From spark to forever – Extrait
Chapitre 1
Aurore
Décembre,
— S’il te plaît !
— Je ne sais pas trop, réponds-je sur un ton hésitant.
En réalité, j’ai déjà perdu cette bataille. Le visage de Martha, ma petite sœur, se dessine dans mon esprit : ses yeux en amande larmoyants, dignes du Chat potté, ses cils qui papillonnent, sa lèvre inférieure rose bonbon recourbée en une moue suppliante…
La saleté !
Oui, c’est trop tard, je suis foutue. Ce n’est même pas une question de pouvoir ou de vouloir lui dire non, mais plutôt de l’ordre de l’incapacité physique et psychique de lui refuser quoi que ce soit. Déjà gamines, elle savait manier les ficelles pour me plier à la moindre de ses demandes. Joindre mes deux mains pour qu’elle y prenne appui de ses petits pieds et puisse chiper le pot de bonbons rangé en haut des placards ? Aucun problème. Planquer le chaton qu’elle avait trouvé, non loin du ruisseau qui bordait l’arrière du jardin de notre maison, dans ma chambre en pensant que les parents ne se rendraient compte de rien ? Pas de souci ! Prendre les remontrances à sa place ? Un devoir dont je me suis toujours acquitté, mue par ce besoin de la protéger de tout et de tout le monde, y compris d’elle-même lorsque la situation l’exigeait. J’ai cru qu’elle cesserait d’user de ce pouvoir sur moi en grandissant, c’est vrai. Quel esprit machiavélique continuerait d’abuser de ses airs d’ange une fois la vingtaine passée, franchement ? Eh bien, elle. C’est tout elle, et j’en fais encore les frais aujourd’hui.
Peut-être est-ce pour ça que, pour le reste de l’univers, je suis aussi entêtée et indépendante. Il fallait bien compenser. Martha est ma petite sœur, je l’aime et cela me condamne donc à être une espèce d’esclave personnel jusqu’à la fin des temps. Ça me va, même si, dans le cas présent, cela ne m’arrange pas du tout, du tout.
— Maya va chez son père pour les fêtes, tu ne vas tout de même pas te retrouver toute seule le soir du réveillon ?! poursuit Martha, un brin de malice dans la voix.
— Je te signale que je suis en vacances. Ce n’est pas toi qui dis toujours que je travaille trop ?
— Mais là, ce n’est pas pareil ! Je te demande juste de donner un petit coup de main en salle, à moins que tu ne préfères préparer la dinde avec moi ?
Je lève les yeux au ciel en souriant. Bien sûr que non, très peu pour moi. Contrairement à Martha, je n’ai pas hérité du don de notre mère pour la cuisine. Mes compétences se limitent aux pâtes et au riz (et encore, ça, c’est quand je ne les surcuis pas ou qu’ils ne terminent pas complètement cramés dans le fond de la casserole).
— C’est moche, ce que tu fais.
— Je ne t’aurais pas appelée si ce n’était pas super important. Tu n’auras qu’à accueillir les gens, débarrasser un peu, et puis…
Je la vois venir à des kilomètres. Aussi discrète qu’un éléphant au milieu d’un magasin de porcelaine ! La proposition de Martha, sous couvert de venir l’aider au restaurant, est un gigantesque cheval de Troie dans lequel se cache le mot « traquenard » écrit en lettres capitales. Et rouges. Avec lumière clignotante et tout le toutim. Ce n’est pas de venir l’aider, le problème, j’aurais même déjà accepté depuis belle lurette si cela avait été un autre jour, dans d’autres circonstances…
— … qui sait, il y aura bien un ou deux célibataires qui trouveront grâce à tes yeux.
Nous y voilà.
— Arrête de vouloir me caser, je suis une grande fille.
— C’est bien ça qui m’inquiète, raille-t-elle.
Des bruits de poêles qui s’entrechoquent me parviennent alors que je fourre une pile de pulls dans le sac de Maya. Il est bientôt quinze heures et Martha doit tout juste achever son service du midi. Avec le froid de ces derniers jours, les clients ne traînent pas. Quant à moi, je vais être en retard si je n’abdique pas rapidement.
— Bon, c’est d’accord ! cédé-je, non sans un soupir théâtral.
— T’es vraiment la meilleure des sœurs ! Je suis sûre que tu vas t’amuser, en plus !
— Oui, oui. On verra. Il faut que je te laisse, on a encore de la route à faire.
— Pas de problème, fais-leur un bisou de ma part !
— Ce sera fait.
Je raccroche et me retiens de tirer la langue à mon téléphone. Ce serait non seulement inutile, puisqu’elle ne me verrait pas, et d’autant plus gênant qu’une petite tête brune passe l’embrasure de la porte au moment où l’idée me traverse.
— Tata ? devine Maya.
— Bingo ! Elle t’embrasse. Tu n’as rien oublié ? demandé-je en désignant son autre sac à dos d’un coup de menton.
— Trousse de toilette, mon téléphone, et un ou deux bouquins. L’essentiel est là.
— Ben voyons.
Un sourire amusé et elle disparaît. Je termine de ranger ses vêtements et me dirige dans le salon à sa suite. Les clés en main, je la laisse me précéder et en profite pour lui caresser les cheveux avec tendresse. Si ses grognements m’amusent, je ne peux cependant en dire autant de la subite bouffée d’amour maternel qui me submerge lorsque je la regarde s’éloigner en direction de la voiture. Derrière mes cils, l’humidité afflue et ma poitrine se serre. Je n’en mène déjà pas large en temps normal, il faut croire que les fêtes n’arrangent rien.
L’appartement fermé et ma poker face retrouvée, je la rejoins en quelques enjambées prudentes, soucieuse de ne pas m’étaler de tout mon long dans la boue slash neige fondue glissante qui recouvre le goudron.
— Tu crois que papa a fait le sapin ? lance Maya en s’installant sur le siège passager.
Je balance son sac à l’arrière et prends place côté conducteur.
— Le connaissant, il a dû t’attendre. Il n’a jamais été très doué pour ça.
Elle pouffe. Je sais exactement pourquoi.
— Tu te souviens, à Halloween ?
Comment oublier ce jour-là ? La seule et unique fois où j’ai confié à mon ex-compagnon le soin de réaliser la décoration de notre nid d’amour. On ne m’y avait plus jamais repris ensuite. Il avait tout d’abord voulu s’essayer au creusage des citrouilles : échec cuisant. Les malheureuses auraient sûrement été plus effrayantes si on avait marché dessus. En guise de toiles d’araignée, il avait préféré aux sachets des grandes surfaces du coton à fixer un peu partout. Sans parler du repas, qui avait été un fiasco total, et de la soirée que nous avions terminée dans le noir à cause d’une coupure de courant.
— Je me souviens surtout de la galère pour tout enlever. Quelle idée de mettre de la colle !
— Papa, résume-t-elle.
Nous rions pendant que j’engage le véhicule sur la route. Maya se penche et allume la radio, qui grésille d’abord et ne tarde pas à hurler une chanson pop rock au rythme endiablé. Nous échangeons un regard complice avant d’entamer le refrain à pleins poumons, comme deux adolescentes attardées.
Elle au moins a une excuse.
Il n’empêche que notre anglais approximatif devenu yaourt confirmé me met du baume au cœur et soulage mon esprit. Je n’irais pas jusqu’à sauter au plafond de devoir me séparer d’elle pour Noël, c’est sûr, mais ce petit moment privilégié entre ma fille et moi me rappelle qu’il est tout aussi essentiel qu’elle puisse en vivre aussi avec son père, et que je ne peux de toute façon pas la garder dans mon giron jusqu’à la fin des temps. Un jour pas si lointain que ça, mon pioupiou prendra son envol et ira vivre sa vie.
Eh merde, je sens l’angoisse revenir et la tristesse avec elle.
Comme nous sommes arrivées, je n’ai heureusement pas l’occasion de retourner me baigner dans mon marasme. Le moteur coupé, Maya se précipite à l’extérieur du véhicule et se jette sur Burton, le malinois d’Erika, la « nouvelle » compagne de Stéphane. En réalité, ça va faire quatre ans qu’ils sont ensemble. Et heureux.
Et en parlant du loup, Stéphane vient à notre rencontre, la tête rentrée dans ses épaules couvertes d’un grand châle posé là à la va-vite ; la moitié lui monte jusqu’au visage et étouffe les mots qu’il prononce à mon attention.
— Quoi ?
— Il fait un froid de canard ! répète-t-il en tirant le tissu, révélant ses dents qui claquent.
— Oh, oui, m’en parle pas ! confirmé-je, penchée à l’arrière du véhicule pour récupérer les sacs.
Quand je me redresse, je parviens à esquiver non sans peine le chien qui m’accueille après avoir délaissé Maya, laquelle va se serrer contre son père. Elle s’engouffre ensuite à l’intérieur de la jolie maison aux allures de chalet pendant que Stéphane embrasse mes joues avec le naturel que confèrent les bonnes décisions.
— Ça a été, le trajet ?
— Un monde fou !
— Tu rentres boire un café ?
— Je veux bien, merci.
Je le suis avec précaution. On est en pleine campagne et une petite couche de neige recouvre les escaliers du perron. À certains endroits, elle a formé des plaques glissantes que les talons de mes bottes n’apprécient pas. Je survis néanmoins à la manœuvre et pénètre dans les lieux avec un soupir bienheureux.
L’entrée donne sur le salon-salle à manger, où un feu de cheminée crépite et diffuse une chaleur réconfortante plus que bienvenue au regard des températures extérieures. Les deux canapés d’une teinte chocolat, l’épais tapis posé devant et le charme du bois des poutres apparentes, on se croirait à la montagne. Erika a des goûts certains et, dans un sens, tant mieux, parce qu’il ne faut pas compter sur Stéphane pour avoir un intérieur cohérent. Je me souviens encore du premier studio que nous avions habité, surchargé d’éléments disparates allant d’une lampe chien design aspect plastique noire à une jolie fontaine miniature esprit jardin japonais. Non, je serais même prête à parier qu’il n’a pas même droit à la discussion sur ce sujet-là.
— Aurore !
Erika sort de la cuisine, sur ma gauche, une cafetière dans la main et son éternel sourire bienveillant aux lèvres, et m’embrasse à son tour. Elle est radieuse ; il n’est pas difficile de comprendre pourquoi Stéphane l’aime tant : une belle rousse aux cheveux coupés court, qui transpire la joie de vivre, pétillante, drôle et cultivée en plus de ça – je crois que, moi-même, je serais prête à signer. Elle a beau porter l’horrible étiquette de « nouvelle femme de mon ex », je ne lui trouve pas le moindre défaut, et j’en suis ravie. Stéphane ne mérite rien de moins.
Ma rencontre avec lui était une évidence et il nous avait fallu peu de temps pour tomber amoureux. Maya est née alors que je n’avais que seize ans, et Stéphane et moi avons surmonté les difficultés de la parentalité ensemble, épaulés de nos parents respectifs. Maya séjournait souvent chez eux la semaine, afin de nous permettre de poursuivre nos études. Ça n’a pas été simple, mais nous y sommes parvenus, et c’est une chose dont nous sommes fiers, encore aujourd’hui.
Quant à notre rupture, six ans plus tôt, elle a été tout aussi claire. J’aime Stéphane, et cela ne changera jamais : il a fait partie de ma vie et c’est le père de ma fille. Rien que pour ça, il conservera une place de choix dans mon cœur. Mais nous n’étions plus que ça l’un pour l’autre : des parents. Aujourd’hui, il a refait sa vie et, à l’instar de cette chanson somme toute plutôt pénible d’habitude, je lui souhaite tout le bonheur du monde.
— Ça va le boulot ?
Erika me sert une tasse qu’elle dispose devant moi. Nous sommes tous réunis dans le salon. Maya sèche Burton et Stéphane est à l’étage, parti chercher le carton des décos et le sapin – on avait raison !
— Tranquille, la routine.
Je hausse les épaules, désinvolte. Il y a des jours merdiques, bien sûr, mais je ne vais pas m’en plaindre. Mon poste de directrice des ressources humaines m’octroie un confort non négligeable, en plus de me passionner.
— Tu sais que mes parents m’ont reproposé de t’inviter pour Noël. Tu es sûre que tu ne veux pas rester avec nous ?
Le regard d’Erika est inquiet. Sa mine soucieuse me touche. J’esquisse une moue que je veux rassurante et avale ma gorgée de café. Le liquide brûlant et la chaleur diffusée par l’âtre qui crépite finissent de me revigorer. Tant et si bien que j’en viens à m’enfoncer plus encore dans le moelleux du canapé et des coussins. Réflexion faite, heureusement que je n’ai pas une pièce aussi douillette chez moi, ce serait un coup à ne jamais la quitter.
— C’est gentil, mais ne vous faites pas de mouron pour moi. De toute façon, je dois aller aider Martha au restaurant, alors je ne serai pas seule. Elle organise un réveillon spécial célibataires et l’une de ses serveuses ne peut plus poser le pied au sol.
— Spécial célibataires ? relève Maya. Papa, tu entends ça ?
— Parfaitement !
Stéphane manque de trébucher dans les escaliers et se rattrape de justesse à la rambarde, non sans opter pour quelques jurons bien fleuris, eux-mêmes censurés par le fracas des boules qui sont parvenues à s’échapper. Je l’ai toujours connu maladroit ; c’est assez réconfortant de constater que certaines choses sont immuables. Il débarque ensuite et pose son chargement devant nous tout en me fixant d’un regard entendu.
— Mais qu’est-ce que vous avez tous avec ça ? m’exaspéré-je.
— On ne veut que ton bien, maman, c’est tout, tempère Maya.
— Et ça, c’est quoi ? rétorqué-je en balayant la pièce d’un mouvement de la main. Vous, heureux. Mon bonheur est là, je n’ai besoin de rien de plus.
— Ça, c’est ce que tu dis, marmonne Maya dans le coussin en pilou pilou qu’elle tient serré contre elle.
Je lui lance une œillade chargée de reproches. Elle a finalement choisi son camp et se ligue avec les autres. Les enfants sont cruels et ingrats. C’est le pompon. Je ne sais d’où leur vient cette nouvelle lubie, ne parviens même pas à situer quand ils ont commencé à me rebattre les oreilles avec ça. Toujours est-il que je ne cesse de me justifier pour leur assurer que je vais bien. Pourquoi personne ne veut me croire ?
— Je vais y aller, finis-je par dire en me redressant. Merci pour le café !
— Tu n’es pas fâchée ? s’inquiète Erika.
Elle a imité mon mouvement et s’est rapprochée, les doigts suspendus à quelques centimètres de mon bras, dans l’attente de ma réaction. Cette femme est bien trop empathique, et moi sous son charme.
— Non, bien sûr que non. J’aimerais juste que les gens que j’aime me fassent confiance. Je suis heureuse, vraiment.
Erika dissuade qui que ce soit de relancer le débat d’un hochement de tête compréhensif, ses doigts pressant mon bras. Stéphane, poings sur les hanches, me scrute quelques secondes, mais abdique aussi. Quant à Maya, elle a l’avantage certain d’être la chair de ma chair, et par conséquent d’avoir quelques facilités à m’amadouer. Après l’avoir embrassée et serrée de longues minutes contre moi, je me dirige dans l’entrée, suivie de près par mon ancien compagnon. Lorsqu’il m’ouvre la porte, un vent glacial s’engouffre aussitôt et je calcule dans mes pensées le nombre de bonds qu’il me faudra faire pour rejoindre la voiture et son sacro-saint chauffage. Toutefois, il me reste une chose à gérer d’abord, et j’attends que Stéphane ait refermé derrière lui pour agir. Je sors une petite boîte de ma veste et la lui tends.
— Pour Maya, chuchoté-je.
Il acquiesce avec un air solennel mal maîtrisé.
— Ne le perds pas, hein ! le prévins-je.
Il roule des yeux et feint de s’offusquer, mais il sait que j’ai raison de me méfier.
— Prends soin de toi, Aurore, me dit-il d’une voix douce et je suppose que je devrai me contenter de ça.
Ses yeux dorés fixent les miens. Je suis tombée amoureuse de ce regard, il y a des années de ça. Parfois, j’ai l’impression que tout est comme avant, et puis je me rappelle que ce n’est pas l’intensité de mon amour pour lui qui a changé – pas vraiment – mais juste le sens que je lui porte.
Je lui touche le bout du nez du doigt.
— Tu as toujours été quelqu’un de trop inquiet, le taquiné-je.
Il rit et en convient d’un mouvement fataliste.
— Je vous appelle quand j’arrive, promets-je en m’élançant à l’assaut du blizzard.
— Tu as intérêt ! entends-je derrière moi.
La route du retour est bien plus morose que celle de l’allée, sans mon copilote préféré, et que dire de l’appartement qui me paraît vide et lugubre, une fois dépouillé du soleil et rempli de l’absence de ma fille. Les guirlandes multicolores du sapin et celles que l’on a suspendues un peu partout dans la cuisine projettent du rose, du bleu, du vert et du rouge sur les murs, mais ne me sont d’aucune utilité pour chasser le nuage noir et pluvieux au-dessus de ma tête.
C’est toujours comme ça lorsque je dépose Maya. J’ai beau prétendre aimer ma vie, ce n’est pas pour autant que la solitude me convient.
Un seul être vous manque…
Parfois, comme à cet instant, je songe à prendre un chat, mais me ravise aussitôt. Maya serait à fond, c’est sûr, mais cette pauvre bête serait seule toute la journée, et il est hors de question de lui infliger ça sous prétexte de tenter de combler le manque de ma fille.
Et puis j’ai un remède au coup de blues qui se révèle plutôt efficace. Étape numéro une : dégrafer mon soutien-gorge et l’envoyer valser loin de ma poitrine. Étape numéro deux : me préparer un bon bain chaud. Étape numéro trois : sortir mon pyjama hideux, mais ô combien confortable, pour une fin de soirée télé-grignotage. Le célibat a du bon, de ce côté de la barrière. A-t-on besoin de plus ?
Le temps que l’eau coule, j’en profite pour faire un brin de ménage. Maya a évidemment laissé traîner des livres un peu partout. Je ne sais pas comment elle réussit à en lire plus d’un à la fois. J’appelle ensuite Stéphane, comme promis, avant de me glisser dans la baignoire tel un phoque dans l’océan.
Le silence est assourdissant lorsque je ferme les yeux.
Chapitre 2
Aurore
Il règne toujours une agitation particulière le 24 décembre. Malgré la pluie fine et gelée, les gens ont le sourire aux lèvres et déambulent dans les rues, flânent devant les vitrines illuminées des magasins, leurs regards tout aussi éclairés d’une certaine forme de magie. Moi, j’y retrouve un peu de mon âme d’enfant, et c’est une période que j’ai toujours appréciée à sa juste valeur, quand bien même les aléas de la vie pouvaient parfois la rendre plus difficile.
Je resserre mon écharpe et réprime un frisson alors que j’approche du Frenchy, le restaurant que tient Martha. Si la devanture ne paye pas de mine, coincée entre un assureur et une boutique de prêt-à-porter, l’intérieur est immense. Ma sœur a fait une superbe affaire lorsqu’elle l’a repris à ses propriétaires, partis à la retraite. Une transaction possible en partie grâce à nos parents qui ont décidé, du jour au lendemain, de s’en aller faire le tour du monde en amoureux, vendant maison et voitures au profit d’une caravane. Comme ils n’ont jamais été particulièrement matérialistes, et plutôt du genre à donner de leur vivant, comme ils disent, ce qui ne manque pas de me faire grincer des dents à chaque fois, ils nous ont donné ce qu’il restait après leur achat, et j’ai offert ma part à Martha. Décision assez évidente dans la mesure où je me sentais redevable envers eux de l’aide qu’ils m’ont apportée à la naissance de Maya. Sans leur soutien et celui des parents de Stéphane, qui sait si nous aurions réussi ? Et puis, aujourd’hui, Martha est une femme épanouie dans son métier, et le souvenir de son visage rayonnant de fierté le jour où on lui a remis les clés est inestimable.
La lourde porte vitrée s’ouvre, la clochette suspendue tinte, signale mon arrivée à Martha. Cette dernière, hissée sur la pointe des pieds, joue à l’équilibriste sur un escabeau et fixe une volumineuse guirlande blanche à l’une des poutres apparentes. Elle tourne ensuite la tête dans ma direction, un large sourire aux lèvres.
— Bonjour, ma sœur chérie !
Pendant que je me dévêts avec une grimace signifiant que je ne suis pas dupe de ses flatteries, mon petit lutin de sœur descend non sans peine de son perchoir, avant de me sauter dans les bras et de me claquer un énorme baiser bruyant sur la joue.
Martha est le portrait craché de notre mère : petite et menue, elle arbore le même châtain qu’elle sur ses cheveux coupés au carré et ses joues ont cette adorable teinte rosée. Un véritable petit rayon de soleil… Presque, parce que le bleu orageux de ses yeux témoigne parfois des tempêtes qu’elle a dû traverser, au risque de s’y perdre, pour devenir celle qu’elle est aujourd’hui.
Les os solides et la grande taille de la famille paternelle me sont revenus, et j’ai hérité de mon père le vert de mon regard. Difficile d’avoir un contraste plus fort entre elle et moi.
Martha m’observe un instant, puis se penche sur le côté, le regard fouillant une zone derrière moi. Sa moue dubitative ne me dit rien qui vaille.
— T’es venue comme ça ?
Je ne vois pas où est le problème. Mon pantalon noir galbe mes longues jambes, mon chemisier blanc l’est comme il faut – j’ai vérifié –, j’ai ondulé mes cheveux et même apporté une petite touche de maquillage à mon visage, juste de quoi me donner bonne mine et souligner mes yeux. « Chic et sobre », ce sont les mots exacts qu’elle a prononcés quand elle m’a parlé du dress code.
— Quoi ? Je ne te plais pas comme ça ? m’offusqué-je.
— C’est réveillon, Aurore ! Tu aurais pu mettre une robe, ou une jupe, à la rigueur.
— Je n’ai pas besoin de ça pour me sentir féminine, rétorqué-je en levant le menton.
Elle lève les yeux au ciel.
— Et puis d’abord, tu t’es regardée ? On a fait plus sexy.
Sa combinaison épaisse de cuisinière et ses chaussures de sécurité ne suffisent pas, en réalité, à lui ôter son charme naturel. C’en est presque agaçant. Mais tout de même, il faut bien que je me défende !
Martha papillonne des cils et rétorque :
— Ma tenue de soirée m’attend sagement à l’étage, je n’aurai qu’à m’éclipser au moment du dessert pour prendre une douche et l’enfiler. Alors ?
— Je n’ai rien à ajouter.
Victorieuse et satisfaite, elle désigne la salle d’un mouvement de bras similaire à celui d’une reine dévoilant l’étendue de son royaume.
— T’en penses quoi ?
Je pivote sur moi-même et admire son œuvre. Au naturel, l’endroit est déjà coquet. Il y a des boiseries sur une partie des murs, mêlées à de la vieille pierre, et le parquet au sol donne beaucoup de cachet à l’endroit. Pour l’occasion, Martha a disposé avec goût des guirlandes dorées et lumineuses, rendant l’atmosphère cosy et chaleureuse. Sur des commodes et l’imposant bar, quelques petits pères Noël posent en compagnie de cerfs et de traîneaux, des mini-forêts en guise de cadre.
Dans la salle principale, plusieurs tables ont été installées en longueur pour le buffet. Une seconde salle jouxtant la première est mise en place avec des tables rondes. Devant mon air interrogateur, Martha s’explique :
— J’hésitais à mettre des tables de deux ou de quatre, mais je me suis dit que ça serait plus convivial ainsi. Il y a de la place pour manger debout, là-bas, près du comptoir, ici pour ceux qui voudraient s’asseoir. Le restau est suffisamment étendu pour que chacun y trouve son compte. Au cas où, j’ai vidé la salle 4.
— Celle qui te sert de réserve ?
Elle acquiesce.
— La majorité des clients de ce soir sont des habitués et j’ai pas mal parlé de ce projet avec eux. C’est une soirée pour célibataires, certes, mais je doute que des couples se forment avant le dessert.
Ses lèvres fines s’étirent avec malice alors qu’elle me jette un coup d’œil en biais.
— Enfin…
Je souffle.
— Ça va, j’ai compris ! abdique-t-elle, les mains levées. Quoi qu’il en soit, tout le monde était d’accord pour dire qu’une ambiance comme à la maison alliée à ma cuisine de chef étaient les ingrédients magiques pour un réveillon réussi.
Je n’en doute pas une seule seconde et mon estomac gronde d’avance à l’idée de savourer les mets confectionnés par Martha. Je ne suis pas douée en cuisine, certes, mais j’adore manger. Ça compense.
— Tu as eu beaucoup de réservations ?
— Une petite quarantaine pour l’intégralité du menu et quelques amis passeront aussi probablement faire un coucou en fin de soirée.
— Tu rentres dans tes frais ?
Martha pousse un soupir las, poings sur les hanches. Elle est aussi effrayante qu’un chaton enragé, réflexion que je garde pour moi.
— Mon établissement tourne à la perfection, cesse de t’inquiéter pour ça.
— Je suis ta grande sœur, je m’inquiéterai toujours pour toi.
— Je sais. Les autres avant tout, on ne te changera pas là-dessus.
— À t’entendre, on dirait presque un reproche.
— C’en est un.
Elle me fait un clin d’œil, puis m’entraîne par la main, frétillante d’excitation, vers la plus petite salle.
— Tadaa !
— Waouh.
Un énorme sapin lumineux trône devant nous et frôle le plafond pourtant haut. Une étoile dorée le surmonte, des guirlandes l’enlacent et des boules blanches, dorées et rouges sont accrochées à son branchage. Dans d’autres, transparentes, des friandises ont été déposées. Tout autour du pied, des cadeaux, que je suppose factices.
— Chouette, hein ?
— Très joli. Et ça, qu’est-ce que c’est ? dis-je en désignant un meuble à casiers.
Coincé derrière l’arbre, c’est presque si on ne le remarque pas.
Je m’approche et découvre que chaque compartiment porte un nom et qu’une petite boîte y a été rangée.
— Des babioles que Marie m’a fournies. Un Noël sans cadeaux, ça craint. Et là, là-bas sur la table, poursuit-elle en m’attrapant les épaules pour me faire pivoter, il y a des petits bracelets que tu devras donner aux clients après avoir vérifié leur nom. Comme ça, s’il y a un petit crush entre certains, ils n’auront qu’à mettre leur bracelet dans le casier de la personne concernée, en toute discrétion.
L’idée la fait sourire ; moi, je tente de la ramener sur terre :
— Et si personne ne le fait ?
— C’est pour ça que j’ai prévu les cadeaux.
Elle se tapote la tempe du bout de l’index alors que je me retourne, de nouveau, frappée par un détail non sans importance.
— Pourquoi tu as mis mon nom sur l’un des casiers ?
— J’ai mis le nom de tout le monde et, ma chère sœur, je ne désespère pas qu’un miracle ait lieu ce soir pour te sortir de ton célibat.
— Vous me fatiguez. Vous vous êtes lancé un pari ? C’est votre mission avant de finir l’année, c’est ça ?
— Depuis combien de temps tu ne t’es pas envoyée en l’air ?
— Je croyais qu’on parlait d’amour.
— L’un n’empêche pas l’autre. Alors ? Parce que, la dernière fois qu’on a discuté de ça, c’était un certain Mickaël, qui n’avait même pas eu le temps de défaire sa braguette.
— T’exagères.
Je réfléchis quelques secondes, persuadée qu’elle est dans le faux. Depuis Mickaël, onze mois plus tôt, il y a eu…
— Mais j’ai raison, conclut-elle devant mon silence révélateur.
— Je n’ai pas besoin de ça.
— T’es chiante avec ton disque rayé. Heureusement pour toi, tu m’as moi et, visiblement, il est grand temps que je prenne les choses en main.
— Tu ne vas rien faire du tout, rétorqué-je. Pas depuis tes cuisines, en tout cas. Allez, lâche-moi la grappe et dis-moi plutôt ce qu’il reste à préparer pour la mise en place. On va finir par être à la bourre avec tes bêtises.
Martha retrouve aussitôt son masque de femme d’affaires intransigeante.
— Il faudrait mettre le petit sapin dehors et accrocher les dernières boules devant les fenêtres, à l’entrée, dicte-t-elle avec une autorité naturelle. Si tu pouvais aller chercher le pain à la boulangerie, aussi, tu dis que tu viens de ma part, Léon comprendra. Il y a quelques bougeoirs qui traînent là-bas, je vais te sortir les bougies. Enzo arrivera vers dix-huit heures et s’occupera des boissons et du bar. Pour le reste, rien de bien compliqué. Tu apportes les plateaux, tu navigues entre les clients, tu débarrasses…
Je balaye l’air de la main.
— Je vois le truc.
Nous nous dirigeons vers les cuisines et, d’un coup d’épaule, Martha pousse le lourd battant et s’engouffre à l’intérieur. Plusieurs casseroles chauffent sur les feux tournant à plein régime et une délicieuse odeur emplit l’air. La cuisine de Martha n’a rien à envier à celle des grands chefs. Propre, spacieuse et bien organisée, ma sœur dispose de tout le nécessaire à portée de main. De l’autre côté de l’îlot central, une coupe afro dépasse.
— Salut, Steve.
— Hey, t’es tombée dans le piège ? dit l’intéressé en se relevant.
— Apparemment.
Je l’entends rire alors que Martha s’empresse de le rejoindre. Elle lui jette un regard noir et le jeune second se tait, non sans échanger avec moi une œillade amusée. Ça fait deux ans qu’il travaille avec Martha et elle ne s’en est jamais plainte, au contraire. Je la soupçonne même, depuis un certain temps, d’avoir un faible pour lui, bien qu’elle ne me l’ait jamais avoué, et j’irais même jusqu’à dire que c’est réciproque, sans en avoir pour autant la certitude. Steve est quelqu’un de déconneur, pétillant, mais quelque peu réservé, si bien qu’il est toujours difficile de savoir ce qu’il pense réellement.
Martha semble disposée à se mêler de ma vie sentimentale, mais je n’interviendrai pas dans la sienne. Trop de risques. Je ne suis pas prête à la voir souffrir d’une peine de cœur provoquée par un trop-plein d’optimisme de ma part, d’autant que le terrain est d’une extrême sensibilité. Elle en a déjà assez bavé comme ça avec le précédent.
***
Les derniers préparatifs finis, j’attends, impatiente, l’arrivée des premiers clients à l’entrée du restaurant tout en évitant le regard d’Enzo, le second serveur. Pas que je ne l’aime pas, mais ce type ne m’a jamais inspiré confiance. Il traîne la patte, sourit peu et me donne sans cesse l’impression de conspirer contre le monde entier. Drôle de sentiment que je ne parviens pas à m’expliquer, mais qui persiste néanmoins malgré le désaccord total de Martha à ce sujet. Pour elle, Enzo est juste une âme en peine incomprise, à qui il faut laisser sa chance. Si j’admets cette possibilité, je reproche toutefois au serveur son manque d’effort pour sociabiliser.
— Bonsoir et bienvenue ! lancé-je avec entrain aux deux premières femmes qui pénètrent dans l’établissement.
Après leur avoir remis leur bracelet, les avoir débarrassées de leurs manteaux et confiées aux soins d’Enzo pour leurs coupes de champagne, je file en cuisine pour annoncer leur arrivée. Je reviens dans la salle avec un chariot à roulettes chargé de petits fours qu’il faut disposer sur le buffet.
Bientôt, le restaurant s’emplit d’échos de conversations, de rires et de verres qui s’entrechoquent. De mon côté, je cours partout entre l’entrée et la cuisine, recharge les plateaux qui se vident à vue d’œil, débarrasse les assiettes que j’emporte ensuite à la plonge, accueille les invités qui se sont tous passé le mot pour débarquer en même temps… Sur ce coup, Enzo me file un coup de main précieux et distribue les derniers bracelets alors que je me retrouve coincée avec une petite bande que le meuble à casiers a intriguée. Quelques explications sur le concept de Martha plus tard, je rejoins cette dernière.
Elle et Steve s’agitent avec frénésie, jonglent entre les casseroles, les préparations, le dressage et les fours. Des gouttes de sueur perlent sur leurs fronts et il règne dans la cuisine une chaleur étouffante, insupportable pour qui n’est pas habitué à travailler dans ces conditions. En somme, moi.
— Si mes calculs sont bons, tout le monde est là !
— Super !
— Besoin d’un coup de main ? proposé-je alors que Steve peste contre la graisse de magrets récalcitrants.
Martha se rue sur moi, un énorme saladier à la main qu’elle me fourre dans les bras sans la moindre délicatesse avant de me désigner des verrines à portée, sur le plan de travail.
— Si tu peux t’occuper de ça et les envoyer.
Sans même attendre ma réponse, elle fait volte-face et je m’exécute sans broncher. Elle est stressée et en plein coup de bourre. Pour la connaître par cœur, je sais qu’elle est aussi très excitée et que c’est la partie de son boulot qu’elle préfère. Courir partout, penser aux dix mille choses qu’il lui reste à terminer, vérifier les goûts de chaque élément, touiller, mixer, découper… Elle évolue en cuisine comme un poisson dans l’eau. Cette vision me gonfle le cœur.
Avec minutie, je prends soin de ne pas mettre de sa préparation à l’avocat à côté, mais ne peux m’empêcher d’en goûter un peu. Il est plus de vingt heures et je commence à avoir la dalle. Rappelée à l’ordre, j’insère ensuite le crabe dans les verrines et les installe sur le chariot. D’un coup de fessier, je pousse la porte battante et tire mon chargement, avant de me prendre les pieds dans je ne sais quoi et de trébucher en arrière. L’impact ébranle les verrines et deux d’entre elles viennent se briser au sol tandis que le battant se referme sur le regard courroucé de Martha.
Elle va me tuer.
Et moi, je vais sérieusement pester contre ce qui s’est tenu dans le passage. Pas faute d’avoir accroché une pancarte sur la porte pour prévenir de ne pas rester devant !
Deux mains me soulèvent comme si je ne pesais rien et je me retourne, prête à en découdre.
C’était compter sans la foudre qui s’abat sur moi à ce moment-là lorsque je rencontre un doux regard noisette.
— Je suis affreusement désolé, s’excuse la voix grave qui traverse ma chair et résonne dans ma poitrine.
Les mots ne viennent pas, bloqués au bord de mes lèvres qui s’ouvrent pourtant pour tenter d’articuler quelque chose, en désespoir de cause. Tétanisée, je sens mes jambes flageoler, mes talons hauts s’étant tout à coup transformés en dangereuses roulettes de patins.
— Je… bah…
Panique à bord ! Fais quelque chose !
Et si cette décision ne figurera pas dans le palmarès des plus logiques que j’ai prises dans ma vie, j’opte toutefois pour laisser mon chargement en l’état et m’engouffrer à toute vitesse dans la cuisine.
Le souffle court, je m’appuie sur le plan de travail et tente de reprendre mes esprits pendant que Martha accourt vers moi, inquiète.
— Tu t’es fait mal ?
Je secoue la tête.
— Il y a beaucoup de casse, c’est ça ? C’est pas grave, Aurore, j’ai prévu du rab.
Voyant que je ne réponds toujours pas, elle me secoue par les épaules.
— Aurore ?
Son appel me sort de ma torpeur et j’ancre mon regard au sien, paniquée. Elle se redresse et, d’un coup de tête, envoie Steve en salle à ma place, nous laissant seules.
— Tu vas me dire ce qu’il se passe à la fin ? Il faut que j’appelle un médecin ?
— Non, excuse-moi. Je… Tu le connais ?
— Qui ?
C’est évident, elle ne l’a pas vu, elle. Impossible pour Martha de savoir de qui je parle. Une profonde inspiration et un sourire aux airs de diversion plus tard, je la rassure comme je peux :
— Laisse tomber. J’ai juste eu un coup de chaud.
— Tu n’as jamais su mentir. Alors ? Est-ce qu’il faut que j’aille voir ce qu’il se passe ou…
— Non, non, non, la coupé-je. Il…
Si j’hésite trop longtemps, elle va mettre ses menaces à exécution, et je n’ai pas particulièrement envie de me faire remarquer plus que ça.
— Il y avait un type derrière la porte, j’allais l’engueuler et…
Mon corps a réagi d’une façon à laquelle je ne suis pas du tout habitué. Qu’est-ce qui m’est passé par la tête à ce moment-là, pour me retrouver figée comme une statue, à gober l’air comme un poisson qu’on aurait sorti de l’eau ? Et pire, depuis quand fuis-je devant quelqu’un ?
— Aurore, je déteste le suspense. Accouche, bon sang !
— Et rien ! Je ne sais pas quoi te répondre d’autre ! Je n’ai pas compris.
Je me relève et secoue la tête ; un petit rire s’échappe de ma gorge en voyant l’incompréhension totale sur le visage de Martha. Réflexe nerveux.
— Tu es en train de me dire que tu t’es retrouvée mouchée par un mec ? Juste en le regardant ?
Dit comme ça, c’est terrible. Une gêne profonde m’empourpre les joues.
— Il faut que je voie ça. Il ressemble à quoi ?
— Laisse tomber, répété-je avec encore l’infime espoir qu’elle m’obéisse, pour une seule et unique fois dans notre vie.
— Ne m’oblige pas à lancer une annonce dans le restaurant, tu sais très bien de quoi je suis capable.
Oui. Martha serait du genre à aller coller des affiches partout dans les rues, à la manière des westerns, rien que pour obtenir le fin mot de cette histoire. Résignée, j’énumère d’une voix que je veux plate, mais qui tremble néanmoins :
— Plutôt grand, des cheveux noirs, épais. Des sourcils broussailleux, des prunelles noisette dignes d’une pâte à tartiner, de longs cils, une bouche…
— OK, OK, me coupe Martha. Mais tu l’as maté combien de temps exactement ?
— Je ne l’ai pas maté ! m’écrié-je. Je…
Je n’avais même pas eu conscience que mon cerveau avait enregistré autant de détails physiques le concernant. J’ai à la fois une véritable photographie de lui dans la tête avec pourtant l’impression de l’avoir rêvé. Une sensation étrange qui me trouble bien plus que je ne désire le montrer.
— C’est parce que j’ai faim, assuré-je. J’ai à peine grignoté ce midi et j’ai la tête qui tourne.
— Hum…
Martha, peu convaincue, s’éloigne quelques secondes et revient avec une assiette chargée. Petits toasts de saumon, foie gras, feuilletés, amuse-bouche à la Saint-Jacques ; j’engouffre tout.
Ce qui se passe sur mes papilles est orgasmique.
— C’est divin, m’extasié-je.
— Merci, mais tu aurais dû me demander avant, me reproche Martha sans s’attarder sur mon compliment. Il y a du magret, là-bas, des tranches mal coupées que je nous réservais. Sers-toi.
J’acquiesce en me dirigeant vers l’endroit indiqué, mets quelques précieuses secondes à me rendre compte que ma sœur reste silencieuse. Trop et bien trop longtemps pour que ce ne soit pas suspect. En me retournant, je constate qu’elle a entrouvert le battant et qu’elle inspecte la salle telle une petite fouine. Puis elle s’écarte soudain pour offrir le passage à Steve, qui me coupe dans mon élan :
— Ça va mieux ?
— Petite fringale, oui. Martha, qu’est-ce que tu fous ?
— Zack, répond-elle en toute logique.
— Pardon ?
Elle laisse la porte se fermer et m’observe, le sourire aux lèvres.
— Il s’appelle Zack, ton malaise. C’est écrit sur son bracelet, et je crois qu’il t’attend, parce qu’il est resté dans les parages.
— Je ne suis pas sûr de bien comprendre.
Steve nous scrute toutes les deux et je hausse les épaules en finissant ma bouchée. Rassasiée, j’ai bien l’intention de ne pas me laisser démonter et de reprendre le contrôle de mes émotions. Martha compte sur moi et je ne suis pas le genre de fille à être déstabilisée aussi facilement. Ce serait bien que je m’en souvienne.
T’es une killeuse, une warrior trentenaire, pas une ado en chaleur !
Le point fait avec ma conscience, je passe devant les deux cuisiniers, la tête haute, et la démarche fière et assurée. Martha se moque et je l’entends ricaner dans mon dos alors que je retourne affronter les clients.
— Il y a du miracle dans l’air, chantonne-t-elle.
— N’importe quoi ! me défends-je avec habilité.
Parce que le léger mouvement de tête associé à ma réplique me permet d’ignorer sans en avoir l’air la silhouette à ma droite et de foncer vers le bar. Après m’être servi un grand verre d’eau avalé d’une traite, je compte sur le secours de deux jeunes qui discutent et me précipite sur eux.
— Tout se passe bien ?
— Génial ! s’enthousiasme le premier, sous les hochements de tête vigoureux du second. La cuisine est excellente, vous féliciterez Martha de ma part.
— Je n’y manquerai pas, assuré-je.
Je jette un rapide coup d’œil à son bracelet pour connaître son nom et slalome ensuite entre les convives, courbant l’échine pour ne pas me faire remarquer par l’homme qui me cherche du regard. J’attrape un plateau vide et me réfugie de nouveau en cuisine. Cachette mal choisie, étant donné que Martha s’amuse à me taquiner avec Zack. Steve ne comprend toujours pas ce dont il est question.
Encore heureux !
Si les deux décident de se mettre sur mon dos, nul doute que je ne tiendrai pas la soirée.
Mon manège dure une bonne trentaine de minutes, pendant laquelle je parviens à esquiver tout contact avec le fauteur de troubles. J’espère, en secret, et avec beaucoup de naïveté, je dois l’avouer, que je réussirai à me faire oublier.
— Excusez-moi.
Peine perdue, de toute évidence.