À mes lecteurs des premiers jours,

qu’ils soient de l’ombre ou de la lumière.

Prologue

Kyle regardait les photos posées sur la cheminée depuis de longues minutes.

Que de temps passé.

Cela faisait maintenant près de deux ans que Clara était morte et il ne lui restait aujourd’hui que cette étrange impression, à la fois de distance et de proximité. Qu’elle était toujours là, mais qu’elle ne prenait plus toute la place.

Il lui arrivait encore de se réveiller la nuit en espérant la trouver à ses côtés.

Mais, certains jours, de plus en plus souvent d’ailleurs, il ne pensait pas à elle. En tous cas, pas dans la douleur de l’absence. Il avait fait son deuil. Enfin…

Il faut dire qu’il avait de quoi s’occuper l’esprit. Elle lui avait laissé deux beaux enfants.

Une fille, Jewel, six ans, et un garçon, Chadwick, presque dix ans. Les trésors de sa vie.

Pour eux, il avait tenu. Pour eux, il avait survécu. Pour eux, il s’en était sorti.

Grâce à lui aussi…

Josiah[1] Ellis, le meilleur ami de Clara, devenu par la force des choses le sien.

Non… Plus que par la force du destin, par choix.

Kyle s’était immédiatement bien entendu avec lui. Grâce à ce profond sentiment de le connaître depuis toujours. Il sourit en se souvenant de leur première rencontre. Clara avait bien amené la chose.

 

Elle l’avait invité peu après la naissance de Chadwick. Elle le connaissait depuis toujours, mais les aléas de la vie les avaient fait se perdre de vue. Il avait déménagé à New York avec Michael, son ami de l’époque. Après presque cinq ans de vie commune, ils s’étaient séparés. Josiah avait alors repris le chemin de la maison maternelle suite au décès de son père. Père qui depuis son coming-out avait rompu tout contact avec lui.

Ce soir-là, ils avaient soupé, sympathisé, beaucoup rigolé aussi et, quand il les quitta, tard, Clara lui avait annoncé que Josiah était gay.

Kyle dut bien avouer qu’il n’avait rien remarqué : son ami n’était ni efféminé ni maniéré. Il ne correspondait en rien à l’image préconçue qu’il se faisait de l’homosexualité masculine.

Clara avait tu à dessein cet état de fait pour éviter que Kyle ne le juge avant même de le connaître. Non pas qu’il soit homophobe, il ne s’était même jamais posé clairement la question. Mais, pour lui, il était difficile de concevoir que deux hommes puissent s’aimer, et encore moins partager le même lit.

Clara, elle, espérait juste que son meilleur ami s’entende avec son mari, et ce fut le cas.

Kyle se lia d’une profonde amitié avec Josiah, telle que sa femme en vint quelquefois à jalouser leur complicité.

 

Josiah était alors en couple avec Reginald que tout le monde n’appelait que par son sobriquet, Reggie. Un bisexuel charmeur, charmant, qui adorait épater la galerie. À l’humour caustique et dévastateur, mais ayant le cœur sur la main. Ce fut le seul petit ami connu de Josiah que ce dernier présenta à la famille. Ce serait le seul tout court d’ailleurs.

Depuis sa séparation douloureuse d’avec Michael, il ne s’était attaché qu’à ce cavaleur invétéré, mais tellement essentiel à son équilibre.

Il était son amant, son ami, son compagnon d’aventures, mais ils ne s’aimaient pas. Ils étaient chacun l’équilibre de l’autre et partageaient une amitié quelque peu particulière.

Si Josiah n’avait que Reginald comme partenaire, ce n’était pas le cas de ce dernier qui collectionnait les aventures, tant féminines que masculines. Il aimait le sexe et ne s’en cachait pas.

Le soir venu, une fois les enfants couchés, il était monnaie courante qu’il se mette à raconter toutes ses rencontres avec moult détails autour d’un dernier verre.

Josiah et Clara riaient de bon cœur devant le visage décomposé d’un Kyle mal à l’aise face à la crudité des mots de Reginald qui aimait à renchérir. La vie sexuelle d’un homosexuel n’avait plus de secret pour Kyle, à son grand désarroi.

Reginald ne cessait de l’importuner que quand, d’un regard, Josiah lui ordonnait de se taire.

 

Don Juan insatiable, il portait des préservatifs avec tous ses amants et maîtresses. Josiah était le seul avec lequel il n’en mettait pas, connaissant la raison profonde de la solitude de son ami et l’acceptant, s’en amusant parfois, mais jamais à ses dépens.

Il tenait bien trop à lui pour faire quoi que ce soit qui puisse le blesser, et cette part d’ombre était un sujet délicat qu’ils abordaient peu souvent.

Il le connaissait tellement bien, lisant en lui comme dans un livre ouvert, même si Josiah était plutôt de nature réservée quand il s’agissait de parler de lui.

 

Josiah devint un membre à part entière de leurs vies, partageant les anniversaires, les fêtes et les repas familiaux… Et parfois leurs vacances.

Les enfants l’adoraient et, même s’il demeurait souvent maladroit avec eux, il leur rendait leur affection au centuple. Il n’était pas fait pour être père et n’en avait jamais éprouvé l’envie. Mais il adorait Jewel et Chadwick comme s’ils étaient ses propres enfants.

 

Père de deux enfants de quatre et sept ans à l’époque, la mort de Clara, fauchée à trente et un ans par un cancer, laissa Kyle veuf et inconsolable.

Tout à son chagrin, il en oublia celui de Josiah qui s’occupa d’eux avec l’aide de Piper, la demi-sœur de Kyle, une jeune femme pleine de vie et d’une loyauté indéfectible envers son grand frère. Fut un temps, elle en pinçait pour le copain gay et pensa longtemps pouvoir le faire changer d’orientation. À son grand désespoir, elle dut se résoudre à s’en faire un ami plutôt qu’un amant.

Pour Josiah, elle était un peu la petite sœur qu’il n’avait jamais eue.

 

Du jour de l’enterrement aux premiers mois de deuil, la tension était palpable dans l’appartement familial. Le remboursement des soins, ceux des funérailles, et la perte d’un salaire firent que Kyle se retrouva bien vite dans l’incapacité d’assumer tous les frais.

Il était bien trop fier pour quémander de l’aide, mais personne n’était dupe.

Ce fut alors que Josiah lui proposa d’emménager avec les enfants dans une maison dont ils pourraient partager le loyer. Son propre logement arrivant en fin de bail, ils pourraient ainsi faire d’une pierre deux coups.

Kyle hésita longtemps. Il aimait beaucoup Josiah, mais il n’avait jamais envisagé la possibilité de vivre avec lui et de partager ainsi leurs vies privées. Et intimes surtout.

Clara était morte depuis sept mois, il ne s’en remettait pas, mais il devait avancer. Alors il finit par accepter. Josiah et Piper se mirent en quête d’une maison.

Ils finirent par en dénicher une un peu à l’extérieur de la ville. Un petit jardin clôturé, un grenier aménagé façon penthouse qui suffirait à Josiah. Une maison, trois chambres… Parfait.

Piper la fit visiter aux enfants et à Kyle. Devant leur enthousiasme et celui de sa sœur, il signa le bail et, trois mois plus tard, ils emménagèrent tous sous le même toit.

Sur la boîte aux lettres :

« Famille Leager »

« Ellis Josiah »

C’est là que commença leur nouvelle vie de famille.

***

Kyle soupira en se retournant quand la porte d’entrée s’ouvrit brusquement et qu’il entendit les voix de Jewel, essoufflée, qui n’avait pas dû arrêter de parler tout le long du trajet, et celle de Chadwick qui tâchait de se faire entendre à son tour.

Josiah entra, la mine décomposée. Il était passé chercher les enfants à la sortie des classes et ils n’avaient visiblement pas dû le lâcher de tout le trajet. Kyle lui sourit tandis que ceux-ci lui sautaient au cou.

Une vie si ordinaire avec des êtres qui ne l’étaient pas et ne le seraient jamais à ses yeux.

 

Comme ils en avaient pris l’habitude, Kyle préparerait le dîner pendant que Josiah s’occuperait des devoirs. Ils iraient s’asseoir dans la cuisine, Jewel se mettrait à sa droite, verre de lait à portée de main. Chadwick serait plus réticent, mais finirait par s’asseoir à son tour sous la menace de Josiah de le priver de connexion internet.

Kyle, pendant ce temps, s’attellerait au repas en riant des remarques parfois déroutantes des enfants et des réponses maladroites de Josiah face à celles-ci.

Il était bien plus patient que leur père sur ce point. Kyle ne savait plus très bien comment ils en étaient venus à cette étrange routine quotidienne.

Josiah était plus posé, certes, mais surtout plus cultivé que Kyle qui gérait très bien cet état de fait. Il était, de son côté, plus adroit de ses mains et plus vif d’esprit et pragmatique que ne l’était Josiah. À eux deux, ils formaient une parfaite association.

Après le dîner, chacun retrouvait sa part de vie privée.

Josiah sortait parfois avec ses amis, gays ou pas.

Kyle retrouvait les siens une fois par semaine pour une sortie sportive ou purement amicale.

Piper servait alors de nounou quand ni l’un ni l’autre n’étaient libres.

 

Kyle ne ramenait jamais de conquête à la maison, et ce même si, depuis environ un an, il avait repris sa vie sexuelle en main.

Josiah, lui, invitait souvent Reginald. Les enfants l’aimaient beaucoup, Kyle aussi.

Il faisait partie de leur cercle fermé au même titre que Piper ou oncle Jimmy. Kyle lui demanda juste d’éviter de s’étendre sur les détails de sa vie intime devant les enfants, même si ceux-ci avaient bien compris le lien qui l’unissait à Josiah. Pour eux, c’était tout ce qu’il y avait de plus normal. Pour leur père, adulte, c’était juste un peu plus compliqué à gérer.

Quand un matin, il retrouva Reginald dans la cuisine, vêtu d’un simple boxer rose fuchsia entouré des enfants, à préparer le déjeuner en jouant la « folle » pour les amuser, il se dit que tout compte fait, entendre ses enfants rire valait bien quelques entorses au règlement.

Ce fut Josiah qui lui fit la remarque. Reginald continua à faire le pitre, mais… en pantalon de pyjama.

 

Les week-ends n’étaient jamais programmés. Kyle travaillait parfois le samedi quand le garage le nécessitait. Josiah amenait alors Jewel à son cours de danse et Chadwick à son cours de natation, profitant de ce temps pour faire les courses et les reprendre au retour.

Quand Kyle ne travaillait pas, c’était lui qui s’occupait d’eux et Josiah prenait alors son samedi.

Le dimanche était sacré. C’était le jour de Kyle, celui qu’il dédiait entièrement à ses enfants.

Josiah respectait ce pacte silencieux, s’absentant la plupart du temps ou restant dans ses appartements.

Ainsi allait leur vie. Routine parfois chamboulée par les vicissitudes de la vie, mais routine nécessaire à l’équilibre des enfants. Ils se retrouvaient sans mère, mais entourés d’un père qui les aimait pour deux, et d’un homme, Josiah, qu’ils considéraient presque comme un second parent.

Malgré la douleur de la perte, ils avaient réussi à surmonter leur chagrin et même si, parfois, Chadwick étouffait ses larmes dans son oreiller tout comme le faisait son père, ou si Jewel se posait des questions sur le Paradis et sa maman au ciel, ils étaient heureux.

Piper et Reginald les regardaient vivre, émerveillés par cette famille si peu ordinaire mais qui, faisant fi des qu’en-dira-t-on, s’épanouissait dans un bonheur tout ce qu’il y avait de plus simple. Celui d’être ensemble. D’être une famille.

Il y eut bien sûr des gens pour juger et médire sur le fait qu’un homosexuel partage la vie d’un père de famille et de ses enfants. Cela faisait jaser mais, et cela surprit Piper au départ, Kyle ne s’en préoccupait guère. Il y avait longtemps qu’il avait fait abstraction des préférences sexuelles de Josiah. Pour lui, c’était juste son meilleur ami, le meilleur qu’on puisse rêver d’avoir, le seul qu’il voulait à ses côtés.

Josiah assumait son orientation et ne voyait donc pas de raison de l’afficher comme un étendard. Piper était certaine que si Josiah avait été aussi extraverti que Reginald, les choses auraient été nettement moins aisées pour son frère.

Kyle aimait la discrétion de Josiah, et ce dernier aimait le fait que celui-ci le regarde comme un ami, un homme, et non pas une abomination de la nature comme l’avait clamé si fort son défunt père.

Il y avait bien quelques disputes, des mots durs, des moments de silence et de la tristesse parfois.

Mais il y avait surtout des moments d’union, de fous rires, de partage, de petits bonheurs de la vie quotidienne.

Kyle ne regretta jamais son choix. Cette maison avait été le lieu de leurs renaissances.

Cette maison était son chez lui. Leur chez eux.

Clara serait fière de lui. La vie avait repris ses droits.

Dans ces murs, témoins silencieux d’une évidence.

 

[1] Prononciation US “Jo·si·ah” (jō-zī′ə)

Apache

Cela faisait des mois que les enfants le harcelaient, mais Kyle refusait obstinément de céder.

Ni Chadwick ni Jewel ne trouvèrent de soutien auprès de Josiah qui ne voulait pas s’en mêler.

Mais à peine ce dernier avoua-t-il, un jour de lassitude, que cela ne le dérangerait pas, que les enfants en profitèrent pour réitérer leur demande auprès de leur père avec, cette fois-ci, bien plus d’obstination.

« Papa… On veut un chien. »

Kyle s’était retourné, s’appuyant sur l’évier pour leur faire face :

« J’ai déjà dit non. »

« Mais pourquoi ? », supplia Jewel de ses grands yeux noisette.

« Parce que c’est qui, qui va devoir s’en occuper ? MOI… C’est qui qui va devoir le sortir ? MOI. »

« Je pourrais le sortir. Je suis assez grand et le parc est pas loin », le coupa Chadwick.

« Mais, enfin, d’où vous vient cette soudaine obsession de vouloir un… un chien ? »

« J’ai toujours voulu avoir un chien », clama son fils en croisant les bras sur sa poitrine, toisant son père.

Josiah, assis à la table de la cuisine, ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle entre les deux. Ils avaient les mêmes attitudes, la même façon de parler. Le même entêtement surtout.

Jewel accrochée à la jambe de son père, le suppliant du regard, était, elle, le portrait de sa mère, Clara.

Il avait l’impression qu’elle était là, derrière lui, à les observer à ses côtés. Il en sourit.

« Ça te fait marrer, toi ? », lança Kyle, furieux.

« Dis-lui, Josiah. Dis-lui que tu veux bien », insista Chadwick.

« Oui, c’est ça, J. Dis-le-moi. »

« Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord, j’ai dit que ça ne me gênerait pas », dit-il, pris au dépourvu.

« Tu vois papa », hurla Jewel. « Il a dit oui. »

« Tu comptes le nourrir, le sortir, ramasser ses besoins qui vont joliment pousser au milieu du salon ? », pesta Kyle.

Josiah tiqua.

« Prends pas ton air de “je ne sais pas de quoi tu veux parler ?” parce que je sais que tu m’as très bien compris », rageur.

« Pourquoi tu t’acharnes sur moi ? J’ai rien dit. »

« T’as rien à dire… Tu prends toujours le parti des gosses, et c’est encore une fois moi qui vais passer pour le méchant. »

« Mais enfin, Kyle… Avec quoi t’arrives ? Je te signale que c’est toujours toi qui finis par plier à tous leurs caprices », en prenant une mine renfrognée.

« Allez papa », re-supplia Jewel.

« J’ai dit non ! Ça clôt le débat. »

« Y a pas eu de débat », bouda Chadwick.

« Y a pas à en avoir. Je suis encore votre père, à ce que je sache ! Et j’ai dit non… Maintenant, allez vous préparer, vous allez arriver en retard à l’école. »

« T’es méchant », lança Jewel en lâchant sa jambe.

« C’est ça… Je suis un monstre, tout le monde le sait », en lui ébouriffant les cheveux.

Elle se mit à rire et courut rejoindre son frère.

« T’as abandonné encore une fois », râla Chadwick.

« Mais non. »

« Si… C’est pas grave. On recommencera demain. »

« D’accord. »

Josiah ne put s’empêcher de sourire. Il se leva, prit sa tasse de café vide et se dirigea vers l’évier.

« Ils sont grands maintenant… Ils sont en âge d’avoir un animal de compagnie, tu ne penses pas ? »

« Tu vas pas t’y mettre toi aussi ? », en le foudroyant du regard.

« T’as pas eu d’animaux quand tu étais gosse, toi ? »

« Si… Mais c’était pas pareil. Je vivais à la campagne, moi. Pas en ville. »

« Et alors ? »

« Et alors… C’est toi qui vas le sortir le clébard quand il aura envie de pisser à onze heures du soir ? NON !C’est toi qui vas l’éduquer pour l’empêcher de baver sur les fauteuils ou de voler dans les poubelles ? NON ! C’est toi qui vas devoir te taper les vétos, les crottes sur le trottoir et j’en passe et des moins drôles ? »

« C’est bon, ça va, j’ai compris », en levant les mains en signe de reddition.

« Bien. »

« Je vais les conduire à l’école. Je dois aller chez Maxime, c’est sur ma route. »

« Merci », répondit sèchement Kyle.

« Y a pas de quoi, grincheux. »

Josiah sortit de la cuisine, suivi du regard par Kyle qui soupira. Un chien, non mais et puis quoi encore ?

***

Piper vint le lendemain avec l’oncle Jimmy qui logeait chez elle pour quelques jours.

Il avait apporté avec lui une tarte aux noix de pécan, la favorite de Jewel, ainsi qu’une tarte aux pommes, la favorite de Kyle et Chadwick.

 

Jimmy n’était pas à proprement parler leur oncle. Piper était en fait la demi-sœur de Kyle. La mère de ce dernier, Marie, s’était remariée avec le neveu de Jimmy, Mark, déjà père de Piper à l’époque.

Cette dernière avait choisi de rester vivre avec lui. Elle avait à l’époque cinq ans de moins que Kyle. Après quelques petites frictions somme toute normales, ils devinrent très vite inséparables. Ils se considéraient depuis comme de véritables frères et sœurs.

Quand leurs parents divorcèrent, Piper repartit avec son père. Arrivée à ses dix-huit ans, elle le quitta pour revenir vivre chez Marie avec qui elle avait gardé d’excellents contacts, mais surtout pour retrouver Kyle qui lui manquait beaucoup trop.

Marie mourut quelques années plus tard des suites d’une rupture d’anévrisme.

Kyle travaillait déjà, Piper vint vivre avec lui pendant deux ans avant de trouver un emploi de serveuse et de partir de son côté avec son premier amour, Greg.

Jimmy fut toujours là pour eux, il avait toujours considéré Kyle comme un membre à part entière de sa famille. Ce dernier le lui rendait bien.

Il détestait Greg. Non pas qu’il ne l’aimait pas, même si… Mais il ne correspondait pas l’image qu’il se faisait du gendre idéal pour son unique nièce.

Quand elle annonça leur rupture, il ne put cacher sa joie.

Quand elle avoua que Josiah était gay, il ne put cacher sa déception. Il aurait été le mari parfait, lui.

 

Tous réunis autour de la table basse du salon, entre cris, rires et conversations croisées, la question du chien revint sur le tapis.

« Oncle Jimmy ? »

« Oui, Chad ? », répondit-il en repoussant la visière de sa casquette qui ne quittait quasi jamais sa tête.

« Tu as des animaux ? », s’enquit-il tout en mordant dans sa part de gâteau.

« J’en ai toujours eu… Mais tu le sais très bien. Tu connais Jack en plus », s’étonna-t-il en fronçant les sourcils.

Jack était le rottweiler qui gardait la ferme de Jimmy à l’extérieur de la ville.

« Pourquoi tu me poses cette question ? »

« Pour rien », sourire en coin.

Il entendit Kyle soupirer bruyamment.

« Ils se sont mis dans la tête d’avoir un chien. »

« Rhooo, mais c’est génial ça ! », s’écria Piper.

« Tu vas pas t’y mettre toi aussi, hein ! », pesta-t-il en posant son assiette vide sur le rebord de la cheminée.

« T’en penses quoi ? », demanda Piper en se tournant vers Josiah qui coupait la croûte de la tarte aux pécans pour Jewel, assise à même le sol à ses pieds.

« J’en pense rien. »

« Pardon ? », répliqua Kyle en se tournant également vers lui.

« Je n’ai rien contre l’idée d’avoir un chien dans cette maison, mais je dois dire que j’ai un peu de mal avec les animaux. »

« Un peu de quoi ? », continua Kyle.

« Je n’en ai jamais eu… Ma mère était allergique aux poils. À part un canari qui a survécu à peine un an, je n’en ai jamais eu. »

« Et ? », insista Kyle.

« Et rien », en coupant le dernier morceau devant le regard affamé de Jewel. « Y a juste que je ne sais pas ce que c’est que d’avoir à m’occuper d’un animal de compagnie, c’est tout… Tiens, mon ange », en tendant l’assiette à Jewel.

« Merci », dit-elle en posant sa cuillère à terre et en mangeant les morceaux coupés avec ses doigts.

« Jew », tonna Kyle.

« Mais, Papa ! J’arrive pas à attraper les morceaux avec », maugréa-t-elle en scrutant le couvert avec dépit.

« Mange, ma puce », lui sourit Josiah en ramassant la cuillère.

« Bah tiens », éructa Kyle en le pointant du doigt. « Tu le vois élever un chien, toi ! Il le laisserait tout faire, ce serait l’enfer ici. »

« Arrête avec ça… Je ne les laisse pas tout faire. »

« AH ! »

« Quoi ? AH ! »

« Kyle a peur des chiens », laissa tomber Piper en reposant son assiette sur la table.

« C’est pas vrai », répliqua-t-il aussitôt en écarquillant les yeux pour la faire taire.

« Mon père avait un boxer, Ronin. Il a mordu Kyle au cul. Depuis, il en a une peur bleue. »

« Putain, Piper… Merde. »

« Kyle ! Les enfants », le fustigea Jimmy.

« Oh ça va hein ! Tu jures toute la journée devant eux et je dis rien. »

« Je ne suis pas leur père, moi. »

« J’en connais plein des gros mots », sourit Jewel.

« Vraiment ? Eh bien, c’est du joli », maugréa Jimmy.

Piper se leva.

« J’ai une amie dont la chienne va mettre bas. »

« C’est vrai ? », s’emballa Chadwick.

« Piper ! », tonna Kyle.

« Bah quoi ? C’est pas parce que Meuuuusieur a peur des chiens qu’il doit en priver les autres. »

« Ils n’ont qu’à prendre un chat. »

« On veut pas un chat ! On veut un chien », bouda Chadwick.

« Oh, mais j’aime bien les chats aussi », lança innocemment Jewel en enfournant le dernier morceau de croûte.

« Jew », gronda son frère.

« Mais je préfère les chiens », se reprit-elle aussitôt.

Josiah ne put s’empêcher de rire en sourdine.

« Ça te fait marrer, hein ? Eh bien tu sais quoi ? Tu t’en occuperas toi-même, parce qu’il est hors de question que je le fasse… C’est bien compris ? »

« Mais, enfin, Kyle… Qu’est-ce que j’ai encore dit ? »

« Rien… Tu dois rien dire. Tes yeux parlent pour toi. »

« QUOI ? », hurla-t-il en se levant du fauteuil. « Mais je ne veux pas m’occuper d’un chien. »

« Oh, Josiah, dis oui », la supplia Jewel à genoux à ses pieds.

« Oui… S’il te plaît, Josiah, dis oui… Je te jure que je le sortirai et que je m’occuperai bien de lui », relança Chadwick.

« Mais enfin, Kyle… Tu as dit que tu n’en voulais pas ? »

« JE n’en veux pas. EUX oui et comme, visiblement, TU es d’accord… », en croisant les bras.

« Mais je ne sais pas comment je dois faire, moi ! Et puis je travaille, je n’aurai pas le temps de m’occuper de cette pauvre bête. »

« Je le ferai… Je te le jure… Si je mens, j’irai en enfer », se signa Chadwick.

« On va y être en enfer, j’vous l’dis », marmonna Kyle, entre rictus et colère contenue.

« Mais je ne veux pas », se pétrifia Josiah.

Il se demanda comment Kyle avait encore une fois réussi à retourner la situation à son avantage et à lui faire porter le chapeau.

Il le fixa, paniqué, perdu, Jewel accrochée à son bas de pantalon et Chadwick le suppliant.

Tout cela devant le regard moqueur de Piper et d’un Jimmy qui secouait la tête, désespéré.

« Alors, J ? », sourit Kyle. « Ça fait quoi d’avoir le rôle du presque méchant ? »

Josiah tiqua :

« Pourquoi, Kyle ? »

« Ils veulent un chien, j’ai dit non, mais visiblement mon opinion ne compte plus guère ici… Alors ? », balançant la main dans le vide.

« Tu crois que je suis incapable d’élever un simple animal de compagnie, c’est ça ? », se vexa Josiah.

« Je crois que tu es incapable d’élever quoi que ce soit. »

« Kyle ! », claqua Jimmy.

« Je parlais pas des enfants », semblant sincèrement blessé qu’il ait pu croire le contraire.

Sans Josiah, il ne s’en serait jamais sorti avec eux. Il n’avait aucun reproche à faire à son ami sur ce sujet-là, sauf sur le ton de l’ironie, mais Josiah le savait et n’avait pas relevé la remarque.

« Bien. »

« Bien quoi ? », insista Kyle.

« Bien… J’accepte. »

« On va se marrer, je le sens », sourit-il, ironique.

« On va avoir un chien, c’est vrai ? »

Chadwick se tournait de son père à Josiah et de Josiah à son père. Entre joie et soudaine appréhension au vu des tensions que cela allait engendrer.

« Je vais en parler à mon amie », fit Piper.

« Euh… Y a personne qui a eu idée de demander de quel genre de chien il s’agissait ? », laissa tomber tout calmement Jimmy.

« C’est vrai ça ? », s’inquiéta soudain Josiah.

Jewel se leva et courut vers Piper.

« On va avoir un chien ? »

« Oui, ma puce. Tu peux dire merci à Josiah. »

Elle ouvrit grand la bouche et les yeux avant de se retourner et de sauter dans les bras d’un Josiah devenu soudain très pâle.

« Ça va, J ? », rit Kyle qui ne put s’empêcher de s’en vouloir malgré tout.

« Elle est de quelle race ? », osa Josiah d’une voix neutre.

« C’est un dogue argentin. »

« Un dogue argentin ? Mais c’est… »

« C’est un molosse », s’esclaffa Kyle. « Je vais aller m’acheter une caméra… Je sens qu’on va bien rire. »

« Tu dois pas faire attention à ce que Kyle raconte, Josiah. »

Ce dernier se tourna vers Piper en reposant Jewel au sol.

« Lili obéit au doigt et à l’œil. C’est un véritable amour et elle adore les enfants. »

« Lili », répéta-t-il, dépité.

« Vous voulez un mâle ou une femelle ? »

« Un mâle », hurla Chadwick.

« Tant qu’à prendre un chien, autant prendre un mec… Hein, J ? », gloussa Kyle en lui faisant un clin d’œil.

« Ce n’est pas drôle, Kyle », soupira Josiah, la mine défaite.

« Je trouve ça hilarant. »

« Reste plus qu’à lui trouver un nom », fit Piper.

« Oh oui… Oh oui », s’enthousiasmèrent les enfants.

« Vous avez le temps… Elle ne mettra pas bas avant la fin de la semaine. Le temps que les petits soient sevrés, vous devrez attendre au moins deux mois. »

« DEUX MOIS », soupirèrent-ils d’une même voix.

« Ça vous laissera le temps de lui trouver un nom et de préparer son arrivée… N’est-ce pas, Josiah ? », reprit-elle en lui lançant un regard complice.

« Oui », dans un murmure, en s’effondrant dans le canapé sous le regard compatissant d’un Jimmy qui foudroya Kyle du regard.

Ce dernier lui répondit par un haussement d’épaules.

« J’ai rien fait moi », semblait-il lui dire.

***

Josiah était assis dans la cuisine, pensif devant sa tasse de café. Kyle l’avait laissé mariner pendant trois semaines. Les enfants ne lui parlaient plus que de ce chien devenu sa hantise.

Il s’était renseigné sur le net. Cinquante kilos… Ils pouvaient atteindre cinquante kilos… Et soixante-dix centimètres au garrot.

Il n’y arriverait jamais.

 

Kyle l’observait. Josiah, angoissé, se forçait à sourire aux enfants, mais n’en menait pas large. Le panier trouva sa place dans le hall, près du jardin, lieu où le chien devrait normalement dormir. Des jouets encore emballés l’attendaient dans une caisse en plastique à son nom. Chadwick et sa sœur avaient acheté, en cassant leurs tirelires, deux écuelles.

Josiah, de son côté, fit installer à ses frais une clôture plus haute dans le jardin.

Un matin, Piper leur téléphona pour leur annoncer qu’ils pouvaient venir choisir leur chien. Ce fut l’effervescence. Chadwick et Jewel étaient intenables.

 

Josiah but une gorgée de son café devenu froid et jeta un œil sur sa montre. Il avait pris son après-midi. Dans une heure, il irait chercher les enfants et Piper les rejoindrait devant la grille de l’école.

Kyle était censé travailler, aussi Josiah sursauta-t-il quand celui-ci rentra.

« Kyle ? »

« Salut. »

« Tu as fini plus tôt aujourd’hui ? »

« J’ai laissé le garage à Frank et Kimo. J’allais pas te laisser y aller tout seul. »

« Trop gentil », grimaça-t-il.

« Écoute, J. », en tirant une chaise et s’installant devant lui. « Je m’excuse. »

« Tu t’excuses pour quoi ? »

« De t’avoir entraîné là-dedans. Piper a raison. J’ai peur des chiens, c’est pour cela que je n’en voulais pas… Ça, et aussi le fait que je savais que j’allais me retrouver avec toutes les corvées clébards sur les bras. »

« Alors tu as préféré me piéger ? », en reposant sa tasse.

« J’ai un peu perdu le contrôle, je l’avoue… Mais t’inquiète pas, je ne vais pas te laisser ramer tout seul. »

« Merci pour la confiance », soupira Josiah.

« Le prends pas mal, J. »

« Je ne le prends pas mal… Y a juste que je suis dépassé par les événements et que je ne veux pas décevoir les enfants. C’est tout. »

« Décevoir les enfants ? », souriant avec tendresse. « Mais, J., les gosses t’adorent. En plus, tu es leur Dieu maintenant. Tu penses ! Ils ont un chien grâce à toi. »

« À cause de moi », rectifia Josiah en inspirant profondément.

« On va y arriver… On a surmonté tellement de choses ensemble… C’est pas un p’tit toutou de rien du tout qui va nous effrayer, hein ! »

« Ton p’tit toutou de rien du tout peut atteindre jusqu’à cinquante kilos, je te signale. »

« Ah merde », en s’enfonçant dans sa chaise.

Ils restèrent face à face, dans le silence, pendant un long moment.

« Tu sais quoi ? Je pense que ce chien, ça sera une bonne chose », finit par avouer Kyle.

« Vraiment ? », suspicieux.

« Ouais. Les gosses le méritent… Et puis je sens qu’on va bien s’amuser. »

« Si tu le dis », un peu désabusé.

« On va être des maîtres géniaux », en lui tapant sur l’épaule.

« Nous allons être des maîtres géniaux qui allons nous rendre aux leçons d’éducation canine avec les enfants, histoire de ne pas perdre un bras en cours de promenade », précisa Josiah en se levant.

« Ouais… Bonne idée ça », dit Kyle, la moue rieuse.

***

Piper leur servit de guide et les mena jusqu’à une petite maison de plain-pied à la sortie de la ville.

Kyle dut calmer les enfants en élevant la voix, chose qu’il faisait rarement. Il lui suffisait en général d’un regard pour les remettre sur le droit chemin.

Josiah frotta ses mains nerveusement sur son jean quand il sentit celle de Jewel serrer la sienne.

« Prête, ma puce ? »

« Oui », avec un grand sourire.

Kyle les suivit, la main sur l’épaule de Chadwick à sa droite.

 

Une femme avenante d’un certain âge leur ouvrit.

« Piper. »

« Ella. »

« Ce sont eux ? », en avançant d’un pas.

« Oui », en s’écartant légèrement. « Ella, je te présente mon frère, Kyle… Ses enfants, Chadwick et Jewel. Et Josiah. »

« Enchanté », lancèrent-ils dans un joyeux brouhaha.

« Moi de même. Entrez donc. »

Dans la cuisine : un énorme panier, une femelle dogue toute blanche et sept chiots.

Les enfants n’osèrent s’avancer.

« Il paraîtrait que vous auriez une préférence pour un petit mâle ? », les interrogea Ella.

« Oui, M’dame », répondit timidement Chadwick.

Kyle lança un regard complice à Josiah.

« Venez. J’en ai quatre… Je vous laisse choisir », tout en sortant du panier, sous le regard attentif de la femelle, lesdits quatre petits mâles.

Jewel s’approcha d’un chiot tout blanc avec un début de tache sur le front.

« Il est beau », en regardant son frère.

« Choisis, Jew… Moi, je donnerai un nom, d’accord ? »

« Oui », en opinant de la tête. « Je veux lui », fit-elle sans hésiter.

« Très bon choix. Tu vas voir, ça va foncer avec les semaines… Il sera tout blanc avec juste une petite tache noire. »

« Papa ? »

Les deux enfants se tournèrent vers Kyle.

« C’est votre chien, mes anges. C’est à vous de choisir. Vous prenez celui-là ? Vous êtes bien sûrs ? »

« Oui », confirma Jewel en opinant vivement.

« On va l’appeler… Apache », fit Chadwick.

« Oh oui ! », s’emballa Jewel.

« Va pour Apache… Je remplirai les papiers à son nom », nota Ella.

Josiah s’approcha et s’accroupit. Le chiot se tourna directement vers lui.

« Regarde… Il t’aime déjà », s’en amusa la petite.

Il lui sourit.

« On dirait oui », en le caressant.

« En même temps qui n’aime pas Josiah ? », lança Piper avec une œillade vers Kyle.

« On fait comment pour les frais ? », s’informa ce dernier.

« Vous aurez juste à payer les visites du vétérinaire et la puce. Je connais Piper depuis des années… C’est un cadeau. »

« Je vous remercie, Madame. »

« Ella », le corrigea-t-elle.

« Ella », répéta Kyle en regardant Josiah prendre le chiot dans ses bras sous le rire des enfants.

« Vous pourrez venir le chercher dans environ trois semaines… Je préviendrai Piper. »

 

Ils quittèrent à regret la maison. Josiah était déjà conquis, les enfants aussi.

Kyle avait fini par accepter de caresser le chiot sous l’insistance de sa fille. Un coup de lèche sur son nez, le rire de tous, et Kyle fut piégé à son tour.

Ce fut avec impatience que toute la petite famille décompta les jours avant son arrivée.

***

En ce début de mois de juin, les familles Leager et Ellis accueillirent un nouveau membre : Apache.

Josiah s’avéra bien meilleur maître que Kyle ne l’aurait escompté. Il savait se faire respecter du chiot qui ne le quittait pas d’une semelle.

Chadwick, quant à lui, lui donnait à manger, matin et soir. Et Jewel le réveillait et le couchait tout en partageant ses jeux.

Kyle et Josiah passèrent leurs premières semaines « parentales » à ramasser les accidents d’Apache en pestant.

 

« Merde, Apache », vociféra Kyle en relevant le pied, dégoûté.

« C’est le mot », rit Josiah.

Depuis ce jour, plus personne ne se promena pieds nus dans la maison.

 

« Apache », soupira Josiah.

Le chiot le regarda, assis, balançant la queue, fier, sa pantoufle déchiquetée dans la gueule.

 

« PAPA », geignit Jewel, les larmes aux yeux.

« Je t’ai déjà dit mille fois de pas mettre tes doigts si près de sa gueule avec ce fichu jouet… Et puis jette-moi ce truc, ce couinement me tape sur les nerfs. »

 

« Apache ! Debout, Apache. »

« Chad… Il a à peine trois mois, laisse-lui le temps d’apprendre, enfin ! »

« Mais, Josiah… Il est assis sur ma PSP », se lamenta-t-il.

 

« Viens Apache, on va promener. »

Chadwick partait accompagné de Jewel, mais le chiot refusait d’avancer. Ils devaient le tirer par sa laisse. Apache se laissait traîner sur les fesses jusqu’à la porte en pleurant.

« PAPA. »

« Débrouillez-vous… C’est vous qui vouliez un chien. »

 

Les semaines passèrent et Apache trouva vite sa place. Tous les samedis quand Kyle ou Josiah pouvaient se libérer, ils se rendaient à trois ou quatre aux cours d’éducation canine après ceux de natation et de danse. Apache obéissait, mais seulement quand il le voulait. Les dogues étaient plutôt obstinés dans le genre.

À six mois, il répondait à son nom, aux ordres, était propre et sociable. Sur le coup, Josiah était assez fier de lui.

Les enfants aussi, surtout quand lui ou leur père venait les chercher à l’école et que leur chien attirait toute l’attention. À six mois, il en imposait déjà.

Kyle et Josiah avaient pris l’habitude de mettre une feuille d’essuie-tout sur leur épaule droite, épaule où le chien avait la manie de poser sa tête tout le long du trajet, la bave en option.

 

Reginald, lui, gagatisait littéralement devant le chien.

À coups de :

« Oh qu’il est beau le toutou à tonton », en lui secouant les bajoues.

« Tu serais un mec, je t’épouserais », en l’embrassant sur le front.

« Quelle paire de couilles. » Regards lubriques sous son ventre.

Les enfants ne se lassaient pas de ses pitreries, et Apache ne quittait jamais ses genoux quand il était présent.

Avec le temps, Reginald dut se coucher au sol, le chien prenant toute la place.

Un coup de langue affectueux et les cheveux blonds partaient en bataille.

« Ce chien m’adore… C’est bien le seul dont la langue me fasse regretter d’être un mec. »

Kyle soupirait avant de lever les yeux au ciel.

« Pour l’amour de Dieu, tu pourrais pas penser à autre chose qu’à ça ! »

« Non, pourquoi le devrais-je ? Apache et moi, on se comprend très bien. »

« Je vois ça », en retirant le chien qui s’excitait sur la jambe de Reginald.

 

Josiah promenait Apache le matin. Les enfants allaient le faire courir au parc en rentrant de l’école pendant une heure, et Kyle le sortait avant d’aller dormir.

Une nouvelle petite routine dans cette famille décidément bien ordinaire.

Camping

Kyle n’arrêtait pas de pester depuis plus d’une demi-heure.

Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris de dire oui ?

Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris de vouloir, en plus, monter cette tente qui refusait obstinément de prendre forme sous ses coups de maillet et ses injures.

Chadwick, mort de rire, tentait en vain d’aider son père qui refusait de s’avouer vaincu.

« On devrait attendre Josiah, tu sais, papa. »

« Ça veut dire quoi, hein ? Que je suis trop con pour planter quatre piquets ? »

« Six », le corrigea son fils.

« Oh ça va. »

Kyle était exaspéré, son T-shirt lui collait à la peau, le gênant dans ses mouvements. Le soleil avait atteint son zénith et la température dépassait allègrement les trente degrés.

Il ne rêvait que d’une chose : plonger dans le lac qui s’étendait au pied de leur campement de fortune.

Josiah et sa stupide idée de sortie du week-end.

Il était où d’ailleurs ? Ça faisait une heure qu’il était parti chercher du bois pour le feu avec Jewel. Kyle était sûr qu’il se foutait de sa gueule, caché derrière un arbre avec sa fille.

Il leva les yeux sur son fils qui le regardait avec pitié sans pouvoir se départir de ce sourire qui l’irritait encore plus.

 

Chadwick avait sauté de joie quatre jours plus tôt, lorsqu’au cours du petit déjeuner, Josiah avait proposé une sortie en famille.

Kyle n’avait pas directement tilté sur « sortie nature ». Il avait pensé à une promenade pédestre dans les bois, mais certainement pas à un week-end entier dans ces mêmes bois, à éviter les piqûres de moustiques, et à dormir sur un sol qui ne ressemblait en rien à son doux matelas.

« C’est une bonne idée », avait-il laissé tomber en buvant son café, encore à moitié endormi. « Une petite sortie en famille ne pourra pas nous faire de mal. En plus ils annoncent du beau temps. »

Jewel avait crié de joie, bondissant sur place en balançant les mains.

« Apache ! Apache ! Papa a dit oui… On va aller dormir dans les bois », en quittant la cuisine, suivie du chien qui n’y comprenait rien.

« Dormir dans les bois ? », avait répété Kyle en reposant sa tasse sur la table, mortifié.

« Tu ne m’as pas laissé le temps de terminer », s’était amusé Josiah en mordant dans son toast.

« Tu veux dire que je viens d’accepter de roupiller à la belle étoile ? »

« Oui », en riant.

« Pas question », en se levant. « Je déteste ça… C’est bourré de bestioles, et les seules fois où je me suis retrouvé à faire du camping, j’ai été bon pour des orages et des attaques de moustiques en règle… PAS QUESTION QUE JE REVIVE ÇA ! »

« Papa… Tu as promis », lui avait signifié son fils.

« C’est juste l’histoire d’une nuit, Kyle… Fais un effort pour une fois. »

« Oh toi, ça va… On sait que tu adores te rouler dans l’herbe, évidemment que ça t’emballe ! Je suis un citadin, moi… Un vrai de vrai, qui aime respirer le CO2 et écouter le bruit des moteurs », s’était enflammé un Kyle pris au piège.

« Ce n’est pas la peine de t’énerver comme ça. »

Le visage de Josiah s’était durci.

« Je demanderai à Piper de venir avec nous. J’ai promis aux enfants une sortie en famille… Excuse-moi d’avoir pensé que ça te ferait plaisir. »

« Commence pas, hein ! Tu sais très bien que j’adore ça, les sorties en famille… Y a juste que le camping et moi, ça le fait pas. »

« On a bien ri la dernière fois avec Maman », avait murmuré Chadwick.

« Tu parles… Ces saloperies de moustiques m’ont vampirisé jusqu’à la dernière goutte de sang. »

« Tu sais qu’il existe des moustiquaires et des sprays pour ça, Kyle ? », avait fait remarquer Josiah.

« Oui, merci pour l’info, je suis au courant figure-toi, mais j’allais pas me promener avec le filet sur la tête non plus… Et puis, ce fichu spray ne marchait pas. »

« Bah Maman et moi, on n’a pas été piqués. »

« Normal, ils s’acharnaient tous sur moi ! »

« Elles », le corrigea Josiah.

« Quoi, elles ? »

« Elles s’acharnaient sur toi… Ce sont les femelles qui piquent, pas les mâles. »

« Va te faire foutre », avait vociféré Kyle en quittant la table. « Pas question que j’aille me faire chier dans la brousse. »

« Il va venir », avait souri Chadwick en avalant une cuillère de céréales.

« Je sais », avait répondu Josiah en lui faisant un clin d’œil.

 

Le samedi suivant, de bonne heure, ils avaient tous embarqué dans la Ford de Josiah, Kyle refusant tout net que sa Mustang se retrouve perdue dans les bois. Il avait fini par accepter bon gré mal gré de les accompagner. Trois suppliques de Chadwick et un regard triste de Jewel avaient suffi à le convaincre.

Les enfants avaient chargé le coffre. Deux tentes prêtées par Piper, un réchaud, de la nourriture, la trousse de secours, et tout était fin prêt.

Chadwick et Jewel s’étaient assis à l’arrière avec Apache qui avait posé sa tête sur l’épaule de Josiah, côté conducteur. Kyle était entré le dernier.

« Putain, sept heures du mat’… Tu parles d’un week-end de repos », avait-il ronchonné en mettant sa ceinture.

 

Et là, il se retrouvait à ronchonner de nouveau. Il avait à peine réussi à planter deux piquets de la tente qu’il partagerait avec ses enfants.

« Merde… Fait chier. »

« Kyle », tonna la voix de Josiah devant les jurons de ce dernier.

« T’es là toi ! Ça fait une heure que vous êtes partis… Vous étiez où ? »

« Jewel voulait se promener un peu. »

« Et nous, alors ? »

« Kyle, je t’ai proposé de monter les tentes, c’est toi qui as refusé », en jetant au sol sa pleine brassée de bois.

« Elle est où la tente, Papa ? », demanda innocemment Jewel en déposant ses quelques morceaux de bois sur le tas de Josiah, Apache assis à sa droite.

« MERDE ! », en balançant le maillet au sol et s’éloignant.

Il pouvait entendre son fils se mettre à rire et Josiah prendre la direction des opérations.

Il avait besoin de se calmer. C’était leur week-end, il n’allait pas tout gâcher avec son éternel mauvais caractère. Après tout ce n’était que pour deux jours.

La prochaine fois…

Il n’y aura pas de prochaine fois, se dit-il en balançant son pied dans l’herbe.

 

Le calme et le silence seulement interrompus par le chant des oiseaux eurent un effet relaxant sur lui. Il s’assit sur un tronc d’arbre qui donnait sur l’énorme lac Peanlow. Il avait trouvé un peu d’ombre, il crevait de chaud.

Il fut soudain assailli par ses souvenirs, tel le ressac de l’eau sur la rive.

Clara…

Il avait accepté, il y avait quelques années de ça, pour elle, de faire du camping sur la côte Ouest, dans un de ces grands parcs nationaux qu’elle affectionnait tant. Ancienne éclaireuse, elle adorait ça, Kyle, lui, détestait le camping. Mais il aimait Clara.

Ils avaient passé un week-end rien qu’à trois. Piper avait accepté de garder Jewel, trop petite à l’époque. Ce fut une de leurs dernières sorties en famille.

Il soupira et ressentit soudain le poids de son absence. Un pincement au cœur. Il n’avait plus pensé à elle de cette manière-là depuis un long moment. Il s’en voulait presque mais, en même temps, la vie continuait et elle n’aurait pas aimé le voir abandonner.

Il sourit. Il goûtait enfin au bonheur, à nouveau. Il savait que Clara veillait sur eux et qu’elle serait heureuse pour lui.

Sa famille, cette famille qui lui était si précieuse. Chadwick, Jewel, Piper, Jimmy et même Reginald, mais Josiah surtout. Il se demandait souvent ce qu’il serait advenu de sa famille s’il n’avait pas fait partie de leur vie.

Kyle lui devait beaucoup, il le savait. Il devrait le lui dire plus souvent.

Mais Josiah aussi avait eu besoin d’eux. Sa famille avait volé en éclats quand il avait annoncé son homosexualité. Que celle de Kyle l’accepte comme il était méritait tous les sacrifices.

Mais quels sacrifices ? Kyle sourit. Il n’y en avait jamais eu aucun dans leur vie. Juste une union magique, une famille extraordinaire.

Il s’appuya sur ses genoux et se releva.

« Juste deux jours, mon grand… Fais un petit effort pour eux. »

 

Quand il rejoignit le camp, quelques heures s’étaient écoulées. Il avait été rappelé à l’ordre par son estomac qui criait famine.

Les tentes étaient dressées, l’une à côté de l’autre. Une petite pour Josiah, une plus grande pour Kyle et les enfants.

Jewel jouait avec le chien, lançant le bâton dans le lac. Apache, après avoir hésité sur la rive, avait fini par se jeter à l’eau.

Chadwick était assis à la droite de Josiah penché sur le réchaud. Un bruit et ce dernier sursauta en se retournant.

« Kyle. »

« Je crève la dalle », en inspirant profondément.

Ça sentait les saucisses grillées.

« JEWEL », hurla Chadwick.

Ils pouvaient enfin manger, leur père était de retour.

« Ça va ? », s’inquiéta Josiah.

« Oui. Désolé pour la crise de tout à l’heure », en se frottant la nuque, embarrassé.

« T’inquiète, les enfants et moi, on en a bien ri. »

« J’en doute pas une seule seconde », en s’asseyant à ses côtés.

Ils mangèrent en s’amusant. Bataille de grains de maïs avec des cuillères en guise de catapultes. Apache courant de droite à gauche pour avaler tous les grains qui s’échappaient des assiettes et tombaient sur le sol comme un divin présent pour son estomac, véritable puits sans fond.

 

Josiah refusa que les enfants plongent dans le lac après le repas, prétextant les risques de noyade dus à la digestion. Kyle décida de faire une sieste : il avait travaillé tard la veille, il était épuisé et ne se voyait pas crapahuter dans les bois dans son état.

Josiah partit se promener avec les enfants. Le chien qui refusa de les suivre resta auprès de Kyle. Ses plongées dans le lac l’avaient visiblement mis K.O.

Quand ils revinrent au milieu de l’après-midi, Kyle s’était déjà réveillé. Torse nu en bermuda de plage noir, il les attendait.

« Bah alors… Ils sont où vos maillots ? », les houspilla-t-il, mains sur les hanches.

Les enfants se ruèrent dans leur tente en se hurlant dessus pour passer en premier, sous le regard las d’Apache couché à l’entrée.

« Tu viens pas nager avec nous ? », lança Kyle à Josiah qui fixait le lac.

« Si. »

Il avait été distrait pendant un instant, comme rattrapé par des souvenirs douloureux.

« J. ? », en s’avançant vers lui. « Ça va, mec ? »

« Oui… T’inquiète », en lui souriant et en se dirigeant vers sa tente.

Il ne fallut pas plus de cinq minutes pour que les enfants réapparaissent. Chadwick en maillot de bain rouge et Jewel dans son petit deux-pièces qui courut vers son père, tendant fièrement ses bouées-brassières. Il finissait de les gonfler quand Josiah sortit de sa tente.

Kyle avait toujours été étonné par la stature de son ami. Ce n’était certes pas la première fois qu’il le voyait torse nu, mais il était toujours surpris de noter que, derrière ses airs fragiles, se cachait une musculature plutôt marquée. Il détourna le regard quand il s’aperçut que Josiah le fixait à son tour.

« Bon… Viens là, toi », en tendant les bouées vers sa fille qui levait ses bras.

« Pourquoi je dois encore les mettre, Papa ? Je sais nager, moi. »

« Je sais, ma puce, mais c’est dangereux… Tu restes près de nous. Tu m’entends ? »

« Oui », en opinant de la tête tout en trépignant d’impatience.

Chadwick avait déjà sauté dans le lac en criant et riant sous l’effet du choc thermique.

« Oh purée, elle est glaciale », en pataugeant.

« Tu restes près de la rive, Chad », hurla son père.

« Allez, venez », répliqua-t-il.

Kyle prit sa fille dans ses bras qui lui serra le cou.

« Prête ? », en souriant.

« Ouiiiiiiiiii. »

Il prit son élan, courut et se jeta dans l’eau, jambes repliées.

Il hurla de plus belle au contact de l’eau froide, avec Jewel morte de rire qui se frottait le visage. Effectivement, l’eau était plutôt glaciale.

« Oh putain ! J., amène-toi. Elle est super bonne », mentit Kyle.

« Je vois ça », en s’approchant du bord.

Il hésita un long moment. Un trop long moment.

« APACHE », l’appela Kyle.

Le chien se leva d’un coup et se rua vers le lac.

Josiah n’eut pas le temps de réagir qu’il lui avait déjà sauté dessus, le poussant alors qu’il se tenait à ras du bord. Il moulina des bras le temps d’une seconde pour s’aplatir finalement à la surface de l’eau sous le fou rire général de tous les Leager. Il émergea en repoussant ses cheveux trempés.

« Salaud », en aspergeant Kyle d’un revers de main.

Se succédèrent batailles d’eau et courses de natation que Chadwick gagnait à chaque fois.

Ce fut du volley avec un ballon de plage que Josiah s’était époumoné à gonfler et qu’Apache explosa moins d’une heure plus tard. Apeuré par le bruit du ballon dans sa gueule, ce dernier rejoignit la rive en jappant et se réfugia, sans avoir eu la bonne idée de se secouer auparavant, droit dans la tente de Josiah.

« Merde, Apache », en nageant à son tour vers la rive.

Sa tente ressemblait à une piscine, mais le regard paniqué du chien l’empêcha de le gronder. Il le caressa, le rassura et sortit, dépité, son sac de couchage qu’il mit à sécher au soleil.

« J. ! »

« J’arrive ! Deux minutes. »

« Prends le ballon en mousse dans la tente », lança Chadwick.

Il lança ledit ballon dans l’eau et prit son élan mais, pas de chance pour lui, à force de remonter et de redescendre de la rive, la terre était devenue boueuse et glissante. Si bien que son pied dérapa. Tous les trois le regardèrent s’élever, les quatre membres battant l’air avant qu’il se prenne le lac de pleine face.

Il n’y eut aucun son. Tous regardaient en direction du point de chute. Josiah réapparut, la mine déconfite.

Ce fut une explosion de rires auquel se joignit celui, cristallin, de Josiah.

« J’ai fait pipi dans l’eau », hurla Jewel en riant.

« C’est dégueulasse », hurla à son tour Chadwick tout en s’éloignant à la nage de sa sœur.

 

Kyle sirotait une bière, assis face au lac. Les enfants, épuisés, jouaient au Uno près du feu que Josiah avait allumé quelques minutes plus tôt.

Ce dernier sortit de sa tente, pantalon court et chemise en jean clair aux manches retroussées.

« Les enfants ! Allez vous habiller, vous allez prendre froid comme ça. »

Ils étaient toujours en maillot, tout comme leur père. Ils se levèrent sans rechigner et obéirent.

Josiah jeta un coup d’œil à son duvet qui semblait n’avoir pas trop souffert de la panique d’Apache puis vint s’asseoir à côté de Kyle, assez loin pour respecter cet espace personnel qui lui était si précieux, excepté avec ses enfants, mais assez près pour pouvoir ressentir sa chaleur.

« Merci, J. », murmura Kyle. « Ça faisait un bail que je m’étais plus autant amusé. »

« Moi aussi, je dois bien l’avouer », sourit Josiah.

Kyle se pencha sur le frigo box posé à sa gauche, prit une bière et la posa près de Josiah, regard rivé sur la surface du lac. Le soleil commençait doucement sa descente.

« Tu penses à quoi ? », lui demanda Kyle.

« À mon père », en baissant la tête. « On allait souvent camper. On adorait ça, on se retrouvait rien qu’à deux… C’était devenu nos moments privilégiés », en soupirant.

« Je suis désolé, J. »

« Désolé, pour quoi ? »

« Que ça se soit terminé comme ça avec ton paternel. »

« Moi aussi. »

« Je me suis souvent demandé comment je réagirais si un de mes gosses m’annonçait qu’il était… gay. »

« Et ? »

« Honnêtement, J… », en buvant une gorgée de bière, fixant l’horizon. « Ça me ferait drôle… Je dois être comme tout parent, au fond. Je rêve de mariage, de robe blanche. D’être grand-père… Ce genre de trucs quoi. »

« L’un n’empêche pas l’autre, tu sais… Les gays peuvent se marier, et rien ne nous empêche d’avoir des enfants », d’une voix douce, sans jugement.

Il comprenait les appréhensions de Kyle. Elles étaient naturelles.

« Je sais, mais c’est pas pareil… Ça doit être un restant de mon éducation à l’ancienne », rit-il, un peu mal à l’aise.

« C’est juste une question de point de vue. »

« Ça te blesse ce que je viens de dire ? », s’inquiéta Kyle.

« Tu rejetterais Chadwick ou Jewel s’ils t’annonçaient demain qu’ils étaient gays ? »

« T’es fou ! », s’indigna Kyle. « Ce sont mes gosses, je les adore ! Je ne veux que leur bonheur, moi. Bien sûr que ça me ferait mal, mais jamais, nom de Dieu, J.… Jamais je les laisserai tomber. »

« C’est là toute la différence… Mon père ne m’a jamais pardonné ce choix de vie. »

« Mais y avait rien à pardonner. »

« Pour lui, si… C’était un péché, l’ultime péché. Le pire de tous… Son fils, celui dont il était si fier, ce fils qu’il disait aimer, n’était plus qu’une abomination à ses yeux et aux yeux de Dieu. »

Kyle sentit la détresse s’abattre sur son ami.

« J. », dans un murmure.

« Il m’a demandé de choisir. Et j’ai choisi… Il m’a fichu dehors à dix-sept ans et ne m’a plus jamais adressé la parole. Je ne voyais ma mère que quand il s’absentait. Si Clara n’avait pas été là, je me serais laissé dériver. »

« Le prends pas mal, J.… Mais, pour moi, ce mec n’avait rien d’un père… Comment peut-on renier sa propre chair, son propre sang ? C’est quelque chose qui me dépasse. »

« Je ne lui en veux pas, tu sais… C’était un bon père. »

« Un bon père ? », effaré. « Il t’a foutu dehors, J. ! Il t’a jeté comme une merde… Il ne sait pas ce qu’il a perdu d’ailleurs », sirotant sa bière. « Mais nous, on sait ce qu’on a gagné », en se levant.

Leurs regards se croisèrent.

« Viens… On va préparer le dîner avant que les gosses se mettent à hurler qu’ils ont faim. »

« Les gosses ? », ironisa Josiah.

« Oui bon, ça va… Je crève la dalle ! T’es content comme ça ? »

« Je termine ma bière et j’arrive. Allume le réchaud… Enfin si tu sais comment on fait », en souriant.

« Imbécile », en riant.

 

Ils mangèrent en silence. Les enfants étaient éreintés et n’allaient pas tarder à s’effondrer. Ils touchèrent à peine à leurs assiettes. Moins d’une heure plus tard, ils dormaient comme des bienheureux.

Josiah, penché au-dessus du lac, faisait la vaisselle, en équilibre précaire sur la rive.

Kyle le rejoignit.

« Une dernière bière ? »

« Je range ça et je suis là. »

Il s’assit sur le tronc d’arbre devenu leur banc privé. Le soleil était pratiquement couché, baignant le lac d’une teinte orangée.

« MERDE », pesta Kyle en écrasant un moustique qui venait de se poser sur son bras. « Salope », en chassant le corps mort d’une pichenette.

Josiah vint le rejoindre et lui tendit un tube de crème.

« Tiens… Tu traces une ligne sur les endroits susceptibles d’être piqués et ça les éloignera. »

« Autant dire que je peux me tartiner tout le corps… Ces saloperies m’adorent. »

Il entendit Josiah étouffer un rire.

« Viens admirer ce coucher de soleil, va. »

Josiah s’assit à distance, comme à son habitude. Ils regardèrent l’astre s’éteindre sans un mot.

Kyle se sentait bien. Libéré, léger. Là, avec ses enfants et Josiah.

Il sourit en lui-même. Il n’échangerait sa vie pour rien au monde. Il avait eu son lot de malheurs, entre un père absent, une mère morte trop jeune, le décès de sa Clara, mais il y avait eu aussi tellement de bonheurs avec ses enfants, ses trésors. Piper, cette sœur, cadeau du ciel. Et Jimmy, cet oncle qu’il regardait comme un père.

Il rit en pensant à Reginald, ce rayon de soleil permanent qui illuminait leur vie. Il se demandait souvent pourquoi lui et Josiah n’emménageaient pas ensemble, mais ils ne s’aimaient pas d’après leurs dires. Ils s’adoraient, ce n’était pas pareil.

Kyle avait eu du mal au départ avec leurs gestes de tendresse, leurs baisers volés, leurs mains qui se tendaient et se cherchaient. Ils restaient discrets devant eux, mais Kyle les avait souvent surpris dans les bras l’un de l’autre. Ils étaient touchants, ensemble sans être vraiment en couple. Reginald faisait partie de leur vie depuis six ans maintenant. Kyle avait fini par presque tout accepter de lui.

Et puis, il y avait Josiah. Presque une décennie d’une amitié qu’il n’aurait jamais crue possible. Il jeta un regard en coin à son ami. Les derniers rayons du soleil se reflétaient dans l’immensité de ses yeux bleus.

Qui aurait cru que lui, le macho borné, se lierait d’amitié avec un homosexuel affirmé, jusqu’à partager le même toit que lui ? La vie réserve parfois de belles leçons de tolérance et de remise en question.

« Qu’est-ce qu’y a ? », lança, intrigué, Josiah en se retournant vers Kyle.

« Rien… Je pensais juste qu’on avait une sacrée chance, les gosses et moi. »

Josiah tiqua avec cet air un peu perdu qui touchait toujours autant Kyle.

« Je sais pas si je te l’ai dit assez souvent mais, merci, J…. Merci pour tout. Je sais pas ce qu’on serait devenus sans toi. »

« C’est moi qui devrais vous dire merci. Merci d’avoir fait de moi une part de cette famille… Merci de m’avoir accepté tel que je suis… Merci d’être là. »

Kyle se tourna à nouveau vers le lac.

« On fait une sacrée équipe, tu trouves pas ? »

« La meilleure… J’en voudrais pas d’une autre, même pour tout l’or du monde. »

« Moi non plus. »

Ils terminèrent leurs bières et se quittèrent sur un salut de la tête.

***

Un hurlement dans la nuit. Josiah sortit en catastrophe de sa tente, les cheveux hirsutes et le visage chiffonné. Le chien se tenait debout devant celle des Leager, grognant.

« Kyle ? Les enfants ? »

« Y a un monstre », paniqua la petite.

« Apache ! », lança Josiah au chien qui se rua à l’arrière de la tente.

Jewel était accrochée au cou de son père qui n’en menait pas large. Chadwick, lui, assis, marmonnait, la tête enfouie dans les mains.

« C’est un raton laveur, Jewel. »

« Mon cul… T’as vu son ombre ? T’as vu comme la toile a bougé ? Un ours, oui », lança son père.

« Papa… Y a pas d’ours par ici. »

« Qu’est-ce que tu en sais ? »

« Trouillard », en se recouchant.

« Chad… Te rendors pas », lui ordonna son père.

« Papa », las.

 

Josiah, torse nu et en pantalon pyjama, fit le tour de la tente, attrapant au passage une branche près du tas de bois, s’avançant prudemment.

« Apache, aux pieds ! Sortez et venez voir votre monstre », hurla-t-il, amusé.

Il vit arriver Kyle, la mine renfrognée, Jewel marchant derrière lui, se raccrochant à son T-shirt et se cachant dans ses jambes. Chadwick, boudeur, suivait sur ordre de son père qui ne voulait pas le laisser tout seul à l’intérieur, au risque de se faire dévorer par un loup ou un ours affamé.

« Pa’ », en levant les yeux au ciel.

« Y a pas de Pa’ qui tienne, dehors… Putain, mais qu’est-ce qu’on fout ici ? Bordel. »

 

« La lumière, Chad », aboya Kyle

Son fils lui tendit la lampe de poche.

Debout devant eux, Josiah et Apache. À leurs côtés, emmêlé dans le tendeur, un jeune cerf.

« Ohhhh », s’attendrit Jewel.

« Kyle, tu veux bien m’aider à délivrer ce terrible tueur sanguinaire, s’il te plaît ? », se moqua Josiah.

« Oh ça va, hein ! Commence pas », en pestant entre ses dents.

Jewel s’avança à son tour.

« Non, ma puce. Recule. Il pourrait te blesser avec ses bois… Il a peur, il pourrait te faire mal sans le vouloir. »

« Mais ses bois sont tout petits », fit remarquer la petite, suppliante.

« Chad, empêche ta sœur de venir, tu veux ? », lui ordonna Kyle tout en maintenant la tête du cervidé pendant que Josiah s’efforçait tant bien que mal de libérer le bois qui s’était coincé dans le nœud.

Le cerf se débattit, menaçant de faire s’effondrer la tente.

« Fais gaffe, J.… Il va bousiller la toile. »

« Excuse-moi, mais c’est qu’il a de la force cet animal. »

« Pousse-toi de là », en soufflant.

Josiah s’écarta et bloqua la bête tandis que Kyle la détachait en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Mais la bête paniquée se retourna et ne lui laissa pas le temps de s’écarter.

Il se débattit, apeuré, perçant la toile. Le bruit du tissu déchiré fit aboyer Apache, ce qui effraya encore plus le pauvre animal qui ne trouva rien de mieux à faire que de se ruer sur Kyle, le renversant et lui écrasant du sabot l’entrejambe. Finalement il s’enfuit dans les bois, poursuivi par le chien.

« Apache… Ici ! », hurla Josiah.

Le dogue revint aussitôt.

Tous avaient le regard posé sur Kyle qui se tordait de douleur au sol, un œil sur la toile déchirée.

Jewel serrait son frère à la taille alors qu’il continuait d’éclairer toute la scène de sa lampe de poche.

« Kyle », s’inquiéta Josiah, entre envie de rire et un peu d’appréhension.

« Je déteste le camping », la voix étouffée par la douleur, recroquevillé sur lui-même, main sur sa fierté blessée.

« C’est officiel : les cerfs sont des tueurs sanguinaires », laissa tomber Josiah.

Il entendit Kyle se mettre à rire tout en continuant à geindre.

« Tu perds rien pour attendre ! Attends que je me relève… Tu vas voir de quel bois je me chauffe. »

« Celui de cerf, je suppose ! »

Cette fois-ci, ce fut Chadwick qui explosa de rire. Jewel n’y comprit rien, mais le fait de tous les voir rire la rassura et la fit s’écarter de son frère.

« T’as très mal, Papa ? »

Les rires redoublèrent.

À quatre heures du matin, on pouvait entendre le bonheur éclater en pleine nuit.

***

Le lendemain se partagea entre promenade à laquelle, cette fois-ci, Kyle participa, déjeuner fait de brochettes de poulet sur bois et parties de cache-cache pour faire plaisir à Jewel.

Parties de cache-cache qui virèrent d’ailleurs au pugilat, le chien les trahissant tous. Ça râlait sec, ça rigolait surtout… Au final, ils se retrouvèrent tous au sol à se bagarrer en se roulant dans l’herbe.

Ils terminèrent la journée par un plongeon dans le lac. Puis vint le temps du retour, et ce fut à regret qu’ils démontèrent les tentes en silence.

 

Les enfants ne se firent pas prier pour aller dormir ce soir-là. À vingt heures, ils étaient prêts à aller au lit.

« On va refaire du camping, Papa ? », supplia Jewel.

« Tu aimerais, ma puce ? », en lui caressant la joue.

« OUI », fit-elle, enthousiaste.

« On verra ça », en la poussant par les épaules. « Allez, on dit au revoir à J. et dodo. »

Ce dernier déballait les valises dans le salon.

« Bonne nuit, Josiah. »

« Bonne nuit, ma puce. »

« On va refaire du camping ! Papa a dit oui. »

« Vraiment ? », en levant son regard sur Kyle qui se tenait derrière sa fille, la main sur son épaule.

« Chad, tu viens ? », lança-t-il.

Son fils embrassa Apache et les rejoignit.

« C’était génial », en s’adressant à Josiah.

« J’ai trouvé aussi. »

Il l’embrassa d’un baiser vif sur la joue comme Chadwick le faisait toujours. Il tenait de son père pour ça : il était peu démonstratif dans ses marques d’affection. Il arriverait vite le temps où il se contenterait d’un hochement de tête pour le saluer.

« Bonne nuit, Chad. »

« Salut, Josiah. À demain. »

Il les regarda s’éloigner, suivi de Kyle.

« Une dernière bière ? », lança ce dernier en revenant d’avoir couché ses enfants.

« Non. Je n’en peux plus là et, demain, j’ai un boulot de dingue qui m’attend… J’ai besoin de dormir », en souriant.

« Bonne nuit, J. »

« Bonne nuit, Kyle. »

« Et tu sais quoi ! », l’interpellant alors qu’il s’éloignait avec son sac.

« Quoi ? », en se tournant sur le côté.

« J’ai adoré ce week-end… On devrait camper plus souvent. »

« Je le pense aussi. »

Kyle le salua et partit vers la cuisine. Josiah jeta son sac sur son dos en posant un dernier coup d’œil sur les tentes à même le sol.

Il revit le visage de son père. Le passé, les blessures.

Son regard se posa alors sur le ballon de mousse qui dépassait d’un des sacs et il sourit.

Les souvenirs, les fous rires… Sa famille.

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