut croire », en s’éloignant vers la porte d’entrée.

Jake Lewis est le propriétaire du rez-de-chaussée d’en face. Un magnifique appartement sur deux étages avec un grand jardin dont il laisse volontiers quelques voisins d’immeuble profiter en échange de son entretien.

Il faut dire qu’il est rarement présent. Directeur d’une chaîne de magasins de luxe, il est la plupart du temps en voyage d’affaires. Cet appartement n’est pour lui qu’un port d’attache dont il ne profite guère.

Ayant déménagé la maison mère de sa société à Pittsburgh, Jake a décidé de s’y installer, et vu la chute des prix de l’immobilier, il a opté pour la location de son bien plutôt que pour la vente à perte. Le loyer étant conséquent, il n’avait pas trouvé preneur jusqu’à ce jour.

Jed passe souvent ses dimanches dans le jardin avec Abigail, Briana et Caleb… Il peut y laisser jouer Cooper avec Tab, le fils d’Adèle, la voisine du dessus, sans devoir le tenir à l’œil à chaque seconde. Pendant ce temps, il s’occupe de tondre le gazon ou de tailler les rosiers, ça le calme et le change de ses interminables et épuisantes journées de boulot.

Jed travaille de jour comme layetier pour une petite entreprise privée « Fitcher Corps » et fait quelques extras deux ou trois fois par semaine, le soir dans un restaurant du quartier, le « Louisiane ». Lana, la patronne, connaît sa situation et le paie autant en espèces qu’en plats du jour.

Cela le dépanne en lui évitant les corvées dîner ainsi que de puiser dans les réserves. L’argent étant le nerf de la guerre, il se doit de tout gérer au dollar près.

Il se demande ce qu’il va advenir de leurs petites réunions dominicales maintenant que l’appartement a été loué. Ainsi, quand Abigail a refermé la porte, son visage s’est aussitôt fermé.

Plus de jardin. Plus de place de parking pour sa voiture surtout. Il va devoir la garer dans une rue adjacente.

« Merde. », a-t-il soupiré.

Il ne pouvait financièrement pas se permettre de louer un emplacement. Jake ayant un chauffeur, il lui avait volontiers laissé profiter du sien.

Jed s’est affalé dans le divan, une bière à la main, en ôtant ses boots du bout des pieds.

Comme si sa vie n’était pas encore assez compliquée comme cela pour en rajouter une couche avec ces nouveaux petits détails, véritables clous dans ses chaussures.

Il s’est endormi, bouteille entre ses jambes tendues et calées sur la table basse.

Il est trois heures du matin passées quand il se réveille et se dirige comme un automate jusqu’à sa chambre pour s’effondrer sur son lit, sans prendre le temps de se déshabiller.

Le réveil qui se met à hurler 5 heures 30 du matin manque de vivre ses derniers instants.

***

 « Cooper ! », en ouvrant les rideaux.

Jed voit les draps remuer et sourit. Il s’approche et s’assied au bord du lit. D’un geste, il abaisse les couvertures.

« Debout, mon grand… Il est l’heure de se lever », en ébouriffant les cheveux mi-longs de son frère.

« Hmm », fait celui-ci en repoussant sa main tout en riant.

« Pas de hmm qui compte… Allez hop, debout », en se relevant tout en se frottant les yeux.

Cela fait des mois que Jed ne s’est plus senti aussi épuisé. Il devrait penser à prendre quelques jours de repos. Si seulement il pouvait se le permettre.

Cooper se tourne sur le dos et lui sourit. Il vaut décidément tous les sacrifices, ce sourire d’enfant sur ce visage d’adulte.

« ’Jour, Jed. »

« Salut, mon grand. Bien dormi ? »

Cooper opine vivement de la tête.

« Bien… Allez, file te laver et t’habiller. Le petit déjeuner est prêt. »

« D’accord », en se levant, dépliant son énorme carcasse hors du lit.

Cooper fait une tête de plus que son aîné, mais il dort encore dans des pyjamas Hulk et des draps à l’effigie d’Iron Man.

Malgré ses vingt-huit ans et ses près de deux mètres, Cooper est et restera à jamais un enfant.

Il regarde Jed avec des yeux émerveillés et ce dernier ne peut s’empêcher de l’aimer plus que tout et malgré tout. Il ne vit que pour Cooper, qu’à travers Cooper, et n’a guère de temps pour lui. S’il n’y avait ses voisins, il n’aurait d’ailleurs aucune vie sociale en dehors du travail.

Mais ce regard, c’est sa récompense quotidienne.

Ils déjeunent devant le petit poste de télévision installé sur le rebord de la table de travail.

Cooper ne veut manquer pour rien au monde ses dessins animés favoris. C’est un rituel qui fait partie intégrante de cette routine dont il a besoin pour garder ses repères.

Le réveil, la douche, les rires devant l’écran.

Jed déposera son frère, comme chaque jour, du lundi au samedi midi, au centre de jour et rejoindra ensuite l’atelier avant de retourner le chercher en fin d’après-midi.

Ils passeront ensuite au supermarché du quartier Est pour faire les grosses courses de la semaine. Toutes les caissières les connaissent et se sont prises d’affection pour ce grand gamin qui a refusé d’être adulte. Si parfois les regards en coin de certains clients mettent Jed dans l’embarras ou dans une colère qu’il a du mal à cacher, la plupart du temps tout se passe plutôt bien, les habitués s’arrêtant souvent pour bavarder avec eux.

Nombre d’entre eux sont admiratifs du courage de Jed qui a élevé seul un frère handicapé. Pour Jed, c’est juste quelque chose de normal et même si, parfois, épuisé par sa journée, épuisé par son infantile petit frère, il a envie de tout plaquer, il suffit que Cooper le regarde et tout lui est à nouveau évident : il n’y aura jamais que lui…

Le jour où son père a abandonné ce géant de papier devant sa porte, il a su que sa vie ne serait plus jamais la même. Il a fait son choix sans aucune hésitation.

Et puis, il n’est pas seul, fort heureusement. Ses amis sont là, même si parfois cela ne lui suffit plus.

Sa bisexualité aurait dû l’aider à rencontrer l’âme sœur, mais c’est tout le contraire : aucun de ses amants ou aucune de ses maîtresses n’est prêt à le partager avec un frère qui prend toute la lumière et ne leur laisse que l’ombre.

Au fil des années, Jed a fini par se contenter de ce que la vie lui offrait. Il a couché occasionnellement avec Briana, quand ils en avaient envie tous les deux, histoire de combler un peu leurs solitudes. Il n’a jamais été question d’amour entre eux, seulement de partager un peu de tendresse quand le besoin se faisait sentir.

Lorsqu’il lui arrive d’avoir envie d’un corps plus viril, il confie Cooper à Abigail et part en direction des boîtes gay de la ville, à la recherche d’un homme qui lui plaira assez pour se laisser aller entre ses bras. Jed est plutôt beau garçon, ça facilite les choses.

Une nuit de sexe pour se sentir vivant quelques heures.

Mais même cela devient de plus en plus rare. Usé par son double emploi et le peu de temps libre qu’il lui reste, il préfère passer celui-ci entre amis, dans cette famille qu’il s’est construite au fil des années.

Briana ayant finir par jeter son dévolu sur Mark, un ami de Caleb, le concierge, Jed se contente depuis lors de coups d’un soir, et seulement quand son corps n’en peut plus de se taire.

Il voudrait parfois qu’il reste muet.

***

Le lundi qui suit, Jed fait la grasse matinée, Mike lui a donné sa journée… En temps normal, Jed aurait protesté mais là, à bout de force, il a accepté l’offre avec un soupir de soulagement.

La tête enfouie dans les oreillers, il s’étire en jetant un œil au réveil : 9 heures 24.

« La vache », en souriant.

Le vendredi soir a été calme au restaurant, si bien qu’à 22 heures, Lana lui a dit de rentrer.

Moins d’une heure plus tard, il s’est endormi comme une masse, à peine un pied dans son lit.

On toque à la porte de sa chambre, il se retourne en expirant bruyamment.

« Entre, Cooper », tout en posant sa tête sur ses mains croisées sous sa nuque.

Son frère apparaît, un peu penaud.

« Jed ? »

« Viens là », lance ce dernier en tapotant son matelas.

Cooper ne se fait pas prier et court s’allonger contre lui.

« Tu travailles pas ? »

« Non… Mike m’a donné congé. »

« On va jouer ? », en tournant son visage vers lui.

« Tu veux faire quoi ? », plongeant son regard dans le sien.

« Aller au parc. »

« C’est une bonne idée, une petite ballade nous fera du bien », en lui ébouriffant doucement les cheveux. « Je vais prévenir madame Élise que tu n’iras pas à l’école aujourd’hui. »

« Content », en posant sa tête sur la poitrine de son grand frère.

« Tu veux manger quoi pour ton p’tit déj ? » lui demande Jed tout en repoussant une mèche de son front.

« Crêpes ! » hurle Cooper qui se redresse d’un bond sur le lit.

« Va pour des crêpes » lui répond Jed tout en se levant.

« Jed ? », d’une voix incertaine.

« Oui ? », soudain inquiet.

« Je suis pas comme les autres ? », en baissant la tête.

« Qui t’a dit ça ? », en se penchant sur le lit.

« Personne. »

« Cooper… Ne me mens pas », en lui relevant le menton de l’index.

« Liliana. »

« Quoi ? Ta nouvelle amie du centre ? »

Il opine.

« Cooper… Tu es juste différent. »

« Pourquoi ? », le regard soucieux.

« Je sais pas… Peut-être parce que si tout le monde était pareil, on s’ennuierait ? », en tapotant le bout de son nez.

« Je veux être comme toi. »

« Et moi je voudrais pas d’un autre Cooper que toi… File sous la douche », le repousse gentiment Jed.

Cooper se lève et se rue jusqu’à la porte.

« On ira en vélo ? »

« Si tu veux, oui. », en se passant les mains sur le visage, las.

« On mangera une glace ? »

« Cooper… Va prendre ta douche… On verra ça tout à l’heure, d’accord ? »

« D’accord », en sortant, laissant la porte grande ouverte.

Jed s’habille d’un simple jean noir et d’une chemise à carreaux et retrouve Cooper, front contre la fenêtre de la cuisine qui donne sur la rue.

Il a mis son jean foncé avec un T-shirt Batman et semble absorbé par le spectacle qui se déroule à l’extérieur. Il sursaute quand son frère l’interpelle.

« Y a un gros camion », note-t-il en pointant le doigt sur la vitre.

« Ah bon ? », s’étonne Jed en le rejoignant, intrigué.

Un semi-remorque est garé devant le trottoir. Entreprise de déménagement « Hedfort and Cie ».

« C’est sûrement notre nouveau voisin », marmonne Jed.

« Un nouveau voisin ? », l’interroge Cooper.

« Jake est parti. »

« Oui… Abigail m’a dit », fait Cooper, dépité, en baissant la tête. « Je suis triste. »

« Je sais », lance Jed en cherchant du regard le nouveau locataire, mais celui-ci demeure invisible.

« On pourra plus aller au jardin ? », lui demande Cooper.

« Je ne pense pas, non », en s’éloignant. « Mais heureusement le parc n’est pas loin. »

« Je veux le jardin », mine boudeuse.

« On n’a pas toujours ce qu’on veut, Cooper. »

« Je l’aime pas. »

« Qui ça ? »

« Lui », en pointant à nouveau le doigt sur la fenêtre.

Jed revient sur ses pas. Habitant au premier, il n’a aucune difficulté à voir tout ce qui se passe plus bas.

Un homme d’une petite quarantaine d’années parle avec les déménageurs. Jed peut apercevoir les favoris de ce dernier qui lui mangent les joues. Il le voit rire avec un grand Noir, lui tapant sur le bras en rentrant dans l’appartement.

« Il a l’air gentil, non ? »

« Il a des poils plein sur la figure », répond Cooper en faisant la moue

Jed ne peut s’empêcher d’éclater de rire, rire qui se perd quand un deuxième homme apparaît.

Il se rapproche de la vitre.

« Pas mal », murmure-t-il.

Il sent le regard confus de Cooper posé sur lui.

« T’as mal ? »

« Non », rit Jed. « J’ai dit qu’ils avaient l’air sympas. »

« C’est lequel le voisin ? »

« Je ne sais pas… On verra bien… Les deux peut-être », en jetant un dernier coup d’œil vers le rez-de-chaussée. Il recule d’un pas quand le deuxième homme lève les yeux vers lui. Leur poste d’observation n’est évidemment pas très discret.

L’homme leur dédie un léger sourire et Cooper, tout content, lui fait de grands signes de la main. Jed vire au rouge pivoine.

« Coop’ », en le tirant vers l’arrière.

« Il est gentil, lui », en retournant vers la fenêtre.

« Viens ici », n’osant le rejoindre.

« Pourquoi ? », dubitatif

« Ça ne se fait pas… On les connaît pas, ces gens. »

« Je les aime bien. »

« Viens manger », lui ordonne Jed en récupérant la pâte toute faite dans le frigo.

« On ira leur dire bonjour ? »

« Quoi ? », en sortant la poêle de sous l’évier.

« Quand on ira au parc, on ira leur dire bonjour ? »

« Euh… On… On verra… Viens t’asseoir maintenant. »

Quand ils partent pour la promenade, en fin de matinée, le camion n’est plus là et personne ne se tient plus sur le trottoir. Lâchement, Jed en est soulagé. Il ne remarque pas l’homme debout derrière la fenêtre et qui le regarde s’éloigner en vélo avec son frère.

« Pas mal. »

L’homme se tourne vers son voisin aux favoris trop longs, qui vient de marmonner entre ses dents.

« Ne commence pas, Danny », en retirant les mains des poches de son pantalon.

« Je te signale que c’est pas moi qui reluque le cul de mes voisins », en riant.

« Je les reluquais pas », maugrée l’homme en s’écartant de la fenêtre.

« Non… of course », roulant des yeux. « Bon… Tu veux qu’on commence par quoi ? »

« La chambre et les malles noires. »

Daniel baisse le regard.

« Je te l’ai dit, ce n’est pas parce que j’ai déménagé que je vais changer quoi que ce soit à ma vie et à mes habitudes. »

« Tu as pourtant l’opportunité de tout pouvoir recommencer à zéro », lui répond Daniel.

« Non. »

« Merde, Duncan… Pourquoi ? », désabusé.

« Parce que je suis bon dans ce que je fais », impassible.

« Te vendre ? » lui crache Daniel dans un murmure, amer. « Pardon » s’excuse-t-il aussitôt « T’es quelqu’un de brillant… Pourquoi ? », relance-t-il.

« Parce que c’est de l’argent facilement gagné et que je… »

« NON », le stoppe Daniel en haussant le ton « Ne me dis pas que c’est parce que tu aimes ça… On sait très bien, toi et moi, que ce ne sont que des conneries », en le pointant du doigt.

« Danny… », en lui offrant un léger sourire.

« Tous ces hommes et toutes ces… ces femmes… Duncan, je t’en supplie… Arrête », le regard ancré dans le sien.

« Je ne fais que les accompagner… Un bel objet à présenter… Y a rien de mal à ça, surtout qu’ils paient bien et que cet argent… »

« Tu n’es pas un objet », le coupe Daniel, la mine renfrognée.

« Si », un sourire léger sur les lèvres.

« Pourquoi tu te contentes pas d’en rester là ? »

« Autant les laisser m’utiliser jusqu’au bout, non ? », dans un demi-sourire.

« T’es pas un sex-toy, MERDE ! » réplique, rageur, Daniel.

« Si », d’une voix basse et rauque.

« Je te déteste », ronchonne Daniel en quittant la pièce.

Quelques secondes plus tard, la porte de la chambre claque violemment.

« Moi aussi je t’aime, Danny », en jetant un dernier regard vers la fenêtre.

***

Duncan a dû quitter son dernier appartement dans l’urgence, poursuivi par un de ses anciens clients qui avait jeté son dévolu sur lui. Persuadé qu’il l’aimait et que c’était réciproque, incapable de comprendre que payer pour du sexe ne voulait pas dire payer pour être aimé.

Duncan prend soin de ses clients, cela fait partie du métier que de savoir répondre à leurs attentes, mais il prend toujours garde à ne jamais dépasser les limites qu’il s’est fixées. Il embrasse peu et quand il le fait, c’est toujours dans le feu de l’action, jamais un geste posé, hors sexe. Il ne veut se lier avec aucun d’eux, ni femme ni homme.

Il ne leur fait jamais l’amour, il leur procure juste quelques heures de plaisir et parfois de tendresse, mais garde ses distances, préservant cet espace privé auquel plus personne n’a eu accès depuis des années.

Il n’a plus connu de relation libre, sans argent à la clef, depuis tellement longtemps qu’il en a oublié, délibérément, ce que c’était que d’aimer ou d’être aimé. Par contre, il se souvient parfaitement du dernier corps qu’il a tenu dans ses bras avec cette sensation de plénitude, celle d’appartenir à quelqu’un. La trahison quand ce dernier l’a quitté pour un autre… La souffrance.

L’impression de n’avoir été qu’un objet et se rendre compte qu’on valait davantage en tant que tel qu’en tant qu’humain.

Il souvient que tout a commencé presque innocemment quand Sid, un de ses camarades de sortie, lui a présenté Jenny, une jeune cadre célibataire qui avait du mal à se faire une place depuis qu’elle était montée en grade dans son entreprise et attisait les jalousies. Elle a proposé à Duncan de lui servir de cavalier pour une soirée organisée par son travail, moyennant finance. Il a accepté après quelques réticences de principe.

Il venait de se faire larguer, il était fatigué, ne voulait pas s’investir dans une nouvelle relation. C’était de l’argent facilement gagné, et quel mal y avait-il à servir de faire-valoir ? Son mélange de charme naturel et de simplicité mêlé à un certain mystère plaisait. C’était de plus quelqu’un de cultivé et discret.

Paraître et parler… Savoir tenir sa place… On ne lui en demandait pas plus et cela lui convenait.

Duncan et Jenny avaient pris rendez-vous pour apprendre à se connaître. La soirée qui a suivi a été un succès. Trois cents dollars pour quatre heures de travail…

Jenny a gardé ses distances, elle voulait un escort boy, pas un gigolo. Elle s’est contentée de le serrer contre elle de temps à autre, d’un sourire échangé ou d’une main dans la sienne. Si au départ, il s’est senti maladroit, Duncan a vite pris ses marques. C’était plus simple qu’il ne l’avait appréhendé.

C’est Jenny qui lui a mis le pied à l’étrier. Elle l’a dirigé vers certaines de ses amies et quand il lui a avoué qu’il était gay, c’est elle aussi qui lui a proposé de rencontrer des hommes.

Il avait vingt-six ans, il était jeune, il était beau, il avait le cœur broyé. Rien à perdre et tout à gagner.

Son premier rapport sexuel tarifé, il l’a eu avec un homme. Il n’était pas assez attiré par le corps des femmes pour tenter cette première expérience monnayée avec elles. Ian était un homme marié qui aimait son épouse, mais qui avait besoin d’assouvir ce besoin d’un corps masculin pour garder son équilibre. Il était plutôt bel homme et plus âgé que Duncan de quelques années.

Ian ne voulait pas d’un coup dans un bar qui risquait de lui porter préjudice, ni des services d’un prostitué trouvé au coin d’une rue. Jenny était une de ses amies de longue date et avait connaissance de ses penchants. Elle l’a mis en contact avec Duncan qui s’est présenté à Ian en tant que Tony…

Tony, son substitut, l’autre face de son miroir.

Ian a loué une chambre sous un faux nom dans un hôtel plutôt chic. Duncan, costume trois-pièces gris chiné et chemise blanche au col Mao, a toqué et franchi le pas de cette nouvelle vie choisie.

Ce fut moins dur qu’il ne l’avait imaginé, et craint surtout. Ian était quelqu’un de bien, Duncan a même éprouvé du plaisir, bien que ça ne l’ait empêché de se sentir sale après l’acte. Il a passé l’heure qui a suivi le départ de son amant à s’arracher la peau sous la douche.

Ce n’était là qu’un sacrifice parmi d’autres. Il n’était rien, il serait au moins ça.

Sur la table de chevet, cent cinquante dollars pour une heure.

Tony est devenu l’escort boy de ces dames et le gigolo de ces messieurs. Avec parfois une exception si la femme lui plaisait assez pour quelques heures d’extra. Il y a plus de tendresse chez elles et c’est la seule raison qui lui fait parfois accepter de partager leur lit. Quand il a autant besoin qu’elles de chaleur humaine.

Il aime les femmes pour cette raison… Leurs bras maternels, ceux qu’il n’a jamais connus.

Suite à une soirée trop arrosée avec l’un de ses clients, il s’est fait embarquer par la police. C’est Daniel qui est venu le chercher au poste. Ce soir-là, Duncan lui a tout avoué pour ne plus avoir à porter ce fardeau seul. Daniel qui, depuis, essaye en vain de sortir son frère de cet enfer.

Cela fait douze ans qu’il se heurte à un mur.

Il a espéré que ce déménagement et les causes de celui-ci fassent changer d’avis son frère, mais pour Duncan/Tony, cette vie est devenue la sienne/la leur.

Daniel a cessé de lui poser des questions sur les causes de sa chute, mais continue à le harceler pour qu’il arrête de se vendre.

Sa chute…

Tous les mois, Duncan verse mille dollars sur le compte de la clinique privée Saint Lieu.

Là, derrière les murs d’une des chambres, repose un vieil homme rongé par la maladie. Un père qui a si mal aimé son fils et qui, aujourd’hui, ne le reconnaît même plus.

Duncan rejoint son frère dans la chambre et passe la fin de journée à ranger ses costumes d’apparat… Ceux de Tony. Dans la chambre d’amis, il range les valises de Duncan.

Bien qu’il ne ramène pas de clients chez lui, il aime à couper sa vie en deux. Cet appartement sera son refuge, son nid, son abri. Comme l’a été celui qu’il a habité pendant plus de onze ans. Seul son frère possède le double des clefs. Il ne viendrait jamais qu’invité ou… trop inquiet suite à un silence trop prolongé.

Parce que si Tony est le sociable, Duncan, lui, reste le taciturne.

Duncan raccompagne Daniel à la porte tout en l’invitant à dîner la semaine suivante.

« Je… Je vais… Je vais le voir demain… Tu veux m’accompagner ? », lui demande Daniel en n’osant pas regarder son frère dans les yeux.

« Non », sèchement.

« Duncan… Ça reste notre père, même si… », continue-t-il.

« Je t’ai dit non », le coupe Duncan d’une voix ferme.

« D’accord », les mains levées en signe de reddition. « J’y vais. »

« Merci pour tout, Danny. »

« Tu rigoles… T’es mon p’tit frère préféré, tu le sais bien, hum ? », un rien moqueur.

« C’est ça, oui », l’épaule appuyée contre le chambranle de la porte d’entrée.

« Je t’aime, frérot », en partant.

« Moi aussi », répond Duncan en le regardant s’engouffrer dans sa vieille Ford.

Trop loin pour qu’il puisse l’entendre.

 « Bonjour », fait une voix grave.

Duncan se tourne et doit lever le regard pour croiser celui de son interlocuteur.

« Bonsoir », en faisant un pas en arrière pour rentrer chez lui. Fuir.

« Je suis Cooper », en se dandinant sur ses pieds. « J’habite là-bas », indiquant le premier du doigt.

Duncan tique. Quelque chose dans l’attitude de cet homme le trouble.

« Cooper… Laisse Monsieur tranquille », lance une quinquagénaire sortie de nulle part. « Je suis désolée », sourire crispé tout en se tournant vers Cooper. « Je t’avais dit de rentrer tout de suite… Si Jed l’apprend, il ne va pas être content. »

« Mais je… Je voulais voir le nouveau voisin », ton suppliant.

Abigail se confond en excuses, Cooper ayant encore échappé à sa surveillance.

« Il n’y a pas de mal », répond Duncan d’une voix blanche, s’apprêtant à refermer la porte.

« C’est quoi ton nom ? », lance Cooper en tâchant de se défaire de l’emprise d’Abigail.

« Cooper ! », s’énerve-t-elle.

« Je m’appelle Duncan », après une courte hésitation.

« C’est un beau nom », en lui tendant la main, tout sourire.

Duncan hésite et finit par la lui serrer.

« Elle, c’est Abigail… C’est mon amie », la tirant vers lui et la déséquilibrant.

Cooper a beau se comporter comme un enfant, il n’en a pas moins la force d’un adulte.

« Enchanté », sourit poliment Duncan.

« Nous sommes vos voisins », se justifie une Abigail embarrassée par ces présentations forcées. « Il faut l’excuser, mais Cooper est un peu… »

« J’avais compris… Ne vous excusez pas », impassible.

« Merci… À bientôt et bienvenue parmi nous », tout en tirant par la manche un Cooper peu enclin à obéir.

« Je vous remercie », les salue Duncan d’un hochement de tête tout en refermant la porte.

Il s’adosse contre celle-ci tout en jetant un regard las sur le hall qui donne sur le salon. Il promène celui-ci parmi les meubles en bois léger et s’arrête sur une statue de Bouddha en bronze qui trône dans l’âtre de la fausse cheminée. Ce cocon si familier et rassurant, tellement essentiel à sa vie en déséquilibre.

Duncan a suivi des études de théologie à l’université de Stanford qu’il a brillamment réussies. Il a toujours été fasciné par l’histoire des religions. Pour lui qui se considère comme quelqu’un d’agnostique, c’est assez paradoxal.

Il a été élevé dans une famille catholique pratiquante, mais a perdu la foi depuis bien longtemps. Cependant, s’il avait perdu la foi religieuse, il avait gardé celle en l’homme. Mais avec les années, même celle-ci a fini par s’effriter jusqu’à disparaître.

Il soupire et entre dans le salon. Il se sert un fond de brandy qu’il fait tourner dans son verre avant de le vider d’un trait.

« À nous ! », saluant l’appartement en levant son verre.

Chapitre 2

 

Le week-end passe et personne n’a plus revu le nouveau voisin. Celui-ci reste terré dans son appartement et nul, au fond, ne semble s’en soucier.

Personne excepté Cooper.

« Cooper ! », s’impatiente Jed devant son frère qui touille ses céréales sans se décider à les manger.

« Je veux mon ballon », en faisant la moue.

« Je te l’ai déjà dit… Je ne sais pas où il est et puis tu en as deux autres dans ta chambre, ça te suffit pas ? »

« Oui mais lui, c’est mon préféré. »

« Cooper, s’il te plaît, mange… On va être en retard », en regardant sa montre.

« J’ai pas faim », en repoussant son bol et posant ses mains sur ses cuisses, tête enfoncée entre ses épaules, mine boudeuse.

Ce sont dans des moments pareils que Jed a du mal à contenir sa frustration. Voir son frère, ce garçon athlétique de près de deux mètres, se comporter comme un enfant le laisse dans la confusion la plus totale, mélange de colère, de frustration et de découragement. D’inquiétude aussi.

Parfois, quand Cooper est assis, concentré sur son ordinateur, visage d’adulte, incarnation du jeune homme qu’il devrait être, Jed se dit que tout cela n’est qu’un cauchemar dont il va se réveiller.

Tout cela le mine, le ronge… Il a tellement peur de l’avenir. Qu’adviendrait-il de Cooper s’il venait à lui arriver malheur ? Qui s’en occuperait ? Son père ? Il n’a plus de nouvelles de lui depuis le jour où ce dernier a abandonné son frère sur son palier. Sa famille ? Il n’en a plus. Mike n’est qu’un ami et n’a aucun lien de parenté avec eux, même si les frères le considèrent comme un père.

Jed s’accoude et enfouit son visage entre ses mains, las.

Entre sept et neuf ans.

C’est l’âge mental que les médecins ont fini par attribuer à son frère. Débile léger. Dieu que Jed déteste ce terme. Retardé mental léger à moyen en fonction des spécialistes consultés. Jed se perd dans un rire sourd, c’est moins dur à encaisser que « débile » mais, au fond, ça ne change pas grand-chose. Fichus toubibs avec leurs analyses et leurs tests à la con hors de prix, incapables de se mettre d’accord.

Cooper a toujours eu du retard. Il a appris à marcher tard, à parler tard, n’a été propre qu’à six ans, a eu du mal à comprendre et à retenir les simples gestes du quotidien, mais son père a refusé d’admettre qu’il y avait un problème. Cooper était son préféré, le portrait de Jade, sa femme, leur mère…

Jade, morte dans un accident de voiture un an après la naissance du plus jeune.

Anton ne s’en est jamais remis et s’est mis à boire plus que de raison, ne portant plus guère d’attention à ses enfants, et le peu qu’il leur a accordé n’était dirigé que vers le cadet.

Jed, encore enfant, a vite compris que son petit frère n’était et ne serait jamais comme les autres. Anton, lui, a fini par abdiquer face à l’évidence. Cooper était différent. Il a, dès lors, démissionné de son rôle de père et c’est Jed qui a pris sa place au prix de ses études et de sa propre jeunesse.

Jamais pourtant ce dernier n’en a tenu rigueur à son cadet. Il s’est juste mis à détester Anton après avoir en vain tenté de gagner un peu de son attention. Jed adore Cooper et celui-ci le lui rend au centuple, à sa manière, avec ses moyens, avec ses mots. Avec ses indélicatesses.

Ce lien, c’est leur force, ce qui les maintient debout et ce bien qu’à l’époque, ils n’étaient ni l’un ni l’autre capables de vrais gestes de tendresse l’un pour l’autre. Jed parce qu’il avait du mal à exprimer ses sentiments et ses émotions, la vie l’ayant privé d’exemples à suivre, et Cooper parce que c’était là l’une des multiples conséquences de son handicap.

Il arrive pourtant à Jed de l’embrasser. Cooper reste alors perdu entre ses bras, doux sourire sur les lèvres sans jamais le repousser. Parfois Cooper pose son front sur le torse ou l’épaule de son frère qui tente de profiter de ces communions le plus longtemps possible, si rares et d’autant plus précieuses.

Avec les années et à force de persévérance, Cooper a appris à montrer ses émotions et Jed à ne plus cacher les siennes.

À quinze ans, à bout de force, Jed s’est décidé à prendre ses distances. Il a commencé des études professionnelles avant de travailler comme apprenti chez Mike, dormant un jour sur deux dans une chambre au-dessus de l’atelier pour éviter les trajets trop longs et surtout se vider la tête avant de rentrer à la maison.

Mike a tâché de faire au mieux pour les aider, mais il s’est souvent heurté à un Anton amer, en voulant à la terre entière.

« Ce sont vos gosses, merde… Vous êtes leur père », a-t-il un jour éclaté en voyant ledit Anton débarquer ivre mort à l’entrepôt.

« Justement, ce sont MES gosses, vous mêlez pas de ça, je fais ce que je veux. »

Avec l’argent gagné au garage, Jed a réussi à trouver une place pour Cooper dans un centre spécialisé.

Les années ont défilé dans une immuable routine, puis Jed a croisé la route d’un garçon différent des autres, Andy. Celui-ci lui a appris à aimer et à accepter d’être aimé à son tour. À vingt-six ans, Jed a cru avoir enfin trouvé l’équilibre, entre son travail, son frère et son compagnon. C’est alors que sa vie a basculé, une nouvelle fois.

Son père a rencontré Sarah… Elle est tombée enceinte.

Six mois plus tard, en rentrant du travail, Andy a retrouvé Cooper assis sur le palier, une valise à la main.

« Papa est parti avec Tante Sarah, il a dit que je devais l’attendre ici. »

Ils ont attendu ensemble et jamais Anton n’est venu le rechercher. Andy a accepté la présence de Cooper par amour pour Jed, mais cela ne lui a pas été facile de partager son amant avec ce frère qui envahissait tout l’espace, s’immisçant jusque dans leur intimité.

Le jour où Cooper les a surpris en plein milieu de leurs ébats, Andy a craqué et posé un ultimatum à son compagnon.

À vingt-sept ans, Jed a emménagé avec Cooper dans un petit appartement du quartier Est. Une femme est venue les aider à porter leurs cartons. Elle s’appelait Abigail Creenwood. C’était il y a six ans…

Il n’y a plus eu jamais d’Andy dans sa vie. Il n’y a plus jamais eu que Cooper…

Un bruit de cuillère et Jed sursaute.

« Pardon », fait Cooper en tirant son bol vers lui tout en commençant à manger ses céréales.

Il a ressenti la détresse et les doutes de son aîné et sait en être la cause. Il est peut-être retardé, mais il n’est pas totalement stupide. Il n’a peut-être que sept ans dans sa tête mais, à cet âge-là, on sait ces choses. Cela vaut bien un bol de céréales et un ballon perdu.

Cooper sourit, se rappelant soudain où il l’a oublié.

Jed l’observe tout en buvant son café à présent froid.

« Quand on rentrera, on le cherchera ton ballon, d’accord ? Il ne doit pas être bien loin », en lui faisant un clin d’œil complice.

« … et puis j’en ai encore deux », continue Cooper en levant son index et son majeur.

« Oui, Cooper », répond Jed avec un léger sourire tout en s’enfonçant dans sa chaise. « Tes céréales », en lui indiquant son bol.

« J’ai presque fini », clame Cooper avec sa fierté tout enfantine.

***

Appuyé debout contre l’évier, Duncan sirote son café tout en regardant distraitement deux moineaux se chamailler dans le jardin. L’énorme baie vitrée qui donne sur celui-ci apporte une luminosité toute particulière aux pièces en enfilade. Une impression de paradis artificiel qui l’apaise.

C’est cela qui lui a plu lors de sa visite virtuelle de l’appartement. Ça et la vaste pièce centrale dont il a fait sa bibliothèque. Contre les murs de cette même pièce se dressent des meubles en palissandre devant lesquels sont disposées autant de caisses vides que de pleines.

Quelques étagères sont déjà remplies, d’autres attendent le bon vouloir de leur propriétaire.

Duncan aime les livres, plonger dans cette solitude à deux. Il aime l’odeur des vieux manuscrits ou celle des pages neuves. Il pourrait rester des heures assis à se perdre dans ceux-ci, fasciné par le pouvoir des mots.

Durant ses années de lycée, il s’est découvert une véritable passion pour les religions et leur influence culturelle, marquant vite une préférence pour l’art et la culture indienne. C’était si loin de son éducation religieuse catholique rigide et tellement moins hérissé d’interdits.

Il a brillamment réussi ses études de théologie et une chaire lui a même été proposée à l’université, mais il a préféré l’ombre à la lumière et a poliment décliné cette offre tant convoitée. Cela a provoqué, à l’époque, une tempête sans précédent dans sa famille, surtout avec son père. Leurs relations n’ont plus jamais été les mêmes à compter de ce jour.

Dès le début de ses études, Duncan a trouvé sa voie : la recherche, et rien ne l’aurait fait changer d’avis. Pour la première fois de sa vie, il s’est détourné du chemin tracé pour lui par son père.

Il s’est vite fait un nom dans le milieu. Plusieurs professeurs font encore aujourd’hui appel à lui, ainsi que des musées et des maîtres de conférences. Il travaille actuellement sur un projet d’exposition ayant pour thème le Trimurti qui se tiendra au Musée des Arts asiatiques de la ville.

Personne dans son entourage professionnel et familial ne sait pour sa double vie, à l’exception de son frère aîné, Daniel. Les vieux livres coûtent cher, la liberté aussi, et ce n’est pas avec ce que lui rapportent ses recherches qu’il peut remplir les étagères de ses bibliothèques.

Cette double vie est aussi une manière pour lui d’assouvir ses besoins sans devoir s’engager. D’avoir une vie sociale sans s’investir. D’être témoin sans être totalement acteur.

Duncan observe le monde qui l’entoure d’un œil extérieur. Vivant dans ces deux univers opposés, il passe de l’un à l’autre sans sembler en être affecté. Une forme de lâcheté face à la vie qu’il assume parfaitement, personne n’ayant ébranlé le mur de ses convictions depuis qu’il a fait le choix de se vendre.

Tony est le vaisseau et la lumière. Duncan, l’âme et l’ombre. Daniel se demande comment ce frère peut incarner ces deux êtres à la fois, si dissemblables dans la forme, mais si semblables dans le fond.

La solitude derrière ses rares sourires toujours empreints de cette douce amertume brise les résistances de Daniel, et ce même si Duncan partage rires et sourires avec lui. Daniel le sait profondément seul et espère toujours, qu’un jour, quelqu’un vienne chambouler les belles certitudes de son cadet. Même s’il n’y croit plus trop.

Duncan vide sa tasse et la pose dans l’évier quand son téléphone vibre dans la poche arrière de son pantalon.

Le téléphone de Tony.

« Bonjour », de sa voix rauque, entrant dans la lumière.

« Tony… C’est… C’est moi… », fait une voix timide.

« Efrain ? »

« Oui », lui répond ce dernier, visiblement mal à l’aise.

« Tu vas bien ? », s’inquiète aussitôt Duncan.

« Oui, oui… Je… Je voulais juste savoir si on… Si on pouvait se voir ? », la voix tremblante.

Duncan sourit. Bien qu’il fasse appel à ses services depuis bientôt deux ans, Efrain a toujours autant de mal à demander à le voir. L’argent, cet enjeu empoisonné, en est la raison majeure.

« Je suis en retard… pour les dessins… j’ai… », bredouille-t-il.

« Efrain… », le rassure Duncan.

« Oui ? », dans un murmure.

« Ce n’est pas grave. »

« Il me reste encore cinquante dollars, tu sais ! », sachant que Tony ne viendrait pas si l’argent n’entrait pas en ligne de compte.

« Tu veux que je passe ce soir ? », avec une sincère tendresse dans la voix.

« Non », un peu paniqué. « Pa’ est là… Demain… Demain, je serai seul avec maman… Il travaille. »

« Bien… Je pourrai être là pour 20 heures, ça te va ? »

« Oui. »

Duncan perçoit la joie et le soulagement à l’autre bout du fil.

« Je te montrerai… mes ébau… ches », relance Efrain, à bout de souffle.

« Parfait, je suis impatient de voir ça. »

« Moi, je suis juste im… patient… de te voir, toi. »

« Efrain », sur un ton un peu paternel.

« Je sais mais… j’ai bien le… droit d’y croire », un peu dépité.

« Non », réplique Duncan avec plus de fermeté qu’il ne l’aurait voulu.

« T’es pas… sympa, tu sais. »

« Je le suis déjà bien trop avec toi… et tu en abuses », soupire Duncan.

« Je sais », se met à rire Efrain, la respiration éraillée et difficile. « À demain alors ? » continue-t-il.

« À demain, Efrain », en raccrochant aussitôt.

Il se fustige. Il est trop attaché à Efrain, il le sait… Pour lui, il a enfreint nombre de ses règles. Il est le seul et restera le seul, parce que Efrain n’est et ne sera jamais un client comme les autres.

Un mouvement dans le jardin le fait émerger de ses pensées. Il tressaille, s’apprêtant à appeler la police quand il reconnaît Cooper, le voisin qui s’est présenté à lui le jour de son emménagement.

Il est accompagné d’un jeune garçon qui ne doit pas dépasser les dix ans et n’en mène pas bien large. Duncan ouvre brusquement la porte coulissante de sa baie vitrée.

« Qu’est-ce que vous faites là ? », autoritaire.

Le plus petit, pris de panique, s’enfuit sans demander son reste tandis que Cooper se contente de le regarder.

« C’est mon ballon », en pointant son doigt sur une forme ronde perdue dans les rosiers.

***

Tab arrive à bout de souffle devant la porte des Andersen. Il sait que Jed va être furieux. Cooper était censé rester avec lui dans l’appartement de sa mère et ne pas sortir sans autorisation. C’est là une promesse faite dès le premier jour, parce que Cooper n’est pas un garçon comme les autres et que lui, du haut de son mètre 40, ne peut pas gérer toutes les situations, quand bien même il est l’homme de la maison.

Cooper est son ami, son énorme grand frère. Tab l’adore, tout comme il est attaché plus que de raison à Jed, substitut d’un père qu’il n’a jamais connu et qu’il ne connaîtra probablement jamais. Né des suites des aventures d’une nuit entre sa mère et un homme dont elle ne se rappelle rien d’autre que la couleur des yeux et la marque de sa moto.

Tab aime sa mère, mais il ne peut s’empêcher de lui en vouloir. Il aurait voulu avoir un père à ses côtés, et non l’ombre d’un inconnu. Et là, il risque de perdre la confiance de celui qu’il considère comme son modèle. Il baisse la tête et frappe à la porte. Il ne peut pas laisser tomber Cooper.

La porte s’ouvre sur un Jed aux traits chiffonnés que Tab a dû réveiller d’une sieste improvisée.

« Tab ? », la mine renfrognée. « Où est Coop’ ? », en cherchant son frère du regard.

« Il voulait retrouver son ballon », commence Tab en fixant ses chaussures.

Le ballon ? Merde…

Jed a totalement oublié cette histoire.

« Tab », tonne Jed, anxieux.

« Il a pris la clef du jardin et on est allé chez le voisin », en tordant le bout de ses baskets.

« Vous êtes allés chez qui ? »

« Cooper disait que le ballon était là-bas », en relevant ses yeux suppliants dans ceux, furieux, de Jed.

« Je t’ai déjà dit de pas sortir de l’immeuble avec Cooper sans ma permission ou sans être accompagnés d’un adulte… Combien de fois devrais-je encore te le répéter, BORDEL ? », hurle-t-il en sortant comme une tornade de son appartement. « Tu viens avec moi… TOUT DE SUITE ! », en attrapant Tab par le bras et le tirant derrière lui.

Ce dernier sent les larmes lui monter aux yeux.

« Pardon… Je suis désolé, mais il voulait y aller tout seul… Il avait pris les clefs… Je… Je voulais pas qu’il y aille tout seul », des larmes dans la voix.

« Fallait venir me chercher… On ne rentre pas chez les gens comme ça… En plus, on ne le connaît même pas ce mec… Il pourrait appeler la police. »

Jed pâlit à l’idée de voir son frère embarqué par les flics et accélère le pas, dévalant les escaliers.

Tab manque de tomber plus d’une fois, mais Jed ne ralentit pas.

Jake a fait un double des clefs de la porte du jardin. Porte indépendante de l’appartement, lubie excentrique de l’architecte qui a conçu l’immeuble. Il avait espéré, pas tout à fait à tort, l’avenir lui donnant raison, que ce jardin pourrait devenir une sorte de lieu de rencontre, un parc privé à vocation sociale.

Cela n’a pas été immédiatement le cas, le premier propriétaire en ayant refusé l’accès et rehaussé les murs d’enceinte. Il a revendu l’appartement quelques années plus tard à Jake qui s’est assez vite lié d’amitié avec certains des locataires. De fil en aiguille, il a laissé le double des clefs à Jed. Celui-ci, en échange de l’entretien du jardin, pouvait y avoir accès ainsi que son frère quand Jake n’était pas présent, ce qui était souvent le cas.

Ils ont été rejoints par la suite par Adèle et Tab, Abigail et Briana, et parfois Caleb, le concierge de l’immeuble.

Un jour, rentrant plus tôt que prévu de voyage, Jake avait découvert son jardin envahi de tout ce joli petit monde. Jed s’était confondu en excuses, Jake lui avait souri… Tout était dit.

La vie est parfois faite de rencontres magiques, Jake avait été l’une d’elles.

Quand il est parti et a mis l’appartement en location, nul n’a pensé à lui rendre les clefs. Ils ont donc tous continué à profiter du jardin durant la période d’inoccupation de celui-ci. Jusqu’à ce qu’au final, le nouveau voisin emménage et que Jed ne pende les clefs au mur avec interdiction d’y toucher.

Cooper a rechigné mais obéi. Puis il a perdu son ballon préféré et Jed n’a pas tenu sa promesse. Il est parti chez Tab en emportant les clefs. Jed, oubliant parfois la taille de son grand gamin frère, n’a pas pensé que, même accrochées à deux mètres, les clefs restaient à portée de sa main.

Jed arrive à bout de souffle devant la porte close du jardin. Il respire profondément pour reprendre le contrôle de ses nerfs. Ce n’est pas le moment de se mettre le nouveau voisin à dos.

Il jette un coup d’œil vers Tab qui pleure en silence. Jed lâche son bras et pose la main sur son épaule. Ce n’est qu’un gosse après tout.

« Ça va aller », dit-il, tant pour se rassurer lui-même que pour réconforter Tab.

Après tout, d’après ce que lui en a rapporté Abigail, ce voisin s’est montré gentil avec Cooper, notant les troubles mentaux de ce dernier.

Jed toque en dodelinant de la tête. Il aurait été plus intelligent de sonner à la porte d’entrée. Il se trouve tout à coup ridicule, la peur lui ayant fait perdre tout sens logique. Il est d’ailleurs prêt à suivre son idée quand cette même porte s’ouvre sur son frère.

« Jed… Regarde… Il m’a rendu mon ballon », en tendant le jouet vers lui.

« Je vois ça », sur un ton sévère que Cooper perçoit directement comme de la colère.

« T’es fâché ? », en cherchant à croiser son regard.

« Oui, Cooper… Je suis fâché… Qu’est-ce que je t’ai déjà dit ? »

« De pas quitter la maison sans toi », penaud.

« Et ? », insiste Jed en croisant les bras.

« Pardon. »

« Y a pas de pardon qui compte… On rentre, tu manges et tu files dans ta chambre… Tu m’as bien compris ? »

« Mais… »

« Y a pas de mais », claque Jed. « En avant », en s’écartant pour lui céder le passage.

« Ne soyez pas trop sévère avec lui… Il est très beau son ballon, je comprends qu’il ait voulu le récupérer », fait une voix douce et légèrement rauque.

Un homme apparaît derrière son frère.

« C’est Duncan », le présente Cooper en sortant. « Il est gentil… Il m’a rendu mon ballon. »

« Je vous remercie. Je suis désolé pour tout ce dérangement… Je vais vous rendre le double des clefs et ça n’arrivera plus, je vous le promets », baragouine Jed.

Il relève les yeux et croise ceux de son interlocuteur. Celui-ci le gratifie d’un léger sourire et Jed perd pied, se giflant mentalement pour reprendre ses esprits.

« Je m’appelle Jed… Jed Andersen… Je suis son frère aîné », en tendant la main.

« Enchanté… Duncan Mayers », la serrant d’une poignée ferme et brève.

L’homme met volontairement une certaine distance entre lui et ses invités de fortune.

« Ce petit, là », fait Jed en passant le bras autour des épaules de son jeune voisin. « C’est Tab… Lui non plus ne vous causera plus de problèmes… N’est-ce pas ? »

« J’vous promets… Pardon », la tête basse et les yeux rouges.

« Il n’y a pas de mal… Cela nous aura au moins permis de faire connaissance », s’amuse Duncan.

« Oui… On peut voir ça comme ça », bredouille Jed en se frottant nerveusement la nuque.

Ce Duncan le met mal à l’aise et trouve visiblement cela très amusant, ne détachant pas son regard du sien. Jed se met à se dandiner sur place.

« Bon… On va vous laisser maintenant… On vous a assez emmerdé pour la journée. »

« Vous ne m’avez pas… emmerdé », souligne Duncan en mettant les mains dans les poches de son treillis noir.

« Cooper… Les clefs », ordonne Jed en tendant la main vers son frère.

Ce dernier hésite devant un Duncan imperturbable. Il finit par les donner, à regret.

« On pourra plus venir dans le jardin ? », en tordant ses doigts.

« Non, Cooper… », réplique Jed.

« C’est vrai ? » lance le cadet en se tournant vers Duncan.

Ce dernier ne lui répond pas. Le silence devenant gênant, Jed décide qu’il est temps de prendre congé.

« Bon… Encore toutes mes excuses… À bientôt. »

« À bientôt, Jed. »

Cette voix le fiche dans un état pas possible. Jed en rit pour lui-même.

« Au revoir, Tab », le salue Duncan.

« Au r’voir, M’sieur. »

« Pas de Monsieur entre nous. »

« Bien, M’sieur », réitère Tab, timidement.

« Au revoir, Cooper. »

« Au r’voir, Duncan », en repoussant une mèche de cheveux qui lui tombe sur le front.

« Bon ben, salut », lance Jed en tendant le double des clefs.

Duncan hésite un long moment avant de les accepter. Le contact de ses doigts sur sa paume fait légèrement sursauter Jed qui voit un fin sourire se dessiner sur le visage de Duncan. Ce mec se moque de lui, le déstabilise. Jed déteste ça.

« Au revoir », le salue Duncan, croisant à nouveau son regard.

Dieu, en plus d’une voix d’enfer, il a des yeux à se damner. Jed ferme une seconde les siens pour retrouver un peu de sa contenance.

« On y va, les gosses », en poussant Cooper et Tab devant lui.

Il entend la porte qui se referme derrière eux et un cliquetis qui leur indique que le jardin leur est désormais interdit.

Duncan regarde un long moment les clefs dans le creux de sa main, les yeux brillants, puis son visage se ferme en même temps que ses doigts sur celles-ci.

Il passe la fin de la journée à ranger sa bibliothèque, perdu au milieu des livres, sa seule vérité.

Son téléphone sonne. Celui de Duncan.

Sur l’écran, Danny. Il soupire et décroche.

***

 « Qu’est-ce qu’il s’est passé avec le voisin ? », demande Jed en tâchant de ne pas s’emporter.

« Il est gentil », répond Cooper.

« Oui ça je le sais, tu me l’as déjà dit, Cooper… Je veux dire… » Il tire une chaise et s’assied face à lui. « … Pourquoi t’es parti tout seul là-bas ? »

« Tu dormais… », en baissant la tête.

« Tu aurais dû me réveiller. »

« Non… Tu dormais… », insiste Cooper.

« Ça ne te donnait pas le droit de sortir de l’immeuble sans ma permission, tu le sais très bien ! »

« Mouiiiiiii », en rongeant son index.

« Arrête », en repoussant la main de sa bouche. « Je ne veux plus que cela arrive, tu m’as bien compris ? Sinon tu n’iras plus chez Tab. »

« NON », le supplie son frère. « Je te promets… Promis », désespéré.

« Il t’a dit quoi dans le jardin ? », lui demande Jed en regardant distraitement par la fenêtre.

« Rien… Je lui ai montré mon ballon et il l’a pris dans les fleurs qui piquent et puis il me l’a donné. »

« C’est tout ? », fixant les murs d’enceinte.

« Bah oui ! », surpris par les questions de son frère.

« Qu’est-ce que je t’ai déjà dit à propos des gens qu’on ne connaît pas ? », s’appuyant sur le rebord de la fenêtre.

« De pas parler aux inconnus ? », bredouille-t-il. « Mais c’est pas un inconnu… C’est Duncan », se reprend-il aussitôt.

« Oui, Cooper… C’est Duncan… Ma parole, on dirait que tu l’aimes bien, ce mec ? », cédant malgré lui.

« Oui », opine Cooper avec entrain. « Il est gentil. »

« On ne le connaît pas, Cooper », lui fait remarquer Jed d’un air plus grave.

« Moi je sais qu’il est gentil. »

Jed soupire. Son frère et sa confiance aveugle en l’être humain…

Il ne voit le mal nulle part, lui qui a pourtant longtemps été un enfant méfiant et peu sociable, la maladie ayant dressé des barrières invisibles autour de lui. Barrières à présent partiellement brisées.

Jed doit pour cela féliciter le centre spécialisé. Ils ont réussi à aider son frère, à le pousser à s’ouvrir aux autres à force de patience et d’obstination.

Les féliciter mais aussi les maudire parce que, depuis, Cooper fait confiance à tout le monde, même à des gens dont il devrait se méfier.

N’empêche… Ce Duncan est plutôt pas mal.

« Pourquoi tu ris ? », s’étonne Cooper.

« Pour rien… File sous la douche. Je vais préparer le dîner. »

« T’es toujours fâché ? »

« Oui, Cooper… Tu manges et tu vas dormir… Pas de Simpsons ce soir. »

« Mais ! », les lèvres tremblantes.

« Sous la douche, Cooper… Ne m’oblige pas à me répéter. »

« T’es pas gentil », en repoussant sa chaise qui se renverse au sol.

Jed ne dit rien et laisse son frère quitter la pièce, furieux. Il redresse la chaise et s’y assied.

Sur celle de droite, le ballon qu’Andy a offert à Cooper. Avec un soudain pincement au cœur, Jed se demande ce qu’aurait été sa vie s’ils ne s’étaient pas séparés. Il y pense souvent quand la solitude se fait plus présente.

Ce soir-là, il s’endort dans le fauteuil et rêve des yeux bruns aux éclats de soleil de son ancien compagnon.

Chapitre 3

 

Deux ans plus tôt… Hôtel Martillac.

 

Soirée de bienfaisance. Récolte de fonds pour la recherche contre les maladies neuromusculaires.

Quand Duncan, ce soir-là, costume trois-pièces noir, est arrivé au bras de la séduisante Phèdre et que tous les regards se sont posés sur eux, il ne savait pas encore que l’un d’eux allait fissurer le mur de ses certitudes.

Phèdre, brillante neurologue, avait fait appel à ses services via l’une de ses consœurs qui lui avait conseillé Tony pour sa discrétion, mais aussi et surtout pour son esprit éveillé et sa culture générale. Phèdre refusait de s’afficher avec un escort boy incapable d’aligner autre chose que ses dents trop blanches. Quelques rendez-vous sur la toile et un verre au bar d’un hôtel 4 étoiles lui avaient suffi pour se forger une opinion assez précise quant à la personne qu’elle avait en face d’elle.

Elle lui avait expliqué qu’elle ne cherchait en rien un amant d’une nuit et que si elle s’était sentie dans l’obligation de prendre un cavalier pour cette soirée, c’était juste pour éviter de subir l’assaut de ses confrères en mal de reconnaissance. Elle tenait à son indépendance, tant professionnelle que privée.

Duncan n’avait aucune sympathie pour ce médecin imbu de sa personne, mais il admirait son franc-parler et sa détermination. La seule chose qui intéressait Phèdre durant cette soirée était d’en être le centre d’intérêt pour ainsi focaliser l’attention des donateurs sur elle et son équipe… Elle ne s’est cependant fait aucune illusion. La plupart des invités présents n’espéraient qu’une chose : voir leur nom associé à un programme de recherche, une plaque sur un mur ou la découverte du siècle. Mais peu importait, la recherche avait besoin d’argent, cela valait bien quelques sacrifices.

Duncan s’est vite rendu compte que sa cliente avait raison. Sous cet étalage d’apparat, ils se poussaient tous pour briller, et à ce petit jeu-là, Phèdre les battait à plate couture. Son port altier, son élégance naturelle, son regard perçant et son intelligence bien au-dessus de la moyenne lui avaient attiré toutes les faveurs.

Sans aucune gêne, elle a présenté Tony comme étant son amant tout en savourant les regards sidérés de ses interlocuteurs. Les femmes de ceux-ci, elles, ont posé un regard bien plus envieux sur cet homme que Phèdre affichait comme un trophée. Cela n’a pas gêné Duncan outre mesure, cela faisait partie du métier. Le fait qu’il puisse participer à toutes les conversations pour lesquelles on le sollicitait a suffi à clouer le bec aux détracteurs.

Un amant muni d’un cerveau ; plus d’un visage s’est fermé… Phèdre en a jubilé. Elle avait mis des années à se faire une place dans ce milieu machiste de la recherche, elle comptait bien utiliser tous ses atouts pour arriver à ses fins… Même un amant fictif. Car avant d’être une femme, Phèdre était un médecin. Un médecin qui rêvait de battre une autre femme à son propre jeu : la mort.

La soirée s’est déroulée sans accroc et les différents débats qui ont animé celle-ci ont fini par attirer les donateurs friands de lumière.

Duncan s’est peu à peu écarté sous le regard insistant de Phèdre. Il a attendu patiemment la fin de la soirée debout près du bar, un verre de vin de blanc à la main. Il écoutait un vieux professeur grisonnant débiter d’une voix chevrotante un discours mille fois répété sur les effets bénéfiques de la physiothérapie, quand il l’a remarquée.

Une femme d’une quarantaine d’années, plutôt jolie malgré ses traits ordinaires, s’est approchée avec retenue. Elle détonait dans le décorum de la soirée… Habillée avec simplicité mais goût, il a immédiatement su qu’elle n’avait rien d’une future donatrice. Elle a fait un dernier pas vers lui, assez loin pour ne pas empiéter sur son espace personnel, mais assez près pour qu’il sache qu’elle désirait s’adresser à lui.

Il lui a souri mais n’a rien dit.

« Vous êtes Tony ? », lui a-t-elle demandé, mal à l’aise.

Il a opiné.

« Je m’appelle Amy Rickles… C’est le docteur Lewis qui m’envoie. »

Il a levé le regard et croisé celui de Phèdre à quelques tables de là, regard qu’elle lui a rendu avec un éclat qu’il ne lui connaissait pas encore… Celui de la compassion.

Duncan a posé son verre et s’est avancé.

« Suivez-moi », en lui indiquant une table laissée à l’abandon au fond de la salle.

Amy l’a suivi à distance, de plus en plus hésitante.

« Asseyez-vous… N’ayez pas peur, je ne mords pas. »

Duncan lui a offert un léger sourire, mais elle n’a pas semblé se détendre pour autant. Ils n’ont pas échangé un seul mot pendant de longues minutes. Les applaudissements et les discours se sont poursuivis dans une espèce d’indifférence et de lassitude générales. Duncan l’a sentie prendre sur elle, comme si quelque chose lui avait soudain rappelé le pourquoi de sa présence.

« Le docteur Lewis m’a parlé de… enfin… Oh je suis désolée… Je ne sais pas par où commencer », a-t-elle dit en s’enfonçant dans sa chaise, la mine défaite.

« Je vais le faire pour vous si vous permettez… Je m’appelle Tony. Je suis ce qu’on appelle communément un escort boy. Cela étant dit, je peux aussi partager autre chose que mon bras, ce qui fait également de moi un gigolo. »

Amy s’est mise à rougir violemment en baissant les yeux.

« Ce… Ce n’est pas pour… pour moi », en s’accoudant à la table, enfouissant son visage dans sa paume.

« Madame Rickles ? »

 Duncan s’est penché, posant doucement sa main sur le bras libre de celle-ci.

« Elle m’a dit que… que vous… Oh mon Dieu, j’y arriverai jamais… C’est au-dessus de mes forces », s’apprêtant à quitter la table, mais Duncan l’a retenue et obligée à se rasseoir.

« Vous n’avez pas à avoir peur, cette conversation restera entre nous… Parlez, je vous écoute. »

Elle a relevé les yeux dans les siens, surprise par sa gentillesse et la douceur de sa voix.

« C’est vrai que vous acceptez de… de faire ça… avec des hommes ? », visage soudain pâle tout en observant celui impassible de son vis-à-vis.

« Oui », a répondu Duncan.

« Vous m’avez l’air de quelqu’un de bien malgré… », se mordant la lèvre.

« C’est gentil », a ri Duncan devant la gêne d’Amy. « Alors, dites-moi… », l’encourageant, la sentant plus en confiance.

« C’est… C’est pour mon fils », les larmes aux yeux.

« Votre fils ? »

Duncan s’est redressé sur sa chaise, surpris.

Amy l’a fixé longuement. Il plairait à Efrain, elle en était sûre… Il avait les traits marqués, une voix rassurante, des yeux magnifiques. Vert, sa couleur préférée… Il avait l’air d’un homme cultivé et intelligent. Attentionné, même si elle savait qu’il était payé pour le paraître. Mais surtout, il avait de l’expérience et Efrain, lui, n’en avait aucune.

Elle a soupiré.

« Quel âge a votre fils ? », l’a-t-il interpellée, un peu sur la réserve.

« Il va sur ses vingt-trois ans. »

Elle a sorti un mouchoir et essuyé ses larmes en tentant d’éviter d’étendre son maquillage.

« Pourquoi faire appel à moi ? »

Elle a scruté un court instant son mouchoir qu’elle faisait jouer entre ses doigts.

« Vous devez savoir que mon fils est… malade… très malade. »

« D’où votre présence ici, n’est-ce pas ? »

« Oui… C’est le docteur Lewis qui l’a diagnostiqué… Elle m’a invitée ce soir en m’informant qu’elle avait peut-être trouvé une solution. »

« Une solution ? »

« Mon fils s’est découvert… gay… sur le tard, voyez-vous, et avec son père… enfin… Il l’aime vous savez, mais la maladie et puis maintenant ça… C’est trop pour lui… Mais mon… »

Elle a respiré profondément pour reprendre le contrôle de ses émotions.

« Mon fils souffre de la maladie de Charcot, c’est extrêmement rare à son âge, mais il fait hélas partie des exceptions… Il n’existe aucun remède… Mon fils va… Oh mon Dieu ! »

Elle s’est effondrée en larmes. Duncan s’est rapproché et, sans trop savoir pourquoi, lui qui pourtant refusait de s’impliquer dans la vie privée de ses clients, a choisi ce soir-là de faire une exception, la seule.

Amy a pleuré, tête enfouie contre l’épaule de Duncan. Ce dernier a à nouveau croisé le regard de Phèdre et lui a fait un signe de la tête, elle lui a souri… Il a pu lire un merci sur ses lèvres. Au fond, elle était probablement plus humaine qu’elle ne le laissait paraître.

Il a écarté doucement Amy.

« Est-ce que votre fils sait ce que vous faites en ce moment ? » lui a-t-il demandé.

« Oui… Je lui ai dit pour cette soirée, je ne lui mens jamais… Vous devez savoir qu’il n’a jamais eu de petit ami, et là, avec cette maudite maladie, il… il ne pourra jamais en avoir… Je veux qu’il puisse ressentir ne fût-ce qu’une fois le plaisir d’être aimé… Je veux lui offrir ça… Je veux qu’il parte en ayant vécu pleinement au moins cette part-là de sa vie. »

« Vous devez savoir que si j’accepte, je lui dirai la vérité sur ce que je suis… »

« Il la sait déjà », en reniflant. « Je lui ai dit que je lui trouverai un… un professionnel, mais je ne voulais pas… pas d’un vulgaire prostitué… Je voulais quelque chose de mieux pour mon fils. »

« Madame Rickles, je suis un prostitué. »

« Vous savez très bien ce que je veux dire… », a-t-elle souri entre ses larmes. « Si vous saviez comme tout cela est dur pour une mère… Voir son enfant s’éteindre sous ses yeux et ne rien pouvoir faire… Juste… Juste être là et faire en sorte qu’il souffre le moins possible… Lui donner tout ce que l’on peut tant que l’on peut encore le faire. »

« Cette maladie… Est-ce qu’elle affecte sa sexualité ? », s’est enquis Duncan.

« Non pas encore, mais elle le fera… Vous devez savoir qu’il est malade depuis plusieurs mois et que la maladie l’affecte déjà beaucoup. Il doit éviter les efforts trop… enfin », en faisant un mouvement las de la main.

« Je vois », posant sa main sur la sienne et la serrant. « Je veux d’abord voir votre fils et lui parler avant d’envisager quoi que ce soit… Je dois aussi me renseigner sur cette maladie… Je ne voudrais pas commettre d’impair. »

« Vous pourrez me poser toutes les questions que vous voudrez… Je vous répondrai. »

Un court silence.

« Vous connaissez mes tarifs ? », a demandé Duncan d’une voix profonde.

« Non… Le docteur Lewis m’a dit que vous deviez d’abord donner votre accord. Elle a refusé de parler de ça avec moi, mais… mais ça ne sera pas un problème… Je vous donnerai tout ce que vous voulez du moment que vous vous occupez bien de lui », en fixant leurs doigts à présent noués.

« Quand pourrai-je le rencontrer ? »

« Vous acceptez ? »

Le visage d’Amy s’est illuminé en plongeant dans celui de Duncan.

« Je ne vous promets rien… Normalement je ne m’implique pas de cette manière mais, ici, les circonstances sont un peu particulières. »

« Je… Je vous remercie », en se jetant dans ses bras. « Merci. »

***

Aujourd’hui…

En deux ans, l’état d’Efrain s’est fortement dégradé. La maladie a irrémédiablement gagné du terrain. Il a de plus en plus de mal à respirer, ce qui demande souvent l’aide d’une assistance respiratoire… Il a également perdu une partie de la motricité de ses membres supérieurs et ne marche presque plus, ou ne peut le faire qu’aidé d’une tierce personne ou d’un déambulateur.

Manger devient difficile aussi, la déglutition lui demandant des efforts considérables, bien au-dessus de ses maigres forces. Il s’étouffe une fois sur deux, même en buvant un simple verre d’eau. Ce qui a pour conséquence une perte de poids importante et un affaiblissement général mais, malgré tout, Efrain garde la foi.

Quand Duncan entre dans sa chambre, son visage retrouve son sourire perdu.

« Tony », levant difficilement la main, calé contre ses oreillers.

« Bonsoir, Efrain », en s’asseyant au bord du lit et la saisissant dans la sienne.

Duncan pose un long baiser sur les lèvres trop humides du jeune malade.

Efrain en est gêné et détourne le regard. Il salive énormément depuis quelque temps, une nouvelle facette sombre de la maladie, tout comme sa voix qui se perd de plus en plus souvent. Duncan prend un mouchoir et frotte la salive qui coule le long des commissures des lèvres du jeune garçon.

« J’ai pas pu… terminer le dessin… Stupa », la voix heurtée.

« Ce n’est pas grave… Tu me l’enverras quand tu l’auras fini. »

« Je… Je… le terminerai pas », au bord des larmes. « J’ai… plus… la force. »

« Dis pas ça », murmure Duncan en posant son front contre le sien, main sur sa joue.

Ils restent quelques secondes ainsi, communiant dans le silence.

« J’ai… J’ai besoin… besoin… »

Une larme perle que Duncan cueille du bout du pouce.

« Efrain… »

« Besoin », insiste-t-il.

Tout en ne quittant pas son front, les yeux fermés, Duncan glisse sa main sous les draps. Efrain pose sa tête dans le creux de son cou tandis que la main de Tony se referme sur son sexe à moitié dur.

« Besoin », répète sans cesse Efrain.

La maladie a altéré tous ses muscles et s’il peut encore ressentir du désir, il a de moins en moins la possibilité de l’assouvir. Ses orgasmes sont devenus moins intenses aussi, mais là, c’est différent, ce n’est pas sa main qui le caresse, mais celle de Tony. Il ferme les yeux en gémissant à son oreille, se laissant bercer par la chaleur des doigts de cette main d’homme qui le masturbe, lui donnant l’impression d’être encore vivant… La douceur d’un baiser qui vient se poser dans sa nuque le fait frissonner.

« Tony. »

Duncan accélère le mouvement et sent Efrain se contracter contre lui en murmurant son prénom tout en se libérant. Sa respiration se fait rauque et difficile.

« Chuuuut… Je suis là », en reposant doucement le corps chancelant contre les oreillers.

Il prend le masque de l’assistance respiratoire et le pose sur le visage apaisé d’Efrain.

« Respire… Voilà, doucement. »

Le jeune homme se laisse bercer par sa voix. Il entend plus qu’il ne voit Duncan prendre les lingettes humides. Ce dernier lui essuie le bas-ventre puis sa propre main souillée en la fixant. Il a un pincement au cœur. Si peu, presque rien… Comme déjà une fin en soi.

« Tony », la voix étouffée par le masque, cherchant à l’attraper avec ce bras qu’il n’arrive plus à lever.

« Je suis là », en lui ôtant le masque.

« Je t’aime, tu sais », tout en le fixant.

« Je t’aime aussi », lui répond Duncan en se penchant vers lui et l’embrassant, la main dans ses cheveux.

Ce n’est pas vraiment un mensonge, il aime Efrain, pas comme ce dernier l’espère, mais comme lui le peut. Efrain aime à le croire, Tony aime à ce qu’il le croit.

Il reste à ses côtés quelques minutes, sa main tenant la sienne, le temps qu’il s’endorme. Efrain se réveillera bien trop vite, la douleur empêchant tout repos, et ce malgré les médicaments.

Quand Duncan sort de la chambre, Amy l’attend. Elle le serre dans ses bras, cherchant à son tour un peu de cette chaleur humaine qu’il a réussi à apporter entre ces murs.

« C’est bientôt la fin », soupire-t-elle d’une voix neutre. « Il va cesser de souffrir… Mon ange. »

Duncan sent la main d’Amy dans la poche de sa veste… Il a envie de lui rendre cette enveloppe, cet argent sale. Mais cela fait partie de ce qui les unit. Il reversera cet argent à la recherche, comme il le fait depuis le premier jour.

Il entre dans le taxi qui l’attend devant la porte, le visage blême.

« On rentre, Lester. »

Le chauffeur ne dit rien et obtempère. Il a hérité de cet étrange client via un de ses collègues de la ville voisine qui lui a laissé entendre que ce type était réglo, qu’il payait bien et que c’était un régulier.

« Ça va, Monsieur ? », lui demande-t-il.

Il croise le regard de Duncan dans le rétroviseur.

« Oui, merci. »

Il sait que son passager ment, mais il n’insiste pas. Après tout, il ne le connaît pas cet homme, c’est juste un client comme un autre.

***

Jed se gare devant l’Institut Morin, s’extirpe de l’habitacle en soupirant et traverse en courant. Il sonne et attend que le surveillant vienne lui ouvrir. Il le salue à travers la porte vitrée.

« Hey, Hersen. »

« Bonjour… En avance aujourd’hui ? »

« Assez rare pour être signalé, hein ! », se met à rire Jed en se rendant vers les ascenseurs du fond.

Arrivé au troisième, la première chose qu’il entend est la voix de la psychothérapeute qui résonne dans le couloir.

« On lève la main, Luke », sur un ton d’institutrice.

Jed s’amuse, mais son visage se ferme quand il aperçoit de loin son frère assis parmi une dizaine d’enfants et de jeunes adultes. Il est tellement grand avec cette posture qui n’indique en rien qu’il souffre d’un quelconque handicap. C’est ce qui fait le plus mal à Jed, cette impression de normalité qui n’en est pas une. Il observe Cooper, appuyé contre le mur, à l’abri des regards.

Élise se tient debout devant un tableau noir, leur faisant répéter inlassablement la même phrase.

Jed revoit toutes ces années passées à lui apprendre, dans des gestes cent fois réitérés, à s’habiller, à se laver… Tentant de lui donner un minimum d’autonomie. À l’époque, quand ils avaient eu confirmation de son handicap, Jed s’était mis à lire tout ce qui lui tombait sous la main concernant la maladie de son frère. Ce frère qui ne comprenait pas la signification d’un sourire, qui ne faisait qu’imiter les rires sans en comprendre le sens… Ce frère qui mettait de longues minutes à se préparer le matin. Ce frère qu’il a surprotégé et qu’il a conforté sans s’en rendre compte dans son inadaptation sociale.

À l’époque, leur médecin généraliste leur a conseillé plusieurs solutions, dont celle d’un centre spécialisé, mais Anton a obstinément refusé d’admettre que son fils n’était pas comme les autres. Cooper a été inscrit en maternelle où, malgré son handicap, il est parvenu à trouver sa place, son retard mental, déclaré moyen, lui ayant permis de s’adapter à ce nouvel environnement. Le psychologue de l’école l’a aidé du mieux qu’il le pouvait. Pour Cooper, le contact avec d’autres enfants a été un véritable éveil.

Mais quand il est entré en primaire, tout a basculé. Il apprenait plus lentement que les autres et s’est vite rendu compte qu’il n’était pas comme ses camarades de classe. L’institutrice a souligné les problèmes d’apprentissage de Cooper, mais Anton s’est obstiné à les ignorer.

L’enfant a fini par se renfermer sur lui-même, devenant plus agressif. Poussé dans ses derniers retranchements par un père aveugle et souvent trop saoul pour réaliser la portée de ses mots, provoquant des colères mémorables chez ce fils qui s’était soudainement mis à régresser, et ce malgré l’attention de son aîné.

Anton a dû admettre l’évidence quand le directeur de l’école l’a contacté pour lui signifier que son fils était inapte à suivre les cours dans un enseignement classique, et qu’il devait envisager de lui trouver un institut adapté à son handicap. De ce jour, Anton a refusé de s’occuper de lui. C’est Jed qui, dès lors, a pris les choses en main. Il a tenté de lui apprendre tant bien que mal l’alphabet et les bases des mathématiques, mais il n’avait pas les outils nécessaires pour le faire, et Cooper assimilait tellement lentement qu’il a fini par se décourager.

Tout a changé quand Jed a réussi à gagner sa vie et à inscrire Cooper dans le centre de jour que leur a conseillé la psychologue de l’école. Cooper a retrouvé le sourire. Retrouvé l’envie d’apprendre, l’envie d’aller vers les autres, certes à son rythme, mais Jed pouvait voir ses progrès chaque jour… C’était là, sa récompense.

Cooper maîtrise à présent les bases de la lecture et du calcul, assez pour pouvoir se débrouiller et fièrement le montrer à son frère en épelant toutes les étiquettes du supermarché et le prix des aliments. Il s’est fait des amis, tant au centre qu’à l’extérieur, et a fait la connaissance de Tab dès son arrivée dans l’immeuble. Ce dernier et sa mère Adèle y avaient emménagé deux ans après les frères. C’était surprenant et touchant de voir ce petit homme à côté de ce géant se comporter comme les deux enfants qu’ils étaient. Ils sont vite devenus inséparables. Tab a accepté Cooper dans son monde et l’a présenté à ses copains de classe qu’il invite couramment chez sa mère et lui. Il y a bien eu au début quelques moqueries, après tout ce n’était que des enfants, mais Cooper est devenu l’exception dans leur univers, un adulte qui a arrêté de grandir, Peter Pan en chair et en os.

Un bruit de chaise et de claquement de mains fait sursauter Jed. Il voit la grande carcasse de son frère se lever et s’avance. Dès qu’il note la présence de son aîné, le visage de Cooper s’illumine et Jed lui sourit avec une profonde tendresse, mains dans les poches de son jean.

« Bonjour. »

Il se tourne vers Élise, la psychothérapeute qui vient de s’adresser à lui.

« Salut. »

Elle suit son regard posé sur son frère.

« Il ne fera plus de progrès, n’est-ce pas ? », fataliste.

« Il en a déjà fait beaucoup… Je pense qu’il peut encore évoluer, mais si vous pensez à plus d’autonomie, non… Cooper ne pourra jamais être indépendant… Il aura toujours besoin d’attention, de quelqu’un pour le guider, mais je reste persuadée que vous devriez envisager de lui trouver une place dans un atelier, ça ne pourra que lui faire du bien… »

« Un atelier ? Vous savez que Cooper a des difficultés dans un milieu d’adultes… Je refuse de prendre ce risque une nouvelle fois. »

Ils ont tenté d’intégrer son frère dans ce type de groupe quelques mois auparavant, mais Cooper s’est aussitôt renfermé. Il a fallu abandonner cette idée au bout de quelques semaines, au risque de voir tous ses progrès disparaître.

Comme Cooper est là, Jed en profite pour couper court à la conversation.

« À demain », en saluant Élise d’un mouvement de tête.

« Au revoir, Jed… Au revoir, Cooper », en leur souriant.

« Au revoir, madame Élise… À demain », en jetant son sac à dos sur son épaule.

Il court pour rattraper son frère qui s’est déjà éloigné.

« Ça te dirait qu’on aille se manger une glace avant de rentrer ? », lance ce dernier en appelant l’ascenseur.

« T’es plus fâché ? », la voix basse.

« Je ne suis plus fâché, Cooper », se tournant légèrement vers lui, rassurant.

« Une glace à la fraise ? », le regard pétillant.

« Va pour une glace à la fraise. »

Ils s’arrêtent à l’entrée du parc où le marchand de glaces a élu domicile pour toute la période de l’été. Assis sur un banc, ils mangent en silence quand Jed sent Cooper se rapprocher de lui et caler sa tête sur son épaule. Il pose un baiser furtif au sommet de son crâne et savoure ce moment de complicité.

Le Conte oublié des Neufs Royaumes – Extrait

À tous ceux qui ont lutté, luttent et lutteront toujours pour leur Amour.

Hadda

 

En ces temps où les destinées des Hommes et des Dieux s’entrelaçaient, où Midgard n’était qu’un royaume parmi neuf suspendus aux racines d’Yggdrasil, trônait Asgard, cité des Dieux Ases et protectrice des Neuf.

Nul ne pouvait échapper à sa justice. Nul ne pouvait se dissimuler à sa vue. Car Heimdall, Veilleur des Dieux, ne dormait jamais. Et rien, du monde des morts de l’Helheim au royaume des Elfes d’Alfheim, des guerres immémoriales opposant les Ases aux Géants de Jötunheim, ne lui était étranger.

Il savait tout. Il voyait tout.

À l’exception d’une chose.

L’avenir.

Un avenir multiple qui transforma l’Arbre Monde pour toujours.

Hluti 1

 

Le pacte

L’oiseau en cage fit un bruit tel que l’enfant sursauta. Contrarié, il se pencha vers son nouveau compagnon.

— Toi rester sage ! Sinon papa va savoir.

Les yeux du volatile se rétrécirent et il s’agita de plus belle, faisant basculer sa prison au sol.

Agacé, le garçon ramassa la cage. Ce qu’il vit alors le subjugua. En lieu et place de l’espèce rare qu’il avait capturée, un nuage de feu.

Cela ne dura que le temps d’un battement de cils.

Lorsque l’oiseau réapparut, il n’y avait plus trace dans ses yeux que de la panique la plus frappante.

— Encore !

Excité, l’enfant secoua la cage avec une telle violence que son occupant perdit connaissance.

— Méchant oiseau ! Dors pas !

Le garçon ballotta de nouveau le volatile en tous sens. En vain.

Boudeur, il reposa la cage sur son lit avec force. Les murs en tremblèrent.

Mais ce qui au départ n’était qu’une faible secousse gagna en intensité. Bientôt, le sol rocailleux et les parois de la caverne bourdonnèrent, des fissures apparurent, des pierres s’écroulèrent.

Apeuré, le petit hurla. Mais nul ne l’entendit, sa voix recouverte par un grondement de tonnerre si puissant qu’un trou se creusa dans la cavité vieille de plusieurs millénaires.

L’instant suivant, un homme de haute stature, musclé, de longs cheveux blonds noués en tresses, portant armure et marteau court, se tenait devant lui.

Thor, Dieu du tonnerre, de la force, du combat et de la fertilité, abaissa Mjöllnir, intrigué. L’idée qu’Heimdall ait pu se tromper l’effleura un instant. Mais, Odin en soit remercié, le Veilleur n’en saurait rien.

Le Dieu balaya la pièce du regard, laissant à l’enfant le soin de recouvrer ses esprits et ses réflexes. Le premier d’entre eux fut de récupérer la cage qui avait de nouveau chu au sol.

Thor soupira, mais ne rengaina pas son marteau. Le garçon qu’il avait sous les yeux ne devait pas être seul. Et vu sa taille, il n’avait aucune envie de rencontrer le reste de la famille. Alors, puisant dans ses dernières parcelles de patience du jour, il se força à sourire.

Le résultat ne fut pas celui escompté. De peur, l’enfant souleva son lit de roches d’une main et l’abattit sur l’importun visiteur.

Un grognement accueillit cet éboulement imprévu, bien vite suivi d’une explosion. Le lit n’était plus. De même que le sourire du Dieu.

— Donne-moi cette cage.

Ce ton, personne ne l’avait jamais défié. Parce que tout le monde connaissait le mauvais caractère du fils d’Odin et ce qu’il pouvait déclencher.

Tout le monde à l’exception des enfants Géants, trop jeunes encore pour comprendre les règles régentant les neuf royaumes. Ainsi, plutôt que d’obtempérer, l’enfant appela son père.

Une fois suffit pour que le sol tremble de nouveau.

La main de Thor se resserra sur le manche de Mjöllnir, ses yeux courant du Jötunn à la cage. La tentation était grande de laisser cet imbécile d’oiseau à son triste sort. Très grande. Mais Odin demanderait des explications, et ça… mieux valait l’éviter. Le Dieu inspira, appelant à lui toute sa bienveillance, et réitéra sa demande.

— Donne-moi cette cage, s’il te plaît.

— Non !

— Tu ne sais pas ce qu’elle contient.

— Un oiseau.

— Non.

— Ah oui ? Alors c’est quoi ?!

— Un Dieu, idiot.

L’enfant fronça les sourcils, plissa les yeux et scruta l’intérieur de la cage. Il était peut-être jeune, mais il savait ce qu’il voyait.

— Pas vrai !

Le sol tremblait à présent fortement. Les pas du père se rapprochaient. Thor perdait patience.

— Il s’est transformé. Tu l’as capturé. Maintenant, il faut le rendre.

Les larmes affluèrent. Le Dieu se sentit mal à l’aise.

— Je t’apporterai un autre oiseau, encore plus beau que celui-ci. Et moins bête.

Le fils de Géant serra la cage contre lui. C’était son trésor. Et un trésor, ça ne s’échangeait pas.

— Non !

— Bien.

D’un coup de poignet, le Dieu du tonnerre fit tournoyer son marteau, demandant en silence à Odin sa clémence pour son geste cruel, mais nécessaire.

Mjöllnir fendit l’air et atteignit l’enfant en pleine mâchoire, lui délogeant quelques dents, sous les yeux furieux de son père qui venait d’apparaître.

D’un geste vengeur, le Géant abattit son poing sur Thor, qui l’esquiva d’un bond, rappelant son arme à sa main.

La cage, qui avait volé dans les airs, se trouvait maintenant aux pieds du Jötunn adulte.

— Cousin, aurais-tu l’amabilité de me rendre cette cage ?

Estomaqué par l’assurance du Dieu, le Géant s’empourpra.

— Ta mère, notre sœur, Jörd entendra parler de ce que tu as fait. Et la colère d’Odin s’abattra sur toi. Tu n’es pas au-dessus des Lois, fils croisé.

Thor resserra son emprise sur Mjöllnir, faisant blanchir ses jointures. Il préférait une remontrance à autre chose de bien pire s’il ne ramenait pas cet oiseau de malheur.

— J’assumerai mes actes. Mais es-tu prêt à assumer les tiens ?

— De quoi parles-tu ?

— Sais-tu qui est dans cette cage ?

Le regard du Géant passa du Dieu au volatile inconscient à ses pieds. Le doute s’insinua dans son esprit. Cet Ase avait-il toute sa tête ?

— Eh bien, en voilà une question. Un oiseau.

— Un Dieu transformé. Un des vôtres.

La surprise, puis la terreur passèrent dans les yeux du Jötunn. Il s’empressa d’ouvrir la cage et de déposer délicatement l’oiseau dans les mains de Thor. Les vagissements de l’enfant, qui ne s’étaient pas taris depuis le coup fulgurant du marteau, s’amplifièrent.

— Silence ! lui intima son père. Et toi, grand Thor, fils du Père de toute chose, pardonne-lui. Il ne sait encore rien.

— Eh bien, instruis-le ! Pour son bien et celui des tiens.

Le Géant acquiesça. Le Dieu déposa l’oiseau au fond de sa poche, prit son marteau, le fit tournoyer une nouvelle fois et, sans un regard, décolla vers les cieux où le tonnerre grondait toujours.

***

Le soir venu, aucun sermon. Aucune remontrance. Thor devrait attendre le lendemain, lorsque les corbeaux de son père auraient fini de parcourir les neuf royaumes pour lui murmurer à l’oreille ce qu’ils auraient vu et entendu, pour se faire rappeler à l’ordre.

Non, ce soir, Odin, encore ignorant des faits, était en joie : son fils avait ramené sain et sauf son frère de sang.

Et cet exploit valait bien un fastueux banquet !

Lorsque le Dieu du combat pénétra dans l’immense salle où se trouvaient déjà attablés tous les Dieux et Déesses que pouvait compter Asgard, une liesse générale le cueillit au rythme des talons frappant le sol marbré et des chopes d’hydromel percutant les tables en chêne sculpté.

Euphoriques, les Ases entamèrent un chant guerrier qui suivit Thor jusqu’à ce qu’il prenne place entre ses frères.

Un seul convive garda le silence.

Grand, svelte, les cheveux noirs et lisses comme les plumes d’un corbeau, le regard aussi vert qu’une émeraude, Loki, Dieu Géant de la ruse, des métamorphoses et de la discorde, ne bronchait pas. Ce festin avait pour lui le goût de l’humiliation. Et son instinct lui soufflait que les réjouissances n’avaient pas encore atteint leur paroxysme.

Son instinct ne le trompa pas.

Ce fut Irmin, Dieu de la guerre, qui engagea les hostilités. Après avoir félicité Thor pour sa bravoure, il s’adressa à Loki :

— Dis-moi, fils de Laufey, comment te portes-tu depuis ta libération des griffes du terrible enfant Géant ?

Sans surprise, des rires accueillirent cette pique. Prenant son temps pour savourer une gorgée d’hydromel, Loki se tourna pour faire face à l’Ase, un sourire tranquille aux lèvres.

— Ma foi, bien. Merci de t’en soucier.

Et le Dieu Géant de lever poliment sa coupe en direction de son interlocuteur, qui se retrouva désappointé. Son essence divine étant ce qu’elle était, Irmin revint aussitôt à la charge.

— Es-tu sûr que ta tête ne te fait pas trop souffrir ? Je me suis laissé dire que ce petit garçon t’avait violemment secoué contre de solides piques à dents !

Les Dieux s’esclaffèrent. Loki, lui, ne montra pas la moindre contrariété.

— J’en suis sûr.

Les rires se tarirent. Il devenait évident que la frustration d’Irmin croissait et que, dans cette hypothèse-là, mieux valait faire profil bas. Ce qui n’était pas dans la nature du Dieu de la discorde.

Néanmoins ravis d’avoir un peu d’action, les Ases prirent leurs coupes, s’adossèrent confortablement à leurs sièges et suivirent la joute verbale avec un regain d’intérêt.

Seul Thor semblait nerveux. Lui, mieux que quiconque, sauf Odin peut-être, connaissait Loki. Cette engeance Jötunn qui avait été acceptée sur Asgard il y a de cela si longtemps. Ce sourire en coin qui rehaussait ses lèvres charnues, promptes à souffler des mots traîtres et des vérités blessantes, ne pouvait dissimuler qu’une seule chose : une ruse. Savoureuse, à en croire le calme apparent du fils de Laufey. Le Dieu du tonnerre frissonna malgré lui lorsque les yeux verts de Loki croisèrent les siens et que son sourire s’accentua.

— À ma décharge, cette cage a été élaborée par le Nain Eitri. La magie de ses barreaux en aurait arrêté plus d’un.

— Pas un vrai Dieu en tout cas, lâcha Irmin, goguenard. Mais tu n’y peux rien. Après tout, tu n’es pas un Ase.

Une lueur de malice irradia les pupilles de Loki. Thor se raidit.

— Penses-tu, Irmin, que les pouvoirs des Ases soient illimités ?

— Je ne le pense pas. Je l’affirme.

— Bien. Prouve-le, alors.

Des murmures emplirent la salle. Comment prouver une telle chose ? Les Dieux étaient ce qu’ils étaient. Leur essence divine coulait dans leurs veines. Ils n’avaient pas à prouver leurs pouvoirs, comme ils n’avaient pas à prouver la couleur de leurs cheveux ou celle de leurs yeux.

— Tu déraisonnes. C’est comme demander de prouver l’existence du pont arc-en-ciel !

Les rires ricochèrent de nouveau entre les murs de la salle.

— Je ne te demande pas de prouver les pouvoirs des Ases. Juste de prouver qu’ils sont illimités.

Cette fois, Irmin s’emporta.

— Je suis la Guerre ! Il suffit que j’y pense et elle éclate. J’arrive au milieu d’un champ de bataille sur lequel les belligérants sont prêts à déposer les armes et le conflit reprend de plus belle. J’apparais et les affrontements font rage jusqu’à ce que je me lasse ! Que veux-tu de plus ?!

Loki hocha gravement la tête, mais déjà les Dieux l’oubliaient, se complaisant à énumérer leurs pouvoirs et à vanter leur toute-puissance. Dieux de la lune et de la justice, Déesses du soleil et de la connaissance, tous et toutes rivalisèrent d’autosatisfaction pour finalement s’accorder à qualifier la demande de Loki d’inepte.

— Je vous ai tous entendus.

La voix glaciale du Dieu Géant réduisit l’assemblée au silence.

— Sauf toi.

Loki dirigea son regard vers Thor.

— Eh bien, tu as entendu Irmin, murmura le fils d’Odin d’un air las. Ta demande est injustifiée.

— Crois-tu ?

Le regard du Dieu de la ruse brilla d’une malice sauvage. Thor plongea le sien dans sa coupe d’hydromel avant d’en boire une longue gorgée. Il était piégé. Il ne savait simplement pas encore comment.

— Assez, fils de Laufey, tonna Irmin. Tu te ridiculises. Une fois de plus.

Les rires fusèrent, encore et toujours, légers, moqueurs.

Mais stoppèrent sitôt que Loki prononça ces quelques mots, sur le ton de la conversation :

— J’affirme que Thor n’est pas un vrai Ase.

Les membres de l’assemblée se levèrent d’un même bond. Déesse de la paix, Dieu de la guerre, Déesse des tempêtes, Dieu de la poésie…

Quel que soit leur feu divin, ils faisaient bloc. Car nul être ne pouvait insulter un Ase sans en subir les conséquences.

La main de Thor broya sa coupe. Un grondement, pareil au tonnerre, s’éleva de sa gorge.

— Répète, si tu l’oses.

— Je vais faire mieux que ça. Je vais reformuler, sourit aimablement Loki. Tous affirment que les pouvoirs des Ases sont illimités. J’ai entendu leurs arguments. Ils sont sensés. Je ne fais donc que les suivre en affirmant qu’au regard de tes dons, tu n’es pas un Ase.

Odin, qui, jusque-là, n’avait pas pris part au débat, se leva de son siège. Le brouhaha indigné cessa aussitôt.

— Cela suffit. Laissons là ces querelles. Le jour se couche. Mon frère, tu nous es revenu sain et sauf par la grâce de Thor, mon fils. Maudits soient les Nains d’avoir forgé une telle cage ! Nul n’aurait pu en sortir, je l’affirme. Il n’y a là ni faute à pointer du doigt ni haine à avoir. Au contraire, soyons reconnaissants.

Bouillonnant de rage, Irmin jeta un regard mauvais à Loki.

— Tu passes donc sur l’insulte, Père de tout ?!

Odin soupira.

— Ce n’est pas à moi d’en décider. Thor, parle.

Le Dieu du combat se leva et toisa Loki.

— C’est comme ça que tu remercies celui qui t’a délivré des mains des Géants ?

— J’ai remercié mon sauveur. Mais toute cette conversation m’a donné de quoi réfléchir et j’avoue ne pas croire à l’étendue illimitée de certains de tes dons. Et, si je suis les pensées d’Irmin…

— Nous avons tous compris, inutile de revenir dessus. Finissons ces enfantillages, qui ne sont là que pour masquer ton humiliation, et venons-en au fait.

Toute trace d’amusement déserta les traits de Loki. Autant les attaques des autres l’avaient laissé de marbre, et même diverti, autant celles de Thor parvenaient à l’atteindre.

Vexé, blessé, agacé de le laisser avoir autant de prise sur lui, le Dieu de la discorde contre-attaqua de toute sa fourberie :

— Je te lance un défi.

Le prince d’Asgard soupira et se rassit.

— Nous savons tous comment se terminent tes défis. Finalement, quelqu’un sera obligé de venir te sauver.

Les autres Dieux se détendirent quelque peu et se rassirent à leur tour.

— Est-ce vraiment de la lassitude que je lis dans tes yeux, puissant Thor ? Ou n’est-ce qu’un subterfuge visant à masquer ta peur ?

Le Dieu du combat lança sa coupe à travers la salle et bondit sur le Dieu Géant.

— J’ai enfanté le Courage, la Force et la Vigueur, cracha-t-il en enserrant la gorge de son adversaire. Ne viens pas me parler de peur !

— Alors tu ne verras aucun inconvénient à relever mon défi. Je te promets que personne n’aura à secourir personne.

Le regard transparent de Loki le troubla un instant. Mal à l’aise, le prince desserra son emprise.

— Parle.

Le Dieu de la malice balaya la foule du regard.

— Thor, tu es le Dieu du tonnerre. Personne ne le conteste. Comme l’a fait valoir Irmin, tu es le Tonnerre. Nul besoin de tergiverser. Mais qu’en est-il de la Force, du Combat et de la Fertilité ?

— Thor a déjà prouvé sa force ! rugit Forseti, Dieu de la justice. Ne te souviens-tu pas lorsque le Géant Utgardaloki vous a trompés, toi, Thor et Thjalfi ? Tu as échoué à manger plus que le Feu, Thjalfi a failli à courir plus vite que la Pensée, mais Thor a fait des miracles ! Il n’a ployé qu’un genou sous la Vieillesse et a même réussi à lever la queue du Jörmungand, ton engeance reptilienne entourant le royaume des Hommes. Que te faut-il de plus pour prouver sa force ?

Des cris d’assentiment fusèrent.

— Admettons que même les plus puissants des Dieux ne puissent rien contre les Forces qui régissent les neuf royaumes, concéda Loki. Mais qu’en est-il des deux derniers dons ?

— J’ai une autre question pour toi, siffla Thor. Quel est l’enjeu de ton défi ?

Le regard du Dieu de la ruse se durcit.

— Si je gagne, tu m’élèveras une statue au côté des vôtres.

Un rictus dessina les lèvres de Thor. Il le savait. Toute cette mascarade ne servait qu’à venger Loki de son humiliation.

— Et si je gagne ? demanda le fil d’Odin.

— Si tu gagnes, je te ferai don de tous mes pouvoirs et m’exilerai sur Midgard, où je mourrai en mortel.

Un silence éloquent accueillit ses paroles. Les Ases s’observaient sans oser prononcer un mot. Tous connaissaient l’attachement de Loki à ses pouvoirs. Il ne s’en déferait pas facilement.

Sa chute, car chute il y aurait, n’en serait que plus savoureuse.

Et enfin, Asgard serait débarrassée de lui.

Quant à Thor, il considérait son adversaire avec un mélange de méfiance et de convoitise. Ces pouvoirs lui faisaient envie depuis toujours. Les compter parmi ses dons le motivait plus qu’aucun combat.

— Vor !

La Déesse des serments se leva à l’appel du Dieu du tonnerre.

— Faisons ça dans les règles, murmura Thor à la seule adresse de Loki. L’enjeu est trop important.

— J’en conviens.

Vor s’approcha des deux rivaux.

— Placez vos bras.

Thor et Loki s’empoignèrent par l’avant-bras. La prise chaude et virile du premier rencontra celle fine, mais ferme, du second.

— Que les Dieux en soient témoins. Ici et maintenant, Thor, fils d’Odin et de Jörd, et Loki, fils de Laufey et de Farbauti, prêtent serment ! Les termes ont été clairement énoncés. Dieux, consentez-vous ?

— Je consens, tonna Thor.

— Je consens, sourit Loki.

— Qu’il en soit ainsi !

Une corde d’or serpenta autour des avant-bras des deux Dieux, scintilla, puis disparut sans laisser de traces.

Thor s’empressa de se soustraire à l’étreinte de Loki.

— Beyla ! appela le Dieu du combat. Fais couler ton hydromel ! Nous avons un prochain départ à fêter !

La bonne humeur revint parmi les Dieux, aussi vite que leurs coupes furent remplies.

Seul le Dieu de la ruse ne goûta pas à l’ivresse, ses yeux fixés sur son avant-bras qu’il effleura. Un sourire malicieux aux lèvres.

Hluti 2

 

La prophétie

Ce ne fut qu’aux premières lueurs du jour que Thor regagna ses appartements, où l’attendait son épouse, Sif.

Bien qu’enivré, le Dieu se fit le plus discret possible pour ne pas la réveiller et se glissa dans leur lit sans un bruit.

Du moins le crut-il.

— Je vois que la fête a été bonne, murmura la Déesse en se retournant.

Thor la fixa un instant. Sa beauté était légendaire, ils vivaient ensemble depuis plus longtemps que trois générations d’Hommes, et pourtant, une œillade de sa part et il la désirait. Comme maintenant.

Ses gestes rendus un peu brusques par l’hydromel, le Dieu se rapprocha de sa femme pour l’embrasser, ses mains courant déjà sur son corps.

Sif l’arrêta en prenant son visage en coupe.

— Comment s’est terminée la soirée ?

Le regard de Thor se voila un instant au souvenir du Dieu Géant ne le quittant pas des yeux. Cette sensation lui avait été pénible au début, mais, l’hydromel aidant, il n’y avait finalement plus prêté attention.

— Mieux qu’elle n’avait commencé, se contenta-t-il de répondre.

— J’ai hâte que ce défi absurde se termine. Plus tôt tu auras triomphé, plus tôt nous serons débarrassés de lui.

Le Dieu du tonnerre acquiesça et posa son front contre celui de sa compagne. Le souffle calme de Sif se transforma peu à peu pour devenir plus saccadé. Son corps s’arqua subitement. Thor se détacha, les traits tendus. Lorsqu’elle était en transe, sa femme pouvait se montrer violente. Cela dépendait de l’intensité de sa vision.

Bientôt, une voix, sortie d’un autre temps, emplit la pièce, dégrisant le Dieu sur-le-champ.

— Quand Ruse et Force se lieront,

L’une et l’autre perdront plus que de raison.

L’Arbre rongé depuis l’aube des temps tanguera,

Le Dragon rampera vers sa proie.

De l’issue du combat entre Amour et Oubli

Dépendra la survie des Neuf ou leur agonie.

Le corps de la Déesse retomba lourdement.

Le visage fermé, Thor se leva pour lui appliquer un linge frais sur le front.

Leurs regards se croisèrent.

— Retourne voir Vor, souffla Sif, reprenant peu à peu sa respiration. Annule le serment.

Le fils d’Odin grogna, pensif.

— Loki est rusé, mais il ne peut transcender les termes d’un serment. Et ces termes sont clairs. Je gagne, il disparaît.

— Mais si tu perds…

— Je ne perdrai pas !

— Thor, tu es fort, presque invincible. Mais tu ne peux lire l’avenir. En tant que Dieu du combat, tu te dois d’envisager toutes les possibilités avant de te lancer dans la bataille. Il en va de même pour ce défi. Si tu devais perdre, tu serais dans l’obligation de lui édifier cette statue.

Sif marqua un temps avant de murmurer sa pensée :

— Ne vaudrait-il pas mieux lui construire sa statue dès maintenant et annuler ce serment ?

Le Dieu reposa le linge et fixa intensément sa femme.

— Tu ne sais pas ce que tu me demandes ! Outre le fait que cette statue serait une offense à notre peuple, il m’a insulté ! Non seulement je gagnerai, mais je prendrai plaisir à l’humilier. Et ce plaisir, personne ne m’en privera ! Pas même la plus belle des Déesses.

Sif ouvrit la bouche pour protester, mais son époux fut plus rapide et scella leurs lèvres. Le corps chaud et massif du Dieu plaqua celui, plus frêle, de la prophétesse, son membre durci par l’envie et la colère trouvant rapidement l’entrée de sa féminité.

En prenant le corps de sa Déesse, Thor songea que si Loki le surprenait maintenant, il ne douterait plus de son don de fertilité.

Cette pensée attisa son ardeur.

Hluti 3

 

Le Dieu du combat

Lorsqu’il sentit la paroi de glace lui labourer le dos, Thor se dit qu’une fois ce Géant mis hors d’état de nuire, il s’occuperait de ce fourbe de Loki. Après tout, rien dans le serment n’interdisait une petite explication entre deux épreuves.

Le Dieu de la sournoiserie pencha la tête de côté et plissa les yeux. Cela s’annonçait mal pour son rival. Il soupira de dépit. Il n’aurait peut-être pas l’occasion de pousser plus loin sa malice… Il s’en faisait pourtant une telle joie… Tant pis. Au moins aurait-il le plaisir de voir sa statue élevée plus tôt que prévu.

Thrudgelmir hurla avec tant de haine que son palais de glace vibra à en décrocher trois stalactites plus vieilles qu’Odin.

— Loki, fils de Laufey, comment te remercier ?!

Le Géant de glace s’approcha à pas lourds du Dieu qui patientait.

— Tu me remercies déjà, crois-moi.

Devant l’air intrigué du Jötunn, Loki se fit un devoir d’expliquer succinctement sa démarche :

— Je t’ai amené le fils d’Odin pour que tu te venges du Père de tout, qui a dépecé Ymir, ton géniteur. En échange, tu me prouves, ainsi qu’à tous les Ases, que le don de combat de Thor n’est pas illimité. Nous serons quittes.

— Quittes ?!

La voix caverneuse fit de nouveau trembler les murs.

— Nous ne serons quittes que lorsque j’aurai dépecé cet Ase vaniteux !

Sur ce, Thrudgelmir saisit le pied de Thor et commença à le malmener, le faisant buter contre les parois, le sol, le plafond. Chaque coup entaillant un peu plus le corps déjà meurtri du Dieu du tonnerre. Lorsqu’enfin le Géant lâcha prise, sa victime crachait du sang. Ce qui ne l’empêcha pas de se relever, sans montrer le moindre signe de fatigue. Bien au contraire : son regard noir vibrait d’un désir de se battre plus ardent que jamais. D’une main, il s’empara de Mjöllnir et le fit tournoyer.

— Je ne veux pas te tuer, gronda Thor. Juste prouver à cette engeance que mes pouvoirs sont illimités.

Pour toute réponse, Thrudgelmir poussa un hurlement et se jeta sur Thor, qui l’accueillit d’un coup de marteau. Le Géant traversa une paroi de glace, puis une autre.

C’en fut trop pour le palais, qui commença à s’effriter.

— En as-tu assez vu, Loki ?! s’exclama le fils d’Odin sans s’émouvoir des pans de glace qui s’effondraient autour d’eux.

De mauvaise grâce, le Dieu Géant acquiesça.

— Alors, allons-nous-en.

Loki ferma les yeux pour préparer sa métamorphose. Au même instant, le sol se souleva sous le poids des roches qui s’effondraient, le projetant lourdement contre son rival.

Sonnés, les deux Dieux s’observèrent un moment, leurs souffles se mêlant, leurs lèvres se frôlant.

Thor réagit le premier en repoussant violemment son adversaire. Puis, sans attendre, il bondit et fendit les Cieux en direction d’Asgard.

***

Le retour du héros se fit sous les acclamations. Mais le prince ne les goûta que distraitement, son esprit obnubilé par les récents évènements. Il s’était brièvement retrouvé à la merci de Thrudgelmir, et pourtant, cela n’avait pas eu l’air de convenir à Loki. Or, si telle avait été la véritable motivation de toute cette mascarade, sa mort, bien que fort peu probable, aurait pu passer pour accidentelle. Ce n’était donc pas sa fin que ce traître espérait.

Et c’était bien ce qui le préoccupait.

Ça et le souvenir de leur proximité inattendue.

Balder, Dieu de la lumière, éructa de plaisir :

— Plus qu’une épreuve, mon frère, et nous serons débarrassés de ce parasite !

Thor acquiesça et leva sa coupe d’hydromel. Mais même le breuvage divin n’y put rien. Les images du jour ne cessaient de le hanter. Il chercha instinctivement des yeux Loki, mais celui-ci demeurait introuvable. À son grand soulagement.

Lorsque Hermod, Dieu messager, vint le trouver, il fut forcé de se ressaisir. Odin le mandait. Et il en connaissait la raison.

Le sermon fut bref et laissa rapidement place à la fierté d’un père face à la réussite de son fils.

— Eh bien, pourquoi cet air sombre ? demanda le Père de tout.

Thor masqua son trouble par une autre question :

— Père, serez-vous triste lorsque le Dieu Géant devra quitter notre cité ?

Odin prit le temps de la réflexion.

— Ce qui me lie à Loki est un serment consacré par le sang. Il est mon frère et le restera. Ici ou ailleurs. Mais je dois à Asgard de la protéger, et si cela doit passer par une séparation physique d’avec Loki, je l’accepte.

— Il deviendra mortel, insista Thor.

— C’est son choix. C’est lui-même qui a établi les termes de votre accord. Cela m’attriste. Au plus haut point. Mais Heimdall gardera un œil sur lui. Je veillerai sur lui.

Le Dieu du combat glissa un regard vers Frigga, prophétesse et première épouse d’Odin, trônant à ses côtés. Celle-ci détourna les yeux. Elle savait des choses. Des choses qui échappaient aux autres. Et tous l’acceptaient.

Même si, maintenant, Thor aurait donné cher pour lire dans ses pensées.

***

Ce soir-là, lorsque le fils d’Odin rejoignit sa compagne dans le lit conjugal, le souvenir des évènements s’était presque estompé. La fête et la joie, maîtresses du cœur des Ases, avaient réussi à s’emparer de celui du Dieu guerrier. Et lorsque Sif posa une main sur son bras, cherchant dans son regard des réponses à cette première journée, il sourit, fier de lui.

— Les voix t’ont soufflé une prophétie inexacte. Personne ne perdra, à part ce fourbe. Et je ne vois pas en quoi cela posera un quelconque problème.

Mais la Déesse, loin de partager sa liesse, se détourna. Thor se rembrunit.

— Tu ne me crois pas ? gronda-t-il.

— Toi non plus, soupira Sif, agacée.

Le Dieu se releva et enleva sa tunique. Ils pouvaient avoir des conversations épineuses, mais une chose les réconciliait toujours. Quand il s’étendit de nouveau près de sa femme, il glissa une main sous le voile dissimulant ses courbes et caressa sa poitrine. Sif soupira pour montrer son irritation et masquer son plaisir. Loin de se laisser abattre, Thor tenta une autre approche, cette fois en insinuant ses doigts entre les cuisses de la Déesse.

— S’il te plaît, ne gâche pas cette soirée. Fais honneur au héros d’Asgard comme toi seule en es capable.

Un fin sourire étira les lèvres de Sif. Son mari pouvait être têtu et agaçant. Mais si elle avait appris une chose des prophéties, c’était que nul ne pouvait aller à leur encontre. Alors, au lieu d’avoir peur de ce qui allait arriver, elle décida de jouir de ce qu’elle possédait maintenant : le Dieu le plus endurant d’Asgard. Elle se retourna, écarta les cuisses et ferma les yeux lorsqu’elle sentit son rostre, tendu de désir, pénétrer sa féminité.

Thor gronda et l’embrassa fiévreusement, décuplant le plaisir de la Déesse. Mais lorsqu’il ferma les yeux, savourant la chaleur de sa compagne, une image, fugace, traversa son esprit.

Celle d’un Dieu à la chevelure de corbeau.

Son membre durcit plus encore. L’incompréhension se le disputa un instant à l’excitation, mais ce fut cette dernière qui l’emporta lorsque les gémissements de Sif commencèrent à emplir la chambre.

***

Le jour suivant, nul ne comprit les raisons de l’assombrissement du caractère du prince. Les derniers évènements lui avaient souri, Loki était en passe de finir sa triste existence dans le monde des Hommes et les neuf royaumes ne s’étaient jamais aussi bien portés. Alors pourquoi s’était-il enfermé dans ses appartements ?

Seule Snotra, Déesse de la sagesse et servante de Frigga, en sut plus que les autres. Thor vint la trouver à la tombée du jour, les traits tirés, en proie à un malaise évident. Pour autant, il ne parla pas tout de suite et Snotra ne le bouscula pas. Elle le connaissait depuis ses jeunes années, l’avait aidé à se canaliser et savait d’expérience que rien ne le braquait plus que lorsqu’on tentait de lui soutirer des informations. Alors, patiente, elle attendit.

Ce ne fut que lorsque le Dieu s’assit lourdement sur sa natte qu’elle sut qu’il allait parler.

— Comment se débarrasser de ses pensées ?

La question prit Snotra de court. Thor, qu’elle considérait encore jusqu’à peu comme un jeune homme insouciant, prompt à dégainer son marteau, avait mûri sans qu’elle s’en aperçoive. Elle s’assit à ses côtés.

— En les affrontant.

Thor tourna vers elle un regard las.

— Et si on ne le peut pas ?

— Pouvoir n’est pas vouloir.

— Tu es la deuxième personne à oser insinuer que j’ai peur, gronda le Dieu en toisant la servante d’un œil noir.

— Ai-je parlé de peur ?

— Tu dis que je ne veux pas affronter mes pensées ! Celui qui se dérobe est un lâche !

— Ou un égaré.

Thor fronça les sourcils et se détourna, pensif.

— Veux-tu me faire part de ce qui te préoccupe ? Je pourrai mieux t’éclairer.

Le fils d’Odin secoua la tête.

— Ces pensées sont-elles contraires aux Lois ?

Un silence, épais, puis :

— Je ne sais pas. Elles ne me correspondent pas, voilà tout.

Snotra sut qu’elle bataillait contre le vent. Résignée, elle lui délivra ce que la Sagesse lui soufflait :

— Les mots et les images qui nous viennent font partie de nous. Les renier, c’est aller contre sa nature. Et donc renier les Lois.

Thor se leva, agité.

— Merci pour tes conseils. Ma victoire d’hier et les fêtes à répétition me brouillaient l’esprit. J’y vois plus clair maintenant !

Le Dieu du tonnerre salua la servante et sortit à grands pas.

Oui, c’était sans nul doute l’excitation de sa victoire récente, alliée à la perspective de débarrasser Asgard de ce Dieu méprisable, qui lui avait permis de pousser aussi loin ses talents d’amant la nuit passée. Rien d’autre !

Rasséréné par cette certitude, Thor rejoignit ses compagnons d’armes, bien décidé à profiter de la soirée.

Hluti 4

 

Le Dieu de la fertilité

À peine Mani, Dieu de la lune, disparu, poursuivi par le loup Hati, sa sœur Sol prit la relève, levant sur la cité d’Asgard une aube nouvelle et resplendissante. Parfaite pour accueillir la dernière épreuve.

Loki, qui n’avait pas reparu depuis la victoire de son adversaire, vexé par le long sermon qu’Odin lui avait asséné en privé sur son inconscience, semblait plus que jamais déterminé, ses yeux étincelant d’un succès qu’il savourait déjà. Sa statue serait édifiée et Thor serait humilié.

Oui, la journée s’annonçait parfaite.

Vor présida à la seconde épreuve comme elle avait présidé à la première. En retrait, mais veillant à ce que les termes du serment soient scrupuleusement respectés.

Autour des deux rivaux, un silence de mort. C’était maintenant que tout allait se jouer.

— Eh bien, Loki ? fanfaronna Thor. Que me proposes-tu pour prouver l’étendue infinie de mon dernier don ? Veux-tu que je fasse pousser les plantes d’Asgard d’un souffle, ou peut-être souhaites-tu que je nage dans l’océan et fertilise les espèces marines d’une pensée ?

Des rires fugaces percèrent le silence pesant. Tous se demandaient par quelle pirouette le Dieu de la malice réussirait à s’en sortir.

— Es-tu en train d’affirmer que tu peux fertiliser tout ce qui existe ?

— Dans les limites des Lois présidant aux neuf royaumes, oui, répondit Thor, méfiant. Il faut que l’espèce puisse se reproduire.

— Bien entendu. Jamais je ne te demanderai de fertiliser un caillou.

Cette fois, Loki fut le seul à rire. Les autres Dieux commençaient, pour les uns à s’ennuyer, pour les autres à être agacés.

— Alors, qu’attends-tu ! s’impatienta Thor.

— Mais toi.

— Moi ? Es-tu aveugle au point de ne pas me voir ?

— Et toi ? demanda le Dieu Géant en s’approchant lentement. Es-tu bête au point de ne pas comprendre ?

Un sourire fourbe illumina ses traits tandis qu’il s’arrêtait à un pas du fils d’Odin, qui l’attendait, une main sur Mjöllnir.

— Après tout, ce que je te demande n’est que la continuité de la dernière épreuve, murmura Loki en se penchant pour n’être entendu que du seul Dieu de la fertilité.

Thor recula d’un pas. Ses souvenirs lui revinrent de plein fouet. Autour d’eux, les autres murmuraient et spéculaient sur cet échange inaudible.

Le Dieu de la ruse ouvrit les bras et clama d’une voix forte :

— Fertilise-moi !

L’air enfla des cris d’indignation des Ases, sous le regard amusé de Loki.

— C’est un affront ! éructa Balder.

— Et en quoi, je te prie ? s’étonna le Dieu Jötunn. Thor ne vient-il pas d’affirmer qu’il pouvait fertiliser toute espèce capable de se reproduire ?

— Si cela ne contrevient pas aux Lois ! lança Syn, Déesse du droit. Tu es un mâle ! Par définition, tu ne peux pas donner naissance !

Odin ferma l’œil et soupira.

— Je peux certifier qu’il le peut, annonça le Père de tout.

Et, sous le regard médusé de l’assemblée divine, le roi siffla. Alors, Sleipnir, son cheval à huit jambes, apparut, parcourant d’un saut le chemin depuis l’écurie royale, et hennit fièrement.

— Va dire bonjour à ta mère, murmura Odin en flattant son encolure.

Le cheval fut auprès de Loki en un battement de cils. Le Dieu caressa sa crinière et lui murmura quelques mots à l’oreille. Le destrier s’ébroua et piaffa de joie.

Les Ases, eux, se murèrent dans un silence si parfait qu’on aurait pu croire la cité déserte.

— Cela ne se peut, murmura Thor.

Odin se leva et raconta :

— Vous souvenez-vous lorsque le Bâtisseur proposa de construire une muraille infranchissable autour d’Asgard ?

Un assentiment muet balaya la foule.

— Et vous souvenez-vous des prix demandés pour une telle protection ? Freyja, notre sœur du peuple des Vanes, mais aussi la Lune et le Soleil d’Asgard !

Les Dieux s’entreregardèrent, cherchant à comprendre.

— Il a bien failli réussir ! éclata Irmin en assassinant Loki du regard. C’est ce traître qui a permis au Bâtisseur d’utiliser son colossal étalon Svadilfari pour transporter son chargement !

— Et c’est Loki, mon frère de sang, qui a éloigné ce même étalon alors que le Géant s’apprêtait à terminer sa tâche au terme du délai convenu, acheva Odin en se rasseyant.

Les regards convergèrent vers le Dieu de la métamorphose qui congédiait la monture royale d’une caresse sur le flanc.

— Ta magie noire n’a donc aucune limite ? cracha Thor en le détaillant d’un air de dégoût.

Loki cilla, mais ne releva pas.

— Et toi, fils d’Odin ? Ton don en a-t-il une ?

Le Dieu du tonnerre serra plus fort son marteau, prêt au combat, mais se retint à temps. Se battre ne ferait que repousser l’échéance. Il s’avança d’un pas rageur vers son adversaire. Quand il stoppa, leurs nez se touchaient presque.

Le regard calme de l’un affronta les yeux étincelants de l’autre.

— Eh bien, sourit le Dieu de la ruse. Où en étions-nous ?

— Tu te transformais en jument, je crois, pour que d’un souffle je te fertilise.

— Ce n’est pas exactement ce que je t’ai demandé.

— Jamais je ne m’avilirai à cet acte de perversion !

Les murmures autour d’eux firent se retourner Thor. Les Déesses et les Dieux semblaient abattus. C’est à cet instant que le fils d’Odin vit le piège se refermer. Soit il fertilisait ce Dieu selon ses conditions, s’assurant son bannissement, mais aussi le mépris de ses compagnons pour avoir commis un acte impur, soit il refusait, perdant ainsi le défi lancé, et permettant à ce fourbe de trôner comme l’égal des Ases. Dans les deux cas, il était perdant. Il tenta une dernière parade :

— Pourquoi devrais-je accepter tes conditions ?!

— Parce que c’est moi qui ai lancé le défi et, de nous deux, c’est moi qui ai le plus à perdre. Les règles de la bienséance et de la justice asgardienne penchent donc en ma faveur.

Un regard à Odin suffit à faire comprendre à Thor qu’il était perdu. Il considéra un moment son ennemi, puis se recula, aussi digne que possible.

— Mes compagnons. Mes frères. Mes sœurs. J’espère que vous me pardonnerez un jour.

Il se tourna vers Vor et posa un genou à terre.

— Je renonce à cette épreuve.

— Je déclare donc Loki, fils de Laufey et de Farbauti, vainqueur, annonça Vor à contrecœur. Selon les termes du serment, tel qu’énoncé, Thor devra lui ériger une statue et nul, plus jamais, ne pourra douter du statut d’Ase de notre… frère.

La rage et la déception dévoraient les rangs divins. La rancœur également. Mais aucun des Dieux n’afficherait ouvertement son ressentiment face à Thor. Il était prince d’Asgard. Et, à ce titre, on lui devait le respect. Quelles que soient ses décisions.

L’assemblée se dispersa.

Des nuages noirs apparurent. Le tonnerre gronda comme rarement. Thor disparut lorsqu’un éclair frappa le sol.

Hluti 5

 

Les cheveux d’or

Les Dieux ne savaient pas quel était le pire châtiment. Savoir que Loki était maintenant l’un des leurs, ou regarder le fils de leur roi s’éclipser dès le lever du soleil pour ériger l’humiliation collective que représentait cette statue ?

Quoi qu’il en soit, leur colère pour Thor et son manque de clairvoyance s’était peu à peu muée en pitié. Coup de grâce pour le Dieu du tonnerre, qui préférait encore suer sang et eau du matin au soir pour bâtir le caprice de son adversaire plutôt que d’affronter leurs regards.

Ainsi, il ne vint bientôt plus aux banquets, allant jusqu’à parfois passer la nuit dehors où, à la lueur d’une lune clémente, il continuait son dur labeur.

Quant à Loki, tout le monde l’évitait. Sa fourberie avait dépassé des limites que nul n’aurait cru voir franchies un jour, et se trouver en sa présence rendait les Ases encore plus mal à l’aise qu’auparavant. Mais ces considérations n’atteignaient guère le Dieu de la ruse qui, depuis sa dernière confrontation avec l’héritier d’Asgard, passait le plus clair de son temps dans ses appartements, à ruminer. Et cela ne lui ressemblait pas. Il avait eu ce qu’il désirait, comme toujours. Mais une frustration lancinante le rongeait, née du rejet dont il avait fait l’objet devant tout ce que la cité pouvait compter de divinités. Il s’était attendu au forfait de la part de son rival. C’était sur lui que Loki avait échafaudé sa stratégie. Et pourtant, le dégoût qu’il avait lu dans les yeux de Thor l’avait blessé et vexé, transformant le point d’orgue de son divertissement en obsession.

Il voulait le fils d’Odin et il l’aurait. Quand bien même devrait-il se montrer plus habile qu’en aucune autre circonstance.

Car nul ne lui disait non sans en payer le prix.

***

Loki décida dans un premier temps de visiter Thor sur le chantier de construction, se faisant la remarque qu’il avait négligé de vérifier l’avancée des travaux, cette statue étant déjà passée au second plan dans son esprit. Pour plus de liberté, il revêtit l’apparence d’un oiseau et fendit l’air jusqu’à la plaine où le prince vaincu s’attelait à sa tâche depuis l’aube. Le Dieu des métamorphoses se posa sur une branche non loin de lui et l’observa. Patience et analyse avaient toujours été ses plus fidèles alliées dans l’élaboration de ses ruses. Et, pour un objectif aussi difficilement atteignable, il ne comptait pas déroger à cette règle.

Le dos luisant de sueur, Thor grogna. Il était en passe de terminer cette maudite statue. Seule la tête manquait encore. Cela nécessiterait un temps de travail dans les forges, mais il arriverait à ses fins d’ici peu. Et ensuite… Un bruit dans l’arbre à sa droite l’alerta. Un oiseau. Le Dieu s’apprêtait à reprendre son ouvrage quand il se figea. Dans un grondement, il lança son marteau en direction du volatile qui n’eut d’autre choix que de plonger à terre pour éviter l’arme. Mais le déplacement d’air de Mjöllnir le fit tournoyer.

Ce fut un Loki un peu sonné qui tomba au sol.

— En voilà une façon d’accueillir un de tes frères !

Des étincelles crépitèrent dans les yeux de Thor, mais il choisit d’ignorer la pique et se remit au travail, tournant le dos à son visiteur.

— Que me veux-tu ? demanda le fils d’Odin en rappelant son marteau à sa main.

Loki le détailla. Ses muscles roulaient sous sa peau tannée par le soleil et rendue brillante par la sueur.

— Savoir si tu avais enfin terminé. À ce que je constate, tu n’y es pas encore.

— Tu constates bien.

Seule la poigne de fer sur le manche de Mjöllnir trahissait la fureur de Thor. Le regard du Dieu Jötunn se troubla.

— As-tu autre chose à me demander ou es-tu seulement venu me narguer un peu plus ?!

Loki détourna les yeux, retrouvant sa posture hautaine.

— Rien d’autre. Bien que je continue de penser que tout ceci aurait pu t’être épargné.

Les coups de marteau cessèrent net et le prince se retourna lentement. La chaleur de la journée se fit plus lourde encore. Un orage approchait.

— À choisir entre la honte et l’ignominie, j’ai choisi le moindre mal, lança le fils d’Odin d’une voix rauque.

Au loin, des éclairs se formaient au sein des nuages d’un noir d’encre filant en direction de la statue.

Loki frémit, ses deux émeraudes étincelant.

— Maintenant, pars, ordonna Thor. Autrement, Mjöllnir se fera une joie de remodeler ton sourire narquois !

Un dernier regard haineux, et le Dieu de la ruse se métamorphosa en oiseau.

Alors qu’il rejoignait la cité, une vengeance prit forme dans son esprit venimeux. Thor allait être frappé à son dernier point faible. Son ego et sa dignité avaient déjà été mis à mal, l’éloignant des autres Dieux et des plaisirs de leur compagnie. Ne restait que le havre de paix auquel il aspirait chaque soir : Sif et sa beauté ensorcelante.

***

Ce soir-là, une nuit sans lune se profila, permettant à un oiseau noir de s’envoler d’une fenêtre pour atterrir sur le rebord d’une autre, puis à un serpent de se glisser par un faible interstice et enfin à un petit chat noir de se dissimuler derrière un meuble d’une chambre richement décorée. Seule dépassait sa tête, deux yeux verts observant les corps qui se mouvaient sur le lit.

Le plaisir emporta les deux amants simultanément. Thor roula bientôt sur le côté, laissant sa compagne reprendre son souffle.

— Je te trouve très entreprenant, ces temps-ci.

— Est-ce un reproche ?

— Aucunement.

Sif se rapprocha de son époux.

— Sache seulement que tu n’as rien à me prouver.

Thor fixa encore plus intensément le lustre de leur chambre. Il était vrai que le goût d’inachevé de ce maudit défi lui restait en travers de la gorge. Il n’avait pas pu démontrer l’étendue infinie de son don et cela le taraudait. Sa vigueur n’en avait été que décuplée dans le lit conjugal. Il n’avait rien à prouver à sa femme, certes. Mais à lui…

— Dors, maintenant, fils d’Odin. Reprends des forces.

Thor se tourna vers sa Déesse et la contempla un moment. Sa seule présence parvenait à le calmer. Il lui caressa les cheveux et l’embrassa avant de la prendre dans ses bras. Ainsi enlacés, les deux amants sombrèrent dans le sommeil.

***

Un hurlement sauvage réveilla Asgard aux premières lueurs du jour. Sitôt que les Ases en eurent identifié la provenance, tous se précipitèrent vers les appartements du couple princier. Balder frappa de lourds coups sur la porte en chêne massif.

— Thor ! Sif ! Ouvrez, par Odin !

Le Dieu du tonnerre sortit sur le pas de la porte, livide.

— Parle ! implora Hermod.

— Quelqu’un a coupé les cheveux de Sif.

La nouvelle fit l’effet d’un cataclysme parmi les Dieux. Certains d’entre eux risquèrent un œil dans la chambre, mais la Déesse, les yeux ruisselant de larmes, claqua violemment la porte.

— Qui a osé ? éclata Irmin.

Le visage de Thor s’assombrit. Il fendit l’attroupement et se rendit directement à la chambre du seul coupable possible.

Dormant du paisible sommeil de celui ayant atteint son but, Loki se réveilla brusquement lorsque la porte de sa chambre explosa. Sur le seuil se tenait Thor, Mjöllnir à la main.

— Tu vas mourir ! rugit le Dieu en se ruant sur lui.

Mais Loki, aussi rapide que rusé, se transforma en fourmi, disparaissant aux yeux de son agresseur.

— Montre-toi, lâche, hurla Thor en fouillant les draps.

Mais la fourmi était déjà loin, tapie dans un recoin de la pièce.

— Sors ou je jure par Odin que je détruis jusqu’à la dernière pierre de cet endroit !

— Tu devras le reconstruire, dans ce cas. Et je doute que tu souhaites passer plus de temps que nécessaire dans mes appartements.

Fulminant de rage, Thor dut néanmoins se rendre aux arguments de son ennemi. À contrecœur, il abaissa son marteau.

Loki se matérialisa alors prudemment à quelques pas de lui.

— Aurais-tu tellement passé de temps au soleil que tu en aurais oublié les règles d’usage entre Ases ?

— Pas quand cet… Ase… se rend coupable d’un sacrilège !

— Explique-toi.

— Cesse tes mensonges ! Tu as coupé les cheveux de ma femme !

— Quelle preuve as-tu ?

— Celle de la logique. Aucun des miens n’aurait osé. Tous l’aiment et la respectent. Le seul traître ici, c’est toi.

— En tant qu’Ase, j’ai le droit à la même justice. Tu dois prouver tes dires.

— Assez, gronda Thor en faisant tournoyer son marteau.

Voyant qu’il n’était pas dans son intérêt de continuer à mentir, Loki leva les mains en signe de reddition.

— Bien. Repose ton marteau, fils d’Odin.

Thor obtempéra sans le quitter du regard.

— Tu avoues ?!

— Oui, j’avoue.

— Quelle folie t’a pris d’agir de la sorte ?!

Le Dieu de la ruse plissa les yeux.

— Celle de te proposer un marché.

— Assez avec ta malice ! Je n’en ai pas encore terminé avec ta statue.

— Tu envisages donc une nouvelle défaite ?

C’en fut trop pour Thor, qui bondit sur Loki. Lui enserrant la gorge, il le plaqua au mur.

— Je pourrais te tuer sur-le-champ.

— Et tu devrais en répondre au Père de tout, sans oublier Nidhögg. Souhaites-tu réellement que ton cadavre de meurtrier soit dévoré par le Dragon jusqu’au Ragnarök ?

Le prince grimaça et relâcha son emprise.

— Quel est ton prix pour redonner sa chevelure à ma Déesse ?

— Je ne pourrai pas lui redonner sa chevelure. Mais je pourrais faire mieux que ça.

— Mieux ?

— Oui. Les Nains, si rustres soient-ils, possèdent une magie telle que tisser des cheveux d’or ne devrait pas leur poser plus de problèmes que, disons, créer une cage enchantée.

— Que dis-tu ?

— Je peux demander à Brokk de forger pour ta femme une chevelure plus étincelante qu’aucune autre.

Le Dieu réfléchit à sa proposition. Tout valait mieux que de laisser sa compagne en proie au désarroi le plus profond.

— Et quel en sera le prix ?

Un fin sourire dessina les traits de Loki.

— Un prix à la hauteur de ton amour pour ta femme.

— Cesse tes énigmes !

Prudemment, le Dieu Géant se pencha vers Thor pour chuchoter à son oreille :

— Achevons ce que nous avons commencé sur Jötunheim et que tu as refusé de poursuivre lors de notre affrontement.

L’Ase recula d’un pas.

— Comment mon Père a-t-il pu lier son sang au tien ?! Connaît-il l’étendue de ta perversion ?

— Il la connaît. Mais ceci n’est pas la question. Si tu veux que ta femme retrouve toute sa beauté, accepte d’unir ton corps au mien. Autrement, elle devra vivre avec sa honte jusqu’au Ragnarök.

Le regard dégoûté de Thor fit perdre son calme apparent à Loki. Il se rapprocha d’un pas et lui cracha ses mots au visage :

— J’obtiens invariablement ce que je veux, fils d’Odin. D’une manière ou d’une autre. Tu devrais le savoir.

— Et toi, tu devrais savoir que l’acte que tu me demandes d’accomplir va à l’encontre de mes principes. Ergi serait à jamais inscrit sur mon front. Je préfère la mort. Et Sif le comprendra. Car il existe entre nous un lien que jamais tu ne pourras te figurer.

Abattu, Thor se détourna.

— Ta porte te sera rendue demain, furent les seules paroles qu’il prononça avant de rejoindre ses appartements.

***

Deux jours plus tard, Hermod signifia à Loki que sa statue était achevée. Personne n’organisa de fête, personne ne se réjouit. Pas même le principal intéressé. D’autres choses tournaient dans son esprit. Des choses qui le surprenaient autant qu’elles le troublaient.

Pourquoi pensait-il ainsi, subitement ? Devenait-il aussi insipide que les Ases, à leur contact ? Il n’en avait pas l’impression. Mais alors quoi ? Ses pensées le ramenaient inlassablement vers Thor. Son attitude, ses mots, au-delà de le frustrer, l’avaient blessé. Une nouvelle fois. Comme si l’opinion de cet insupportable Dieu revêtait une quelconque importance.

Soupirant d’agacement, Loki se leva pour contempler la cité du haut de sa tour privée. L’idée qui lui était venue n’avait rien de commun avec son mode de fonctionnement habituel. Empreinte d’altruisme, elle le terrorisait presque. Mais s’il allait jusqu’au bout, il pourrait prouver au fils d’Odin qu’il avait tort. Cette perspective le détendit.

Au milieu de la nuit, un oiseau au plumage luisant s’envola.

***

Sif ne sortait plus. Sa chevelure représentait maintenant un tel déshonneur qu’elle n’avait plus goût à rien. Personne, pas même son époux, ne parvenait à lui faire oublier cette perte.

Cette situation minait tant et si bien Thor que l’idée folle d’accepter le marché du Dieu Géant s’imposait de plus en plus à son esprit. Un déshonneur implacable s’abattrait sur lui, mais Sif retrouverait ce qui, pour elle, constituait sa beauté.

Le sacrifice en valait la peine. À condition que personne ne sache.

Le visage sombre, le fils d’Odin se leva avant l’aube et, sans réveiller sa femme, sortit de leurs appartements.

Son pied buta alors sur quelque chose. Il se pencha et prit le paquet déposé sur le seuil : un nuage d’argent opaque d’où émanait une lumière douce et chaude. Intrigué, il l’ouvrit et n’en crut pas ses yeux. Une masse blonde. Lentement, il la déroula.

Des cheveux d’or.

Le choc passé, Thor courut réveiller sa compagne.

Ce matin-là, un nouveau cri s’éleva de la chambre princière pour se répercuter sur tous les murs d’Asgard. Les Dieux et Déesses accoururent et s’émerveillèrent de la nouvelle chevelure de Sif, se demandant d’où pouvait provenir un tel miracle. Mais personne n’avait la réponse.

Excepté l’époux de la Déesse, qui s’éclipsa pour se rendre à l’autre bout de la cité.

Le cri de Sif avait été si puissant que même Loki s’était réveillé en sursaut.

Le front posé sur l’encadrement de sa fenêtre, il scrutait les premiers filets du jour naissant. Il ne prit même pas la peine de se tourner quand il entendit frapper à la porte, se contentant d’une faible invitation à entrer, sachant pertinemment qui venait lui rendre visite.

Thor pénétra dans les appartements du Dieu Géant, partagé entre méfiance et reconnaissance.

— Pourquoi ? se contenta-t-il de demander.

Loki ne bougea pas pendant un long moment, puis se retourna, un masque de contentement sur le visage.

— Pour te prouver que tu n’es pas infaillible, grand Thor.

Devant l’incompréhension de son hôte, il jugea nécessaire de s’expliquer :

— Ne m’as-tu pas affirmé que je ne pouvais pas comprendre ce qui vous unissait, toi et Sif ?

— C’est exact.

— Eh bien, avec ce geste généreux, je t’ai prouvé que j’étais capable de sacrifice.

— Réparer tes erreurs n’est en rien un sacrifice.

Loki s’avança lentement vers le prince.

— Un simple remerciement serait le bienvenu, ne penses-tu pas ?

Le Dieu du tonnerre réfléchit. Pour Loki, cet acte relevait d’un réel sacrifice. Il ne comprendrait jamais ce qu’étaient la bonté ou la générosité. Il était ce qu’il était. Mais lui accorder un peu de gratitude ne ferait pas de mal. C’était peut-être même cet élément qui lui manquait pour devenir meilleur. Alors, Thor lui tendit la main.

Le Dieu de la malice la considéra un moment avant de la saisir, ses doigts graciles rencontrant la poigne de fer du fils d’Odin. Une décharge les parcourut. Tous deux mirent cet évènement sur le compte de la nature de Thor.

— Merci, fils de Laufey. Tu as rendu un fier service à ma femme.

Loki inclina la tête. La poignée de main se prolongea.

— Ce fut… comment dit-on déjà ? Un plaisir.

Un fin sourire dessina les lèvres de Thor. Mais, face aux émeraudes brillantes qui le transperçaient, il se sentit rapidement mal à l’aise. Aussi retira-t-il sa main et s’en fut d’un pas rapide vers la porte.

— Je dirai à Sif que tu as… fait preuve de générosité.

Le Dieu Géant ne rétorqua rien, se contentant de fixer sa nouvelle porte qui venait d’être claquée avec brusquerie.

Les Amants de la mer de Chine – Extrait

Notes d’auteur :

 

Ce livre contient une part de fantastique, mais il présente aussi une partie historique. Mis à part Cixi, tous les personnages sont issus de mon imagination. Néanmoins, je me suis plongée dans une documentation abondante pour coller au mieux à l’époque, aux usages et aux événements réels. Ne possédant personnellement aucune culture chinoise, je m’excuse par avance auprès des personnes sinologues pour les erreurs que j’aurais pu commettre.

Playlist :

Si comme moi vous êtes de ceux qui aiment lire en écoutant de la musique, je ne peux que vous conseiller les deux fonds musicaux qui ont tourné en boucle durant toute la rédaction de ce livre. À savoir, deux bandes originales de films : celle du Dernier Samouraï et de Mémoire d’une geisha.

Chapitre 1

 

La perte d’une mère

Mes premiers souvenirs me ramènent à Shanghai. À ce début de printemps 1861, où tout a basculé. Ce jour-là, je me rappelle qu’il pleuvait. J’allais avoir cinq ans et j’attendais le retour de ma mère…

Généralement, elle passait la journée à broder. Elle réalisait sans modèle de jolies fleurs ou de grands oiseaux étranges, qui déployaient leurs couleurs vives sur des carrés de soie. Les formes qui naissaient sous ses doigts me fascinaient, et je m’efforçais en vain de reproduire ses créations sur le papier qu’elle me donnait.

La plupart du temps, je demeurais assis auprès d’elle. J’aimais son sourire et la douceur de sa voix. Souvent, je dessinais en écoutant les histoires qu’elle me racontait. Rien ne me plaisait davantage que ces moments privilégiés. Lentement, je me rapprochais d’elle, pour finir par poser ma tête sur ses genoux. Ses belles mains blanches caressaient alors ma chevelure, m’abreuvant de tendresse et de quiétude.

Parfois, elle me chargeait de ranger sa boîte à couture, et je recevais sa demande comme le plus précieux des cadeaux. La richesse de la palette colorée des fils qu’elle utilisait m’émerveillait. Avec envie, j’imaginais ce que serait de posséder autant de teintes à étaler sur une feuille. J’adorais crayonner, mais l’enfant que j’étais ne disposait que de quelques bâtonnets de craie et d’un morceau de charbon de bois.

Une fois son ouvrage terminé, elle repliait soigneusement le tissu diapré qu’elle venait de réaliser, pour l’entreposer dans un grand carton. Dès que celui-ci était plein, elle l’emportait de l’autre côté de la ville, chez le tailleur chinois qui l’employait. À l’ordinaire, je l’accompagnais. Sauf lorsqu’une pluie trop drue s’abattait sur la citée. Mes semelles laissaient passer l’eau, et elle craignait que l’humidité ne me rendît malade.

Je détestais ces jours-là. Je devais l’attendre des heures entières et je n’aimais pas rester seul. Néanmoins, je patientais en songeant au baiser qu’elle déposerait sur ma joue à son retour.

Notre maison ne comportait qu’une pièce, à laquelle s’adossait un petit appentis qui nous servait de débarras. En faire le tour ne me prenait pas plus d’une minute et je m’ennuyais vite. Il m’était cependant interdit de sortir, et pour rien au monde je n’aurais désobéi. J’avais appris que l’extérieur pouvait se révéler dangereux.

Un jour, mon père avait franchi le seuil, et nous ne l’avions plus jamais revu. Je conservais de ce moment une impression d’effroi. Des gens criaient et s’agitaient dehors. Des hommes en armes les bousculaient. Malgré les supplications de ma mère, il n’avait pas eu peur de se jeter dans la mêlée, lui laissant le soin de refermer la porte. Cela faisait plusieurs mois qu’il avait disparu, et peu à peu, son visage s’estompait de ma mémoire.

Attristé par ce souvenir, j’étalai avec un soupir le papier qui m’était destiné sur la table. Un pantin de bois et un dragon de chiffons pour tous compagnons, je m’appliquais à dessiner un grand soleil sur un jardin rempli de fleurs. Ce décor, je désirais l’offrir à celle dont la chaleur de l’amour berçait mon existence. Elle était tout ce qu’il me restait, et elle m’avait juré que jamais rien ne nous séparerait.

Les heures passaient, bien plus longues que toutes celles que j’avais dû affronter seul jusque-là. L’inquiétude me gagnait alors que le carreau s’obscurcissait. Fréquemment, je me retournais vers la porte. Celle-ci s’ouvrit enfin. Heureux et soulagé, je me levai en abandonnant mon croquis et mes jouets sur la table.

— Mam…

Mon cri de joie s’étrangla dans ma gorge. Deux inconnus se tenaient sur le seuil. Deux hommes, aussi dissemblables qu’intimidants pour l’enfant que j’étais. Un Européen, comme moi, et un Chinois.

Le premier s’avança, et je reculai précipitamment. Il me dédaigna pour s’approcher du meuble où ma mère rangeait habituellement ses papiers. Le cœur battant, je le vis farfouiller à l’intérieur pour en retirer différents courriers qu’il parcourut rapidement.

— C’est bien la maison des Targane, déclara-t-il en reposant les feuillets.

La perfection de son anglais me surprit. Je pensais que mes parents et moi étions les seuls à connaître cette langue, que nous n’utilisions qu’entre nous.

L’inconnu me couvait à présent d’un regard méprisant, et je me tassai davantage dans mon coin. Une odeur désagréable de tabac froid imprégnait ses vêtements. Je n’aimais pas la coupe de son costume, je détestais ses cheveux courts et je trouvais parfaitement insupportable sa façon de me toiser comme un objet encombrant. Plus que tout, il m’effrayait. Qu’attendait maman pour apparaître et me prendre dans ses bras ?

— Vous croyez qu’il comprend le chinois ? demanda-t-il à son comparse, sans me quitter des yeux.

Une fois encore, il évitait de s’adresser directement à moi. Ressentant l’insulte de son attitude, je serrai les poings.

— Cela ne fait aucun doute, répondit ce dernier en me dévisageant. Il est né ici et ses parents étaient trop pauvres pour songer à l’inscrire dans une école européenne. Il est d’ailleurs trop petit pour ça. Sa mère travaillait pour un des tailleurs du Palais Bleu. Elle possédait des doigts en or d’après monsieur Jiang.

— Même pas capable de se trouver une place de domestique chez l’un des nôtres, constata avec dégoût le premier. Si ce n’est pas malheureux d’élever son enfant dans un quartier pareil. Un gamin si blond.

— Nous pouvons prendre en charge son éducation, reprit le Chinois sans s’émouvoir. Il nous sera redevable, et nous parviendrons toujours à l’utiliser selon ses capacités. À moins que vous ne soyez prêt à payer son passage sur le prochain bateau qui repart pour le Pays de Galle. Après tout, ce garçon dépend de votre communauté. En tant qu’officier administratif, le choix de son avenir vous échoit.

— Nous ne lui devons rien ! aboya l’autre, en me faisant sursauter. Ses parents n’avaient qu’à réfléchir avant d’émigrer pour s’enterrer ici. Lorsqu’on n’a pas le sou, on évite de partir aussi loin. Pour ma part, ma mission se termine là. Vous pouvez en disposer comme il vous plaira.

Le Chinois lui lança un long regard avant de poser un genou à terre pour se porter à ma hauteur. C’était un homme entre deux âges, d’allure sévère, et je devinai en lui un responsable de quartier influent.

— Tu comprends parfaitement ce que je dis, n’est-ce pas ?

Il venait de m’interroger dans la langue que nous employions dès que nous mettions le nez dans la rue. Intimidé par l’acuité de ses yeux sombres, je me contentai d’incliner la tête. Pourquoi ma mère ne rentrait-elle pas ? Que me voulaient ces gens ?

— Comment t’appelles-tu ? s’enquit-il encore en chinois.

— Jonathan.

— Es-tu un enfant sage et obéissant, Jonathan ?

— Oui, monsieur. Où est maman ?

À nos côtés, l’Anglais s’impatienta :

— Que dit-il ?

Il ne me regardait toujours pas. Je détestais ses manières, mais l’on m’avait appris à respecter les adultes, et je conservais le silence.

— Il demande où est sa mère, répondit calmement le Chinois.

— Ta mère ne reviendra pas. Elle est morte, éructa presque l’officier britannique, en s’adressant brusquement à moi.

Je mis quelques secondes avant de comprendre la portée de ses paroles. Puis j’entrouvris la bouche sur un cri qui ne sortit pas. Une gifle ne m’aurait pas secouée davantage. La mort, je la connaissais déjà. Cela ressemblait à la tristesse d’assister au départ d’un ami en sachant qu’on ne le reverra jamais. Je l’avais découvert quand j’avais retrouvé le petit oiseau offert par mon père inerte et raide au fond de sa cage.

Ce souvenir piqua mes yeux de larmes. Un profond sentiment d’abandon me saisit, et je me dis que cet homme mentait. Ma mère ne pouvait pas m’avoir laissé seul ainsi. Quelque chose dans le dédain de mon visiteur me certifia cependant que si. Affolé, j’éprouvai soudain le besoin de la voir, d’écouter le son de sa voix, de sentir ses bras se refermer sur moi. Je brûlais de la réclamer, mais, tremblant d’appréhension, je ne parvenais pas à rassembler mon courage pour le faire.

Le Britannique me jeta un dernier regard, comme s’il me jaugeait, puis il se détourna pour ouvrir le placard sans plus faire cas de moi.

— Emmenez-le à présent, poursuivit-il en inspectant la vaisselle. Je me charge de ces quelques bricoles. Leur vente couvrira à peine les dettes de sa mère. Son nom est consigné dans notre état civil. Si une personne désire s’en occuper, nous saurons toujours lui indiquer où le trouver. Je doute toutefois que quelqu’un demande un jour après lui.

Le cœur battant, j’assimilai difficilement ce que j’entendais. Sans un mot d’explication, le Chinois se releva et me prit par la main. Je réalisai brusquement qu’il allait me forcer à le suivre, et je tentai de me dégager. Il me tenait si fermement que je n’arrivai à rien.

— Allons, viens. Il est temps de rejoindre ta nouvelle maison.

La sévérité de sa voix calma mes velléités de résistance. Bien qu’il me parlât rudement, au moins s’adressait-il à moi. Ravalant mes larmes, je lui jetai un regard suppliant. Mille questions tournaient dans ma tête, que la peur m’interdisait de poser. Plus que tout, j’avais besoin d’être rassuré. Mais, comme l’avait fait l’homme qui fouillait le buffet, le Chinois se détourna sans rien ajouter.

Son comparse continuait de mener l’inventaire de nos maigres affaires et nous ignorait totalement. Mettant sur la table les quelques assiettes d’un vieux service, il repoussa mes jouets comme des objets sans importance, et mon dragon tomba sur le sol. Ses yeux aux étranges pupilles orangées demeuraient fixés sur moi. Ma mère les avait brodés. À cet instant, c’était tout ce qu’il me restait d’elle.

Je voulus le ramasser. La grande main qui m’emprisonnait m’en empêcha en m’entraînant vers la porte. Trop bouleversé pour émettre une protestation, je tendis mes doigts en vain. Dès que je franchis le seuil, le dragon disparut de mon existence, et je n’emportai aucun souvenir de celle dont on me séparait.

Dehors, la pluie avait cessé. La rue pavée de pierres était toutefois glissante. Mon guide adopta un pas prudent qui permit à mes petites jambes de le suivre sans courir. Mon cœur était lourd et l’angoisse me tenaillait. À aucun moment, je n’essayai pourtant de m’enfuir. La ville était dangereuse. Ma mère m’avait toujours interdit d’y circuler seul, et voilà que je la parcourais avec un étranger. Autour de moi, les passants me bousculaient et les venelles qui défilaient se ressemblaient toutes à mes yeux d’enfant. L’homme qui m’emmenait m’éloignait de plus en plus de la maison. Si je parvenais à lui échapper, jamais je ne serais capable de la retrouver sans aide.

À présent, je me raccrochais désespérément aux doigts qui m’arrachaient à mon foyer. L’esprit en déroute, je ne retenais plus mes larmes. Elles dévalaient mes joues, mais j’étouffais mes sanglots. Je me doutais que le Chinois qui me guidait n’aurait pas toléré un scandale. J’apprenais déjà où se trouvait ma place et je reniflai en baissant la tête.

Au bout d’une longue marche, mon accompagnateur s’arrêta enfin devant les portes closes d’un large portail. Je connaissais ces grands vantaux. Ma mère et moi les avions plusieurs fois croisés lorsqu’elle livrait sa marchandise. La hauteur du mur qui les entourait et le son de la cloche qu’on entendait parfois à l’intérieur m’avaient intrigué. À ma question, elle avait répondu qu’il s’agissait d’un orphelinat. Une maison où l’on enfermait les enfants sans parents, et dont personne ne voulait.

Ces paroles prirent soudain tous leur sens pour moi. J’écarquillai les yeux avec désespoir. Frappé par la brutalité de la vérité, mes larmes se tarirent tandis que mes doigts se mettaient à trembler. J’étais encore très jeune, pourtant ce jour-là, je découvris que l’amour pouvait vous être arraché sans préavis. Un avertissement prophétique dont j’aurais dû me souvenir.

Un petit battant s’ouvrit dans les portes massives, et un vieux Chinois nous fit signe d’entrer. Inutilement, je tentai de résister. Celui qui me tenait par la main me tira d’un geste sec. Sans un mot, il m’emmena à l’intérieur. Apeuré, je regardai autour de moi.

Une cour carrée donnait sur trois grands pavillons, prolongés de terrasses surélevées. Près du bâtiment le plus haut, un couple d’une quarantaine d’années nous attendait. Malgré ma frayeur, je constatai avec étonnement qu’ils étaient Européens. Tout comme moi, ils portaient des vêtements chinois, et cela me rassura un peu. L’homme me sembla néanmoins sévère et je resserrai les doigts sur ceux de mon guide. Mais celui-ci me lâcha pour me pousser en avant d’une chiquenaude sur l’épaule.

Me souriant d’un air gentil, la femme m’encouragea à avancer. Je m’approchai d’un pas hésitant. J’entendis le concierge refermer la porte, et le tour de clé me fit frissonner.

Au fond de moi subsistait l’espoir insensé qu’il s’agissait d’une erreur. Maman allait réapparaître, et tout rentrerait dans l’ordre. Balayant cette utopie, celui vers lequel j’arrivais m’agrippa brusquement le poignet. Sa prise me parut si brutale, que je glapis autant de surprise que de crainte. À comparer, le Chinois me traitait avec délicatesse.

— Voyons Jeffrey, un peu de douceur, le tança son épouse, en passant une main douce dans ma chevelure bouclée. Cet enfant vient juste de perdre sa mère.

— Je n’ai pas envie de lui courir après comme nous avons dû le faire pour le jeune Deng Chen, répliqua celui-ci avec ennui.

Néanmoins, il me relâcha. Libéré, je me plaquai dans les jupes de la grande femme brune.

— Tu n’auras pas à le faire. Regarde comme il se tient tranquille. Je suis sûre que c’est un petit garçon adorable qui ne nous causera pas le moindre souci. Où sont ses affaires ? acheva-t-elle, en s’adressant à celui qui m’avait amené.

— Sa mère nous devait beaucoup. Monsieur Smith a tout conservé. Il faudra vous contenter de ce qu’il sera capable de vous rembourser plus tard.

L’homme près de moi me contempla d’un air songeur. Il ne semblait pas méchant, néanmoins je me tassai davantage contre les soieries de sa compagne.

— Est-ce bien raisonnable, murmura-t-il, à l’adresse de sa femme. Nous avons déjà tant de bouches à nourrir. Et je te rappelle que nous étions convenus de n’accueillir que des Chinois.

Resserrant sa prise sur moi, cette dernière répliqua d’un ton ferme :

— Tu sais très bien que les orphelins de race blanche sont rares, voire quasiment inexistants à Shanghai. La plupart des familles se débrouillent pour les rapatrier, ou les Européens du voisinage les adoptent. Celui-ci n’aura pas cette chance. Pas après ce que son père a fait. Si nous ne le recueillons pas, Dieu sait où il traînera ce soir.

J’écoutais sans vraiment comprendre les sous-entendus échangés au-dessus de moi. J’avais faim et j’étais fatigué. Dodelinant de la tête, je me mis à sucer mon pouce. Un geste que ma mère réprouvait, et que j’évitais en sa présence, mais qui en cet instant me réconfortait.

— Que vas-tu faire de lui ? demanda encore l’homme, en retirant avec une douceur inattendue mon pouce de ma bouche.

— Il sera traité comme tous les autres enfants, répondit sa compagne, en me prenant dans ses bras. Il ne bénéficiera d’aucune dérogation, et nous verrons comment il pourra nous être utile une fois qu’il sera grand.

Ainsi commença ma vie à l’orphelinat sous la houlette d’un couple d’Anglais excentriques. J’appris rapidement qu’ils passaient pour aussi peu recommandables auprès de la bonne société que l’avaient été mes parents. Leur dévouement et les sacrifices qu’ils consentaient pour venir en aide à des enfants chinois miséreux les rendaient suspects aux yeux de la majorité de leurs compatriotes. Toutefois, pour l’heure, je me souciais peu de ces luttes de pouvoirs et de prestiges.

Dès le soir même, monsieur et madame Johnson m’installèrent dans le pavillon des petits. Nous étions en tout une trentaine. Âgés de deux à six ans, nous nous répartissions par boxe de douze dans une vaste chambrée. Les plus grands occupaient une autre section, et nous les croisions rarement. La plupart nous quittaient à l’âge de quinze ans.

Placés le plus souvent en tant qu’ouvrier ou domestique auprès de fournisseurs, ils remboursaient par leur travail le coût de leur éducation. Les plus prometteurs poursuivaient encore un ou deux ans des études. Menées à terme avec brio, celles-ci leur offraient l’opportunité d’un emploi de secrétaire ou d’intendant dans les familles les plus prestigieuses de Shanghai. Rejoindre leurs rangs était un honneur et nous les regardions avec envie.

Pour un problème de mixité évidente, l’établissement n’accueillait que des garçons, les bâtiments étant trop petits pour aménager des dortoirs séparés. Je compris vite que les portes de cette fondation ne se rouvriraient pas avant que je ne fusse en âge de me débrouiller seul, ou qu’une aptitude particulière ne me destinât très tôt à un apprentissage à l’extérieur, comme cela arrivait à quelques-uns d’entre nous. Malgré tout, durant des mois, je conservai l’espoir insensé que ma situation demeurait un malentendu.

On ne m’avait pas permis d’assister aux funérailles de ma mère. J’ignorais où se trouvait sa dépouille, et sa mort restait pour moi sujette à caution. J’imaginais des scénarios improbables. À tout moment je m’attendais à un miracle. Mais les jours passaient, et le battant encastré dans les larges ventaux de l’entrée ne s’ouvrait que sur les serviteurs ou nos professeurs. Personne ne venait voir les petits orphelins, et encore moins les adopter.

Je m’intégrai par la force de l’habitude, me soumettant de même aux idéaux de mes bienfaiteurs qui militaient pour l’égalité des peuples. Ils partaient du principe que l’éducation se calquait en fonction des traditions définissant la culture d’une région. À leurs yeux, mon origine ne me donnait droit à aucun privilège. Elle ne m’accordait pas davantage la possibilité de me former selon les valeurs fondamentales de mes parents. Sous leur coupe, je grandis en m’imprégnant totalement de la civilisation chinoise, et plus particulièrement des coutumes en usage à Shanghai.

J’aurais pu m’assimiler en oubliant ma nationalité. Je découvris toutefois rapidement la difficulté d’afficher une différence lorsqu’un trop grand écart empêche de se fondre dans la masse. Je cachais la couleur de mes iris verts derrière mes longs cils dorés, mais je ne pouvais rien faire pour dissimuler ma blondeur. À l’exemple de mes camarades, je portais le costume traditionnel chinois. Je tressais aussi ma chevelure qui n’avait plus été coupée depuis la mort de ma mère, et le soir, quand je me peignais, les vagues bouclées qui tombaient sur mes épaules suscitaient autant d’envie que de moqueries. Je les ignorais de mon mieux.

Je compris vite que l’on se méfiait de moi. Dès le début, je me tins en retrait des autres. La mise en place de ma scolarité vint à propos me distraire. Étudier me permettait d’oublier ma solitude, et je m’absorbai dans le travail.

Chapitre 2

 

La rencontre de Bao

Rien ne bouleversait le programme de notre existence bien réglée à l’orphelinat. Mis à part les visites de monsieur Jiang. La première fois que j’entendis prononcer son nom, je relevai la tête malgré la règle qui nous obligeait à conserver le nez respectueusement tourné vers le sol en présence d’un adulte. Je venais de fêter mon septième anniversaire, mais je n’avais pas oublié ce patronyme proféré par l’affreux Anglais le jour du décès de ma mère.

Le tailleur pour lequel elle travaillait fournissait le palais de cet homme. La venue de ce mystérieux commanditaire suscitait à la fois ma curiosité et ma colère. Ce jour-là, si elle n’était pas sortie pour livrer sa marchandise, elle serait peut-être toujours en vie. Et je n’avais plus qu’une hâte : rencontrer ce personnage que je rendais indirectement responsable de la mort de la seule personne qui m’avait réellement aimé jusque-là.

Je trompai mon impatience en épiant les rares discussions que je parvenais à écouter à son sujet. Je n’appris que peu de choses. Il s’agissait du joaillier le plus réputé de Shanghai. Sa richesse et l’influence de sa famille lui valaient d’habiter dans une des plus belles résidences de la ville. On le disait également apprécié par Cixi, l’impératrice douairière[1]. Pour moi, il figurait seulement une sorte de meurtrier par procuration.

Enfin, le jour tant attendu arriva. Rassemblés en rangs serrés dans la cour, nous patientions en silence. J’imaginais qu’il ferait son entrée assis sur un palanquin, entouré de serviteurs et de gardes. Il nous rejoignit à pied, suivi d’un seul domestique. Vêtu d’une magnifique tunique en soie bleu nuit, il n’en paraissait pas moins royal. Grand et mince, son visage sévère trahissait l’aplomb de ceux qui se savent écoutés, et qui disposent du pouvoir de vie ou de mort sur un interlocuteur trop impertinent.

Ma curiosité fut cependant rapidement ravie par l’enfant qu’il tenait par la main. Le chuchotement d’un de mes camarades m’apprit qu’il s’agissait de son fils unique, Bao. Sa chevelure, tressée en une longue natte dans le dos, dégageait le pur ovale de sa figure aux lèvres fines et au nez droit. Il semblait un peu plus âgé que moi. Habillé avec la même recherche que son père, il nous observait avec une attention que je trouvai bienveillante.

Je devais normalement conserver la tête baissée, mais je ne me lassais pas de l’observer à travers l’épaisseur de mes cils. Sans doute interpellés par mon insistance, ses larges yeux en amandes finirent par se poser sur moi. Leur magnétisme m’obligea à totalement découvrir les miens. Nos regards se croisèrent, et ils s’ancrèrent tout le temps que durèrent les palabres entre les adultes.

Du discours de son père, je retins que celui-ci parlait sans ostentation. Il ne ressemblait pas au personnage que j’avais appris à détester. À présent, les plus âgés lui déclamaient des poèmes. J’avais hâte que cette représentation se terminât. Nous aurions ensuite quartier libre, et je me demandais s’il me serait permis de côtoyer encore un peu celui qui ne cessait de me dévisager.

Le moment où les grandes personnes se retirèrent dans l’un des pavillons arriva enfin. Comme je l’espérais, Bao demeura parmi nous. Des tables couvertes de mets que nous mangions rarement avaient été dressées. La plupart d’entre nous se rassemblaient déjà autour. À mon habitude, je restai à l’écart. Je mourais d’envie d’approcher notre invité d’honneur, mais je savais que les autres m’en empêcheraient. À nouveau, je me contentai de le regarder.

Jeune prince au milieu d’une cour de mendiants, celui-ci répondait à tous ceux qui l’abordaient d’un air affable. Ce débordement de cordialité renforçait mon impression de solitude. Au bout de quelques minutes, je m’aperçus pourtant qu’il choisissait ses interlocuteurs en fonction d’un chemin bien particulier. Il manœuvrait pour m’atteindre. Aussi intrigué que fier de susciter son intérêt, je le laissai me rejoindre.

Enfin, il fut devant moi. Ma blondeur et mes yeux verts semblaient le fasciner. Il faisait incontestablement partie de mes admirateurs. Depuis ma plus tendre enfance, j’entendais les gens s’extasier sur ma beauté, et j’avais rapidement découvert comment en jouer. Flatté, et conscient qu’à travers lui j’en apprendrais sans doute un peu plus sur son père, je lui retournai son sourire. Néanmoins, ma séduction ne cherchait pas seulement à satisfaire ce simple calcul. Elle s’axait sur l’envie réelle de faire connaissance.

Planté devant moi, il me demanda :

— Comment t’appelles-tu ?

— Jonathan.

— Honoré de te rencontrer, Jonathan. Moi, c’est Bao.

Il demeurait une personne importante, et comme on me l’avait appris, je m’inclinai respectueusement devant lui. Son rire flûté me désorienta, tout comme sa main qui interrompit mon geste.

— Mis à part lorsque je suis en représentation officielle, tu n’as pas à faire cela.

Touché par sa gentillesse, je me redressai.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-il encore.

— J’ai sept ans.

— Et moi neuf. Nous pourrions devenir amis si tu veux ?

Sa question me parut saugrenue. Bien sûr que je le voulais. Pour la première fois depuis mon arrivée, quelqu’un me témoignait un intérêt qui me semblait sincère. Pour le coup, j’en oubliai mon arrière-pensée de l’utiliser pour atteindre son père. Il existait cependant un tel gouffre entre nos deux situations, que je n’osais pas croire à ma chance. Brusquement, il me prit par la main pour m’entraîner dans le jardin. Surpris, je le suivis. Il ne s’arrêta que lorsque la hauteur de la végétation nous dissimula. Là, il réitéra sa demande :

— Acceptes-tu de devenir mon ami ?

— Oui, répondis-je en ayant conscience de rougir.

— Alors, si nous sommes amis, me permets-tu de toucher ta natte ? J’ai déjà vu des cheveux comme les tiens, mais je n’ai encore jamais pu les caresser.

Sa requête m’étonnait moins que sa demande d’amitié. Ma chevelure était source de tant de curiosité depuis que je vivais à l’orphelinat que cela me parut presque normal.

— Ils ne sont différents que par leur couleur, tu sais, répondis-je en penchant la tête vers lui.

Tendant la main, il saisit ma tresse. Lentement ses doigts glissèrent jusqu’à sa pointe, s’attardant sur le frisottis qui terminait celle-ci. La relâchant comme à regret, il me regarda de nouveau.

— Tu as des cheveux très beaux. Et ils sont vraiment doux. Merci.

Ce premier contact peu conventionnel échangé, la cloche réglant l’emploi du temps bien rempli de mes journées retentit.

— Je dois retourner en classe, m’excusai-je.

— Non, attends encore un peu.

— Mais on va me chercher.

— Ils t’ont vu partir avec moi. Personne ne viendra t’ennuyer tant que je serai à tes côtés. Reste avec moi, veux-tu ?

Heureux de sa requête, je m’inclinai face à sa volonté. À mon tour je décidai de le surprendre.

— As-tu envie que je te montre le gardien secret de l’orphelinat ? lui proposai-je, en refoulant ma timidité.

Intrigué, il me suivit dans le dédale de bâtiments qui délimitaient le fond du jardin. Alors que nous progressions, je lui expliquai que ces constructions s’élevaient à l’emplacement d’un ancien temple. Seul un vieil autel subsistait de ce passé révolu. Fier de mon savoir, je l’entraînai derrière un muret camouflé par des arbustes. Là se dressait le vestige du dieu tutélaire que je désirais lui présenter, et dont tout le monde paraissait avoir oublié le nom.

En l’apercevant, Bao marqua un arrêt surpris et appréciateur. Cachée des regards, une statue en terre cuite s’érigeait sur un socle de pierre soutenu par deux dragons couchés. Un petit auvent de tuiles rondes la protégeait des intempéries. Aussi grande qu’un adulte, elle représentait un très bel homme, coiffé d’un chignon haut, et vêtu d’une longue tunique qui laissait apparaître ses pieds nus. D’un geste à la grâce étudiée, il tendait une de ses mains en avant, et semblait sur le point d’offrir quelque chose que dissimulait son poing fermé.

Mon nouvel ami s’inclina avec respect devant la sculpture.

— Sais-tu qui est ce dieu ? me demanda-t-il, en relevant les yeux au bout de quelques instants.

Impressionné par sa déférence, je répondis simplement en secouant négativement la tête.

— Puisque nous venons de nous rencontrer, nous dirons que c’est notre dieu protecteur, décida-t-il. Et pour sceller notre amitié, nous allons lui rendre hommage. Nous le ferons chaque fois que nous nous reverrons. Cela nous portera chance.

Il possédait sans doute une profonde culture religieuse et je ne m’étonnai pas. Ravi de la tournure que prenait notre tête-à-tête, je me pliai volontiers à tout ce qu’il exigeait.

Monsieur Jiang nous trouva en train d’exécuter un cérémonial improvisé devant l’autel. Son regard acéré me détailla et je redoutai de me faire gronder. Il se désintéressa toutefois brusquement de moi pour contempler la statue que nous vénérions. Bao ne parut pas prendre garde à son intérêt. Plus tard, il m’apprit que son père se passionnait pour l’art ancien, et plus particulièrement pour tout ce qui avait trait aux légendes oubliées. À ce moment-là, il attendait simplement que ce dernier nous accordât de nouveau son attention. Quand il l’obtint, il prononça alors les mots qui conquirent définitivement le petit garçon que j’étais.

— Père, je vous présente Jonathan. Jonathan est une petite fleur trop rare pour demeurer ici. Pourquoi ne l’amènerions-nous pas avec nous au palais ?

— Pour l’instant, c’est impossible, Bao. Cependant, lorsqu’il sera suffisamment formé pour travailler, si tu désires toujours sa compagnie, nous pourrons l’employer.

La réponse de monsieur Jiang hanta longtemps mes réflexions. Je me demandais pourquoi cela était impossible. Puis, je grandis et je compris que le monde ne se partageait pas seulement entre riches et pauvres. Il se déclinait également en catégories, séparant les Occidentaux aisés des Orientaux fortunés. Les règles qui régissaient l’ensemble étaient à la fois fort simples et terriblement restrictives. Si un enfant chinois servait parfois de chien savant à un petit colon capricieux, il était hors de question qu’un Chinois élevât un jeune Européen, fût-il miséreux. Tout au moins, pas sans susciter la réprobation d’une partie de l’élite européenne récemment implantée, bien trop prompte à croire en sa supériorité en tout.

— Pourrais-je au moins revenir le voir aussi souvent que j’en aurais envie ? insista Bao, en me prenant la main.

Le regard de l’orfèvre se posa de nouveau sur moi. Il paraissait songeur et je crochetai davantage mes doigts à ceux de mon nouvel ami. Cette merveilleuse journée aurait-elle une suite ? Un sourire éclaira soudain le visage de l’homme qui nous observait tandis qu’il déclarait :

— Si tu penses avoir rencontré un ami sincère, je serais cruel de vous séparer. Tu pourras le visiter régulièrement.

— Merci, père.

À mon tour, je remerciais monsieur Jiang.

À partir de ce moment, le père de Bao passa plusieurs fois par an à l’orphelinat. Je découvris progressivement qu’il pratiquait les bonnes œuvres dans un esprit de conciliation à l’égard des étrangers installés en Chine. Sans doute sur l’ordre du défunt Empereur Xianfen[2]. Sa position lui permettait de jouer facilement les informateurs, tout en arbitrant quelques querelles de riches marchands chinois froissés par le traité de Pékin[3]. Signé lors de la défaite de la seconde guerre de l’opium[4], cet accord qui ouvrait onze ports supplémentaires aux Occidentaux demeurait loin de faire l’unanimité hors des cercles pro-européens.

Ces raisons politico-mercantiles évacuées, je devais admettre que monsieur Jiang effectuait sa représentation de façon consciencieuse. Les réserves se remplissaient de riz après chacune de ses visites, et tous les enfants se voyaient offrir de l’encre et un solide morceau de bambou à tailler pour écrire. Il allait sans dire qu’il accordait une importance primordiale à l’instruction. Renforçant l’effort d’éducation mis en place par monsieur et madame Johnson, il repérait les meilleurs parmi ceux qui fournissaient déjà les élites, pour leur attribuer des professeurs supplémentaires. Une fois formés, ces étudiants hautement méritants n’avaient pas d’autre choix que de travailler pour lui, sous peine de devoir rembourser une énorme dette. Toutefois, c’était généralement une promotion que tous espéraient.

Les mois passaient et monsieur Jiang tenait sa promesse. Bao me rejoignait régulièrement à l’orphelinat, et souvent nous étudiions ensemble. Il était lui-même un très bon élève. Je m’appliquais à travailler encore plus dur. Son désir m’ouvrait les portes du Palais Bleu sans contrepartie, mais je voulais lui faire honneur et mériter d’intégrer cette résidence que l’on disait somptueuse. Je possédais une excellente mémoire, le goût d’apprendre, et une facilité pour retenir les langues. Fidèle à sa réputation, monsieur Jiang jaugea rapidement mon potentiel. La lubie de son fils devenait un investissement rentable et il me fournit les meilleurs enseignants.

Malgré mon jeune âge, j’étais parfaitement conscient de son calcul. Lentement, ma colère contre lui se muait pourtant en respect et en admiration. Il me parlait avec gentillesse, s’enquérait régulièrement de mes progrès, m’encourageait, et surtout, il me laissait fréquenter son unique héritier. Peu à peu, je l’assimilai à une figure paternelle disparue pour moi depuis trop longtemps.

À la demande de Bao, j’obtenais parfois des autorisations de sortie exceptionnelles, qui me permettaient de l’accompagner à l’extérieur. Nos rencontres studieuses ne lui suffisaient pas. Il souhaitait discuter avec moi loin des oreilles indiscrètes de nos professeurs ou des orphelins que nous croisions. En ce sens, il répondait à mon propre désir. La plupart des autres élèves me jalousaient, mais la position de mon ami leur interdisait de m’humilier. Certains cherchaient même à se rapprocher de moi. Indifférent au jeu d’influence qu’ils tentaient de mettre en place, je les ignorais.

Enfermé depuis des mois derrière des murs aveugles, j’attendais ces sorties en ville tout en les redoutant. Malgré les années passées depuis la disparition de mon père, je conservais une méfiance invétérée de la foule. Shanghai me fascinait par sa diversité chatoyante sans cesse renouvelée, mais l’importance de sa population m’effrayait. Plus que tout, je craignais de m’égarer. Une fois dehors, je ne lâchais pas Bao d’une semelle.

Soucieux de préserver la sécurité de son fils unique, monsieur Jiang nous imposait néanmoins une contrainte. Nous étions autorisés à nous déplacer librement à travers les beaux quartiers, mais nos escapades s’effectuaient sous la protection d’un garde du corps. Toujours le même, celui-ci se prénommait Han. Discret et vigilant, il nous suivait pas à pas à distance respectueuse.

Mon ami réprouvait cette surveillance. Pour ma part, je l’appréciais. Cette présence furtive me rassurait. Je conservais une appréhension réelle de circuler seul en ville, et je ne quittais jamais Bao des yeux lorsque nous nous engagions dans une artère particulièrement passante.

— Que redoutes-tu ? me demanda-t-il un jour, alors que nous arpentions une rue envahie d’oiseleurs.

— La foule sépare les personnes qui s’aiment, répondis-je machinalement, tandis que j’admirais un rossignol en cage.

Voyant qu’il ne comprenait pas, je lui confiai pour la première fois le mystère entaché de chagrin qui marquait ma petite enfance.

— Mon père. Il a disparu il y a longtemps. Je n’ai jamais su pourquoi. Je ne me rappelle même plus son visage et je n’ai aucune idée de la façon dont il se comportait avec moi. Mais je me souviens très bien de la dernière fois où je l’ai vu. Il était de dos, et il a franchi la porte. Une grande agitation régnait dans la rue. Depuis, je n’arrive pas à me sentir en sécurité dehors quand il y a trop de monde.

Je m’attendais à ce qu’il se moquât de ma pusillanimité, mais il se contenta de m’adresser un sourire désolé.

— Oh, je comprends mieux maintenant pourquoi tu n’aimes pas t’éloigner de moi lorsque nous nous promenons. Rassure-toi, ma petite fleur, tu n’as rien à craindre. Je ne laisserai jamais le moindre mal t’atteindre. Si je t’offrais cet oiseau, cela consolerait-il un peu ton chagrin ?

— Non !

La vivacité de ma réplique le surprit, et j’ajoutai comme on s’excuse :

— Mon père m’avait fait cadeau d’un oiseau. Un matin, je l’ai retrouvé mort dans sa cage. Je ne tiens pas à revivre cet instant.

— La mort fait partie de la vie, Jonathan. Réagir ainsi va te priver de jolies rencontres.

Il parlait parfois avec une sagesse impressionnante pour son âge et je ne saisissais pas toujours ce qu’il cherchait à me dire. Ce jour-là toutefois, je retins surtout que je pouvais également le perdre, et j’en conçus une angoisse qui m’aurait prouvé combien il comptait pour moi si j’en avais encore douté.

Je l’accompagnais souvent dans le dojo où il pratiquait le Kung Fu. Il aimait les arts martiaux, et il possédait déjà un très bon niveau. Son nom ne lui donnait droit à aucun égard de la part du maître qui l’enseignait. Cet homme exigeant tolérait ma présence et j’observais ses progrès. Bao tentait régulièrement de me convaincre de m’essayer à cette activité, mais mis à part pour l’admirer, je n’éprouvais aucun attrait pour les sports de combat. Je préférais peindre.

Mon amour des esquisses mises en couleur ne m’avait pas quitté. Depuis mon entrée à l’orphelinat, je crayonnais sur tous les bouts de papier que je pouvais récupérer. Grâce à Bao et à son père, je disposais à présent de grandes feuilles et de matériel de dessin standard. La richesse du statuaire et des plantes du jardin m’inspirait. Je les illustrais en mélangeant des encres qui donnaient à mes réalisations des coloris uniques.

Les adultes encensaient souvent mon talent et madame Johnson m’encourageait à y consacrer mon rare temps libre. Sans doute comptait-elle sur ce don pour m’assurer un avenir plus brillant. Je n’en tirais néanmoins aucune fierté. Je ressentais plutôt une insatisfaction. Spontanément, je percevais qu’il me manquait encore l’élément qui me permettrait d’affiner ce que ma main exécutait.

Cela faisait un peu plus d’un an que je fréquentais Bao, lorsque ce dernier m’entraîna un matin dans le quartier réservé aux artistes.

— J’ai beaucoup réfléchi, et j’ai enfin trouvé ce qu’il te faut, me déclara-t-il, d’un air aussi réjoui que mystérieux.

Je n’en jetai pas moins un regard inquiet en arrière. Nous nous éloignions de plus en plus de notre destination habituelle.

— Tu ne te rends pas au dojo aujourd’hui ? lui demandai-je, sans cacher ma nervosité.

— Après, me rassura-t-il. J’ai d’abord une course à effectuer.

— Maître Hong n’appréciera pas. Ton père sera prévenu, et tu seras grondé.

— Cela n’a pas d’importance. La commande que j’ai passée vient d’arriver, et je tiens à la recevoir en ta présence. Tu ne regretteras pas le détour, mon beau papillon de soie.

Il avait l’habitude de me donner des surnoms qui prêtaient à sourire derrière mon dos. J’en éprouvais un peu de gêne, mais je ne disais rien. Bao était un être complexe, élevé suivant des traditions millénaires de courtoisie savamment étudiée, ou chaque individu figurait dans un cadre bien déterminé. Sa façon d’exprimer l’affection qu’il me portait prouvait que j’étais unique à ses yeux, et cette évidence me comblait.

Je l’accompagnai avec autant de confiance que de curiosité. Il m’emmena à travers un dédale de ruelles inconnues. Fataliste, notre garde du corps nous escortait à distance respectueuse. Il n’entrait pas dans ses fonctions d’intervenir en cas de désobéissance manifeste, simplement de nous protéger.

— Viens, m’encouragea Bao, en grimpant les marches d’une boutique à l’aspect particulièrement soigné.

L’intérieur donnait sur une longue pièce, éclairée par de larges lucarnes dans la toiture. La lumière du jour ainsi diffusée mettait en valeur de magnifiques estampes, artistiquement disposées sur les murs. Plusieurs vitrines conservaient de simples feuillets peints, qui ne demandaient qu’un encadrement adéquat pour sublimer les sujets délicats qu’ils représentaient. La beauté d’un paysage peuplé d’oiseaux étranges accrocha mon regard, et mon ami s’arrêta pour me laisser l’admirer.

Présents dans l’échoppe, un couple d’Européens nous observait avec dédain. Nous apercevant, le vendeur les négligea immédiatement pour s’approcher de Bao et s’incliner devant lui. Nul doute qu’il savait à quel prestigieux client il avait affaire.

— L’on m’a averti que ma commande était arrivée, l’interpella celui-ci avec une autorité douce.

— C’est exact, jeune seigneur. Tout est là. Suivez-moi, je vais vous montrer.

Gagnant le comptoir, il tira de sous celui-ci un grand paquet entouré de papier de soie.

— Voici, présenta le commerçant, en s’inclinant de nouveau. Tout a été réuni, comme vous me l’avez demandé.

Un sourire satisfait sur les lèvres, mon ami se tourna vers moi.

— Ouvre-le. C’est pour toi.

Incapable de discipliner ma curiosité, je m’attaquai à l’emballage précieux avec fébrilité. J’identifiai rapidement le contenu de la boîte qu’il dissimulait. Il s’agissait d’un ensemble complet d’aquarelle. Depuis que j’avais découvert un merveilleux bestiaire exécuté de cette manière, je rêvais d’acquérir ce genre de peinture. Soucieux de ne pas abuser de la gentillesse de Bao, je ne lui en avais pas parlé. Plus que sa largesse, qu’il eût remarqué mon désir m’émut profondément. J’étais tellement heureux que je restai stupidement sans réagir.

— Cela ne te plaît pas ? s’inquiéta ce dernier.

— Si. Bien sûr, que si. Ô, Bao, c’est un cadeau magnifique. Merci.

Emporté par ma reconnaissance, je l’embrassai sur la joue. Ma spontanéité le surprit. Son teint ambré vira à une jolie couleur rosée, tandis qu’un oh ! d’indignation s’élevait derrière nous. Surpris par le rejet de cette réaction, je me tournai à demi pour jeter un regard confus à la femme qui venait de s’exprimer.

— Quelle éducation, déplora encore celle-ci à son compagnon.

— Voilà ce qui se passe lorsque l’on mélange les races, répondit ce dernier, d’un ton tout aussi méprisant.

Notre garde du corps comprenait visiblement l’anglais, car il se rapprocha, la mine menaçante. D’un geste tranquille, Bao l’arrêta. Je ne voyais pas où était l’offense que j’avais commise, mais je me sentais fautif et lui adressai une expression navrée. Mon air contrit parut le troubler, et il foudroya le couple étranger d’un regard plein de reproches.

— Suis-moi, me dit-il, en crochetant ostensiblement ses doigts aux miens.

Arrivé dehors, il m’entraîna sous un petit appentis relativement à l’abri des curieux.

— Je suis désolé, m’excusai-je. Je ne voulais pas te mettre dans l’embarras.

— Il n’y a aucun mal, répondit-il en riant. Tu peux me mettre dans ce genre d’embarras aussi souvent que tu le désires. Évite seulement de le faire devant mon père et les amis de celui-ci quand ils se trouvent en représentation officielle.

Rougissant à mon tour, j’inclinai solennellement la tête, une main sur le cœur.

— Je te le promets.

Un sourire complice entérina notre accord. L’idée d’embrasser à nouveau Bao me paraissait bien improbable, mais elle me plaisait.

La semaine suivante, je l’accompagnais au dojo, quand je me sentis brusquement retenu par un bras. Tournant vivement la tête, je poussai un cri de frayeur. Assis sur un tapis délavé, un vieil homme à la figure burinée de ride m’offrait son sourire édenté. Une vilaine cicatrice partageait son visage en deux, le couturant du front au menton, et il possédait une orbite creuse qui lui donnait une expression horrible. Sa vêture usagée et ses pieds nus trahissaient le vagabond qu’il était sans doute, et plus tard, je me demandai comment il avait pu s’installer dans ce quartier plutôt bien fréquenté.

Durant quelques instants, je demeurai pétrifié. Jamais je n’avais rencontré quelqu’un d’une laideur aussi épouvantable. Son œil unique me regardait fixement, et je déglutis avec difficulté. D’une traction, le mendiant m’attira davantage vers lui.

— N’aie pas peur, me susurra-t-il d’une voix nasillarde, alors que j’essayais inutilement de me libérer. Je ne veux que te parler.

Alerté par mon cri, Bao tentait de me porter secours en m’agrippant fermement par l’autre bras.

— Relâche-le, vieil homme ! ordonna-t-il.

Les doigts osseux de l’inconnu possédaient une force insoupçonnée, et même mon ami ne parvenait pas à lui faire lâcher prise.

— Relâche-le ! répéta Bao, avec un accent de colère que je ne lui avais encore jamais entendu.

Loin d’obéir ou de manifester de la crainte à l’approche rapide de notre garde du corps, mon agresseur rapprocha sa bouche édentée de mon visage pour me dire précipitamment :

— Rappelle-toi que l’année, que les tiens nommeront 1880 sera celle de l’appel du dragon. Pour toi, ce sera également celle de tous les dangers.

L’haleine rance de l’homme me donnait envie de vomir. Vainement, Bao essayait toujours de l’obliger à desserrer son étreinte. Ses paroles m’apeuraient. Pourquoi me délivrait-il un message si mystérieux ? Et comment pouvait-il savoir ce qui se passerait d’ici quinze ans ? Ce devait être un fou.

L’emprise de sa main disparut brusquement. Déséquilibré, je faillis tomber en arrière. Notre gardien venait de nous rejoindre. Il avait administré un coup violent sur le poignet du vagabond, et je crois qu’il l’aurait châtié davantage sans l’intervention de son jeune maître.

— Laisse-le ! Je pense qu’il a compris. Et toi, va-t’en ! Et ne t’avise plus de toucher à Jonathan.

Le vieillard se releva sans manifester la moindre crainte.

— Tu imagines être suffisamment fort pour le protéger, mais tu as tort, dit-il à Bao alors qu’il ramassait son tapis. Tu ignores tout de la puissance réellement du dragon. Il récompense les cœurs sincères, mais il ne donne jamais rien sans exiger auparavant un terrible sacrifice.

— Il suffit, vieil homme ! le menaça notre garde du corps.

Haussant les épaules, l’inconnu s’éloigna sans se retourner. J’avais la conviction que ces derniers mots s’adressaient à moi et je demeurai tétanisé.

— Ça va ? me demanda Bao, visiblement inquiet.

Désireux de me réconforter, il saisit avec délicatesse le haut de mes bras, en un geste protecteur. Le cœur battant, j’inclinai silencieusement la tête. En vérité, je m’étais rarement senti aussi bouleversé, mais le lieu ne se prêtait pas aux épanchements. Les nombreux passants nous regardaient tous avec curiosité, et j’augurais mal d’un scandale relayé à l’orphelinat. Ravalant mon angoisse, je me forçai à lui offrir un sourire rassurant dont il ne fut toutefois pas dupe.

— Oublie les paroles de ce vieux fou, ajouta-t-il, en resserrant son étreinte malgré la foule. Elles ne veulent rien dire.

J’espérais qu’il eût raison.

[1]   Cixi (ou T’seu-hi), exerça le pouvoir en tant qu’Impératrice-douairière durant quarante-sept ans (de 1861 à sa mort en 1908). Née en 1835, elle devint l’une des concubines de l’empereur Xianfeng dont elle eut un fils, Tongzhi. À la mort de l’empereur, son fils fut appelé à régner, mais il n’avait que cinq ans. Elle prit alors les rênes du pouvoir en tant que régente. Elle consolida celui-ci à la mort de son fils, en 1875, en imposant son neveu Guangxu, âgé de trois ans, comme nouvel empereur.

[2]   Xianfeng, est l’empereur qui choisit Cixi en tant que concubine, puis seconde épouse. Né en 1831, il régna onze ans avant de mourir en 1861. Son règne connut deux guerres avec l’Occident, connues sous le nom de guerres de l’Opium, où la Chine fut lourdement défaite à chaque fois. Lors de la seconde de ces guerres, les armées étrangères marchèrent sur Pékin, en 1860, obligeant l’empereur à s’échapper dans une de ses résidences d’été où, malade, il mourut dans son lit.

[3]   Le traité de Pékin survient après l’humiliante défaite pour la Chine de la seconde guerre de l’Opium, durant laquelle le Palais d’Été de la Cité interdite à Pékin fut pillé et brûlé par les Anglais. Signé en 1860 par le prince Gong, frère de l’empereur Xianfeng, il légalise entre autres le commerce de l’opium (contre lequel la Chine s’opposait jusqu’alors), reconnaît des droits civils et de propriété aux chrétiens, ainsi que la liberté de culte, ouvre de nouveaux ports au commerce étranger, cède certaines parties de son territoire, notamment à la Russie, et accorde de fortes indemnités de guerre aux Britanniques et aux Français.

 

[4]   La seconde guerre de l’opium dura de 1856 à 1860. Elle opposa la Chine à la France et au Royaume-Uni, soutenus par les États-Unis et la Russie. Cette guerre fait écho à celle qui avait précédemment opposé la Chine et les Européens entre 1839 et 1842 pour l’introduction de l’opium dans le commerce, d’où le nom attribué à ces deux conflits. Le traité de Nankin, signé après la première guerre de l’opium, ouvrait cinq ports aux Occidentaux pour le négoce. Malgré cet accord, la balance commerciale des puissances européennes restait largement déficitaire, et surtout le marché de l’opium demeurait toujours illégal, alors que le vice-roi de Canton pratiquait ce commerce tout en condamnant à mort les étrangers qui s’y risquaient. La France, les États-Unis et l’Angleterre demandèrent alors une révision des traités que la Chine refusa. S’ensuivit un conflit sanglant qui mena à la prise de Tianjin, puis de Pékin.

Chapitre 3

 

Le bracelet de Qinqiè Aiqing

Les années passaient. L’amitié de Bao ne se démentait pas. Notre complicité demeurait toujours aussi grande, et à notre insu, elle se mua peu à peu en affection plus tendre. À douze ans, je définissais encore mal l’émotion qui me poussait à m’isoler avec lui pour le tenir par la main, loin du regard des autres. Il me laissait faire, me promettant qu’une fois réunis au Palais Bleu plus rien ne nous séparerait.

Heureux de notre entente, il existait un rituel auquel nous n’aurions dérogé pour rien au monde. À chaque nouvelle visite, il s’empressait de m’entraîner au fond du jardin pour saluer le dieu inconnu ayant présidé à notre rencontre, avant de brûler un peu d’encens sur son autel. Le sérieux avec lequel il accomplissait ce cérémonial m’impressionnait, et je le suivais avec application dans sa dévotion.

Il nous semblait que cette idole nous protégeait. Nous la vénérions autant par jeu que dans l’espoir qu’elle veillait réellement sur le lien qui nous unissait. De plus en plus souvent, je venais également prier seul. La douceur des yeux en terre cuite qui me fixaient m’inspirait un sentiment de confiance absolue, et je quémandais invariablement le retour rapide de celui qui me devenait indispensable. Étonnamment, mon ami me rejoignait toujours le lendemain de mon oraison, ce qui renforçait ma vénération.

J’atteignais mes treize ans quand un événement extraordinaire se produisit. Étrangement, celui-ci se coupla avec l’engagement qui allait déterminer mon avenir.

Depuis quelques mois, je m’étais aperçu d’un changement subtil chez Bao, sur lequel je n’arrivais pas à mettre un nom précis. Âgé maintenant de quinze ans, non seulement ce dernier ne se lassait pas de moi, mais il me tournait autour en se montrant encore plus prévenant et affectueux. De mon côté, je commençais à réaliser que mon cœur battait à un rythme différent de celui de la simple amitié, et cela me faisait peur.

Comme à l’accoutumée, Bao prit les devants en se déclarant avant moi. Ce matin-là, nous nous trouvions dans la salle de classe réservée à notre seul usage. Penchés sur de grandes feuilles de papier de soie, nous nous appliquions à achever un exercice de calligraphie. Appelé par monsieur Johnson, notre professeur venait de quitter la pièce. Silencieusement, nous suivions ses consignes en maniant nos pinceaux avec adresse.

Installé à côté de mon ami, je retenais volontairement la maîtrise de mes gestes. Je souhaitais prolonger aussi longtemps que possible ce moment d’intimité partagée. Si je me fiais à la subite lenteur de son propre tracé, il imitait ma stratégie. Un sourire discret au coin des lèvres, j’étouffai un soupir de pur délice. Il n’en fallut pas davantage pour qu’il réagît. Posant son pinceau, il entrelaça délicatement ses doigts aux miens afin de m’obliger à en faire de même. Un peu surpris, je relevai mon regard sur lui. Certain de capter mon attention, il demanda alors, sans lâcher ma main :

— Jonathan, sais-tu qu’il existe des canards mandarins, qui, las de ne pas trouver de femelle répondant à leur attente, finissent par courtiser les mâles de leur groupe ?

Il parlait avec désinvolture, comme s’il cherchait à m’instruire. Derrière la délicatesse de sa métaphore, je devinai cependant parfaitement le sens de ses propos. Je connaissais cette singularité de la nature, qui était d’ailleurs observable chez d’autres espèces. Bien que rarement, deux canards n’ayant pas réussi à conquérir une femelle bâtissaient parfois un nid ensemble.

— Oui, dis-je, d’un ton calme. C’est une curiosité que j’ai découverte en lisant une grande encyclopédie de la faune écrite sous le règne de l’Empereur Yongzheng[1].

— Et que penses-tu de leur étrange association ? m’interrogea-t-il encore, sans me quitter des yeux.

Soutenir l’intensité de ses iris sombres me parut brusquement extraordinairement difficile.

— Je trouve qu’ils ont parfaitement raison de rechercher un compagnon qui leur convient plutôt que de rester seuls, répliquai-je, sans parvenir à discipliner les battements plus rapides de mon cœur.

Sa main se resserra davantage sur la mienne tandis qu’il me posait enfin la question essentielle.

— Alors, tu n’as rien contre ce genre de nidification ?

Il précisait pour moi un point d’originalité, jugé scandaleux par beaucoup, que je n’osais exprimer. Incapable de prononcer une parole tant je me sentais ému, je me contentai de secouer négativement le menton. Conscient de mon trouble, il approcha son visage jusqu’à caler sa tête contre la mienne.

— Je tiens énormément à toi, Jonathan, me chuchota-t-il en roulant doucement son front sur ma peau. Tu es encore jeune, et je n’attends pas de réponse. Je veux simplement que tu connaisses la profondeur des sentiments que j’éprouve pour toi. Tu es, et tu seras toujours, le premier dans mon cœur.

Bouleversé par la pudeur de sa déclaration, je reculai légèrement pour plonger mes yeux dans les siens. Alors qu’il se montrait si sûr de lui à l’accoutumée, il me regardait soudain de façon presque angoissée. Il n’avait pourtant rien à redouter. Sa confidence soulevait en moi un écho que je refusai de taire plus longtemps.

— Je t’aime aussi, Bao.

Je pensai qu’il retrouverait sa sérénité conquérante, mais il préféra me mettre en garde en me souriant avec tendresse.

— Jonathan, sais-tu au moins ce que tu dis ?

— Ce n’est pas parce que j’ai deux ans de moins que toi que je suis incapable de définir ce que je ressens, me rebiffai-je.

Alors que je parlais, la réalité m’apparut cependant sous un jour plus gris, et je perdis de ma superbe.

— Je t’aime, Bao. De cela je suis certain, cependant…

La gorge nouée par la certitude des difficultés qui nous attendaient, je ne pus m’exprimer davantage. Bien que vivant en partie reclus, je n’ignorais pas que ce genre d’amour était proscrit. D’un côté, j’exultais de joie de découvrir mon tendre penchant partagé, de l’autre, je redoutais l’opprobre qui immanquablement l’éclabousserait lorsque notre secret serait éventé. Plus que tout, je refusais de nuire à Bao. Raffermi par cette priorité, je lui fis part de mes craintes :

— Les canards ont l’avantage de ne pas rencontrer de congénères qui les jugent. Tout au moins, je ne pense pas. On raconte déjà tant de choses sur moi que je me moque qu’on en rajoute, mais je ne veux pas te desservir.

Ma mise au point s’acheva dans un chuchotement malheureux. Il me regarda longuement, comme s’il me jaugeait, et je crus que mon cœur allait tomber en miettes.

— Viens, me dit-il soudain, en m’entraînant dans le jardin.

Sans réelle surprise, je le vis m’emmener devant l’idole en terre censée veiller sur nous.

— Je t’ai précédemment parlé de l’intérêt de mon père pour les vieilles légendes, commença-t-il, en embrassant du regard l’autel. Cette statue l’a toujours intrigué, et depuis qu’il nous a trouvés devant elle, il n’a eu de cesse de découvrir son histoire.

Je devinai que cette diversion n’en était pas vraiment une et je l’interrogeai avec fièvre.

— Et il a réussi ?

— En partie, oui. Monsieur et madame Johnson ne lui ont appris que peu de choses. Ils savent simplement qu’un temple se dressait autrefois ici, et qu’il a brûlé peu avant leur arrivée en Chine. Heureusement, mon père a accès aux archives de la ville. Cela lui a demandé du temps, mais il a finalement déniché ce qui l’intéressait. Le temple aurait été construit voilà plus de cinq siècles, à la demande de la fille d’une des concubines de l’empereur Hongwu, fondateur de la dynastie Ming[2]. On raconte que cette princesse était si belle qu’elle recevait de nombreuses demandes en mariage. Elle aurait pu prétendre à épouser un puissant seigneur, voire un prince étranger, mais elle refusait tous ceux qui se proposaient.

— Et l’empereur ne disait rien ? m’enquis-je, emporté par son histoire.

— L’empereur la considérait comme sa fille préférée, reprit Bao, en posant les yeux sur moi. Durant longtemps, il a décliné tous les partis en son nom. Il se doutait que son cœur était déjà pris. Naïvement, il pensait que mise en confiance, elle finirait par lui présenter l’heureux élu. Pour elle, il était prêt à bouleverser les traditions et à accepter un mariage d’amour. Mais le temps passait, et la princesse ne se montrait jamais avec aucun homme. Lassé par son entêtement, son père l’a donc sommée de désigner un époux parmi ses nombreux prétendants avant qu’une nouvelle année se soit écoulée.

— Elle est triste ton histoire, constatai-je.

— Quand tu connaîtras la fin, tu verras qu’elle est surtout merveilleuse. La princesse ne pouvait pas s’opposer à l’ordre de l’Empereur, mais rien ne lui interdisait d’émettre un souhait avant de choisir son mari. Alors elle demanda la permission de se retirer à Shanghai. Elle désirait bâtir un temple pour s’isoler du monde, et décider en paix du meilleur parti pour elle.

— Il n’y a rien d’extraordinaire à faire édifier un temple taoïste, remarquai-je, un peu déçu.

Je parvenais également mal à identifier le rapport de ce récit avec la statue devant laquelle nous nous tenions. Bao ne faisait pourtant jamais rien sans raison et je me doutais qu’il devait y en avoir une. Effleurant ma joue d’un geste tendre, il poursuivit avec un sourire mystérieux :

— J’y viens, ma petite fleur. En fait, le temple en lui-même n’était qu’un prétexte pour élever un autel à un dieu bien particulier. Un esprit issu des premiers âges. L’émanation d’un dragon sacré. Il y a de cela fort longtemps, ce dragon aurait sacrifié son apparence reptilienne primitive pour l’amour d’un homme. On raconte qu’il était lui-même un mâle, et qu’il aurait transporté son amant dans un pays où les unions se forment en fonction d’affinités qui ne correspondent pas toujours à celles couramment admises. Toutes pourtant incarnent l’alliance la plus parfaite entre le Yin et le Yang.

« Depuis, ceux qui le vénèrent s’adressent exclusivement à lui sous son aspect humain. Sa dévotion s’est perdue au cours des siècles. Sans doute parce qu’une divinité sanctifiant des couples peu ordinaires n’a jamais été populaire au sein des familles attachées au culte des ancêtres. Néanmoins, on dit qu’il règne encore aujourd’hui sur un territoire préservé. La légende rapporte que les amoureux au cœur suffisamment pur et vaillant qui se placent sous sa protection obtiennent un indice qui leur permet de ne jamais désespérer. On relate aussi qu’il suffit de le suivre pour atteindre cet endroit dont beaucoup ne se rappellent plus l’existence. Un lieu où il est possible de vivre librement un amour hors norme, à la seule condition d’avoir au préalable satisfait à l’épreuve du dragon.

À ces mots, je ne pus m’empêcher de songer à la détestable rencontre que nous avions faite quatre ans auparavant. Je n’avais pas oublié les paroles étranges de l’homme qui m’avait saisi le bras en pleine rue. Régulièrement, j’en faisais des cauchemars. Si Bao y pensa également, rien ne trahit chez lui cette réminiscence, et je préférais ne pas ramener entre nous ce souvenir désagréable.

Une impression plus forte vint brusquement me distraire. J’eus le sentiment d’être observé et je tournai la tête du côté où je sentais peser sur moi un intérêt. Désorienté, je ne croisai rien d’autre que le regard bienveillant de l’homme-dragon en terre cuite. Soucieux d’échapper à cette sensation dérangeante, je demandai :

— Et qu’est-il arrivé à la princesse ?

— Elle a disparu la veille du jour où elle devait livrer le nom de son choix à l’Empereur. Le gardien du temple a juré l’avoir vue prendre la route au matin. Personne n’est parvenu à découvrir où elle était partie. Elle s’en est allée avec une seule de ses suivantes. Sa préférée. Celle dont elle ne se séparait pas, et pour qui certains murmuraient que son cœur soupirait. Des années plus tard, l’Empereur reçut une lettre venue d’une contrée lointaine. Sa fille l’assurait de son bonheur tout en requérant son pardon. Furieux, il a brûlé son courrier, et personne n’a jamais plus entendu parler de la princesse.

Le récit était beau, mais un élément me perturbait.

— Pourquoi ne me racontes-tu cette histoire que maintenant ?

— Parce que mon père m’a rapporté cette légende il y a peu de temps, et que je voulais attendre le moment idéal pour le faire. Lui-même la connaît depuis un certain nombre d’années, mais jusque-là, il me jugeait trop jeune pour comprendre tout ce qu’elle implique. Mon père est formel. Il dit que cette statue représente l’esprit de Qinqiè Aiqing.

— Le dieu de l’Amour bienveillant, traduisis-je. On pourrait croire que nous lui sommes prédestinés.

Me faisant face, Bao prit mes mains entre les siennes.

— C’est également ce que je pense, m’affirma-t-il en souriant. Alors, je jure solennellement devant Qinqiè Aiqing que je ne t’abandonnerai jamais, et que je ferai tout pour trouver cette terre inconnue. Peu importe le temps qu’il me faudra. Un jour, nous partirons nous y établir, et tu deviendras mon conjoint.

Profondément ému par sa promesse, j’ajoutai mon serment au sien.

— Et moi, je m’engage à te chérir tout au long de ma vie. Et je prie pour que rien ne nous sépare.

J’achevais à peine de prononcer ces mots qu’un bruit mat me fit tressaillir. Regardant à mes pieds, je reculai précipitamment. La main que la statue tendait en avant venait brusquement de se détacher. Elle ne s’était pas brisée en tombant sur le sol, et je ne parvenais pas à quitter des yeux ce poing fermé qui pointait dans ma direction. Effrayé, je me demandai si je n’avais pas involontairement commis un sacrilège.

Bao se ressaisit le premier. Sans doute conscient de mon effroi, il ne sembla pas accorder grande importance à l’incident.

— Le temps a fait son œuvre, déclara-t-il, en se penchant pour ramasser la relique. Cette sculpture tient encore debout par miracle. Elle est tellement lézardée, qu’il paraît même étonnant que ce genre d’accident ne se soit pas produit plus tôt. J’interrogerai mon père pour savoir s’il est possible de la réparer. Regarde, la main est creuse. C’est drôle, on dirait qu’elle contient quelque chose.

Retournant précautionneusement le morceau de terre cuite, il le secoua doucement. Le son d’une sorte de petit grelot accompagna son geste tandis qu’un bracelet fait de perles de jade vertes parfaitement rondes tombait dans sa paume. Les yeux écarquillés de stupeur, je ne savais plus que penser.

— Il est magnifique, s’extasia Bao en admirant le bijou. L’orfèvre qui a taillé ces pierres était un maître-artisan. Sa réalisation est digne de la plus belle personne. Donne-moi ton bras.

— Moi ?

— Qui d’autre ? Tu ne peux pas refuser, car ce n’est pas vraiment un cadeau de ma part. Je crois que Qinqiè Aiqing désire que tu conserves ce bracelet.

Trop troublé pour réfléchir et incapable de déterminer s’il plaisantait ou non, je lui obéis.

— Ne le montre pas à qui que ce soit surtout, ajouta-t-il en manipulant le fermoir. Ce sera notre secret, et le gage que Qinqiè Aiqing te protège tout particulièrement.

Les yeux rivés sur le cordon de perles, je demeurai immobile. Bien que né du hasard, ce présent était somptueux et j’hésitais à l’accepter. Portant le creux de mon poignet à ses lèvres, Bao y déposa un baiser qui m’obligea à le regarder.

— Rassure-toi, tu ne voles rien. En tant que premier orfèvre de Shanghai et fournisseur officiel de la Cité interdite[3], mon père a le droit de réclamer ce genre de trésor à toute maison qui en trouverait un. Je sais qu’il ne me le refuserait pas si je le lui demandais, et je désire te le donner. Tu dois l’accepter, mon adorable canard mandarin.

Apaisé par l’éclat particulièrement tendre de ses yeux sombres, j’inclinai silencieusement la tête tant l’émotion me nouait la gorge. La même journée, je découvrais que mes sentiments m’étaient retournés et mon prétendant m’offrait la plus mystérieuse des preuves d’amour. Ce soir-là, je rejoignis les autres orphelins le cœur rempli d’étoiles.

À partir de cet instant, je ne quittai plus ce bijou. Le dissimuler s’avéra cependant impossible. À l’étuve, nous nous déshabillions en commun. La première fois, je pensai naturellement à l’ôter avant mes ablutions. Rapidement, je m’aperçus que je ne pouvais plus l’enlever. Mû par un dispositif secret, le fermoir s’était verrouillé. Bien entendu, tout le monde crut à un cadeau de Bao, ce qui n’était qu’à moitié faux, et j’eus droit à un florilège de remarques plus ou moins désobligeantes.

— Regardez-le. Il a décidé de faire concurrence aux belles du pavillon de la Maison du Nord.

— Je suis sûr qu’avec une robe et un peu de maquillage, il ferait parfaitement illusion.

— Son entrée au palais s’annonce sous des auspices plutôt fastes.

— On dirait que la jolie fleur est à présent parée pour le butinage.

— Il a de la chance qu’un maître aussi riche l’ait déjà choisi.

— Si c’est un travail de secrétaire auquel il se prépare, il sera vraiment particulier.

J’ignorai leurs rires, mais je n’appréciai pas la façon dont ils envisageaient ma relation avec Bao. Pour moi, il ne s’agissait en aucun cas d’une servitude, encore moins de la mise en place d’un échange bassement mercantile. Nous nous aimions, tout simplement. Leurs sous-entendus me touchaient plus qu’ils n’auraient dû et, pour la première fois, les regards qu’ils portaient sur mon corps me gênèrent.

Avec une quinzaine de camarades, je logeais maintenant dans la section des adolescents. Nous partagions toujours le même dortoir, mais il ne nous était plus permis de nous baigner dans le même baquet. Depuis quelques mois, nous subissions une transformation corporelle qui poussait certains d’entre nous à se satisfaire manuellement au milieu de la nuit. Pour ma part, j’ignorais encore le plaisir qu’ils tiraient de cette activité solitaire. Je remarquai néanmoins la façon dépourvue de décence dont quelques-uns posaient à présent les yeux sur moi.

Ma silhouette déliée s’allongeait davantage, mon visage s’affinait et la longueur de mes cheveux me donnait un côté parfaitement androgyne. J’avais beau conserver une part d’innocence, je n’en devinais pas moins que certains voyaient en moi autre chose qu’un adolescent. En réaction, je me mis à faire preuve d’une pudeur un peu dédaigneuse, qui ne fit qu’éloigner de moi les quelques rares pensionnaires prêts à prendre ma défense. Habitué à ma solitude dorée, je ne cherchais pas à rectifier le tir. J’en éprouvais cependant secrètement un trouble de plus en plus grand.

Bao ne m’avait jamais touché autrement que pour entrelacer ses doigts aux miens ou caresser ma joue. Depuis notre première rencontre, il n’avait même plus remis la main sur ma chevelure. Une attitude sage qui s’accordait à son éducation et aux diktats de la société. Agir d’une autre façon n’aurait été toléré ni par son père ni par monsieur et madame Johnson. Nous avions beau nous réfugier au fond du jardin pour nous isoler, nous nous doutions que des yeux curieux nous épiaient.

Alors que je subissais moi-même une lente maturation, je m’apercevais enfin de la force de l’affection qu’il me témoignait. Le voile de bienséance qu’il se refusait encore de franchir finissait par le trahir. Quelque part, il me révérait, et la délicatesse de l’amour qu’il me portait m’apparaissait davantage lorsque je le comparais à la manière dont les autres me regardaient.

J’aurais pu me servir de son attachement pour les faire punir. Toutefois, je préférai lui taire ces désagréments. Je devais m’endurcir, et je ne voulais pas que quelqu’un réagît à ma place. Ne répondant ni à l’admiration ni à la jalousie de mes condisciples, je supportais en silence leurs moqueries.

L’impossibilité de dissimuler le bracelet m’obligea cependant à affronter madame Johnson. Avisée de son existence, celle-ci me convoqua dans son bureau. Je la respectais, mais j’avais appris depuis longtemps qu’elle n’avait rien d’une mère. Elle n’appréciait que modérément les libertés que me donnait mon amitié avec le fils de son mécène, et j’entrai dans la pièce sur la défensive. Debout devant la fenêtre, elle m’attendait de pied ferme. Sans préambule, elle attaqua :

— On m’a avertie que vous portiez un étrange bijou. Montrez-le-moi, Jonathan.

Sans un mot, j’obtempérai à sa demande. Ajustant ses petites lunettes, elle prit mon poignet qu’elle mit sous son nez. Retournant celui-ci avec brutalité, elle examina l’objet du délit. Sans doute évalua-t-elle son prix, car je vis ses lèvres se plisser de dépit. In extremis, je me retins de lui dire que de toute façon, ce trésor ne lui aurait jamais appartenu, une directive particulière l’attribuant d’office à monsieur Jiang. Il était inutile de souffler sur les braises dans ma situation.

— Comment avez-vous eu l’audace d’accepter un tel présent sans rougir ? m’invectiva-t-elle, en me relâchant. J’aurais dû écouter mon époux plus tôt et avertir notre bienfaiteur du danger que vous représentez pour son fils.

Déconcerté par la violence de ses propos, je répliquai avec franchise :

— Il n’a jamais été dans mes intentions de profiter de la générosité que l’on m’accorde. Ce bracelet a été découvert totalement par hasard et Bao a tenu à me l’offrir. Refuser l’aurait blessé.

— Et accepter flatte votre ego, me retourna-t-elle, avec un mépris non dissimulé. Votre manque de modestie vous perdra. Vous me décevez, Jonathan. Mais à quoi aurais-je dû m’attendre de la part d’un enfant, qui à cinq ans déjà, spéculait sur sa jolie frimousse pour attendrir les adultes ? Croyez-vous que je n’aie pas remarqué vos manigances ? Vous n’avez aucun sens des valeurs acceptables, et votre ami devrait apprendre à ne pas vous encourager.

La virulence de ses insultes m’atteignait comme autant de petites aiguilles acérées, et je me récriai vivement :

— Nous ne faisons rien de mal, madame.

— Hum ! Pour l’instant, non. Je doute pourtant que cela dure longtemps. Je m’aperçois qu’à votre contact, le jeune monsieur Jiang semble partager le goût de l’interdit. Sachez que ce genre de comportement frise l’indécence, et souvenez-vous de ceci : votre ami pourra toujours compter sur sa fortune et sa famille pour étouffer le scandale. Cela ne sera pas votre cas. Tâchez de vous le rappeler. Laissez-moi maintenant. Votre présence m’insupporte.

Bousculé pour la première fois de ma vie par les principes rigides qui stigmatisaient notre relation, je quittai la pièce en décidant de faire front. Puisque personne ne paraissait comprendre la pureté de nos sentiments, j’agirais désormais sans tenir compte du regard d’autrui. Porter ce bijou devenait pour moi le symbole de ma résistance, et je pris intérieurement l’engagement de ne jamais m’en affranchir.

Quelques jours plus tard, monsieur Jiang me surprit en me demandant de le rejoindre dans le jardin. Ce n’était pas la première fois qu’il se présentait seul à l’orphelinat, mais il m’entretenait rarement en l’absence de son fils. Assis sur un banc, il me fit signe de m’approcher. Debout devant lui, je dissimulai mon trouble pour le saluer respectueusement.

— Bao m’a averti que le cadeau qu’il t’a fait te cause quelques soucis, me dit-il gentiment.

Cette introduction pour le moins brutale finit de me désorienter. J’avais raconté à Bao que je ne pouvais plus enlever le bracelet, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il en parlât à son père. J’ignorais même que celui-ci fût au courant de son présent. Gêné, je répondis en rougissant fortement :

— Ce n’est qu’un problème sans importance, Monsieur.

— Laisse-moi regarder.

À nouveau, je tendis mon poignet. Cette fois-ci, il fut saisi avec beaucoup de délicatesse. Expert en joaillerie, monsieur Jiang prit le temps de manipuler longuement le bijou.

— Le dispositif est délicat et extrêmement sophistiqué, trancha-t-il. Je ne sais pas si je pourrais l’ouvrir sans devoir briser le fermoir.

Sa conclusion anéantissait mon espoir de transformer cette merveille de jade en étendard. Désolé de voir abîmer un tel objet, je m’inclinai la mort dans l’âme devant ce que je pensais être la volonté de mon interlocuteur.

— Si vous tenez à le récupérer, je me plierai à votre exigence, répondis-je.

— Je ne tiens pas obligatoirement à me l’approprier, me détrompa-t-il. Je cherche simplement à t’aider à te débarrasser d’une servitude qui semble t’apporter davantage d’ennuis que de satisfaction. N’est-ce donc pas le cas ?

Incroyablement, il m’offrait la possibilité de choisir moi-même.

— Non, laissez-le ainsi, répliquai-je sans hésitation.

Effrayé par mon audace, j’attendis avec inquiétude sa réaction. Personne ne s’opposait jamais aux désirs de monsieur Jiang, et malgré mon peu d’expérience, j’avais bien remarqué que le bracelet lui plaisait. Durant des secondes qui me parurent une éternité, il se contenta de me fixer.

— Je ferai comme tu le souhaites, déclara-t-il enfin. Mais avant, j’apprécierais que tu répondes à une question. Pourquoi ?

Objectivement, je m’imaginais mal lui avouer que son fils et moi nous aimions, et que ce bijou représentait le symbole de notre attachement. Il me fallait pourtant trouver une réponse adéquate calquée sur la vérité. Pas un instant, je n’envisageai de lui mentir.

— Parce que Bao me l’a offert, et que tout ce qui vient de lui m’est précieux, osai-je expliquer, en redoutant un peu la portée de mes paroles.

— Je vois, se borna-t-il à constater.

Un sourire indéfinissable sur les lèvres, il se releva.

— Bien, approuva-t-il encore. Mes affaires m’attendent, il est temps que je te laisse. Quant à l’avenir, souviens-toi simplement que je n’ai fait qu’exaucer ton vœu.

M’abandonnant sur cette dernière phrase sibylline, il s’éloigna avec un haussement de tête satisfait. Perplexe, je m’interrogeai en vain sur la véritable teneur du message qu’il m’avait délivré et je me contentai de rapporter à Bao que j’avais refusé son aide. Pour le reste, je ne lui en parlai pas. Après tout, mon amoureux avait bien omis de me prévenir qu’il avait informé son père du cadeau qu’il m’avait fait.

Les mois se succédèrent. Accaparé par mille autres préoccupations, je finis par oublier ce qui ressemblait fort à une mise en garde.

 

[1]   L’Empereur Yongzheng (1678 – 1735) appartient à la dynastie Qing.

[2]   La dynastie Ming (1368 – 1644) est la dernière dynastie dominée par les Han. Le premier empereur de cette branche arriva au pouvoir après la chute de la dynastie Yuan, dominée par le Mongol. Elle disparut suite à la prise de Pékin par la rébellion menée par Li-Zicheng, en 1644, rapidement supplanté par la dynastie Qing mandchoue.

[3]   La Cité interdite est le palais impérial au sein de la Cité impériale de Pékin. Sa construction s’effectua de 1406 à 1420, à la demande de l’empereur Yongle, troisième souverain de la dynastie Ming. Selon la légende, la cité compte 9999 pièces (en réalité 8704). Cette légende rapprochait l’Empereur d’un dieu, puisque selon la tradition, seules les divinités avaient le droit de construire un palais de 10 000 pièces.

Aphantasia – Le Prince de sang – Extrait

Aux weirdos, aux sorcières, à mon autre hémisphère.

 

PROLOGUE

 

– L’autre

Quand Isaak dormait, il l’aimait.

Il aimait particulièrement le contenu de ses rêves. L’esprit de cet homme-là était un terreau incroyablement fertile : il suffisait d’une étincelle pour qu’en jaillissent des monstruosités dantesques aux mains griffues, des corps décharnés, des gueules béantes, rugissantes, avides de chair. Il adorait la créativité onirique du Tzigane, alors il espionnait ses songes. Quand Isaak n’était encore qu’un avorton vagissant, ce n’était qu’une fois de temps en temps, pour savourer. Ils avaient bien pu dissimuler l’enfant dans une galerie sous le plancher de la cabane, il atteignait ses pensées, lui murmurait à travers la terre et les racines. Il s’installait dans un coin de son esprit et observait ses cauchemars, bouche close, immobile, sage. Il ne dérangeait rien.

Et puis il l’avait fait de plus en plus souvent, il y avait pris goût, il était devenu vorace. Il a-do-rait ses cauchemars. Plus il les hantait, plus les cauchemars faisaient gémir Isaak. Il prit goût à cela aussi. Lorsque l’homme, sous l’assaut d’une terreur nocturne, se réveillait en hurlant, cela le faisait sourire jusqu’aux oreilles. C’était intense, il aimait cela. Avant Isaak, il en avait aimé beaucoup d’autres, mais Isaak était particulièrement intense. Alors il l’aimait particulièrement.

Quand Isaak chassait, il l’aimait.

Il était habile de ses mains, discret, méthodique. Il ramenait des lapins et des oiseaux pour sa grand-mère, sa Nouna. En hiver, quand les proies se faisaient rares, il rabattait vers Isaak un chevreuil ou un sanglier, et les flèches du Tzigane volaient, précises, meurtrières. Son couteau dépeçait la bête comme lui éventrait ses rêves. Ils se nourrissaient l’un l’autre. Isaak rapportait son trophée à sa grand-mère et ils mangeaient tous les deux, l’homme aux cauchemars et la vieille à la bible. Isolés du reste du monde, loin des villes peuplées d’immortels, loin des rares camps d’humains rescapés de l’esclavage, qui osaient encore se dénommer libres. Ils avaient l’air heureux.

Elle l’appelait son prince, et mour lio[1], le berçait de légendes, de vieilles croyances, de vieilles valeurs. Elle lui parlait des chemins lumineux et de ceux bordés de ténèbres, et ses doigts fripés caressaient le crucifix d’argent à son col, son autre main lissant les boucles de son petit-fils. Elle lui disait qu’il avait hérité de ses dons. Qu’il voyait. Qu’il savait. Qu’il pouvait repousser le mal qui ronge le cœur et la chair. Ils taisaient leurs différends – la grand-mère n’aimait ni les livres, ni l’art, ni les camps de rescapés.

Oh, Isaak voyait et savait. Que sa Nouna n’était plus qu’articulations calcifiées, tordues, douleurs grinçantes. Que la taie laiteuse qui couvrait ses prunelles usées aurait bientôt l’opacité de la mort. Et lui savait que le corps de la vieille serait alors une part de son domaine. Elle se décomposerait sous la mousse et la terre, les racines mêlées à ses doigts décharnés comme elle mêlait les siens à ceux d’Isaak pour le tirer de ses cauchemars. Alors Isaak serait à lui, uniquement. Entièrement.

Quand Isaak souffrait, il l’aimait.

Le Tzigane pouvait bien ériger les livres vermoulus hérités de sa mère contre les croyances de son aïeule. Mais quand il se blessait en dépeçant une proie, il donnait son sang à la terre, à lui, pour le remercier de veiller sur eux. Il se réjouissait de ces offrandes secrètes, le sang, la sueur, les larmes, le sperme. La honte des premiers désirs adolescents pour un éclaireur que Nouna avait chassé en les trouvant langues et membres entremêlés, au bord de la rivière. L’angoisse qui le faisait plonger dans l’eau glacée pour y noyer ses pulsions, depuis. Il se délectait de toutes ces sensations déchiquetées, brûlantes.

Quand Isaak sculptait, il l’aimait.

Il fallait bien avouer que l’homme n’était pas sans talent, pour ce qui était de retranscrire dans l’argile les monstruosités qui peuplaient son esprit. Ses œuvres étaient une harmonie de silhouettes émaciées et difformes, de crânes couverts d’yeux, de dents aussi longues qu’acérées. Il mettait en ordre le chaos qui gangrénait ses nuits, disciplinait les aberrations, sublimait l’épouvante. Et d’autres hommes que lui, d’autres femmes aussi, s’étaient épris de cet art dérangeant. Une femme, en particulier.

Quand Isaak forniquait, il l’aimait.

La femme s’appelait Sofia. Une grande blonde à la tête d’un camp d’hommes libres. Isaak s’y était aventuré en ne voyant pas l’éclaireur revenir. Il aurait pu l’en empêcher, mais il était avide des nouvelles images, des nouvelles expériences qui alimenteraient ses rêves. Sofia avait aimé Markus, comme Isaak. Leurs chairs jointes avaient scellé leur deuil commun. Cela faisait maintenant longtemps qu’elle avait jeté son dévolu sur le Tzigane. Et cela faisait longtemps qu’elle s’y cassait à demi les dents – lui, ça le faisait ricaner. Les histoires à sens unique le faisaient toujours ricaner.

Lorsqu’ils s’ébattaient, elle avait la main sur son corps, sur ses œuvres et sur une partie de son cœur. Mais Isaak avait l’âme trop sauvage pour la tendresse immuable de la femme et la vie en communauté qu’elle lui proposait. Lui, il savait ce qui le faisait vibrer. Ce n’était pas des choses acceptables. Ce n’était pas des choses que l’on trouvait dans la bible de sa Nouna. Au fond de cette âme agitée, au fond de cet esprit persuadé d’être comblé, il y avait la curiosité. Vive, vorace, dangereuse.

C’était peut-être cela qu’il préférait. Il n’en avait jamais eu d’aussi curieux.

Quand Isaak fut capturé, il fut furieux. Furieux !

La faute à cette sorcière, cette Sofia qui avait pensé attacher Isaak à elle en lui offrant l’accès à la ville, à ces images mouvantes qu’il dévorait, assis dans le noir, à ces musiques différentes de celles que la forêt chantait pour lui. Sa volonté avait protégé Isaak en détournant l’attention des prédateurs grouillant dans la cité, comme il commandait aux bêtes dans les bois. Il avait tremblé de le perdre, mais l’appétit insatiable d’Isaak lui avait brûlé l’esprit comme il consumait celui du chasseur. Ses visions s’alimentaient de celles de l’humain, leurs pensées s’enflammaient de concert.

Et là, dans cette grande boîte lumineuse pleine de croûtes peintes par d’autres, de sculptures aux formes molles et disciplinées, fades, si fades comparées aux fantasmagories d’Isaak, il s’était fait prendre. Et il n’avait rien pu faire ! Ils étaient trop nombreux pour qu’il rende Isaak invisible à leurs yeux maintenant qu’ils étaient tous fixés sur lui. Lui et sa langue acérée de sauvageon éduqué, sa fierté de prince dont le palais était un trou dans la terre surmonté d’une masure, et le seul sujet une vieille folle.

Les miliciens lui fouilleraient la cervelle. Ils réduiraient ce trésor de singularité en bouillie pour le vendre comme esclave docile. Ou ils le laisseraient ainsi, sauvage, et l’enverraient chez des « amateurs » – les pires : ceux-là brisaient les esprits et les corps. Sinon, ils l’assommeraient de sédatifs et l’enverraient dans une banque de sang – Isaak finirait ses jours attaché à un lit, des tubes plein les veines pour nourrir la populace. Peut-être même qu’ils en feraient un étalon, un reproducteur pour lignées rustiques.

Il ne savait pas laquelle de ces options l’horrifiait le plus. S’il perdait Isaak, maintenant… il perdait tout.

Il ne pouvait pas laisser cela se produire.

Alors il eut une idée…

***

– Aldéric

Le 4 octobre, manoir des Melfort, près de Paris.

— Grand-père, qu’est-ce que ça fait d’avoir plus de six cents ans ?

J’abaissai mon journal sur mes genoux pour observer mon jeune descendant. Francis venait de fêter ses dix ans et semblait soudain aussi curieux que préoccupé par l’immense écart temporel qui nous séparait. Il me fixait, l’œil et le sourire pétillants, comme le font les enfants désireux d’obtenir réponse à leurs questions à grand renfort de charmes.

— Cela me donne de très bons yeux ainsi que des oreilles affûtées et un nez assez fin pour savoir que tu as encore soudoyé Sambre ce matin. Tu sens le caramel et tu en as encore un peu sur la bouche, le taquinai-je.

Francis s’empourpra – sa peau blanche était propice aux colorations vives. Il se pinça les lèvres pour réprimer un sourire mi-fripon, mi-gêné.

— Alors tu m’as entendu lui demander ? Depuis l’autre bout du manoir ?

— Tout à fait.

— Mais tu l’as laissé m’en donner, souligna-t-il très justement, la flamme d’une petite victoire illuminant son regard bleu.

Je la lui concédai d’un sourire sobre, avant de redresser mon journal pour reprendre ma lecture. C’était compter sans l’obstination de Francis, qui posa ses mains sur mes genoux et se dandina pour s’y hisser. Il s’y pelotonna comme un chat de salon : confortablement lové et sans se soucier d’y être invité. Bientôt, l’âge le ferait renoncer à ces élans tactiles.

— Comment était-ce, de vivre avant le grand soulèvement… ? Pour les vampires ? Est-ce que les gens les brûlaient, comme les sorcières ? Sambre m’a dit que, quand il était jeune vampire, il a failli se désintégrer au soleil parce qu’un tronc d’arbre lui est tombé sur les jambes ! C’est Clément qui l’a sorti de là ! Tu le savais ?

Tout en abandonnant mon journal sur le guéridon, je l’écoutai babiller. Son évocation des sorcières condamnées à périr par le feu – des faibles d’esprit et des veuves ayant eu le malheur d’être trop versées en botanique, pour la plupart – avait ravivé une autre flamme. Celle du souvenir lointain d’une main enfantine rougie par le froid, glacée au creux de la mienne encore ardente d’une vie mortelle. D’un regard clair sous des mèches blond terne, qui cherchait le mien dans la nuit illuminée par un bûcher funéraire crépitant. Et sa voix faible dans le grondement de la fournaise attisée par la bise.

— Moi aussi, je vais brûler jusqu’aux étoiles, comme maman ?

D’un naturel aussi bavard que son père, Francis était capable de monologuer pendant de longues minutes. Lorsqu’il eut fini de détailler toutes les anecdotes qu’il avait récoltées auprès de mes domestiques, il se redressa et réitéra :

— Alors ? Comment était-ce ?

Je consentis à lui raconter un peu de ce qu’avait été ma vie, ne doutant pas qu’ainsi, il s’endormirait vite. Je lui fis part de la difficulté de vivre de nuit dans un monde gouverné par les êtres diurnes, et de celle, plus ardue encore, d’échapper aux accusations superstitieuses. De nombreux jeunes vampires se perdaient, abandonnés à leur nature par des créateurs inconscients. D’autres, écrasés par la solitude, affamés faute de pouvoir se nourrir aisément sans attirer sur eux l’attention, devenaient fous et se présentaient d’eux-mêmes aux rayons du soleil.

Notre population avait pourtant augmenté, peu à peu, la naissance de confréries y aidant. Et, lorsqu’au crépuscule de la Seconde Guerre mondiale, la population mortelle s’était vue affaiblie et désorganisée… le monde s’était inversé.

Depuis des décennies, les immortels régnaient sur une humanité asservie. De rares groupuscules d’hommes subsistaient encore en marge, dans les forêts et les montagnes, condamnés à vivre pauvrement pour conserver un simulacre d’indépendance. Bientôt, la dernière génération à avoir connu l’âge de l’homme libre disparaîtrait, et les seuls à s’en souvenir ne seraient plus humains. Pour notre peuple habitué à la prudence, la vie était devenue incroyablement aisée. Certaines de nos pratiques s’en retrouvaient compromises – le meurtre non régulé d’êtres humains était officiellement proscrit : il fallait, après tout, soigner notre source de jouvence –, mais, pour qui savait jouer de ses relations avec habileté, les lois se révélaient flexibles.

J’avais contribué à remodeler ce monde chaotique, saccagé par la vision à court terme inconsciente et destructrice des mortels. La fin de leur suprématie avait fait place à une ère plus sécurisée, civilisée, aux ressources maîtrisées. La criminalité se trouvait écrasée par la Milice, et aucun méfait ne pouvait demeurer secret lorsque vos aveux étaient extirpés directement de vos pensées.

Francis était né sous les meilleurs auspices, dans un contexte qui me permettait de l’élever dans la sécurité et le confort. Rares étaient les enfants à grandir en dehors des centres d’élevage, à jouir d’une éducation et d’un cadre de vie aisé et à pouvoir former leur âme hors du carcan de l’esclavage. Mais il était un Melfort, et à ce titre, il jouirait de l’empire érigé par ma main, avec le concours de mes autres héritiers.

J’avais assuré notre hégémonie génération après génération, bien avant l’avènement des immortels. Et j’avais su adapter nos intérêts aux besoins de chaque époque en misant toujours sur deux valeurs sûres : le plaisir, et la mort. Les Melfort faisaient commerce des deux. Et les bénéfices que nous en tirions n’étaient pas que pécuniaires.

La chair ne se monnayait plus en individus prélevés dans leur environnement et alimentant une économie de l’ombre, mais en produits créés et calibrés dans des centres spécialisés, selon qu’ils étaient destinés à la compagnie, au combat ou à la consommation – ce qui revenait parfois au même. La recherche d’exotisme et de performances toujours plus extraordinaires avait lié étroitement la science au processus d’élevage, et nous nous assurions de demeurer à la pointe de l’innovation génétique.

Malgré la paix globale instaurée par des dirigeants ayant vécu bien assez de guerres pour préférer s’en éviter le tracas, les armes sous toutes leurs formes demeuraient également un marché fructueux. Je pouvais me montrer reconnaissant en cela envers les groupuscules d’humains libres qui s’entêtaient encore à vouloir renverser le système en place, mais également envers les tyrans locaux de quelques régions éloignées qui rechignaient à se plier à l’ordre établi et à suivre la réglementation en matière de création d’immortels. Ils pillaient sans vergogne le bétail des pays voisins après avoir décimé ou laissé fuir leurs cheptels d’humains, faute d’une gestion appropriée et d’un référencement adéquat.

C’était là une leçon édifiante quant à la nécessité d’un contrôle parfait de ses ressources, et de ne pas laisser la convoitise ou d’autres émotions frivoles nuire à ses intérêts. Un précepte que je m’efforçais d’inculquer à chacun de mes héritiers. Mon vingtième descendant écoutait d’une oreille distraite, sa tête pesant de plus en plus lourdement contre mon torse. Le sommeil au bord des lèvres, il marmonna :

— C’est vrai que notre famille est l’une des plus vieilles lignées de vampires ?

— Oui. Les autres n’ont pas réussi à conserver le lien avec leurs descendants mortels au travers des siècles. Ce n’était pas une priorité, à l’époque.

— Hum. Et… c’est vrai que ton fils a disparu ?

— Qui te l’a dit ?

— C’est… Serge. Il m’a expliqué qu’il manquait un Melfort, dans le tableau du rez-de-chaussée, quand je lui ai demandé pourquoi il y avait toujours un siège vide à table à Noël.

— …

— C’est vrai, alors ?

— Oui. Thomas a disparu il y a très longtemps.

Et, malgré les siècles rendant ce désir de plus en plus naïf, j’espérais encore qu’il réapparaisse un jour.

***

– Isaak

Le 3 novembre, centre de rétention de Fresnes

Assis en tailleur sur la couchette, j’observais le défilé intermittent des non-morts qui passaient devant ma cellule. À chaque garde, à chaque employé à la fonction moins identifiable, je redoutais le ralentissement de la foulée, le coup d’œil trop inquisiteur. Mais je ne pouvais pas détourner mon attention de la ronde des prédateurs. Si je me laissais aller à la léthargie, ou pire, si je m’endormais… quels monstres devrais-je le plus redouter ?

J’avais dû m’assoupir, pourtant, drainé par la peur, les coups, les questions. Quand je rouvris les yeux, un de ces monstres était là, et aucun grincement métallique de grille ne l’avait annoncé. Malgré son sourire bénin et toutes ses couches de vernis de civilisation, je flairai le danger. Je dépliai mes jambes engourdies en m’appuyant sur le bord de la couchette, prêt à me dresser d’une détente.

Pas de blouse médicale annonçant de nouveaux examens. On m’avait déjà pris mon sang. Rien de personnel. Une procédure stérile et professionnelle. À l’exception de la morsure que j’avais infligée à l’employé chargé du prélèvement, dès que celui-ci avait relâché l’emprise mentale qui m’immobilisait. Trop de créatures cauchemardesques se disputaient déjà mon esprit pour que j’accepte sans me défendre d’en laisser une nouvelle contrôler mon corps. Le côté gauche de ma mâchoire m’élançait, séquelle du coup revanchard que m’avait décoché le grouillot. Le visiteur n’était pas familier des lieux. Je le sus à la façon dont il observait les alentours et l’intérieur de la cellule. Je le scrutai par en dessous. Chevelure châtaine parfaitement disciplinée, costume ajusté, mains manucurées, chaussures au cuir brun surpiqué impeccablement cirées. Je cherchai les failles et n’en trouvai pas. Hormis son sourire figé, aussi naturel qu’une rose bleue.

Je contrastais, dans mes vêtements usagers empruntés au camp. Mes habits d’homme des bois auraient trop détonné pour mon incursion en ville. Ma chevelure était une masse de boucles brunes désordonnées, trop longues – Nouna avait parlé de me les couper, quand je rentrerais – et une barbe de plusieurs jours me mangeait la mâchoire, râpeuse sous mes doigts.

Pourtant, je contemplais le non-mort comme un égal. Pire. Comme un nuisible. Le regard intransigeant, fixe, je ne cherchai pas à dissimuler mon animosité froide. J’étais habitué à regarder les démons en face.

— Voilà ce qui arrive quand un petit rat des champs s’aventure en ville. Et tout ça pour quoi ?

Question rhétorique du non-mort, entre amusement contenu et incrédulité diluée, qui récolta une réponse détachée.

— Egon Schiele.

Le rire du visiteur fusa, comme une explosion dans l’espace restreint de la cellule. Je grimaçai, plus accoutumé à la quiétude de la forêt.

— Tu t’es fait prendre à cause d’un tableau ! Aaah, vaine créature…

Un croquis de Schiele, organique, chair offerte, décadente, teintes maladives.

— Une carcasse abandonnée, avait dit un non-mort arrêté devant l’œuvre représentant un corps lascif féminin, son épaule frôlant la mienne.

J’avais gardé le silence, j’étais resté immobile malgré la double provocation. Envers l’œuvre, et envers moi. Mais il avait dû lire le besoin de confrontation qu’il recherchait dans mon attitude. Nouna disait que les fenêtres de mon âme étaient trop larges et laissaient échapper ce que mes lèvres réprimaient. Nous dialoguions souvent d’un regard.

Le moulo[2] se rapprocha encore, et je me levai. Si l’heure de la curée était venue, je ne resterais pas à terre en laissant la mort s’abattre sur moi. Pas sans un dernier combat. Mais le non-mort s’arrêta à quelques pas.

— Je suis venu te proposer un marché. Tu as beaucoup à y gagner, et au final… pas plus à perdre que ce qui t’attend de toute façon.

Le manque de sommeil ne me rendait pas moins méfiant. Ma nature farouche, distante, ne m’avait jamais disposé à la conciliation. Je toisai le visiteur avec une hostilité calculatrice. Le moulo attendit une question qui ne vint pas.

Alors il pénétra mon esprit, y fit éclater des images, tourbillon de couleurs et de formes mouvantes, et j’ancrai mes phalanges sur le rebord métallique de la couchette jusqu’à ce qu’une scène se définisse. Au cours des derniers jours, j’avais appris qu’il était inutile de lutter contre leurs attaques psychiques.

Une foule dépenaillée, s’activant près de tentes et d’assemblages de fortune. Des libres. La crainte referma son étreinte sur mon cœur quand certains hommes me parurent familiers. Ils appartenaient au camp de Sofia. Le sang quitta mon visage dans un fourmillement glacé quand je reconnus Nouna. Engoncée dans ses fourrures, désorientée aux côtés d’une femme qui lui prêtait son bras pour la soutenir. Nouna, hors de la forêt. Comment…

Et je compris. Elle était partie à ma recherche, avait forcé son corps usé à travers la forêt, à travers le froid. Parce que je n’étais pas revenu.

Une satisfaction narquoise s’infiltra dans le sourire du visiteur. Il savourait la panique qui avait balayé la menace latente que je lui avais opposée jusque-là. Il laissa le silence s’étirer, la peur et les interrogations ronger mes défenses. Plusieurs instincts me submergèrent. Cris, menaces, suppliques. Me jeter sur lui pour le frapper. Mais je contins la violence à laquelle mes mots et mon corps aspiraient, et mon regard rencontra le sien. J’y surpris la convoitise que la retenue visible de mes instincts avait allumée dans ses yeux. Il saisit ma crispation de dégoût et recomposa son attitude faussement courtoise.

— Survis, et je protégerai les tiens. Le moment venu, tu frapperas notre ennemi au cœur.

Ensuite vinrent les questions. Pourquoi moi ? Comment rester en vie et remplir cet objectif ? Le visiteur les éluda, ne m’offrant que des affirmations énigmatiques. Il m’assura que je survivrais. Que je recevrais des consignes le moment venu. Que j’étais tout désigné pour atteindre ce but. Qu’il allait me soulager de ma principale faiblesse. Sa certitude me parut relever de la folie.

***

Il n’avait pas menti, lorsqu’il m’avait parlé de l’aphantasie. Il n’y avait plus rien, sur l’écran de mes paupières closes. Plus d’images. Rien que le spectre rosé de la lumière filtrant à travers la chair. Je vivais dans une cécité intérieure permanente qui m’avait dépouillé de toute représentation mentale réconfortante, de toute capacité à imaginer autre chose que les murs gris et les barreaux qui m’encerclaient. Mais qui avait aussi mis fin à mes cauchemars. Je dormais d’un sommeil sans rêves quand le vrombissement électrique du déverrouillage des grilles m’avertit d’une intrusion. Je me redressai d’un sursaut. Ma tête était lourde, mon crâne comme lesté de sable.

Si l’uniforme noir de la Milice ne l’avait pas trahi, son teint pâle, sa démarche fluide, l’éclat de prédateur supérieur dans ses prunelles délavées annonçaient clairement le statut de l’intrus. L’instinct me fit me lever sans hâte excessive. Sa stature modeste et sa silhouette filiforme ne me trompaient pas. Je pouvais sentir la mort sur lui. Dans la fixité de son regard. Dans l’élargissement de la fente reptilienne qui lui servait de bouche, quand il vit mon mouvement de défiance.

Il abaissa le nez sur la mince liasse de feuilles qu’il tenait. Sa coupe militaire, rasée sur les tempes, laissa échapper sur son front quelques mèches d’un gris de cendres. Il me contempla de nouveau, un sourcil haussé. Il cherchait quelque chose. Quelque chose qui puisse le convaincre. Je relevai le menton pour le toiser. Je n’étais pourtant pas beaucoup plus grand que lui, mais la provocation suffit à étirer davantage son rictus et j’en ressentis plus d’angoisse que de satisfaction. Il fallait qu’il me choisisse. Il fallait…

Il avait bougé. Je ne le compris qu’à l’impact qui me plia en deux, mon champ de vision soudain envahi par la noirceur de son uniforme. Une boule de douleur explosa dans mes tripes. Un deuxième coup me faucha la jambe et mes genoux percutèrent le sol cimenté. Aucun cri n’avait encore pu franchir mes lèvres. Mon souffle était coupé, mon cœur bloqué dans ma gorge. Je fus tenté de me prostrer, me replier sur la souffrance. Pourquoi cette violence inutile, alors qu’il aurait pu me terrasser sans un geste, d’une attaque mentale, comme ses congénères l’avaient fait pour me maîtriser ?

Parce qu’il avait besoin de ce contact. De cette proximité avec le mal qu’il infligeait. Parce qu’il cherchait encore. Et m’incliner n’était pas la réponse qu’il attendait. J’agrippai son bras osseux et forçai mes muscles à se décrisper pour relever la tête, me redresser à moitié malgré les spasmes raidissant mon ventre.

Le contentement s’épanouissait sur ses traits blafards. Ses phalanges s’insinuèrent dans mes cheveux, comme une caresse de gratification. Puis se refermèrent et tirèrent, me forcèrent à me relever sous la force de la traction qui menaçait de m’arracher le cuir chevelu. Je dus me suspendre à son poignet pour contrer la douleur de sa prise.

Comme s’il n’avait pas à déployer le moindre effort pour me hisser d’une main, il était serein, songeur. Il m’observa pendant ce qui sembla une éternité alors que je grognais, les doigts enfoncés dans ses tendons. La résolution anima enfin ses traits.

— J’aime tes yeux. Je lui demanderai de me les laisser. Ou peut-être qu’il ne voudra pas de toi ?

Son sourire appelait le désespoir.

 

[1] Mon cœur.

[2] Mort.

 

Partie I – La marque du chasseur

 

Chapitre 1

 

À la lueur des torches

– Isaak

Le 5 novembre, campagne parisienne

Le vent poussait des nappes de crachin glacé à l’intérieur de ma cage. Des rires égrillards et des cris perçaient la nuit. Un choc sourd retentit quand une des proies se jeta sur les barreaux de sa prison pour répondre à la provocation de son tortionnaire, ou peut-être tenter d’y échapper. Je m’étais assis sur la plaque d’acier constituant le fond de l’abri mobile. Le froid mordait mes pieds nus, remontait le long de mes reins. Je conservais autant de chaleur que possible en enserrant mes genoux contre mon torse. Du pouce, je passais et repassais sur le léger renflement près de la saignée de mon bras gauche, là où se nichait l’implant qui me répertoriait comme du bétail.

Visage dissimulé derrière la barrière de mes bras, j’attendais. À travers le rideau humide des boucles retombant sur mon front, j’observais, silencieux, immobile, tassé sur moi-même. Les prédateurs formaient une ronde létale autour des cages, comme une parade à la lueur des torches plantées dans l’herbe mouillée à l’orée des bois.

J’enviais la chaleur des flammes qui grésillaient sous la bruine verglaçante. J’enviais les vestes épaisses, les écharpes moelleuses, les gants de cuir et les bottes hautes des chasseurs. Surtout, j’enviais leurs fusils et leurs couteaux de chasse. Je désirais retourner une de ces armes contre eux. Sentir la protubérance de la détente sous mon index, y exercer la pression qui expulserait leurs cervelles déviantes de leurs crânes. Ma main droite reproduisait le geste que mon cerveau ne pouvait plus évoquer.

Depuis le centre de rétention, mon imagination était aveugle. Si mes souvenirs étaient intacts, mes idées ne s’exprimaient plus qu’en monologue intérieur : évoquer Nouna revenait à lister mentalement les détails de son apparence, son parfum, la rugosité de sa paume sur ma joue. Ma forêt natale n’était plus que mots. Vert. Arbres. Vent. Ruisseau. La roche chaude sous la plante de mes pieds, en été. L’odeur animale d’une peau fraîchement tannée. Plus aucune image pour revivre l’éblouissement du soleil sur la neige.

J’ignorai le moulo qui frappa sur les barreaux de ma cage pour me faire réagir. Il ne fallait pas provoquer inutilement une bête en soutenant son regard. Et ce n’était pas lui que je devais attirer.

Il apparut après que mon absence de réaction eut découragé son congénère. La vie mortelle avait eu le temps de laisser ses marques dans sa chevelure châtaine striée d’argent à la coupe disciplinée, et sur ses traits aristocratiques, en travers de son front haut, au coin de ses yeux étroits, enfoncés. Deux lignes d’expression encadraient sa bouche large.

Au sein de la meute d’une douzaine de prédateurs qui s’échauffait le corps et l’esprit avant le début de la traque, je sus que c’était lui, sans l’ombre d’un doute. À la façon dont les autres étaient davantage conscients de sa présence que de la leur. À la manière dont lui-même semblait détaché de leurs actions. Il paraissait contrôler chaque geste, chaque silence et chaque syllabe, jusqu’aux molécules d’air nécessaires à les prononcer. Les prédateurs s’écartèrent machinalement lorsqu’il s’avança pour étudier chacune des six proies rassemblées pour cette nuit de chasse. Le vernis policé du demi-sourire qu’il adressait parfois à l’un de ses compagnons ne parvenait pas à dissimuler son attitude d’Alpha. Un péché d’orgueil que j’espérais retourner contre lui.

***

– Aldéric

— Tournez à droite au prochain croisement, Ivan, prononçai-je d’une voix courtoise.

Ivan était un vampire transformé sur le tard. La profondeur de sa servilité rivalisait avec celle des rides qui creusaient son visage défraîchi par une pilosité blanche et hirsute. Un vieil homme détenteur d’une indéfectible loyauté et d’une absence totale d’ambition, deux atouts très appréciés chez un employé de maison. Sa réponse, formelle et dépassionnée, me fut portée par sa voix éraillée par l’âge. La voiture s’engagea sans secousses sur le chemin de terre menant au pavillon de chasse qui était le mien depuis des siècles.

Au travers des vitres teintées, je pus admirer les couleurs rougeoyantes dont l’automne tardif peignait les arbres bordant ma propriété. Cette dernière, avec ses façades de brique et l’ardoise de sa toiture, s’intégrait à merveille au camaïeu saisonnier. Au pied de la bâtisse, d’architecture sobre et de taille respectable, se trouvait déjà garée la voiture d’Iazov.

Vampire de deux siècles mon cadet, Yegor Iazov était ce que les hommes ordinaires se plaisent à appeler un « ami de longue date ». Un concept dont la naïveté s’était effritée depuis bien longtemps. Nous étions conscients que notre sympathie réciproque était mâtinée d’une certaine capacité de nuisance, lorsque l’exigeaient nos caractères joueurs ou nos intérêts divergents.

Ivan gara la voiture en face de l’entrée, et n’eut pas le temps de quitter son fauteuil conducteur que déjà Iazov paraissait sur le perron. Il avait sa mine des bons jours : l’œil pétillant d’excitation, la bouche étirée de son éternel rictus moqueur, ses cheveux gris disciplinés en arrière. Il était vêtu de l’un de ses vieux uniformes de service, noir et si ajusté à sa silhouette aiguë qu’il lui conférait une allure de croquemitaine.

La portière de la berline s’ouvrit et Iazov me présenta une main amicale pour appuyer ma sortie. Son soutien m’était aussi peu nécessaire que l’oxygène à l’organisme des gens de mon espèce, mais je la saisis toutefois. Le bref contact de nos paumes, couplé à un échange de regards, fit office de cordiales salutations. Je n’étais pas homme à effusions, et Iazov n’était pas homme à courbettes.

— Tu as l’air remis de tes petites aventures avec les résistants, remarquai-je en ne voyant plus aucune trace de brûlure sur son visage.

— De justesse. Quelques dizaines de secondes de plus au soleil et… tas de cendres ! L’excitation m’a fait oublier la douleur et la prudence. Enfin… nous les avons tous attrapés. J’en ai d’ailleurs ramené un pour la chasse.

Milicien haut gradé, Iazov aimait jouer avec sa vie autant qu’avec celle des mortels qu’il traquait. Quelques semaines plus tôt, des rebelles avaient tenté de faire exploser les fenêtres anti-UV du centre de détention qu’il régissait. Leur réussite avait été partielle : quelques dégâts matériels et un milicien mort, là où tous les résistants avaient été mis sous verrous. Iazov avait dû prendre un congé pour guérir de ses blessures et, comme après chaque période de repos forcé, il lui fallait trouver une façon de compenser son inaction. La chasse tombait à merveille. Je ne doutais pas qu’il se montre particulièrement vorace.

Nous gravîmes côte à côte les marches blanches du perron encadré de colonnades. Sur nos talons, Ivan et sa carcasse grinçante s’affairaient à s’occuper de mon bagage : une grosse valise qui ne contenait rien d’autre que quelques litres de sang fraîchement mis en bouteille. Mes compagnons de chasse étaient dotés d’un appétit augmentant proportionnellement avec l’excitation de la traque. Aussi, pour préserver le bon déroulement de la partie, je veillais au préalable à leur offrir de quoi étancher leur soif.

Au bout d’un couloir à la décoration rustique se trouvait le salon. Vaste salle haute de plafond chauffée par deux larges cheminées, il accueillait déjà deux autres des participants à cette chasse à l’homme. Seuls les partenaires ayant démontré leur discrétion étaient conviés à ces soirées aussi privées que prohibées. Les défenseurs des droits de l’humain rendaient tout honnête divertissement de plus en plus ardu. Les récentes attaques terroristes leur feraient peut-être reconsidérer leurs positions bienveillantes à l’égard des mortels.

Une première bouteille fut ouverte tandis que nous échangions quelques paroles convenues, quelques compliments sur le bon goût de nos tenues et les performances de nos armes. Malgré l’aimable camaraderie qui flottait dans le salon et l’ambiance s’allégeant au fur et à mesure que d’autres participants nous rejoignaient, il demeurait un fossé entre le binôme que nous formions avec Iazov, et les autres. Faille sociale creusée par les différences d’âge et d’influences, elle forçait chez nos suivants une subtile déférence dans leur posture et leur discours qu’un homme attentif aux détails ne pouvait point manquer. Le manque d’aisance que mes pairs ressentaient à mon contact m’était aussi familier que l’obscurité l’était à la nuit. Les choses étaient, ainsi, à leur juste place.

L’horloge comtoise affichait vingt et une heures lorsque nous fûmes au complet : douze chasseurs lassés depuis bien longtemps de traquer le gibier commun. Iazov nous invita à nous rendre dans le parc encerclant la demeure pour nous présenter les proies qu’il s’était procurées. Son mince sourire et ses mains largement écartées exprimaient sans retenue toute l’étendue de la fierté qu’il tirait de ses acquisitions.

Les cages, exposées près de la lisière du bois à l’arrière du pavillon de chasse, hébergeaient six spécimens sauvages séparés les uns des autres. Ivan m’apporta mon fusil, un Remington à canon simple, calibre 20, acquis à la fin du XIXe siècle.

— Un canon simple, et si vieux ?! s’enquit mon voisin de droite dans une exclamation aiguë.

— Le plaisir m’est gâché si mon butin est réduit en charpie avant que je n’aie posé les mains sur lui, expliquai-je en me détournant de lui, estimant qu’il n’y avait là nulle matière à débattre ou argumenter.

Je m’approchai de la dernière cage, le canon de mon arme incliné vers le sol. Mon regard se posa sur l’homme qui y était recroquevillé. Ses guenilles humides lui collaient à la peau. Loin de l’agitation fébrile qui animait ses semblables, il demeurait stoïque, sans pour autant paraître absent.

Iazov me lista à l’oreille l’infinité du plaisir que j’aurais à jeter mon dévolu sur cette bête et la hâte qu’il avait de me disputer le butin. Je ne l’écoutais que distraitement, mon attention se dirigeant tout entière sur l’homme dans la cage.

Ce dernier mimait un acte de mort qui ne lui était guère accessible, son index tirant contre une gâchette imaginaire. Sous une épaisse chevelure aussi noire que bouclée, ses yeux bleu profond scrutaient les miens.

Ce sauvage affichait une attitude que je n’avais pas le souvenir d’avoir pu observer chez une bête maintenue en captivité. Pourvu d’un flegme attentif, observateur, il avait l’intelligence – à l’inverse de ses congénères – d’user d’un calme stratégique. Il économisait ses forces et, malgré son faciès impassible, aucun de nos gestes, aucune des paroles passant nos lèvres ne semblait lui échapper.

***

– Isaak

Je chassai d’un revers du poignet les gouttes perlant au bout de mes mèches alourdies, menaçant de passer la frontière de mes sourcils, et me figeai à nouveau dans mon immobilité attentive. Ma chemise imprégnée de crachin me collait au dos en une étreinte désagréable qui m’arrachait parfois un frisson incontrôlable. Celui qui se comportait en maître des lieux approcha enfin. L’officier qui m’avait sorti du camp de rétention était à ses côtés et échangeait avec lui d’un ton cordial. Son aîné l’écoutait tout en me détaillant. Les torches allumèrent des éclats d’ambre dans ses iris. Un regard de rapace, fixe sous les paupières lourdes à demi baissées. Je dus combattre l’impulsion irrésistible de détourner les yeux. M’échapper, mais où ? Il n’y avait nul refuge dans l’espace exigu de la cage.

« Il ne faut jamais regarder une bête sauvage trop longtemps dans les yeux, disait Nouna. Elle risque de te voler une partie de ton âme, et de laisser à la place une part de la sienne. » Et elle ne manquait jamais d’illustrer son propos en me rappelant l’histoire de l’arrière-grand-oncle Costa qui se prenait pour un ours et se frottait le dos aux arbres. Il était mort de multiples piqûres d’abeilles en éventrant une ruche.

Mon regard glissa des yeux aux reflets fauves vers les prunelles à la froideur reptilienne de son compagnon. Tout était torve en lui. Sa silhouette sinueuse, sa posture alanguie contre la cage, son sourire pointu, et jusqu’à ses propos alors qu’il s’enorgueillissait d’avoir détourné une poignée d’humains et d’hybrides condamnés à mort.

— … les autres se laisseront probablement séduire par les statures exceptionnelles ou l’esthétique plaisante des proies classiques. Des rejetons de produits de laboratoire, des évadés… Mais celui-ci ! C’est un produit original, garanti sans OGM. Aucune ascendance domestique listée dans son analyse. Tu peux presque sentir sur lui les effluves de la nature dans laquelle il a grandi. Regarde comme il s’économise. Il n’attend que ça. Retourner dans les bois. Et je suis prêt à parier l’organisation de la prochaine chasse à mes frais que…

Sa dernière syllabe traîna mollement, comme son regard sur mon corps tassé. Il se pencha un peu plus, son front blafard touchant presque les barreaux.

— Dis-moi… qu’est-ce que tu as l’habitude de monter ? Mâles ou femelles ?

Son sourire de serpent s’étira, comme s’il allait lui cisailler le visage d’une oreille à l’autre. Je ne détournai pas les yeux, ne cherchai pas à dissimuler la pulsion de confrontation qui me fit serrer les poings. J’aurais voulu l’attraper et écraser sa face narquoise contre les barreaux. Son rire grinça alors qu’il se redressait.

— Quoi qu’il y ait à planter en toi pour la première fois, je m’assurerai d’avoir ce privilège.

Sa remarque m’était autant adressée que destinée à provoquer son compagnon. Il lui coula un regard en coin, guetta sa réaction avec une anticipation malsaine. La désinvolture de ce dernier souda mes mâchoires de rage impuissante. Mes muscles étaient raidis par le froid, pourtant la chaleur me monta aux joues.

Sa menace fut chassée par celle du canon de fusil que l’aîné pointa sur moi entre les barreaux de la cage. Je contins mon instinct de fuite dans un raidissement, ravalai ma panique, et me dépliai lentement pour redresser la tête. Il n’allait pas me tirer comme ça, comme du vulgaire gibier en boîte. Il n’était pas là pour ça. Il ne se refuserait pas l’adrénaline de la traque, même par caprice. Même pour infliger une leçon à son acolyte. Non, c’était un autre message qu’il désirait transmettre. Une manière tout sauf détournée de me signifier ses intentions obscènes. La bouche de l’arme appuya contre mes doigts, et le cylindre de métal m’obligea à les desserrer pour s’insinuer dans le renfoncement de ma paume. Le métal froid vola la tiédeur que j’étais parvenu à y retenir.

La tentation d’agripper l’arme à deux mains pour essayer de la lui arracher était dévorante. Mais je n’aurais aucune chance de leur offrir une chasse intéressante avec une balle dans le genou. Ils m’achèveraient sur place, sans gâcher une munition supplémentaire. Je laissai le canon humide glisser au creux de ma main jusqu’à buter contre ma jambe, le cœur au fond de la gorge.

— S’il se trouve un homme sous le sauvage, quel est son nom ?

Je le toisai un instant, laissai ma cage thoracique se décrisper, mes poumons s’emplir d’air froid pour affermir ma voix. Nouna disait que nommer un animal à abattre portait malheur. Alors… qu’il sache.

— Isaak.

Ma réponse réchauffa son sourire d’appétits carnassiers. Il semblait apprécier le contrôle que je m’imposais. Je refermai les doigts sur le métal glissant, sans fermeté excessive et j’élevai lentement la gueule de l’arme jusqu’à mon torse. Puis je la repoussai sur le côté, la relâchant. Une provocation qui me laissa la tête légère et le cœur en cavale.

— Isaak. Puissiez-vous avoir d’autres atouts que vos jambes de coureur des forêts, car la vélocité seule ne pourra vous offrir aucune forme de salut.

Son arme repassa la frontière des barreaux. Je m’efforçai de dissimuler mon soulagement en soutenant son regard.

— Les proies se reposent sur leur vitesse. Je préfère compter sur le lever du soleil.

Son retrait n’était pas une reddition. Il avait accepté mon défi, certain de sa victoire. Alors qu’il se détournait, l’arme posée sur le bras, je dissimulai le tremblement nerveux de ma main contre mon ventre. Son compagnon resta un bref instant appuyé contre la cage à m’observer, pupilles étrécies. Sa langue darda entre ses lèvres, laissant une traînée brillante sur la fente étirée.

— À tout à l’heure, Isaak, chantonna-t-il en s’éloignant à son tour.

Les portes des cages s’ouvrirent. La lune était encore trop haute dans le ciel pour que j’espère voir le jour se lever.

Chapitre 2

 

La traque

– Isaak

Une demi-lune laiteuse perçait parfois entre les couches de nuages noirs. Sa lueur pâle s’infiltrait sous le couvert des arbres et soulignait le contour des obstacles. Je sortais rarement la nuit dans les bois, mais j’étais habitué à la pénombre du tunnel et chaque forêt était mon jardin. Descendre, toujours. Suivre les pentes naturelles du terrain, dès que je le pouvais. Tendre l’oreille pour saisir le murmure d’un cours d’eau.

Une détonation déchirait parfois le calme trompeur et affolait mes battements cardiaques. Loin. Je n’en étais pas la cible.

Aux aguets, je m’adossai à un tronc assez large pour me dissimuler. Avec mes mains, mes dents, je déchirai ma chemise blanche trempée, inutile, et surtout trop voyante. Je savais pourtant la précaution futile. Nouna disait que les moulos étaient des bêtes dans des corps d’hommes. Qu’ils pouvaient relever le fumet de leurs proies dans le vent comme des loups, et percevoir le moindre mouvement dans la nuit comme des chouettes. Mais j’avais besoin de ce répit pour nettoyer les plaies de mes pieds nus écorchés avec les restes de la chemise et me faire des protections de fortune avec les manches. J’accrochai le vêtement taché de sang sur une branche basse, au vent, et repartis.

J’ouvris une voie dans la végétation jusqu’à une clairière, avant de revenir sur mes pas pour couper transversalement, sans laisser de traces. Des stratagèmes que je devais aux enseignements de Markus, le seul homme à s’être aventuré jusqu’à notre cabane au fond des bois, quand j’étais adolescent. J’espérais que l’appât olfactif et la fausse piste me feraient gagner un temps précieux. Pas jusqu’au lever du soleil, mais au moins jusqu’à ce que d’autres ressources me permettent de décrocher de mon sillage les chasseurs les moins affûtés. Lui ne se laisserait pas tromper si facilement. J’avais lu sa détermination calme, la promesse silencieuse qu’il m’avait faite.

Mais je redoutais que son compagnon le prenne de court. La rivalité pointant sous son sourire tordu n’augurait rien de bon pour ma survie, s’il me trouvait avant son aîné. Il pourrait aller à l’encontre des convenances hiérarchiques, et préférer me tuer que renoncer à sa prise.

La terre était plus meuble ici, sur l’arpent où mes pas s’enfonçaient en larges enjambées, et j’en saisis quelques poignées pour m’en frotter le torse et le dos, les bras, le visage, dissimuler l’éclat de ma peau sous la lune et masquer au mieux mon odeur. Je l’entendais à présent, plus bas : le chant d’un ruisseau gonflé par les pluies récentes. De quoi couvrir le bruit de ma respiration, assourdir les battements de mon cœur. Descendre le courant, vers la civilisation, ou le remonter, vers le cœur des bois ? Peu importait. Les villes n’étaient plus un havre depuis longtemps, pour les humains, et je n’étais pas à la recherche d’un refuge.

L’eau glacée réveilla les multiples écorchures à mes jambes, avant de les engourdir dans la gangue du pantalon alourdi d’eau. Le fond était mou, vaseux, préférable à un lit pierreux sur lequel j’aurais pu glisser et me briser les chevilles. Ma progression était plus lente, mais plus sûre.

Les coups de feu s’étaient fait moins espacés alors que la plupart des traqueurs avaient rejoint leurs proies, sonnant l’hallali et la fin proche de cette nuit de chasse. Des cris, de victoire comme de douleur, retentissaient dans les bois et réduisaient au silence la faune naturelle.

Nouna disait que la forêt veillait sur ma lignée. Et si cette présence pouvait me rendre invisible ? Si je parvenais vraiment à semer mes poursuivants ? Si l’aube se levait sur mon corps frigorifié, épuisé, mais vivant et libre ? L’éventualité m’en avait paru si improbable que je n’avais même pas envisagé cette conclusion, et j’en restai confus. Mais qu’arriverait-il à Nouna si je m’enfuyais sans avoir honoré mon engagement ? L’évidence de la réponse écrasa l’espoir de liberté, et je m’arrachai à la succion vaseuse du ruisseau pour remonter sur la berge opposée.

— Je vous conseille de faire demi-tour, Isaak. À moins que vous ne souhaitiez laisser votre pucelage et votre vie entre les mains d’Iazov. Il vous attend de l’autre côté.

Sa voix froide, détachée, s’éleva dans mon esprit et paralysa mes pensées. Le cœur au bord de l’explosion, je me jetai à terre dans un réflexe animal de camouflage.

Les fins cheveux sur ma nuque se hérissèrent. Derrière moi. Il était quelque part derrière moi. Sa voix mentale était à son image, contrôlée, trop lisse et détachée pour inspirer confiance. Mon instinct me hurlait de m’élancer ventre à terre, de me propulser en haut de cette côte pour retrouver le couvert végétal, disparaître de sa vue. Ma volonté luttait contre l’impératif de survie et me clouait sur place. Il pouvait me mentir. Être simplement las de courir dans les bois humides et boueux. Une bourrasque coula le long de la berge jusqu’à moi et m’apporta la confirmation de ses propos sous forme d’une fragrance synthétique musquée. Je relevai lentement la tête, les vertèbres soudées par l’appréhension qui me tordait les tripes. La lune dévoila l’éclat pâle des prunelles étrécies de son compagnon, son sourire de cisailles dévoilant les crocs aigus. Plus bas, un double canon reposait négligemment sur son bras, comme un accessoire inutile. Sa main libre se tendit vers moi, paume vers le haut, en une invitation à le rejoindre.

« Viens. Rentrons te réchauffer. »

Sa voix sifflait d’impatience sous le nappage mielleux, et ses yeux avaient la fixité de la mort. Mes poings impuissants agrippèrent l’humus à pleines poignées, avant de lâcher prise. Je ne le quittai pas des yeux, et me redressai avec la lenteur du regret. Celui de ne pas pouvoir faire disparaître sa grimace tordue sous plusieurs décharges de fusil. J’eus au moins la satisfaction de voir son sourire s’inverser et sombrer sous une marée montante de rage froide quand il comprit, à mon regard lui crachant à la face le mépris haineux bloqué dans ma gorge, que sa main tendue resterait vide. Ses doigts se recroquevillèrent comme une araignée agonisante.

Le dos raidi par la tension, j’amorçai un premier pas incertain en arrière, sur la pente glissante. La lune se dissimula à nouveau derrière les nuages chassés par le vent froid, soufflant la lueur avide dans les yeux du Serpent, le faisant retourner à l’obscurité ambiante. Un éclair illumina soudainement les troncs nus, la berge escarpée, sa silhouette filiforme dans le costume de chasse ajusté, en formes noires et blanches, contrastées. Suivit immédiatement l’explosion. Sonore, d’abord, puis sensorielle, la souffrance écarlate mordant et ravageant mon épaule droite jusqu’à mon torse alors que le paysage nocturne basculait.

***

– Aldéric

Iazov avait un penchant non dissimulé pour la boucherie, et ses esclaves lui survivaient très peu de temps. Ses proies quittaient rarement la forêt vivantes. Il aimait à tester différents types de munitions lors des chasses. Certaines capables d’arracher un membre ou de transpercer de part en part en déchiquetant tout sur leur passage, d’autres à fragmentation. Je ne me souvenais pas l’avoir jamais vu ramener un mortel sans blessures vicieuses. Si ces pratiques ne m’offusquaient en rien, elles en devenaient toutefois des plus irritantes lorsqu’elles étaient dirigées vers un individu sur lequel j’avais publiquement jeté mon dévolu.

Je devinai la chute d’Isaak, en périphérie de mon champ de vision, mais restai particulièrement attentif au canon qu’Iazov maintenait pointé sur sa proie.

La situation n’était pas exceptionnelle : maintes fois déjà, Iazov m’avait disputé une prise. Je la lui cédais de bonne grâce lorsque le butin m’intéressait peu, ou lorsqu’il avait fait bonne traque. Mais l’homme des bois avait démontré assez de panache pour s’attirer mon désir et il demeurait toujours entre nous, sans qu’aucune propriété n’ait été revendiquée.

Je savais, au regard qu’Iazov dardait sur moi et à son fusil pointé vers le crâne d’Isaak, qu’il s’était ce soir-là mis en tête de ne pas me laisser l’emporter. Une intention puérile à laquelle il s’accrochait avec obstination et, le voyant crocheter son doigt une seconde fois contre la gâchette, je lui envoyai un avertissement cordial. Je lui fis la grâce de formuler mes mots oralement, et non par un trait d’esprit planté dans son crâne comme un pieu glacé.

— Assez, Yegor ! tonnai-je pour supplanter le clapotis de la rivière et le rugissement du vent.

Il aurait été présomptueux de penser me faire obéir de lui en de telles circonstances, même en utilisant son prénom pour lui démontrer mon sérieux, et ce fut sans surprise que je le vis presser la détente.

La balle jaillit.

De l’écorce vola d’un tronc dans un craquement sec, et si je crus l’espace d’un court instant à un élan inespéré de bonne volonté de la part de mon compagnon, sa mine aussi surprise que contrariée contredit cette hypothèse improbable. Il avait manqué sa cible de deux bons mètres, fait aussi singulier que déconcertant. Je profitai de son ahurissement pour rejoindre le cours du ruisseau.

L’instant suivant, ma main gauche se refermait sur le biceps intact du traqué et le relevait au beau milieu de la rivière avec la ferme intention de clamer ma possession sur lui. Comme n’importe quel homme venant de passer si près d’une mort expéditive, il était dépossédé d’une part de sa vivacité. Mon regard glissa sur la pierre dont il avait cependant eu le réflexe de s’armer avant d’être arraché au lit de la rivière. Ses phalanges se crispaient autour : il hésitait à me l’envoyer au visage. Il délia finalement ses doigts et la pierre tomba à l’eau. L’éclaboussure qu’elle produisit sonna la reddition de l’homme des bois.

Un mince rictus satisfait me tira le coin des lèvres juste avant qu’elles ne se posent sur celles d’Isaak. Je mêlai ma salive à la sienne ; sa bouche était froide, portait un goût terreux. Fusil dans une main, l’autre se décrocha de son bras pour partir lui creuser les reins, et je forçai l’étreinte. Plus qu’un baiser, ce fut un acte froid, mécanique et rapide, brutal et intrusif, qui n’avait d’autre visée que celle d’apposer ma marque sur lui.

L’imbécile jugea bon de me mordre la langue. Il m’en sectionna même l’extrémité, avant de la recracher avec les fluides que je lui avais mis dans la bouche. N’eût été la grande réduction des douleurs liée à mon statut, Isaak aurait écopé d’une sanction immédiate et violente. Mais, bien qu’ayant un infime bout de la langue tranchée, je n’en souffrais que modérément, aussi me contentai-je de l’observer se débattre, se vider de son énergie.

— Oh, un détail que j’avais omis : il a mordu l’un de ses gardes, en détention. Tu es certain de ne pas vouloir le laisser ? Il est abîmé. Je pourrais en faire amener un autre, intact, dans les heures qui viennent… grinça mon acolyte, trouvant dans la rébellion du gibier quelque réconfort à son échec à se l’attribuer.

Mon regard pesait sur Isaak comme celui d’un bourreau se repaissant, impassible et froid, des derniers soubresauts de sa victime. Il me faut avouer subir parfois les assauts de pulsions peu élégantes, et seule la présence d’Iazov me retint de m’y laisser aller au beau milieu du ruisseau ou contre la boue de la berge. La bestialité de mon confrère exsudait par tous les pores de sa peau, narines frémissantes, pupilles dilatées, crocs apparents sous sa lèvre relevée. Lorsqu’Isaak détourna le regard, ses muscles étaient redevenus mous comme du chiffon ; il glissait peu à peu vers l’inconscience. Je consentis enfin à répondre à la pique narquoise de mon compagnon de chasse.

— Tu sous-estimes ta capacité à sélectionner d’excellents spécimens, Iazov, mon ami. Bien qu’abîmé, il reste un tribut de choix. J’en suis pleinement satisfait.

Je levai ma main libre vers le visage du concerné, la plaquai sur sa joue, sous son menton, pour le lui relever. Mon pouce lui écrasa les lèvres, le bout de mon ongle crissant contre ses dents. L’ombre de mon sourire avait disparu depuis qu’il avait planté ses incisives dans ma langue, et ce fut avec le plus grand des stoïcismes que je continuai.

— Cependant, et bien que l’idée me désole… s’il persiste à mordre, il perdra ses dents.

Je chargeai Isaak sur mon épaule tandis qu’Iazov laissait échapper un profond soupir, sifflé entre ses dents. Cette vieille fripouille, malgré toutes les actions vicelardes dont il était capable une fois lancé en chasse, avait la grande qualité d’admettre rapidement sa défaite et de ne point en garder rancune. L’histoire n’était pas nouvelle, et se répéterait encore de nombreuses fois. Nous sortîmes du ruisseau, Isaak assommé par une emprise mentale l’intimant au calme. Son corps s’arrondit un peu plus contre mon épaule, ses membres pesant contre mon dos et mon torse. Demeuré derrière moi pour profiter du spectacle, Iazov railla :

— Il est épuisé. Il se tiendra tranquille, à table.

— Cela reste à voir, répondis-je simplement en empruntant le chemin du retour à grandes enjambées.

Les Maux de ton silence – Extrait

Pour tous ceux à qui on a plombé les ailes,

Ceux qui combattent le même monstre que celui de Charlie.

N’oubliez pas que rien n’est immortel.

Qu’un jour, il sera anéanti.

MÉLOPÉE MEURTRIÈRE

 

Sometimes I think of letting go

And never looking back

And never moving forward so

There would never be a past

Linkin Park, « Easier to Run », Meteora, 2003.

Une note, puis deux. Une déferlante prodigieuse où ma voix me transporte dans des lieux que je n’explorerai jamais, où ta guitare hurle à n’en plus pouvoir. À l’unisson avec nos cœurs, nos âmes chantent aussi. Elles voltigent avec la mélopée de l’instrument, la puissance de mon timbre. Avec elles s’envolent quelques-uns de mes malheurs.

Tu joues sans avoir besoin de réfléchir ; les paroles s’échappent sans même que j’en connaisse les mots. Les paupières fermées, je vogue à travers cet univers qui n’appartient qu’à nous, que le temps a façonné avec notre passion. Celle d’écouter, de respirer, de toucher et de goûter la musique. Contre mon cœur explosent mille et une couleurs, étincelles de vie qu’on ne pourra pas m’usurper.

Tes yeux trouvent les miens. J’y lis une force soudée, une détermination inégalable. Un sourire peint mes lèvres. Il te contamine. Tu m’adresses un regard tendre, rassurant. Tes doigts dansent encore quelques secondes, avant que ma voix s’éteigne avec le cri de la symphonie. Des applaudissements retentissent et notre père se place devant l’objectif de la caméra.

— Papa, râlé-je, pousse-toi sur le côté, tu gênes !

Il se décale avec un sourire grimacé, sans arrêter de nous féliciter. La fierté dans ses yeux m’emplit le cœur de courage alors que tu me jettes une œillade complice.

— On l’a fait sans fausse note, frangin ! t’exclames-tu.

— C’était pas gagné d’avance…

— Tu rigoles ? Tu t’es pas entendu. Là, t’as presque dépassé ton idole !

— Dis pas de connerie, je l’égalerai jamais.

Une pointe de déception pince ma poitrine. J’empoigne mon pendentif, celui que je porte à chaque fois que je chante. Presque aussi gros que ma paume, il arbore fièrement le symbole du groupe qui, chaque jour, me pousse un peu plus au sommet, où m’attend la fin de mon rêve.

— Hé, m’appelles-tu, t’as géré. Ne doute pas maintenant.

Je relève la tête, les sourcils arqués, et tu me souris de toutes tes dents. Tu as toujours eu plus de confiance en toi, en nous. Moi, je faux bien plus que toi. Tu t’en fous. De toute façon, tu t’en fous de tout tant que je suis heureux. C’est sans doute notre plus gros point commun.

— Allez, fais-moi un sourire.

Je plisse le nez et ça t’amuse. En me tirant la langue, tu t’approches du caméscope âgé et enclenches le bouton d’arrêt. L’image se fige sur la moitié de ton visage, étirée d’une moue moqueuse, mais surtout pleine de gentillesse.

Je la contemplai longuement, cette image de toi encore en vie. Les larmes au bord des yeux devant l’ordinateur, une jambe repliée contre mon cœur las, qui pourtant continuait de battre. Ou plutôt, continuait de m’abattre.

Peu à peu, ton sourire disparut derrière les maculations de sang, la joie s’envola de tes yeux écarquillés par la terreur. Les côtes enfoncées, le corps défoncé, tu me fixais sans me voir. Et moi, je hurlais. Hurlais à en devenir fou.

On m’empoigna la gorge, me remua les tripes. La nausée remonta. Les coups talonnaient mes côtes dans une mélodie que je ne voulais plus jamais ressentir. La panique me souffla à l’oreille, serra mon cou jusqu’à ce que l’air n’y passe plus. Je m’époumonai encore, t’appelai, te suppliai d’arrêter ta plaisanterie. Elle n’était pas amusante. Elle était déchirante. Je voulais que ça s’arrête.

La crise remonta dans mon crâne, pressé entre deux étaux. Ton murmure, dernier soupir d’une vie que j’avais broyée, insufflait en moi l’impression d’être prisonnier entre des barbelés. Mes yeux paniqués trouvèrent la porte entrouverte de la salle de bains.

« Résiste. »

Je me précipitai sur la commode, la percutai et m’écroulai à genoux. D’une main tremblante, j’attrapai la boîte que j’avais posée la veille. Un spasme me bouscula. Mon souffle mourut encore. Mes doigts tressautèrent, m’empêchèrent de saisir ces foutus cachets ; les seuls qui pouvaient me calmer.

« Ne recommence pas. »

J’ignorai la voix, parvins à en prendre un, puis m’empressai de l’avaler d’une traite. Ils étaient affreusement amers. Je me recroquevillai, les paupières closes, le souffle haletant, et repliai les jambes contre mon torse, non sans éveiller les mêmes douleurs, celles qui me rappelaient que j’avais survécu.

Moi, mais pas toi.

Je donnai le temps à mon corps de s’apaiser, même si mon cœur continuait de crier, et laissai les tremblements se calmer, ma respiration ralentir lentement. Les images devinrent floues, comme si elles n’étaient qu’un mirage. Le hurlement se tut, il ne paraissait plus qu’un murmure lointain, à peine audible.

Ils avaient repris. Les rêves éveillés recommençaient.

J’inspirai profondément et, les paupières toujours closes, je me mis à répéter ces mots, les mêmes que l’on m’obligeait à ressasser depuis des mois :

— Je… m’appelle Charlie. J’ai vingt-deux ans. J’ai subi un traumatisme.

Je n’aimais pas ce terme : traumatisme. C’était ce qu’ils disaient tous. Je les entendais rabâcher les mêmes phrases sans arrêt. Je ne les croyais pas. C’était faux, un enchevêtrement de mensonges qui n’avaient que pour seul objectif celui de me blesser, de me briser. Mais plus le temps passait, plus je me demandais si ce n’était pas moi, le menteur.

Je remuai la tête. Je n’avais pas le droit de faire ça, encore moins de le dire. Tu ne l’aurais pas cautionné.

Sam… mon pote, mon meilleur ami, mon frère.

« Mort. Il est mort. Répète-le, Charlie », m’ordonna la voix dans mon crâne.

Je secouai de nouveau la tête. Non, je ne le répéterais pas. Je refusais, je ne pouvais pas, ce mot m’était impossible à prononcer. Je me recroquevillai un peu plus. Les secondes coulaient, mais je ne bougeais pas, la tête enfouie dans mes genoux, frissonnant à chaque filet de sueur froide qui glissait le long de mon dos. Mes cheveux collaient à mon visage poisseux, entravaient ma vision déjà brouillée par les larmes. Même si la torture venait de cesser, mon âme suppliait qu’on mette fin à son supplice, qu’on lui accorde le repos qu’elle n’avait plus. Le temps l’affaissait.

Ma main s’appuya sur le meuble et me releva. Mon regard croisa celui de mon reflet. Un reflet méconnaissable, le reflet d’un homme vaincu.

« Reprends-toi, Charlie. »

Je grinçai des dents. Qu’est-ce que tu dirais de moi ? Que j’étais pathétique. Et tu aurais raison. Ce jour-là, si je t’avais écouté, tu serais à mes côtés. Tu te moquerais de mes cheveux jamais coiffés, de mon corps de lâche. Tu continuerais tes blagues absurdes et tes tendances à plaisanter pour rien. Tu me sourirais, me dirais que, cette année, on réaliserait notre rêve.

Une boule épineuse grossit dans ma gorge et contint mes pleurs. Je m’appuyai sur le lavabo, mes jointures bientôt blanchies par mon étreinte, et ne déviai pas mes yeux de ce visage. J’affrontai ces prunelles sombres, celles qui reflétaient les mots que j’étais incapable de prononcer. J’eus envie de cracher sur le miroir.

« Ça suffit, Charlie. Redis-le. »

Je ne clignai pas des paupières malgré les picotements dans mes rétines ; je continuai de me dévisager, de me confronter à ce que je voyais. C’était ce que je devais faire, la seule solution pour ne pas être un lâche. Je me répétai, à voix basse :

— Je m’appelle Charlie. J’ai vingt-deux ans. J’ai tué mon frère.

« Ce ne sont pas les paroles, recommence. »

Je ne les connaissais plus, je voulais les oublier. Ce refrain me blessait, m’étreignait jusqu’à m’étouffer. Une mélodie sans joie, sans vie. Quelque chose d’infâme qui me déchirait. À quoi bon le répéter ? J’avais, depuis bien longtemps, cessé de chanter. Alors, pourquoi la musique restait ? Une musique où les instruments jouaient faux, grinçaient sous le poids de la culpabilité. Un poids qui terminait de m’écraser.

Je remuai la tête, rompis le contact visuel avec mon reflet et baissai les yeux, les mains toujours crispées sur le lavabo. Un haut-le-cœur me percuta la gorge. Je plaquai ma paume contre ma bouche pour me retenir de recracher le cachet.

« Recommence. »

La gorge nouée, je me mordis la lèvre et m’obligeai à le redire, à vomir ces mots dénués de sens, mais qui, malgré tout, restaient les seuls à me rappeler qui j’étais vraiment :

— Je m’appelle Charlie. J’ai vingt-deux ans. J’ai…

Je serrai les dents. Mon cœur déchanta.

— Je veux que ça s’arrête.

VALSE DE MOTS MARIÉS

 

How much deception can you take?

How many lies will you create?

How much longer until you break?

Your mind’s about to fall

Muse, « MK Ultra », The Resistance, 2009.

La tête penchée au-dessus de l’évier, je rendis mon déjeuner alors que mon estomac se contractait douloureusement. La musique continua de geindre dans mes oreilles. Les maux de tête m’assaillirent de vertiges nouveaux tandis que je me cramponnais au plan de travail de toutes mes forces. Elles faiblissaient déjà. Un violent frisson me traversa le dos. Lentement, je tombai à genoux, la tête contre les portes du lavabo. J’aurais dû me douter qu’après plusieurs mois sans y avoir touché, les anxiolytiques assèneraient à mon corps leurs foutus effets secondaires. J’étais pourtant parvenu à me sevrer, mais j’avais encore échoué.

Le sol ondulait tellement sous mes pieds que l’envie de vomir était devenue insoutenable. Une inspiration sifflante m’échappa. L’acide me brûlait la gorge. Je fermai les paupières, le cœur lourd, le temps que mes muscles se décrispent. Dans mes tympans bourdonnaient des abeilles illusoires, dans mes jambes fourmillaient des milliers d’insectes. C’était désagréable. Douloureux, surtout.

Ton rire cogna mes tempes. Ce même rire qui, dès que j’étais malade, essayait de me rendre le sourire. Aux yeux des gens, il s’agissait de moqueries. Aux miens, c’était la preuve que tu ne me lâcherais jamais. Ta main se posa sur mon épaule. Je grimaçai de nouveau.

Comme j’aimerais que tu sois là…

Avec difficulté, je me relevai et rinçai le lavabo, puis me détournai de la cuisine. Le cadran de l’horloge m’indiquait presque dix-neuf heures, l’horaire auquel venait mon infirmier il y avait encore un mois. Sauf que maintenant, j’étais tout seul, parce que j’avais appris à commander mes courses sans aide et à me rendre à la pharmacie sans perdre le contrôle. Les médecins appelaient ça des progrès. Pour moi, ils démontraient que j’avais régressé au point de ne sortir que lorsque j’y étais contraint. Mon dégoût fit remonter l’acide de ma gorge. Je n’avais plus rien à vomir.

Je me laissai tomber sur la chaise miteuse de mon salon. Ma vue encore un peu trouble, j’attendis quelques minutes. Mes yeux effleurèrent les feuilles vierges sur la table sombre. J’en saisis une avec un critérium. Mes mains moites pressèrent le crayon, puis je me mis à écrire. J’écrivis ce qui me passait par la tête, parfois des mots, des phrases, des paragraphes entiers.

Chaque syllabe détenait sa puissance musicale, il suffisait d’entendre sa mélopée.

Sous mes yeux se dessinait l’illusion réelle de la paix, de cette tranquillité trouvée à travers l’art d’écrire.

Mon téléphone vibra dans ma poche. Je sursautai. Mon illusion disparut en fumée.

Idiot.

Je saisis mon portable et lus le message de mon meilleur ami, Zachary. Il m’annonçait qu’il serait là pour m’accompagner. Mon cœur s’agita de joie et de crainte à la fois. Je ne voulais pas me souvenir que, demain, je devais me rendre là-bas après quatre semaines de fermeture pour le mois de janvier. L’angoisse me saisit la gorge. Je ne voulais pas y aller, mais ce n’était plus mon choix. Sinon, ma mère aurait une bonne raison de précipiter son ultimatum.

Cette seule pensée me fit frémir. Je lâchai mon crayon, me levai tant bien que mal et m’assis sur le canapé. Du coin de l’œil, je toisai le tube de crème sur la table basse que j’avais délaissé quelques heures plus tôt, avant de me résoudre. De toute manière, si je ne le faisais pas, mon kinésithérapeute s’en chargerait à ma place. Alors, d’un geste las et accoutumé, j’ôtai mon pantalon trop large et pris la pommade. J’en appliquai dans ma main. La musique s’accéléra. Ou peut-être était-ce mon cœur. Ma poitrine se pinça douloureusement tandis que mon regard glissait vers mes jambes. Elles étaient laides. Je ne m’y attardai pas, appliquai la crème sans les affronter et appuyai doucement où les articulations demeuraient fragiles. Je crispai les paupières. Mes pouces forcèrent la peau encore dure de mes cicatrices. Je geignis et suspendis mes gestes.

« Persévère, Charlie. »

Pour quoi faire ?

Je secouai la tête, analysai furtivement les traces qu’il me restait de cette nuit-là et recommençai mon massage sur ma hanche. Lorsque mon index toucha l’aine, je reçus un électrochoc. Tous mes muscles se tendirent. Je couinai malgré moi. Les larmes de douleur perlèrent. J’abandonnai. À quoi bon me blesser encore ?

« Pour être soulagé plus tard », me dirait ma psychiatre, et elle aurait raison.

Sauf que je n’avais plus envie. Plus envie de me battre contre ce que je méritais. C’était le juste prix à payer.

Je rejetai le tube d’un geste agacé, affaissai les épaules et soupirai. La fatigue m’étreignait déjà, la nuit à peine parvenue. Avec plus de lenteur, je me rhabillai. Encore une fois, je baissais les bras. La colère naquit, les démangeaisons à sa suite ; elles revenaient toujours. J’eus envie de me gratter les avant-bras, où grouillaient d’autres insectes imaginaires. Au lieu de ça, je tirai sur les manches de mon gilet et allumai la télévision. Je n’avais pas de chaînes, seulement un lecteur DVD. Celui d’hier y demeurait encore. J’avais envie de te revoir, tu me manquais. Alors, j’appuyai sur le bouton rouge. La vidéo démarra, mon âme vogua à travers les images.

Ce soir encore, je resterais ici, à respirer à travers une tout autre réalité effacée des mémoires. Excepté de la mienne. Ce soir encore, je me coucherais les yeux hantés par les fantômes.

Et demain, le même cercle recommencerait sa ronde.

ÂME POÉTESSE EN DÉTRESSE

 

A couple years back and forth with myself in a cage

Banging my head against the wall, tryna put words on a page

All I needed was the last thing I wanted

To be alone in a room, alone in a room

Asking Alexandria, « Alone In A Room », 2017.

Un pas après l’autre, une expiration à chaque avancée, et pourtant, la douleur persistait. Mon corps me hurlait que je ne devais pas y aller, que ça ne servirait à rien. Et c’était le cas.

Non, ça ne servait à rien.

Les poumons comprimés, je sentais l’air me manquer. Les épaules tassées, les yeux baissés, je fuyais chaque regard. Je m’arrêtai face aux portes du bâtiment, l’estomac noué, le cœur battant. Il me faisait peur. Il me surplombait de toute sa hauteur, me guettait d’un œil agressif. Ses briques sanglantes s’encastraient les unes dans les autres, résistant tant bien que mal au lierre qui se faufilait entre leurs rainures. Le toit aux tuiles rouillées paraissait affaissé par le temps.

— Charlie.

Une main effleura mon bras. Je sursautai et fis volte-face.

— Hé, tout va bien, c’est moi.

Mes épaules retombèrent tandis que j’inspirais. Zachary me sourit, avec cette pointe d’inquiétude qui ne le quittait jamais. Il m’avait suivi jusqu’ici, mais sa présence, je n’avais de cesse de l’oublier. J’essuyai mes yeux pour le gratifier à mon tour d’un misérable sourire. Mon attention reportée sur le bâtiment du centre-ville, je réprimai un mouvement de recul.

— Ça va le faire, Charlie, m’assura Zach. Ça s’est bien passé, la dernière fois, tu te rappelles ?

Je hochai vaguement la tête. En apparence, oui, ça s’était bien passé. La fois d’avant aussi. Et toutes les fois précédentes n’avaient pas fait exception. Mais l’appréhension étouffait toujours mon souffle.

« Respire, Charlie. Tu dois respirer. »

Je pris une goulée d’air et pénétrai dans l’entrée, où plusieurs manteaux s’entassaient déjà. J’entendis des voix, les mêmes que je côtoyais depuis huit longs mois. Certains timbres graves dominaient les plus faibles. Ils se mêlaient pour former un brouhaha qui m’empêchait de tous les compter. Il y avait du monde, beaucoup trop de monde.

Je restai là, attentif à chacun des sons qui m’encerclaient. Avec le temps, j’avais pris pour habitude d’accorder chaque voix à son propriétaire. Je reconnus celle de Susan, aiguë et légèrement tremblante. Elle laissait paraître son anxiété face aux gens tout en démontrant sa volonté de la surpasser. Celle de Gabriel perça la cacophonie. Elle ne chancelait sous aucune crainte. De nouveaux bruits se mélangèrent aux premiers, des chants dont la tonalité différait. Malgré leurs dissemblances, aucun ne paraissait se détacher d’un autre. C’était toujours cette même mélodie gorgée de paroles qui n’étaient pas pensées. Un bourdonnement insupportable n’exprimant que des mensonges prononcés sans le moindre regret. Ils me lassaient autant qu’ils m’effrayaient.

Je me retins de faire demi-tour, de déguerpir malgré les supplications de mon esprit. Les sourcils froncés, je continuai d’identifier chaque personne pour m’assurer que je les connaissais toutes. Après tout, l’association n’avait accueilli que deux membres supplémentaires en plusieurs mois.

Ma certitude explosa lorsqu’une voix inconnue se décrocha des autres. Une voix modulée, dont le timbre communiquait sa jovialité. Une voix paisible. Mon cœur se remit à cogner sauvagement dans ma poitrine. Je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais entendue.

Zachary, qui avait attendu à mes côtés, posa une main sur mon épaule et la pressa avec douceur. J’échangeai un regard avec lui, lâchai un soupir tremblant, puis me fis violence pour avancer.

Je traversai le hall aux murs défraîchis qui menait devant la porte que je haïssais le plus. Je n’eus pas à l’ouvrir, Zachary le fit pour moi. Il abaissa la poignée et je fermai les paupières. Là, derrière le noir, des visages se tournaient, m’observaient.

« Ce ne sont que des regards, ils ne te feront rien si tu ne leur donnes aucune importance », me répétait Jeanne, ma psychiatre.

Aucune importance, aucune.

Je rouvris les yeux, croisai ceux des autres, tous familiers. Et même si j’en mourais d’envie, je me forçai à ne pas détourner les miens, à soutenir le poids de leur attention. Toujours les mêmes regards criant la pitié. Ces mêmes sentiments. Ils me dégoûtaient, me scindaient et fissuraient le masque que j’avais essayé de façonner. Toujours plus aiguisé, leur tranchant taillait mon âme à chaque affront. J’avais l’impression d’être nu, que mes émotions s’échappaient de leur étreinte. Je rivai ma tête vers le sol. Zachary serra un peu plus mon épaule.

— Bonjour, Charlie ! me salua Judith, l’une des bénévoles, avec enthousiasme.

Je répondis par un bref hochement de tête, accompagné par un vague sourire empli de faussetés. Je pensais qu’elle m’embrasserait la joue comme chaque semaine, mais je ne reconnus pas son allure vive lorsqu’elle me rejoignit. Je déglutis. Une ombre se dessina sur le vieux plancher, plus imposante que celle de Judith. Une voix détona contre mon torse et brisa mon masque déjà amoché :

— Salut, je m’appelle Esteban. J’suis un nouveau bénévole.

Je sentis mon corps tressaillir. Je tentai de dissimuler mes tremblements, de ne rien laisser transparaître. Impossible. Un rire dépité résonna dans mon crâne. C’était elle, cette voix sucrée que j’avais entendue quelques minutes plus tôt. C’était lui, le nouveau.

Je relevai le menton et le toisai. L’espace d’un instant, je crus que mon cœur s’était arrêté. La voix fusionna avec le visage me faisant face. Les deux se complétèrent, s’accordèrent dans une harmonie parfaite. Son regard d’acier brûlait d’une joie ardente. Quelques longues mèches blondes bataillaient au-devant de ses yeux. Les autres avaient été nouées en un chignon coulant. Un sourire ourla ses lèvres fines. Ses iris étaient différents, dépourvus de mensonges. Plus encore, j’avais l’impression que du mépris vrillait dans leur éclat.

Mes yeux dévièrent vers la poigne qu’il me tendait. Une bouffée de peur me saisit. Je me mordis une nouvelle fois la joue en essayant d’apaiser la brûlure qui irradiait dans mes côtes. Lentement, j’approchai ma main, sans parvenir à masquer ses tressautements. Sa paume entra en contact avec la mienne et provoqua une sensation désagréable.

— Ça va ? m’interrogea Esteban.

Je me figeai. Mon étreinte se raffermit, à tel point que je vis Esteban grimacer. Je ne répondis rien. Mes muscles se raidirent et infligèrent à mon corps une douleur supplémentaire. J’étais paralysé, totalement crispé. Que devais-je faire, maintenant ? Qu’allait-il penser de moi ? Que j’étais dingue. Mes épaules se tendirent. Ma main pressa nerveusement la sienne, sans que je parvienne à lâcher ma prise. Je déglutis avec peine, mais ma bouche ne s’ouvrit pas, mes lèvres restèrent scellées. Je ne pouvais pas, je n’y arrivais pas. Judith se pencha vers Esteban et l’informa, tout bas :

— Il ne parle pas.

Une souffrance transperça ma poitrine ; la même que cette nuit-là. La nuit où j’avais perdu ma voix. Une voix que les gens disaient magnifique, qu’ils qualifiaient de splendide. Elle était toujours sûre d’elle, toujours évocatrice des émotions que je ressentais. Elle était fidèle à Charlie. Jusqu’à m’être arrachée en même temps que le reste. Je ne chantais plus.

Sans toi, je ne pouvais plus.

Mon entourage pensait que je ne voulais pas, sans comprendre que ce n’était pas un choix. Que ce n’était pas mon choix. Personne n’avait trouvé comment arrêter ces crises répétées, ces tortures que je m’infligeais. Chaque nuit, chaque jour, je revivais cet enfer, comme si le souvenir était piégé dans une boucle que j’étais le seul à pouvoir arrêter sans savoir comment. Oh, les médecins parlaient de mutisme sélectif dû au traumatisme et de toutes sortes de termes, auxquels ils n’avaient jamais aucun remède. Je m’en fichais. Finalement, ils ne résumaient qu’une chose : je ne pouvais plus prononcer le moindre mot devant les autres. Les seuls qui pouvaient encore m’entendre étaient mon père, toi et moi. Même avec Zachary, l’anxiété primait sur la rationalité. J’étais frappadingue.

Lorsque ma voix s’était éteinte, elle avait emporté une part de moi, avait pris à mon âme un morceau précieux. Celui qui faisait mon équilibre.

— Charlie ? m’appela Zachary. T’es avec nous ?

Je battis des cils et reportai mon attention sur Esteban, qui n’avait pas bougé. Les sourcils légèrement froncés, il me regardait avec une pointe de déception. Je lâchai sa main et me reculai de quelques pas. Je retins une plainte lorsque des picotements se vivifièrent dans ma jambe. Mes doigts se crispèrent autour de ma béquille jusqu’au blanchissement de mes jointures. Les souvenirs se volatilisèrent, balayés pour ne me laisser que ce douloureux étau m’enserrant l’estomac.

— ‘Scuse-moi, j’ai été maladroit, lâcha Esteban, son timbre trahissant son mal-être.

Malgré ce léger tremblement, sa voix ne perdait rien de son éclat. Un éclat puissant. Effrayant. Parce qu’il était vivant. Mon cœur sursauta de nouveau, mes jambes me soutinrent tant bien que mal. Il devait me prendre pour un fou.

« Charlie, n’oublie pas de respirer. »

Mais mon souffle restait chaotique, piégé dans ma gorge nouée.

« Il est simplement là pour t’aider. »

Si seulement il le pouvait, si seulement il y parvenait. Cette putain d’association ne m’apporterait pas ce dont j’avais besoin. J’avais raison, ça ne servait à rien, à part me remémorer les mêmes mots, les mêmes images, celles qui me terrassaient. Zachary s’était trompé, ça ne me permettait pas d’oublier, ne serait-ce que pour quelques secondes.

Tu étais là. Me murmurais à l’oreille que ce n’était pas ma place. Que ma place était à tes côtés, loin de tous ces gens aux masques informes et aux voix traîtresses.

« Charlie, ça suffit, tu as tort. »

Je n’avais pas tort, c’était faux. Tout était faux.

Des conneries, un ramassis de conneries.

Les larmes menacèrent de jaillir, ma vision s’embua sans que je sache vraiment pourquoi. Je n’étais pas en danger, personne ne me voulait du mal, personne ne voulait me blesser. Alors pourquoi cette foutue panique m’enserrait les poumons ?

J’avais pourtant essayé de rester calme, de ne pas laisser l’angoisse me dominer. Mais elle était là. Elle tapissait tout mon courage. Elle ne me donnait qu’un goût amer ; une poitrine si oppressée que je n’arrivais plus à respirer.

Encore une fois, elle eut raison de moi.

Les voix faisaient écho dans mes oreilles, se fracassaient contre mon crâne douloureux. Le sang pulsait à mes tempes. Je ne voyais que le flou. Je tentai de faire cesser les nouvelles images qui m’étreignaient férocement. Une main saisit mon bras et me tira en arrière. Je m’affalais sur une chaise, lorsqu’un carnet fut déposé sur mes genoux.

— Vas-y, Charlie, me murmura Zachary avec douceur.

Mes doigts tremblants s’emparèrent du crayon qu’il me tendait et la mine se mit à frotter le papier. Je ne réfléchissais pas, je n’en avais pas besoin. Je me laissais aller. Mes pensées dérivaient, voguaient à travers les mots que j’écrivais. Ils se frayaient un chemin entre mes émotions, guidés par ma volonté de tout oublier. Et à chaque mot écrit, une nouvelle inspiration naissait.

Mon cœur s’apaisa. Je me calmai, ma respiration reprit sa régularité. La main posée sur mon épaule la pressa affectueusement pour me tranquilliser. Je levai les yeux vers Zachary, mais le regard que je rencontrai n’était pas le sien. C’était celui d’Esteban. Un sourire peignait toujours son visage, en plus de l’air coupable qui venait de s’y joindre. Je déglutis et, tant bien mal, essayai de me contrôler. Malgré l’affolement dans ma poitrine, je parvins à garder une expression impassible.

— J’suis désolé, j’ai vraiment pas été…

Je le coupai en remuant la tête, pour lui signifier que j’allais bien.

— Je… j’aime bien ce que t’as écrit, se risqua-t-il, mal à l’aise.

À ces mots, je me tendis comme un arc. Une bouffée de chaleur se répandit dans mon corps tandis que mon regard s’échouait sur les quelques vers griffonnés sur le papier :

« Les mots ne sont pas nécessaires,

Les yeux s’expriment comme l’âme se meurt,

Murmurent à l’esprit lacunaire,

Et susurrent doucement les peines du cœur. »

C’était le même poème, toujours le même.

Sèchement, je fermai le carnet, la mâchoire serrée. Personne ne lisait jamais ce que j’écrivais, ni mon entourage ni les thérapeutes. C’était ma liberté, la seule qu’on m’avait laissée.

Je me redressai du mieux possible, refusant l’aide qu’Esteban me tendait. La panique reprit le dessus. Encore. Parce qu’il avait vu mes pensées, vu ce que je voulais cacher. Je devais aller prendre l’air, loin d’ici. Loin de lui. Il éveillait toutes les émotions que je refusais d’éprouver. J’étais tellement faible…

En l’espace d’une seconde, il était parvenu à détruire les quelques remparts que je m’étais efforcé d’ériger.

DEUX TRAITS, UN DEMI-CERCLE

 

Trust me and take my hand

When the lights go out you will understand

Three Days Grace, « Pain », One-X, 2006.

Esteban cria mon prénom, mais je ne l’écoutais pas. J’entendais son pas pressé, ses talons claquer contre le bitume. Pourquoi est-ce que tout ce que je fuyais revenait toujours à la charge ? Je ne voulais pas qu’il me suive. Si seulement j’avais la voix pour l’exprimer, pour lui hurler de me laisser, de ne pas s’avancer.

Je tentai d’accélérer malgré les douleurs dans mes articulations. Tout mon poids appuyait sur ma béquille, à tel point que j’en avais mal à la main. Je ne voulais pas qu’il m’approche, encore moins qu’il me touche. Je n’aimais pas sa façon d’être, son regard trop parfait, son allure si sûre d’elle. Il n’était pas comme tous ceux qui constituaient cette stupide association. Cette association emplie de gens abjects, de principes et de valeurs sans intérêt. Je n’avais rien à faire là-bas, ce n’était pas eux qui tueraient le monstre dévorant mes entrailles.

Esteban en savait déjà trop. Il ne m’inspirait aucune confiance. Il était trop étrange, trop différent. Ses iris communiquaient quelque chose que je ne parvenais pas à identifier. Je ne voulais pas me confronter à lui, j’en étais incapable.

Mon pied buta. Ma jambe se paralysa, m’arrachant un cri muet. Je perdis l’équilibre et m’écroulai. Le temps d’une seconde, j’eus l’impression de revivre cette même scène. La même que ce soir-là. Le cœur au bord des lèvres, je sentis mon corps s’effondrer, puis le noir me submerger. Une vive douleur irradia dans mon visage, brisant les quelques souvenirs qui se forgeaient dans mon esprit.

La réalité me rattrapa. La désagréable sensation du goudron humide sur ma peau me tira une grimace. Je me redressai difficilement et m’assis, non sans un autre geignement à peine audible. Ma tête tournait, ma vue se brouillait. Une silhouette se mouvait devant mon regard perdu, une silhouette que je ne parvenais pas à reconnaître.

— Hé, Charlie, montre-moi.

Un frisson courut entre mes omoplates, mais je ne bougeai pas. Mes yeux restaient rivés vers le sol. Des mains saisirent mon visage et le relevèrent avec douceur. En essayant de faire reculer celui qui m’observait avec mes bras engourdis, j’agitai faiblement la tête. Je ne voulais pas que l’on me voie dans cet état. Pathétique. J’étais toujours plus pathétique. J’avais honte. Honte de ma faiblesse et de ma lâcheté. Tu m’aurais très certainement sermonné pour avoir si peu de courage.

— Montre-moi, répéta la voix, un peu plus durement.

Je me sentais bercé par ce timbre rauque, quelque peu cassé. Sa mélodie continuait de m’apaiser, de me rassurer. La main se reposa sur mon bras et le pressa délicatement. Mes muscles se relâchèrent. Je cessai de résister au contact de la paume contre ma peau, puis levai les yeux vers la silhouette devant moi. Je ne voyais qu’un sourire, un simple sourire, mais il me tranquillisait. Les bribes de mémoire se volatilisèrent, seule la douleur restait présente. Une douleur sourde, une brûlure dans mon thorax, un sifflement dans mes oreilles.

L’homme passa son pouce sur mon menton devenu visqueux et une grimace remplaça son sourire. Tout me paraissait flou, je discernais les bâtiments gris se dresser, me surplomber de toute leur hauteur. J’entendais le chant des quelques oiseaux résidant sur les tuiles d’argile. Je m’imaginais parfaitement l’endroit, que je connaissais par cœur. Derrière les taches vertes, je visualisais les arbres secouer leurs branches au gré du vent, les feuilles virevolter avec lui. Je ne me concentrais que sur les bruits environnants, ceux de la voiture qui passait, puis des pieds martelant le béton. Enfin, j’entendis mon prénom, qui me ramena sur terre.

Je remuai la tête et fermai les yeux. Lorsque je les rouvris, je me trouvai de nouveau nez à nez avec Esteban. Un sentiment amer remonta dans ma gorge et la colère renaquit avec un élan de panique. Je le repoussai avec le peu de forces qui me restait, me reculai et rompis le contact visuel en fixant le sol. Mon souffle haleta, bientôt perdu dans les battements effrénés qui cognaient mes côtes.

— Calme-toi, j’veux pas te faire de mal, tenta-t-il de me rassurer.

Je le foudroyai du regard. C’était ce qu’ils disaient tous. Ils disaient tous qu’ils ne voulaient pas me blesser, et pourtant, ils le faisaient, tout le temps. Au final, rien ne le dissociait des autres. Rien en dehors de cette part d’ombre qui lui noircissait le cœur.

Une tache sombre sur une toile colorée.

Une fausse note sur une mélodie parfaite.

Il restait là, accroupi, immobile et silencieux. Son sourire avait disparu pour ne laisser qu’un visage fade, dénué d’émotions. Seuls ses yeux me parlaient, me témoignaient ses remords. Je la voyais très bien : la culpabilité. Je ne connaissais que trop bien ce sentiment qui me bouffait jusqu’à la moelle.

Je remuai la tête et, du bout des doigts, effleurai mon visage éraflé. Je sentis le liquide gluant couler le long de mon menton. Ma vision se troubla quand j’aperçus le rouge scintillant sur ma peau. C’était le même qui hantait mes nuits, que je revoyais dès que je fermais les paupières. Le même qui parcourait ton corps inerte.

« Reprends-toi. »

Les mains tremblantes, je saisis la boîte logée dans ma poche et récupérai un cachet d’anxiolytique. Sans reprendre ma respiration, je l’avalai. Son goût me donna envie de le cracher la seconde d’après. Le regard inquiet d’Esteban pesait sur mes épaules. Il me dévisageait, la crainte visible sur ses traits, son corps crispé. Ses lèvres s’entrouvrirent et il souffla, tout bas :

— Je…

— Charlie !

Je reconnus la voix de Zachary. Il s’élançait vers moi, hors d’haleine. Avec empressement, je rangeai ma boîte là où je l’avais prise. Il ne devait pas la voir. Jamais.

— Putain, tu m’as fait une peur bleue ! geignit-il, essoufflé.

Je ne répondis rien, mais ne pus réprimer une grimace. Évidemment, je faisais peur à tout le monde. Je le fixai quelques instants. Son visage était moite de sueur – Zach n’avait jamais été un grand sportif. Ses iris, mordorés comme l’était sa peau, luisaient d’inquiétude. Il passa une main dans ses cheveux crépus et soupira. Il me jeta un coup d’œil, puis, en voyant mes égratignures, fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? siffla-t-il en adressant un regard noir à Esteban.

Pris de court, Esteban fixa bêtement Zachary sans un mot.

— Réponds.

Zachary le bouscula pour le faire réagir, mais la seule réponse qu’il obtint fut un bégaiement incompréhensible.

— Bordel, tu vas parler, oui ?

— Je voulais pas…

— Tu ne voulais pas quoi ? T’es bénévole ou pas ?

— Je vois pas le rapport avec…

— Ton rôle, c’est d’aider, pas de blesser.

La tension monta d’un cran, je sentis Esteban se raidir. Zachary crachait son venin sans aucun scrupule. Une nouvelle angoisse chevilla mon estomac alors que mon cœur battait à tout rompre. Je savais à quel point Zachary essayait de me mettre à l’aise, de m’ouvrir au monde. Esteban venait de ruiner ses efforts.

— J’suis désolé…

— Les excuses, ça sert à que dalle. Si t’es pas capable de remplir ton rôle, tu dégages, point barre.

Les poings d’Esteban se serrèrent. Sa mine s’assombrit, la lueur dans ses iris s’éteignit pour ne laisser qu’une couleur ternie, sans vie. Ses traits se durcirent.

— Il est tombé, c’était un accident.

Sa voix n’était plus la même, elle n’était plus douce ni apaisante. Elle était tranchante, glaciale, cinglante.

— Ça ne serait pas arrivé si tu n’avais pas été là, lâcha Zachary, dédaigneux.

Ces mots blessèrent Esteban. Je le vis au mouvement de ses sourcils et à la lueur de peine dans ses yeux.

— C’est bon, j’me suis excusé, finit-il par rétorquer. Il va bien, il n’est pas en sucre.

Je me figeai.

Je ne suis pas en sucre.

Il avait raison, je n’étais pas cette petite chose fragile. Je n’avais pas besoin que l’on me vienne en aide. Les mots n’étaient pas la seule arme pour se défendre.

— Tu ne l’approches plus, répondit Zachary, sèchement.

— C’est pas à toi d’en décider, t’es pas son père, il est capable de le faire lui-même

J’en suis capable.

Tant bien que mal, je me relevai, les muscles douloureux et le souffle court. Quand Zachary m’aperçut, il s’empressa de m’apporter son aide. Je le repoussai sans méchanceté, lui barrai la route avec ma main gauche tandis que la droite tenait fermement ma béquille.

« Tu peux le faire seul, Charlie. »

Je parvins à me hisser sur mes deux jambes flageolantes, adressai un dernier regard à Esteban, avant de tourner les talons et de reprendre ma route. J’ignorai les picotements sur mon visage, les brûlures dans mes tibias. Je continuai de marcher, d’affronter mon corps, de surpasser sa faiblesse. Zachary me rejoignit, non sans jeter un coup d’œil en arrière.

— Charlie, attends ! cria Esteban dans mon dos.

Je m’arrêtai, les dents serrées. Qu’est-ce qu’il me voulait encore ?

— Je t’ai dit de ne plus l’approcher.

— Ce n’est pas à toi que je parlais.

— Putain, tu me chauffes, je te jure que…

Je ne lui laissai pas le temps de finir et m’imposai entre les deux. Tourné vers Zachary, les sourcils à peine froncés, je le regardai avec insistance dans l’espoir de le faire taire une bonne fois pour toutes. Il n’avait pas à décider à ma place, Esteban avait raison. Mes yeux lui communiquaient ce que mes lèvres ne pouvaient pas dire, le priaient de me laisser gérer seul. Zachary hésita quelques secondes, puis, dans un soupir, se résigna d’un geste de la main.

Je pivotai vers Esteban, l’oreille attentive. Une fois que ça serait fait, je pourrais enfin avoir la paix. Même si j’étais méfiant, la curiosité me poussait à savoir.

— J’voulais juste te donner ça.

Il me tendit un bout de papier déchiré sur lequel étaient inscrits une adresse et le nom d’un site internet.

— C’est un atelier, m’expliqua-t-il. Là-bas, on fait de l’écriture, de la musique et de la poésie. J’ai pensé que… qu’être avec d